LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME DEUXIÈME. — ÉPISODES DE LA COMMUNE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES MAIRES DE PARIS ET LE COMITÉ CENTRAL.

 

 

I. — LES PREMIÈRES CONCESSIONS.

Prétention des apologistes de la Commune. — Le 18 mars. — Révocation du général d'Aurelle de Paladines. — Le colonel Langlois. — Il se rend à l'Hôtel de Ville. — Nommé ou élu ? — Le Comité central est le maître et le prouve. — Tout le monde a perdu la tête. — Nuit calme et sans incident. — Les maires abandonnés sans instructions. — 50.000 francs pour solder la garde nationale. — L'administration de Paris est déléguée aux maires. — Pourparlers inutiles. — L'amiral Saisset nominé commandant supérieur des gardes nationales. — Forces de l'insurrection. — Forces de la légalité. — Disproportion.

 

Marat eut des apologistes, la Commune en a aussi, et les historiographes de cette lugubre aventure n'ont point manqué d'accuser le Gouvernement de Versailles de s'être refusé à toute concession. Les fautes du Gouvernement sont nombreuses ; elles ont été telles, qu'elles l'ont contraint à évacuer Paris devant une bande de factieux dont les menées et les aspirations devaient lui être connues depuis longtemps ; mais le reproche d'avoir systématiquement répudié les compromis est absolument injuste, car il avait fini par accorder au Comité central tout ce que celui-ci avait primitivement demandé. Mû par un sentiment de patriotisme qui ne doit pas être soupçonné, le Gouvernement prouva qu'il était disposé à dépasser la limite de ce que l'on pouvait concéder, sans périls, à des hommes d'autant plus exigeants, qu'ils ne savaient en réalité ce qu'ils voulaient. Sous prétexte de respecter ce que l'on a la sottise d'appeler l'opinion publique, le Gouvernement issu du 4 septembre semblait avoir pris à tâche de garder pour l'émeute les forces que l'on aurait dû employer à la guerre. Deux fois, comme si l'on eût voulu créer des diversions en faveur de l'Allemagne, il fut attaqué : le 31 octobre et le 22 janvier ; deux fois les chefs de la révolte furent arrêtés, puis relâchés avant ou après jugement, de sorte que l'état-major de la révolution à outrance était au complet et à son poste lorsque le Gouvernement entama l'affaire du 18 mars, que son incurie ne sut pas diriger, et que son incapacité fit retomber sur Paris, qui n'en pouvait mais.

Dès la soirée du 18, les concessions commencent. Depuis le 3 mars, M. d'Aurelle de Paladines était général en chef de la garde nationale de Paris ; c'était un homme énergique, dont les Allemands avaient eu le loisir d'apprécier la vigueur, rigoureux observateur de la discipline pour lui-même comme pour les autres, peu enclin à flatter les foules et voulant être obéi quand il avait commandé. Un pareil choix n'était point pour plaire à la garde nationale, dont la majeure partie ne voyait dans le service militaire que la solde, les distributions des vivres et la facilité de jouer au bouchon toute la journée. La nomination du général d'Aurelle de Paladines ne fut point populaire dans le peuple armé, et l'on ne se gêna guère pour la traiter d'attentat à la liberté. Deux ministres de ce temps-là, MM. Ernest Picard et Jules Favre, ne prenant ni le temps ni le soin de consulter leurs collègues, remplacèrent, le 18 mars même, le général d'Aurelle de Paladines par M. Langlois, qui, ayant été blessé en combattant les Allemands, jouissait alors dans Paris d'une popularité que méritaient du reste sa franchise un peu brusque et sa loyauté.

Le choix en lui-même était bon. Le colonel Langlois — comme l'on disait — était certain de rallier presque toutes les opinions adverses dans la sympathie qu'il inspirait. Très exubérant de gestes et de paroles, il avait su, par la rectitude de son caractère, conquérir une estime qu'on ne lui marchandait pas. Attaché aux idées républicaines, il offrait des garanties, que nul ne cherchait à discuter ; en outre, quoique sa nature chevaleresque le portât à subir bien des entraînements, on savait qu'entre ses mains l'ordre ne péricliterait pas, et qu'à l'exemple de Clément Thomas en 1848, il saurait faire respecter les décisions de l'Assemblée nationale, qui, à cette heure, était le pouvoir souverain librement choisi par la France. Excellente en toute autre circonstance, sa nomination de général en chef de la garde nationale devenait, en présence de l'insurrection victorieuse, une sorte de reconnaissance implicite de celle-ci et un désaveu des mesures précédemment adoptées par M. d'Aurelle de Paladines. On prouvait au Comité central qu'on ne le blâmerait pas autant qu'on voulait bien le dire, puisque l'on allait au-devant de ses vœux en révoquant un général qui n'avait pas le don de lui plaire. MM. Picard et Jules Favre purent regretter leur précipitation, et dans un dernier conseil des ministres qui eut lieu, pendant la nuit du 18 mars, à l'École militaire, suprême refuge à Paris du Gouvernement régulier, ils furent blâmés d'avoir pris une initiative dont ils ne paraissent pas avoir mesuré les conséquences. La nomination était acquise néanmoins ; il fallait savoir l'imposer à la garde nationale, comme on imposait à M. Langlois la tâche qu'il n'avait pas recherchée. L'assassinat du général Lecomte et de Clément Thomas lui démontrait que sa nouvelle fonction ne serait point une sinécure ; mais il était homme à ne pas reculer devant le péril et l'avait prouvé. Cependant, au lieu d'aller s'établir au siège même du commandement supérieur des gardes nationales, c'est-à-dire à l'hôtel de la place Vendôme, au lieu de s'affirmer par un acte de vigueur, il essaya de se faire accepter et se rendit près du Comité central. Paschal Grousset et Raoul Rigault avaient daigné approuver la nomination de M. Langlois et l'avaient engagé à aller prendre son investiture à l'Hôtel de Ville.

Le Comité central n'était plus en séance ; Assi avait présidé et, se doutant peut-être du sort qui lui était réservé dans l'avenir, avait fait décréter que les conseils de guerre étaient pour jamais abolis. Il était environ deux heures du matin lorsque M. Langlois, escorté de M. Lockroy, de Paschal Grousset et de Cournet, pénétra dans l'Hôtel de Ville. Les chefs victorieux avaient été se coucher, estimant que le meurtre de deux généraux, l'assassinat de quelques gendarmes, le renversement d'un gouvernement, suffisaient à leur satisfaction et méritaient quelque repos. Ne rencontrant pas les nouveaux maîtres de Paris, M. Langlois s'adressa à leurs soldats. Il y avait là quelques bataillons de fédérés tout étonnés de leur triomphe ; il leur dit : Je suis votre général. On lui répondit : Puisque vous êtes notre général, nous allons vous nommer. — Mais je suis nommé. — Par qui ? — Par le Gouvernement. — Lequel ? — Celui de M. Thiers. Ce fut un éclat de rire. M. Langlois insistait, on lui riposta : Vous ne serez, vous ne pouvez être notre général qu'à la condition d'être choisi, d'être élu par nous. M. Langlois comprit alors que nulle concession ne ramènerait des gens qui ne voulaient pas être ramenés, et il se retira. Évidemment le Comité central, composé, comme l'on sait, de gens inconnus, nommés par des gens qui ne les connaissaient pas, le Comité central s'érigeait en Gouvernement. Il croyait peut-être à la légalité de sa mission ; il se rappelait le Gouvernement de la Défense nationale du 4 septembre, le Gouvernement provisoire du 24 février, la Commission municipale du 29 juillet, et il se demandait pourquoi, lui aussi, il ne régnerait pas, puisque tant d'autres, qui n'étaient pas plus légitimes que lui, avaient régné. Il repoussait avec hauteur le chef délégué par le Gouvernement régulier, et lui disait : Vous n'aurez d'autre droit à commander que celui que je vous délèguerai moi-même en vertu de la plénitude du pouvoir que je détiens. C'était un échec et un avertissement pour le Gouvernement de Versailles, qui cependant fit la sourde oreille et feignit de ne pas comprendre. Il ne se tint pas pour battu, et reprit les négociations sous une autre forme.

Les pourparlers qui s'engagèrent alors furent-ils sincères de la part du Gouvernement qui siégeait à Versailles ? A-t-on cru, un peu naïvement, que l'on parviendrait à désagréger le pouvoir entre les mains d'hommes qui y tenaient d'autant plus, qu'ils étaient incapables de l'exercer ? A-t-on pensé qu'on les amènerait à rentrer dans l'ensemble de nos institutions consenties et à avoir pitié de la France ? Ou bien, n'a-t-on ouvert des conférences que dans le but de gagner du temps, et de permettre aux forces du pays d'accourir au secours de la capitale en proie aux futurs assassins des otages ? Après la chute de la Commune, cette dernière version a été volontiers propagée. On avait alors trop d'intérêt à la faire prévaloir pour qu'il ne soit pas difficile de l'accueillir sans réserve. Il me semble plus vrai de dire que chacun avait perdu la tête et qu'au milieu des incertitudes parmi lesquelles on s'égarait, tous les compromis, même les moins avouables, eussent été acceptés. Le Gouvernement de Versailles ne savait que faire pour reprendre possession de Paris, et le Comité central, jugeant de sa force par la faiblesse de ses adversaires, était décidé à ne reculer devant rien pour se maintenir au pouvoir.

Il était le maître, ce Comité central, et dès lors estimait que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. M. Washburne, ministre plénipotentiaire des États-Unis d'Amérique en France, ne peut cacher son étonnement lorsqu'il écrit : Comme exemple de l'état de choses extraordinaire qui règne ici, vous pourrez voir avec quelle sanguinaire naïveté un rapport militaire a été fait par le général qui commande la garde nationale de Montmartre, un nommé Ganier, autrefois marchand d'instruments de cuisine. Il dit d'abord qu'il n'y a rien de nouveau ; un peu plus loin : Nuit calme et sans incident. Il dit qu'à dix heures cinq minutes deux sergents de ville ont été amenés par les francs-tireurs, qui les ont immédiatement fusillés. Il continue : A minuit vingt minutes un gardien de la paix, accusé d'avoir tiré un coup de revolver, est fusillé. Il termine son rapport sur cette nuit calme et sans incident en disant qu'un gendarme, amené par des gardes du 28e bataillon, à sept heures, est fusillé. Ainsi, l'on verra qu'en une seule nuit, dans un seul arrondissement ; nuit que l'on nous représente comme calme et sans incident, quatre officiers de la loi sont assassinés de propos délibéré[1].

En face de ces actes de violence les maires des vingt arrondissements de Paris restaient seuls pour représenter l'autorité légale. Nommés à l'élection pendant le mois de novembre, ils avaient, en outre, été confirmés dans leur poste par le Gouvernement de la Défense nationale, qui, lors des jours difficiles, les avait souvent consultés. Ils étaient fort embarrassés ; on les avait abandonnés, sans ordres, livrés à leur propre initiative, au milieu d'une population désespérée ou surexcitée outre mesure, selon les opinions qui la divisaient. Deux d'entre eux s'étaient rendus le 19 mars, dès le point du jour, au ministère de l'intérieur, afin de s'entendre avec le ministre. Les délégués des municipalités parisiennes cherchèrent en vain M. Ernest Picard, qui, dans la nuit, s'était rendu à Versailles ; mais le secrétaire général n'était pas encore parti. Il écouta les maires et n'eut rien à leur répondre, sinon qu'il allait se bâter de demander à Versailles les instructions qui devenaient plus indispensables d'heure en heure ; car le Comité central faisait acte de souveraineté et, sans désemparer, se fortifiait dans Paris à l'aide des bataillons fédérés dont il disposait. A une heure de l'après-midi, le secrétaire général se présentait à l'assemblée des maires réunis à la mairie du deuxième arrondissement, rue de la Banque ; il leur remettait cinquante mille francs, c'est-à-dire 2.500 francs par arrondissement, pour solder les gardes nationaux restés fidèles au Gouvernement légal et leur communiquait la délégation suivante : Le ministre de l'intérieur, vu les circonstances dans lesquelles se trouve la ville de Paris, considérant que l'Hôtel de Ville, la Préfecture de police et les Ministères ont dû être évacués par l'autorité régulière, considérant qu'il importe de sauvegarder l'intérêt des personnes et de maintenir l'ordre dans Paris, délègue l'administration provisoire de la ville de Paris à la réunion des maires.

