LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA BANQUE DE FRANCE.

 

 

XI. — LA JOURNÉE DU 12 MAI.

 

Les attaques se rapprochent. — Les papiers d'identité. — Précautions pour la fuite prochaine. — Conciliabule chez Raoul Rigault. — On décide d'occuper la Banque. — L'opinion des hébertistes. — La Banque dénoncée par Paschal Grousset. — Le Moussu. — La Banque est cernée. — M. de Plœuc se met à l'abri. — La Banque se prépare à la lutte. — MM. Marsaud, Chazal et le citoyen Le Moussu. — On fait prévenir Ch. Beslay. — Sa colère. — Il accourt à la Banque. — Il malmène Le Moussu. — Chasse les fédérés, - La Banque délivrée reprend ses services. — Jourde demande que le poste de la Banque soit occupé par des fédérés. — Beslay s'y oppose. — Beslay donne sa démission motivée. — Elle est refusée. — La candeur de Beslay. — Ce qu'il demande à emporter comme souvenir de son passage à la Banque. — Cournet destitué, remplacé par Ferré. — Fausse alerte. — Monsieur le marquis !

 

Les millions que le gouverneur de la Banque, M. Rouland, avait prêtés au gouvernement de Versailles n'étaient point demeurés stériles ; on les avait utilisés. Une forte armée gagnait chaque jour un terrain que les fédérés ne lui disputaient plus que mollement. Le 10 mai, la ligne d'attaque de Montretout, commandée par le capitaine de vaisseau Ribourt, avait démasqué son feu et pulvérisait les remparts ; le drapeau tricolore flottait sur le fort d'Issy, abandonné par les insurgés. L'heure de la débâcle allait bientôt sonner. Les simples soldats de la fédération pouvaient en douter et croire encore aux promesses qu'on ne leur ménageait pas ; leur crédulité acceptait en pâture toutes les fables dont on les nourrissait. De même que pendant la guerre allemande ils avaient cru que Paris ne capitulerait pas, de même ils croyaient que les bandes de chouans qui composaient l'armée de Versailles ne prévaudraient jamais contre eux. Ceux-là étaient des naïfs que l'eau-de-vie abrutissait et qui se figuraient que la série de leurs reculades constituait des mouvements stratégiques. Mais pour les membres de la Commune, pour la plupart des officiers, il n'en était pas ainsi ; ils comprenaient que la défaite était inévitable. Ils le savaient, comptaient les jours de grâce qui leur restaient à parader et s'arrangèrent pour en profiter.

Il se produisit alors un fait remarquable qui n'a pas été suffisamment signalé et qui explique la quantité de coupables, — de grands coupables, — dont on n'a pas retrouvé trace après la victoire de l'armée française. A partir du jour où le fort d'Issy tombe en notre pouvoir, où l'artillerie de marine tire en brèche, où les mouvements d'approche s'accentuent, les arrestations se multiplient dans Paris. On arrête dans les rues, on fouille les maisons, on cerne des quartiers sous prétexte de faire la chasse aux réfractaires ; prétexte menteur : on fait la chasse aux papiers d'identité. On vide les poches des personnes consignées, on y prend des cartes de visite, des passeports, des ports d'arme, des livrets d'ouvrier, des cartes d'électeur, de simples enveloppés de lettres portant une suscription ; ces papiers ne sont jamais rendus ; plus tard, ils ne seront pas inutiles à ceux qui s'en emparent : ils serviront à franchir les portes de Paris, à passer la frontière, à moins qu'ils n'aient servi à obtenir, un passeport régulier sous le faux nom que l'on s'est attribué. C'était, on le voit, une précaution prise en cas de revers. Le 20 mai, à Paris, tout le monde avait de la barbe ; le 28, les gens barbus étaient devenus rares, et l'on fut surpris de la quantité de rasoirs que l'on trouva sur les cadavres des fédérés tués ou fusillés. Dans les jours qui précédèrent la rentrée des troupes, on fut étonné de voir presque tous les officiers et même beaucoup de simples gardes modifier leur uniforme en y ajoutant une grosse ceinture de laine bleue. Si l'on eût déroulé cette ceinture, on aurait vu qu'elle renfermait une cotte et une blouse de toile, qui devaient servir à changer de costume au moment du dernier péril.

