LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME PREMIER. — LES PRISONS PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE VIII. — LA GRANDE-ROQUETTE.

 

 

I. — L'ARRIVÉE DES OTAGES.

La maison d'éducation correctionnelle transformée en prison militaire. — Clovis Briant. — Le vin blanc. — Arrêt de mort. — Isidore François, directeur du dépôt des condamnés. — Le brigadier Ramain.— Le personnel des employés. — Un honnête criminel. — Le capitaine Vérig. — La guillotine est brûlée. — Visite de la prison. — Vérig a compris. — A mort les calotins ! — Reçu quarante curés et magistrats. — La mise en cellule des otages. — L'archevêque et le président Bonjean. — Les Pères jésuites. — L'abbé Deguerry. — Deux anciens camarades de collège.

 

La rue de la Roquette, qui commence place de la Bastille pour aboutir au cimetière dû Père-Lachaise, s'élargit vers le dernier tiers de son parcours en une sorte de place carrée, célèbre dans la population parisienne, car c'est là que se font les exécutions capitales. De chaque côté de cet emplacement s'élèvent les hautes murailles de deux prisons ; à gauche, c'est la maison d'éducation correctionnelle, que l'on nomme aussi les Jeunes-Détenus et plus communément la Petite-Roquette ; à droite, c'est le dépôt des condamnés, la Grande-Roquette.

L'histoire de la Petite-Roquette pendant la période insurrectionnelle ne présente aucun fait notable. Par suite de l'énorme quantité de soldats, troupe régulière, garde nationale, qui encombraient Paris lors de la guerre franco-allemande, la maison d'éducation correctionnelle était devenue maison de correction militaire. Au 18 mars, elle renfermait soixante et onze gardes nationaux et trois cent trente-six soldats détenus disciplinairement ou par suite de jugement ; ils furent mis en liberté entre le 19 et le 22 mars[1]. On y réintégra les enfants que les nécessités du service avaient forcé d'interner dans d'autres prisons ; il en existait cent dix-sept dans les cellules le 27 mai ; à ce moment ils furent délivrés et armés ; on les poussa à la défense des barricades ; quelques heures après, quatre-vingt-dix-huit d'entre eux étaient volontairement rentrés et demandaient aux surveillants une hospitalité qui ne leur fut pas refusée. C'est dans cette prison que du 20 au 25 mai la Commune fit enfermer les soldats réguliers abandonnés à Paris par le gouvernement légal et qui avaient refusé de s'associer à l'insurrection. Vers la dernière heure, ils étaient à la Petite-Roquette au nombre de mille deux cent trente-trois ; plus tard nous aurons à dire ce que l'on en fit.

Le directeur installé dès le 20 mars par le Comité central et par le délégué à la Préfecture de police se nommait Clovis Briant. C'était un lithographe, jeune, viveur, ami des longs repas, auxquels il conviait ses collègues Garreau de Mazas, Mouton de Sainte-Pélagie, François de la Grande-Roquette ; le sexe aimable ne faisait point défaut à ces fêtes intimes, ni le vin non plus. L'administration normale avait, pendant le mois de janvier, expédié, par erreur, deux pièces de vin blanc à la prison des Jeunes-Détenus ; ces deux pièces étaient gerbées dans la cave, en attendant qu'on vînt les reprendre. Clovis Briant les découvrit, les fit mettre en perce et les but en douze jours avec ses amis. Il avait abandonné la direction de la prison à son personnel, qu'il avait conservé, et ne s'occupait que d'opérations militaires ; c'est ce qui le perdit.

Jusqu'au dernier moment il tint tête sur les barricades du quartier aux troupes françaises ; il fut arrêté le 28 mai, au point du jour ; on avait déjà donné l'ordre de l'incarcérer, et il eût été épargné, lorsqu'un capitaine de fusiliers marins le fit fouiller. Dans un portefeuille rempli de papiers insignifiants, on découvrit le brouillon d'une dépêche ainsi conçue, et adressée au Comité de salut public : Envoyez-moi des renforts ; faites brûler le quartier de la Bourse et je réponds de tout. A cette heure, cela équivalait à un arrêt de mort ; il fut immédiatement exécuté.

L'histoire de la Grande-Roquette est moins simple ; car cette prison, qui reçoit les condamnés avant leur départ pour les maisons centrales ou pour le bagne, qui garde un quartier spécialement réservé aux condamnés à mort, fut la dernière étape des otages destinés à mourir. L'homme qui eut à la diriger méritait toute confiance de la part des gens de la Commune. C'était un emballeur, nommé Jean-Baptiste-Isidore François, que la protection et l'amitié d'Augustin Ranvier, directeur de Sainte-Pélagie, avaient fait élever à ce poste. Il fui implacable et fit le mal avec une sorte d'énergie fonctionnelle qui semblait inhérente à sa nature. Se défiant de son personnel d'employés, il avait pris à la maison des Jeunes-Détenus un surveillant, nommé Ramain, à la fois irascible et cauteleux, pour en faire son brigadier. Ces deux hommes aidèrent sans scrupule à tous les crimes qui leur furent demandés.

La haine dévorait François ; pour lui les gendarmes étaient moins que des galériens ; l'idée qu'il existait des prêtres l'affolait. Voilà quinze cents ans, disait-il, que ces gens-là écrasent le peuple, il faut les tuer ; leur peau n'est même pas bonne à faire des bottes ! Son ignorance, ses instincts mauvais, son immoralité en faisaient un homme dangereux en temps ordinaire et terrible en temps d'insurrection. François et quelques acolytes de sa trempe gardaient avec soin la Grande-Roquette, non point dans les bureaux de la direction, mais de l'extérieur, chez le marchand de vin qui est au coin de la place et de la rue Saint-Maur. Les bombances, du reste, ne languissaient pas ; comme Clovis Briant, François aimait à traiter ses collègues et à deviser après boire, à côté de la table, dessus ou dessous, des grandes destinées qui s'ouvraient pour le peuple français régénéré par la Commune. Lorsqu'il n'était pas trop gris, il allait, le soir, dans les clubs, et ce qu'il y entendait ne le rappelait guère à la mansuétude.

Les premiers temps qui suivirent la journée du 18 mars furent assez calmes à la Grande-Roquette. En outre de deux cent trente individus légalement condamnés[2], la prison ne contenait guère que dès gendarmes et des sergents de ville, arrêtés à Montmartre. Ces braves gens, appartenant à l'élite de l'armée, avaient été si cruellement insultés, frappés, maltraités, qu'ils en avaient conservé un affaissement étrange. Toute force de résistance semblait les avoir abandonnés ; l'idée d'un massacre dont ils seraient victimes les épouvantait et les avait rendus faibles comme des enfants malades. On put le constater à l'heure suprême ; nul d'entre eux n'essaya de se soustraire à la mort, ou de lutter contre les assassins ; ils surent mourir et ne surent pas se faire tuer. Malgré le brigadier Ramain, les surveillants étaient fort bons pour les gendarmes, recevaient leur correspondance sans la faire passer par le greffe, leur prêtaient des journaux et ne les laissaient pas manquer de tabac. Quant au vin, les otages pouvaient en avoir lorsque François n'avait pas bu celui de la cantine.

Le personnel des gardiens était remarquable, très dévoué, plus encore que dans nulle autre prison. Cela se comprend ; la Roquette renferme en temps normal des criminels fort dangereux, presque toujours exaspérés d'être condamnés à subir bientôt le régime des maisons centrales et rêvant d'y échapper en commettant quelque nouveau méfait qui pourrait leur valoir la déportation ; pour veiller sur ces malfaiteurs prêts à tout, il faut des hommes disciplinés, énergiques et en même temps très justes, car ils ne doivent jamais fournir prétexte aux sévices dont trop souvent ils sont les victimes. La Commune trouva donc à la Roquette un groupe de surveillants animés d'un excellent esprit ; elle crut s'en être rendue maîtresse en leur imposant François, qui leur infligea Ramain ; mais elle avait compté sans leur courage, et ce sont eux qui se sont opposés aux derniers massacres projetés. Elle se trompait souvent sur la qualité des hommes qu'elle appelait à la servir, elle en eut la preuve sans sortir du dépôt des condamnés.

Un homme, que nous appellerons Aimé, y subissait une peine de cinq ans d'emprisonnement prononcée contre lui pour faits de banqueroute frauduleuse. Il était entré en prison à une époque voisine de la guerre et les événements empêchèrent son transfèrement réglementaire à la maison correctionnelle de Poissy. Pendant le siège, une épidémie scorbutique se déclara parmi les détenus de la Grande-Roquette ; Aimé se dévoua, fit le métier d'infirmier, et prouva un bon vouloir dont on lui tint compte. Il était assez intelligent, avait une belle écriture, et il plut à François, qui en fit un commis greffier. François croyait bien avoir fait là un coup de maître, car avoir un homme à soi parmi les détenus, c'est avoir grande chance d'obtenir sur ceux-ci des renseignements secrets dont on peut tirer parti. Clovis Briant vit Aimé au greffe de la Roquette ; il s'y intéressa, voulut lui donner la haute main dans sa prison et le 13 avril 1871 écrivit à Raoul Rigault pour lui demander d'accorder à son protégé une fonction à la maison d'éducation correctionnelle. Aimé fut nommé entrepreneur des travaux de la Petite-Roquette ; pour lui c'était la liberté ; il en profita et s'enfuit de Paris. Il se réfugia en province et prévint sans délai le préfet de police qu'il se tenait à ses ordres pour se rendre dans telle prison qu'il lui plaira de désigner afin de purger sa peine, car il ne peut et ne veut regarder comme régulière sa mise en liberté accordée illégalement par les agents de la Commune. L'administration prit d'urgence toute mesure afin d'obtenir une commutation de peine qui équivalait à une grâce entière.