Une telle décision a dû coûter à M. Thiers, car il fut l'adversaire persistant du pouvoir personnel, toutes les fois qu'il ne l'exerça pas lui-même ; mais la stratégie gouvernementale et militaire qu'il avait déployée le 18 mars avait eu des résultats si peu en rapport avec ses prévisions, qu'il ne dut pas hésiter à permettre à M. Ernest Picard d'investir les maires de Paris d'une autorité qui n'aurait d'autres limites que celles de leur bon sens et de leur patriotisme. En réalité, la paix et la guerre étaient entre leurs mains. Ils acceptèrent la tâche, et quelques-uns d'entre eux surent l'accomplir avec une fermeté dont Paris, serait ingrat de ne pas se souvenir.

Pour négocier utilement, il est élémentaire d'avoir derrière soi une force quelconque, sur laquelle on puisse s'appuyer pour faire prévaloir ses prétentions et au besoin pour les imposer ; sans cela, les négociations sont dérisoires, et c'est ce qui devait arriver, car les forces représentant à Paris le Gouvernement régulier de la France n'existaient réellement pas. Plus de cent mille personnes quittant la ville aussitôt que la signature de l'armistice eut permis d'entrebâiller les portes, avaient, par leur départ irréfléchi, complètement désorganisé les bataillons de garde nationale où la légalité aurait pu trouver un refuge et une protection. Il restait alors à Paris une groupe d'environ 11500 hommes prêts à lutter contre l'émeute pour le maintien des lois ; mais ils étaient sans cohésion, sans chefs, sans impulsion, et comprenaient que leur organisation était des plus défectueuses ; néanmoins ils ne demandaient qu'à obéir et ne savaient à qui s'adresser pour être commandés.

Pendant toute la journée du 19 mars, il y eut des conciliabules entre les chefs de bataillon, les officiers, les maires, les simples gardes, mais sans résultat, car la direction et les moyens d'action manquaient également. Cette défaillance d'autorité, qui constituait un péril de plus au milieu des dangers dont on était menacé, ne prit fin que le 20 mars. Ce jour-là, M. Thiers nomma M. l'amiral Saisset commandant supérieur des gardes nationales de Paris. Les ordres que le nouveau général reçut furent extraordinairement vagues. Le chef du pouvoir exécutif dit à l'amiral Saisset : Je n'ai pas d'instructions à vous donner : les maires de Paris ont mes pleins pouvoirs ; laissez-les faire ce qu'ils croiront utile ; vous leur devez vos avis, votre assistance militaire, mais rien de plus. C'était un blanc-seing, c'est-à-dire, dans les circonstances actuelles, une délégation de responsabilité avec la certitude d'un désaveu en cas d'échec. L'amiral Saisset connaissait les forces de l'insurrection : une artillerie nombreuse et environ 250.000 fédérés obéissaient au Comité central. Pour faire face à une telle armée, il trouvait que 11.500 hommes dispersés à Saint-Sulpice, à l'École polytechnique, à la Bourse, à la Banque, au Grand-Hôtel, à la gare Saint-Lazare, à Passy ; ne lui permettraient même pas une défensive honorable. L'armement, composé de cinq armes différentes — chassepots, tabatières, snyders, remingtons, fusils à piston, — était approvisionné de douze cartouches en moyenne par homme, tandis que le Comité central, ayant dès l'abord mis la main sur les dépôts de munitions, possédait plus de trente millions de cartouches. Malgré cette infériorité, l'amiral Saisset, ne se décourageant pas, essaya de prendre quelques mesures militaires, afin d'appuyer, autant qu'il serait en son pouvoir, les négociations que les maires allaient engager avec le Comité central ; car il était persuadé que toute la partie honnête de la population viendrait se grouper autour de lui, si elle se sentait appuyée par le Gouvernement réfugié à Versailles.

 

II. —LES PRÉTENTIONS DU COMITÉ.

Les communications militaires entre Paris et Versailles sont coupées. — Deux courants d'opinions divisent la réunion des maires. — La Commission permanente. — Le Comité central prend l'initiative des négociations. — Les délégués et les propositions du Comité. — On parait se concilier. — Un mot de Jourde. — La prophétie d'Arnold. — Le Comité manque à ses engagements. — Projet de décret. — Protestation des journaux. — M. Jules Favre demande pardon à Dieu et aux hommes. — Toute la contestation se concentre sur la date des élections municipales. — Manifestation pacifique. — M. Saisset à la réunion des maires. — L'intendant général de la Commune. — Léo Meillet et l'amiral Saisset. — Concession du Comité central.

 

Pour protéger la population parisienne et défendre la légalité, il était indispensable que l'amiral Saisset pût garder ses communications avec Versailles. Il devait donc se maintenir sur les bords de la Seine par la Muette et Passy, ou s'établir solidement à la gare Saint-Lazare, de façon à commander le chemin de fer de la rive droite. Il avait installé son quartier général au boulevard des Capucines, dans les bâtiments du Grand-Hôtel, à deux pas de l'état-major fédéré, qui s'était emparé de la place Vendôme. L'amiral paraît avoir renoncé à conserver les rives de la Seine, soit pour des raisons stratégiques qui ne manquaient pas de valeur, soit, tout simplement, parce qu'il ne croyait pas la garde nationale de Passy disposée à quitter le seizième arrondissement. Il se rejeta donc vers la gare Saint-Lazare, en fit une sorte de place d'armes qui eût été l'intermédiaire entre Paris et Versailles, si les insurgés, bien inspirés, n'avaient pris Levallois-Perret et n'avaient organisé un poste sur la voie même du chemin de fer, En fait les communications de la garde nationale fidèle et de Versailles étaient très menacées, sinon interrompues. En vain l'amiral Saisset, en vain les maires avaient prié, supplié M. Thiers de leur envoyer un régiment de ligne qui eût servi de soutien à la garde nationale, M. Thiers avait opiniâtrement refusé ; il croyait n'avoir pas trop de toutes ses forces pour protéger l'Assemblée contre un coup de main possible. Paris était donc abandonné à lui-même, livré à la révolte ; Versailles se contentait de lui adresser des encouragements et ne faisait rien pour lui donner du secours.

Les forces qui pouvaient appuyer les négociations et le parti que l'on en pouvait tirer étaient illusoires ; nul ne dut se méprendre à cet égard, ni l'amiral, ni les maires, ni les délégués de la fédération au Comité central. On essaya de s'entendre cependant : — le Comité central, dans l'espérance d'arracher au gouvernement de Versailles une sorte de consécration légale — les maires, avec la résolution de mettre obstacle à la guerre civile. Quelques-uns d'entre eux, résolument dévoués à l'intégrité gouvernementale, se refusaient à toute concession compromettante pour les lois ; d'autres, au contraire, penchaient vers les opinions radicales, avaient quelque propension à accepter le programme des vainqueurs du 18 mars. De cette diversité d'appréciations sortit un double courant d'influences opposées, qui se paralysèrent et échouèrent misérablement. De la part des maires il y eut de grandes illusions ; de la part du Comité central, il y eut mauvaise foi ou, du moins, ignorance du respect que l'on doit à la parole donnée.

Dès le début, le 19 mars, la réunion des maires investie des pleins pouvoirs que M. Thiers lui avait délégués, avait nommé une commission chargée d'organiser la résistance aux usurpations du Comité central et composée de MM. Tirard, Dubail et Héligon. Cette commission siégeait en permanence à la mairie du deuxième arrondissement. C'est le Comité central qui prit l'initiative des négociations ; il envoya des mandataires à la commission des maires pour faire savoir qu'il était disposé à restituer à qui de droit l'Hôtel de Ville et les mairies, mais sous certaines conditions dont il évitait de donner connaissance. On fit partir immédiatement une députation de quatre maires chargés de reprendre possession de l'Hôtel de Ville. Ceci se passait vers cinq heures de l'après-midi ; à dix heures du soir la députation n'était pas encore de retour, et l'on commençait à s'en étonner, lorsqu'on la vit apparaître, accompagnée de quatre membres du Comité central, qui étaient Jourde, Varlin, Arnold et Edouard Moreau.

Les prétentions des insurgés étaient inacceptables : ils voulaient que le Comité central, les députés, les maires de Paris rédigeassent de concert une affiche convoquant les électeurs pour le 22 mars, à l'effet de nommer la représentation municipale. C'était rendre les maires et les députés complices de l'attentat du 18 mars. La proposition fut rejetée d'emblée. Tout ce que les maires purent concéder fut que l'on annonçât, par voie d'affiches, à la population que les municipalités régulières et les députés de Paris demanderaient à l'Assemblée nationale de voter d'urgence une loi prescrivant les élections municipales à bref délai. A cette condition, les délégués du Comité central s'engagèrent à évacuer l'Hôtel de Ville le lendemain 20 mars, et à le remettre aux maires, seuls représentants légaux et autorisés du gouvernement. Deux membres de la réunion des maires, MM. André Murat et Bonvalet, furent désignés, séance tenante et en présence des mandataires de l'insurrection, pour aller réoccuper le palais municipal. Au cours de la discussion, qui fut confuse et pleine de récriminations, on put comprendre entre les mains de quels hommes le sort de Paris venait de tomber. Comme M. Tirard disait à Jourde : A quel titre nous parlez-vous ? Celui-ci répondit : Vous demandez à quel titre nous sommes ici ; nous avons le meilleur des titres, nous avons la force. C'est le mot des barbares entrant en Italie : Que parlez-vous de droit ? La force nous suffit : notre droit est attaché au fer de nos lances. Arnold fut très franc et dévoila, d'une seule parole, les projets que nous avons vu mettre à exécution : C'est la guerre civile, dit-il, que vous allez déchaîner par votre résistance, et une guerre effroyable : c'est l'incendie, c'est le pillage ; nous serons vaincus, soit ; mais, avant de disparaître, nous aurons brûlé Paris. Il ne mâchait pas les mots ; on leva les épaules ; on crut à de la jactance, à ces fanfaronnades familières aux brasseurs d'insurrections, et l'on n'en tint compte. Deux mois après, on put voir qu'il avait dénoncé la préméditation du crime.

Le lendemain, MM. André Murat et Bonvalet, fidèles au mandat qu'ils avaient reçu la veille, se rendirent à l'Hôtel de Ville, afin d'y remplacer le Comité central. On refusa net d'exécuter le contrat ; on leur expliqua — et ils n'en crurent rien — que les citoyens Jourde, Arnold, Moreau et Varlin avaient outrepassé leurs pouvoirs ; on leur affirma qu'ils avaient été désavoués, et sans user de beaucoup d'ambages on leur fit comprendre que le Comité central serait vraiment trop simple d'abandonner l'Hôtel de Ville qui, entre ses mains, était un gage et le constituait, aux yeux de la population, maître de Paris. Lorsque les maires eurent connaissance de cette infraction aux engagements acceptés, ils furent sur le point d'abandonner la partie ; cependant une pensée de légalité les maintint à leur poste : ils y restèrent pour empêcher les élections municipales d'être faites le 22 par la seule autorité du Comité central et en dehors de toute loi votée par l'Assemblée. Ils donnèrent avis aux députés de Paris des incidents qui s'étaient produits à l'Hôtel de Ville, et les députés, croyant encore à une transaction possible, déposèrent un projet de loi concédant les élections municipales à bref délai et autorisant les conseillers municipaux à choisir parmi eux un président qui aurait titre et exercerait les fonctions de maire de Paris. Cette concession était excessive ; mais elle n'était point de nature à désarmer des prétentions qui variaient et s'aggravaient de minute en minute.

Au milieu d'une liasse de papiers ramassés à l'Hôtel de Ville dans la matinée du 20 mars, je vois un projet de décret qui prouve que les négociations avec les maires n'avaient d'autre but que d'amuser le tapis et qu'il fallait tout autre chose que des élections rapprochées pour satisfaire des gens insatiables : 1° changer le ministère ; 2° mettre en accusation tous les membres du gouvernement de la Défense nationale ; 3° donner à chaque maire un conseil municipal ; 4° rendre à chaque mairie la police de son arrondissement ; 5° donner à la garde nationale le droit d'élire tous ses officiers, jusqu'au grade de général en chef inclusivement ; 6° ne conserver de la préfecture de police que la division de la sûreté, qu'on mettra sous les ordres du ministre de la justice. ; 7° envoyer tous les gendarmes, sergents de ville, soldats, au delà de la Loire. Ce n'était là qu'un projet ; la suite a prouvé que l'on voulait aller plus loin, jusqu'à la confiscation, à l'incarcération, aux fusillades et à l'incendie.