Quelques-uns des chefs de la Commune, appartenant presque tous au parti hébertiste, ne se faisaient plus d'illusion sur le sort qui leur était réservé. Voulurent-ils se pourvoir d'argent afin de fuir avec plus de facilité ? voulurent-ils s'emparer d'une forte somme pour mieux activer la lutte ou terrifier Versailles en se rendant maîtres d'une partie de la fortune publique ? Nous ne savons ; mais il est certain que, le 11 mai, dans un conciliabule qui fut tenu au parquet du procureur général de la Cour de cassation que souillait Raoult Rigault, on décida que la Banque serait occupée. On ne consulta ni la Commune, ni le Comité de salut public, car l'on redoutait les objections des économistes, surtout celles de Beslay, que l'on ne se gênait guère pour traiter de vieille bête, et celles de François Jourde, qui, à cause de sa probité, était déjà accusé de pencher vers la. réaction. Tout se passa entre compères ; il est probable que c'est Raoul Rigault et Théophile Ferré qui imaginèrent le coup, auquel ils associèrent Cournet, alors délégué à la sûreté générale.

Pour la plupart des blanquistes et des jacobins, le respect relatif témoigné à la Banque de France était une faute ; c'est là qu'il eût fallu s'installer dès l'abord : le capital était vaincu et Versailles capitulait devant la ruine du crédit public. Deux hommes qui ont pris une part active aux œuvres de le Commune ont résumé les projets que le parti excessif de l'Hôtel de Ville nourrissait à cet égard. L'un, M. Lissagaray, a écrit à propos du décret sur les otages : Les membres du Conseil, dans leur emportement enfantin, n'avaient pas vu les vrais otages qui leur crevaient les yeux : la Banque, l'enregistrement et les domaines, la caisse des dépôts et consignations. Par là on tenait...[1] la bourgeoisie ; on pouvait rire de son expérience, de ses canons. Sans exposer un homme, la Commune pouvait tordre la main, dire à Versailles : Transige ou meurs. L'autre est Paschal Grousset, qui, le 27 juin 1876, envoyant à Jourde une sorte de certificat de civisme, dit en terminant, sa lettre : Votre erreur, à mon sens, est d'avoir pensé, avec plusieurs autres, qu'il fallait sauver le crédit de Paris, quand c'est son existence même — l'existence de Paris — qui en était cause.

Une fois entré à la Banque, on n'en serait plus sorti ; elle avait beau être sur le pied de guerre et être défendue par un bataillon dévoué, on espérait bien s'en emparer et s'y maintenir. Le moment était propice pour tenter un coup de main audacieux dans Paris ; la Commune était en désarroi. Le 10 mai, Rossel avait donné sa démission de délégué à la guerre ; le 11, Delescluze le remplaçait ; il y avait donc une sorte d'interrègne dont il était bon de profiter. Mais pour pénétrer en force dans l'hôtel de la Vrillière il fallait un prétexte. Ce fut Paschal Grousset qui le fournit. Le lui demanda-t-on, le livra-t-il spontanément ? Nous ne savons rien de positif à cet égard ; mais nous avons sous les yeux l'original d'une lettre écrite par lui et qui contient un passage que l'on doit citer : Relations extérieures à guerre, Paris, le 11 mai 1871. — La Banque de France, position stratégique intérieure de premier ordre, est toujours occupée par le 12e bataillon — bataillon formé par les employés — depuis le 18 mars ; elle recèle un dépôt clandestin d'armes à tir rapide, échangées là contre des fusils à piston par des réfractaires menacés de perquisition. On peut dire qu'elle constitue le véritable quartier général de la réaction à l'intérieur et le centre de réunion des innombrables agents versaillais qui pullulent dans Paris. C'était une dénonciation formelle et calomnieuse, — en ce sens que la Banque ne cachait aucun dépôt d'armes et que les agents de Versailles ne s'y réunissaient point.

