LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA BANQUE DE FRANCE.

 

 

VI. — JACOBINS ET SOCIALISTES.

 

Le vole. — Première proclamation. — Appel à la délation. — La majorité : jacobins, blanquistes, hébertistes. — La minorité : économistes. — Leurs idées économiques. — Jourde est le financier de la Commune. — La perception des droits d'octroi. — Refus de la Banque. — Impossibilité de transporter le portefeuille. — Réquisition. — Les Bretons. — Première entrevue de Charles Beslay et de M. de Plœuc. — Le tentateur. — Charles Beslay est nommé délégué de la Commune près de la Banque de France.

 

Le 26 mars les urnes furent déposées dans les sections ; on avait encore à cette époque, malgré tous les déboires supportés, un tel besoin de conciliation, que plus d'un honnête homme alla voter, dans l'espoir que Paris, secouant le poids de toutes ses ivresses, aurait assez de bon sens pour faire des choix raisonnables. On ne fut pas long à reconnaître que l'on s'était abusé et que derrière de prétendues réclamations de franchises municipales se cachait la volonté de s'emparer du gouvernement de la France. Quelques candidats d'esprit modéré, élus en dépit de la masse fédérée, s'aperçurent à temps de la faute qu'ils avaient commise, reculèrent à la pensée d'être associés, pour si peu que ce fût, à cette mascarade et donnèrent leur démission. Des élections complémentaires faites le 16 avril pourvurent au remplacement des démissionnaires et donnèrent à la Commune sa constitution définitive.

Ce qui domina dans la Commune, c'est la bêtise, au sens originel du mot, c'est-à-dire ce qui rend l'homme semblable à la bête. Paris, le vrai Paris, celui qui pense, qui travaille et qui aime son pays, ne connaissait pas ses nouveaux maîtres ; leurs noms n'avaient aucune signification, et cependant ils avaient déjà été prononcés lors des élections législatives du 8 février, que M. de Bismarck avait rendues plus libres que l'on n'aurait voulu ; la fusion des Comités républicains, démocrates, socialistes, les avait, sur affiche rouge, proposés au choix des électeurs, qui ne s'en étaient souciés. Aujourd'hui la tourbe des insurgés les poussait au pouvoir, et les élus se donnaient pour les représentants de Paris, comme si un égout était la Seine, disait Camille Desmoulins en parlant d'Hébert.

Lorsqu'ils discutaient contre les maires qu'ils chassaient des mairies, ou contre les administrateurs dont ils voulaient spolier les administrations, ils disaient orgueilleusement : Nous sommes la force ! Mais non, pas même ; ils étaient la violence, ce qui n'est pas la même chose. En effet, la Commune a été violente, forcément violente, parce qu'elle était impuissante et qu'elle le savait. Lorsqu'elle essaye de rassurer la population parisienne, lorsqu'elle lui fait des promesses, lorsqu'elle la flatte jusqu'à l'abjection, elle ne croit pas un mot de ce qu'elle dit : Citoyens, vous êtes maîtres de vos destinées ; forte de votre appui, la représentation que vous venez d'établir va réparer les désastres causés par le pouvoir déchu. L'industrie compromise, le travail suspendu, les transactions commerciales paralysées vont recevoir une impulsion vigoureuse. Partir de là pour arriver au massacre des otages et à l'incendie de Paris, c'est dépasser l'interprétation permise à toute rhétorique, mais c'est prouver que dans la caverne de l'Hôtel de Ville il y avait plus d'un petit journaliste, tous de personnalité excessive, a dit M. Lissagaray, qui les connaît bien. Cette proclamation est du 29 mars ; c'est par elle que Paris apprit qu'il avait un gouvernement ; deux jours après, un appel à la délation lui explique comment il va être administré : La plupart des services publics étant désorganisés à la suite des manœuvres du gouvernement de Versailles, les gardes nationaux sont priés d'adresser par lettres, à la police municipale, tous les renseignements pouvant intéresser la commission de sûreté générale. Le chef de la police municipale, A. DUPONT. J'ai intentionnellement rapproché ces deux proclamations ; car elles indiquent les deux courants qui divisaient alors la Commune et qui la divisèrent jusqu'à l'heure de son effondrement. L'un est celui qui dirige la minorité, l'autre entraîne la majorité.