Les maires se sentaient soutenus par tout ce qui restait d'honnêtes gens à Paris ; trente et un journaux publiaient, une protestation identique, rédigée par MM. Guéroult, Thureau-Dangin et H. Vrignault. L'amiral Saisset avait pris le commandement des hommes de bon vouloir qui portaient l'uniforme ; le 21 mars, l'Assemblée avait adopté une proclamation au peuple et à l'armée, rhétorique in extremis, qui ne devait, qui ne pouvait rien sauver[2]. Les maires cependant redoublaient d'efforts pour arriver à une transaction supportable, mais le Comité central ne démordait pas, et maintenait imperturbablement pour le 23 mars les élections, qu'il voulait imposer à la population, ainsi que le prouve la pièce suivante : Administration du département de la Seine et Mairie de Paris ; 22 mars 1871 ; Comité central. Ordre au citoyen Blin, chef de légion du 5e arrondissement d'y faire procéder aux élections communales demain jeudi. En cas de refus des municipaux actuels, se faire appuyer par la garde nationale. Le Comité central : Prudhomme, Rousseau, Grélier, H. Geresme, Tony Moilin, Andignoux, Castioni, Lavalette. Les hommes d'ordre que Paris contenait encore refusaient de reconnaître une valeur quelconque à ces actes d'oppression ; ils voulurent, pour donner un appui moral aux maires de Paris, faire une manifestation pacifique afin d'affirmer leur volonté de rester soumis aux décisions de l'Assemblée nationale, assemblée souveraine et seul pouvoir régulier reconnu par la France. On sait ce qu'il en advint, comment les fédérés, massés sur la place Vendôme, ouvrirent le feu contre une foule inoffensive et y firent de nombreuses victimes[3].

Ce guet-apens ne suffit pas à briser l'intention que les maires exprimaient d'arriver, coûte que coûte, à éviter la guerre civile, qui cependant était commencée et qui, aux buttes Montmartre comme rue de la Paix, procédait, selon son habitude, par des assassinats. Le soir même il y avait réunion des maires à la mairie du deuxième arrondissement ; des délégués du Comité central devaient se présenter, et l'on espérait pouvoir déblayer un terrain sur lequel l'entente fût encore possible. M. l'amiral Saisset fut prié d'assister à la séance ; il s'y rendit, vers onze heures du soir, accompagné de M. Schœlcher, qui, dans toutes ces circonstances, fit effort pour conjurer les malheurs qu'il prévoyait. Un incident vint éclairer l'amiral Saisset, s'il en était besoin, sur la moralité des gens avec qui il allait se trouver en contact. Pendant qu'il attendait dans le cabinet du maire l'arrivée des mandataires du Comité central, il vit entrer un homme qu'il ne connaissait pas et qui paraissait fort ému. Cet homme dit, en jetant quelques billets de banque sur la table : Je n'en veux plus. Qu'on me laisse tranquille ! ce ne sont que des assassins ! L'amiral l'interrogea : Qui êtes-vous donc ?Je m'appelle Le Breton, et je suis intendant général de la Commune. La Commune n'existait cependant pas encore, et déjà l'on parlait en son nom. M. Le Breton s'ouvrit tout entier : Assi me dit : Tu vas diner avec moi, j'ai à te parler. — Je dînai avec lui ; c'était un dîner excellent. — A la fin du dîner, il me dit : Tu sais, un intendant a toujours de l'argent. — Je dis : Mais non, je n'en ai pas. — Tu es intendant général, tu dois avoir encore plus d'argent qu'un intendant ordinaire ; il faut que tu me donnes 300.000 francs pour que je puisse filer en Belgique ; si tu ne me les donnes pas, je te tue. — Assi me répéta : Tu vas me donner 300.000 fr. ; il faut que je parte ; si tu ne me les donnes pas, ton affaire est faite. — Un instant après, je vis arriver six garibaldiens, armés de chassepots, qui se mettent en ligne derrière moi. L'un d'eux, dont la femme était malade et à laquelle j'avais envoyé de l'argent, me dit : Nous avons ordre de vous exécuter, si vous ne faites pas ce que veut le citoyen Assi. — Le malheureux Le Breton réussit à se sauver et accourut à la mairie du deuxième arrondissement déposer les fonds qu'il avait entre lés mains ; on lui abandonna quatre cent cinquante francs pour qu'il pût quitter Paris, où il n'était plus en sûreté[4].

L'amiral ne resta pas longtemps en séance avec les maires et les délégués de l'insurrection ; on lui dit son fait. Léo Meillet, un petit homme agité et parlant avec un vif accent méridional, lui apprit qu'il était un traître ; l'amiral parut surpris. La preuve que vous êtes un traître, reprit Léo Meillet, la voici : le Rappel vous cite nominalement parmi les traîtres. La preuve était sans réplique. M. Schœlcher sentit son cœur se soulever de dégoût ; il voulut soustraire l'amiral à ces invectives, et il l'emmena. C'étaient là, du reste, les aménités familières aux gens du Comité central, et l'on ne peut qu'admirer les députés et les maires de Paris qui, dans l'espoir d'assurer le salut de la ville, ont consenti à affronter leur vocabulaire. Cette séance de nuit, où un homme qui devait plus tard commander pour la Commune le fort de Bicêtre, insultait un officier général de haute distinction, encore accablé par la perte d'un fils tué à l'ennemi pendant la guerre, cette séance ne fut point inutile. Pendant que le Comité central décrétait que les assassins de la place Vendôme avaient bien mérité de la patrie, ses délégués ne parvenant pas à conquérir l'adhésion des maires à leurs projets, consentaient à reculer la date des élections. On les rejetait au 26 mars. C'était bien peu. Mais l'on espérait toujours voir l'insurrection sombrer d'elle-même dans sa propre insanité. Les, maires eurent donc quelque satisfaction du résultat obtenu. Quant au Comité central, deux motifs l'avaient engagé à accorder cette mince concession : d'abord il se prolongeait au pouvoir ; ensuite il était persuadé, d'après certains avis venus de Versailles même, que l'Assemblée finirait par céder et qu'il obtiendrait de voir ainsi consacrer son usurpation. Il ne se trompait qu'à moitié.

 

III. — LA MAUVAISE FOI DU COMITÉ.

La conduite des maires est approuvée par le gouvernement. — Concession législative. — Le Comité central veut livrer bataille. — La jeunesse des écoles se met spontanément à la disposition de l'amiral Saisset. — Proclamation de l'amiral. — Mal appréciée à Paris et à Versailles. — Le Comité nomme trois généraux. — Leur proclamation agressive. — Le général Brunel marche contre le premier arrondissement. — On se prépare à résister. — Projet de conciliation proposé par Brunel. — On croit que la paix est faite ; soulagement général. — Les maires ne repoussent pas la proposition de Brunel. — Le traité est signé. — Les élections sont fixées au 30 mars. — Victoire du Comité central. — Les concessions de la réunion des maires n'ont rien réservé.

 

Le 23 mars, M. Picard, alors ministre de l'intérieur, écrivait à M. Tirard une lettre qui prouvait que le Gouvernement acceptait sa situation de vaincu et qu'il ne reculait devant aucun sacrifice ; il promettait les élections municipales pour le 3 avril. La conduite des maires était approuvée en haut lieu ; M. E. Desmarest en avait reçu l'assurance de la bouche même de M. Thiers ; enfin, ce même jour, dans une séance du soir, l'Assemblée nationale avait adopté, à l'unanimité, l'urgence sur une proposition de loi où l'on pouvait lire : Les élections de la garde nationale auront lieu avant le 28 mars et l'élection du conseil municipal avant le 3 avril. En présence de ces concessions, qui enlevaient au Gouvernement le commandement en chef de la garde nationale de Paris et la préfecture de la Seine, le Comité central, s'il eût eu quelque patience, restait le maître.

L'insurrection à main armée, la guerre civile en un mot, n'eût pas été conjurée ; mais elle était ajournée, et c'est ce que les meneurs ne voulaient pas. Tandis que la masse de la population, ne comprenant rien à ce qui se passait, eût volontiers accepté tous les compromis qui éloignaient l'inéluctable bataille, les membres du Comité central, — internationalistes, blanquistes hébertistes, jacobins, — sentant que la force leur appartenait, sachant que les troupes de la future armée régulière voyageaient lentement sur les routes de l'Allemagne, n'ignorant pas la faiblesse du Gouvernement de Versailles, voulaient profiter de cette occasion inespérée pour livrer combat, mettre la civilisation à sac et faire triompher ce qu'ils appelaient leurs idées. Assi, président du Comité central, presque dictateur, sollicité de reprendre les négociations avec les maires, afin d'arriver à un arrangement quelconque, répondit : Les maires et les députés de Paris ne méritent aucune confiance ; les ministres sont des canailles, les députés sont des imbéciles féroces ; il est donc bien difficile de pouvoir mettre une ombre de confiance dans des gens pareils.

Les jeunes gens de Paris, ceux que l'on appelle volontiers la turbulente jeunesse des écoles, refusaient de reconnaître l'autorité du Comité central ; ils sentaient là une sorte de trahison qui révoltait leur probité. Spontanément, les élèves de l'École polytechnique, des Écoles de droit et de médecine votèrent une adresse dans laquelle ils affirmaient leur volonté de rester unis aux maires de Paris et de combattre l'insurrection campée à l'Hôtel de Ville. Dans la soirée, organisés militairement et marchant comme une troupe prête à la bataille, ils se rendirent au quartier général dé l'amiral Saisset et se mirent à la disposition de celui-ci, qui les accueillit avec chaleur et promit d'utiliser leur dévouement. Ce dévouement devait rester stérile ; car, dans cette journée du 24 mars, une maladresse avait été commise, qui avait eu pour résultat d'exalter jusqu'au délire les prétentions du Comité central.

L'amiral Saisset avait jugé opportun d'adresser une proclamation au peuple de Paris ; il résulte des dépositions reçues par la commission d'enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars, que le texte affiché ne fut point identique à celui que l'amiral avait rédigé. Les modifications introduites étaient fort importantes ; la seule substitution du temps passé au temps futur présentait comme faits accomplis tout ce que l'amiral avait déclaré être un projet qui serait probablement réalisé par l'Assemblée nationale. A la question posée par le président de la Commission d'enquête : Amiral, vous déclarez que vous n'avez autorisé personne à faire imprimer cette affiche, qu'elle a été imprimée malgré vous et sans votre assentiment ? L'amiral répond : Oui, monsieur le président. Une note jointe à cette déposition dit : M. Tirard a bien voulu déclarer depuis que, le jugeant utile à la situation, il avait fait afficher une des rédactions, de lui-même[5]. Quoi qu'il en soit de cet incident, qui fut considérable, voici le texte de l'adresse tel qu'il fut placardé sur les murs de Paris, le 24 mars 1871 :

Chers concitoyens, je m'empresse de porter à votre connaissance que, d'accord avec les députés de la Seine et les maires élus de Paris, nous avons obtenu du Gouvernement de l'Assemblée nationale : 1° la reconnaissance complète de NOS FRANCHISES MUNICIPALES ; 2° l'élection de TOUS LES OFFICIERS de la garde nationale, Y COMPRIS LE GÉNÉRAL EN CHEF ; 3° des modifications à la loi des échéances ; 4° un projet de loi sur les loyers, favorable aux locataires jusques et y compris les loyers de 1200 francs. En attendant que vous confirmiez ma nomination ou que vous m'ayez remplacé, je resterai à mon posté d'honneur, pour veiller à l'exécution des lois de conciliation que nous avons réussi à obtenir et contribuer ainsi à l'affermissement de la RÉPUBLIQUE. Le vice-amiral, commandant en chef provisoire : SAISSET[6].

 

Cette affiche produisit une fâcheuse impression sur les membres de l'Assemblée, qui s'imaginèrent, bien à tort, que l'amiral Saisset visait à la dictature. En outre, mal appréciée à Versailles, repoussée par le Comité central dont elle sanctionnait les prétentions, elle décourageait le groupe de gardes nationaux restés fidèles au Gouvernement, et désagrégeait les éléments de résistance que l'on possédait encore. A cette proclamation, le Comité central répondit en nommant trois généraux chargés du commandement des fédérés et de la direction des opérations militaires. Les nouveaux chefs qui allaient entrer en campagne étaient : Brunel, ancien sous-lieutenant de cavalerie, qui du moins avait l'avantage d'avoir autrefois porté l'uniforme ; Duval, ouvrier fondeur en fer, et Eudes, qui, avant d'être promu à un si haut grade, avait été garçon apothicaire, sténographe, commis de nouveautés, typographe, gérant de journal et assassin, comme il le prouva, le 17 août 1870, en tuant un pompier. Les trois généraux n'omirent point non plus d'adresser une proclamation au peuple de Paris. Pour qui sut lire, cette harangue était une déclaration de guerre : Tout ce qui n'est pas avec nous, est contre nous.

