LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA BANQUE DE FRANCE.

 

 

X. — LE MONNAYAGE DES LINGOTS.

 

Les francs-maçons. — M. Rouland à Versailles. — Altercation avec M. Thiers. — M. Rouland fournit tout l'argent qu'on lui demande, — Plus de 250 millions. — On train de 28 millions en détresse. — Éventualité redoutable. — Appel à la protection diplomatique. — Triple nécessité. — L'hôtel de la monnaie. — Les lingots de la Banque. — Camélinat. — Négociation. — La Banque, forcée de céder, livre pour plus d'un million de lingots. — Le frappage de Camélinat. — Jourde explique ses idées économiques et demande 10 millions. — Refus de la Banque. — On transige. — Difficulté de la situation de Jourde. — La Commune et le Comité central. — M. Mignot est arrêté. — Relâché. — Peuchot trésorier-payeur des marins de la garde nationale.

 

Les combats d'avant-poste ne cessaient plus ; les fédérés ne ménageaient point leurs munitions ; ils en avaient en abondance et en usaient avec une prodigalité tapageuse qui les divertissait. Les journées étaient tièdes, les feuilles s'épanouissaient, les hirondelles étaient revenues ; l'impassible nature, indifférente aux colères humaines, resplendissait dans toute sa beauté. Les francs-maçons, auxquels Charles Beslay s'était mêlé, avaient, le 29 avril, momentanément planté leurs bannières sur les remparts et avaient ébauché une tentative de conciliation qui ne pouvait qu'avorter entre deux adversaires décidés à ne se faire aucune concession. Paris, à la fois désert et bruyant, ressemblait à une maison de fous. Au milieu de cette inondation de bêtise, de violence et d'ivrognerie qui faisait de la capitale de la France un des marais les plus abjects où jamais peuple ait failli se noyer, la Banque semblait un îlot où ce qui restait de la civilisation naufragée s'était réfugié. Là, du moins, sur ce tout petit coin de terre, on savait encore ce que c'est que le droit, le respect de la loi et l'accomplissement du devoir. On avait fait autour de soi une sorte de cordon sanitaire ; on se gardait contre l'épidémie sociale et l'on sut se préserver.

Pendant que le personnel de la Banque enfermé dans Paris donnait ce grand exemple, M. Rouland, ayant, vaille que vaille, installé ses services à Versailles, réunissant autour de lui M. Mallet, M. Rothschild, quelques autres régents et leur demandant conseil, s'associait aux efforts du gouvernement et mettait la France en situation de reconquérir sa capitale. Dans les premiers temps de son séjour, il avait eu de nombreuses conversations et même plusieurs altercations avec M. Thiers, à qui il eût voulu persuader qu'il fallait se jeter hardiment dans Paris à la tête de quelques soldats, afin d'y former un noyau de résistance autour duquel tous les honnêtes gens auraient pu venir se grouper. Il avait échoué ; il lui avait été impossible d'ébranler la conviction du chef de l'État, conviction profonde chez lui et qui datait de loin, car, le 24 février 1848, il avait donné au roi Louis-Philippe le conseil de s'arrêter à Saint-Cloud pour reprendre, de haute lutte, Paris insurgé.

Lorsque M. Rouland eut compris que tout espoir d'une action immédiate devait être abandonné, il travailla sans repos à faciliter la tâche entreprise. Il fallait rapatrier nos soldats prisonniers en Allemagne, les armer, les habiller, les nourrir ; il fallait aller chercher dans nos ports militaires de l'artillerie de gros calibre qui devait battre les murailles de l'insurrection ; il fallait payer, quelquefois un peu à l'aventure, les chefs de la révolte qui offraient de se vendre. Pour mener à bonne fin toutes ces opérations qui convergeaient au même but, l'argent était nécessaire, et le gouvernement, ruiné par la guerre, rejeté hors de Paris où il avait oublié sa bourse, n'en avait pas. A qui en demander ? A la Banque de France, à l'inépuisable Banque dont, fort heureusement, l'on avait le gouverneur sous la main. M. Rouland ne s'épargna pas ; quelques-unes de ses succursales de province étaient bien munies, on s'en aperçut, et pendant que la Commune harcelait la Banque de Paris pour lui soutirer quelques billets de mille francs, la Banque de France donnait des millions au gouvernement de la légalité. Les troupes affluaient, prenaient corps, s'organisaient et la paye ne leur faisait point défaut. Lorsque M. Thiers avait besoin d'argent, il prévenait M. Rouland ; celui-ci envoyait à qui de droit une dépêche télégraphique et l'argent arrivait ; pendant la durée de la Commune, 257.630.000 francs furent ainsi versés par la Banque au trésor, qui les employa à l'œuvre de la délivrance.