Ceci importait peu aux politiques de crémerie qui barbotaient dans le mensonge comme dans leur élément naturel ; le prétexte était trouvé. On résolut d'agir sans retard ; on savait que Charles Beslay, malade, était depuis quatre jours retenu à son domicile de la rue du Cherche-Midi ; l'occasion semblait favorable, on voulut en profiter. L'expédition fut décidée pour le lendemain et confiée aux soins de Benjamin-Constant Le Moussu, dessinateur-graveur-mécanicien, dont la Commune avait fait un commissaire de police aux délégations judiciaires.

C'était une sorte de bellâtre, alors âgé de vingt-cinq ans, grand buveur d'absinthe, phraseur prétentieux, rugissant de fureur à la vue d'un prêtre, fort bête en somme et passablement violent. Sa haine contre les curés étant connue, c'est lui que, dans plus d'une circonstance, on lâcha sur les églises, où l'on voulait découvrir la preuve des crimes du catholicisme. Muni d'ordres qu'on lui transmettait ou qu'il se donnait à lui-même, il envahit et ne respecta pas Notre-Dame-de-Lorette, Saint-Germain-l'Auxerrois, la Trinité, Notre-Dame-des-Victoires ; c'était dans ses attributions et dans ses goûts. On s'en fia à son énergie, tout en lui recommandant d'user de prudence au début, de n'effaroucher personne et de se glisser dans la place. C'était à lui de n'en plus sortir, lorsqu'une fois il y aurait pénétré.

Le 12 mai, un peu avant dix heures du matin, deux compagnies des Vengeurs de Flourens, sous la conduite du commandant Joseph Greffier, directement venu de la Préfecture de police, prirent position sur le trottoir qui fait face à la Banque. Le commandant Bernard fut prévenu. Il alla interroger les capitaines et leur demander dans quel but ils se réunissaient dans la rue de la Vrillière. Les capitaines répondirent que leurs compagnies s'étaient assemblées là en attendant le reste du bataillon, qui devait venir les rejoindre pour être dirigé ensuite sur un autre point. La réponse pouvait paraître satisfaisante, mais le commandant Bernard, rentré dans la Banque, fit armer ses hommes ; chacun se prépara et l'on mit des cartouches dans les gibernes. M. de Plœuc avait couché à la Banque ; il venait à peine d'être averti de la présence des Vengeurs de Flourens, lorsqu'on lui annonça l'arrivée d'un détachement de francs-tireurs qui, se présentant par la rue d'Aboukir, occupait la rue de Catinat et la rue de la Vrillière jusqu'à la jonction avec la rue Croix-des-Petits-Champs.

M. de Plœuc donna quelques ordres et s'éloigna ; il avait compris que, s'il était arrêté, on nommerait un gouverneur à sa place, et que son devoir était de soustraire aux recherches la plus haute autorité de la Banque de France. Il se réfugia dans une maison voisine, d'où il pouvait rester en communication avec son personnel. Peu après son départ, le 208e bataillon, appartenant à Ménilmontant, cernait la Banque par les rues Croix-des-Petits-Champs, Baillif et Radziwill. On fit fermer les portes. Le commandant Bernard sortit plusieurs fois, poussa quelques reconnaissances pour voir si de nouvelles troupes n'étaient point dirigées vers lui, et sans doute il pensa avec regret que Marigot n'était plus au Palais-Royal. Marigot en effet avait été jeté de force hors de la demeure où il aimait à vivre, et il y avait été remplacé par un marchand de vin nommé Boursier, renforcé de Napias-Piquet, qui devait avoir l'honneur d'être le chef des fuséens. Il n'y avait donc plus à compter sur le secours éventuel d'un bataillon ami, et le commandant Bernard put se demander si le moment de la lutte n'était point venu.

