LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME DEUXIÈME. — ÉPISODES DE LA COMMUNE

 

CHAPITRE II. — LE PALAIS DE LA LÉGION D'HONNEUR.

 

 

I. — LES BATAILLONS FÉDÉRÉS.

Ce que l'on aurait pu faire après les premiers combats. — Les fédérés sont toujours battus. — Causes de leur infériorité. — Calcul proportionnel. — Item faut vivre ! — Les éclopés. — Un bossu. — Absence de convictions — Modification dans les bataillons fédérés. — Les vieillards et les enfants. — Précocité. — Les femmes. — Utilisées par Rigault et Ferré. — Ambulancières. — Institutrices. — Leur rêve. — Déguisées en soldats. — L'ivresse furieuse. —Abolition de la prostitution. — Les crimes. — Devant les tribunaux. — Ordre du jour de Rossel.

 

Si, le 2 avril, après le combat de Courbevoie, si, le 3, après la débâcle des révoltés qui marchaient sur Versailles, les troupes françaises avaient poussé en avant, elles seraient rentrées dans Paris, et, au milieu de l'effarement communard, s'en seraient facilement emparées. Ce n'eût été qu'un coup de main ; le Gouvernement, arrivant derrière sa petite armée, aurait-il réussi à se maintenir ? On ne sait vraiment que répondre à cette question, car il semble prouvé qu'il fallut à la Commune sept semaines de combats pour donner à ses hommes la solidité dont ils ont fait preuve derrière les barricades pendant la bataille des sept jours.

Malgré certaines apparences et malgré leur uniforme, les bataillons fédérés n'étaient point une armée ; c'était une multitude indisciplinée, raisonneuse, que l'alcoolisme ravageait. Dans toutes les luttes qu'ils engagèrent, même à forces triples, contre l'armée de Versailles, ils furent battus. Lors du combat suprême commencé le 21 mai et terminé le 28, malgré les positions formidables qu'ils occupaient, malgré les abris qui les protégeaient, malgré les refuges que leur offraient les rues, les ruelles, les maisons à double issue, malgré leur énorme artillerie, malgré leur nombre, ils furent vaincus par nos soldats marchant à découvert. Plus d'une cause leur a infligé une infériorité qui devait nécessairement amener leur défaite : au point de vue technique, ils ne savaient pas obéir, et l'on ne savait pas les commander ; au point de vue moral, la plupart ne savaient pas pourquoi ils se battaient ; presque tous trouvaient le métier fort dur et ne le faisaient qu'en rechignant. Ceux qui avaient pris les armes pour assurer le triomphe de leurs convictions représentaient une infime minorité. On a fait à cet égard une enquête, dont les résultats sont de nature à étonner les personnes qui n'ont pas étudié nos guerres civiles et les éléments de résistance qu'elles mettent en œuvre. Dans l'armée de la Commune, sur un groupe de cent individus on constate : quatorze repris de justice, douze volontaires croyant défendre une cause légitime et soixante-quatorze pauvres diables qui ont été forcés de marcher autour d'un drapeau qu'ils détestaient ; donc, sur cent combattants, douze seulement ont raisonné leur action et ont été les soldats d'une théorie révolutionnaire. Parmi ces révoltés il y eut beaucoup d'ignorants qui ne comprirent rien au drame dont ils étaient les acteurs. Un fusilier des équipages de la flotte, resté à Paris, est ramassé par l'insurrection, qui l'incorpore parmi les fédérés ; il se bat bien et est blessé à Neuilly ; il demande la croix de la Légion d'honneur, car deux fois déjà, dit-il, il l'a méritée, au Mexique et en Cochinchine.

La suppression précipitée de la solde que l'État payait aux gardes nationaux pendant la période d'investissement, et qui dépassa la somme de cent vingt millions, laissa beaucoup de malheureux sans ressources ; le item faut vivre s'imposa à eux ; ils acceptèrent de servir un gouvernement d'aventure, qui du moins leur donnait le pain quotidien et plus de vin qu'ils n'en pouvaient boire. Si l'Assemblée nationale, même après l'ouverture des hostilités, avait offert deux ou trois francs par jour aux fédérés, l'armée de la Commune eût fondu comme neige au soleil ; car, malgré que l'on en eût, on savait bien que la clef du vrai coffre-fort était à Versailles et non pas à Paris. Tout ce qui ne pouvait ou ne voulait travailler alla bénévolement grossir les rangs de l'insurrection ; on ne demandait aux gens ni leur acte de naissance, ni compte de leur opinion ; ils se présentaient, on les enrôlait, on les armait, on les abreuvait, et ça faisait quelques hommes de plus. Les conseils de révision n'ont pas dû fonctionner avec une grande régularité, car les borgnes, les bossus, les boiteux ne faisaient point défaut aux troupes des Cluseret et des Rossel.

La maison que j'habite est située sur une des voies qui mettent l'ancien Paris en communication avec les communes suburbaines, annexées par la loi du 16 juin 1859. Bien souvent, j'ai vu un certain bataillon passer, fanfare en tête, précédé de ses cantinières à plume rouge, suivi par deux ou trois omnibus réquisitionnés, pleins de tonneaux qui ne contenaient pas de poudre. Je remarquais toujours dans les derniers rangs un petit bossu d'une cinquantaine d'années, exempté du sac à cause de la gibbosité qui lui en tenait lieu, le képi sur le coin de l'oreille, allongeant ses jambes noueuses pour ne pas déparer l'alignement et marchant de l'air vainqueur familier aux gens difformes. Il devait faire très régulièrement son service, car je ne me rappelle pas avoir une seule fois constaté son absence. Les jours passaient, et le petit bossu passait comme eux, portant gaillardement le fusil sur sa bosse. Le 22 mai, dès six heures du matin, mon quartier était occupé par les troupes françaises ; je dois rendre cette justice aux bataillons fédérés que nul d'entre eux n'apparut. Le 23, vers la fin du jour, j'avais été jusque sur le boulevard Haussmann, qui était jonché du débris de ses arbres hachés par les obus, et je rentrais chez moi, lorsque je me trouvai inopinément face à face avec mon bossu. Toujours vaillant et toujours militaire, il n'avait point quitté son uniforme, mais au bras gauche il portait un brassard tricolore et au képi un galon blanc. C'était, on se le rappelle, le signe de ralliement adopté par les gardes nationaux restés fidèles à la civilisation et qui désiraient combattre aux côtés de la troupe de ligne. En voyant ce déguisement, j'eus un haut-le-cœur, et regardant le bossu dans les yeux, je ne pus m'empêcher de lui dire : Diable ! vous n'avez pas été lent à changer de cocarde ! Il ne fut point interloqué, souleva sa bosse avec insouciance et me répondit : Pourquoi qu'ils ont eu le dessous, aussi ? C'était sans réplique, et je ne répliquai point. Les convictions de mon bossu étaient celles des neuf dixièmes des soldats de la Commune, qui presque tous auraient préféré être, comme Raoul Rigault, des artilleurs en chambre.

Après les premiers combats, lorsque l'on eut, par expérience, acquis la certitude que, malgré les proclamations des membres de la Commune, les soldats de Versailles ne s'empressaient pas de jeter leurs armes aux pieds des fédérés, ceux-ci réfléchirent. Beaucoup d'entre eux ne conservèrent aucun goût pour ce jeu brutal de la guerre, où ils n'étaient pas les plus forts ; ils se cachèrent, surent disparaître, quitter Paris et se soustraire à un service que trente sous par jour rémunéraient médiocrement. C'est alors, vers le milieu d'avril, que l'on put remarquer le changement survenu dans la composition des bataillons fédérés. Les hommes faits, les hommes de vingt-cinq à trente-cinq ans y étaient rares ; en revanche, beaucoup d'hommes de quarante à cinquante ans et plus, et surtout une quantité prodigieuse de jeunes gens, si jeunes qu'ils ressemblaient à des enfants. Menée par ces galopins grandis en marge du ruisseau, la lutte devint promptement cruelle. Insouciants du danger qu'ils ne connaissent pas, ils eurent d'inconcevables hardiesses et furent sans merci. L'homme qui froidement ajusta le docteur Pasquier et le tua était un enfant de dix-huit ans, nommé Pessunc. Ils firent le plus de mal qu'ils purent, pour s'amuser ; cet âge est sans pitié. Pendant, la bataille qui se livra dans les rues de Paris, sous les flammes mêmes de nos monuments incendiés, on prit six cent cinquante et un enfants les armes à la main, dont le plus âgé avait seize ans, et qui se battaient comme des démons[1]. Il est intéressant de les distribuer par catégories selon leur âge, afin de faire comprendre la précocité de certaines natures. Le nombre total se décompose par 237 enfants de 16 ans ; 226 de 14 ; 47 de 13 ; 21 de 12 ; 11 de 11 ; 4 de 10 ; enfin un de huit et un de sept ans. On fut indulgent pour ces marmots meurtriers ; 87 seulement furent livrés à la justice, qui en acquitta 22, en dirigea 36 sur des maisons de correction paternelle et en condamna neuf. Il est à remarquer que sur les 87 enfants dont les tribunaux eurent à s'occuper, 36 avaient déjà des antécédents judiciaires. On peut estimer à douze ou treize mille le nombre des enfants qui, tombant tête baissée dans l'insurrection, lui apportèrent un contingent de valeur irréfléchie dont nos troupes eurent à souffrir.

Tout fut sinistre dans cette Commune où la niaiserie semblait marcher de pair avec la violence ; pendant que les hauts personnages menaient joyeuse vie dans les Ministères et à l'Hôtel de Ville, pendant que Paris se dépeuplait et fuyait devant la ménagerie qui s'en était emparée, pendant que les enfants prenaient la férocité pour du courage, les femmes ne voulurent pas rester en arrière et se jetèrent au premier plan. Le sexe faible fit parler de lui, et pour faire suite au Mérite des femmes, on pourrait écrire un livre curieux : Du rôle des femmes pendant la Commune. Le récit de leurs sottises devrait tenter le talent d'un moraliste ou d'un aliéniste. Elles avaient lancé bien autre chose que leur bonnet pardessus les moulins ; tout le costume y passa. Celles qui se donnèrent à la Commune — et elles furent nombreuses — n'eurent qu'une seule ambition : s'élever au-dessus de l'homme en exagérant ses vices. Elles furent mauvaises. Utilisées par la police des Rigault et des Ferré, elles se montrèrent impitoyables dans la recherche des réfractaires qui se cachaient pour ne point servir la Commune. Comme ambulancières, elles abreuvèrent les blessés d'eau-de-vie, sous prétexte de les remonter, et poussèrent dans la mort bien des malheureux qu'une simple médication aurait guéris. Dans les écoles où elles s'installèrent, elles apprirent aux petits enfants à tout maudire, excepté la Commune. Du haut de la chaire des églises converties en clubs, elles se dévoilèrent ; de leur voix glapissante, au milieu de la fumée des pipes, dans le bourdonnement des hoquets, elles demandèrent leur place au soleil, leurs droits de cité, l'égalité qu'on leur refuse et autres revendications indécises qui cachent peut-être le rêve secret qu'elles mettaient volontiers en pratique : la pluralité des hommes.