Les soixante-dix-neuf personnages qui, à la veille même de leur défaite, siégeaient à l'Hôtel de Ville se partageaient en deux groupes principaux : d'un côté les jacobins, de l'autre les socialistes, qui aimaient à se nommer les économistes. Les premiers, au nombre de cinquante-sept et formant une majorité qui eût fini par se désagréger si on lui en eût laissé le temps, représentaient trois partis bien distincts : les jacobins, à la tête desquels Delescluze était placé par droit d'ancienneté, qui voulaient exercer le pouvoir à l'aide d'un Comité de salut public ; les blanquistes, — Vaillant, Eudes, Protot, Ranvier, — qui rêvaient de donner la dictature à Blanqui, que ses nombreuses condamnations, élevaient dans ce monde-là au' rang de pontife-martyr ; enfin, les hébertistes, enfants perdus de la révolte à tout prix, Rigault, Ferré, Vésinier, qui se réjouissaient à l'idée que l'instant était peut-être venu de mettre à sac toute civilisation. Ce parti grouillait depuis longtemps dans les bas-fonds des  brasseries du quartier latin et des cabarets de Belleville. Sous le règne de Louis-Philippe, un ouvrier nommé Constant Hilbey avait chanté Marat ; en 1865, Alfred Bougeard avait, en deux volumes, célébré cette vermine eczémateuse ; un an auparavant, un futur membre de la Commune, G. Tridon, avait bâclé une brochure sur le père Duchêne : Plus que les héros de musée taillés sur le patron officiel et vêtus à la grecque, plus que ces mannequins placés pour nous mettre en fuite dans le champ de l'idée, plus que ce ramas d'eunuques que l'on nous montre pour des hommes, je vous aime et vous glorifie, ô grands damnés de l'histoire[1]. C'est d'Hébert et de ses complices qu'il s'agit. Si Paris s'est laissé surprendre par la Commune, il faut du moins reconnaître que les avertissements ne lui ont pas manqué.

La minorité, composée de vingt-deux membres qui parfois luttèrent, non sans courage, contre l'oppression de la majorité, était, en grande partie, empruntée aux adhérents de l'Internationale, auxquels s'étaient mêlés des rêvasseurs habitués à prendre leurs chimères pour des idées et leurs rancunes pour des opinions. Ce petit groupe était beaucoup plus divisé que le premier : communistes, communalistes, mutuellistes, débris des sectes socialistes qui firent parler d'elles à la fin de la Restauration et après la révolution de Juillet ; disciples abusés de Proudhon ; inventeurs d'escargots sympathiques, comme Allix ; créateurs de religion fusionnienne et enfants du règne de Dieu, comme Babick ; capitaliste fraternitaire, comme Charles Beslay ; peintre infatué de son génie, comme Courbet. Il y avait un peu de tout dans cette étroite chapelle où les cultes divers de la revendication sociale s'étaient donné rendez-vous ; j'y trouve un réfractaire, Jules Vallès ; un écrivain de talent, Vermorel ; un homme de quelque intelligence, Andrieu ; j'y vois aussi Jourde et Varlin.

Dans la majorité, il y eut du grabuge, lorsque l'on s'aperçut que l'un de ses membres, qui, se faisant appeler Blanchet, se nommait en réalité Pourille, avait été agent de police, capucin et banqueroutier, et lorsque l'on découvrit les lettres par lesquelles Emile Clément s'offrait à servir l'Empire. Si l'on eût bien cherché, m'est avis que l'on eût fait d'autres trouvailles analogues. Il n'y eut rien de semblable dans la minorité, car les méchants bruits qui ont couru sur Vermorel et sur Vallès paraissent ne reposer sur rien de sérieux.

Tous les membres de la minorité, quoique différant sur les moyens à employer, visaient au même but : rendre l'État propriétaire, par voie de confiscation, des grandes institutions de crédit, des chemins de fer, des compagnies d'assurance ; le faire fabricant et pourvoyeur universel ; monopoliser par lui la vente des denrées de nécessité première, comme l'on a monopolisé la vente des tabacs ; abolir l'héritage et supprimer les impôts. Pour ces novateurs peu pratiques, les établissements financiers devaient être non seulement ménagés, mais protégés, car ils comptaient bien en faire le pivot de leur système économique, lorsqu'ils seraient devenus les chefs du gouvernement ; c'est à cela, en bonne partie, qu'il faut attribuer le salut de la Banque, du Crédit foncier, du Crédit mobilier, des compagnies d'assurances, car la majorité, se réservant la direction politique et militaire de la Commune, avait, par une sorte de compensation, abandonné la direction financière à la minorité, qui prétendait sur cet objet pouvoir appliquer des idées nouvelles. Aussi, lorsque la Commune, se distribuant le travail gouvernemental, se divisa en commissions, elle prit sa commission des finances presque exclusivement dans la minorité ; elle y ajouta Félix Pyat, qui, n'appartenant à aucun groupe, se fourrait partout, afin de faire le plus de mal possible.