Par suite d'un hasard qui aurait pu devenir une mauvaise aventure, un train porteur de 28 millions en or était en route pour revenir de Brest à Paris, lorsque le 18 mars éclata. On n'eut que le temps d'arrêter le train pour l'empêcher de tomber aux mains des hommes de la Commune ; on le dirigeait vers Lyon, vers Toulouse, vers Marseille ; la veille du jour où il devait entrer en gare, on apprenait que la ville se soulevait et se haillonnait de rouge. Le train stoppait, rétrogradait, se réfugiait dans quelque petite station inconnue, reprenait sa route à la moindre alerte et marchait comme un bataillon bloqué par des armées ennemies. Ces 28 millions firent ainsi une sorte de retraite des dix mille qui ne manqua point d'imprévu et, après avoir réussi à éviter tous les dangers, finirent par se réfugier à l'arsenal de Toulon, où l'amiral Jauréguiberry leur offrit un asile.

La situation de la Banque à Paris préoccupait M. Rouland ; il savait qu'elle n'échappait que par miracle aux périls qui l'entouraient. Il en connaissait assez le personnel pour être convaincu que nul n'y faiblirait, qu'elle serait défendue, qu'on y livrerait au besoin un combat à outrance, mais que sans doute on ne parviendrait pas à la sauver. Si le parti jacobino-blanquiste de la Commune, fatigué des concessions qu'il avait faites jusqu'à ce jour au parti économiste, se débarrassait violemment de celui-ci en le jetant à Mazas, à côté de l'archevêque, ou à la Grande-Roquette, à côté des gendarmes, tout était à craindre ; la Banque serait alors envahie et administrée par les vainqueurs, c'est-à-dire mise au pillage. Cette éventualité, que Paris aurait vue se réaliser si l'entrée des troupes avait seulement été retardée jusqu'au 23 mai, cette éventualité, M. Thiers ne pouvait l'ignorer, car quelques membres de la Commune rivalisaient d'empressement pour lui envoyer des renseignements sur les projets qui agitaient les cervelles à l'Hôtel de Ville ; cette éventualité vraiment redoutable a dû être connue de M. Rouland et l'inquiéter sur le sort de l'institution dont il était le gouverneur.

Il crut qu'une action diplomatique était possible et que la Commune reculerait devant une exécution de la Banque de France, si celle-ci était officiellement prise sous la protection, sous la sauvegarde des puissances étrangères. A ce moment la serre du dépôt des titres de la Banque contenait 746.580 titres de valeurs étrangères, représentant la somme de 327.695.879 francs. Était-ce assez pour motiver une intervention ? M. Rouland le crut et écrivit dans ce sens à M. Pouyer-Quertier, ministre des finances, lui demandant de soumettre ce projet aux lumières et à la haute expérience de M. le chef du pouvoir exécutif, président du conseil. La réponse de M. Pouyer-Quertier ne se fit pas attendre. Il a communiqué la lettre du gouverneur au conseil et au président ; aucune décision n'a été prise, il en reparlera ; puis il ajoute : Veuillez bien donner des instructions précises pour que des coupures soient mises à la disposition des Allemands et aussi quelque numéraire, pour le payement de leurs troupes. Ainsi, à cette heure, la Banque se trouvait dans la situation de fournir de l'argent pour l'entretien des troupes allemandes, — d'avancer des millions au gouvernement légal afin de lui permettre de réoccuper Paris, — de subvenir, dans une certaine mesure, aux besoins de l'armée de la révolte, afin que celle-ci ne mît pas la ville à sac. Cela méritait peut-être que l'on sollicitât pour elle l'initiative diplomatique que M. Rouland réclamait et dont il ne fut même plus question au conseil des ministres.