Brunel se hâta d'affirmer ses talents diplomatiques et militaires. Sous prétexte de renouer les négociations interrompues, il marcha tambour battant, mèche allumée, place Saint-Germain-l'Auxerrois, contre la mairie du premier arrondissement : Je somme le maire de consentir immédiatement, sous peine de bombardement, à fixer à la date du 26 mars les élections municipales. Le maire argumentait, parlait de l'Assemblée nationale, s'en référait aux décisions législatives et souveraines, demandait le temps de recevoir d'autres instructions et faisait effort pour tenir bon. En hâte, on avait fait connaître cet incident à MM. Dubail et Schœlcher qui se trouvaient alors à la mairie du deuxième arrondissement ; ces messieurs estimèrent que l'heure de la lutte avait sonné et qu'il fallait opposer la force à la brutalité ; en conséquence, ils donnèrent aux bataillons qui les entouraient ordre de se porter sur la mairie du premier arrondissement et de la dégager. Le Louvre, dont on était encore maître, constituait une forteresse qui, par la colonnade de Perrault, dominait et écrasait la place Saint-Germain-l'Auxerrois. Au moment où les soldats de l'ordre allaient se mettre en marche pour exécuter le mouvement qui leur était prescrit, le maire du premier arrondissement et l'un des adjoints firent savoir qu'ils ne pouvaient résister aux forces du Comité central et demandèrent l'autorisation de traiter. Il est si dur de prendre l'initiative du combat, il est si lourd pour une conscience droite d'avoir à se reprocher le premier sang versé, que René Dubail, membre du comité permanent des maires, et Schœlcher, député de Paris, colonel de l'artillerie de la garde nationale, n'hésitèrent pas à autoriser un compromis. Le maire du premier arrondissement put traiter à la condition de fixer la date des élections municipales au 3 avril ; c'était, on se le rappelle, la date indiquée par M. E. Picard. Le maire s'efforça de faire accepter cet ajournement à si bref délai ; il rencontra chez le général Brunel une invincible opposition ; le maire ne démordait pas, discutait, se retranchait derrière ses instructions, et refusait à son tour d'accepter la date du 26 mars, que le délégué du Comité central voulait faire prévaloir. Enfin, de guerre lasse, Brunel dit : Je serai plus conciliant que vous ; vous tenez à votre date du 3 avril, nous avons des raisons pour tenir à celle du 26 mars. Eh bien ! faisons une cote mal taillée ; je vous cède quatre jours, cédez-m'en quatre aussi, et convenons que les élections auront lieu le 30 mars. Le maire ne crût pas devoir repousser cette concession ; il accepta, et une transaction fut signée par lui et par Brunel.

Beaucoup d'oisifs, de curieux, s'étaient groupés sur la place Saint-Germain-l'Auxerrois, derrière les bataillons fédérés munis de leur artillerie ; on n'avait pas tardé à apprendre ce qui se passait dans l'intérieur de la mairie, et l'on avait compris que du résultat de cette négociation suprême sortirait la paix ou la guerre. Lorsque Brunel fut remonté à cheval, il s'écria, en agitant son képi ; Tout est fini, nous sommes d'accord. Il y eut un soulagement dans la foule, les poitrines respirèrent plus à l'aise, on cria : Bravo ! On se serra la main, on fraternisa, comme l'on dit, et il y eut là une minute de joie. Nul ne pensa aux conséquences d'une transaction dont on ignorait les termes ; on ne vit qu'une seule chose, c'est qu'on n'allait pas se battre, et l'on fut content. Cependant ce n'était là qu'un traité éventuel, il ne devait avoir force de loi que s'il était agréé par la réunion des maires, puisque seule elle avait été munie de pleins pouvoirs par le gouvernement régulier qu'elle représentait à Paris. Tous les membres de la municipalité du premier arrondissement, ceints de leur écharpe, marchant aux côtés de Brunel, de Protot, le futur garde des sceaux de la Commune, suivis de bataillons fédérés, se rendirent à la mairie du deuxième arrondissement où siégeait cette sorte d'assemblée souveraine, composée des maires et de quelques députés de Paris. Sur le passage de ce cortège qui, par plus d'un côté, eût prêté à rire, la population applaudissait et, ne sachant ni qui ni quoi acclamer, criait raisonnablement : Vive la paix ! vive la concorde ! Si la paix, si la concorde qu'invoquait ce pauvre peuple ne régnèrent pas immédiatement, si les armes ne restèrent pas inutiles dans les mains de l'insurrection, ce n'est point la faute des maires qui acceptèrent le traité Brunel à leurs risques et périls, firent un suprême effort, et subirent toute exigence dans l'espoir d'éviter la guerre civile.

Les maires étaient réunis, lorsque Brunel et Protot, suivis de plus de soldats qu'il ne convenait, se présentèrent et firent connaître la transaction signée à la mairie du premier arrondissement. M. Schœlcher, n'oubliant pas qu'il appartenait à l'Assemblée nationale et sachant qu'en matière législative la partie ne doit pas se séparer du tout, insista pour que la date du 3 avril fût acceptée par le Comité central. C'était tout remettre en question ; les maires se consultèrent rapidement des yeux et répondirent qu'ils accordaient les élections municipales pour le 30 mars. Le mot accorder déterminait la situation respective des deux parties : les maires, autorité régulière, n'acceptaient pas les propositions du Comité central, représentant une fraction insurrectionnelle, ils lui accordaient sa demande, rien de plus. Les principes étaient sauvegardés ; pas pour longtemps, nous le verrons bientôt. Un des aides de camp de l'amiral Saisset assistait à la séance ; il dit : C'est ce qu'il y avait de mieux à faire. On agita la question de savoir quel mode on adopterait pour l'élection du général en chef ; on proposait déjà le suffrage à deux degrés, lorsque Protot déclara que le Comité central n'admettait que l'élection directe par le suffrage universel. Sic volo, sic jubeo. Les maires obéirent ; il y avait parmi eux plus d'un avocat de talent, qui dut frémir de honte en se voyant forcé de s'incliner devant la volonté de Protot, bohème stagiaire au Palais de Justice, dont il ne connaissait que la buvette. On signa, — non pas un armistice, non pas les préliminaires de la paix, — mais le traité de paix lui-même, l'acte définitif qui mettait fin au conflit. Quelques questions de détail restaient à régler ; on s'ajourna à neuf heures du soir pour les résoudre d'un commun accord.

En somme, le Comité central restait victorieux ; il emportait, haut la main, les deux décisions qui lui assuraient le pouvoir et lui permettraient, dans l'avenir, d'entrer en' lutte armée contre tout gouvernement qui ne lui conviendrait pas. La garde nationale fédérée lui composait une troupe prétorienne dont le chef ne dépendrait que de lui ; de plus, le maire élu de Paris, remplaçant le préfet de la Seine, constituait un pouvoir exécutif indépendant, se mouvant en dehors de l'administration centrale et pouvant mettre celle-ci en échec toutes les fois qu'elle ne lui obéirait pas. Paris, de ce fait, allait donc avoir son armée, son budget, son gouvernement ; la capitale devenait une ville libre dans l'État ; il y aurait dorénavant Paris et la France, deux pays juxtaposés, ne se mêlant plus dans une vie commune et n'ayant plus ensemble que des rapports matériels, nutritifs, pour ainsi dire, sans grandeur comme sans dignité.

Les maires s'étaient jetés dans un péril futur pour éviter un péril immédiat, concédant toute transaction pour soustraire Paris aux horreurs d'un second siège, à la bataille dans les rues, pour arracher les honnêtes gens à la rapacité qui les guettait du fond de l'Hôtel de Ville. Il n'y a pas à les blâmer ; ils ont agi dans l'intérêt de tous, ils se sont exposés aux désaveux de l'Assemblée, et ils ont cru peut-être que la population serait assez sage pour répondre, le 30 mars, à leur sacrifice par des élections qui permissent lé retour du travail et de la vie régulière. Ils pensaient avoir le temps, entre le 24 et le 30, de rappeler les absents, de réunir autour d'eux les hommes d'ordre et d'essayer de remporter une victoire pacifique où Paris retrouverait le repos dont il avait hygiéniquement et moralement besoin après tant d'angoisses et de déceptions. Si ce fut là leur espérance, elle fut promptement déçue ; leur illusion dura à peine quelques heures.

 

IV. — LA CAPITULATION DES MAIRES.

La séance du Comité central. — La guerre à outrance. — Proposition pacifique de Billioray. — Arnold et Gabriel Ranvier. — Le traité Brunel, ratifié par les maires, est repoussé par le Comité. — Indignation des maires. — Le Comité exige les élections pour le 26 mars. — René Dubail, maire du dixième arrondissement. — Sa ferme altitude. — Protestation des maires. — Proclamation de René Dubail. — Les pourparlers sont rompus le 24. — Ils sont repris le 25 par le Comité. — Incident. — Fortuit ou préparé ? — Faux bruit venu de Versailles. — Les maires capitulent ; René Dubail se retire. — Adresse à la population. — Dénaturée par le Comité. — Seul texte authentique. — L'Assemblée de Versailles condamne la conduite des maires de Paris.

 

Dans la soirée du 24 mars, les maires étaient réunis dans la salle du conseil, à la mairie du deuxième arrondissement, pour recevoir, ainsi qu'il avait été convenu, les délégués du Comité central. Ceux-ci ne se pressaient pas d'arriver ; nos nouveaux maîtres ignoraient que si l'exactitude est la politesse des rois, elle est aussi celle de tout le monde. Pendant que la réunion des maires commençait à s'impatienter de leur absence, ils étaient à l'Hôtel de Ville, où le Comité central s'était formé en séance secrète sous la présidence d'Assi. Quelque secrète que fût la séance, on sait ce qui s'y est passé. Le président prit la parole : Dans les circonstances actuelles, la guerre civile est pour nous une nécessité fatale. Si nous retardons les élections, le pouvoir qui est synonyme de réaction viendra peser de tout son poids sur les électeurs. Il dirigera le vote de telle façon que nous, les vainqueurs d'aujourd'hui, nous serons les vaincus de demain. Nous sommes les maîtres de la situation ; nos adversaires n'ont ni organisation, ni communauté d'idées. Si les maires et le gouvernement ne veulent pas adopter la date du 26 mars pour les élections, nous devons, rompre les négociations. Du traité intervenu entre Brunel, Protot et la municipalité du premier arrondissement, ratifié, accordé par la réunion des maires, il ne fut même pas question. Bergeret, général par la grâce du 18 mars, prit la parole, appuya l'opinion d'Assi et demanda qu'après avoir renoncé à tout pourparler, on se préparât à la guerre à outrance. Sur l'avis de Billioray, on se décida cependant à envoyer deux délégués à la mairie du deuxième arrondissement, pour signifier aux maires de Paris les volontés du Comité central.

Les deux mandataires choisis furent Arnold et Gabriel Ranvier. Le premier était un architecte fruit sec de l'École des beaux-arts ; le second, Gabriel Ranvier, était un failli non réhabilité dont j'ai déjà longuement parlé[7]. Les maires furent surpris de les voir entrer dans la salle du conseil, car ils attendaient la visite de Brunel et de Protot, avec qui le traité de conciliation avait été signé. Aux premiers mots échangés, on s'aperçut qu'une fois encore on se trouvait en présence de gens qui se jouaient volontiers de toute convention acceptée. A l'énoncé des prétentions du Comité central, il y eut un cri d'indignation. Ceux des maires qui ne voulaient, qui, par conscience, ne pouvaient reconnaître que le Gouvernement de Versailles, se révoltèrent contre tant de mauvaise foi, traitèrent vertement les délégués du Comité central et arguèrent de la transaction intervenue dans la journée même. Arnold et Ranvier déclarèrent que les citoyens Brunel et Protot avait outrepassé leurs pouvoirs en fixant la date des élections au 30 mars, car ils n'avaient point reçu mandat pour traiter : ce qui prouvait qu'ils avaient été au delà de leurs instructions, c'est que le Comité central maintenait la date du 26. C'était à prendre ou à laisser ; du reste, la démarche des nouveaux délégués démontrait l'esprit de conciliation qui animait le Comité central, car il était prêt à la lutte et ne doutait pas de la victoire.