Le poste des fédérés qui gardait la Grande-Roquette n'était guère composé que d'une soixantaine d'hommes ; on fut surpris de voir arriver, le lundi matin 22 mai, un détachement formé de six compagnies empruntées au 206e et au 180e bataillon, qui étaient redoutés dans ce quartier populeux, à cause de leur exaltation et de leur violence. Ces hommes s'établirent dans le poste, au premier guichet et dans la première cour. Ils étaient sous le commandement du capitaine Vérig, ouvrier terrassier, petit homme brun, sec, anguleux, nerveux, ayant des bras d'une longueur démesurée, ce qui lui donnait la démarche oscillante d'un quadrumane, âgé de trente-cinq ans environ, propre à toutes les besognes où il ne faut que de la cruauté et l'amour du mal. Il ne quittait point un long pistolet d'arçon, qui lui servait à accentuer ses ordres ; il commandait : En avant, marche, ou je fais feu ! Il était de cette race d'hommes qui ne peuvent supporter d'autre autorité que celle qu'ils exercent eux-mêmes et dont ils abusent insupportablement. La Commune avait eu la main heureuse en choisissant François comme directeur du dépôt des condamnés, car ce fut lui qui découvrit Vérig, sut l'apprécier et lui confia le poste de la prison lorsque l'exécution des otages eut été décidée. Lorsque François avait pris possession de la prison, il y avait trouvé deux malheureux condamnés au dernier supplice, Pasquier et Berthemetz. Le 6 avril, la guillotine fut solennellement brûlée devant la mairie du XIe arrondissement, parce que la Commune répudiait toute la défroque du moyen âge. François se rendit dans la cellule d'un des condamnés, le félicita, lui prit les mains et se mit à danser avec lui[3]. Ce bon mouvement de chorégraphie humanitaire ne l'empêcha pas d'agir avec un singulier discernement lorsqu'il mit la prison et les détenus sous la garde de Vérig.

Il promena celui-ci dans la maison et, sous le prétexte de lui en faire les honneurs, il lui en montra toutes les dispositions. Après la première cour, l'on entre dans une sorte de vestibule qui est le second guichet ; à gauche s'ouvre le parloir, pièce étroite, séparée en deux parties égales dans la longueur par un double grillage en fer ; à droite, c'est le greffe et à côté l'avant-greffe, c'est-à-dire la chambre où l'on fait la toilette, l'inutile et cruelle toilette des condamnés à mort. En face et dans l'axe du vestibule, une petite porte lamée de fer permet de pénétrer dans la cour principale, large préau d'où se voit l'ensemble de la maison pénitentiaire proprement dite ; au fond, la chapelle ; à droite, le bâtiment de l'ouest, composé d'un rez-de-chaussée où sont les ateliers et de trois étages renfermant chacun une section de cellules ; à gauche, le bâtiment de l'est, avec une distribution analogue ; toutes les fenêtres sont munies de barreaux. Dans l'angle de la cour, à droite, une porte, fortifiée par une grille que l'on ferme le soir, conduit à une assez vaste pièce, qui est le guichet central ; des surveillants y sont en permanence jour et nuit. Lorsque l'on a traversé le guichet central, on entre dans un petit jardin où trois lilas et un marronnier apportent quelque gaîté ; c'est là un quartier isolé ; en face, au rez-de-chaussée, la bibliothèque, au-dessus l'infirmerie ; à droite, une galerie à arcades où sont situées les trois grandes cellules réservées aux condamnés à mort.

Au bout de la galerie, une porte basse, — la porte de secours, — domine cinq marches par lesquelles on descend dans le premier chemin de ronde qui enveloppe la prison, comme ce chemin de ronde est lui-même enveloppé par un second ; des murs de trente pieds de haut séparent les deux chemins l'un de l'autre et enferment toute la maison derrière deux remparts construits en pierres meulières. Dans leur minutieuse visite, Vérig et François s'arrêtèrent au milieu du petit jardin de l'infirmerie, l'examinèrent avec soin et parurent hésiter ; ensuite ils inspectèrent les deux chemins de ronde et regardèrent longtemps le mur élevé entre le second et un terrain vague qui s'étend jusqu'au coude de la rue de la Folie-Régnault.

C'était là une sorte de promenade extérieure. François et son ami Vérig revinrent au second guichet, traversèrent l'avant-greffe, gravirent un large escalier qui les mena à la quatrième section, long couloir où vingt-trois cellules se font face de chaque côté, de façon que l'on peut y enfermer quarante-six détenus. François fit remarquer à Vérig tout au bout de ce corridor, en face de la vingt-troisième cellule, une forte porte en chêne ; il la fit ouvrir par le surveillant qui les accompagnait, et s'engagea dans l'escalier de secours, escalier étroit, en colimaçon, aboutissant à la galerie du quartier des condamnés à mort ; là il montra du doigt la porte du premier chemin de ronde ; Vérig eut un sourire, il avait compris. On parcourut ainsi toute la maison, on constata que chacune des galeries formant une section distincte est fermée à chaque extrémité par une grille de fer, ce qui permet d'isoler les divisions et d'empêcher toute communication d'un étage à l'autre en cas de révolte, car les grilles sont si solides, si puissamment scellées dans les pierres de taille, que nulle force humaine ne parviendrait à les briser ou à les arracher.

François donna encore quelques détails à Vérig ; il lui expliqua que le bouclage, c'est-à-dire la fermeture des cellules, se faisait régulièrement à six heures du soir ; chaque jour on promène les otages dans le chemin de ronde ; ils sont assez nombreux, quatre-vingt-seize gendarmes, quarante-deux anciens sergents de ville, quatre-vingt-quinze soldats de ligne, quinze artilleurs, un chasseur d'Afrique, un zouave, un turco. Après cette énumération, François ajouta : Tous capitulards ! Cette longue tournée dans la Grande-Roquette, ces explications que Vérig avait semblé écouter avec intérêt, avaient altéré les deux fauves ; ils allèrent s'abreuver chez le marchand de vin.

Ce même soir, vers dix heures, on entendit un grand bruit sur la place de la Roquette ; les cabarets avaient dégorgé leurs buveurs sur les trottoirs, les fédérés réunis devant la prison battaient des mains et criaient : A mort les calotins ! C'étaient les otages enlevés à Mazas qui arrivaient sur les chariots où ils avaient été secoués par les cahots, insultés par la populace, menacés par les gardes nationaux armés qui. les escortaient. Un témoin oculaire raconte que Mounier, surveillant de Mazas, chargé de présider à ce transfèrement, était plus mort que vif, tant il avait été ému par les injures dont ces malheureux avaient été accablés pendant leur route, sur une voie à demi dépavée, à travers les barricades et parmi les bandes qui vociféraient en leur montrant le poing.

Les deux voitures pénétrèrent dans la cour de la Grande-Roquette ; les otages descendirent et furent réunis pêle-mêle, dans le parloir éclairé d'une lanterne. François se réserva l'honneur de faire l'appel ; il y procéda avec une certaine lenteur emphatique, dévisageant l'archevêque, regardant avec affectation le père Caubert et le père Olivaint, car il voulait voir, disait-il, comment est fait un jésuite. Les formalités de l'écrou ne furent pas longues ; le nom des détenus ne fut inscrit sur aucun registre, on se contenta de serrer dans un tiroir la liste expédiée par le greffe de Mazas. Le reçu que Mounier emporta pour justifier le transfert était singulièrement laconique : Reçu quarante curés et magistrats ; pas de signature, mais simplement le timbre administratif de la prison.

Portant leur petit paquet sous le bras, placés les uns auprès des autres, comptés plusieurs fois par le brigadier Ramain, les otages restaient impassibles, debout et cherchant à trouver un point d'appui contre la muraille, car le trajet dans les voitures de factage les avait fatigués. Ramain prit une lanterne, s'assura d'un coup d'œil que les surveillants étaient près de lui, puis il dit : Allons, en route ! On traversa l'avant-greffe, on franchit le grand escalier, et, tournant à gauche, on pénétra dans la quatrième section. Une sorte de classement hiérarchique présida au choix des cellules ; Mgr Darboy eut le n° 1, M. le président Bonjean le n°2, M. Deguerry le n° 3, Mgr Surat, archidiacre de Paris, le n°4 ; la meilleure cellule, moins étroite et moins dénuée que les autres, le n° 23, échut, à l'abbé de Marsy.

Dès qu'un des otages, obéissant aux ordres de Ramain surveillé par François, avait dépassé la porte de son cabanon, celle-ci était fermée ; on poussait le gros verrou et un tour de clé bouclait le malheureux. Nulle lumière ; l'obscurité était complète dans ces cachots ; on tâta les murs, on essaya de se reconnaître dans la nuit profonde. L'ameublement se composait d'une couchette en fer, garnie d'une paillasse, d'un matelas, d'un traversin, le tout enveloppé d'un drap de toile bise et d'une maigre couverture ; pas une chaise, pas un escabeau, pas un vase, pas même la cruche d'eau traditionnelle. Au petit jour, les détenus placés dans les cellules de droite purent apercevoir le premier chemin de ronde ; ceux qui étaient à gauche avaient vue sur le préau, que l'on nomme aussi la cour principale.

Le bruit d'une maison qui s'éveille, la rumeur des détenus de droit commun qui traînaient leurs sabots sur les pavés, ne laissèrent pas les otages dormir longtemps le matin. M. Rabut qui, en qualité de commissaire de police, connaissait bien le règlement disciplinaire des prisons, voyant le brigadier passer dans lu couloir, lui demanda de l'eau ; le président Bonjean réclama une chaise ; à l'un et à l'autre Ramain répondit : Bah ! pour le temps que vous avez à rester ici, ce n'est pas la peine !

Depuis le 26 avril, depuis l'entrée de Garreau à Mazas, les otages avaient vécu isolés les uns des autres ; s'ils s'étaient promenés, c'était seuls, dans le préau cellulaire, sans aucune relation avec leurs compagnons de captivité. Ils s'imaginaient qu'il en serait ainsi à la Grande-Roquette et furent surpris lorsqu'on les fit descendre tous ensemble par l'escalier de secours et qu'on les réunit dans le premier chemin de ronde. Ils éprouvèrent une sorte de joie enfantine à se retrouver, à pouvoir causer, à se communiquer leurs impressions, qui étaient loin d'être rassurantes. L'archevêque fut très entouré, les prêtres vinrent lui baiser la main et lui demander sa bénédiction. Il ne quittait pas M. Bonjean, auquel il offrait le bras, car le président était souffrant et très affaibli. Il avait voulu, pendant le siège, malgré son âge et ses fonctions, faire acte de soldat ; le sac avait été trop pesant pour ses frêles épaules ; il en était résulté une infirmité pénible que son séjour en prison ne lui permettait pas de combattre par des moyens artificiels. Il marchait donc courbé en deux, comme l'on dit, et trouvait sur le bras de Mgr Darboy un appui qui lui était indispensable. Le plus souvent, ne pouvant suivre ses compagnons dans leur promenade, il s'asseyait au bord d'une guérite, où chacun venait s'entretenir avec lui. M. Rabut alla saluer le président, qui le présenta à l'archevêque. Qu'augurez-vous de notre transfèrement ? lui demanda celui-ci. — Rien de bon, monseigneur, répondit M. Rabut.