Ces mouvements de troupes qui pressaient la Banque de toutes parts avaient eu lieu par ordre direct de Le Moussu, ainsi qu'il résulte de la pièce suivante, dont l'original est sous nos yeux. Commune de Paris ; cabinet du commissaire de police. Paris, le 12 mai 1871. Le commissaire chargé par le Comité de salut public de la direction des hommes du 208e bataillon, des francs-tireurs et des Vengeurs de Flourens prie le colonel de vouloir bien enfermer ces hommes dans les bâtiments les plus proches de la mairie. Salut et fraternité. Le commissaire : Le Moussu. Commune de Paris. Commissaire aux délégations. — Parquet. (Timbre rouge.) La mairie, on le sait, est située rue de la Banque, c'est-à-dire presque porte à porte avec l'hôtel de la Vrillière.

Vers dix heures et demie le citoyen Le Moussu, ceint d'une écharpe, demanda à parler au citoyen de Plœuc, sous-gouverneur, ou, en son absence, au citoyen Marsaud, secrétaire général. Le Moussu, escorté de deux estafiers, pénétra dans la cour ; il y rencontra M. Marsaud, et M. Chazal, le contrôleur, et M. Mignot, le caissier principal, et M. de Benque, le secrétaire du conseil ; il y rencontra aussi une partie du bataillon massé, en armes, derrière son commandant ; il entendit un murmure, comprimé aussitôt par l'ordre : Silence dans les rangs ! Le Moussu fut extrêmement poli ; il se fit reconnaître : — Commissaire aux délégations, mandataire de la Commune. Puis montrant un papier qu'il tenait en main et ne lâcha pas : Je suis chargé de faire une perquisition dans les différents locaux de la Banque pour m'assurer que l'on n'y cache pas un dépôt d'armes clandestin. M. Marsaud le regarda gaiement par-dessus ses lunettes et lui répondit : Mais, mon cher monsieur, vous vous dérangez inutilement ; nous n'avons point de dépôt d'armes ; nous possédons le nombre de fusils correspondant au nombre d'hommes qui forment notre bataillon, pas un de plus, et notre bataillon est exclusivement composé de nos employés, ainsi qu'il est prescrit par le décret du 2 septembre 1792.

Le Moussu prit un air conciliant et parlant à demi-voix, comme lorsque l'on fait une confidence, il répliqua : Je sais bien que vous n'avez pas d'armes ; mais, que voulez-vous, j'ignore qui vous a dénoncés, on est très soupçonneux à l'Hôtel de Ville, il faut donner satisfaction à ces gens-là ; ce ne sera qu'une simple formalité et j'y mettrai, vous pouvez le croire, toute la réserve possible. M. Chazal, qui, en sa qualité de contrôleur, avait la police intérieure de l'administration, intervint alors et dit : Je me ferais un véritable plaisir de vous conduire moi-même dans la Banque tout entière si je n'étais retenu par un scrupule que vous partagerez certainement. M. Charles Beslay, régulièrement délégué par la Commune près la Banque de France, est absent ; je vais le faire prévenir et le prier de guider lui-même votre perquisition, à laquelle sa présence seule peut donner le caractère de légalité que vous êtes le premier à rechercher. Le Moussu sembla hésiter ; il avait affaire à plus fort que lui et se sentait deviné. Mais le citoyen Beslay sera peut-être long avant d'arriver ici. — A peine une heure, répondit M. Marsaud. — Eh bien ! alors, citoyen secrétaire général, dans une heure je reviendrai, puisque vous voulez bien me le permettre. On se salua courtoisement, Le Moussu s'en alla et l'on referma la porte derrière lui.