Quelques-uns des maires eurent bonne envie de jeter par la fenêtre ces singuliers ambassadeurs, mais ils purent s'apercevoir que certains de leurs collègues, mus par des intérêts ou des opinions peu avouables, inclinaient vers les hommes du Comité et ne paraissaient pas éloignés de renouer des négociations avec eux. Il y avait parmi les représentants de la municipalité parisienne un homme qui pendant la période d'investissement ne s'était point ménagé pour subvenir aux besoins de ses administrés : c'était René Dubail, maire du dixième arrondissement, républicain de vieille date, fort estimé au Palais de Justice, où il avait, comme avocat, laissé d'excellents souvenirs, grand, maigre, sec, ignorant toute transaction de conscience et ayant l'habitude de marcher droit dans une imperturbable probité. Son zèle et son dévouement l'avaient entraîné à assumer sur lui la plus lourde part du travail et de la responsabilité de ces jours difficiles. Il se tourna vers ceux de ses collègues qu'il sentait favorables à l'insurrection et leur dit : Si vous êtes ici pour résister avec nous, c'est bien ; sinon, il faut f.... le camp. Le mot n'était pas encore parlementaire, — depuis on en a entendu bien d'autres, — mais il est telles situations où la patience échappe aux esprits les plus corrects. A cette parole d'un honnête homme indigné, la majorité se resserra et se rallia à la résistance ; on comprit que c'était rejeter toute pudeur que de ne pas rompre immédiatement les pourparlers. M. Dubail fut chargé de rédiger une protestation contre la mauvaise foi du Comité central. Cette protestation, que la suite des incidents qui allaient se précipiter empêcha de rendre publique, était très ferme :

Le Comité central manque pour la deuxième fois à la parole donnée en son nom par ses délégués. Il veut faire demain des élections sans sincérité, sans régularité, sans contrôle ; c'est la guerre civile qu'il appelle dans Paris ; que la honte et le sang en retombent sur lui seul ! Quant aux maires, ils engagent la garde nationale à se rallier à eux pour défendre l'ordre et la République !

 

Pendant que les maires approuvaient la proclamation de René Dubail et en prescrivaient l'impression ainsi que le prompt affichage, les délégués Arnold et Ranvier étaient retournés à l'Hôtel de Ville, apprendre au Comité central que les pourparlers devaient être considérés comme définitivement abandonnés. A l'unanimité, le conseil insurrectionnel déclara les négociations entamées nulles et non avenues ; puis il se sépara aux cris de : Vive la République ! Vive la Commune ! On pouvait croire que tout était fini ; les maires, après être restés en séance jusqu'à trois heures du matin, se retiraient avec les honneurs de la guerre ; ils avaient poussé l'esprit de conciliation au delà de toute limite et ne se refusaient à poursuivre d'illusoires négociations qu'après avoir subi deux actes de félonie capables de révolter les cœurs les plus insensibles aux froissements de la dignité. Il n'y avait plus rien à faire avec les hommes de l'Hôtel de Ville et il y avait lieu d'espérer qu'on n'aurait plus qu'à les combattre et qu'à les vaincre ; mais on n'était pas à bout de surprises ; celle que la matinée du 25 mars réservait aux honnêtes gens ne devait pas être la moins extraordinaire.

Le samedi 25 mars, les maires, réunis à la mairie du deuxième arrondissement, étaient en conférence avec quelques députés de Paris qui arrivaient de Versailles, lorsque Gabriel Ranvier et Arnold se firent annoncer. Malgré le vote unanime du Comité central, ils venaient reprendre la délibération et essayer d'emporter l'adhésion des maires à leur projet d'élections immédiates. Ils les mettaient en demeure d'obéir ou de se retirer ; ils leur disaient : Voulez-vous convoquer les électeurs pour le jour que nous ayons choisi, pour le 26 mars, pour demain ? Si vous acceptez nos conditions, nous vous rendrons vos mairies, et les élections seront faites par vos soins. Si vous refusez, nous nous passerons de vous. — La discussion recommença, discussion énervante, fastidieuse, où l'on ne pouvait que répéter des arguments déjà employés, combattus, abandonnés, repris, ressassés sous toutes les formes et sur tous les tons. Une telle délibération ne pouvait aboutir : les maires allaient-ils donc se déjuger au moment même où la protestation rédigée par René Dubail, approuvée par eux, était sur le point d'être affichée sur tous les murs de Paris ? Les maires du parti de la résistance, qui se refusaient à de nouveaux compromis, qui estimaient que l'on avait déjà trop fait pour sanctionner l'usurpation du Comité central, restaient immuables dans leur volonté et se préparaient déjà à se retirer, afin de dissoudre la conférence par le fait même de leur départ, lorsqu'un dernier incident, se produisant tout à coup, infligea à la situation un dénouement lamentable. Un député de Paris dit : Nous arrivons de Versailles. On affirme dans les couloirs de l'Assemblée que le duc d'Aumale va être nommé lieutenant général du royaume. Un autre reprit : Non, ce n'est pas le duc d'Aumale, c'est le prince de Joinville. — Alors, dit un témoin, les maires se sont jetés sur les plumes et ont signé le traité. Les maires ? Le mot demande explication : ce traité, cette capitulation, comme on l'a justement nommé, a été signé par sept maires sur vingt, par trente-deux adjoints sur quatre-vingts, par six députés sur quarante-trois : donc quarante-cinq personnes sur cent quarante-trois, c'est-à-dire les représentants d'une faible minorité, ont cru pouvoir associer le Gouvernement, l'Assemblée nationale, la France entière à l'accomplissement d'un acte dont l'illégalité était flagrante. Il est incontestable que c'est l'annonce de l'élévation de l'un des princes d'Orléans à la dignité de lieutenant général du royaume qui a précipité la solution et qui a engagé MM. Bonvalet, maire du troisième arrondissement, Vautrain, maire du quatrième, Desmarest, maire du neuvième, Mottu, maire du onzième, Grivot, maire du douzième, Favre, maire du dix-septième, Clemenceau, maire du dix-huitième, à approuver une transaction qui était plus qu'un aveu de défaite. Il était plus honorable de se retirer comme fit René Dubail, maire du dixième arrondissement.

Cette fausse nouvelle, qui l'a apportée ? Qui est venu, par étourderie ou dans un but inqualifiable, colporter ce cancan parlementaire dont l'invraisemblance même aurait dû faire justice ? On ne sait. Des témoins ont nommé MM. Clémenceau et Floquet, mais tous deux ont nié le propos ; il n'est donc pas permis de le leur attribuer. Il est positif que le propos a été tenu à Versailles, dans la salle même des séances de l'Assemblée. M. Tirard raconte[8] : M. Jules Simon, qui était au pied de la tribune, me dit : Je suis excessivement inquiet, le bruit court que quelques membres de la majorité ont l'intention de proposer que le commandement de l'armée soit donné au prince de Joinville. Le caractère officiel de M. Jules Simon, qui était alors ministre de l'instruction publique, donnait à ce canard une autorité considérable. Cet on dit changea subitement de nature, devint une affirmation, et arriva à Paris avec toutes les apparences d'une certitude. Nul ne pensa à démentir ce bruit erroné, sinon mensonger, nul ne songea à protester ; la maladresse était commise, ou le tour était joué. Les délégués du Comité central, les maires que j'ai nommés, MM. Lockroy, Floquet, Tolain, Clémenceau, Schœlcher, Greppo, députés de la Seine, signèrent la proclamation suivante :

Les députés de Paris, les maires et adjoints élus, réintégrés dans la mairie de leur arrondissement, et les membres du Comité central fédéral de la garde nationale, convaincus que le seul moyen d'éviter la guerre civile et l'effusion du sang à Paris et, en même temps, d'affirmer la République, est de procéder à des élections immédiates, convoquent pour aujourd'hui dimanche tous les citoyens dans les collèges électoraux. Les habitants de Paris comprendront que, dans les circonstances actuelles, le patriotisme les oblige à venir tous voter, afin que les élections aient le caractère sérieux qui seul peut assurer la paix dans la cité.. Vive la République !

 

Cette adresse à la population parisienne avait été rédigée d'un commun accord, après discussion, entre les maires dissidents et les délégués du Comité central ; on pouvait donc croire que celui-ci l'accepterait sans modification. On était loin de compte. Les membres du Comité ne furent point satisfaits ; l'humiliation de quelques maires et de quelques députés ne leur parut pas suffisante ; ils surent déplacer le peu de légalité qui restait encore, altérèrent le texte primitif et firent placarder la proclamation en introduisant dans la première phrase une inversion qui en dénaturait le sens : Le Comité central de la garde nationale, auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et adjoints élus, etc. En outre, l'affiche était signée par les membres du Comité qui à côté de leurs noms n'avaient daigné admettre ni celui des députés, ni celui des maires, ni celui des adjoints. Ceux-ci, tout vaincus qu'ils étaient, regimbèrent et trouvèrent que le Comité dépassait un peu les bornes. On aurait bien envie de rire de ces compétitions d'amour-propre si, au bout de tout cela, il n'y avait eu deux mois de combats suivis des massacres et des incendies que l'on sait. Les signataires de la convention se sentirent donc blessés de la forme dans laquelle on la présentait au public, et ils firent, à leur tour, afficher la proclamation telle qu'elle avait été primitivement rédigée, en ayant soin de l'intituler : seul texte authentique. Ils obtinrent ainsi une sorte de succès d'hilarité ; par le travers du placard, quelques plaisants s'amusèrent à écrire la phrase connue d'une annonce célèbre ailleurs encore qu'à Cologne : C'est ici le seul Jean-Marie Farina.

En présence de la capitulation des maires, tout espoir d'un accord était perdu. A moins d'abandonner jusqu'au dernier les grands intérêts dont il doit être la sauvegarde, le Gouvernement ne pouvait que répudier toute connivence avec les signataires de cette convention qui, en quelque sorte, équivalait à un acte de démembrement du pays.. On avait pu négocier avec l'insurrection, faire des sacrifices, dans le but de l'apaiser ; mais il était impossible de s'associer à elle pour l'aider dans ses œuvres. On le comprit à Versailles, et lorsque M. Louis Blanc proposa un bill d'indemnité pour les maires qui n'avaient pas répudié les exigences du Comité central, l'Assemblée nationale refusa, à la presque unanimité, de prendre la demande en considération. C'était condamner tout ce qui s'était fait, tout ce qui allait se faire dans Paris.

 

V. — LES ÉLECTIONS DE LA COMMUNE.

Proclamation de M. Thiers à la France. — L'amiral Saisset licencie la garde nationale. — A-t-on sérieusement, voulu négocier ? — Vains efforts pour déterminer M. Thiers à envoyer du secours à Paris. — Entrevue du comte de Turenne et de M. Thiers. — Ce que M. Thiers a voulu faire. — Sacrifier momentanément Paris pour sauver la France. — Les concessions in extremis sont toujours inutiles. — 24 février 1848 et 29 juillet 1830. — M. Thiers a gagné du temps. — Les affiches, — Félix Pyat. — Une prédiction qui s'est réalisée. — Jules Vallès et le Cri du peuple. — Vermersch et le Père Duchêne. — Le scrutin du 26 mars. — Les abstentions. — Retour à la féodalité. — Ce que Mazzini pensait de l'insurrection du 18 mars. — Un vers de don Juan. — A perfect farce.

 

M. Thiers notifia à la France la décision de l'Assemblée nationale condamnant, sans appel, la détermination que les maires avaient cru devoir prendre. La dépêche qu'il expédia aux préfets était explicite : Un accord, auquel le Gouvernement est resté étranger, s'est établi entre la prétendue Commune et les maires, pour en appeler aux élections. Elles se feront sans liberté et, dès lors, sans autorité morale. Que le pays ne s'en préoccupe point et ait confiance : l'ordre sera rétabli à Paris comme ailleurs.

Par suite de la rupture des négociations et du désaveu formulé par le vote de l'Assemblée nationale, la situation de l'amiral Saisset devenait intolérable. Du moment qu'une partie des maires se rapprochait de l'insurrection et que l'autre se retirait, il n'avait plus rien à faire dans Paris à la tête d'une troupe insuffisante pour rétablir l'ordre, trop nombreuse pour ne pas essayer d'engager la lutte et risquant ainsi de s'exposer à une défaite irréparable. Il prit le parti le plus sage : il abandonna les rares points stratégiques qu'il occupait encore, et, par un ordre de service, il congédia simplement sa petite armée : J'ai l'honneur d'informer MM. les chefs de corps, officiers, sous-officiers et gardes nationaux de la Seine, que je les autorise à rentrer dans leurs foyers, à dater du samedi 25 mars, sept heures du soir. — Les bons citoyens restés fidèles aux lois étaient donc licenciés sans avoir pu défendre ce qui restait de nos institutions.