Elles se déguisèrent en soldats : elles eurent des toques hongroises, des culottes de zouave, des vestes galonnées, des brandebourgs, des soutaches, des broderies, du clinquant, du similor ; elles s'armèrent, firent le coup de feu et furent implacables. Elles se grisèrent au sang versé et eurent une ivresse furieuse qui fut horrible à voir. Elles manifestaient ; elles se réunissaient en bandes, et, comme les tricoteuses leurs aïeules, elles voulaient aller à Versailles chambarder la parlotte et pendre Foutriquet premier. Elles étaient toutes là, les pensionnaires de Saint-Lazare, les natives de la petite Pologne et de la grande Bohême, les marchandes de modes à la tripe de Caen, les vestales du temple de Mercure et les vierges de Lourcine. Ces évadées du dispensaire parlaient de Jeanne d'Arc, et ne dédaignaient pas de se comparer à elle. La Commune, sans trop s'en douter, aida à ce soulèvement féminin qui vidait les maisons à gros numéro au détriment de la santé publique et au profit de la guerre civile. Elle sut résoudre d'un seul coup le problème social qui trouble, depuis tant d'années, les administrateurs, les économistes, les moralistes, les philosophes, les médecins et les législateurs. Elle fit coller un papier sur les murailles de Paris, et la difficulté fut dénouée pour jamais. Par une simple affiche, elle abolit la prostitution. Ce ne fut pas plus difficile que cela. Les pauvres créatures libérées de tout lien administratif, de tout contrôle sanitaire, ne se le firent pas répéter : elles se répandirent comme une lèpre dans la ville, et lorsque, réduites à la misère par les hommes qui les exploitaient, elles n'eurent plus de quoi manger, elles prirent la casaque du fantassin, et allèrent aux avant-postes, où elles ne furent pas moins redoutables à leurs amis qu'à leurs adversaires[2].

Aux derniers jours, ces viragos tinrent derrière les barricades plus longtemps que les hommes ; elles furent là où le crime fut sans merci : à l'avenue Parmentier, quand on assassina le comte de Beaufort ; à l'avenue d'Italie, quand on chassa aux dominicains ; devant les murs de la Petite-Roquette, lorsqu'on y tua les otages évadés ; à la rue Haxo, quand on y massacra les gendarmes et les prêtres. On en arrêta beaucoup, les mains noires de poudre, l'épaule meurtrie par le recul du fusil, émues encore par la surexcitation des batailles. 1.051 furent conduites à Versailles, parmi lesquelles on pouvait compter, selon les euphémismes de la statistique, 246 célibataires soumises à la police. Comme pour les enfants, on ne fut pas trop sévère, et 850 ordonnances de non-lieu furent rendues en leur faveur ; parmi les prisonnières, on en envoya quatre dans un asile d'aliénés : c'est bien peu ! Pour qui a étudié l'histoire de la possession, il n'y a guère à se tromper ; presque toutes les malheureuses qui combattirent pour la Commune étaient ce que l'aliénisme appelle des malades.

Ces fédérés de tout âge et de tout sexe, ces adolescents, ces vieillards, ces femmes et ces bossus, composaient l'armée de la révolte ; les chefs valaient peut-être encore moins que les soldats. Aussi, lorsque Rossel lança son fameux ordre du jour : Le soldat en état d'ivresse, celui qui déshonore l'uniforme ayant au bras une femme publique, seront l'un et l'autre punis exemplairement par leurs chefs, et envoyés hors tour aux avant-postes, il ne fut obéi par personne ; car ses reproches s'adressaient plus aux généraux qu'aux simples gardes. Parmi ceux-là quelques-uns n'étaient que des malfaiteurs ; entre autres, le général Eudes, qui fut, à lui seul, comme une bande de voleurs et d'incendiaires.

 

II. — LE GÉNÉRAL EUDES.

Entrée des Allemands à Nancy — Blanqui. — Le 17 août 1870. — Assassinat. — Le 4 septembre délivre quelques meurtriers. — Eudes élu chef de bataillon. — Garçon apothicaire. — Le 31 octobre. — Ses résultats. — Si Dieu existait, je le ferais fusiller. — Eudes nommé général par le Comité centrai. — Le sans-culottisme héréditaire. — Délégué à la guerre. — Bon cavalier. — La maison militaire. — Le spahi. — Le chef du peloton des exécutions. — Lettre de recommandation. — Eudes au fort d'Issy. — Au palais de la Légion d'honneur.

 

Émile-Désiré-François Eudes a débuté dans la vie politique par un assassinat qui l'a rendu fameux et lui a ouvert d'emblée les portes d'une carrière où il a brillé avec l'éclat d'une mèche incendiaire saturée de pétrole. Né à Roncey, dans le département de la Manche, le 12 septembre 1843, il allait avoir vingt-sept ans au mois d'août 1870. Il était bien jeune, mais

Ses pareils à deux fois ne se font pas connaître,

Et pour des coups d'essai veulent des coups de maître.

La France regardait du côté de la frontière où nous avions été battus à Forbach, à Wissembourg, à Reichshoffen, et espérait obstinément une victoire improbable, pendant que les conspirateurs, les ambitieux, les irréconciliables se frottaient les mains et comptaient bien qu'une nouvelle défaite, habilement exploitée par eux, leur livrerait le gouvernement du pays. On apprit que les armées allemandes marchaient sur Paris, et que, déjà maîtresses des Vosges, elles venaient de lancer leurs batteurs d'estrade jusqu'à Nancy. La population parisienne fut émue, mais résignée, et resta prête aux sacrifices que notre mauvaise fortune allait lui imposer.

Cet évènement qui eût dû soulever les cœurs et enfler les courages, parut à un vieux monomane une occasion propice d'ébaucher un essai de révolution. De la retraite où il se cachait, Blanqui organisa une de ces émeutes à la fois ridicules et odieuses auxquelles il excelle. Il resta dans l'ombre, selon son habitude, poussa au crime et ne s'y mêla qu'en le dirigeant. Il avait découvert un bailleur de fonds, un certain Granger, qui lui remit 18.000 fr. pour entreprendre et solder cette équipée à laquelle il fallait un chef. Ce chef fut Emile Eudes. Escorté d'un ouvrier mécanicien nommé Charles-Antoine Brisset, marchant à la tête de malandrins armés de poignards composés d'une lame de tiers-point non striée, emmanchée dans une poignée de fonte, Eudes se dirigea, le dimanche 17 août 1870, par la grande rue de la Villette, sur un poste de sapeurs-pompiers. Il en tua un ; un de ses complices en tua un autre ; on tua aussi, par-dessus le marché, un enfant de six ans et demi qui passait par là. C'était agir avec un véritable esprit révolutionnaire, et le parti des conspirateurs put regarder avec confiance du côté de cet Eudes et se dire : Voilà un homme ! Eudes fut arrêté, jugé et condamné à mort. On s'émut de sa jeunesse ; quelques naïfs demandèrent sa grâce ; les plus avisés, prévoyant un écroulement prochain, sollicitèrent un sursis qui fut accordé. Le 4 septembre arriva. Les hommes du gouvernement de la Défense nationale s'empressèrent de faire acte de clémence en faveur de quelques assassins : Mégy fut rappelé de Toulon, et Eudes fut rendu à la liberté, ainsi que son camarade Brisset. Au 31 octobre et au 22 janvier, le Gouvernement eut occasion de regretter son indulgence. Si bon dompteur de bêtes que l'on soit, il n'est pas toujours prudent d'ouvrir la cage où l'on enferme les loups enragés.

Eudes avait tenté de soulever une insurrection devant l'ennemi ; il avait tué un pompier qui lui tournait le dos ; c'étaient là des titres sérieux qu'il sut faire valoir, et il fut élu chef du 158e bataillon. Il était bien, sinon dans le rôle, du moins dans le costume de l'emploi qu'il avait rêvé. Grand et bien découplé, de jolie figure brune, d'élégante tournure et de gestes étudiés, il avait tout ce qu'il fallait pour faire un officier de cirque olympique et ne fut jamais autre chose ; il savait retrousser sa fine moustache noire et porter la brette en verrouil mieux qu'un comparse du Gymnase. Il suait la vanité. Il crut qu'il lui suffisait de revêtir un uniforme pour avoir des aptitudes militaires, et d'avoir assassiné un homme pour être un général. Avant d'être meurtrier, condamné à mort et chef de bataillon, il avait fait plus d'un métier, sans grand succès, car il mettait en tout ce qui n'était pas œuvre d'insurrection une nonchalance qu'un autre que lui aurait prise pour de l'incapacité. Emule distingué des Chicard et des Brididi, il avait excité l'admiration des fillettes du quartier Latin pendant qu'il faisait semblant d'étudier la médecine. La médecine et lui ne se convenaient guère ; il y eut séparation à l'amiable ; il fut alors garçon apothicaire, et tout en pesant la farine de graine de lin, en dosant les lavements composés, il rêva de rénovation sociale et entra dans le groupe des blanquistes. Il fut un de ceux qui s'endormirent à l'ombre du vieux mancenillier révolutionnaire et qui se réveillèrent empoisonnés pour toujours. Il quitta le pilon du pharmacien et, pendant quelque temps, mania l'aune du calicot ; puis il fut sténographe ; il voulut être journaliste, et, pour cause d'insuffisance, se vit contraint à n'être que signataire gérant. Plus il échouait dans ses tentatives, plus ses opinions s'aigrissaient ; il échoua si souvent, qu'il commit le crime de la Villette.

La lutte contre les armées allemandes paraît avoir été le moindre de ses soucis pendant la période d'investissement. Il y avait bien autre chose à faire, en vérité, que de délivrer Paris, de tendre la main aux armées de province et de tâcher de sauver notre pauvre pays. Avant de se consacrer à ces futilités, il fallait établir un bon gouvernement, bien démocratique et tout à fait social ; installer un Comité de salut public, ouvrir un tribunal révolutionnaire, proclamer la terreur, choisir Blanqui pour dictateur et nommer Émile-Désiré-François Eudes général en chef des armées de la République. Là était le salut et non ailleurs. C'est ce que l'on essaya de faire comprendre à la population parisienne dans la soirée du 31 octobre 1871 ; mais la population eut l'oreille dure et n'entendit pas. Les fantoches dont Blanqui tenait les fils ne purent même pas saisir le pouvoir dont ils s'étaient emparés ; leur équipée fut misérable, mais elle eut du moins ce résultat de faire rejeter l'armistice, d'entraîner la perte de la Lorraine, le payement de deux milliards de plus, d'assurer à Paris trois mois de famine et d'élargir la plaie par où s'écoulait le sang de la France. Ce n'était pas, il est vrai, tout ce que l'on avait espéré : mais c'était déjà quelque chose, et ceux qui avaient imaginé ce forfait n'avaient point perdu leur journée. Eudes s'était montré ; ses bottes molles avaient paru à côté de celles de Flourens. Il fut arrêté, cassé de son grade et relâché, car l'ombre du pompier de la Villette le protégeait. Et puis il avait vomi un peu de prose dans la Patrie en danger, de Blanqui ; il avait énoncé quelques idées neuves, entre autres celle-ci : Si Dieu existait, je le ferais fusiller. Tout cela méritait une indulgence qu'on ne lui marchanda pas ; car les hommes d'action sont rares, et il faut bien leur passer quelques étourderies.