Les jésuites, fort calmes, gardant sur les lèvres leur immuable sourire, ayant du fond du cœur renoncé à à tout, même à la vie, disant à Dieu : Non recuso laborem, se promenaient et devisaient entre eux, ou écoutaient un missionnaire qui, revenant de Chine, pouvait leur expliquer que sous toute latitude l'homme rendu à lui-même et soustrait à la loi est ressaisi par le péché originel et redevient fatalement une bête sauvage. Le père Allard, l'aumônier des ambulances, portait encore au bras gauche la croix de Genève, ostentation de bon aloi qui forçait les gens de la Commune à violer toutes les conventions, même celle qui sur les champs de bataille protège les infirmiers. L'abbé Deguerry, actif et rassuré par la bonne compagnie qu'il retrouvait enfin, causait avec verve et essayait de faire partager à ses compagnons l'espérance dont il était animé. Quel mal leur avons-nous fait ? répétait-il à toute objection ; quel intérêt auraient-ils à nous en faire ? Puis il accusait, en plaisantant, les lits de la Roquette d'être trop courts pour sa longue taille.

Deux otages qui ne s'étaient point rencontrés depuis trente-quatre ans, depuis les jours du collège, se reconnurent. L'un, ses études terminées, obéissant à une irrésistible vocation, avait suivi la voie religieuse ; il était entré dans les ordres et appartenait à la Société de Jésus. Lorsqu'il fut amené au Dépôt de la préfecture de police et qu'on l'interrogea afin de pouvoir remplir les formalités de l'écrou, il répondit : Pierre Olivaint, prêtre et jésuite, revendiquant ainsi comme un titre de gloire cette qualification si périlleuse alors et si détestée. L'autre, ancien officier de l'armée, avait quitté l'état militaire et avait embrassé, par goût, l'ingrate carrière de l'enseignement ; c'était M. Chevriaux, proviseur du lycée de Vanves. Pourquoi avait-il été arrêté et incarcéré ? Son crime était d'avoir gardé fidèlement son poste, qu'il ne croyait pas pouvoir abandonner sans un ordre de l'autorité légale. Dénoncé à Raoul Rigault comme agent versaillais, il avait été enlevé le 1er mai et jeté à Mazas. Le hasard des révolutions et l'insanité de la Commune remettaient en présence dans le préau d'une geôle ces camarades de la vingtième année. Ils s'embrassèrent et furent émus. Ils ne conservaient d'illusion ni l'un ni l'autre, et lorsque le prêtre demanda au laïque s'il était préparé à mourir, s'il avait mis ordre aux choses mystérieuses de la conscience, celui-ci put répondre que, grâce à un prêtre des missions étrangères, son voisin de cellule, il était en paix avec lui-même et délié vis-à-vis de Dieu. C'est bien, répliqua Pierre Olivaint ; mais ne te semble-t-il pas, mon cher ami, que tu m'appartenais et que j'ai presque le droit d'être jaloux ? Deux jours après, Olivaint devait tomber à l'abattoir de la rue Haxo, laissant un impérissable souvenir à ceux qui lui ont survécu et dont son héroïque sérénité avait soutenu les cœurs pendant les angoisses des derniers jours.

 

II. — LA MORT DES OTAGES.

La Commune se réfugie à la mairie du onzième arrondissement. — Les incendiaires de l'Hôtel de Ville. — Le comte de Beaufort. — Le massacre des otages est résolu. — La cour martiale. — Gustave-Ernest Genton. — Le bouclage. — L'archevêque change de cellule. — Quatre femmes incarcérées à la Roquette. — Arrivée du peloton d'exécution. — Mandat irrégulier. — Résistance du greffier. — Modification à la liste primitive. — Edmond Mégy. — Benjamin Sicard. — Le surveillant Henrion. — Henrion se sauve en cachant les clefs. — Le brigadier Ramain et le surveillant Beaucé. — L'appel. — Les adieux du président Bonjean. — Les assassins discutent. — L'absolution. — Il fredonnait. — Tu nous embêtes. — Le feu de peloton — Le coup de grâce. — Les remords de Mégy. —Vol dans les cellules. — Emeraude ou diamant ? — On dépouille les morts. — Les corps sont transportés au cimetière de l'Est. — L'eau du ciel.

 

A quatre heures, la récréation dut prendre fin ; les otages furent reconduits dans leur section ; mais la porte de leur cellule ne fut fermée qu'à six heures, au moment du bouclage réglementaire de la prison ; ils purent donc encore rester quelque temps ensemble. Pendant leur promenade, ils avaient attentivement prêté l'oreille aux bruits du dehors, et c'est à peine si de lointaines détonations d'artillerie étaient parvenues jusqu'à eux. On était au mardi 23, et la bataille ne se rapprochait pas de la Roquette. Un surveillant leur avait dit : Le dernier quartier général de l'insurrection sera Belleville ; il faut prendre patience et courage ; la grande lutte sera autour de nous. Les otages avaient fait l'expérience de leur nouvelle demeure et du système auburnien, qui laisse les détenus en commun pendant le jour et les isole pendant la nuit. Pour eux, c'était une grande amélioration. Le matin, on avait remis à chacun d'eux une écuelle avec laquelle ils avaient été à la distribution des vivres ; ils avaient reçu leur portion de secs, comme l'on dit dans les prisons, c'est-à-dire de légumes délayés dans de l'eau. Tant bien que mal, après avoir avalé leur pitance, ils s'étaient endormis, l'estomac léger et la conscience en repos.

Le lendemain, 24 mai, dans la journée, un surveillant leur dit : Il y a du nouveau ; toute la clique de la Commune est à la mairie du XIe arrondissement. Or cette mairie est située place du Prince-Eugène, au point d'intersection du boulevard Voltaire et de l'avenue Parmentier, à trois cents mètres à peine de la Roquette ; c'était un mauvais voisinage. En effet, la veille, dans la soirée, la Commune et le Comité de salut public avaient tenu leur dernière séance à l'Hôtel de Ville. On avait décidé d'évacuer le vieux palais populaire et de transporter le gouvernement au pied même de Belleville, à l'abri de la colline du Père-Lachaise, non loin des portes de Vincennes, d'Aubervilliers et de Romainville, qui permettraient peut-être de tenter une fuite sur la zone occupée par les Allemands. Les trois services importants, la guerre, la sûreté générale, les finances, s'étaient donc installés dans les salles de la mairie du XIe arrondissement ; c'est là que Ferré était accouru, après avoir fait fusiller Georges Vaysset et n'avoir pas réussi à faire tuer d'autres détenus du Dépôt.

C'était peu d'évacuer l'Hôtel de Ville, il fallut l'incendier. Quelques bandits se chargèrent de l'exécution de ce crime et s'en acquittèrent en conscience, aidés par les fédérés du 174e bataillon et par deux compagnies des Vengeurs de Flourens. Toute la place fut bientôt en feu, car non seulement on brûla l'Hôtel de Ville, mais aussi les bâtiments de l'octroi qui lui faisaient face, et les Archives, et l'Assistance publique, où plus d'un des incendiaires avait tendu une main que l'on n'avait pas repoussée. Dans la matinée du 24, des fédérés du 174e bataillon passaient sur le quai Saint-Bernard et disaient joyeusement : Nous venons d'allumer le château Haussmann et nous allons à la Butte-aux-Cailles cogner sur les Versaillais.

La rage du meurtre avait saisi les gens de la Commune ; les gardes nationaux n'obéissaient plus qu'à eux-mêmes, soupçonneux, ne comprenant rien à leur défaite, car on leur avait promis la victoire, criant à la trahison dès qu'un projectile tombait au milieu d'eux, farouches et pris du besoin de tuer. Dans la matinée du 24, un officier qui avait été attaché à l'état-major de Cluseret fait effort pour arriver jusqu'à la mairie du XIe arrondissement ; aux barricades, on l'arrête pour qu'il aide à porter des pavés ; il dit qu'il a des ordres à transmettre et parle de son grade qui doit être respecté ; on lui crie : Aujourd'hui il n'y a plus de galons ! Quelqu'un dit : C'est un traître, il est vendu à Versailles. On le saisit, on le traîne dans une boutique, on le juge, il est condamné à être dégradé et à servir comme simple soldat ; il répond que ça lui est indifférent, et d'emblée on le proclame capitaine. Cette farce tourna subitement au sinistre. Le malheureux sortit ; dès qu'il reparut sur le boulevard Voltaire, on lui cria qu'il était un Versaillais. Des marins l'enlevèrent sur leurs épaules et le promenèrent sur la place, pendant que des femmes essayaient de le frapper à coups de ciseaux. On le poussa enfin dans un terrain vague où s'ouvre aujourd'hui la rue de Rochebrune et on le fusilla. C'était le comte de Beaufort ; on est surpris de sa qualité et on se demande ce qu'il faisait dans cette galère. Delescluze le regarda mourir, et cependant il avait tenté de le sauver ; vainement il avait demandé un délai de deux heures pour interroger le prétendu coupable, vainement il essaya d'émouvoir quelques sentiments humains dans la tourbe qui l'entourait, Beaufort fut assassiné, car plus d'un des meurtriers avaient intérêt à se débarrasser de lui[4]. En étudiant de près cette histoire, on découvrirait peut-être qu'elle eut une amourette pour début, et qu'une vengeance particulière intervint au dénouement.

Delescluze, délégué à la guerre, Ferré, délégué à la sûreté générale, s'étaient donc établis à la mairie du XIe arrondissement. Des membres du Comité de salut public et de la Commune les assistaient. Ces hommes sentaient que tout était fini ; ils n'avaient rien su faire de leur victoire, ils ne voulaient consentir à accepter leur défaite et rêvaient de disparaître dans quelque épouvantable écroulement. Ce fut alors sans doute que le massacre des otages fut résolu. Delescluze se mêla-t-il à cette odieuse délibération ? On ne le sait ; c'était un sectaire très capable de commettre un crime politique pour servir sa cause, mais qui devait hésiter à conseiller un crime inutile, dont le résultat ne pouvait que rendre son parti méprisable et compromettre l'avenir.

Là, dans cette mairie encombrée d'officiers qui venaient demander de l'argent, de blessés qu'on apportait, de munitions entassées partout, de tonneaux de vin que l'on roulait à côté des tonneaux de pétrole et des tonneaux de poudre, assourdi par le brouhaha des batailles et les clameurs de cent personnes criant à la fois, on établit une cour martiale. Un vieillard inconnu et qui était, dit-on, sordide, un officier fédéré qui, dit-on, était ivre, composèrent un tribunal sous la présidence de Gustave-Ernest Genton. Ce Genton était un ancien menuisier, ayant un peu sculpté sur bois, dont la Commune avait fait un magistrat, et qu'à la dernière heure elle abaissait au rang de président de sa cour martiale. Qu'une cour martiale soit instituée par une insurrection pour se débarrasser d'adversaires pris les armes à la main, cela peut jusqu'à un certain point s'expliquer ; mais juger et faire exécuter des prêtres, des magistrats arrêtés depuis deux mois, qui n'ont même pas eu la possibilité de combattre la révolte, c'est incompréhensible et demeure un des faits les plus extraordinaires de l'histoire.