Pendant que la Banque de France, représentée à Versailles par son chef, ne ménageait pas ses sacrifices, la Banque de Paris voyait se terminer à son détriment une négociation qu'elle avait traînée en longueur avec une obstination qui ne fut point du goût de la Commune. L'insurrection du 18 mars n'était que communale, on le sait ; elle avait eu pour but de donner à Paris un gouvernement municipal, rien de plus ; on l'avait répété sur tous les tons ; bien incrédule qui en eût douté, encore plus sot qui y aurait ajouté foi. La Commune a voulu être diplomate, militaire, législatrice, avoir tous les pouvoirs et les exercer tous, même ceux qui, en chaque pays, sont exclusivement du ressort de l'État. Pendant deux mois, elle s'est emparée de tous les droits, excepté du droit de grâce, dont elle ignorait l'existence.

Elle voulait, usurpant le droit régalien par excellence, faire frapper monnaie, de même qu'elle voulait créer une décoration dont le modèle avait été demandé à Raoul Rigault. Le 10 avril, tout le personnel de l'hôtel des Monnaies s'était retiré ; la Commune s'était saisie de cette grande administration et l'avait abandonnée à Camélinat, ouvrier bijoutier-fondeur, affilié depuis longtemps à l'Internationale. Il faut plus que des coins et des balanciers pour battre monnaie, il faut du métal, et la Commune n'en avait guère. Malgré les vases sacrés volés dans les églises, les presses du quai Conti risquaient fort de chômer, lorsque l'on se souvint qu'il y avait des lingots à la Banque ; on les lui demanda, et dès le 15 avril Charles Beslay pria M. Mignot, le caissier principal, d'envoyer des matières au monnayage. On fit à Charles Beslay des objections qu'il comprit ; il engagea M. Mignot à aller voir Camélinat. Le 17 avril, à titre courtois, M. Mignot fit la visite que Beslay, désireux d'éviter tout conflit, avait conseillée et il se promit de ne la point renouveler. On voulut le retenir prisonnier à l'hôtel des Monnaies, jusqu'à ce qu'il y eût fait parvenir les lingots que l'on exigeait. Il lui fallut argumenter à outrance et menacer de l'intervention du délégué de la Commune près de la Banque pour être rendu à la liberté.

Le Conseil des régents, le sous-gouverneur, les chefs de service éprouvaient de la répugnance à livrer leurs matières d'or et d'argent au monnayage de la Commune, car ils comprenaient que l'on profiterait de cette opération pour faire fondre et disparaître des objets en métal précieux enlevés dans les monuments du culte, dans les ministères et chez les particuliers. On se donnait garde de mettre en avant les motifs, qui auraient paru trop monarchistes et trop cléricaux à la libre-pensée communarde, mais on se contentait de dire à Charles Beslay que l'absence dès fonctionnaires nommés par l'État pour constater la régularité des diverses opérations de monnayage, depuis l'entrée des matières au bureau de change jusqu'à la délivrance des espèces[1], pouvait faire naître des cloutes sur l'aloi des pièces fabriquées. Charles Beslay admettait ces raisons d'un ordre exclusivement financier, mais il essayait en vain de les faire prévaloir dans les conseils de la Commune. On avait gagné du temps et l'on espérait parvenir à éviter l'abandon de quelques lingots, lorsque la Commune, irritée de ces lenteurs et voulant faire taire les scrupules de la Banque, nomma une commission des monnaies dont la composition fut signifiée au marquis de Plœuc[2]. Ce fut le 5 mai que la Banque reçut cette notification, et le 8, sur une invitation de Charles Beslay, si pressante qu'elle ressemblait à une sommation, elle livra quelques matières à monnayer.