Pendant la journée du 18 mars, il était à Bruxelles ; dès le lendemain, il accourt pour offrir son épée au Comité central, qui s'empressa de l'accepter et le nomma général. — Le 9 thermidor, lorsque la Commune, au sein de laquelle Robespierre s'était réfugié, s'insurgea contre la Convention, le conseil général arrête que les pièces de canon de la section des Droits de l'homme seront sous le commandement du commandant Eudes, capitaine[3]. Il est douteux que ce fait ait été connu des membres du Comité central ; mais si, par hasard, il n'en était pas ignoré, il a dû aider singulièrement à la promotion subite d'Eudes au grade de général. Le monde des sans-culottes a ses Montmorency comme le monde de la noblesse ; ceux qui ont aboli l'hérédité pour les autres, la revendiquent pour eux-mêmes : ce qui tendrait à prouver que les décrets restent impuissants devant les mœurs et que les habitudes traditionnelles d'une nation sont plus fortes que les principes abstraits qu'elle essaye de s'imposer tout en tâchant de s'y soustraire. Si les lois de la tératologie n'interdisaient aux monstres de se reproduire, et si Marat avait eu un petit-fils, celui-ci eût certainement été dictateur pendant la Commune par droit de naissance.

Le XIe arrondissement nomma Eudes membre de la Commune par 17 592 voix et la Commune en fit son délégué à la guerre : pour peu de temps, il est vrai, car dès le 2 avril il est remplacé par Cluseret. Les troupes de Versailles ne s'aperçurent pas du changement. Parmi les plus galonnés de ce carnaval, Eudes fut certainement le plus chamarré. Il avait sur ses rivaux un grand avantage : il savait monter à cheval, et tandis que Bergeret était obligé de se faire traîner en fiacre jusqu'aux environs des champs de bataille, Eudes caracolait à faire envie aux palefreniers du marché aux chevaux. Aussi, tout fier de ses talents d'équitation, qu'il prenait pour des facultés de stratège, il se composa un brillant état-major, qu'il intitula — je ne plaisante pas — sa maison militaire. La liste en est curieuse et, par certains détails, elle est sinistre.

Bergeret, lui aussi, avait un état-major et pour planton une sorte de mulâtre, vêtu en turco. Cela était connu du monde de la fédération ; on disait : le turco de Bergeret, comme jadis on avait dit : le mamelouk de l'empereur. Cela mettait une pointe de jalousie au cœur du général Eudes ; il avait beau attacher à sa suite un Polonais, un Anglais, un Hongrois, cela ne valait pas un turco, le turco de Bergeret. Enfin, ses vœux furent comblés, et il acquit définitivement une supériorité incontestable sur tous les autres généraux de la Commune, car il découvrit un vrai spahi, noir comme un ramoneur ; il s'en empara et ne sortit plus sans être escorté par son Bédouin, comme le bourgeois gentilhomme ne sortait, pas sans être suivi par son laquais et son autre laquais. Ce spahi appartenait au détachement venu d'Algérie, qui arriva précisément le 4 septembre. Eudes en fit son ordonnance favorite, et, dans les dernières convulsions de la Commune, son homme de confiance, ainsi que nous aurons à le raconter ; on ne savait, ou l'on ne pouvait prononcer son nom, et on l'appelait Nègre. Vingt-quatre personnes composaient la maison militaire du général Eudes. Il y avait le commandant des écuries, le brigadier des écuries, le chef du grand état-major, le chef du petit état-major, le commandant payeur, qui était souvent en avance ; il y avait un conducteur d'omnibus spécialement requis pour voiturer les approvisionnements ; il y avait le colonel gouverneur des prisons, président de la cour martiale, Emile Gois, familièrement surnommé Grille d'Égout, qui, dans les fastes de la Commune, devait s'immortaliser, en conduisant le massacre de la rue Haxo ; il y avait le médecin attaché à la personne du général ; il y avait beaucoup de cuisiniers, et il y avait un Caria père qui était chef du peloton des exécutions : le sacripant ne marchait qu'escorté du bourreau. Ces gens avaient à leur usage une morale qui restera un objet de stupeur pour l'histoire. Ils agissaient dans la sincérité de leur âme. et parmi eux le fait d'être un assassin reconnu devenait un titre à la bienveillance et à la faveur. Cela résulte de leur conduite et de bien des documents que l'on a ramassés derrière eux. Voici une lettre de recommandation à laquelle Eudes a participé, et qui mérite d'être signalée au lecteur : 18e arrondissement, mairie de la Butte-Montmartre : Citoyen Assi, prenez-moi vite le citoyen Boisson, il vous sera utile, c'est un vieux lutteur et un assassin de Montmartre. C'est tout dire. Salut et fraternité. Signé, J.-B. Clément. — Je recommande également mon ami Boisson à mon ami et collègue Assi. Signé, Th. Ferré. — Le citoyen Boisson est un solide patriote, je vous le recommande. Signé, le général Eudes. Je ne sais ce que l'on a fait du citoyen Boisson, mais il faut espérer que l'on aura rendu justice aux mérites de ce vieux lutteur, et qu'il aura été convenablement pourvu.

La maison militaire qui gravitait autour du général Eudes fut sans influence sur sa stratégie et ne lui assura pas la victoire. Battu toutes les fois que, marchant derrière ses troupes, il les engagea contre celles de Versailles, il avait fini par se réfugier à l'abri des forts du Sud, par s'y tapir et n'en plus bouger. Eudes, dit Rossel, avait pris son quartier dans la casemate la plus obscure et la moins exposée du fort (d'Issy), et encore il se plaignait du danger. Il suivait assidument les séances de la Commune, qui offraient moins de périls que les avant-postes ; il y pérorait, se rangeait toujours du côté des excessifs et appartint, sans restriction, au parti des terroristes. Comme il ne défendait pas du tout les forts du Sud dont il avait le commandement, il fut remplacé par le Polonais Valéry Wrobleski, le seul des généraux de la Commune, — je n'en excepte pas Rossel, en toute circonstance pitoyable, — qui montra quelques talents militaires, non point, il est vrai, dans les défenses devant Paris, mais dans Paris même, à la Butte-aux-Cailles.

Eudes redevenait donc un simple général à la suite ; c'était humiliant ; il fut triste et ne se sentit plus apprécié à sa juste valeur. Il avait de l'entregent et savait solliciter. Delescluze le nomma commandant d'une brigade de réserve, avec le palais de la Légion d'honneur pour quartier général. Il s'y installa et n'eut que peu de temps à rester dans l'ancien petit palais du prince de Salm que le comte de Lacépède, premier grand chancelier, avait fait acheter, le 1er floréal an XII, pour la Légion d'honneur. Cela lui suffit pour dévaliser la maison de fond en comble. Il est juste d'ajouter que dans cette œuvre de réparation sociale, il fut aidé par Mme Eudes ; car il y avait une madame Eudes, qui n'était point encore épousée.

 

III. — LA GÉNÉRALE EUDES.

L'autel de la nature. — La fille Victorine-Louise Louvet. — Aptitudes masculines. — Pillage. — Les robes de Mme Leflo, les vestes fourrées du général Gallifet. — Une révélation. — Vol continu. — L'argenterie de la Légion d'honneur. — L'expertise de l'opticien. — Les divers domiciles. — Les réceptions. — Réquisition. — Le colonel Collet. — Mégy. — L'ouvrier stupide. — Eudes au Comité de salut public. — Les naufragés. — Le Comité des trente-trois. — Eudes dictateur. — Son ministère. — Plusieurs et plusieures. — Brûlez tout !

 

Dans ce monde-là, on se marie volontiers à l'autel de la nature ; la concubine en est quitte pour prendre le nom de son homme. C'est ainsi que la fille Victorine-Louise Louvet était appelée Mme Eudes depuis 1867, quoique son général ne l'ait épousée qu'en 1873, à Genève. C'était une femme jeune, blonde, maigrelette, peu scrupuleuse, assez jolie, marquée d'une tache rouge sur le front, naturellement agitée, très vulgaire, quoique prétentieuse et jouant à la madame, comme Eudes jouait au général. Elle menait celui-ci par le bout du nez, et ne se gênait guère pour faire elle-même des promotions dans l'état-major. Qui lui plaisait obtenait facilement un galon de plus, avec supplément de solde. Je m'imagine qu'elle était désespérée d'être femme, ou que tout au moins elle eût voulu être la femme à barbe. Dans la brutalité des opinions qu'elle émettait, dans la grossièreté de son langage, dans sa liberté d'allures, pour ne dire plus, on sentait le regret d'être condamnée à porter des jupes ; elle ne détestait pas la violence masculine de certains exercices, et si elle ne pratiquait ni la boxe ni la savate, elle aimait à prendre un fleuret et à faire des armes. Parfois le soir, à la Préfecture de police, lorsque Raoul Rigault n'avait pas trop bu, elle faisait assaut avec lui et ne savait pas cacher son dépit d'être souvent touchée. Très communarde et le criant pardessus les toits, elle n'en était pas moins en relations avec un émissaire du gouvernement de Versailles et elle lui fournissait des renseignements qui furent qualifiés de précieux[4]. Elle savait mettre le temps à profit. Elle ne fit que traverser le ministère de la guerre, mais elle s'y conduisit comme en pays conquis et expédia dans un logement qu'elle avait loué rue Saint-Ambroise, sous un faux nom, tous les objets de toilette ou d'art qu'elle avait pu ramasser dans les appartements particuliers réservés à la famille des ministres. Robes, fourrures, armes de prix, garnitures de cheminée, elle fit main basse avec discernement sur tout ce qui représentait quelque valeur. Elle se pavanait dans les toilettes de Mme Le Flo, pendant que son général, revêtu, malgré la tiède température, des vestes fourrées du marquis de Gallifet, se promenait à la tête de sa maison militaire. Le ministère était au pillage. Cela dura jusqu'à l'heure où Eudes, remplacé par Cluseret, fut nommé commandant des forts du Sud et installa son quartier général au séminaire d'Issy, dont tout le linge de table et de literie disparut comme par enchantement. D'Issy on alla au Petit-Montrouge, et l'on vint enfin s'abattre sur la Légion d'honneur, dans le palais qui avait servi de résidence à Lacépède, à Mac-Donald, à Mortier, à Gérard, à Oudinot, à Molitor, à Exelmans, à Pélissier, à l'amiral Hamelin. Eudes trouva légitime d'occuper la place de tant de héros.