Il est difficile, à distance, de s'imaginer que l'on ait pu sérieusement négocier avec les vainqueurs du 18 mars. Si le Gouvernement ne s'était pas hâté de se réfugier à Versailles en évacuant Paris, si l'on s'était établi — ce qui était sinon facile, du moins possible — dans la partie ouest de la ville ; si l'on s'était maintenu aux forts de Vanves, d'Issy comme au mont Valérien, gardant le cours de la Seine et le chemin de l'Ouest ; si, en un mot, au lieu de se sauver devant une insurrection tout étourdie de sa victoire, on eût battu en retraite, se fortifiant dans les positions indiquées par la configuration du terrain, on serait probablement resté maître de la situation, et les conditions formulées auraient eu chance de n'être pas rejetées avec hauteur par le Comité central. Mais vouloir négocier, en s'étayant sur une armée disparate, numériquement très faible, sans cohésion, coupée, dès le début, de sa base d'opération et de son point de ravitaillement, c'était courir au-devant d'un échec et exposer les maires négociateurs aux déboires qui ne leur ont point été épargnés.

Ce résultat avait été prévu et les avertissements n'ont point manqué à M. Thiers, qui les a tous repousses avec une extrême vivacité. En vain M. Rouland, gouverneur de la Banque de France, le conjurait d'envoyer un seul régiment occuper les abords ouest de Paris ; en vain l'amiral La Roncière Le Nourry lui proposa-t-il de faire garder les forts d'Issy, de Vanves et de Montrouge par ses marins, de la fidélité desquels il répondait : M. Thiers fut inébranlable dans son projet d'abandonner Paris pour le reprendre plus sûrement. Certes la capitulation des maires fut une des causes qui engagèrent l'amiral Saisset à ne point utiliser les offres des étudiants et des élèves de l'École polytechnique, à licencier les gardes nationaux spontanément groupés autour de lui ; mais le motif qui domina la détermination, fut qu'il n'avait jamais pu obtenir que M. Thiers fit saisir militairement soit Passy, soit Levallois-Perret, c'est-à-dire un des deux points sur lesquels il devait stratégiquement s'appuyer pour se ravitailler de munitions ou opérer sa retraite[9]. Sentant que la situation s'aggravait de minute en minute, comprenant que la faiblesse des maires s'accentuait en raison directe des prétentions du Comité central, l'amiral Saisset, avant de prendre une résolution que les circonstances allaient lui imposer, voulut savoir définitivement à quoi s'en tenir sur les desseins de M. Thiers, et dans la journée du 24 mars il lui dépêcha son aide de camp, M. le comte de Turenne, pour lui signifier que toute bataille livrée dans Paris serait une défaite, si, à bref délai, Passy ou Levallois-Perret n'était au pouvoir de troupes expédiées de Versailles et fournies d'un parc de munitions amplement approvisionné. M. Thiers parla plus d'une demi-heure sans répondre : — l'Allemagne menaçante...., les partis qui divisent l'Assemblée La sottise de Paris Ah ! si l'on m'avait laissé faire... Que diable ! est-ce que je suis sur un lit de roses, moi ?... Je voudrais bien vous voir à ma place... Je ferai un exemple terrible... Ce flux de paroles laissait la question en suspens ; M. de Turenne y revint. — Passy ou Levallois-Perret, à votre choix ; lequel de ces deux points indispensables à la défense de Paris pouvez-vous faire occuper ? — L'un des deux, je ne sais lequel ? — Mais, monsieur le Président, reprit le comte de Turenne avec une insistance justifiée, il faut cependant que l'amiral le sache, sans cela il ne peut agir. — Les maires ont plein pouvoir, qu'il les consulte. — Mais la décision ne dépend que de vous, je ne puis retourner près de l'amiral sans savoir s'il peut s'appuyer sur Levallois ou sur Passy. — Dites-lui que je ferai de mon mieux, que diable ! Je ne suis pas sur un lit de roses ! — Sur de nouvelles observations de M. de Turenne, M. Thiers consentit enfin à s'engager de faire occuper un des deux points désignés, mais se refusa absolument à indiquer celui vers lequel il dirigerait son effort.

M. de Turenne rentra à Paris vers onze heures du soir et rendit compte de sa mission à l'amiral Saisset. On attendit avec impatience le résultat des promesses de M. Thiers, et l'on se prépara à donner la main aux troupes françaises qui devaient apparaître à Passy ou à Levallois-Perret. On attendit en vain, et l'amiral comprit qu'abandonné par le pouvoir exécutif, abandonné par les maires, il ne lui restait plus qu'à se retirer. Mû par un sentiment chevaleresque, il assuma sur lui toute responsabilité. Il rassembla les lettres, les instructions, les dépêches que M. Thiers lui avait adressées et les jeta au feu. De cette façon, dit-il, je n'aurai pas, dans un moment de vivacité, la tentation de raconter du haut de la tribune de l'Assemblée que c'est parce que j'ai imperturbablement exécuté ses ordres que rien n'a été sauvé. Puis il lança l'ordre du jour que j'ai cité et se rendit à Versailles.

Ce que M. Thiers a voulu faire apparaît clairement aujourd'hui ; entre Paris qui était la révolte et l'Assemblée nationale qui représentait la France, Il n'a point hésité : il a sacrifié momentanément Paris pour défendre la France et lui rendre sa capitale. C'est là certainement le mobile qui a dirigé ses actions. Certes le motif est louable et l'on ne peut que l'approuver ; mais il semble que M. Thiers y a obéi avec un certain aveuglement et s'est laissé entraîner à des conséquences excessives. Il s'est trop hâté de croire que l'armée devait être complètement refaite avant d'être opposée de nouveau aux fédérés de l'insurrection ; dans sa précipitation à ramener sur Versailles toutes les troupes dont il pouvait disposer, dans la crainte de voir les forts s'ouvrir, sans combat, devant la révolte, il abandonna les forts du Sud malgré les propositions de l'amiral La Roncière Le Nourry, et il ne dut la conservation du mont Valérien qu'à l'intervention d'une volonté qui n'était point la sienne. Il n'imaginait pas, du reste, que la résistance serait si longue et aboutirait à de tels désastres. C'est une affaire de quinze jours, répétait-il volontiers, au moment où l'amiral Saisset se voyait contraint de licencier les volontaires. Du reste, il connaissait assez les hommes et le parti révolutionnaire qu'il avait toujours combattu pendant sa longue existence politique, pour savoir que les concessions n'auraient point le privilège de ramener à la raison et à la modération les insensés et les immodérés qui s'étaient emparés de l'Hôtel de Ville ? Ils avaient la proie, ils dédaignaient l'ombre, et ils ont dû rire de la naïveté des gens qui prenaient la peine de discuter avec eux. Ils n'avaient certainement aucune foi dans une issue favorable des négociations, et M. Thiers devait, à cet égard, partager leur scepticisme. Il connaissait trop bien, par sa propre expérience, les divers incidents de notre histoire moderne pour ne pas savoir que les concessions de la dernière heure sont une preuve de l'impuissance de ceux qui les offrent et un aveu de faiblesse fait à ceux qui les repoussent.

Le 24 février 1848 n'avait-il pas été lui-même, en compagnie d'Odilon Barrot, proposé par Louis-Philippe comme une concession désespérée aux amateurs de la réforme ? N'avait-il pas alors poussé la confiance en sa popularité jusqu'à faire retirer l'armée commandée par le maréchal Bugeaud ? n'avait-il pas obtenu d'emblée, par ce moyen, la substitution immédiate du suffrage universel à l'extension du droit électoral, et de la république à la royauté constitutionnelle ? Il devait se souvenir aussi qu'il était de ceux qui, le 29 juillet 1830, répondirent : Il est trop tard ! à M. de Mortemart, porteur de l'acte royal prescrivant le retrait des ordonnances et acceptant la démission du ministère Polignac.

Pendant qu'à Versailles tout était en désarroi et que M. Thiers cherchait à inspirer à l'Assemblée une confiance qu'il n'éprouvait peut-être pas lui-même, le Comité central, fidèle à ses projets, faisait faire les élections le dimanche 26 mars. Il semble, du reste, ne pas s'être trop étourdi sur sa popularité : un rapport lu en séance dit que le grand nombre d'abstentions assurera probablement le succès du Comité. Chacun fit son affiche ; les murailles de Paris disparurent sous les placards cramoisis, ponceau, écarlates, où les candidats avaient dégorgé leur profession de foi. On y parlait de la révolution du 18 mars que la magnanimité du peuple avait faite si grande et si pure ; on traitait M. Thiers, les ministres et les membres de l'Assemblée nationale d'assassins, de bandits et même de petits crevés. Les coryphées attitrés du sans-culottisme rivalisaient de violence et de mauvaise foi. Ce vieux serpent à sonnettes de Félix Pyat, qui mourra infailliblement le jour où il se mordra la langue, ne manqua pas cette occasion de baver un manifeste ; il gonfla son emphase jusqu'au galimatias ; il dit : Quel nom aurait groupé dans son halo 220 bataillons de la garde nationale... les rayons d'astres s'entremêlent... les œuvres immortelles comme la Loi des douze tables sont de pères inconnus. Ces amphigouris se concrètent, en finissant, dans un conseil qui fut écouté : Contre cette jeunesse dorée de 71, fils des sans-culottes de 92, je vous dirai donc comme Desmoulins : Électeurs ! à vos urnes ! ou comme Henriot : Canonniers ! à vos pièces ! Le jour même où cette proclamation fut affichée, je m'étais arrêté pour la lire. J'étais en compagnie d'un homme qui a fait partie de nos Assemblées de la seconde République, qui a été ministre, qui est actuellement vice-président du Sénat, qui est un républicain rectiligne. Que dites-vous de cela ? lui demandai-je. — Toutes ces sottises amèneront une bataille, me répondit-il ; parmi les hommes qui vont peser sur Paris, j'en connais deux : Félix Pyat et Delescluze ; retenez bien ceci : Félix Pyat se sauvera et Delescluze se fera tuer.

Non seulement on surexcitait les mauvais sentiments de la population, mais on la trompait sans vergogne ; on lui disait que la France l'applaudissait, que les troupes réunies à Versailles se révoltaient contre l'Assemblée ; il n'est bourde qu'on ne lui fît avaler ; on la gorgeait de mensonges jusqu'à la rendre folle. Le Cri du Peuple, rédigé par Jules Vallès, publia ceci le 25 mars : On nous confirme la nouvelle, qui circulait déjà ce matin dans Paris, que le général Ducrot, dit mort ou victorieux, aurait été jugé, condamné et fusillé à Satory, près Versailles, par les troupes placées sous ses ordres. Les benêts de la fédération avalaient cela, entre deux verres de vin, comme parole d'Évangile, et étaient persuadés que l'armée de Versailles les attendait impatiemment pour fraterniser avec eux. On leur disait en outre que les riches voulaient affamer la population, et que tout l'argent de Paris était envoyé à Versailles. Le même Cri du Peuple insérait le fait divers suivant : On vient d'arrêter trois jeunes gens porteurs chacun d'un million. Ces trois jeunes gens allaient à Versailles. Ce n'était pas assez ; le vieux précepte de Basile : Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose, était largement mis en pratique ; on renversait les rôles, et c'étaient les victimes qui devenaient les meurtriers. C'est encore le Cri du Peuple qui publie ce que voici : Les réactionnaires ont assassiné hier, à trois heures, boulevard Haussmann, un garde soupçonné d'adhérer au Comité central. Cet infortuné, poursuivi par une cinquantaine d'individus, a été frappé par de nombreux coups de revolver et percé, finalement, de coups de canne à épée. Sa poitrine disparaissait sous les trous. C'est de cette façon que les hommes du Comité central et leurs adhérents comprenaient le journalisme, qui est un sacerdoce, comme chacun sait.

Vermersch ne restait pas en arrière de Vallès ; il avait endossé la carmagnole, célébrait le vin à quatre sous, passait sa main sous le menton barbu de la Commune et créait le Père Duchêne ; jamais pareille immondice ne fut versée sur la voie publique. Plus de 60.000 exemplaires étaient vendus chaque jour et exerçaient une influence réelle sur la population qui se plaisait à ce torrent de grossièretés. Il engageait aussi les électeurs à voter, et dans quels termes : Sacré tonnerre ! les affaires vont rudement bien ! et les j... f... n'auront pas le dessus. Aujourd'hui le peuple de Paris, dans les vingt arrondissements, va de nouveau affirmer ses droits, sa vie communale, sa foi dans l'avenir, sa capacité politique et la force progressive de la révolution. Tout va bien. Ah ! les quelques j... f... de bonapartistes et d'orléanistes qui conspiraient contre la patrie, ont eu le nez b... refait hier quand ils ont vu que toutes leurs manœuvres s'en allaient en eau de boudin. A la chie-en-lit la réaction ! Le carnaval est fini, ma vieille ! et tâche de ne pas repasser une autre fois ! On a déjà trop donné à ta sœur ! A la chie-en-lit !