Il faut épuiser tout de suite, pour n'y plus revenir, l'histoire des relations de la Banque de France avec la Monnaie de la Commune. Du 8 au 17 mai, M. Mignot se vit contraint d'abandonner à Camélinat 169 lingots d'argent représentant une valeur de 1112 843 francs. La fabrication ne languit pas, car, d'une part, la Banque était pressante, et, de l'autre, la Commune avait hâte de faire acte souverain. Camélinat put battre monnaie, en employant les coins en cours de service ; mais il remplaça l'abeille, défèrent de M. de Bussière, directeur régulier de la fabrication, par le défèrent qu'il s'attribua : un trident ; c'est à cela que l'on pourra reconnaître les monnaies frappées sous la Commune. Elles ne sont pas nombreuses. En dehors des lingots fournis par la Banque, le bureau de change de l'hôtel Conti a reçu des objets d'argenterie soustraits à divers ministères et à quelques administrations publiques, évaluées à une valeur approximative de 461.000 fr.

De ces matières Camélinat à tiré onze ou douze cent mille francs, en pièces de cinq francs qui, presque toutes rentrées à la Banque, ont été refondues pour être transformées en monnaies divisionnaires. On peut donc affirmer, presque à coup sûr, que les pièces communales sont dans la circulation en nombre assez restreint pour être devenues une rareté numismatique. Au dernier moment de la Commune, lorsque les troupes françaises se jetaient en avant malgré les incendies, Camélinat fit placer 70.000 francs sur un fourgon qu'il conduisit, sous l'escorte d'un détachement du 138e bataillon fédéré, à la mairie du XIe arrondissement. Lorsqu'il revint vers le quai Conti pour renouveler son chargement, il aperçut le drapeau tricolore qui flottait sur l'hôtel des Monnaies ; il trouva prudent de tourner bride et s'esquiva[3].

Le 5 mai, trois jours avant que la Banque eût livré, pour la première fois, des lingots au monnayage de la Commune, Jourde avait demandé un rendez-vous au marquis de Plœuc ; il avait, disait-il, d'importantes propositions à faire à la Banque, car il désirait entretenir avec elle des relations amicales qui mettraient fin aux réquisitions dont il était souvent forcé de la frapper. Sans croire que la négociation pût aboutir à un résultat pratique, le marquis de Plœuc se déclara prêt à écouter François Jourde ; mais comme de l'entrevue pouvait naître une décision à prendre, il appela près de lui deux régents, MM. Denière et Davillier. Devant ces hommes accoutumés aux grandes affaires du commerce, de l'industrie et de la banque, Jourde, accompagné de Charles Beslay, exposa son plan financier. On l'écouta avec attention, car on allait enfin savoir, on l'espérait du moins, quels étaient les principes économiques de la Commune. On s'attendait à beaucoup de divagations, à beaucoup de projets sans consistance ; on ne fut point déçu.

Parmi les phrases vagues de Jourde, on put apercevoir le dessein d'augmenter les revenus, tout en diminuant les impôts. Par suite d'une série de mesures énoncées plutôt que formulées et dont le mécanisme n'était point expliqué, Jourde comptait rassurer le crédit, amener le retour du numéraire à force d'économie, diminuer les droits d'octroi de 50 pour 100, réduire la dépense de la Ville à moins de 50 millions par an, dégrever les contribuables. — Cela n'est pas si difficile qu'on le croit : l'erreur vient de ce que l'on compare, à tort notre époque à celle de 1793. En 1793, la France vivait de ses propres produits ; aujourd'hui elle vit surtout des produits étrangers ; le devoir de l'économiste est donc de favoriser l'échange des produits ; lorsque cet échange sera solidement établi, le travailleur aura les instruments de travail dont il a besoin et auxquels il a droit. — C'était bien diffus, et les auditeurs étaient accoutumés à prendre des décisions sur des théories moins nuageuses. Après avoir parlé, Jourde s'arrêta. — M. de Plœuc lui dit : Concluez. — Jourde reprit : Le plan que je viens de développer devant vous produira infailliblement les résultats que j'ai annoncés ; mais il me faut le temps de l'appliquer et en attendant nous avons besoin d'argent ; je prie donc la Banque de m'ouvrir un crédit de 10 millions pour dix jours. Jusqu'au 15 mai, je prendrai, par jour, un million qui m'est indispensable.