Le commandant de place du séminaire d'Issy, Léopold Caria, avait suivi Eudes au Petit-Montrouge et à la rue de Lille. Pour des causes que nous ignorons, il a publié, dans le journal la Fédération du 25 janvier 1873, un long mémoire relatant les hauts faits du citoyen et de la citoyenne Eudes[5]. C'est ce mémoire, écrit par un témoin oculaire, que nous suivons pas à pas dans notre récit ; il concorde du reste avec l'enquête faite sur les événements qui se sont passés, pendant la Commune, au palais de la Légion d'honneur, où l'on débuta par quelques exécutions historiques en brisant, à coups de marteau, un buste en marbre de Napoléon Ier. L'argenterie du palais avait de la valeur, car non seulement elle se composait de celle qui servait aux réceptions, mais aussi des vases sacrés, des services en vaisselle plate, de cinq cents couverts et de cinq cents timbales, appartenant à la maison d'éducation de Saint-Denis. Tout avait été caché avec soin ; aussi le premier devoir du général Eudes en s'établissant rue de Lille fut-il d'interroger le conservateur du mobilier, et de le sommer, sous peine d'être passé par les armes, de livrer l'argenterie de la grande chancellerie. Le conservateur fut forcé d'obéir ; il réussit cependant à ne désigner que deux cachettes, placées sous les marches d'un escalier, et put ainsi sauver plus d'un objet. Une masse considérable d'argenterie fut remise à Eudes. On en prit quelques pièces comme échantillon, et on les fit essayer par un opticien du voisinage : car, disaient les aides de camp du général, ils sont si canailles à la Légion d'honneur, qu'ils sont capables de nous avoir donné du faux. L'expertise les rassura et l'argenterie fut portée à la Monnaie. Caria prétend que la Monnaie ne reçut que les deux tiers de l'argenterie réquisitionnée et que le surplus est resté aux mains du général Eudes. Le fait est-il vrai ? Nous l'ignorons ; mais, le 23 avril, Eudes réunit les officiers de son état-major et leur enjoignit de garder dorénavant le secret sur toute découverte d'objets cachés, et de n'en parler qu'à lui seul. Il ressort de là une présomption qui n'a pas besoin de commentaire pour être appréciée.

Mme Eudes, dès qu'elle fût à la Légion d'honneur, s'empressa de louer un nouvel appartement, avenue Parmentier, et s'y prépara un second garde-meuble, car celui de la rue Saint-Ambroise devenait insuffisant. On déménagea sans mystère ; on s'amassa quelques ressources pour mieux vivre lorsque cette sarabande hébertiste aurait pris fin. Glaces de Venise, assiettes et verreries, édredons, serviettes, rideaux, collection d'autographes, nécessaires de voyage, nappes pour des dîners de cent couverts, torchons, tabliers de cuisine, sans oublier les croix de commandeur et les médailles d'argent, passèrent ouvertement du domicile officiel de Mme la générale à ses deux domiciles clandestins. Elle faisait des largesses à ses amies, et la fille Labourcey, femme transitoire et peu légitime du colonel Emile Gois, reçut sa part de prise, qui ne. fut point mince, et que l'on retrouva, en partie, rue des Couronnes, au logement de celui-ci. Eudes, de son côté, avait mis la main sur 1600 ou 1700 médailles militaires et croix, qui furent placées en lieu sûr.

Le 22 mai, dans la matinée, au moment où, malgré les dénégations des membres de la Commune, il ne fut plus possible de douter de la rentrée des troupes françaises dans Paris, le général Eudes, aidé de la fille Louvet, prit ses dispositions stratégiques ; il fit intrépidement charger sur trois fourgons : cinquante paires de draps, quatre cents serviettes damassées, quatre matelas, six couvertures, des oreillers, des traversins ; il y ajouta bravement ce que l'on put découvrir de literie, d'argenterie, de croix, d'objets précieux, et l'on dirigea le tout sur l'avenue Daumesnil. C'est ainsi que l'on sut exercer la revendication sociale dont on nous parlait depuis longtemps, sans nous l'expliquer ; grâce à Eudes et à ses congénères, nous savons aujourd'hui en quoi elle consiste.

On recevait quelquefois, le soir, à l'ancien palais du prince de Salm, et l'on y faisait des bombances dont les tapis avaient conservé la trace. Pour ces solennités, Mme Eudes portait en sautoir le cordon rouge des grand'croix, mais elle n'en était pas' plus fière pour cela, et disait volontiers au concierge du palais : Ce n'est plus comme du temps de Flahaut, où tu étais forcé de dire : Monsieur le comte ; appelle-moi comme tu voudras ; tutoie-moi si ça t'arrange ; moi, je m'en bats l'œil. Il était de bon ton de se montrer aux soirées de Mme Eudes, et le monde communard s'y empressait. C'était quelque chose d'être admis, dans l'intimité, au palais de la Légion d'honneur. On se rengorgeait en disant : Je vais chez la générale. Rien n'y manquait, ni les bons vins pris dans la cave des chanceliers, ni les femmes. Un soir cependant que celles-ci n'étaient pas en nombre suffisant pour un petit bal, une simple sauterie que l'on voulait improviser, Eudes envoya ses plantons chercher huit femmes convenablement vêtues, en bonne santé : service de l'état-major, dans un endroit que le lecteur devinera, si bon lui semble, car je ne le lui dirai pas. Pour cette circonstance, Eudes signa : Général, grand chancelier de la Légion d'honneur.

Les familiers de la maison appartenaient presque tous à l'état-major : c'était Emile Gois et sa concubine Labourcey, blanchisseuse à Charonne ; c'était le colonel Collet, de son métier marchand de légumes et parfois brocanteur, qui avait accompli un haut fait militaire dont il aimait à se vanter : au delà de Vaugirard, près de la porte de Vanves, il avait, à la tête de quelques fédérés, surpris deux gendarmes envoyés en reconnaissance ; il les fit dépouiller de leurs vêtements, car il pleuvait, et lorsqu'ils furent nus, il les fusilla. Sa femme, qui l'avait accompagné à la Légion d'honneur, était de mœurs simples ; elle disait franchement qu'elle se sentait déplacée dans le grand monde : ça lui faisait quelque chose de monter au salon chez Mme la générale, et par goût elle se tenait à la cuisine, où elle prenait ses repas.

Il y avait fête à la Légion d'honneur lorsque Mégy daignait y venir ; on l'appelait le capitaine Mégy, le général Mégy, au choix ; il n'insistait pas, mais le dernier titre lui convenait mieux ; en effet, n'avait-il pas droit à tous les honneurs, lui qui avait tué un inspecteur de police chargé de l'arrêter, qui avait été condamné par les sicaires de la tyrannie à quinze ans de travaux forcés, et auquel le gouvernement dû 4 septembre avait ouvert à deux battants les portes du bagne de Toulon ? On aimait à voir ce collègue en assassinat, et cependant on le redoutait un peu, car il avait un caractère primesautier qui déroutait les prévisions. Ainsi, lorsqu'il était en train de causer, autour de quelques bouteilles à cachet rouge, il prenait son revolver et, sans même interrompre la conversation, tirait dans les glaces, dans les tableaux, ou dans le cadran des pendules ; très brave, du reste, ainsi qu'il le prouva en faisant fusiller, le 22 mai, le portier de l'hôtel de M. de Chabrol et en allant lui-même, le 24, en amateur au chemin de ronde de la Grande-Roquette décharger son fusil sur l'archevêque de Paris. Il avait eu à commander le fort d'Issy, qu'il abandonna avant l'heure ; car se bien battre est plus difficile que de bien assassiner. Rossel sut l'apprécier et le peignit d'un mot : Mégy est un ouvrier stupide. Rossel n'est pas plus indulgent pour Eudes ; il en parle et dit : Son occupation ne s'étendait pas au delà de la cuisine, ce qui n'empêcha pas la Commune d'appeler Eudes à faire partie du Comité de salut public, le 9 mai, avec Gabriel Ranvier, Ant. Arnaud, Ferd. Gambon et Delescluze. De la sorte, il porte les responsabilités de la dernière heure ; mais, prévoyant le sort qui pouvait l'atteindre, il quitte, dès le 27 mai, ses galons, son écharpe, ses insignes de général ; il reprend les vêtements bourgeois et se dispose à passer à l'étranger avec les économies faites au palais de la. Légion d'honneur..

Il a réussi à dépister les recherches et à fuir. M. et Mme Eudes ont fait un voyage d'agrément en Suisse, en Allemagne, en Belgique, et se sont enfin décidés à fixer leur résidence à Londres. Ce que le général Eudes fait en Angleterre, nous pouvons le dire. Il est arrivé aux réfugiés de la Commune ce qu'il advient ordinairement aux naufragés : ils se sont dévorés entre eux. Ils se sont mutuellement reproché leurs méfaits ; comme les gens dont la probité n'est à l'épreuve de rien, ils se sont accusés d'appartenir à la police et ont fait tant de bruit dans leurs conciliabules, que l'écho en est parvenu au dehors. L'un d'eux, soupçonné de vivre de ressources dont l'origine devait rester inconnue, a exigé que l'on ouvrît une enquête sur son compte. L'enquête a été faite simultanément en Angleterre, en Belgique et en Suisse ; elle ne lui a point été favorable, ce qui nous importe peu ; mais elle a été rendue publique, et elle nous permet de parler en connaissance de cause des destinées que le général Eudes et ses amis réservent à la France.

Le général attribue la défaite du mois de mai 1871 à ce que, dans tous les événements de la Commune, il n'a eu qu'un rôle secondaire à jouer ; s'il eût été maître, et seul maître, tout eût marché à souhait. Aussi, pour ne pas retomber dans les fautes du passé et assurer l'avenir de la prochaine révolution, il a jeté à Londres les bases de notre futur gouvernement ; il l'a appelé : la Commune révolutionnaire, autrement dit : le Comité des trente-trois. Quelques sceptiques, — dont la justice du peuple aura bientôt raison, — ont poussé la mauvaise grâce jusqu'à surnommer ce comité : la Société du doigt dans l'œil ; en réalité, ce comité est la transformation de l'ancienne société secrète du double-six.