M. Marsaud envoya un messager porter un mot d'avertissement à Charles Beslay ; de son côté, M. de Benque expédiait au marquis de Plœuc un court billet : Tentative de perquisition à la Banque pour y chercher des armes, soi-disant cachées. Le Comité de salut public a fait cerner la Banque par des forces considérables ; le citoyen Le Moussu est chargé de la perquisition. Sur la même feuille de papier, M. de Plœuc répondit : Entendons-nous bien, faites-le savoir aux nôtres. S'il s'agit de ma personne, j'ai pour devoir de me mettre à l'abri ; s'il s'agit d'autre chose, faites-le-moi savoir et je serai avec vous immédiatement. Je recommande une extrême prudence dans les rapports personnels, du calme et de la confiance. Je serais avec vous, je le répète, s'il s'agit d'autre chose que de moi. Puis, sur une carte de visite, il écrivit au crayon : Faites protestation contre la perquisition pour maintenir le droit ; cela fait, ne vous y opposez pas, facilitez même. Je ne veux pas motiver de violences. Souvenez-vous que si je mets ma personne à l'abri, ce n'est que pour assurer le gouvernement de la Banque. Au premier péril, je serai avec vous.

Nous avons dit que Charles Beslay était malade ; il souffrait d'une infirmité assez fréquente chez les vieillards et avait, la veille, subi une opération douloureuse ; il était couché et fort dolent, lorsque le message expédié par M. Marsaud lui parvint. Il se jeta à bas de son lit avec une ardeur toute juvénile, déjà furieux et disant : Nous allons voir ! Il prit à peine le temps de se vêtir, monta en voiture et se fit conduire rue de la Vrillière. Il reconnut qu'on ne l'avait pas trompé, que la Banque, en effet, était cernée par des troupes nombreuses qui, l'arme au pied, semblaient attendre l'ordre d'agir. Dès qu'il fut entré dans la Banque, on s'aperçut qu'il était très irrité ; l'acte que l'on tentait de commettre sans l'avoir averti était un fait d'usurpation contre son pouvoir ; c'était en outre une sorte d'insulte qu'il était décidé à ne point subir ; on le vit à ses premiers mots : Qui est-ce qui a apporté le mandat de perquisition ?Un commissaire de police nommé Le Moussu. — Le Moussu ! un galopin ; il est du Morbihan, je le connais. Est-ce qu'un Breton devrait se charger d'une telle besogne !

Lorsque Le Moussu, exact au rendez-vous fixé, se présenta, il fut fort mal accueilli par Charles Beslay : Pourquoi tous ces soldats ? pas un d'eux ne mettra le pied à la Banque, sachez-le bien ! A quoi bon ce déploiement de forces contre un établissement financier qui vous empêche de mourir de faim ? A quoi servent ces billevesées, sinon à inquiéter le crédit et à ébranler toute confiance ? Dites à vos gardes nationaux de s'en aller. Le Moussu dit qu'il était le mandataire de la Commune. Charles Beslay se récria : La Commune, c'est moi, moi seul, entendez-vous ? qui la représente à la Banque ! Allez-vous-en, jeune homme, c'est ce que vous avez de mieux à faire ! Le Moussu parla du dépôt d'armes qui avait été dénoncé. M. Marsaud s'interposa : Vous pouvez, monsieur, vérifier par vous-même que la Banque ne recèle pas une seule arme ; je vous convie à visiter toute la maison avec moi. Le Moussu comprit que sa mission avortait ; parcourir la Banque seul sans pouvoir y introduire les fédérés qu'on y aurait laissés lui paraissait une mince satisfaction ; il refusa, disant qu'il s'en rapportait à la parole du citoyen secrétaire général. Dépêchons, reprit Beslay, que ces lenteurs et sa propre souffrance rendaient nerveux ; allez faire votre rapport au Comité de salut public, et remmenez vos hommes ; non, je veux les renvoyer moi-même. La colère l'avait gagné ; il était blême, m'a dit un des témoins, ses lèvres tremblaient, il écumait de fureur.