On voit au milieu de quelles excitations et de quels mensonges on faisait vivre une population désœuvrée qui passait la meilleure partie de son temps chez les marchands de vin, où l'on discutait, auprès du comptoir, les articles du Père Duchêne et du Cri du Peuple. C'est sous l'influence de ces dépressions que les électeurs — qui se résignèrent à voter — se rendirent au scrutin d'où la Commune est sortie, le dimanche 26 mars 1871. M. François Favre, maire du 16e arrondissement, déposant devant la commission d'enquête parlementaire, a eu raison de dire : La garde nationale, sous le régime du gouvernement parlementaire, est, à mon avis, un instrument permanent de guerre civile. En effet, c'est la garde nationale armée, munie de canons, amplement fournie de munitions, qui a voté pour la Commune, qui l'a protégée, l'a maintenue et a brûlé Paris pour la défendre.

Quoiqu'une partie de la population, abusée par la proclamation des maires ralliés au Comité central, ne se soit pas refusée au vote, les abstentions furent très nombreuses ; sur 481 970 électeurs inscrits, 257.773, c'est-à-dire cinquante-quatre pour cent, s'éloignèrent d'un scrutin qui leur paraissait frelaté d'avance et dont le résultat ne pouvait être que criminel. Les quartiers les plus populeux, ceux sur lesquels la révolution sociale semblait s'appuyer de préférence, ne furent point les moins empressés à s'abstenir. A Belleville, 11.282 électeurs sur 28.870 déposèrent leur bulletin. Parmi les élus on comptait quinze adversaires de la Commune qui tous allaient donner leur démission. Ceux qui acceptèrent leur mandat, on les connaît ; ils ont désormais leur place dans l'histoire entre Cartouche et Marat, Hébert et Mandrin. On cherchera, on a déjà cherché à les réhabiliter ; c'étaient, sauf deux ou trois illuminés irresponsables, de vulgaires malfaiteurs qui crochetaient la politique, comme d'autres, moins coupables qu'eux, pourraient crocheter des coffres-forts. En regardant de près dans leurs actes, en étudiant les procès-verbaux de leurs délibérations, en lisant ce qu'ils ont écrit depuis leur défaite, il est impossible de découvrir, dans le fatras de leur bavardage, une idée neuve ou seulement pratique. Pendant deux mois qu'ils sont les maîtres et que Paris leur appartient, ils rampent dans l'imitation servile de la Révolution telle qu'ils la connaissent par les feuilletons de leurs petits journaux ou par leurs almanachs populaires. Leur phraséologie est un tissu de lieux communs exprimés en phrases toutes faites ; absence de toute conception, ignorance des lois les plus simples de l'économie politique, entraînement peu combattu vers les plaisirs grossiers, c'est là ce qui ressort de tout ce qu'ils ont fait.

Leur idéal paraît avoir été de donner à Paris d'abord et ensuite à chaque ville le droit de se gouverner elle-même, ne conservant, de cette façon, entre toutes les communes de France, qu'un simple lien fédératif ; ce n'était pas de la décentralisation, c'était de la pulvérisation. Ils se proclamaient volontiers et depuis longtemps des hommes de progrès ; c'étaient simplement des gens du moyen âge qui nous ramenaient à la féodalité telle que M. Guizot l'a définie dans son Histoire de la civilisation : Le caractère propre, général, de la féodalité, c'est le démembrement du peuple et du pouvoir en une multitude de petits souverains ; l'absence de toute nation générale, de tout gouvernement central. Et encore la féodalité était supérieure à la Commune telle que l'avaient conçue les hommes du 26 mars. La féodalité représentée par une famille à laquelle le pouvoir appartient par hérédité établissait à la longue, par l'usage, par la coutume, une sorte d'union entre le chef de droit et le sujet de fait ; mais dans la Commune, le seigneur étant une municipalité élue, nul lien n'était possible, puisque ce lien eût été brisé forcément à chaque élection nouvelle. Si cette rêverie avait pu prendre corps et durer pendant deux ans, il n'y aurait plus eu de France. On n'accusera pas Joseph Mazzini d'être un révolutionnaire hésitant ; il a dit[10] : L'insurrection du 18 mars a présenté un programme qui, s'il pouvait être adopté, ferait reculer la France au temps du moyen âge et lui enlèverait toute chance de résurrection, non point pendant des années, mais pour des siècles.

La Commune ne pouvait vivre ; nous le savions tous, au lendemain même de sa naissance, et ceux qui l'avaient créée le savaient aussi bien que nous. Dans l'Hôtel de Ville, où ils trônaient, regardant la nef qui forme les armes de Paris, ils ont pu répéter les vers du Don Juan de Byron : Alors le navire, inutile débris, flotte à la merci des vagues, qui ressemble à celle des hommes dans la guerre civile ; et M. Washburne eut raison d'écrire : L'élection d'hier à Paris est une véritable farce, a perfect farce[11]. C'est le vrai mot : la Commune, en effet, était une farce, une farce dérisoire, qui, se sentant ridicule et prêtant à rire, allait se hâter d'épouvanter les railleurs afin de se réhabiliter à ses propres yeux.

 

VI. — LES PRÉTENDUES REPRÉSAILLES.

 

De l'échec des négociations date la guerre civile. — Double jeu. — Les purs esprits. — Incapacité, violence, manie d'imitation. — Ils se sentent odieux. — Les crimes de Versailles. — Conduite de la Commune avant l'ouverture des hostilités. — Assassinat du docteur Pasquier. — Arrestation des commissaires de police. — Incarcération du président Bonjean. — Le Comité central érigé en tribunal révolutionnaire. — Ses jugements. — Le général Ganier d'Abin. — Wilfrid de Fonvielle condamné à mort. — Le premier otage ecclésiastique. — Excitation à l'assassinat. — La légion des tyrannicides. — L'armée repousse la force par la force. — Effarement après la première défaite. — Il a fallu sauver la France.

 

Si je me suis longuement étendu sur les négociations ouvertes entre les maires de Paris et les membres du Comité central, c'est que cet épisode est le début réel, non pas de l'insurrection, mais de la guerre civile. C'est de l'échec définitif des pourparlers que date la bataille et tout ce qui s'ensuivit. Grâce à la mauvaise foi des hommes du Comité, Versailles et Paris se trouvaient en état de lutte forcée ; la civilisation et la barbarie allaient se saisir à la gorge, et M. Thiers, en tant que chef du pouvoir exécutif, se voyait contraint de prendre des fortifications que, comme historien, il avait toujours déclarées imprenables.

Dès que les membres de la Commune eurent été élus par la minorité des électeurs, nulle négociation ne fut plus permise au gouvernement régulier : la légalité n'avait plus à discuter avec l'usurpation. S'il y eut encore des négociations, après le 26 mars 1871, elles furent secrètes et les traces en échappent actuellement à l'histoire. Quelques membres du conseil qui déraisonnait à l'Hôtel de Ville, mus par un intérêt personnel ou dans l'espoir d'assurer leur salut au jour de la défaite, jouèrent double jeu et laissèrent voir que leur conscience était une bourse entr'ouverte où l'on pouvait jeter quelque monnaie. Il ne serait pas impossible de nommer ces personnages, moitié loups et moitié singes, qui hurlaient d'un côté et grimaçaient de l'autre ; mais il est plus sage de se taire. Je puis dire cependant que ce n'est point Versailles qui vint les chercher et murmurer à leur oreille des paroles de tentation ; non, il n'en fut pas besoin ; on s'offrit, on se fit marchander, mais on se cota à un si haut prix que l'on fit douter de sa bonne foi et que le marché fut rompu. Je puis affirmer, en outre, que, blessé d'être dédaigné par les hommes du gouvernement légal, on se retourna humblement et en faisant le gros dos vers un souverain détrôné, qui repoussa avec indignation toute proposition de cette nature. Les preuves de ce que je viens d'indiquer existent et l'avenir, sans aucun doute, les livrera à l'histoire. Cela n'a pas empêché les membres de la Commune de se donner pour de purs esprits, haïssant l'iniquité et animés du seul amour du bien public. Jusqu'à la dernière heure ces Bridoisons patibulaires invoquent la fo-orme avec l'impudence des criminels ou la naïveté des aliénés. Le 22 avril, Delescluze dit : Nous sommes pour les moyens révolutionnaires, mais nous voulons observer la forme, respecter la loi et l'opinion publique. Or, depuis le 18 mars, la forme est anéantie, la loi n'est plus, l'opinion publique est outragée. A force de vivre dans des rêves, ces hommes en étaient arrivés à avoir naturellement des idées fausses ; ils voyaient les choses à travers un prisme qui en modifiait les contours, et leur bon sens consistait à n'avoir pas le sens commun.

Isolément ils n'étaient point absolument pervers, on pouvait les ramener, ou tout au moins les réduire à la raison ; mais lorsqu'ils étaient réunis en conciliabule, s'excitant par la discussion, cherchant à se surpasser les uns les autres, parlant comme devant un écho qui eût grossi leur voix, ils parvenaient sans effort, par le seul fait de l'émulation à imaginer des monstruosités, afin de prouver aux autres et de se prouver à eux-mêmes qu'ils avaient le souffle révolutionnaire. Comme les incapables, ils virent des traîtres partout ; comme des hommes sans doctrine, ils ne purent supporter la contradiction ; comme des hommes faibles, ils furent cruels ; comme des lâches, ils rejetèrent sur leurs adversaires la cause des crimes qu'ils commettaient. Ce qu'ils appelaient leur force n'était que la manie de l'imitation jacobine poussée jusqu'au délire. Le 16 août 1792, les hommes du 14 juillet et du 10 août déposèrent à la barre de l'Assemblée une pétition où il était dit : Si la victoire trahit notre cause, les torches sont prêtes ; les anthropophages du Nord ne trouveront que des cendres à recueillir et des ossements à dévorer. C'est peut-être en souvenir de cette parole que les hommes du Comité central et de la Commune ont brûlé Paris plutôt que de le restituer aux anthropophages de la légalité.

Ils sentaient confusément ce que leur conduite avait d'odieux. Séquestrations arbitraires, confiscations, condamnations à mort, massacres, incendies, ce sont là des méfaits que la civilisation n'aime point à pardonner. Ils l'ont compris et ils ont crié bien haut dans leurs clubs, dans leurs journaux et plus tard dans leurs livres, qu'ils n'avaient fait qu'user de représailles en présence des crimes commis par les Versaillais. Ceci est un mensonge. Les crimes de Versailles étaient des faits de guerre inhérents au droit de légitime défense, en vertu duquel toute société se protège contre une attaque à main armée. Or, du 19 mars au 2 avril, ce droit de défense chôma ; tout loisir fut laissé aux insurgés pour rentrer dans la gravitation normale du pays ; Versailles se tut, essaya de négocier et ne tira pas un coup de fusil. Les hostilités furent ouvertes le 2 avril, avenue de Courbevoie, au rondpoint des Bergères, par des fédérés qui tuèrent, à bout portant, M. Pasquier, chirurgien en chef, revêtu de son uniforme bien connu, protégé par la croix de Genève et par son caractère exclusivement pacifique et hospitalier[12]. D'après cela, puisque l'on n'agissait de rigueur qu'en représailles des actes des Versaillais, il est donc à croire qu'entre le 19 mars et le 2 avril nulle mesure de compression ne fut adoptée par le Comité central ou par la Commune. C'est ce que nous allons examiner. Le 18 mars, MM. André, Dodieau et Boudin, commissaires de police, sont arrêtés, sans mandat, à leur domicile ; le 19, les généraux Chanzy, de Langourian, les capitaines Ducauzé de Nazelles et Gaudin de Villaine sont incarcérés à la prison de la Santé après avoir subi des outrages sans nom. Le 20, M. Claude, chef de service de sûreté, homme de bien qui pour ennemis n'avait que les malfaiteurs, est écroué, sans autre forme de procès, en compagnie d'un de ses garçons de bureau. Le 21, M. Bonjean, président de la chambre des requêtes à la cour de cassation, est appréhendé au collet comme un forçat en rupture de ban, enfermé au Dépôt, d'où il sera transféré à Mazas et ensuite à la Roquette pour recevoir dix-neuf coups de fusil. Le 22, le général Bergeret, aidé de l'autre général Du Bisson, laisse tuer ou fait tuer, devant la place Vendôme, treize personnes marchant avec une manifestation sans armes qui criait : Vive la paix ! vive l'Assemblée ! En admettant que ces crimes soient des représailles, il faut reconnaître que ce sont des représailles anticipées.