Le personnel est désigné ; les ministres sont nommés ; ils sont prêts à entrer en fonctions, et les voici ; Eudes, dictateur ; Cournet, ministre de l'intérieur ; Vaillant, ministre de l'instruction publique ; Breuillé, ministre de la police ; Viard, ministre du commerce ; Granger, Gois, Goullé, ministres sans portefeuille[6] ; le conseil des ministres forme le comité de salut public, sous la présidence du dictateur. On se réunit en conciliabule et l'on ne s'interpelle jamais que par son titre, tout en se tutoyant : citoyen dictateur ! citoyen ministre sans portefeuille ! et l'on discute. Que peut-on discuter ? l'avenir du prolétariat ? le moyen de donner la terre au paysan, l'usine à l'ouvrier, la misère à tout le monde ? Non pas ! on s'élève plus haut dans le domaine de l'idée et l'on règle l'ordre des prochaines exécutions. Qui fusillera-t-on d'abord, les prêtres ou les gendarmes ? les adversaires de la Commune révolutionnaire ou les monarchistes ? Le programme revendique le droit à l'incendie et aux exécutions sommaires. Ces rêveries occupent les loisirs et entretiennent les méditations du général Eudes et de ses associés. Ils ont débité tant de sottises qu'ils en sont arrivés à révolter leurs anciens camarades de massacre ; le groupe des blanquistes a fini par les répudier. Un de ceux qui ont été les plus violents pendant la Commune, a écrit : Le manifeste de la Commune révolutionnaire est le comble de l'imbécillité et de l'infamie ; ces misérables mettent comme programme l'incendie, on n'est pas plus idiot ; sans compter qu'il faudrait rétablir au moins la connétablie pour l'illustre général Eudes. Si, comme tant de gens naïfs l'ont dit, la Commune a été un moment d'erreur, il faut avouer que le moment se prolonge plus que de raison[7].

Le Comité des trente-trois a ses protégés ; on va voir ce qu'ils valent. Les réfugiés ont fondé à Londres une école laïque française ; rien de mieux. Le Comité a eu assez d'influence pour faire adopter l'instituteur qu'il patronnait, le citoyen H..., qui se donne pour bachelier ès lettres, ancien professeur, et qui, je crois, a été substitut de Raoul Rigault. Or, dans une inspection, on a constaté que ce lettré ignorait, en géographie, l'existence des quatre points cardinaux et qu'en orthographe il enseignait à ses élèves que plusieurs fait plusieures au féminin. Certes, cette science suffirait au besoin pour organiser un nouveau massacre d'otages, mais on a cependant remercié l'instituteur, qui a dû crier à la réaction.

Si le général Eudes s'était contenté de démeubler à son profit le palais de la Légion d'honneur, de parader dans son travestissement, de rédiger pour l'avenir des projets d'incendies et d'assassinats, on pourrait lever les épaules et n'en point parler ; mais il a été l'un des incendiaires de Paris ; aux dernières séances du Comité de salut public, il criait : Faites sauter les maisons ; incendiez les monuments ; brûlez tout ! et ça n'a pas été seulement une menace. L'ancien assassin de la Villette fut maître en l'art d'utiliser le pétrole, et il sut donner à son spahi de confiance des ordres qui furent exécutés.

 

IV. — L'INCENDIE.

La matinée du 22 mai. — Nous sommes trahis ! — Pillage des hôtels particuliers. — Effarement. — Premier centre de résistance. — Espoir déçu. — Les premières barricades. — Un avertissement donné par Jules Vallès. — Le marchand de vin Théodore Benoist. — Chef de la mairie du septième arrondissement. — Le couvreur Louis Benoni Decamp. —Les Enfants perdus. — Les pétroleuses. — Le diable noir. — N° 23.651. — Mégy fait fusiller le concierge Thomé. — Le Conseil d'Etat et la Cour des Comptes. — Les médailles de Sainte-Hélène. — Haute paye. — Eudes donne le signal de l'incendie. — Tout est en l'eu. — Le lampiste Rochaix, le cocher Cartier. — Courage et dévouement.

 

Le lundi 22 mai, les habitants de la portion de la rue de Lille comprise entre la rue du Bac et la rue de Bourgogne furent réveillés vers quatre heures du matin par un fracas inaccoutumé. Les fédérés postés au Trocadéro et à l'Ecole militaire, points stratégiques importants pour eux et faciles à défendre, fuyaient devant les troupes françaises, rentrées dans Paris depuis la veille. Fantassins, cavaliers, gardes nationaux, officiers, cantinières, voitures et canons couraient à la débandade. Tout ce monde affolé vociférait ; un cri dominait les autres : Nous sommes trahis !

Les troupes du colonel Vinot, celles du lieutenant-colonel Razoua décampaient lestement, mais elles étaient précédées par Mégy, qui, monté sur un bon cheval, ballottait au galop. Il s'arrêta au palais de la Légion d'honneur, s'y sentit un peu rassuré et se réunit au général Eudes. Rapidement on tint un conseil de guerre d'où résulta un ensemble de mesures stratégiques qui consistèrent à piller les hôtels de MM. de Bagneux, de Chabrol et de Béthune. Tout ce qui pouvait être emporté fut chargé sur des fourgons ; les gros meubles, les matelas furent jetés par la fenêtre sous prétexte qu'on les utiliserait à la construction des barricades. Afin de se raffermir le cœur et de mieux résister aux attaques de la réaction, on but largement dans les caves des maisons mises à sac ; tout le jour, l'orgie fut en permanence pour ceux qui restèrent dans le quartier, car un grand nombre de fuyards s'étaient dirigés vers le centre de Paris.

Pendant quatre heures environ, c'est-à-dire jusqu'à huit heures du matin, les bandes de fédérés passèrent dans la rue de Lille comme un troupeau pris de vertige. Vers huit heures, une centaine d'hommes plus solides que les autres ou las de courir firent halte clans la rue Solférino, entre le palais de la Cour des Comptes et celui de la Légion d'honneur ; ils s'aperçurent qu'ils n'étaient point poursuivis. Un ancien chasseur d'Afrique nommé Gustave Pélicot, qui commandait le corps des éclaireurs du général Eudes, et qui faisait le service à la Légion d'honneur, essaya d'organiser la résistance. Il plaça des sentinelles dans la rue de Lille, sur le quai d'Orsay, afin d'arrêter les fuyards ; il fit filer des fédérés sur le pont Solférino, afin d'aller occuper la barricade élevée en arrière du pont de la Concorde, entre la terrasse du bord de l'eau et le parapet du quai des Tuileries. Ce centre de défense ne tarda pas à s'accroître et engloba les rues voisines, bientôt couvertes de barricades rapidement construites, pendant que la prudence des mouvements stratégiques de notre armée laissait trop de loisir à l'insurrection.

J'ai sous les yeux le récit écrit par un concierge de la rue de Lille, témoin et victime des faits qu'il a racontés, car la maison dont il avait la garde a été brûlée. De quatre heures du matin à huit heures, le pauvre homme vague dans les rues, rencontrant les fédérés ahuris ; il court au Corps législatif, il se masque derrière le parapet du quai d'Orsay, regarde vers les Champs-Elysées, entend quelque fusillade, prend espoir d'être promptement délivré, et retombe en désolation lorsqu'il comprend que nos troupes se massent vers l'Arc de Triomphe au lieu de marcher en avant. Hélas ! dit-il, si les sauveurs de Paris avaient su ce que je savais ; si du moins j'avais pu leur faire connaître, à huit heures du matin, ce que je voyais de mes yeux, nous étions sauvés ; il suffisait de deux cents cavaliers pour chasser tous ces fuyards et en nettoyer les rues, car, dans tout notre faubourg Saint-Germain jusqu'à l'Hôtel de Ville, il n'existait pas une seule barricade. Cela est strictement vrai ; toutes les défenses du quartier de la rive gauche qui côtoie la Seine, furent élevées dans la journée du lundi 22 mai, entre huit heures du matin et deux heures de l'après-midi[8]. Ces défenses, il fallut les tourner ou les prendre ; cela exigea bien des heures, et lorsque nos troupes purent enfin s'en emparer dans la matinée du 24, elles pénétrèrent au milieu d'une fournaise, car tout brûlait. Eudes et Mégy n'avaient point perdu leur temps ; ils s'étaient tenus prêts à l'incendie et avaient mis tout leur zèle à exécuter le plan longuement élaboré par les Érostrates de ruisseau qui formaient la Commune. Le Cri du Peuple, rédigé par Jules Vallès, publia, en date du 14 mai, l'avis suivant : On nous avait donné, depuis quelques jours, des renseignements de la plus haute gravité, dont nous sommes aujourd'hui parfaitement sûrs. On a pris toutes les mesures pour qu'il n'entre dans Paris aucun soldat ennemi. Les forts peuvent être pris l'un après l'autre. Les remparts peuvent tomber. Aucun soldat n'entrera dans Paris. Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra. Que l'armée de Versailles sache bien que Paris est décidé à tout plutôt que de se rendre. C'était fort clair. L'entrée inopinée des troupes françaises neutralisa en partie l'exécution de ces projets. A défaut de la dynamite que l'on n'eut pas le temps de réunir en quantité suffisante, on fut réduit à se servir d'huile de pétrole, et chacun fit de son mieux.

Il y eut dans le faubourg Saint-Germain deux groupes distincts de résistance, agissant indépendamment l'un de l'autre, mais concourant au même but. Le premier était représenté par un marchand de vins nommé Théodore Benoist, homme violent, âgé de quarante-six ans, qui s'était installé à la mairie de la rue de Grenelle. Ambitieux, quoique illettré, il s'était agité pour se faire connaître et obtenir quelque situation qui lui permit de déployer les talents qu'il se supposait. Lors des élections de la Commune, il avait présidé la seizième section du septième arrondissement ; il avait participé à la dissolution du 15e bataillon de garde nationale resté fidèle aux lois et avait dépensé une extrême activité dans la formation du 105e et du 187e bataillons fédérés, recrutés parmi les gens d'opinion excessive. Ce zèle avait enfin été récompensé, et Théodore Benoist avait été nommé membre de la commission militaire du septième arrondissement. Ces commissions, on le sait, avaient été instituées pour requérir les armes et rechercher les réfractaires, ce qui autorisait ceux qui les composaient à entrer de jour et de nuit dans les maisons, à faire des perquisitions dont on ne sortait pas souvent les mains nettes, à signer des ordres d'arrestation et à confondre parfois les couverts d'argent avec les armes de guerre. Théodore Benoist accepta ce mandat avec joie et l'exerça brutalement. Il montra plus de zèle qu'on ne lui en demandait. Il ne porta jamais d'uniforme, mais son écharpe rouge et son revolver remplaçaient les galons dont ses complices aimaient à zébrer leurs manches. Il dévalisa plus d'une maison et promettait aux réfractaires, c'est-à-dire à ceux qui répudiaient toute solidarité avec la Commune, de leur laver la tête avec du plomb. On eût dit que le faubourg Saint-Germain lui appartenait ; il s'en croyait le maître ; il voulut le défendre. Le 22 mai, dans la matinée, il envoya la dépêche suivante à l'Hôtel de Ville : Citoyens, nous sommes à la mairie du septième ; quelques gardes avec moi ; nos chefs nous ont abandonnés. J'ai proposé de faire des barricades à deux heures du matin au bout des rues de Grenelle et Saint-Dominique. Le colonel (?) nous a répondu qu'il n'avait pas d'ordres. Le peuple pour sa défense n'a pas besoin d'ordres. Théodore Benoist, en effet, n'eut pas besoin d'ordres ; il sut tout prévoir et tout exécuter. Sous peine de mort, il força les employés réguliers de la mairie à se retirer, puis il courut au plus pressé, c'est-à-dire à la caisse, qu'il essaya de défoncer à coups de crosse de fusil ; n'y parvenant pas, il la fit charger sur une voiture à bras et l'expédia on ne sait où. Pendant la journée il dirigea la construction des barricades ; le lendemain 23, il combattit. Aux habitants, il disait : Tout le faubourg Saint-Germain doit sauter, c'est décidé ![9] Tout le faubourg ne sauta pas, mais la poudrière de l'École d'état-major éclata, ébranlant le quartier voisin, et Théodore Benoist fit allumer l'huile de pétrole dans la maison du marquis de Villeneuve de Bargemont.

