LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME TROISIÈME. — LES SAUVETAGES PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE MINISTÈRE DE LA MARINE.

 

 

III. — LA DÉLÉGATION.

 

Cournet et Cluseret installent officiellement Latappy. — Le délégué. — Ses origines. — Sa prudence. — Le secrétaire général Boiron. — L'ingénieur Boisseau. — Orgueil et brutalité. — L'agent comptable Matillon. — On force la caisse. — Peyrusset, chef d'état-major. — Les canonnières à Javel. — Ramenées au Pont-Neuf par ordre d'Emile Duval. — Durassier, commandant de la flottille. — Henri Cognet. — Réquisition à outrance. — La table du délégué.

 

Ce jour-là les clairons sonnèrent et les tambours battirent aux champs dans la cour de l'hôtel de la rue Royale, car Cournet, délégué à la préfecture de police, et le général Cluseret, seul délégué à la guerre depuis le 4 avril, venaient eux-mêmes et en grand apparat faire reconnaître Latappy, leur collègue à la marine. Le nouveau délégué s'empressa d'interroger M. Gablin sur le personnel du ministère et sur les ressources que celui-ci pouvait renfermer. A la suite d'une conversation, au cours de laquelle Latappy fit preuve de bon vouloir, il fut décidé que les employés, en nombre restreint, laissés par le ministre pour veiller à la conservation des archives et de l'hôtel, recevraient ordre de cesser leur service ; M. Gablin, chef du matériel, le concierge Le Sage, l'adjudant Langlet, quelques garçons de bureau, quelques manouvriers indispensables, avaient seuls le droit de conserver et d'exercer leurs fonctions. La Commune venait donc de s'emparer du ministère ; elle y respectait l'ambulance et y tolérait trois ou quatre employés de l'administration régulière ; c'était encore trop pour l'accomplissement de ses projets de la dernière heure ; car l'énergique habileté de ce petit groupe d'hommes dévoués, le sentiment du devoir dont il était animé, ont sauvé le monument élevé par Gabriel d'une destruction longuement, préparée.

Latappy, né à Nice le 1er novembre 1833, avait alors trente-huit ans ; il avait fait partie de la garde nationale pendant la période d'investissement de Paris par les armées allemandes et s'était fait nommer commandant du 76e bataillon (XXe arrondissement), dans lequel il avait connu Boiron, qui y remplissait les fonctions d'officier payeur. Ce n'était point un méchant homme, tant s'en faut, et, quoique l'on ait cherché à l'impliquer dans une affaire de détournement de fonds publics, il était honnête et avait de la probité. Ses convictions, non politiques, mais révolutionnaires, étaient profondes ; son esprit, naturellement borné, peu cultivé, assez autoritaire, ne lui laissait aucun doute sur le triomphe définitif de l'insurrection à laquelle il s'était associé. Ancien capitaine au long cours, il avait appris malgré lui, pendant de fréquentes navigations, à respecter la marine militaire, qu'il avait vue à l'œuvre dans sa mission de dévouement et de protection partout où l'on a besoin d'elle. Il apportait donc au ministère une sorte d'esprit hiérarchique dont il ne put secouer le joug imposé par l'usage, et qui, joint à des goûts de régularité contractés sous l'influence de la vie du bord, lui permit, non pas d'empêcher, mais d'atténuer les désordres dont ses employés inférieurs ne demandaient qu'à se rendre coupables.

Malgré sa foi dans le succès de la Commune, on put comprendre dès le premier jour qu'il voulait s'assurer une retraite possible et qu'il ne défendrait pas trop énergiquement le ministère contre un retour des troupes françaises. En effet, il examina les appartements particuliers du ministre, qui sont situés dans la partie de l'hôtel prenant façade sur la rue. Saint-Florentin ; il s'aperçut qu'ils formaient une sorte d'impasse qui restait sans issue lorsque l'escalier en était occupé. Au lieu de s'y installer comme son titre de délégué l'y autorisait, comme son amour-propre devait l'y convier, il fit dresser un lit de camp dans le cabinet du ministre, qui par de nombreux dégagements permettait une fuite presque assurée. Ce fait n'échappa point à la perspicacité du personnel régulier, et un garçon de bureau dit : C'est bon signe ; quand le moment viendra, il ne sera pas le dernier à décamper.

