LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA BANQUE DE FRANCE.

 

 

II. — LES MOYENS DE DÉFENSE.

 

Ce que fait la Banque pendant la journée du 18 mars. — On ferme les grilles. — On fait demander du secours. — En reconnaissance. — Les assassinats à Montmartre. — Les constructions de la Banque. — Position militaire. — Sous les armes. — Branle-bas de combat. — Postes désignés d'avance. — Velléités de résistance à Paris. — Pas de munitions. — La Banque sur la défensive. — Les patrouilles. — Vigilance.

 

Le 18 mars, pendant que les fédérés des buttes Montmartre assassinaient le général Lecomte et Clément Thomas, le conseil général de la Banque, présidé par le gouverneur, délibérait afin de donner au commerce des facilités de payement relatives aux effets prorogés qu'une loi, criminelle à force de maladresse, venait de rendre exigibles. On se savait trop rien de ce qui se passait. Toute la nuit on avait entendu sonner l'alarme et battre la générale ; on se doutait bien qu'une action était engagée, mais on croyait que l'on se rendrait maître, sans trop de difficultés, de ces canons que l'on avait imprudemment laissé à la population le loisir de traîner sur les points élevés qui dominent Paris. Les premières nouvelles arrivèrent à la Banque vers deux heures de l'après-midi ; elles n'étaient point rassurantes. Les quartiers populaires étaient soulevés ; presque partout les soldats se désarmaient eux-mêmes et échangeaient des accolades avec, les émeutiers ; seuls les gardes de Paris, les gendarmes et les gardiens de la paix avaient fait leur devoir et s'étaient vus forcés de rétrograder devant la masse insurgée qui les repoussait. On disait que des généraux étaient prisonniers, que la population restait indécise ; on ajoutait que les membres du gouvernement, réunis au ministère des affaires étrangères, discutaient entre eux et paraissaient ne savoir à quel parti s'arrêter.

C'était grave ; la Banque pensa aux richesses qu'elle renfermait, et estima qu'elle devait être protégée contre une irruption possible de l'émeute. Derrière les portes closes, on ferma les grilles ; les employés s'armèrent et se tinrent prêts. On crut bon de faire appuyer les compagnies de la Banque par quelques soldats de l'armée régulière, et le gouverneur chargea le contrôleur, M. Chazal, d'aller chez le général Vinoy lui demander de faire diriger sur l'hôtel de La Vrillière une compagnie de gendarmes qui était de service à la mairie 1er arrondissement. Le colonel Filippi, sous-chef d'état-major, délivra l'ordre demandé, tout en disant à M. Chazal qu'on ne pourrait probablement pas l'exécuter. A l'état-major, on fait ses préparatifs pour se mettre en retraite, car on vient de recevoir une dépêche qui prescrit de se retirer sur Versailles. Les nouvelles sont tout à fait mauvaises et exagérées : on dit que l'insurrection menace l'Hôtel de Ville et qu'elle s'est déjà emparée de la Préfecture de police. Lorsque M. Chazal revint à la Banque, les gendarmes avaient rallié les débris d'armée qui se repliaient. La Banque allait rester livrée à elle-même, n'ayant plus à son service d'autres forces militaires que son bataillon d'employés, car la compagnie de ligne qui gardait le poste placé à l'angle de la rue de la Vrillière et de la rue Radziwill devait partir le lendemain pour rejoindre le régiment dont elle faisait partie.

Le soir, on envoya des escouades d'employés en reconnaissance, et l'on fut quelque peu découragé lorsque l'on sut que le gouvernement, se réfugiant à Versailles, avait attiré à lui le personnel de toutes les administrations. La Banque l'apprenait par la voix publique, car, dans la rapidité de cette déroute, nul n'avait songé à lui adresser un avis officiel. La Banque est dans une situation toute spéciale ; elle ne peut émigrer ; elle est là où est la caisse, car celle-ci contient un dépôt confié à son honneur. Dans cette œuvre de salut, tous les employés, quelle que fût leur opinion politique, se sentirent solidaires les uns des autres. Sans effort et par le seul effet du devoir professionnel, on fut résolu à sauver le dépôt, à protéger les valeurs réelles représentant les valeurs fiduciaires, à rendre intact le trésor dont on avait accepté la garde, ou à mourir en le défendant.