Le second groupe de destruction se tenait dans la rue de Lille, au palais de la Légion d'honneur ; Eudes et Mégy le dirigeaient. Leur fondé de pouvoir fut un couvreur d'une quarantaine d'années, nommé Louis Benoni Decamp, qui passait pour un des bas officiers attachés à l'état-major d'Eudes, qui, en réalité, était le cocher du général, et qui se révèle à la dernière heure. Il reçut probablement les ordres de Mégy lui-même, tandis que le général Eudes donnait ses instructions à son spahi. Aussitôt que l'emballage des objets volés eut été terminé, Eudes, en compagnie de Mégy, se transporta à la caserne du quai d'Orsay. Le palais de la Légion d'honneur, après avoir été le quartier général de l'assassin de la Villette et de la fille Louvet, allait devenir le quartier général de l'incendie et des incendiaires. Le spahi et Benoni Decamp, pour n'être point gênés dans leurs opérations, firent arrêter le concierge du palais, M. Hamel, qui fut écroué au Dépôt de la Préfecture de police, d'où il parvint à s'échapper le lendemain 24, lorsque le sous-brigadier Braquond délivra les détenus.

La garnison du palais était composée du 135e bataillon de fédérés appartenant à Belleville. Dans la matinée, on avait reçu comme renfort une partie de la Légion des enfants perdus. Pendant la Commune, il y eut deux troupes de vauriens qui portèrent ce nom : l'une commandée par Isaï Lambert, l'autre par Edmond Refray ; quelle fut celle qui vint travailler dans la rue de Lille ! Nous l'ignorons[10]. Ces enfants perdus formaient une bande dans laquelle on avait indistinctement versé la lie des faubourgs, de la province et de l'étranger qui fermentait dans Paris. Decamp en avait pris le commandement et les distribua selon les nécessités de la lutte. Ces gens stationnèrent presque tout le jour derrière les barricades encore peu attaquées, et firent le coup de feu lorsque cela fut nécessaire. On les avait gardés pour le combat, et au milieu d'eux on pouvait remarquer cinq femmes très exaltées. Elles secouaient les indolents, ranimaient les timides et criaient volontiers : Il faut que Paris crève ! C'étaient les femmes Masson, Suétens, Rétiffe, Marchais et Papavoine. Elles s'empressaient autour du spahi, qu'elles appelaient le diable rouge, sans qu'il parût s'en blesser, et lui disaient : Y es-tu ? Faut-il commencer ? De sa voix gutturale, il répondait : Le général n'a pas donné l'ordre.

Des voitures du train avaient apporté soixante tonneaux de pétrole qui étaient symétriquement rangés dans la cour du palais de la Légion d'honneur. Cela devait suffire à incendier tout le quartier, et l'on y comptait bien. Par surcroît de précaution, le spahi et Benoni Decamp avaient fait rouler dans les caves — tout le vin en avait été bu — des barils de poudre et des caisses de cartouches. On se tenait prêt à mettre le feu, si les Versaillais apparaissaient ; mais ils ne se montrèrent pas le lundi, et la rue de Lille eut encore un jour à vivre.

La soirée y fut bonne pour les fédérés : répandus dans les hôtels qu'ils avaient mis au pillage, réunis aux femmes qui les escortaient, ils firent bombance et chère lie. Pendant que le général Eudes s'était rendu au Comité de salut public, Mégy buvait et pérorait dans les salons de l'hôtel du comte de Chabrol. Les fédérés venaient prendre ses ordres, et lorsqu'il était satisfait de leur attitude militaire, il les nommait d'emblée lieutenants ou capitaines. Il libellait lui-même les brevets et, par une fantaisie de galérien triomphant, il les signait du numéro matricule qu'il avait porté au bagne de Toulon : 23.654.

Le concierge de l'hôtel Chabrol, brave homme nommé Thomé, père de deux enfants, désespéré de voir saccager la demeure de son maître, ayant vécu tout le jour au milieu des angoisses et des vexations de toute sorte, eut un accès de colère qu'il eut l'imprudence de ne pas modérer. Mal lui en advint. Il apostropha Mégy et lui lança au visage quelques épithètes que l'ouvrier stupide ne trouva pas de son goût. Mégy lui prouva sans délai comment les hommes de la Commune entendaient la fraternité. Benoni Decamp fut appelé, il comprit sans peine de quoi il s'agissait. Il s'empara de M. Thomé, le fit appliquer contre un mur et fusiller. La femme et la belle sœur de ce malheureux jetaient des cris et se ruaient sur les assassins. Elles furent saisies ; mais, avant de les passer par les armes, on voulut boire encore une tournée. La mesure était comble ; ces assassins étaient déjà tellement saouls qu'un verre d'eau-de-vie de plus les assomma. La plupart d'entre eux roulèrent sur le parquet et s'endormirent. Les deux femmes purent s'enfuir et se réfugier dans une maison de la rue des Saints-Pères.

Le lendemain mardi, 23 mai, les fédérés, les Eudes, les Mégy, les Decamp, ne purent conserver aucune illusion ; ils allaient être forcés, et le moment était venu de détruire la rue de Lille avant de l'abandonner. Ils eurent la gloire — ils s'en sont vantés depuis — de donner l'exemple et d'allumer les premiers incendies. Sous la double direction du couvreur Decamp et du spahi, on procéda avec un certain ordre, et l'on se rendit d'abord à la Cour des Comptes. Le concierge en avait fermé toutes les grilles ; on eut beau l'appeler, il ne répondit pas. On n'y mit pas longue insistance, et l'on pénétra dans le palais par la porte ouverte sur la rue de Bellechasse, qui donne accès dans les bâtiments du Conseil d'État ; on roula un baril de poudre dans la salle des séances, on y défonça un tonneau de pétrole, on répandit l'huile minérale dans les salons contenant les tableaux de Flandrin et d'Eugène Delacroix, dans le grand escalier peint par Chasseriaux. En franchissant la galerie extérieure, on entra dans la Cour des Comptes ; le spahi regardait faire et disait : Taiéb ! (bien). Par une fantaisie singulière, deux hommes, marchant sous la galerie du Conseil d'État, portaient des tabliers pleins de médailles de Sainte-Hélène (cuivre), qu'ils lançaient à la volée dans les cours, semblables à des semeurs qui jettent la graine aux sillons. La fille Marchais, la Papavoine, la Rétiffe, la Masson, la Suétens, badigeonnaient les murs, et, en passant, mettaient dans leurs poches les menus objets oubliés sur les bureaux. On alla ensuite aux archives de la Cour des Comptes, vaste et légère construction pleine de papiers, qui promettait une belle proie à l'incendie. Quand on manquait de pétrole, on allait en chercher à la réserve centrale, c'est-à-dire au palais de la Légion d'honneur. On fit des préparatifs analogues à l'hôtel de la Caisse des dépôts et consignations, à la caserne d'Orsay. On distribua des bidons, des touries aux incendiaires de bonne volonté. Eudes et Mégy excitaient ces bandits. Benoni Decamp criait : C'est notre droit ! c'est notre droit ! Puisque les Versaillais nous assassinent, nous avons le droit de tout brûler ! Dans de telles circonstances, la rhétorique est bonne, mais l'argent est meilleur. Une douzaine d'incendiaires reçurent chacun soixante-cinq francs. Cette largesse au peuple fut accueillie par les cris de : Vive la Commune !

La Cour de la Légion d'honneur était tellement saturée d'huile de pétrole qu'il en avait coulé jusque dans le ruisseau de la rue ; on l'avait jetée à pleins seaux dans les appartements, et, je le rappelle, les caves avaient reçu des barils de poudre et des sacs de munitions. On comptait sur l'explosion pour jeter bas une partie du quartier. Or, il y avait à la Légion d'honneur un employé à la lampisterie, nommé Rochaix, qui s'était caché sous la cage de l'escalier et regardait l'œuvre des incendiaires, bien décidé à faire tout ce qui serait en son pouvoir pour essayer de sauver le palais. C'était rêver l'impossible, et cependant ce fut grâce à son dévouement que l'explosion fut évitée.

Tout était prêt ; il était environ six heures du soir ; le mouvement tournant des troupes de Versailles s'accentuait ; le général Eudes, que Mégy éclairait de ses conseils, jugea que le moment était venu. Il était à cheval, au milieu de la rue de Lille, plus pimpant que jamais, la moustache en crocs, le sourire aux lèvres, cabotinant jusqu'à la dernière minute et prêt à se replier en bon ordre sur l'Hôtel de Ville, où tant de crimes à commettre l'attendaient encore.

Lentement et théâtralement, il leva son épée. A ce geste, une sonnerie de clairon répondit : c'était le signal. Devant la Légion d'honneur, un officier du 135e bataillon de fédérés lâcha un coup de revolver sur le ruisseau, qui prit feu instantanément et porta l'incendie dans le palais. Le Conseil d'État, la Cour des Comptes et ses archives, la caserne d'Orsay, l'hôtel de la Caisse des dépôts et consignations, c'est-à-dire tout le côté droit de la rue de Lille, furent allumés en même temps. Eudes, suivi de sa maison militaire, se dirigea par les quais vers l'Hôtel de Ville. Sa dame n'était pas avec lui ; elle était rue Saint-Ambroise, ou avenue Parmentier, ou boulevard Daumesnil, occupée à empaqueter, pour un prochain départ, le butin conquis sur l'ennemi.