L'homme important de cette commission fut Jourde, que la Commune maintint au poste de délégué aux finances dont le Comité central l'avait pourvu. Plusieurs fois, et pour des causes tout à son honneur, il donna sa démission, qui ne fut jamais acceptée. En effet, les gens de l'Hôtel de Ville étaient si particulièrement ignorants en toute matière, qu'ils le considéraient comme possédant seul les aptitudes spéciales qui font les bons financiers ; or, nous le répétons avec certitude, Jourde comptait bien, établissait rapidement une balance, n'ignorait rien de ce qui constitue le doit et l'avoir ; il tenait à l'irréprochable régularité de ses écritures, mais il eût été incapable de manœuvrer un budget et d'imaginer des combinaisons financières. Malgré cela il était le Turgot de la Commune, qui ne s'en montrait pas moins fière que lui et qui ne voulut jamais s'en séparer ; jusqu'aux dernières heures, il resta donc en communication avec la Banque de France.

Celle-ci, sans vouloir entrer en lutte, s'était mise sur la réserve ; elle n'était point sur le pied de guerre ; mais la paix armée qu'elle pratiquait prouvait qu'au besoin elle saurait résister. Se renfermant dans la lettre même de ses statuts, elle avait déclaré, dès le 24 mars, qu'elle cesserait de centraliser les recettes de l'octroi pour le compte de la Ville de Paris, comme elle avait l'habitude courtoise de le faire. Elle pouvait subir les lois dictées par la révolte, puisqu'elle n'était pas en situation de s'y soustraire, mais il ne lui convenait pas de la reconnaître, de la légitimer en quelque sorte, en percevant pour elle les fonds dont elle s'emparait et en lui ouvrant ainsi un compte courant. Il n'y a nulle hésitation à cet égard dans la délibération des régents qui fut signifiée au délégué. Cette décision répondait à la note que voici : La perception des octrois sera effectuée comme par le passé. Les mesures les plus énergiques seront prises contre les employés de ce service qui n'accompliraient pas leurs versements par voie administrative à la délégation des finances. Signé : VARLIN, FR. JOURDE. Les menaces eurent peu d'effet et l'octroi ne produisit que des sommes insignifiantes tant qu'il ne fut pas attribué (2 avril) à la haute direction de Bonnin dit Volpesnil, qui excellait à confondre les revenus de son administration avec les siens[2]. La Banque, en refusant d'aller chaque matin relever aux barrières le produit de la veille, évitait le danger de faire circuler ses voitures dans Paris, au milieu de fédérés qui n'auraient demandé qu'à regarder ce qu'il y avait dedans. La Banque en outre se préoccupait beaucoup de son portefeuille, c'est-à-dire de la masse d'effets escomptés ou prorogés qui représentait pour elle une avance de plus de 900 millions ; elle eût voulu l'expédier hors de Paris, afin de le mettre à l'abri des recherches. Après avoir examiné les moyens que lui suggérait la sagacité des régents et des chefs de service, elle fut obligée de reconnaître que le transport seul de ces richesses constituait un danger et exposait à des risques qu'il était plus sage d'éviter.

On fut en repos pendant trois jours. Le solde du second million consenti avait été versé le 24 mars ; on ne se croyait pas quitte de toute réquisition, mais on fut satisfait de passer les journées du 25 et du 26 sans avoir à discuter avec les délégués aux finances. L'embellie ne dura guère ; le 27, dans la soirée, le marquis de Plœuc reçut la lettre suivante :

Monsieur le gouverneur de la Banque de France, nos services ne pouvant être définitivement organisés avant le 29 mars, il est de la plus haute importance que notre service des finances ne soit pas interrompu demain mardi. En conséquence nous vous prions de vouloir bien tenir à notre disposition pour demain mardi la somme de 500.000 francs qui nous est indispensable. Le remboursement de cette avance pourrait s'effectuer dans un bref délai, grâce aux ressources dont nous allons disposer. Agréez l'assurance de nôtre considération la plus distinguée. Les délégués aux finances, FR. JOURDE, E. VARLIN. — Nous attendons une réponse à cette lettre avant dix heures du matin, la somme demandée devant servir aux besoins de notre caisse à partir de onze heures du matin.