Le premier soin de Latappy fut d'organiser son ministère et de réunir près de lui quelques-uns de ses amis politiques, qui rêvaient depuis longtemps de s'asseoir à la grande table de l'émargement. Il désigna Boiron pour remplir les fonctions de secrétaire général, qui constituaient à ce bambin la qualité de sous-ministre et lui donnaient une importance considérable. Boiron avait fort peu de cervelle, beaucoup d'activité, une jeunesse intempérante et recherchait volontiers les premiers rôles ; il avait fait acte d'insurrection à la journée du 31 octobre et se vantait d'avoir tenu le général Trochu entre ses mains. Un sieur Boisseau, qui se disait ingénieur civil et qui était un des membres les plus agités de l'Internationale, centralisa le service du matériel de guerre et des machines. Des trois principes invoqués par tous les révoltés, liberté, égalité, fraternité, il avait nettement supprimé le dernier ; jamais roi nègre ne fut plus impitoyable pour les hommes ; ceux qui eurent la mauvaise chance de lui obéir en parlent encore avec épouvante. Combien il y en eut au temps de la Commune qui ne virent dans la liberté réclamée et acclamée que le droit d'exercer une autorité sans contrôle et de développer tout à l'aise les instincts despotiques dont ils souffraient et qu'ils prenaient peut-être naïvement pour des aspirations vers le progrès ! Boisseau était de ceux-là ; son infériorité sociale le désespérait ; il se figurait être un personnage méconnu, accusait l'humanité, se sentait humilié d'être le mari d'une sage-femme, croyait se hausser dans sa propre estime en étant un maître implacable, et prouvait simplement par là qu'il avait une nature inférieure faite pour obéir et non pour commander.

La comptabilité, c'est-à-dire la gestion de toutes les sommes versées au ministère pour en assurer les services, fut abandonnée à un jeune maréchal des logis du 2e spahis, âgé de vingt-cinq ans, libéré en juillet 1870, et qui s'appelait Ludovic-Pierre Matillon[1]. Il était d'une activité un peu fébrile, très poli avec les employés, fort étourdi, je crois, car il semble s'être engagé dans cette aventure sans se douter des conséquences où il serait entraîné, Il a dit s'être joint à l'amiral Saisset pour s'opposer aux suites de l'insurrection du 18 mars et n'avoir accepté une fonction administrative au ministère de la marine qu'afin d'éviter de servir militairement la Commune. Le premier soin de Boiron fut de faire forcer une caisse close dont il avait inutilement réclamé les clefs. La caisse contenait onze cents francs et deux grandes médailles d'or. On peut admettre que l'argent fut employé pour les besoins du ministère, mais on est en mesure d'affirmer que les médailles n'ont jamais été retrouvées.

A ces hommes Latappy adjoignit une de ses vieilles connaissances, tombée dans le malheur. C'était un sieur Peyrusset, qui, lui aussi, avait été capitaine au long cours, mais qui, depuis plusieurs années déjà, n'avait pu parvenir à s'embarquer, car, à force de naviguer sur des fleuves d'absinthe et de relâcher dans les estaminets, il en était réduit à vivre d'expédients et menait une existence problématique où les tares ne faisaient point défaut. Ce Peyrusset, dont l'inconduite avait été telle, qu'il fut obligé d'abandonner le commandement d'un navire de commerce et de s'engager en qualité de matelot de troisième classe, avait de la prestance et assez grande tournure. C'est à cela sans doute qu'il faut attribuer le titre de chef d'état-major du délégué à la marine que Latappy lui décerna ou lui laissa prendre. Dès son entrée en fonctions, Latappy se heurta à une difficulté qu'il n'avait pas prévue, car il s'aperçut immédiatement qu'il était un délégué à la marine sans marine et sans marins ; il ne crut pas devoir notifier sa nomination à nos ports militaires, comme Paschal Grousset, délégué aux relations extérieures, avait notifié l'avènement de la Commune aux puissances étrangères[2], mais il se mit en quête de ce qu'il pourrait bien faire, et finit par découvrir qu'il y avait à Paris une flottille de canonnières mouillée près du Pont-Neuf, à la presqu'île du Vert-Galant. Cette flottille avait fait parler d'elle pendant le siège ; composée de quatorze canonnières munies de fortes pièces, elle avait plus d'une fois lancé la mort parmi les artilleurs qui servaient les batteries élevées à Breteuil par les armées allemandes. Après la signature de l'armistice, on avait été forcé d'en débarquer les équipages et on n'y avait laissé que le nombre d'hommes indispensable pour les garder. Les oublia-t-on à Paris, dans la soirée du 18 mars, comme on oublia plus d'un régiment lorsque la retraite sur Versailles fut résolue ? Nous l'ignorons ; nous savons seulement qu'elles restèrent à leur poste, près de Javel, amarrées bord à quai, où elles furent aperçues, le 28 mars, par un poste de fédérés, qui adressa un rapport au général Duval, délégué militaire à l'ex-préfecture de police. Ce fut une bonne aubaine pour cet ouvrier fondeur. Il donna ordre à Chardon, son cher d'état-major, d'aller s'emparer des canonnières et de les ramener au centre de Paris, afin de les soustraire aux manœuvres de la réaction. La flottille remonta le fleuve et vint prendre station en aval du Pont-Neuf, à l'ancien îlot de Bucy.