M. Lissagaray, un des apologistes les plus sincères de la Commune, dit, dans son Histoire (p. 370) : Le bataillon fédéré qui tient depuis deux jours à la Légion d'honneur, évacue, à cinq heures, cette chapelle malpropre après l'avoir incendiée. Les flammes s'élancèrent, et la fumée des huiles minérales monta vers le ciel comme un ouragan. Les fédérés avaient fui ; Decamp et le spahi avaient disparu ; Rochaix s'élança hors de sa cachette et courut chercher un cocher qu'il connaissait, M. Cartier, demeurant rue de Lille, n° 97. Tous deux, sous l'incendie qui dévorait les basses constructions du palais de la Légion d'honneur, descendirent dans les caves et parvinrent à en retirer les matières explosibles dont elles étaient remplies, avant que le feu eût pu les atteindre. Si la rue de Lille, le Corps législatif et le quai d'Orsay n'ont point été renversés, on le doit au courage intelligent de MM. Rochaix[11] et Cartier.

Dans cette histoire de la Commune dont j'ai entrepris de raconter quelques épisodes, ce qui rassérène l'esprit fatigué par la succession de tant de crimes, c'est le spectacle du devoir accompli par des hommes tranquillement valeureux, qui ne se doutent même pas qu'ils ont été des héros. Toutes les fois que j'en ai eu l'occasion, j'ai signalé ceux que j'ai pu découvrir, sans nul bénéfice pour eux, je le constate avec douleur ; mais combien qui se sont admirablement conduits resteront à jamais ignorés et n'auront pour récompense que le souvenir de leur belle action !

 

V. — LA RUE DE LILLE.

Le n° 59. — La fin du monde. — A l'hôtel de Béthune. — Taiéb ! — Les maisons incendiées. — La responsabilité du crime remonte à Eudes et à Mégy. — Le pasteur Rouville. — Il y a de quoi mourir d'épouvante. — Aumônier des prisons. — Il résout de sauver sa maison. — La parole. — Émotion des fédérés. — Un vieux sergent. — Les officiers. — Tant pis, je désobéirai. — Je crois en Dieu ! — Les explosions. — Le départ. — Carrefour Bucy. — La maison est intacte. — Regardons aux choses invisibles ! — Les derniers ordres du général Eudes. — Type du général communard.

 

Il ne suffisait pas à Eudes, à Mégy et à leurs complices d'avoir incendié les édifices appartenant à l'État, ils se ruèrent sur les propriétés privées et en firent un monceau de cendres. Le côté droit de la rue de Lille flambait, on mit le feu au côté gauche. On commença, je crois, par la maison portant le n° 59. Quelques fédérés mêlés à des Enfants perdus, excités par les femmes que j'ai nommées, obéissaient au spahi qui promenait son burnous rouge devant les flammes. Ils attaquèrent la maison, en brisèrent les devantures à coups de crosse de fusil et y lancèrent du pétrole. Les locataires qui n'avaient pas fui, les portiers, les femmes, les enfants se lamentaient autour des incendiaires, les conjuraient de les épargner, de ne pas les réduire à la misère, de leur donner au moins le temps d'emporter leurs pauvres nippes. On les traitait de Versaillais, on leur mettait le revolver sur la gorge ; la fille Marchais, vivandière des Enfants perdus, un fusil en bandoulière, criait : F... le feu partout ! Une femme, que suivaient deux petits enfants accrochés à sa robe, saisit un fédéré à bras-le-corps : Protégez-nous, sauvez-nous ! Sauvez mes enfants ! Ne laissez pas brûler la maison ! Le fédéré la repoussa sans violence, et, levant les bras avec découragement, il répondit : Madame ! ne voyez-vous donc pas que c'est la fin du monde !

A l'hôtel de Béthune, le concierge, sa femme, son fils et son neveu, injurient les incendiaires ; on les pousse dans la cave à coups de pied ; on leur crie : Il faut que vous creviez là dedans ! et l'on met le feu aux appartements ; c'est miracle que ces malheureux n'aient point péri, et qu'ils aient pu se sauver. Tous ceux qui ont assisté à ce spectacle ont répété la même parole : c'était l'enfer ! L'une après l'autre, les maisons furent incendiées. On criait dans la cour : Allons ! vite ! descendez, on va tout flamber ! Puis dans les boutiques, dans les appartements, on versait de l'huile de pétrole, on la touchait d'une allumette, et tout n'était plus qu'un brasier. Dans les fenêtres, on tirait des coups de fusil, des coups de revolver ; le spahi regardait, répétait Taiéb ! (bien !), et vociférait quelque injure que l'on ne comprenait pas.

Les maisons portant les numéros 27, 37, 39, 45, 45, 48, 49, 50, 51, 53, 55, 57, 61, 65, 65, 67, 69, 81, 83, de la rue de Lille brûlèrent ; le numéro 47 fut sérieusement endommagé. Des numéros 3, 4, 6, 7, 9, 11 et 13 de la rue du Bac, il ne resta plus de trace. Depuis la rue de Bourgogne jusqu'à la rue de Beaune, la rue de Lille n'était qu'un embrasement. Le Paris de la rive droite contemplait les tourbillons de flammes et de fumée qui s'élevaient au-dessus de la Seine, ne comprenait pas et mettait sur le compte d'un accident de guerre le crime prémédité et accompli par la Commune.

Les habitants du quartier avaient fui ; quelques-uns, malgré le feu qui brûlait au-dessus de leur tête, s'étaient cachés dans les caves, au risque d'être écrasés par la chute des décombres ; il y eut des petits enfants qui crièrent pendant toute la nuit et que l'on ne put calmer. Dans ce désastre, on n'aperçoit aucun but stratégique ; on détruisit pour détruire, en haine d'une civilisation que l'on ne pouvait saccager à son aise. La responsabilité de cet incendie, qui, pour la seule Cour des Comptes, a anéanti des documents historiques de la plus rare valeur, remonte à Eudes et à Mégy. Ce sont eux qui en ont pris l'initiative, qui en ont surveillé les préparatifs et assuré l'exécution. Bénoni Decamp est mort au plateau de Satory ; la femme Masson a pu se dérober ; Théodore Benoist, les filles Rétiffe, Marchais, Suétens, Papavoine et Rocquin sont aux colonies pénitentiaires ; le spahi, rencontré le 24 mai, rue Gribauval, par une patrouille de l'armée régulière, raconta avec bonhomie tout ce qu'il avait fait ; son burnous rouge imprégné d'huile de pétrole l'accusait autant que ses aveux ; on le jeta contre une borne et on le fusilla.

Il y eut plus d'un épisode émouvant pendant cette soirée. A huit heures et demie, M. Rouville, pasteur protestant, était chez lui, rue de Lille, dans la maison dont il est propriétaire. Il entend une alerte, on crie : tout brûle ! il faut se sauver ! Il descendit alors, vit la rue en flammes et des gens qui se sauvaient en pleurant. Au moment où il rentrait chez lui pour enlever quelques objets précieux, des fédérés se précipitèrent dans la cour, criant : Partez vite, on va allumer ! Il se hâta. Il prit quelque argent, le manuscrit des sermons qu'il avait prononcés ; machinalement, par un de ces mouvements réflexes que donne l'habitude, il saisit sa canne et son chapeau ; puis, jetant un dernier regard sur l'appartement où il avait vécu, sur les mille souvenirs qui lui étaient chers, évoquant la mémoire des grandes destructions bibliques que la lecture des Livres saints lui avait rendues familières, il descendit l'escalier de sa demeure.

Dans la rue, c'était un indescriptible tumulte que dominait le cri des femmes, cri sans paroles, modulation suraiguë involontairement jetée par l'épouvante et qui vibrait au-dessus des rumeurs, comme un appel désespéré auquel nulle puissance surnaturelle ne répondait. Le pasteur Rouville s'arrêta. La maison voisine de la sienne flambait ; on mettait le feu à la maison vis-à-vis ; les maisons situées entre la rue de Beaune et la rue du Bac, rouges de la cave au grenier, vomissaient la flamme par les fenêtres brisées. La famille du pasteur n'était point à Paris ; il était seul avec une domestique qui ne le quitta point d'une minute ; c'est là sans doute ce qui détermina sa résolution et lui donna le courage de tout affronter pour sauver sa maison. S'il eût senti près de lui sa femme et sa fille, il n'eût songé qu'à leur salut et se fût empressé de les entraîner loin de ce lieu où, dit-il, il y avait de quoi mourir d'épouvante. Le pasteur Rouville est un petit homme que son activité conserve jeune et singulièrement énergique. Il appartient à cette forte race des protestants du Midi, qui a résisté à tout pour conserver ses croyances. Il aurait, parmi ses ancêtres, quelque Cévenol, compagnon de Jean Cavalier, je n'en serais pas surpris. Aumônier des prisons de la Seine, habitué à sonder les âmes douteuses, à chercher dans les cœurs vicieux quelques fibres intactes qui peuvent se rattacher à la vertu, fervent dans sa foi, éloquent, ayant une voix haute qui sait dominer le bruit, sachant par expérience qu'il n'est obscurité si profonde où l'on ne puisse faire pénétrer la lumière, il était, pendant la durée de la Commune, resté à son devoir, car les détenus avaient d'autant plus besoin de secours spirituels, que l'administration régulière ne veillait plus sur eux. Il avait souffert de l'incarcération des prêtres catholiques et avait signé la protestation que les pasteurs adressèrent à l'Hôtel de Ville pour demander la liberté de l'archevêque.

Seul, en présence du désastre qui le menaçait, il éleva son âme à Dieu, se rappela que la petite pierre de David a tué le géant philistin, et il résolut de combattre pour son foyer. Il se campa devant la porte pour en interdire l'accès, et, se servant des armes que la Providence et l'étude lui ont départies, il parla. Les fédérés s'arrêtèrent devant cet homme que sa simplicité rendait héroïque. Ce qu'il leur dit, on peut le supposer : Pourquoi frapper des innocents et se rendre exécrables ? Pourquoi s'en prendre à un protestant, à un pasteur dont la religion, appuyée sur le dogme du libre examen, s'associe volontiers aux idées républicaines ? La foi qu'il enseigne est celle qui a été promulguée par le Christ ; c'est le Christ qui a dit à Pierre : Remets ton glaive au fourreau ; c'est lui qui a dit aux hommes : Aimez-vous les uns les autres ! Non, le peuple de Paris, ce peuple dont on a partagé les souffrances et secouru les infortunes pendant le siège, ce peuple si bon lorsqu'il n'est pas égaré par les méchants, ce peuple ne brûlera pas la maison d'un pauvre pasteur dont la vie n'a été qu'une expansion de charité.