Il fit ouvrir la grande porte, et escorté de Le Moussu, suivi des chefs de service de la Banque, il s'arrêta sur le seuil : Au nom de la Commune, faites venir le commandant. Le commandant, vêtu d'écarlate, arriva en caracolant. Il était ivre, oscillait sur son cheval et tomba. Beslay cria : Les voilà, vos officiers, tous soûls comme celui-là ! Le commandant s'était remis en selle ; Beslay marcha vers lui ; de la main gauche il prit sa montre, de la main droite il brandit sa longue écharpe rouge à crépines d'or qu'il ne portait jamais, puis, de façon à être entendu par tout le monde : Écoutez bien, dit-il : si dans cinq minutes vous n'avez pas fait retirer vos troupes, je vous brûle la cervelle, et, joignant le geste à la parole, il dirigea violemment son écharpe vers le visage du commandant. Moins de deux minutes après, les Vengeurs de Flourens, les francs-tireurs, le 208e bataillon partaient au pas accéléré. Charles Beslay, tenant toujours en mains sa montre et son écharpe, marchait à côté du commandant, qu'il vitupérait, et le conduisit ainsi jusqu'à l'entrée de la rue Coquillière. Lorsque le dernier soldat eut défilé, il revint à la Banque. Il était encore ému et disait : Leur conduite est odieuse ; je vais envoyer ma démission. M. Marsaud fit immédiatement rouvrir les portes, et la Banque reprit son service.

Celte algarade, qui avait mis tout le quartier en rumeur, avait pris fin à midi et demi. Le même jour, vers trois heures, François Jourde vint, d'un air assez embarrassé, demander que le poste qui forme l'angle de la rue de la Vrillière et de la rue Radziwill, et qui jusqu'alors avait été occupé par un détachement du bataillon de la Banque, fût placé dorénavant sous les ordres de l'état-major de la place, comme tous les autres postes de Paris ; il veillerait lui-même à ce qu'on ne le fît garder que par des fédérés de choix, pris parmi les meilleurs bataillons. Jourde faisait comprendre que c'était en quelque sorte une satisfaction que l'on devait à l'opinion publique, qui s'inquiétait et s'obstinait à voir dans la Banque une forteresse réactionnaire que l'on disait bien armée et systématiquement hostile à la Commune.

Sans être las de la lutte, sans cesser d'être résolu à se défendre pied à pied, on eût peut-être cédé aux exigences formulées par Jourde, car la conservation d'un poste extérieur ne semblait pas très importante, si Charles Beslay ne s'y était opposé. Il reprit son argumentation favorite : Tout ce qui touche, tout ce qui effleure le crédit public est de nature à altérer la confiance et doit être évité ; la Banque se conforme strictement au décret du 2 septembre 1792 : qu'exige-t-on de plus ? Le poste que l'on veut confier à des fédérés est partie intégrante de l'hôtel de la Vrillière ; comme tel, il relève de la Banque, qui l'occupe et fait bien. — Jourde voulut insister ; Charles Beslay répondit : Je ne veux pas. Cette fois encore un péril fut éloigné.

Charles Beslay n'avait point obéi à un simple mouvement de mauvaise humeur en menaçant de donner sa démission. Il venait de la libeller et de l'adresser au Comité de salut public. Elle est basée sur deux motifs sérieux : d'abord l'investissement de la Banque, qu'il considère comme une désapprobation de sa conduite et de ses actes, et comme une mesure essentiellement préjudiciable à la Commune et à la République ; ensuite la destruction de la maison de M. Thiers, prescrite par un arrêté du 10 mai, mis à exécution. Charles Beslay proteste : Entre la saisie et l'expropriation, avant jugement, et la démolition d'immeubles, il y a pour moi un abîme. Ne démolissons pas les maisons ; c'est un capital que nous anéantissons, et nous en avons besoin pour nous libérer des lourdes charges qui pèsent sur nous[2].