A cette exigence greffée sur un exposé théorique, personne ne répondit ; Charles Beslay lui-même semblait embarrassé. Le silence était tellement significatif que Jourde modifia sa première proposition pour en faire une autre qui ne devait pas paraître plus acceptable : Le revenu quotidien de la Ville est actuelle ment de 600.000 francs, la Banque se chargera de le percevoir et de l'encaisser ; elle donnera un million par jour à la délégation des finances ; de la sorte elle ne se découvrira que de 400.000 francs. — Le sous-gouverneur et les régents refusèrent : L'insécurité des rues de Paris constituait seule un péril que la Banque devait éviter de braver ; et puis, en vertu de quel droit encaisserait-elle des sommes dont la provenance inconnue pouvait n'être pas régulière ? La Banque avait démontré sa volonté de vivre en bonne intelligence avec le gouvernement que Paris s'était donné depuis le 18 mars ; il était facile de le prouver, car le solde créditeur de la Ville était épuisé et même dépassé de 154.797 francs ; mais exiger qu'elle devînt le garçon de recette du délégué des finances, c'était lui imposer une charge que ses statuts ne lui permettaient pas d'accepter ; on ne pouvait donc que rejeter, d'une manière absolue, la proposition formulée par le citoyen Jourde. — Celui-ci, pris par sa propre argumentation, réduisit ses prétentions et pria la Banque de lui accorder 400.000 francs par jour pendant dix jours, soit quatre millions. On discuta un peu, pour sauvegarder les apparences, et l'on ouvrit au délégué de la Commune le crédit qu'il réclamait.

A cette heure, la situation de Jourde était des plus difficiles : le Comité central tentait de reprendre le pouvoir exercé par la Commune, ou tout au moins de s'y associer. Rossel, alors délégué à la guerre, cherchant à opposer tous les partis les uns aux autres, afin de mieux les annuler et de s'élever sur leur ruine, avait créé cet état de choses qui formait un véritable chaos, car chacun se donnait des attributions et tirait des mandats sur la délégation dès finances. Jourde n'en pouvait mais, faisait des efforts sincères pour ménager les ressources de la Commune, et disait à l'Hôtel de Ville : Qui est-ce qui gouverne ? Est-ce la Commune, est-ce le Comité central ? J'ai besoin de contrôle pour ne dépenser que 800.000 francs par jour. Cette confusion retombait jusqu'à un certain point sur la Banque, car c'est vers elle qu'on levait des mains suppliantes ou menaçantes toutes les fois que les mandats du Comité de salut public, de la Commune, du Comité central, des délégués aux ministères et aux administrations centrales épuisaient les caisses que Jourde avait tant de peine à ne pas laisser vides.