Le lendemain, 19 mars, était un dimanche ; la population de Paris vaguait dans les rues, épelait les affiches placardées sur les murs, ne semblait pas rassurée du sort qu'on lui promettait et se racontait le meurtre des deux généraux massacrés à Montmartre ; on disait : Ça coutera cher à ceux qui l'ont fait ; tôt ou tard on les découvrira. Le général Lecomte a été tué tout de suite, puis on a tiré sur son cadavre ; quant à Clément Thomas, ça faisait pitié ; il marchait à reculons, tenant son chapeau à la main gauche et s'abritant le visage derrière le bras droit ; le sang coulait de sa poitrine ; parfois il abaissait son bras et criait à ses assassins : Lâches ! misérables ! vous tuez la république, pour laquelle j'ai tant souffert !... A la fin, il est tombé, ils ont continué à tirer dessus ; il a reçu plus de cent coups de fusil ; il avait la plante des pieds traversée[1]. On dit aussi que l'on a tué des gendarmes et des sergents de ville ; tout ça finira mal ; si cela continue, les Prussiens ne tarderont pas à s'en mêler. Pendant que les groupes de promeneurs se désespéraient et s'indignaient, la Banque préparait ses moyens de défense. C'était jour de congé pour les employés ; on n'en avait convoqué aucun, et presque tous étaient venus se mettre à la disposition de leurs chefs. M. Marsaud, M. Chazal, M. Mignot, M. de Benque, étaient là et causaient avec le commandant Bernard, que les circonstances élevaient au rang de gouverneur militaire de la Banque de France. De ce jour il en prit les fonctions qu'il exerça avec sagacité et prudence, jusqu'au 24 mai, c'est-à-dire pendant deux mois.

Les constructions où sont installés les bureaux, les caisses, les serres, les caves, les salles de délibération, l'imprimerie, les galeries de recette, le logement des fonctionnaires, les postes de surveillants de la Banque de France, forment un îlot assez considérable, ayant l'apparence d'un rectangle tronqué, serti entre les rues de la Vrillière, Radziwill, Baillif et Croix-des-Petits-Champs. Placée au milieu d'un quartier populeux que sillonnent une grande quantité de petites rues ; voisine des passages Vivienne et Colbert, qui peuvent servir de chemins couverts pour s'en approcher ; à proximité des Halles, de la place des Victoires, qui la découvre par la rue Catinat ; à peine séparée du Palais-Royal, la Banque est dans une position périlleuse, car on peut l'attaquer de plus d'un côté ; mais lorsqu'elle a clos ses grilles et fermé ses volets, elle est facile à défendre, car on ne peut la menacer sérieusement qu'à courte distance ; or, à portée restreinte, un fusil à répétition est plus redoutable qu'une pièce d'artillerie. A ce moment précis, en mars 1871, la situation des bâtiments de la Banque était des plus défavorables ; on était en train de les réédifier ; la vieille distribution de l'hôtel de Toulouse ne suffisait plus depuis longtemps à l'amplitude des services que l'accroissement de la richesse publique développait de jour en jour ; on avait repris toute la construction en sous-œuvre ; on l'avait agrandie en s'annexant quelques maisons mitoyennes. Lorsque la guerre vint, on était fort peu protégé, malgré les échafaudages qui masquaient les murs inachevés ; on n'avait pas beaucoup travaillé pendant le siège et au moment où les futurs généraux de la Commune menaient le branle de l'insurrection à Montmartre, la Banque était ouverte du côté de la rue Radziwill. On ne se troubla pas pour si peu et on remplaça par des sacs de sable les murailles qui faisaient défaut.

La distribution de tous les employés de la Banque en trois compagnies divisées en pelotons et en escouades avait été maintenue ; on avait donc sous la main une force d'environ cinq cents hommes armés, dont beaucoup, surtout parmi les garçons de recette, étaient d'anciens soldats et qui tous, propriétaires au moins d'une action de la Banque, étaient déterminés à combattre pro aris et focis. C'était peu pour engager une action extérieure et aller attaquer l'insurrection dans ses repaires, mais c'était suffisant pour défendre une vaste construction fermée et devenue, par le fait, une sorte de citadelle. On matelassa les fenêtres, on prépara dans la grande cour les éléments d'une barricade pour résister à l'intérieur dans le cas où l'entrée serait forcée ; on barbacana quelques murailles ; on s'assura que les conduites d'eau fonctionnaient bien et que les pompes à incendie étaient gréées ; M. Chazal prescrivit à l'économe de faire des achats de vivres, car on pouvait avoir un siège en règle à soutenir. Le commandant Bernard rassembla son bataillon et désigna à chaque escouade, à chaque homme le poste de combat qu'il devait occuper. Comme à bord des navires de guerre, on fit le simulacre du branle-bas ; les ordres furent donnés une fois pour toutes, et chacun sut, dès le premier jour, où il devait se rendre en cas d'alerte.