La démission de Charles Beslay eût été fatale à la Banque ; heureusement elle ne fut point acceptée par le Comité de salut public, qui protesta que l'investissement de la Banque avait eu lieu à son insu, par suite d'ordres sans doute mal compris, ou mal expliqués, expédiés par la sûreté générale. Quoique le Comité de salut public fût alors composé de Delescluze, de Gambon, d'Ant. Arnaud, d'Eudes et de Ranvier, quoique ces deux derniers fussent capables de toute mauvaise action, la protestation doit être sincère ; le Comité de salut public, malgré l'affirmation de Le Moussu, paraît avoir ignoré la tentative dirigée contre la Banque. Beslay fut vivement pressé de conserver son poste de délégué à l'hôtel de la Vrillière ; mais peut-être eût-il maintenu sa démission, que justifiait le mauvais état de sa santé, si le marquis de Plœuc, se rendant près de lui et insistant avec ardeur, ne lui eût fait comprendre que le crédit public, profondément troublé, attendait le salut de son dévouement et de sa probité. C'était prendre Beslay par son faible ; il tendit la main à M. de Plœuc : Je resterai et vous verrez, malgré vos craintes, que nous réussirons à la sauver, notre pauvre Banque. Il y avait un peu d'orgueil dans cette réponse ; mais il y avait surtout une volonté de bien faire que jamais on n'invoquait en vain. Sous ce rapport, le père Beslay fut irréprochable.

Un fait démontrera ce qu'il y avait de candeur chez cet homme que ses fausses théories avaient jeté dans un milieu qui l'eût épouvanté s'il avait pu en reconnaître la corruption. Le 12 mai, lorsqu'il venait d'expédier sa démission au Comité de salut public, il alla chez M. Marsaud et lui dit : Je vais quitter la Banque ; je n'y veux plus rester après l'insulte personnelle qui m'a été infligée ce matin ; je crois n'avoir pas été inutile, et je vous prie de me permettre d'emporter un souvenir de mon passage parmi vous. M. Marsaud, tout en se figurant que le quart d'heure de Rabelais sonnait et qu'il allait falloir payer en belles espèces les services rendus, fit bonne contenance et répondit : Mon cher monsieur Beslay, nous sommes tout à votre disposition, autant que nos règlements nous y autorisent. Beslay reprit en souriant : Je voudrais emporter l'encrier qui est dans mon cabinet et qui m'a servi pendant mon séjour à la Banque. C'était un de ces encriers en porcelaine, garnis d'une éponge, achetés à la grosse et dont la valeur moyenne ne dépasse pas 2 francs 50 centimes.

L'avortement de la tentative d'occupation de la Banque par les fédérés eut des conséquences dans les hautes régions de l'administration communarde. Raoul Rigault était furieux contre Cournet ; il l'accusait de mollesse, de bêtise, et lui reprochait de n'avoir rien compris à la grandeur de l'acte révolutionnaire qu'il s'était chargé d'accomplir. Quoique le Comité de salut public se fût tenu à l'écart dans cette occasion, Rigault eut assez d'influence pour faire mettre à la porte Cournet, que l'on délégua, afin de lui donner une fiche de consolation, à la commission musicale et à la commission militaire. Heureux hommes que ceux de la Commune ! ils étaient d'instinct aptes à toute chose et maniaient, sans éducation préalable, la plume du préfet de police, l'archet du violoniste, l'épée du général. Cournet fut remplacé à la sûreté par l'ami, par l'émule de Rigault, par Ferré. Ces deux fauves, l'un procureur général, l'autre chef de la police, étaient les maîtres de la sécurité de Paris ; les incendies et les assassinats nous ont montré comment ils la comprenaient.

Le 14 mai, Théophile Ferré s'installa dans l'ancien hôtel des présidents du parlement et dès le 15, dans la soirée, on apprend qu'il est de nouveau question d'occuper la Banque. Quelques indiscrets se vantent, racontent que l'on en a assez du père Beslay, que c'est un vieux réac, qu'il empêche le peuple de reprendre son bien où il se trouve, c'est-à-dire à la Banque, dont la richesse, comme chacun sait, est formée de la sueur des travailleurs exploités par la tyrannie du capital. On parle d'arrêter Beslay qui s'oppose aux vœux de la population parisienne et de mettre fin, une fois pour toutes, à l'oppression que la Banque exerce sur le commerce et sur la production. Dans la soirée du 15 mai, l'écho des corps de garde répète ces bruits, qui parviennent jusqu'aux oreilles du délégué aux finances.