Genton était un lourd garçon, ordinairement paresseux, de taille petite, épais, gros, à face brutale avec les yeux saillants, la lèvre inférieure proéminente comme celle des ivrognes de profession, portant toute la barbe et une chevelure grisonnante. Il y eut une discussion dont plus tard, devant le 6e conseil de guerre, on essaya de se prévaloir en la déplaçant. On a prétendu que le premier ordre d'exécution transmis à la Roquette concernait soixante-six otages et qu'il avait été modifié sur les instances du directeur François. C'est là une erreur. Une discussion s'éleva en effet dans le greffe de la prison, mais sur un autre objet, que nous ferons connaître. La cour martiale n'était point d'accord sur le chiffre des otages que l'on devait tuer ; le nombre soixante-six fut proposé et écarté, parce que ça ferait trop d'embarras. On s'arrêta au nombre de six ; deux noms seulement furent désignés, celui de M. Bonjean et celui de l'archevêque de Paris.

Pendant que l'on délibérait sur la destinée des otages, ceux-ci avaient, comme la veille, été conduits au chemin de ronde qui leur servait de préau. Rien, extérieurement du moins, n'était changé dans leur situation ; ils avaient eu leur distribution de vivres, avaient causé avec les surveillants et avaient été reconduits à quatre heures dans leur section. Ils avaient remarqué cependant, avec une certaine surprise, qu'on les avait engagés à se hâter lorsqu'ils remontaient l'escalier et que leurs cellules, au lieu de rester ouvertes jusqu'à l'heure du bouclage, avaient été fermées au verrou et à la clef. Pendant la promenade, Mgr Darboy s'était plaint d'être dans un cabanon trop étroit où il n'avait que son grabat pour s'asseoir. L'abbé de Marsy lui avait alors proposé de lui céder sa cellule, le n° 23, qui était plus spacieuse, munie d'une chaise, d'une table et même d'un petit porte-manteau. L'archevêque avait accepté. Sur le croisillon de fer qui sépare le judas de la porte, l'abbé de Marsy avait dessiné les instruments de la passion et écrit : Robur mentis, viri salus ; comme au Dépôt de la préfecture de police, Mgr Darboy avait tracé un crucifix sur le mur de la cellule qui lui avait été attribuée.

La journée eût été normale à la Grande-Roquette si, dans la matinée, on n'y eût amené quatre femmes. Conduites par des fédérés, elles furent poussées au greffe et ordre fut donné de les incarcérer. Elles venaient de la rue Oberkampf, où elles étaient restées afin de veiller sur leur maison de commerce en l'absence de leurs maris partis pour éviter de servir la Commune. Elles avaient refusé de livrer les chevaux et les voitures que l'on réquisitionnait chez elles ; le cas était pendable ; les quatre prisonnières furent écrouées et enfermées ensemble dans une cellule du quartier des condamnés à mort.

Entre quatre et cinq heures du soir, François était à son poste d'observation habituel, c'est-à-dire chez le marchand de vin, lorsqu'il aperçut un détachement qui, précédé par Genton, gravissait la rue de la Roquette ; il dit à l'ami avec lequel il buvait : Tiens ! voilà le peloton d'exécution qui vient chez nous. Il se leva et arriva à la prison en même temps que les fédérés, parmi lesquels on remarquait quelques hommes à casquette blanche appartenant aux Vengeurs de Flourens et un individu costumé, — déguisé ? — en pompier. François, Genton, Vérig, deux officiers, dont l'un portait l'écharpe rouge à crépines d'or, pénétrèrent dans le greffe. François demanda : Est-ce pour aujourd'hui ? Genton répondit par un signe affirmatif. Celui-ci remit un ordre au directeur, qui le lut et le passa au greffier. Le greffier en prit connaissance et dit : Le mandat est irrégulier, nous ne pouvons y donner suite. L'officier à ceinture rouge eut un geste de colère : Est-ce que tu serais un Versaillais, toi ? Le greffier répliqua avec calme que l'ordre prescrivait d'exécuter six otages, mais que deux noms seuls étaient indiqués ; cela ne suffisait pas ; les individus condamnés à mort devaient être désignés nominativement, afin d'éviter toute erreur et pour assurer la régularité des écritures. C'est sur ce point et non pas sur le nombre des otages à fusiller que la discussion s'engagea. Les fédérés qui se tenaient dans la cour accouraient dans le greffe, qu'ils encombraient ; le greffier ordonna de fermer les portes et de ne plus laisser entrer personne.

Le greffier, se retranchant derrière les nécessités du service et les devoirs de sa charge, ne démordit pas de son opinion, qu'il finit par faire partager à François. Le directeur sembla pris de scrupule et dit : Les choses doivent se passer régulièrement pour mettre ma responsabilité à couvert. Genton céda, il demanda le livre d'écrou ; les noms des otages n'y avaient point été portés ; on cherchait la liste expédiée par le greffe de Mazas, on ne la retrouvait pas. L'homme à l'écharpe rouge s'impatientait fort et disait : Eh bien ! c'est donc ici comme du temps du vieux Badingue et l'on se moque des patriotes ; j'en ai tué qui n'en avaient pas tant fait ! Enfin la liste fut découverte sous des registres qui la cachaient. Genton se mit à l'œuvre et écrivit dans l'ordre suivant ; Darboy, Bonjean, Jecker, Allard, Clerc, Ducoudray. Il s'arrêta, sembla réfléchir, puis brusquement effaça le nom de Jecker et le remplaça par celui de l'abbé Deguerry. Montrant la liste à François, il lui dit : Ça te convient-il comme ça ? François répondit : Ça m'est égal, si c'est approuvé. Genton eut un mouvement d'impatience : Que le diable t'emporte ! Je vais au Comité de salut public et je reviens. Il s'éloigna, seul, rapidement vers la place du Prince-Eugène.

Les fédérés se répandirent dans la cour et l'homme à l'écharpe rouge resta dans le greffe, où il malmena François, qui n'était pas à la hauteur des circonstances et qui n'avait pas un esprit vraiment révolutionnaire. L'ivrogne s'excusait de son mieux et paraissait peu à l'aise en présence de cet officier rébarbatif. Celui-ci était un assez beau garçon, brun, prenant des poses, et malgré son grade, qui paraissait élevé, portant un fusil sur l'épaule. On a beaucoup discuté pour savoir quel était cet individu, que les employés de la prison considéraient, à cause de son écharpe, comme un membre de la Commune ; on l'a pris pour Eudes, pour Ferré, pour Ranvier, surtout pour Ranvier. On s'est trompé ; nous pouvons le nommer ; c'était Mégy, que la révolution du 4 septembre avait été chercher au bagne de Toulon, où il subissait une peine de quinze ans de travaux forcés, méritée par un assassinat, pour en faire un porte-drapeau dans un bataillon de garde nationale. Il souffleta son capitaine, fut, pour ce fait, condamné à deux ans de prison et délivré le 18 mars. La Commune ne pouvait négliger cet homme qui tuait les inspecteurs de police à coups de revolver ; elle en fit une sorte d'émissaire diplomatique et l'envoya prêcher la République universelle à Marseille en compagnie de Landeck et de Gaston Crémieux. Le général Espivent interrompit cette farandole révolutionnaire, et Mégy, qui excelle à se sauver quand l'occasion s'en présente, put revenir à Paris. Il fut nommé commandant du fort d'Issy, qu'il abandonna aussitôt que l'occasion lui parut propice. Le 22 mai, il était sur la rive gauche de la Seine ; c'est à lui et c'est à Eudes que l'on doit l'incendie de la Cour des comptes, du palais de la Légion d'honneur, de la rue de Lille, de la rue du Bac et de la Caisse des dépôts et consignations. Tel était le général, — on l'appelait ainsi, — qui venait en amateur donner un coup de main pour assassiner quelques vieillards. L'autre officier, remarquable par les pommettes roses et les yeux brillants ordinaires aux phtisiques, s'appelait Benjamin Sicard ; capitaine au 101e bataillon, il était détaché, en qualité de capitaine d'ordonnance, à la Préfecture de police ; c'est ce qui justifiait les aiguillettes d'or dont il avait orné son uniforme. Il avait été envoyé par le délégué à la sûreté générale, par Ferré, pour surveiller l'exécution des otages et pour en rendre compte.

Les fédérés du peloton amené par Genton s'étaient mêlés à ceux de Vérig. Un surveillant nommé Henrion s'approcha d'eux et, parlant à un groupe de Vengeurs de Flourens, il leur dit : Prenez garde, ce sont des assassinats que vous allez commettre, vous les payerez plus tard. L'un d'eux répondit : Que voulez-vous ? Ce n'est pas amusant ; mais nous avons fusillé ce matin à la Préfecture de police, maintenant il faut fusiller ici ; c'est l'ordre. Henrion reprit : C'est un crime. — Je ne sais pas, répliqua le vengeur ; on nous a dit que c'étaient des représailles, parce que les Versaillais nous tuent nos hommes. Henrion s'éloigna et rentra dans le vestibule, à côté du greffe, car il était de service. Genton revint au bout de trois quarts d'heure, il n'avait pas l'air content ; il est probable que Ferré l'avait réprimandé pour n'avoir pas procédé malgré la demi-opposition de François. Celui-ci prit l'ordre d'exécution nominatif cette fois et approuvé ; il dit : C'est en règle, et sonna au brigadier. Ramain arriva ; François lui remit la liste, en lui disant : Voilà des détenus qu'il faut faire descendre par le quartier de l'infirmerie.