Les amateurs de chasse ne sont pas rares parmi les employés de la Banque ; ils furent réservés pour certains postes élevés d'où ils auraient pu diriger un feu plongeant sur les assaillants. Les sentinelles extérieures furent rentrées et remplacées par des vigies qui, placées près des fenêtres, surveillaient les rues aboutissant à la Banque. On avait des fusils ; mais le dépôt de munitions était bien faible et 14.000 cartouches ne représentaient qu'un moyen de résistance limité. Cependant, si cette petite réserve était dérisoire pour des soldats en marche et en combat, qui s'amusent à faire parler la poudre, c'était une sérieuse ressource pour des hommes abrités, ne tirant qu'avec certitude et pouvant faire balle à tout coup. Il est probable que, si la Banque eût été attaquée de vive force, elle eût succombé ; mais sa défaite eût coûté cher, si cher que l'on eût sans doute renoncé à la lui faire subir. Le haut personnel était décidé à faire, ce qu'il faudrait pour éviter la lutte, mais il était résolu à la soutenir jusqu'au bout, si elle devenait nécessaire.

A ce moment, on s'imaginait encore à Paris que l'on parviendrait à refouler l'insurrection et à lui arracher les organes de la vie administrative qu'on lui avait abandonnés. Il paraissait impossible que le gouvernement campé à Versailles ne fit pas un effort immédiat pour rendre à la santé cette capitale atteinte de chorée alcoolique et meurtrière. Sans ordres, sans instructions, sans guides, laissés au hasard des événements dont ils étaient fort innocents, les honnêtes gens s'étaient groupés dans l'intérêt du salut général et essayaient de réagir, d'une part contre les violences de la révolte, de l'autre contre l'apathie gouvernementale qui, ayant laissé creuser le gouffre où Paris sombrait, semblait lui dire : Tire-toi de là comme tu pourras ! Pendant que les maires de Paris, auxquels M. Thiers avait donné pleins pouvoirs, entamaient quelques négociations avec le Comité central, on songeait à organiser une résistance dont la Banque eût, en quelque sorte, été le point central.

Lorsque l'amiral Saisset fut nommé général en chef de la garde nationale, il se trouva en présence d'une position stratégique allongée, sans épaisseur et par conséquent sans résistance. La ligne occupée par les débris des bataillons restés fidèles à la légalité s'appuyait à la Seine entre le Pont-Neuf et le pont des Arts, passait par la mairie du Ier arrondissement, se nouait autour de la Banque, rayonnait sur la mairie du IIe arrondissement, englobait le palais de la Bourse, longeait le boulevard des Capucines, où le Grand-Hôtel servait d'état-major général, et aboutissait à la gare Saint-Lazare, qui l'eût mise facilement en rapport avec Versailles, si l'insurrection, maîtresse de Levallois-Perret, n'avait interrompu ses communications et ne l'avait ainsi réduite à finir dans une impasse. Certains points de cette ligne pouvaient devenir des camps retranchés redoutables si on avait été en mesure de les armer. L'église Saint-Germain-l'Auxerrois, la mairie du Ier arrondissement, le Louvre, le Palais-Royal, les bâtiments du Timbre et de la mairie du IIe arrondissement, la Bourse, l'Opéra encore inachevé, l'église de la Madeleine, le ministère de la marine, étaient autant de forteresses qui permettaient d'engager la lutte, de la prolonger et de donner au gouvernement de Versailles l'occasion de tenter un coup de main hardi par Passy, dont la garde nationale aurait fourni un appoint précieux, ou sur Levallois-Perret, dont l'occupation eût dégagé le chemin de fer de l'Ouest. Ce projet était bien simple, et 20.000 hommes au moins s'y seraient associés dans Paris. On n'essaya même pas de le mettre à exécution. L'indécision qui troublait tous les esprits, l'horreur de prendre l'initiative de la guerre civile même contre ces bandes prétendues républicaines qui avaient massacré le vieux républicain Clément Thomas et devaient assassiner le républicain Gustave Chaudey, la honte de s'entr'égorger sous les yeux des Prussiens, furent pour beaucoup sans doute dans cette sorte d'affaissement de la volonté publique où l'insurrection trouva sa plus grande force.