Le Comité central veut renouer sans délai la chaîne de tradition qui le rattache au tribunal révolutionnaire, chaîne brisée par tant d'années de despotisme et de réaction. Il veut se montrer digne de ses aînés, évoquer l'âme d'Hébert et apaiser les mânes de Marat. Le 28 mars, il éprouve le besoin de s'épurer lui-même : trois de ses membres, Chouteau, Billioray, Ganier, sont déclarés suspects et décrétés d'accusation. — Soyons sévères, mais justes ! — Chouteau et Billioray sont acquittés. Quant à Ganier, il est condamné à mort ; l'accusé et les juges n'ont jamais su pourquoi. Ce Ganier avait du bon cependant, et l'avait prouvé ; le 18 mars, il était à Montmartre, il n'y avait point laissé languir l'émeute, et sa belle conduite lui avait valu, d'emblée, le grade de commandant de place du dix-huitième arrondissement ; il avait même, à ce sujet, fait une proclamation : Citoyens, je suis heureux de vous transmettre, au nom du Comité central, les plus grands éloges pour le patriotisme et le courage que vous avez montrés dans la nuit du 18 et la journée du 19 mars ; moi-même je vous ai vus à l'œuvre, et je sais que vous méritez la plus chaleureuse sympathie.

C'était un singulier homme que ce Ganier, qui à son nom ajoutait celui du village où il était né et se faisait appeler Ganier d'Abin ; figure originale parmi les grimaciers de la Commune, il représente le type exact de l'aventurier qui se bat pour se battre, sans se soucier de la couleur du drapeau qu'il défend ou qu'il attaque. En 1860, il est à Castelfidardo, dans la petite armée du Pape ; en 1863, il est en Pologne et fait le coup de fusil contre les soldats russes. Revenu à Paris, il s'essaye aux occupations sédentaires, entre dans une administration, n'y peut tenir, décampe, disparaît et réapparaît tout à coup en Asie avec qualité de généralissime des troupes du roi de Siam. Lorsqu'il apprend que la guerre a éclaté entre l'Allemagne et la France, il accourt, obtient un commandement quelconque de la délégation de Tours et, le 18 mars, se donne sans réserve à l'insurrection. Lui aussi, sur la butte Montmartre, il ne fut point avare de représailles anticipées, ainsi que le prouve la dépêche de M. Washburne que j'ai citée plus haut ; mais il paraît que, malgré son goût pour les exécutions sommaires, ce Ganier n'était qu'un sbire de la réaction et qu'il était digne de la peine capitale ; heureusement pour lui, il ne l'obtint que par contumace. Cette condamnation avait mis le Comité central en appétit ; le lendemain, 29 mars, sur la proposition du citoyen Assi, Wilfrid de Fonvielle, coupable d'attentat contre la Commune, est décrété d'accusation et condamné à mort. Le même jour, à la première séance de la Commune, le général Emile Duval, délégué militaire à la Préfecture de police, est chargé de s'assurer des gens hostiles à la Commune, et de faire toute perquisition pour les découvrir. Le 30 mars, le général Lucien Henry, chef de légion du quatorzième arrondissement, ne paraît pas avoir grand goût pour les communications par voie ferrée et ordonne de faire dérailler les trains Ouest-Ceinture qui ne s'arrêteraient pas au premier signal[13]. C'est ainsi que l'on se mettait en devoir d'observer la forme et de respecter la loi. Le 31 mars, M. Blondeau, curé de Plaisance, est arrêté et conduit au Dépôt par l'ouvrier typographe Louis-Adolphe Bertin, que Raoul Rigault a improvisé commissaire de police pour le quartier Montparnasse. C'est le premier otage ecclésiastique, que tant d'autres vont aller rejoindre.

Ce sont là des actes émanés du groupe insurgé qui s'intitulait le gouvernement, ou prescrits par des hommes armés de plein pouvoir par la grâce de la révolution. Le Journal officiel, qui représente l'âme du Comité central et de la Commune, fit chorus et s'efforça d'inculquer de bons principes à la population des fédérés. Le citoyen Ed. Vaillant y publia, le 27 mars, un article que le rédacteur en chef, Ch. Longuet, recommande à la méditation des lecteurs. La conclusion de l'article dit assez quel en est l'esprit ; il semble avoir été inspiré par Pépin, par Morey ou par quelque autre ancêtre de la Commune : La société n'a qu'un devoir envers les princes : la mort. Elle n'est tenue qu'à une formalité : la constatation d'identité. Les d'Orléans sont en France, les Bonaparte veulent revenir : que les bons citoyens avisent ! La réponse à ces provocations se fit longtemps attendre ; elle vint enfin, fut adressée à un journal obscur intitulé la Sociale, mais fut ramassée par le Journal officiel, qui n'hésita pas à la publier. Cela, du reste, était légitime. On avait fait appel à l'assassinat, celui-ci répondait, on devait insérer sa réponse.

Le 18 mai, on lit dans le Journal officiel : Je demande la formation d'un corps de mille à douze cents volontaires, dits Tyrannicides, lesquels se dévoueront à combattre corps à corps, à exterminer par tous les moyens praticables, n'importe en quelle contrée, jusqu'au dernier rejeton de ces races royales et impériales si funestes à la France.... Si mon idée était adoptée, je tiens à honneur de m'inscrire en tête de la légion libératrice. Signé : Joseph, 64, rue de Clignancourt. — Je m'inscris le second : Barré, 62, même rue. — L'entrée des troupes françaises à Paris empêcha peut-être, la formation de ce corps de commis-voyageurs en assassinat ; on aurait pu désigner les bataillons par un nom glorieux : le bataillon Ravaillac, le bataillon Louvel ; le régiment complet se serait appelé : la légion Fieschi, car Fieschi était leur maître à tous ; il était brave, sans préjugés, et eût pendu son père pour un petit écu.

Ainsi, bien avant l'ouverture des hostilités, les représailles avaient commencé. Elles devinrent furieuses après le premier combat ; mais je tenais à constater que ces hommes ont menti lorsqu'ils ont prétendu qu'ils n'étaient devenus criminels qu'en présence des crimes de Versailles. Ils l'ont été dès le premier jour, dès la première heure ; ils l'ont été volontairement, de sang-froid, pour faire peur et rester les maîtres d'un pouvoir qu'ils avaient volé avec effraction. Sur tous les tons, par toutes leurs voix, ils ont parlé des crimes de Versailles ; cela est dérisoire et ne mériterait pas réfutation si nous n'étions d'un pays où tout s'oublie. Les crimes de Versailles, du gouvernement légal représenté par l'armée française, ont consisté à repousser la force par la force, à ne pas consentir à recevoir des coups de fusil sans les rendre et à riposter par des obus aux obus qu'on lui envoyait. Ce n'est point Versailles qui a marché sur Paris ; c'est Paris qui a marché contre Versailles. Celui-ci s'est défendu ; il serait puéril de démontrer que c'était son droit et son devoir. La stupeur, l'effarement qui régnèrent dans la Commune à l'heure du premier combat, sont inexprimables[14]. Ces malheureux fédérés, abusés par les mensonges, alcoolisés jusqu'au delirium tremens, — le mot est de Rossel, — s'en allaient gaiement par Châtillon, marchaient en chantant par Courbevoie, jusque sous les feux du mont Valérien, persuadés que l'armée française les attendait pour vider les bidons de compagnie au cri de : Vive la Commune ! Il fallut jouer des jambes. On signala à la réprobation du monde entier la conduite d'une armée régulière qui avait l'audace de ne vouloir ni déchirer son étendard, ni se laisser égorger comme un troupeau de moutons. On avait fait toute sorte de préparatifs cependant : on avait des canons, des fusils, et des munitions à en revendre, et 60.000 hommes bien équipés, et la fine fleur des braillards de clubs pour les commander, et des prolonges chargées de victuailles, et des tonneaux de vin, et des barriques d'eau-de-vie, et l'on avait crié bien haut que l'on coucherait à Versailles même, sur le champ de bataille, après avoir enlevé l'Assemblée ; on revint l'oreille basse et, pour se consoler, on lâcha des proclamations, qui faisaient rire, malgré les évènements que l'on subissait et que l'on prévoyait.

Ce qu'il y a de vrai, c'est que c'est l'armée légale qui a usé de représailles, et non point la Commune. L'assassinat de Clément Thomas, du général Lecomte, des victimes de la rue de la Paix, du docteur Pasquier, ont justifié l'exécution sommaire de Duval et de Flourens pris les armes à la main, insurgés contre les lois de leur pays, en présence des ennemis victorieux, attentifs à nos fautes et stupéfaits de la quantité de sottise que Paris pouvait contenir. C'était là un crime impardonnable et qui ne fut point pardonné. Il s'agissait de sauver la France et l'on dût la sauver à tout prix.

 

 

 



[1] Franco-German war and insurrection of the Commune ; correspondence of E. B. Washburne, Envoy extraordinary, etc., etc. — Washington, Government printing office, 1878. — N° 186, M. Washburne to M. Fish, p. 167. — Les faits que rapporte M. Washburne se sont produits dans la nuit du 18 au 19 mars.

[2] Cette proclamation parut subversive aux hommes du Comité central ; ordre fut donné de la saisir : 22 mars 1871. Le commandant de la 5e légion est invité à faire saisir tous lès exemplaires de l'affiche apposée par les soins des maires, adjoints et députés qui ne porte pas de nom d'imprimeur et est un appel formel à la guerre civile. Le délégué à la Préfecture de police : RAOUL RIGAULT.

[3] On dénonça les gens qui avaient été, rue de la Paix, essayer de ramener les esprits à la concorde ; cela du moins semble résulter de la lettre suivante, qui fut adressée à Raoul Rigault, délégué civil à la Préfecture de police : Le nommé Delmas, rue Lamandé à Batignolles, a pris part à la manifestation ; il ne portait pas de ruban ; il a crié : Vive l'Assemblée !

[4] Voir Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars ; dépositions des témoins ; déposition de l'amiral Saisset.

[5] Enquête parlementaire sur le 18 mars, p. 312 ; édit. à trois colonnes.

[6] Le mot provisoire ne se rencontrait pas dans le texte original de l'amiral Saisset.

[7] Voir les Convulsions de Paris, t. I, chap. V, et passim.

[8] Enquête, etc., dépositions des témoins, p. 342.

[9] Dans certains quartiers les insurgés ne semblaient pas rassurés sur l'issue d'une lutte possible : cela, du moins, semble résulter de la lettre suivante : Cinquième arrondissement ; mairie du Panthéon. Paris, 24 mars 1871. — Citoyen général, la réaction armée s'est concentrée à l'École polytechnique, comme je vous l'ai dit ce matin. Nos espions nous indiquent 4000 hommes prêts et la résolution d'agir cette nuit. Le chef avoué, Salicis, capitaine de frégate, me notifie, du reste, sa déclaration d'hostilités dans la lettre ci-jointe, à laquelle vous seul pouvez répondre. J'ai promis de m'expliquer avant dix heures ; veuillez me recevoir et prendre un parti pour vous et nous. Nous avons à peine 400 hommes armés et des canons sans munitions et sans artilleurs. La revanche de leur échec récent leur serait trop facile. Avisez donc. Salut et fraternité. Le maire provisoire : D. TH. RÉGÈRE. C'est probablement à Bergeret que cette lettre a été adressée.

[10] Contemporary Review, juin 1871.

[11] Loc. cit. Dépêche 187.

[12] Lorsque nous étions à la porte Maillot, M. de Romanet reprocha à l'officier qui commandait les insurgés, d'avoir permis qu'un médecin militaire fût tué d'une manière aussi lâche. La réponse est caractéristique : Nous ne savions pas qu'il était médecin ; nous croyions que c'était un parlementaire. Épreuves et luttes d'un volontaire neutre, par John Furley, p. 341, Paris, Dumaine, 1874.

[13] Voir Convulsions de Paris, t. I.

[14] Le désarroi était au comble (3 avril) et la Commune fut ce jour-là à deux doigts de sa perte. Le seul manque d'audace de la part des chefs de l'armée versaillaise empêcha que cette déroute n'eut pour Paris des suites plus directement désastreuses. Le Français, Etude sur le mouvement communaliste de Paris en 1871, p. 222.