Ramain appela Henrion, celui-ci se présenta. Ramain lui dit : Allez ouvrir la grille de la quatrième section. Henrion répondit : Je vais chercher mes clefs ! Ses clefs, il les tenait à la main ; il s'élança dehors, jeta les clefs derrière un tas d'ordures et prit sa course comme un homme affolé. L'idée du massacre que l'on préparait lui faisait horreur. D'une seule haleine, il courut jusqu'à la barrière de Vincennes, put passer grâce à un mensonge appuyé d'une pièce de vingt francs, se jeta à travers champs et arriva à Pantin couvert de sueur et de larmes. Des soldats bavarois le recueillirent ; il ne cessait de sangloter en répétant : Ils vont les tuer ! ils vont les tuer ![5]

Pendant que cet honnête homme fuyait la maison où s'amassaient les crimes, Ramain, furieux, appelait Henrion, qui ne répondait guère. Genton demandait si l'on se moquait de lui ; François perdait contenance, et Mégy, glissant une cartouche dans son fusil, disait : Nous allons voir ! Ramain dit alors à François : Faites monter le peloton au premier étage, je cours chercher mes clefs au guichet central, je passerai par l'escalier de secours et j'ouvrirai par le couloir. Lourdement les quarante hommes, ayant en tête François, Genton, Mégy, Benjamin Sicard et Vérig, gravirent l'escalier. Ramain enjamba la cour intérieure, pénétra dans le guichet central, enleva les clefs accrochées à un clou, et donnant la liste des otages au surveillant Beaucé, il lui dit : Va faire l'appel ; puis lestement il monta les degrés de l'escalier, franchit la galerie de la quatrième section et ouvrit la grille. Le peloton se divisa en deux groupes à peu près égaux, de vingt hommes chacun ; l'un resta massé devant la grille ouverte ; l'autre traversa le couloir, longeant les cellules où les otages étaient enfermés, descendit l'escalier de secours et fit halte dans le jardin de l'infirmerie. Nous entendions les battements de notre cœur, a dit un des otages survivants. Le bruit des pas cadencés, le froissement des armes ne leur laissaient point de doute ; ils comprirent que l'heure était venue. Qui allait mourir ? Tous se préparèrent.

Ramain attendait le surveillant Beaucé, auquel il avait remis la liste ; ne le voyant pas venir, il descendit le petit escalier pour aller le chercher au guichet central. Beaucé s'était disposé à obéir, croyant accomplir une formalité sans importance ; mais au moment où il allait se rendre à la quatrième section pour y appeler les six détenus désignés, il se croisa avec le détachement du peloton d'exécution, qui attendait dans le quartier de l'infirmerie ; il comprit ; il s'affaissa sur lui-même, collé contre la muraille, sur la première marche de l'escalier, et se sentit incapable de faire un pas de plus. Ramain accourut : Allons, Beaucé, arrivez donc ! Beaucé, tremblant, répondit : Je ne peux pas, non, je ne pourrai jamais ! Ramain s'élança vers lui, lui arracha des mains la liste et la clef qui ouvrait les cellules, et lui dit avec mépris : Imbécile, tu n'entends rien aux révolutions. Beaucé se sauva et courut s'enfermer dans le guichet central.

Ramain remonta ; tous les otages avaient mis l'œil au petit judas de leur porte et tâchaient de voir ce qui se passait dans la galerie. Ramain appela : Darboy ! et se dirigea vers la cellule n° 1. A l'autre extrémité du couloir, il entendit une voix très calme qui répondait : Présent ! On alla ouvrir le cabanon n° 23, et l'archevêque sortit ; on le conduisit au milieu de la section, à un endroit plus large qui forme une sorte de palier. On appela : Bonjean ! Le président répondit : Me voilà, je prends mon paletot. Ramain le saisit par le bras et le fit sortir en lui disant : Ça n'est pas la peine, vous êtes bien comme cela ! On appela Deguerry. Nulle voix ne se fit entendre ; on répéta le nom, et, après quelques instants, le curé de la Madeleine vint se placer à côté de M. Bonjean. Les pères Clerc, Allard, Ducoudray répondirent immédiatement et furent réunis à leurs compagnons. Ramain dit : Le compte y est ! François compta les victimes et approuva d'un geste de la tête.

Le peloton qui était resté devant la grille d'entrée s'ébranla et s'avança vers les otages, à la tête desquels le brigadier Ramain s'était placé pour indiquer la route à suivre. Deux surveillants, appuyés contre le mur, baissaient la tête et détournaient les yeux. En passant près d'eux, le président Bonjean dit à très haute voix : Ô ma femme bien-aimée ! ô mes enfants chéris ! Etait-ce donc un de ces mouvements de faiblesse naturels aux cœurs les plus fermes ? Non, cet homme incomparable fut héroïque jusqu'au bout ; mais il espérait que ses paroles seraient répétées, parviendraient à ceux qu'il aimait et leur prouveraient que sa dernière pensée avait été pour eux.

Sous la conduite de Ramain, le cortège descendit l'escalier de secours, et, parvenu dans la galerie qui côtoie les cellules des condamnés à mort, rejoignit le premier détachement des fédérés. Là on s'arrêta pendant quelques instants. Mégy, montrant le petit jardin, disait : Nous serons très bien ici. Vérig insistait afin que l'on allât plus loin, et, comme pour trouver un auxiliaire à son opinion, cherchait François des yeux ; François n'avait pas suivi les otages, il était retourné au greffe. On agita devant ces malheureux la question de savoir si on les fusillerait là ou ailleurs. Ils avaient profité de cette discussion pour s'agenouiller les uns près des autres et pour faire une prière en commun. Cela fit rire quelques fédérés, qui les insultèrent. Un sous-officier intervint : Laissez ces gens tranquilles, nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain.

Pendant ce temps, Vérig, Genton et Mégy étaient enfin tombés d'accord ; là on serait trop en vue. Ramain ouvrit la petite porte donnant sur le premier chemin de ronde ; l'archevêque passa le premier, descendit rapidement les cinq marches et se retourna. Lorsque ses compagnons de martyre furent tous sur les degrés, il leva la main droite, les trois premiers doigts étendus, et il prononça la formule de l'absolution : Ego vos absolvo ab omnibus censuris et peccatis ! Puis, s'approchant de M. Bonjean, qui marchait avec peine, pour les causes que nous avons dites, il lui offrit son bras. Toujours précédé par Ramain, entouré, derrière et sur les flancs, par les fédérés, le cortège prit à droite, puis encore à droite, et s'engagea dans le long premier chemin de ronde qui aboutit près de la première cour de la prison. En tête, un peu en avant des autres, marchait l'abbé Allard, agitant les mains au-dessus de son front. Un témoin, parlant de lui, a dit : Il allait vite, gesticulait et fredonnait quelque chose. Ce quelque chose était la prière des agonisants qu'il murmurait à demi-voix. Tous les autres restaient silencieux.

On arriva à cette grille que l'on appelle la grille des morts et qui clôt le premier chemin de ronde ; elle était fermée. Ramain, qui était fort troublé, malgré qu'il en eût, cherchait vainement la clef au milieu du trousseau qu'il portait. A ce moment, Mgr Darboy, moins peut-être pour disputer sa vie à ses bourreaux que pour leur épargner un crime, essaya de discuter avec eux. J'ai toujours aimé le peuple, j'ai toujours aimé la liberté, disait-il. Un fédéré lui répondit : Ta liberté n'est pas la nôtre, tu nous embêtes ! L'archevêque se tut et attendit que Ramain eût ouvert la grille. L'abbé Allard se retourna, regarda vers la fenêtre de la quatrième section et put apercevoir quelques détenus qui les contemplaient en pleurant. On tourna à gauche, puis tout de suite encore à gauche, et l'on entra dans le second chemin de ronde, dont la haute muraille noire semblait en deuil. Au fond s'élevait le mur qui sépare la prison des terrains adjacents à la rue de la Folie-Regnault.

C'était l'endroit que François et Vérig étaient venus reconnaître ensemble dans la journée du 22. Il était bien choisi et fermé à tous les regards ; c'était une sorte de basse-fosse en plein air, propre aux guets-apens. Ramain s'en était allé. Les victimes et les meurtriers restaient seuls en présence, sans témoin qui plus tard pût parler à la justice. D'après la place où les corps ont été retrouvés, on sait que les otages furent disposés dans l'ordre hiérarchique qui avait présidé à leur classement en cellules. On les rangea contre le mur faisant face au peloton d'exécution, Mgr Darboy le premier, puis le président Bonjean, l'abbé Deguerry, le père Ducoudray, le père Clerc, tous deux de la Compagnie de Jésus, et enfin l'abbé Allard, l'aumônier des ambulances, qui, pendant le siège et lors des premiers combats de la Commune, avait sauvé tant de blessés. Le peloton s'était arrêté à trente pas de ces six hommes debout et résignés. Ce fut Genton qui commanda le feu. On entendit deux feux de peloton successifs et quelques coups de fusil isolés. Il était alors huit heures moins un quart du soir[6].

Dans ce multiple assassinat, Genton, président de la cour martiale, représentait la justice de la Commune ; Benjamin Sicard représentait la sûreté générale, c'est-à-dire la police telle que Théophile Ferré la pratiquait ; Vérig représentait l'armée de la guerre civile ; Mégy, acteur volontaire, représentait la haine sociale dans le but qu'elle poursuit.

On a dit que chacun des hommes qui avaient fait partie du peloton d'exécution reçut une gratification de cinquante francs ; le fait est possible et nous ne l'infirmons pas, quoique nous n'en ayons trouvé aucune preuve. Il est dans la tradition terroriste ; aux massacres des prisons en septembre 1792, les travailleurs, comme on les appela, touchèrent chacun un écu de six livres pour dédommagement de la perte de leur journée. Parlant de ces massacres, Robert Lindet a dit : C'est l'application impartiale des principes du droit naturel. Peut-être eût-il répété cette parole s'il eût compté les gens de bien étendus sans vie dans le chemin de ronde de la Grande-Roquette.