Jourde n'hésita pas ; il ne voulut pas tolérer que l'on renouvelât contre la Banque un investissement plein de menaces, et le 16 mai il alla, en compagnie de Charles Beslay, chez le marquis de Plœuc, afin d'être là si les gens de la sûreté générale essayaient encore un coup de force. Il s'était préalablement rendu au Comité de salut public et en avait obtenu la promesse qu'il serait averti le premier si quelques mesures étaient dirigées contre la Banque. On en fut quitte pour la peur ; nul Vengeur de Flourens, nul Enfant du Père Duchêne obéissant au commandant Gustave Maître, nul lascar marchant sous les ordres du lieutenant-colonel Jaussoulé ne vint faire sonner son fusil sur les trottoirs de la rue de la Vrillière. Jourde profita de la circonstance pour demander 1.600.000 francs à M. de Plœuc. Le sous-gouverneur déclara que ces réquisitions incessantes épuisaient la Banque, qui bientôt n'y pourrait plus répondre que par un refus.

Vous nous croyez riches, disait M. de Plœuc, mais nous ne le sommes pas ; vous savez bien qu'au moment où les troupes allemandes ont marché sur Paris, nous avons fait partir toutes nos valeurs ; elles ne sont pas revenues. Je ne vous trompe pas ; les traces de ce transbordement sont faciles à trouver ; interrogez les layetiers qui ont fabriqué nos caisses, vérifiez les registres des chemins de fer qui ont transporté nos colis, et vous vous convaincrez que la majeure partie de notre fortune est en province. — Eh ! mon Dieu ! monsieur le marquis, répondit Jourde, je le sais bien ; mais, en m'avançant de l'argent, la Banque se protège elle-même, et m'aide à la sauver, ce qui sans cela me serait impossible. On discuta, et l'on finit par tomber d'accord. La Banque verserait 400.000 francs à la délégation des finances, si le conseil des régents, qui continuait à se réunir chaque jour, y consentait. M. de Plœuc, rencontrant M. Marsaud quelques instants après cette conversation, lui dit : La Commune est bien malade ; elle ne tardera pas à mourir. — A quoi voyez-vous cela ? demanda M. Marsaud. — Eh ! eh ! reprit M. de Plœuc, Jourde m'a appelé Monsieur le marquis ! c'est un signe !

 

 

 



[1] Il y a ici une expression tellement grossière que je ne puis la reproduire, même par un équivalent. Histoire de la Commune, p. 211-212. Bruxelles, 1876.

[2] Le Comité de salut public, vu l'affiche du sieur Thiers se disant chef du pouvoir de la république française ; considérant que cette affiche, imprimée à Versailles, a été apposée sur les murs de Paris par les ordres dudit sieur Thiers ; que dans ce document il déclare que son armée ne bombarde pas Paris, tandis que chaque jour des femmes et des enfants sont victimes des projectiles fratricides de Versailles ; qu'il y est fait un appel à la trahison pour pénétrer dans la place, sentant l'impossibilité absolue de vaincre par les armes l'héroïque population de Paris, arrête 1° Les biens meubles des propriétés de Thiers seront saisis par les soins de l'administration des domaines ; 2° la maison de Thiers, située place Saint-Georges, sera rasée ; 3° les citoyens Fontaine, délégué aux domaines, et J. Andrieu, délégué aux services publics, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution immédiate du présent arrêté. Les membres du Comité de salut public : Ant. Arnaud, Eudes, F. Gambon. G. Ranvier. Paris, le 21 floréal an 79. — 12 mai 1871 : Le citoyen Fontaine, directeur des domaines, met à la disposition des ambulances tout le linge trouvé au domicile de M. Thiers. Le linge du bombardeur doit servir à panser les blessures de ses victimes.