Quoique général, membre de la commission de la guerre et porté à se croire doué de toute sorte d'aptitudes, Emile Duval n'osa pas s'attribuer le commandement de la flottille ; il sentait bien qu'il fallait, pour n'être pas ridicule dans ce poste, quelques notions spéciales acquises par l'étude et développées par la pratique. Il tenta d'acquérir à la cause de l'insurrection les hommes laissés à bord pour l'entretien du matériel ; il rêvait de les embaucher, de donner à plusieurs d'entre eux le commandement particulier de chacune des canonnières, se réservant de diriger de haut et de loin les opérations militaires. Il fit faire des offres à un premier maître de manœuvre nommé Lalla, à un quartier-maître de canonnage nommé Castel ; ces deux braves gens et les marins sous leurs ordres, quoique surveillés de près par un détachement de fédérés, repoussèrent les propositions qui leur furent adressées, et réussirent, non sans peine, à se soustraire au service imposé par la Commune. Duval était mécontent et perplexe. Découvrant, un de ses amis, dont il avait fait le commandant de place de la Préfecture de police, le tira d'embarras en lui présentant un bavard très apprécié dans les clubs de Paris, où, pendant le siège, il avait débité toutes les sornettes qui lui tourmentaient la cervelle. C'était Auguste Durassier, né à Bordeaux en 1832. Engagé volontaire dans les équipages de la flotte, il avait été nommé officier auxiliaire pendant la campagne de Crimée, puis s'était fait recevoir capitaine au long cours et avait navigué. Il connaissait bien la manœuvre des bâtiments de guerre ; il était de la partie, comme disait Duval, qui d'emblée le fit nommer commandant supérieur de la flottille de la Commune. Le 5 avril, Durassier lança une proclamation pour faciliter son recrutement : Les marins actuellement à Paris qui désirent prendre du service- sur les canonnières appartenant au gouvernement de la Commune devront s'adresser au commandant de la flottille chargé de leur équipement ; lesdites canonnières sont mouillées au Pont-Neuf. — Le commandant de la flottille, DURASSIER.

Cet appel à l'insubordination est le premier acte authentique dans lequel il est question de la flottille de la Commune ; c'en est pour ainsi dire l'acte de naissance. Les premières pièces administratives qui s'y rapportent sont intéressantes à citer, car elles prouvent de quels moyens de racolage on usait pour attirer les hommes clans la révolte et pour les y maintenir. 6 avril 1871. Service de la flottille de la Seine ; bon pour 20 litres d'eau-de-vie. — 7 avril 1871. Service de la flottille de la Seine ; bon pour 100 litres d'eau-de-vie à 1 fr. 25 cent, le litre ; fournis par Lefèvre, distillateur, rue Dauphine, n° 24, sur la réquisition de Découvrant, commandant de place à l'ex-préfecture de police ; vu, bon à payer. — CHARDON, colonel. D'après le nombre de litres on peut conclure que l'effectif des équipages, ou la distribution d'eau-de-vie, s'était augmenté des trois quarts en deux jours. Durassier avait donc des canonnières, il avait des marins ; il commandait en chef et se croyait bien le maître, lorsque la nomination de Latappy en qualité de délégué vint assombrir l'horizon de ses destinées. Le général Duval n'était plus là pour défendre son protégé ; il avait été fusillé, le 3 avril, au combat de Châtillon. Cluseret, de son côté, en qualité de ministre de la guerre et seul responsable des opérations militaires, réclamait le droit de diriger la flottille selon les exigences de sa stratégie ; il avait même désigné un commandant en chef nommé Bourgeat, qui avait servi pendant le siège à bord de la Farcy. Durassier et Bourgeat aboyaient l'un contre l'autre comme deux bouledogues. Le Comité central de la garde nationale, auquel le conflit fut soumis, maintint Durassier dans ses fonctions, le nomma capitaine de frégate, et lui soumit Bourgeat, dont elle fit un lieutenant de vaisseau. Cluseret, par ce fait, était battu dans la personne de son protégé ; Latappy profita de l'occurrence et rattacha la flottille par un lien hiérarchique au ministère de la marine.