Lorsque le peloton sortit sur la place qui s'étend devant le dépôt des condamnés, la foule félicita les fédérés : A la bonne heure, citoyens, c'est là de la bonne besogne ! Vérig montrait son pistolet d'arçon et disait : C'est avec cela que j'ai achevé le fameux archevêque, je lui ai cassé la gueule. Il se vantait ; le procès-verbal d'autopsie démontre que Mgr Darboy ne reçut pas le coup de grâce. Il n'en fut pas de même de M. Bonjean ; dix-neuf balles l'atteignirent sans le tuer, sans même lui faire de blessures immédiatement mortelles ; un coup de pistolet tiré en avant de l'oreille gauche mit fin à son martyre. Si Vérig, encore tout chaud du meurtre, se félicitait d'y avoir pris part, on pourrait croire que plus tard, loin de l'enivrement de la lutte, il eût regretté d'avoir assassiné des innocents ; on se tromperait. Certains hommes, pétris d'une argile impure, s'enorgueillissent d'un crime, comme d'autres s'empressent vers une bonne action. Deux ans et demi après la soirée du 24 mai 1871, Mégy a parlé, et il est utile de recueillir ses paroles. Un journal américain, mal informé, avait annoncé qu'il s'était fait justice lui-même. Voici dans quels termes Mégy rectifia l'erreur :

New-York, 8 décembre 1873 ; à monsieur le rédacteur du Sunday Mercury. Monsieur, j'ignore où vous puisez lés renseignements que vous publiez dans votre journal ; quant à celui qui me concerne, c'est une mystification que je trouve mauvaise ; aussi je vous prie d'insérer ces lignes pour rétablir la vérité sur mon prétendu suicide. Quoique deux fois condamné à mort en France et au suicide par vous, je suis encore vivant. Je ne suis pas plus mort que le jour où j'ai tué l'agent de police de l'Empire qui voulait m'arrêter parce que j'étais républicain ; pas plus que lorsque j'étais pour cette cause au bagne de Toulon ; pas plus que le jour où j'arrêtais à Marseille le préfet Crosnier ; pas plus que lorsque je commandais le fort d'Issy sous la Commune, ou que je liquidais avec mon chassepot l'affaire en litige à la Roquette. Enfin je ne suis pas plus mort que le jour où je suis arrivé ici, et n'ai pas envie de mourir, au contraire ; c'est que j'espère vivre jusqu'au jour où je pourrai encore faire justice des assassins du peuple. — EDMOND MÉGY, mécanicien, ex-gouverneur du fort d'Issy sous la Commune.

 

L'affaire en litige n'était qu'en partie liquidée, et les otages de la quatrième section qui avaient entendu l'appel des victimes, qui avaient ressenti au cœur le retentissement du feu de peloton, s'attendaient, toutes les fois que l'on ouvrait la grille ou que l'on passait dans le couloir, à être menés à la mort. François lui-même était persuadé que tous les détenus de cette section étaient destinés à être fusillés ; parlant de l'un d'eux, il dit : Celui-là sera de la seconde fournée, ce sera pour demain. Il avait un ami parmi les otages renfermés à la quatrième section, un nommé Greff, venu de Mazas et incarcéré comme ancien agent secret. François voulait le sauver ; aussi dans la soirée il le fit changer de section, précaution inutile qui n'empêcha pas la mort de ce malheureux, réservé au massacre de la rue Haxo.

Les otages ne se faisaient donc aucune illusion et ils eurent un tressaillement pénible lorsque au milieu de la nuit ils entendirent plusieurs hommes entrer dans leur section, ouvrir des cellules et parler à voix basse. Heureusement il n'était plus question d'assassinat ; il ne s'agissait que de vol. Vérig, qui ne laissait jamais passer une bonne occasion, un greffier de la Petite-Roquette, un deuxième greffier du dépôt des condamnés et le brigadier Ramain, éclairés par un surveillant, venaient s'assurer si l'héritage des victimes méritait d'être recueilli. Dans la cellule de l'abbé Allard et dans celle du père Ducoudray, on ne fut point content ; on ne trouvait que des soutanes de jésuites, et cela ne paraissait pas suffisant. Dans la cellule de Mgr Darboy, on fut plus satisfait ; l'anneau pastoral les avait mis en gaîté ; on en discutait la matière et la valeur ; ils faillirent même se prendre aux cheveux, car ils ne parvenaient pas à s'entendre sur la nature de l'améthyste ; les ignorants prétendaient que c'était un diamant, les savants soutenaient que c'était une émeraude. On fit un paquet de ces pauvres défroques et on les porta dans l'appartement du directeur, que tant d'émotions, accompagnées de trop de verres de vin, avaient un peu fatigué et qui s'était mis au lit de bonne heure.

Pendant que l'on dévalisait les cellules, les cadavres, étendus au pied du mur de ronde, se raidissaient dans la mare de sang dont ils étaient baignés. Vérig, le brigadier Ramain, un greffier des Jeunes-Détenus nommé Rohé et quatre ou cinq autres nécrophores munis de lanternes, vinrent à deux heures du matin s'accroupir auprès des corps mutilés. On y allait sans ménagement, et l'on déchirait tout vêtement dont les boutonnières ne cédaient pas au premier effort. Un d'eux se passa la croix pastorale autour du cou, ce qui fit rire les camarades ; un autre, voulant arracher les boucles d'argent qui ornaient les souliers de l'archevêque, se blessa la main contre un ardillon ; il se releva, frappa le cadavre d'un coup de pied au ventre et dit : Canaille, va ! il a beau être crevé, il me fait encore du mal.

Cela dura quelque temps ; Ramain disait : Dépêchons-nous, le jour va venir. Alors on jeta dans une petite voiture à bras le corps de Mgr Darboy, du président Bonjean, de l'abbé Deguerry ; un fédéré s'attela dans les brancards, d'autres poussèrent derrière et aux roues ; on arriva ainsi au cimetière du Père-Lachaise, où les corps furent versés dans une des tranchées toujours ouvertes aux fosses banales. On fit un second voyage pour emporter les restes de l'abbé Allard, du père Clerc et du père Ducoudray. Aucun des objets volés dans les cellules et dans les vêtements des victimes ne fut retrouvé. Un paquet de hardes qui ne pouvait servir à rien parut compromettant. La maîtresse de François donna deux francs pour acheter de l'huile de pétrole et brûler ces inutiles dépouilles. Le directeur avait donné l'ordre de nettoyer l'endroit où les otages étaient tombés et d'enlever toute trace de sang. Une pluie printanière se chargea de ce soin ; l'eau du ciel lava la place.

 

III. — JEAN-BAPTISTE JECKER.

Le cabanon n° 28. — Genton fait appeler Jecker. — Complice de Morny. — Cinq assassins suffisent. — Pourquoi. — Supposition et probabilité. — La rue de la Chine. — Ne me faites pas souffrir. — Le déjeuner. — La muraille. — Les brutalités de François. — Trois surveillants, Pinet, Bourguignon, Göttmann, veulent tenter un coup de main pour sauver les otages. — Projet de révolte. — Le maréchal des logis Geanty. — Bombes Orsini. — Pinet et Geanty. — Geanty refuse les offres de Pinet.

 

Dans la matinée du 25 mai, vers sept heures, on avait entendu ouvrir le cabanon n° 28, de la 4e section ; mais comme ensuite rien n'était pas venu troubler le repos des détenus, on ne s'en était plus inquiété. La cellule qui avait été ouverte était celle de Jecker. On. se rappelle que, la veille, Genton, dressant la liste des otages, avait inscrit le nom du banquier, puis l'avait biffé, et remplacé par celui de l'abbé Deguerry. Ceci était un fait réfléchi dont il serait facile d'expliquer le mobile. Pour les politiques de cabaret auxquels appartenaient les gens de la Commune, la guerre du Mexique avait rapporté une prodigieuse quantité de millions à ceux qui l'avaient fomentée et entreprise. Or Jecker en avait été pour ainsi dire le principal promoteur ; donc il avait tant de millions qu'il ne savait qu'en faire. Il avait déjà été tâté par François, qui, d'un air dégagé, lui avait dit : Bah ! vous ne seriez pas embarrassé de donner quelques centaines de mille francs pour être libre. Jecker avait répondu : Pour cela il faudrait les avoir[7].

Genton pensa-t-il à une rançon de prisonnier comme au temps de la chevalerie ? Voulait-il simplement tuer Jecker ? Nous ne saurions rien dire de positif à cet égard, nous ne pouvons que constater le meurtre. Tout ce que nous affirmons avec certitude, c'est que c'est à Genton lui-même que le malheureux Jecker fut livré ; un des registres de la Grande-Roquette en fait foi, car il porte de la main même de François l'annotation suivante : Jecker, Jean-Baptiste, prévenu ; par ordre de la Commune remis au président de la cour martiale. Or le président de la cour martiale était Genton. Il ne mit pas beaucoup de personnes dans sa confidence, il vint avec deux amis et prit Vérig, en passant, au poste d'entrée. Quatre exécuteurs, c'était peu pour un personnage auquel on accordait tant d'importance, mais c'était assez si l'on ne voulait pas éveiller trop de convoitises. L'ordre de remettre Jecker à Genton était signé de Ferré.

Jecker, extrait de sa cellule par un surveillant, sur l'injonction du directeur François, fut amené au greffe ; il avait son chapeau à la main et sur les épaules un long paletot de couleur grisâtre. Il demanda ce qu'on lui voulait ; Genton répondit : Mais nous voulons vous fusiller. Jecker pâlit et demanda : Pourquoi ?Parce que vous avez été le complice de Morny, répliqua Genton. Jecker comprit qu'il n'y avait pas à discuter, il mit son chapeau sur la tête et dit : Je suis prêt. De lui-même il se plaça au milieu des quatre hommes armés ; François se joignit au groupe et l'on partit.

Il est au moins étrange qu'on ne l'ait pas fusillé dans le chemin de ronde comme les otages de la veille, ou dans une rue voisine de la Roquette comme le comte de Beaufort. Quel motif a engagé les meurtriers à faire une longue course à travers plusieurs barricades où des hommes de bonne volonté s'offraient que l'on n'acceptait pas, à garder jalousement leur prisonnier entre eux et à ne vouloir partager avec nul autre l'honneur de le frapper ? Aucun document ne nous permet de répondre ; mais peut-être donnerons-nous une idée des propositions qu'il dut entendre en citant un passage de l'Histoire de la Commune de M. Lissagaray (p. 415). Il (Jecker) parut se résigner très vite et causa même chemin faisant : Vous vous trompez, dit-il, si vous croyez que j'ai fait une bonne affaire. Ces gens-là m'ont volé. Peut-être doit-on inférer de là que ses assassins, eux aussi, se trompaient en croyant faire une bonne affaire et en menant si loin, dans des terrains vagues, perdus au delà du Père-Lachaise, sur les hauteurs de Belleville, un homme hors d'état de payer une rançon exagérée.

Nous avons refait à pied, sans avoir d'obstacles à franchir, la route que Genton et sa bande infligèrent à ce malheureux[8] ; il nous a fallu, en partant de la Roquette, plus d'une demi-heure pour arriver rue de la Chine, à l'endroit même où il est tombé. C'était alors une sorte de désert auquel la construction de la nouvelle mairie du XXe arrondissement et de l'hôpital de Ménilmontant donne aujourd'hui un peu d'animation. La place était bien choisie. Il pleuvait ; les rues non pavées faisaient le chemin difficile, on glissait sur la terre humide. Un vaste clos appartenant à un sieur Martinel, circonscrit par les rues du Ratrait, des Basses-Gâtines, des Hautes-Gâtines et de la Chine, servait de lieu de campement à une compagnie de fédérés du génie auxiliaire. Genton appela quelques hommes et leur donna pour consigne d'interdire la circulation clans la rue de la Chine. On appliqua Jecker la face contre la muraille, après avoir eu soin de lui faire retirer son paletot ; il tourna la tête et dit : Ne me faites pas souffrir ! Les assassins tirèrent ; il roula sur lui-même ; comme il remuait encore, on lui donna le coup de grâce et la justice du peuple fut satisfaite.