Il faut croire que le pasteur fut éloquent, car les fédérés qui l'écoutaient se mirent à pleurer, le saisirent et l'embrassèrent. Pendant ce temps, les locataires des boutiques de sa maison, un épicier, un tailleur, avaient abaissé les devantures de fer qui, du moins, faisaient obstacle à un premier jet de pétrole. Cela avait duré une heure ; les fédérés, touchés par le désespoir du pasteur, restaient près de lui et en avaient pitié ; un vieux sergent de la garde nationale demeura à ses côtés ; comme pour lui porter secours au besoin et maintenir un peu d'ordre parmi ses subordonnés. Quelque espérance renaissait dans le cœur de M. Rouville, et il se disait que peut-être sa maison serait épargnée, lorsque des jeunes gens portant le képi d'officier arrivèrent, comme pour passer l'inspection des incendies. A la vue d'une maison intacte, émergeant comme un îlot du milieu d'un océan de flammes, ils se récrièrent. Le pasteur s'élança et voulut parlementer avec eux. Ce fut peine perdue. Un lieutenant lui dit : Tu n'es qu'un vieux réac, tu nous embêtes avec tes phrases ; si tu n'es pas content, on va te coller au mur. Puis, se tournant vers les fédérés, et leur désignant de la main les maisons de la rue de Lille, il cria : Tout cela est au peuple ; le peuple a le droit de tout brûler ! C'en était peut-être fait de la maison du pasteur, lorsque le sergent des fédérés intervint et, s'adressant à l'officier, lui dit : J'ai reçu ordre d'arrêter le feu ici même. — Montre-moi ton ordre, riposta l'officier. Le sergent répondit : C'est un ordre verbal. Une altercation s'éleva entre ces deux hommes ; le sergent tenait bon, l'officier insistait et, selon l'usage du moment, menaçait de faire passer le récalcitrant par les armes.

Un incident dénoua la situation : un officier monté arriva au galop et commanda aux fédérés de se mettre en retraite, parce qu'ils allaient être cernés par les Versaillais. Presque tous les gardes nationaux s'éloignèrent prestement ; le sergent était resté près du pasteur et lui disait : Mon petit père, décampez vite, vous allez vous faire tuer et ça ne sauvera pas votre cassine. De nouveaux officiers passèrent alors, ordonnèrent de tout brûler et devant la résistance du sergent forcèrent celui-ci à partir. Pendant une demi-heure le malheureux pasteur resta seul, tenant tête aux incendiaires, passant des supplications aux menaces, et, par tout artifice, gagnant du temps. Le sergent revint ; il avait les yeux mouillés de larmes et portait à la main l'ordre d'incendier la maison, ordre écrit que ses chefs lui avaient remis et qu'en pleurant il montrait au pasteur. Celui-ci cependant ne se découragea pas ; il remua dans le cœur du vieux fédéré tous les sentiments de la commisération, et il l'émut à ce point que l'insurgé s'écria : Eh bien ! tant pis, je désobéirai ; non, je ne laisserai pas brûler votre maison ; on me fusillera, ça m'est égal, car je sais que je dois mourir. Puis, levant la main vers le ciel et montrant les étoiles qui brillaient comme des étincelles à travers le voile de fumée chassé par le vent, il s'écria : Ô mon petit père, moi, je crois en Dieu ! Ne craignez rien ! je resterai ici ; j'empêcherai qu'on ne touche à votre maison et je saurai bien en éloigner les pillards ![12]

Ô peuple étrange et décevant, prêt à tous les crimes, prêt à toutes les bonnes actions selon la voix qui te parle et l'émotion qui t'emporte ! Ce sergent fédéré était bien ton image, et il ne faut jamais désespérer de toi, quoique tu désespères souvent ceux qui t'aiment le mieux !

Les tonneaux d'eau-de-vie chez les marchands de vin, les bombonnes d'éther chez les pharmaciens, les dépôts de poudre et de munitions oubliés dans les postes ou placés intentionnellement dans les caves, éclataient et projetaient au loin les charbons enflammés. Le pasteur regardait sa maison ; il la regarda une dernière fois et partit en sanglotant. Il était onze heures. Pendant trois heures il avait résisté aux incendiaires. Ses forces étaient épuisées ; on l'emmena. La servante, qui ne l'abandonna pas, qui, sans se lasser, montait et remontait dans l'appartement pour arracher quelque proie à l'incendie, la servante l'entraîna. Dès que l'on fut arrivé à la rue des Saints-Pères, on entra dans des ténèbres qui paraissaient d'autant plus profondes que l'on quittait un brasier plein de lueurs. A tâtons, on se dirigea, par-dessus les barricades, à travers les coups de fusil ; on tomba plus d'une fois et l'on perdit un portefeuille bien garni qui glissa de la poche pendant une chute. Enfin, sain et sauf, malgré tant de dangers, on arriva rue de Seine, près de la rue de Bucy et l'on put trouver un asile dans un hôtel garni. La nuit y fut dure. La place était mal choisie ; le lendemain, mercredi 24, on se battit au carrefour Bucy avec acharnement ; les obus éclataient sur le pavé. Les fédérés défendaient leur barricade attaquée par les fusiliers marins. Une dernière charge à la baïonnette rejeta les insurgés, qui prirent la fuite. Le quartier était nettoyé ; tout le monde acclamait les marins et les soldats du 75e de ligne qui arrivaient.

Le pasteur Rouville courut vers la rue de Lille ; sa maison, toujours debout, affirmait que le vieux sergent de fédérés avait tenu sa parole. Qu'est-il devenu, ce brave homme qui, malgré des ordres réitérés, a sauvé, au risque de sa vie, la propriété, la fortune d'un homme dont la parole l'avait ému. Peut-être l'aveugle guerre ne l'a-t-elle pas épargné. Peut-être, au contraire, a-t-il reçu de la main du pasteur une récompense proportionnée au service rendu. Peut-être traîne-t-il une vie misérable dans quelque atelier de maison pénitentiaire : à ces questions je ne puis répondre, car je ne sais rien de la destinée de cet homme, ni de cet homme lui-même, pas même son nom. Le soir de ce même jour, le pasteur Rouville écrivit à sa fille pour lui raconter les angoisses au milieu desquelles il avait vécu. Il disait, en terminant sa lettre : Remercions Dieu d'une si grande délivrance et regardons aux choses invisibles. Ce sont celles-là, en effet, qu'il faut contempler, car seules elles peuvent nous consoler de ces choses trop visibles dont nos âmes ont été accablées pendant la Commune.

Les instructions du général Eudes et celles de Mégy avaient été ponctuellement suivies, on vient de le voir. Eudes ne s'en tint pas là ; ce fut lui qui fit porter à Garreau, directeur de Mazas, l'ordre de faire sauter la prison, ordre dont l'habileté d'un greffier choisi par la Commune et nommé Bonnard fit avorter l'exécution. Les derniers ordres expédiés par le général Eudes, membre du Comité de salut public, sont des ordres d'extermination. En voici un qu'il adressa dans la matinée du 25 mai au chef de la batterie établie sur les hauteurs du Père-Lachaise : Tire sur la Bourse, la Banque, les Postes, la place des Victoires, la place Vendôme, le jardin des Tuileries, la caserne Babylone. Nous laissons l'Hôtel de Ville sous le commandement de Pindy ; la guerre, ainsi que le Comité de salut public, ainsi que les membres de la Commune présents, se transportent à la mairie du onzième, où nous nous établissons. C'est là désormais que nous allons établir la défense des quartiers populaires. Nous t'enverrons de l'artillerie et des munitions du parc Basfroi. Nous tiendrons jusqu'au bout et quand même.

Ce foudre de guerre et d'incendie manœuvra de telle sorte pendant toute bataille qu'il ne reçut pas une égratignure et qu'il put en sécurité quitter Paris et la France. Il fut le type même du général communard et méritait, à ce titre, de n'être pas négligé. Il fit consciencieusement son métier d'incendiaire dans la rue de Lille, comme il avait consciencieusement fait son métier d'assassin à la Villette, et il suscita quelque émulation dans le cœur de Bergeret, qui tâcha de s'élever à sa hauteur en faisant détruire le palais des Tuileries.

 

 

 



[1] Il y avait dans le même quartier (gare de Strasbourg), pendant la lutte, un gamin d'une quinzaine d'années, armé d'un fusil, qui tirait sur la troupe. Tous ses coups portaient. Il arborait à sa fenêtre, dont il avait fait son quartier général, un petit drapeau rouge et le transportait avec lui lorsqu'il changeait de fenêtre. (Rossel, Papiers posthumes, p. 220.)

[2] La suppression des mesures administratives relatives à la prostitution produisit de tels scandales, que la Commune elle-même dut essayer d'y porter remède. Voir Pièces justificatives, n° 1.

[3] Voir d'Héricault : La Révolution de 9 thermidor, p. 458.

[4] Voir Gesner Rafina : Une mission secrète à Paris pendant la Commune ; rapports adressés au gouvernement, Paris, Dentu, 1871, p. 27.

[5] Voir Pièces justificatives, n° 2.

[6] Cournet, membre de la Commune, de la Commission de sûreté générale (30 mars), de la Commission exécutive (4 avril), délégué à la sûreté générale (25 avril), membre de la Commission musicale (10 mai), de la Commission de la guerre (16 mai). — Vaillant, délégué à l'intérieur (25 mars), membre de la Commune, de la Commission exécutive (30 mars), délégué à l'enseignement (21 avril), membre de la Commission exécutive (27 avril). — Breuillé, substitut du procureur de la Commune. — Viard, membre de la Commune, délégué aux subsistances (21 avril), membre de la Commission exécutive (27 avril). — Granger, bailleur de fonds pour l'affaire de la Villette. — Gois, colonel d'état-major, secrétaire d'Eudes, président de la cour martiale. — Goullé (Albert), chef d'escadron d'état-major, sous-chef d'état-major d'Eudes, juge suppléant, juge rapporteur à la cour martiale.

[7] Je ne fais qu'indiquer ceci en passant ; j'y reviendrai plus tard et en détail lorsque je parlerai des projets que les communards contumax agitent entre eux et qu'ils comptent mettre à exécution quand ils auront ressaisi le pouvoir. Voir Convulsions de Paris, t. IV, chap. V, la Revendication.

[8] Sur la rive gauche, les premières barricades ont commencé à être élevées le lundi, vers neuf heures du matin. Le mardi, à trois heures, on ne faisait que commencer celles du boulevard Saint-Michel et de la place Maubert. Ce sont les lenteurs déplorables de l'envahissement de Paris par l'armée qui ont donné l'idée d'essayer la résistance. (Enquête parlementaire sur le 18 mars. Déposition de M. Corbon.) Cette dernière assertion est au moins contestable ; une bataille sérieuse dans Paris n'aurait certes pu être évitée, mais on eût prévenu la plupart des incendies.

[9] Procès Benoist ; jugement contradictoire ; 5e conseil de guerre, 29 mai 1872.

[10] Une compagnie tenait garnison à la caserne d'Orsay. Le dépôt de la légion était rue Bellechasse, dans l'ancienne caserne des Cent-gardes.

[11] M. Rochaix est actuellement huissier à la Grande Chancellerie de la Légion d'honneur. (1877.)

[12] Voir Pièces justificatives, n° 3.