 

Ce fut la répétition exacte de ce que déjà nous avons raconté. M. Mignot alla au ministère des finances s'informer à quel usage les 500.000 francs empruntés devaient servir. — A la solde de la garde nationale, pour le compte de la Ville de Paris. — Après approbation du conseil des régents, la somme fut mise à la disposition des délégués ; elle fut touchée par le caissier, G. Durand, le 28 mars, pendant que, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, au milieu des étendards rouges, à travers les cris, les vociférations, les Marseillaises et toutes les farandoles révolutionnaires, on acclamait la Commune, qui s'installait officiellement après quelques discours que l'on n'entendit pas.

Le soir même, le marquis de Plœuc, lisant dans un journal le nom des membres de ce gouvernement extraordinaire, remarqua celui de Charles Beslay, car il connaissait le personnage. M. de Plœuc est de Quimper, Charles Beslay était de Dinan ; Bretons tous deux, ils étaient pays. Au moment où Paris allait être investi, lorsqu'on y eut attiré les gardes mobiles de la vieille Armorique qui savaient bien peu le français, on avait formé un comité breton, afin de fournir à ces jeunes gens les secours matériels et moraux dont ils se sentiraient privés au milieu d'une population presque étrangère. Dans une réunion tenue à cet effet place Royale, le marquis de Plœuc et Charles Beslay avaient échangé des observations un peu vives, que pouvait justifier la divergence d'opinions qui les séparait. Malgré l'opposition de Charles Beslay, le marquis de Plœuc avait été élu président du comité breton. Après le combat de Champigny, Charles Beslay écrivit à M. de Plœuc pour lui demander de s'intéresser à M. Hovius, son neveu, qui avait été blessé, et porté à l'ambulance bretonne. M. de Plœuc avait répondu à Beslay et, n'en ayant plus entendu parler, croyait que toute relation était terminée entre eux : il fut donc surpris lorsque, dans la matinée du 29 mars, on lui annonça le citoyen Beslay, membre de la Commune.

Charles Beslay vint-il à la Banque de son propre mouvement ? y fut-il envoyé par les délégués aux finances ? c'est là un point douteux qu'il est difficile d'éclaircir. Il est probable que Beslay entendit quelque membre de la Commune dire : Si la Banque nous refuse l'argent dont nous avons besoin, nous l'occuperons militairement et nous viderons ses caisses. Animé d'un bon sentiment et comprenant le danger d'une telle exécution financière, il se proposa en quelque sorte comme médiateur et fut accepte. Beslay avait alors soixante-seize ans ; petit, très alerte malgré son âge, d'une activité un peu fébrile, il ressemblait à un quaker qui aurait été soldat : apparence que ne démentait pas l'expression de douceur répandue sur toute sa physionomie.

Il semblait embarrassé en entrant chez M. de Plœuc, et ses premières paroles cherchèrent à donner le change sur le but de sa visite, car il remercia le sous-gouverneur de l'intérêt dont M. Hovius blessé avait été entouré à l'ambulance bretonne. M. de Plœuc répondit quelques mots de politesse banale et attendit. Beslay n'était pas homme à dissimuler longtemps sa pensée ; il la laissa échapper en disant : Je sors du ministère des finances, on y est irrité contre vous ; on rencontre ici un mauvais vouloir déguisé que l'on est résolu à ne point tolérer ; j'ai cru devoir vous en prévenir, afin d'éviter une collision qui pourrait mettre en péril l'existence même de la Banque. Le marquis de Plœuc répondit aussitôt : Pour arriver jusqu'à mon cabinet vous avez traversé nos cours et nos couloirs ; vous avez pu reconnaître que nous sommes sous les armes ; j'ai des hommes et je me défendrai. M. de Plœuc avait parlé avec animation ; Beslay répliqua : La ! la ! il n'est pas question de mettre le feu à la soute aux poudres ; mais rien n'empêche la Commune d'installer ici un gouverneur. — Nous ne le supporterons jamais, reprit M. de Plœuc ; notre livre des comptes courants est pour ainsi dire l'acte de confession du commerce, de la finance et de l'industrie, c'est un secret que sous peine de forfaiture nous ne pouvons livrer à personne. — Charles Beslay se taisait et M. de Plœuc, calmant l'émotion dont il avait été saisi, se demandait si de cet adversaire il ne convenait pas de tenter de faire un allié qui pût l'aider à sauver la Banque.