François fouilla le cadavre, prit le portefeuille et le porte-monnaie ; Vérig endossa le paletot. On traîna le corps à une dizaine de mètres, dans un trou préparé pour une bâtisse, on lui enveloppa le visage avec un journal financier trouvé dans une des poches et d'un coup de poing on lui enfonça le chapeau sur la tête. Puis François, qui était un homme d'ordre, prit un crayon et écrivit ; Jecker, banquier mexicain, sur un papier qu'il passa dans une des boutonnières de la redingote. Vérig, François, Genton, un quatrième assassin, déposèrent leurs fusils contre une petite haie qui existe encore (1877) et laissèrent le cinquième meurtrier à la garde des armes et du cadavre ; pour eux, ils se rendirent chez le sieur Lacroix, marchand de vin, rue du Chemin-Neuf à Ménilmontant, n° 4 ; là ils se firent servir une boite de sardines, du pain, du fromage, deux litres de vin, car cette expédition les avait mis en appétit. Vérig leur montrait des bombes à main, non amorcées, qu'il avait dans sa poche. Genton, tout en causant, disait : Demain il y aura d'autres exécutions. Au bout d'une heure, ils allèrent reprendre leurs fusils et descendirent vers Paris, par la rue des Basses-Gâtines. L'inspection de la muraille est instructive ; trois balles de fusil chassepot ont manqué Jecker, une balle tirée par un fusil à tabatière l'a traversé de part en part au-dessus des lombes et a dû causer une mort immédiate. Cinq jours après le corps fut emporté au cimetière de Charonne[9].

Jecker était peu connu dans la prison ; mais lorsque l'on apprit qu'il avait été fusillé, que l'assassinat de l'archevêque, du président Bonjean et de quatre prêtres ne paraissait pas avoir calmé la monomanie homicide dont souffrait la Commune, il y eut dans le personnel des surveillants un sentiment de révolte qui se manifesta par des paroles de menace. Henrion s'était sauvé la veille, Beaucé n'avait pas reparu depuis le matin ; Ramain fut inquiet, il craignit que ses subordonnés ne refusassent de lui obéir ; il prévint François, qui entra en fureur et fit venir la plupart des gardiens. Il fut brutal : On a fusillé les prêtres, on a bien fait ; on a fusillé le banquier mexicain, c'est qu'il l'avait mérité ; on fusillera les gendarmes, qui sont des voleurs, on fusillera les anciens sergents de ville, qui sont des assassins, et si les surveillants ne font pas régulièrement leur service, on les fusillera aussi, pour leur apprendre.

Les surveillants ne se le firent pas répéter ; mais trois d'entre eux, Pinet, Bourguignon, Göttmann, se demandèrent si l'heure n'était pas venue de tenter un coup de main à l'aide des otages militaires pour sauver ceux-ci et fuir cette maison maudite. On s'abandonna d'abord à des idées romanesques ; percer un trou dans les murs de ronde, forer les caves et tâcher de trouver une galerie d'égout. Rêveries de roman qui, pour être seulement essayées, exigeaient un temps considérable et dont le dénouement n'eut même pas été incertain. Après de longues discussions dans le guichet central où les trois surveillants s'étaient réunis, ne sachant plus ce que devenait l'armée française qu'ils attendaient vainement depuis trois jours, ignorant si l'état d'angoisse où tout le monde se débattait n'allait pas se prolonger encore, ils s'arrêtèrent à un projet qui, bien mené, avait quelque chance de réussir ; il ne s'agissait que d'avoir beaucoup d'audace.

Depuis le 22 mai, le poste des fédérés occupant la porte d'entrée sous le commandement de Vérig comprenait environ trois cents hommes ; mais la plupart de ceux-ci s'en allaient le soir coucher à leur domicile et ne revenaient que le lendemain dans la matinée. Pendant la nuit, la prison était gardée par soixante hommes, au plus par quatre-vingts. Ce fait n'avait point échappé aux surveillants, qui savaient en outre que les fédérés, presque constamment ivres, n'étaient jamais insensibles à l'offre d'un verre d'eau-de-vie. Ils se cotisèrent et reconnurent que leurs ressources communes s'élevaient à plus de cent cinquante francs ; c'était de quoi griser tout un bataillon. On offrirait aux fédérés une tournée dans le poste et on la renouvellerait tant qu'un homme tiendrait debout ; on avait calculé qu'une somme de soixante-dix francs consacrée à un achat d'eau-de-vie et d'absinthe suffirait à mettre les soixante ou quatre-vingts fédérés dans un état complet d'abrutissement.

Lorsqu'on les verrait convenablement affaiblis par l'ivresse, un des surveillants se rendrait à la première section, située au premier étage du bâtiment de l'est. Là étaient enfermés les gendarmes. Il y en avait dans cette seule section une cinquantaine, tous vieux soldats de Crimée, d'Italie, du Mexique, rompus au maniement des armes et aptes à une action hardie. On les faisait sortir, on les conduisait jusqu'au poste des fédérés ; là ils se jetaient sur les râteliers où les fusils étaient déposés, s'en emparaient, assommaient les récalcitrants, mettaient des cartouches dans leurs poches et, formés en peloton, guidés par Pinet, qui dans la matinée avait été reconnaître le terrain, ils se lançaient au pas de course vers les quartiers excentriques que nulle barricade n'encombrait encore, enlevaient sans peine le poste de la porte Saint-Mandé, se jetaient dans le bois de Vincennes, et, au besoin, se remettaient entre les mains des troupes allemandes. Tel était le plan imaginé par ces trois braves gens ; il était peut-être d'un succès douteux ; on pouvait rencontrer des obstacles imprévus, être obligé de livrer bataille et succomber en route ; certes on pouvait s'attendre à des péripéties périlleuses, mais tout ne valait-il pas mieux que de périr rue Haxo comme des moutons égorgés à la boucherie ?

Pinet voulut consulter un homme en qui il avait confiance, fonctionnaire régulier de la Grande-Roquette, demeuré très ferme à son poste malgré les avanies dont il fut souvent abreuvé jusqu'au dégoût. Le fonctionnaire l'écouta et lui dit : C'est bien dangereux, vous vous ferez tuer ; il vaut mieux attendre ; la Commune, quoi qu'elle fasse, est perdue ; la délivrance est prochaine ; voyez vos détenus, ranimez leur courage et donnez leur de l'espérance. Pinet ne fut pas convaincu, et pendant la promenade quotidienne que faisaient les gendarmes dans le chemin de ronde, il s'approcha du maréchal des logis Geanty et lui expliqua son projet. C'était cette nuit même qu'il fallait agir, parce que certainement on commettrait de nouveaux meurtres le lendemain dans la prison, et que cette fois ce serait peut-être le tour des gendarmes. Le maréchal des logis, pris à l'improviste, ne sut que répondre ; il demanda à réfléchir et pria Pinet de venir causer avec lui le soir dans sa cellule à huit heures.

Le maréchal des logis Geanty était un homme doux, bon soldat, préoccupé du sort de sa femme, qu'il avait fait partir pour la province, très soumis à la discipline et au devoir, mais dont l'énergie s'était usée par deux mois de captivité et sous les événements qui l'avaient accablé. Il s'est peint à son insu dans une lettre qu'il écrivit à un de ses parents vers la première quinzaine de mai : Il ne s'est pas passé un seul jour depuis mon entrée sans que j'aie pleuré ! Mes cheveux changent de couleur ; on ne rajeunit pas ici ; à quand la fin ? Moi, qui suis arrivé à vingt-deux ans de bons services sans avoir couché à la salle de police, je débute par quarante-neuf jours de prison cellulaire. Celui qui se sentait humilié, étant le loyal soldat qu'il était, de se voir emprisonné comme otage et par ordre de la Commune, n'était point l'homme qu'il fallait pour l'entreprise que méditaient les surveillants.

Ceux-ci étaient décidés à jouer leur vie pour échapper aux horreurs dont ils étaient les témoins et dont on les rendait complices. Ils savaient qu'ils pouvaient tout redouter des fédérés ; dans le poste d'entrée, on venait de découvrir une caisse contenant une cinquantaine de bombes Orsini, engin de destruction des plus redoutables, que l'on jette à là main, et dont le premier essai fut fait contre Napoléon III dans la soirée du 14 janvier 1858. Les surveillants s'étaient récriés en voyant cet amas de projectiles ; François lui-même, pour leur donner quelque satisfaction, avait fait mettre le capitaine Vérig en cellule pendant une demi-heure ; punition arbitraire et dérisoire, qui laissa subsister toute inquiétude et ne rassura personne. Pinet, qui était à la tête du complot d'évasion, prit une de ces bombes et la mit dans sa poche, en se disant : Ça peut servir !

Le soir, vers huit heures, ainsi qu'il avait été convenu, le maréchal des logis Geanty reçut la visite attendue. Pinet lui dit : Eh bien ! qu'allons-nous faire ? Geanty hocha la tête, il était perplexe et très ému ; il haussait les épaules avec indécision et ne pouvait se résoudre à répondre. Le surveillant insista ; le canon que l'on entendait gronder au loin, semblait appuyer ses paroles. Geanty écoutait, regardait fixement son interlocuteur comme s'il eût voulu lui arracher une résolution qu'il ne trouvait pas en sa propre énergie. Enfin il dit : Non, c'est impossible ; ce serait trop périlleux, je ne puis exposer la vie de mes camarades à une telle aventure ; nous sommes de vieux soldats, jamais nous n'avons fait de mal à personne, pourquoi la Commune nous en ferait-elle ? C'était presque textuellement le mot de l'abbé Deguerry, le mot de tous ces malheureux qui cherchaient un motif à leur arrestation et ne pouvaient admettre la possibilité du crime. Plaise à Dieu, lui dit Pinet en le quittant, que vous n'ayez jamais à regretter votre décision ! Le maréchal des logis a dû, le lendemain, lorsqu'il gravissait la rue de Belleville au milieu des injures et des coups, se rappeler que le salut eût été possible et comprendre trop tard que, dans certains cas, la hardiesse désespérée est supérieure à la résignation.