Durassier regimbait ; il eût voulu conserver son indépendance d'action et se serait volontiers considéré comme un grand amiral soustrait à tout contrôle. Latappy connaissait bien l'homme et sut vaincre ses derniers scrupules en lui offrant la table et le logement. Durassier réfléchit que la vie est courte, qu'il est bienséant de l'égayer par quelques bons repas, et il accepta la proposition de Latappy, dont il devint ainsi le commensal et le subordonné. Il s'installa au ministère et y amena avec lui un homme d'une cinquantaine d'années, qui s'appelait Henri Cognet et qui jouait près de lui le rôle de chef d'état-major. Cognet prétendait avoir été lieutenant de vaisseau sous les ordres du prince de Joinville, ce qui était faux. En réalité, on ne savait trop de quoi il avait vécu ; il paraissait avoir fait, deci, delà, selon les circonstances, de la politique interlope, avait été capitaine d'artillerie de la garde nationale pendant le siège, s'était, au début de la Commune, accroché à Durassier et était ravi de pouvoir promener officiellement ses galons dans les bureaux du ministère de la marine. C'était un homme pratique et qui s'entendait aux réquisitions. La première pièce qu'il signa en arrivant au ministère est celle-ci : Flottille de la Seine. Ordre de la place. Bon à réquisitionner une voiture de remise pour deux courses. — Paris, le 7 avril 1871. Pour le capitaine de frégate commandant, le chef d'état-major, COGNET[3]. Le dernier document signé de Cognet est ainsi conçu : Division des marins détachés à Paris, artillerie ; cabinet du commandant. Paris, le 21 mai 1871. Au citoyen Sarrat, sous-chef de service. Citoyen, permettez-moi de trouver étrange le refus de bougies pour ma voiture ; je vous réitère ma demande, attendu que les grandes bougies, il faut les couper en deux. J'ai lieu de croire que vous ne m'obligerez pas à m'adresser au délégué pour cette misère. Salut et fraternité. — COGNET.

Les réquisitions étaient incessantes au ministère de la marine ; il n'est si mince employé qui ne réquisitionne un chronomètre, car il fallait bien savoir l'heure pour faire exactement son service. On éludait de cette façon le décret de la Commune qui fixait à un maximum de 500 francs par mois les émoluments de ses plus hauts fonctionnaires ; chacun du reste réclamait ce maximum et finissait presque toujours par se le faire attribuer. On le considérait comme de l'argent de poche ; l'État devait pourvoir à toutes les autres nécessités de la vie. Latappy était un des meilleurs, un des plus inoffensifs parmi ceux qui se mêlèrent de direction dans cette cohue révolutionnaire. Il ne peut échapper à la manie générale ; il réquisitionne ; il prouve à la Commune qu'elle doit le nourrir et fait payer ses repas par la caisse du ministère. Il reste en fonctions pendant quarante-cinq jours ; la dépense de sa table revient à 4896 francs, un peu plus de 100 francs par jour ; ce qui est peu Spartiate, mais parait modéré lorsque l'on se rappelle que les dîners quotidiens de la Préfecture de police sous Duval, Rigault, Cournet et Ferré coûtaient en moyenne 228 francs. On réquisitionnait des armes, des képis, des vêtements, du papier, de la toile, des sabres, des galons, des balais[4] ; on réquisitionnait bien d'autres choses encore, auxquelles il ne faut pas faire allusion. La Commune fut un accès de réquisition furieuse. Lorsque les troupes françaises se furent emparées de la rue Royale, les marchands du quartier apportèrent au ministère de la marine des bons de réquisition signés par de bas employés et représentant la somme ronde de 82.000 francs[5].

 

 

 



[1] Voir Pièces justificatives, n° 1.

[2] Le soussigné, membre de la Commune de Paris, délégué aux relations extérieures, a l'honneur de vous notifier officiellement la constitution du gouvernement communal de Paris. Il vous prie d'en porter la connaissance à votre gouvernement, et saisit cette occasion de vous exprimer le désir de la Commune de resserrer les liens fraternels qui unissent le peuple de Paris au peuple de... — Paris, 5 avril 1871. — PASCHAL GROUSSET.

Cette notification fut adressée aux représentants de toutes les puissances étrangères accrédités près du gouvernement français. Il est inutile d'ajouter qu'elle ne fut l'objet d'aucune réponse.

[3] Cette pièce est naturellement frappée d'un cachet rouge, mais elle porte aussi un timbre bleu, assez singulier : un cercle coupé par une croix en quatre secteurs ; dans le premier, un L majuscule, dans le second un T, dans le troisième un sabre, dans le quatrième une plume ; pour devise un vers latin : Da calamum gladiumve, lares utroque fucbor. Je n'ai vu ce cachet que sur la pièce dont je viens de parler.

[4] Ministère de la marine et des colonies. Demande divers : de la literie, une paire de botte, un revolver pour ma surreté et un carnet pour me renseigner. Paris le 15 avril 71. — Le gardien chargé de la poudrière : VOCHELET.

[5] Voir comme exemple, Pièces justificatives, n" 2, les réquisitions levées par la délégation de la marine dans la journée du 7 avril 1871.