Après quelques instants de silence, le marquis de Plœuc reprit : Les autorités qui dirigent la Banque existent, elles ne peuvent être ni déplacées ni remplacées ; le gouverneur est à Versailles, mais je suis sous-gouverneur et je remplis, de mon mieux, le devoir qui m'est imposé. Nous ne pouvons déserter le poste où nous sommes ; la Banque a des relations avec la Ville de Paris, avec l'État et avec les particuliers. J'admettrais, jusqu'à un certain point, que la Commune nommât près de la Banque une sorte de commissaire civil, comme il en existe près des chemins de fer, afin de s'assurer que nous ne manquons pas à nos statuts et que nous exécutons les engagements pris par nous vis-à-vis de l'État ou vis-à-vis de la Ville ; mais c'est là seulement ce que nous pourrions tolérer ; toute prétention pour connaître les comptes courants, les dépôts d'objets précieux, les dépôts de titres, les avances faites sur dépôts, serait invariablement repoussée par nous ; car, je vous le répète, c'est là un secret, le secret même du crédit, qu'il nous est interdit de divulguer.

Beslay ne disait rien ; il avait pris les pincettes et tisonnait machinalement : Voyons, monsieur Beslay, reprit M. de Plœuc avec une sorte de bonhomie émue, est-ce que ce rôle n'a rien qui vous tente ? Vous n'êtes point un homme d'aventure, vous, je le sais ; vous avez été un grand industriel, vous avez été député ; quoique je ne partage aucune de vos opinions, j'ai toujours rendu hommage à l'honorabilité de votre caractère ; vous n'ignorez pas ce que c'est que la Banque, vous n'ignorez pas que son écroulement serait un désastre sans pareil pour le crédit du monde entier ; aidez-moi, aidez-nous à sauver l'honneur financier de la France ; devenez notre associé dans une certaine mesure et faites comprendre à vos collègues de la Commune que toucher à la Banque, c'est produire la ruine universelle. Dès que nos billets seraient sortis de nos mains, ce ne seraient plus que des chiffons de papier bons à vendre au tas, vous le savez bien. Charles Beslay se leva et dit : Je ferai de mon mieux.

Dans la journée du 30 mars, le marquis de Plœuc avait reçu une lettre écrite par le ministre des finances : Je ne saurais insister trop vivement, au nom du gouvernement de la République française siégeant à Versailles, pour que le conseil de régence de la Banque continue à délibérer à Paris sur toutes les questions que la situation exceptionnelle et anormale de Paris commande. La direction des affaires de la Banque est confiée aux régents et nous ne saurions trop insister pour qu'ils continuent leur mission en présence des exigences inadmissibles qui peuvent se présenter de la part des comités révolutionnaires de la capitale. Le gouvernement saura gré aux régents de tous leurs efforts et de toutes les mesures conservatrices qu'ils pourront prendre. POUYER-QUERTIER.

Le soir, vers neuf heures, M. de Plœuc causait de cette lettre dans son cabinet avec M. Davillier, l'un des régents, et avec M. de Benque, secrétaire du conseil, lorsque Charles Beslay se fit annoncer. Je suis délégué de la Commune près la Banque de France, dit-il, voici ma nomination. Il remit un papier à M. de Plœuc. J'accepte sans contestation, dit le sous-gouverneur ; mais il est bien entendu que votre rôle de surveillance est strictement limité à nos rapports avec la Ville et avec l'État ; vous vous engagez à ne jamais demander communication ni de nos comptes courants ni de nos dépôts. — Je m'y engage, répondit Beslay ; mais de votre côté vous vous engagez à ne plus envoyer d'argent à Versailles, comme vous ne vous êtes guère gêné pour le faire depuis le 18 mars. — Le marquis de Plœuc s'inclina et échangea une poignée de main avec Charles Beslay. — La Commune venait d'entrer à la Banque ; il importe de dire par quel homme elle s'y faisait représenter[3].

 

 

 



[1] Les Hébertistes : plainte contre une calomnie de l'histoire, par M. G. Tridon, Paris, 1864.

[2] Procès Bonnin dit Volpesnil et Alphonse Pichot ; jugement contradictoire : sixième conseil de guerre, 5 février 1872. — Tribunal civil de Montpellier, procès en répétition contre Mme Bonnin dite Volpesnil, 7 août 1874.

[3] Charles Beslay a écrit que, lors de sa première visite au marquis de Plœuc, 29 mars, il avait sa commission en poche ; ses souvenirs l'ont mal servi. J'ai sous les yeux le texte original de sa nomination ; le voici : Mairie de Paris, cabinet du maire, Paris, le 50 mars 1871. — République française, liberté, égalité, fraternité. — Commune de Paris. — La Commune de Paris nomme le citoyen Ch. Beslay en qualité de son délégué à la Banque de France. Les délégués à la Commission exécutive, G. LEFRANCAIS, G. TRIDON, E. VAILLENT, FÉLIX PYAT.