Pendant que les partis qui divisaient la Commune semblaient prendre position pour s'attaquer et se combattre, Paris, semblable à une fille outragée par des soudards, était livré aux avanies. Sous le prétexte d'arrêter les réfractaires et les agents de Versailles, les fédérés saisissaient les passants inoffensifs et les poussaient dans leurs geôles[4]. Le caissier principal de la Banque de France, M. Mignot, en fit l'épreuve et se tira d'une mauvaise aventure avec un bonheur que d'autres n'ont pas eu. Le 9 mai, dans la soirée, il passait sur le boulevard, à la hauteur du nouvel Opéra, et s'était mêlé à un groupe d'une vingtaine de personnes qui venaient de protéger une femme maltraitée par un garde national ivre, lorsqu'une compagnie des marins de la Commune, débuchant au pas de course de la rue de la Paix, se sépara en deux escouades, entoura les promeneurs et les conduisit au quartier général de la place Vendôme. Nul ne résista ; M. Mignot ne prit d'autres précautions que de se placer le dernier. Pendant que ses compagnons de captivité étaient interrogés, il trouva moyen de se débarrasser de quelques lettres peu sympathiques à la Commune qu'il avait en portefeuille. Lorsque vint son tour de comparaître devant le chef de poste, il se trouva en face d'un jeune homme vêtu en officier de marine, passablement chamarré, et qui ricanait en voyant la mine des prisonniers que l'on envoyait dans une des caves de l'hôtel, convertie en violon. M. Mignot déclina ses noms et qualités. L'officier s'écria : Caissier principal de la Banque ! Pourquoi diable vous a-t-on arrêté ?Je n'en sais rien. — Ni moi non plus. M. Mignot se mit à rire. L'officier reprit : Vous avez l'air d'un bon enfant, vous ; allons boire un bock ! Puis il mit son képi sur le coin de l'oreille, prit le bras de M. Mignot et alla s'installer devant un café du boulevard des Italiens.

Il était expansif et disait avec bonhomie : Il ne faut pas en vouloir à mes caïmans s'ils vous ont empoigné ; il y a à Paris un tas de mouchards expédiés par Versailles, qui voudraient bien faire un coup et s'emparer de la place de Vendôme par surprise ; mais nous avons l'œil et nous coffrons les suspects. Versailles est perdu ; je sais cela, moi, je suis aux premières loges ; je suis chef des équipages de la flotte, et mes marins tapent si dru sur les Versaillais que les lignards n'en veulent plus. Vous verrez comme cela marchera bien quand nous aurons administré à l'armée du petit père Thiers une brossée définitive. Sans le 18 mars, qu'est-ce que je serais ? Rien du tout ; la Commune se connaît en hommes, elle m'a mis à ma place. Mon père était huissier chez le garde des sceaux, il annonçait les visites ; ce n'est pas une position, ça ; il a obéi toute sa vie : moi je commande, c'était mon tour ; c'est difficile, il faut de la tenue avec les soldats : j'en ai, et je vous réponds que l'on ne bronche pas. Lorsque l'heure de se quitter fut venue, M. Mignot porta la main à sa poche. L'officier comprit le geste : Du tout ! je vous ai invité, c'est moi qui régale ; je n'ai pas comme vous les caves de la Banque à ma disposition, mais la bourse est rondelette, et il tira un porte-monnaie gonflé de pièces d'or. Ce chef des équipages de la flotte n'était autre que le trésorier-payeur des marins de la garde nationale, Peuchot, dont j'ai déjà parlé et à qui la Commune elle-même fut obligée de faire rendre gorge[5] !

 

 

 



[1] Voir Paris, ses organes, etc., t. II, chap. X.

[2] Camélinat, délégué à la direction ; Perrachon, commissaire des monnaies ; Fournier, contrôleur au change ; Férent, chef du laboratoire des essais ; Desmarais, essayeur ; Lampérière, contrôleur au monnayage ; Barre, graveur général ; Garnier, contrôleur aux coins et poinçons ; Murat, délégué à la fabrication. Le décret est signé : V. Clément, Billioray, E. Lefrançais ; contre-signé, Jourde.

[3] L'actif abandonné à l'hôtel des Monnaies par le départ précipité de Camélinat fut placé sous scellé le 26 mai ; la réalisation de cet actif, qui ne représentait plus que 58 pour 100 au profit des intéressés, a été effectué au mois de novembre 1871.

[4] L'illusion des adhérents de la Commune était telle, que Jean-Baptiste Minière, parlant aux membres de l'Alliance républicaine des départements, le 30 avril, dans le square du nouveau Louvre, crut pouvoir leur dire : Jamais les citoyens n'ont vu régner un ordre aussi parlait, jamais on n'a constaté moins de vols et de délits, jamais la liberté des citoyens n'a été si respectée, — sauf quelques cas d'arrestation motivés par les circonstances exceptionnelles où nous nous trouvons.

[5] Voir le chapitre précédent. Le ministère de la marine.