Malgré l'effarement général, la Banque tenait bon ; elle se sentait prête à la paix ou à la guerre, selon les circonstances. Institution de crédit, gardienne de la fortune des particuliers, créancière du commerce et de l'industrie, responsable à l'égard de la France et de l'étranger des valeurs étrangères et françaises dont elle conservait les titres, elle n'avait aucune initiative à prendre : elle attendait et se gardait. Parmi ses fonctionnaires, parmi ses employés, il ne manquait pas d'hommes qui disaient : Il faut nous battre ; quand on saura que la Banque est attaquée, que le secret des comptes courants est violé, que nos caisses vont être mises au pillage, que la serre des titres est forcée, que le portefeuille des effets escomptés est aux mains de tous, que le dépôt des objets précieux est livré à la foule, tout Paris se lèvera et d'un seul élan brisera l'insurrection. C'était un va-tout à jouer, mais il était bien périlleux et de réussite incertaine. Des hommes plus calmes, pénétrés de leur responsabilité, apaisaient cette effervescence et répondaient : Il sera temps d'en venir aux mesures extrêmes lorsque l'on ne pourra plus faire autrement ; jusque-là ayons toute patience ; il vaut mieux supporter des avanies, faire au besoin un sacrifice, abandonner quelques parcelles pour sauver le tout, que de se jeter dans une aventure dont l'issue est trop aléatoire. Ces conseils prévalurent au lendemain du 18 mars et guidèrent la conduite de la Banque pendant la Commune.

On ne peut douter qu'elle n'ait été, immédiatement après la victoire de l'insurrection, l'objectif de certains membres du Comité central, qui rêvèrent de s'en emparer sous le prétexte de la faire protéger par les fédérés vainqueurs. La Banque fit la sourde oreille, répondit qu'elle suffisait à se garder elle-même et le prouva. Elle était du reste quelque peu couverte, extérieurement par des bataillons de l'ordre qui, réunis à la Bourse et à la mairie du Ier arrondissement, faisaient pendant la nuit et même pendant le jour de fortes patrouilles dans les rues par où l'on eût pu arriver jusqu'à la Banque. Dès que l'obscurité était tombée, on voyait des feux de bivouac sur la place des Victoires, et les employés de garde à la Banque étaient à leur poste. Le mot d'ordre des bataillons réguliers n'était pas le même que celui des bataillons fédérés. Parfois des pelotons adverses se rencontraient aux environs de la rue des Petits-Champs et de la place Vendôme. Les fédérés criaient : Qui vive ? — Les gardes nationaux, — les tricolores, comme ils se nommaient eux-mêmes, — répondaient : Citoyens de Paris ! — Les fédérés (dès le 19 mars) criaient : Vive la Commune ! — Les tricolores répondaient : Vive la France ! — et l'on s'éloignait, chacun de son côté, en se tenant à distance respectueuse.

Le commandant Bernard prescrivait à ses hommes d'éviter toute collision et de se maintenir dans leur rôle de gardiens de la Banque. La nuit, il venait vérifier par lui-même si tous ses ordres de préservation avaient été exécutés. Dans ses tournées, il se rencontrait souvent avec des civils isolés qui rôdaient dans les cours et examinaient les endroits laissés faibles par la reconstruction de la Banque : c'était M. Marsaud, le secrétaire général, ou M. Chazal, le contrôleur, ou M. Mignot, le chef des grandes caisses, qui, eux aussi, sans s'être donné le mot, passaient leur inspection ; on échangeait un bonsoir et une poignée de main en passant. Parfois le commandant Bernard, le képi sur l'oreille et le sabre sous le bras, sa croix d'officier sur la poitrine, sortait par une des petites portes qui s'ouvrent dans la rue Radziwill ; seul, comme une bonne avant-garde, il allait en reconnaissance autour du Palais-Royal, vers la place Vendôme, vers l'Hôtel de Ville, vers la Préfecture de police. Il examinait tout avec la perspicacité narquoise des vieux soldats ; puis, rassuré par ce qu'il avait vu, il rentrait à la Banque et disait : Allons ! Paris est tranquille ; ce n'est pas encore cette nuit que l'on nous attaquera !

 

 

 



[1] Procès Garcin ; jugement contradictoire ; 3e conseil de guerre ; 20 mars 1878.