 

IV. — LA MORT DE DELESCLUZE.

Paris en feu. — Les troupes françaises. — Souvenir des injures imméritées. — Ni pitié, ni merci. — L'illusion des chefs de la Commune. — Le programme. — Paris doit être brûlé ou appartenir aux prolétaires. Les derniers ordres. — Les belles figures et drolleries de la Ligue. — Delescluze. — Il est résolu à mourir. — Sa dernière lettre. — Légende et fable dont l'histoire doit faire justice. — Version absurde. — Où elle a pris naissance. — La porte de Vincennes. — La dernière journée de la Commune. — Tumulte à la mairie du onzième arrondissement. — On se décide à évacuer. — L'ordre d'extraction des otages. — Le projet de Delescluze. — La barricade du boulevard Voltaire. — Delescluze injurié. — Blessé par un fédéré. — Il est tué. — Vermorel et Delescluze. — Le colonel Hippolyte Parent. — Ses états de service. — L'Ile d'Amour.

 

Ô Paris, qui n'es plus Paris, mais une spélonque de bestes farouches, dit la harangue de M. Daubray dans la Satire Ménippée. Cette exclamation, qui de nous ne l'a répétée pendant les journées du 25 et du 26 mai ! Tout brûlait, tout allait brûler ! Un océan de flammes roulait au-dessus de la ville ; jamais bataille ne fut plus acharnée, jamais pareille destruction ne s'était vue ; les greniers d'abondance du quai Bourbon flambaient, et aussi les entrepôts de la Villette, et, au même endroit, le dépôt de la Compagnie des petites voitures, où, en prévision du siège, on avait accumulé des amas de vivres qui s'y trouvaient encore[10]. La caserne d'Orsay, les Tuileries, le Palais-Royal, la Cour des comptes et ses archives, le palais de la Légion d'honneur, la Caisse des dépôts et consignations, le Palais de Justice, la Préfecture de police, les Gobelins, l'Hôtel de Ville, l'administration de l'octroi, l'Assistance publique, le Théâtre-Lyrique, le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le théâtre des Délassements-Comiques, la bibliothèque du Louvre, le ministère des finances, des rues entières s'abîmaient dans l'incendie. Plus d'un Parisien contemplant ce spectacle a pleuré et s'est demandé, sans oser se répondre, s'il appartenait à la race et à la patrie des hommes qui commettaient ce crime.

Pendant les deux premiers jours de la lutte, le 22 et le 23 mai, les troupes françaises avaient été très calmes, suivant passivement leurs officiers qui payaient d'exemple, et livrant avec abnégation ce dur combat des rues, antipathique et plus pénible que nul autre. La vue des premiers incendies les remplit de colère ; la résistance des insurgés les exaspéra, et il ne fut plus possible de les modérer. Dans le cœur des soldats, les mauvais souvenirs s'étaient aigris. Ces hommes, qui avaient souffert, qui avaient inutilement dépensé tant de vaillance, qui avaient supporté la captivité, la misère, la faim, la maladie, les longues étapes sur les routes inhospitalières, la honte d'une défaite imméritée, et qui, pour prix de leurs sacrifices, n'avaient récolté que des injures, devinrent les champions de leur cause personnelle. Ceux dont ils avaient à réduire la révolte, ceux qui incendiaient nos monuments, renversaient nos trophées militaires, assassinaient les plus honnêtes gens du pays, qu'avaient-ils donc fait durant la guerre ? Ils s'étaient gobergés au milieu des tonneaux de vin et d'eau-de-vie, ils avaient péroré dans les cabarets, neutralisé la défense par leurs émeutes, ne s'étaient point portés au devant de l'ennemi et avaient gardé toutes leurs forces pour essayer d'en accabler l'armée et le gouvernement de la France. Ces soldats, que l'on avait accusés de lâcheté, que l'on avait traités de capitulards, comprenaient instinctivement qu'ils se trouvaient en présence des hommes qui, par leur indiscipline, leurs fanfaronnades, leur volonté de ne pas combattre, avaient été les plus sûrs auxiliaires des armées envahissantes ; en les frappant, ils crurent non seulement obéir à la loi, mais venger la patrie.

En réalité, ce qu'ils punirent ce fut moins l'armée meurtrière du 18 mars que l'armée qui, pendant le siège, s'était systématiquement tenue hors du devoir et du danger. C'est là surtout ce qui donna aux derniers efforts de la lutte un caractère implacable. La révolte avait été sans pitié, la répression fut sans merci. Comme dans les batailles qui se prolongent au delà des forces humaines, l'enivrement de la tuerie avait saisi tout le monde ; vainqueurs et vaincus n'eurent point de pardon les uns pour les autres. Les lois de sang que la Commune avait promulguées et appliquées retombaient sur elle ; à son tour, elle allait mourir égorgée.

L'illusion a-t-elle été sincère chez les chefs de l'insurrection ? ont-ils cru que, répudiés par le pays tout entier, attaqués par l'armée française, menacés par les troupes allemandes qui auraient forcé l'entrée de Paris si le gouvernement légal ne se fût enfin décidé à agir[11], ont-ils cru que leur cause sans drapeau, sans principe et sans nom pourrait triompher et n'était pas condamnée à la mort violente ? On pourrait le supposer en se reportant à certains documents de l'époque. Le 24 mai, le jour même où l'assassinat des otages brisait toute chance de conciliation, on afficha dans Paris une proclamation que les membres du Comité central avaient rédigée la veille. On y lisait, avec stupeur, les conditions proposées de puissance à puissance : 1° l'Assemblée nationale, dont le rôle est terminé, doit se dissoudre ; 2° la Commune se dissoudra également ; 3° l'armée, dite régulière quittera Paris et devra s'en éloigner d'au moins vingt-cinq kilomètres. On croit rêver. Si quelques hommes, dont le cerveau était perverti par le rôle qu'ils avaient arraché aux événements, ont pu s'imaginer que la victoire leur resterait, il n'en était pas de même des spectateurs de cette descente de la Courtille révolutionnaire. Nul, à Paris, ne crut à la durée de ce burlesque pouvoir et parmi ceux qui eurent le courage de l'exercer, personne ne conservait plus d'espérance à la date du 25 mai. Le plus simple raisonnement, à défaut de sagesse ou de patriotisme, exigeait que l'on mît bas les armes et que, pour une cause d'autant plus perdue qu'elle n'était pas née viable, on ne sacrifiât pas des milliers d'existences. C'est là ce que commandait l'humanité ; mais ce fut la passion qui l'emporta, et tout fut perdu.

Dès le début de la lutte suprême, les mesures de destruction sont prises et l'on met en action le programme tracé le 27 novembre 1870 dans une séance du Comité de la Ligue à outrance : Paris doit être brûlé ou appartenir aux prolétaires. L'histoire, qui enregistre les excès de la cruauté humaine, nous prouve que tous les fanatismes se ressemblent. Dans Les belles figures et drolleries de la Ligue (1589), l'Estoile nous a conservé un fragment manuscrit qui s'applique avec précision aux évènements que nous essayons de raconter. Pauvre peuple, s'écrie-t-il, ceux qui sont perdus en eux veulent te voir perdre avec eux. J'en demanderai la résolution prise en leur dernière assemblée chez le bon curé de Saint-Cosme, à l'issue de son sermon, qui fut que, n'ayant d'espoir, ils brusleroient tous les registres du Parlement, du Chastelet, de la Chambre des comptes et de l'Hostel de ville ; puis, s'assemblant par leurs quartiers, mettraient le feu chascun chez soy et s'efforceraient d'esteindre ceux qui s'efforceraient de l'esteindre[12]. Les malfaiteurs de la Ligue et de la Commune peuvent se donner le baiser fraternel à travers les siècles.

Le 25 mai, la Commune était aux abois ; elle s'agitait encore et ne vivait plus ; mais les derniers spasmes de son agonie furent terribles. Ce jour-là son pontife, celui que l'on appelait volontiers le vétéran de la démocratie et de la révolution, Delescluze, allait mourir. Il avait alors soixante-deux ans ; il avait beaucoup souffert, avait connu les geôles, l'exil, la déportation. Il était d'une santé délicate, souvent malade, et, malgré son énergie naturelle centuplée par les événements qu'il tentait de diriger, il était parfois affaissé et paraissait beaucoup plus âgé qu'il ne l'était réellement. C'était un vieillard ; malgré les soins recherchés qu'il prenait de sa personne, il en avait l'aspect et la débilité. Depuis la disparition de Rossel, tout le poids de la lutte retombait sur lui. Membre du Comité de salut public, délégué à la guerre, il faisait son noviciat militaire à un âge qui ne comporte plus l'apprentissage rapide et dans des circonstances dont la gravité dépassait singulièrement ses facultés originelles ; mais il était de ceux qui s'imaginent que les convictions et les passions politiques tiennent lieu de talents naturels ou acquis. Il se croyait homme d'action parce qu'il était jacobin ; il avait accepté, sans contrôle ni critique, toutes les légendes de la révolution ; Robespierre était son idéal et son idole ; il n'était pas éloigné de croire à l'influence civilisatrice de la guillotine et se figurait avec une naïve sincérité qu'il portait seul l'héritage des géants de 93.

Comme la plupart des sectaires de son espèce, il avait l'intelligence courte et acérée. Beaucoup plus bourgeois que démocrate, quoi que l'on en ait dit, s'il rêvait le gouvernement du peuple par le peuple, c'était à la condition de représenter celui-ci au pouvoir, ou plutôt à la dictature, car, pour lui, comme pour d'autres, la force prime le droit. Quoique les illusions qu'il se faisait sur lui-même et son ambition démesurée l'aient toujours poussé à lutter contre tout état de choses qu'il ne dirigeait pas lui-même, quoiqu'il se fût associé sans réserve aux tentatives du 31 octobre et du 22 janvier, il valait mieux que le milieu où il était tombé. Méprisant les socialistes, qu'il traitait de rêvasseurs, il penchait, dans le Comité de salut public, vers les hébertistes, fut obligé de s'allier à eux afin de rester le maître, les subit et n'osa pas leur rompre en visière pour mettre obstacle aux cruautés qu'ils commettaient. S'il ne fut auteur principal des actes mauvais, il se laissa aller à en être le complice, et cela seul empêche de plaider les circonstances atténuantes en sa faveur.

Solidaire de son propre passé, engagé dans une voie où il ne voulait pas reculer. Delescluze sut mourir pour une cause à laquelle. dans le fond de sa conscience, il ne croyait plus. Il est mort découragé ; les saturnales auxquelles il assistait depuis deux mois ont dû. lui prouver qu'entre les rêves et la réalité révolutionnaires il y a un abîme plein de sang et d'immondices. Il était décidé à ne point survivre à l'écroulement de ses espérances et peut-être aussi à l'anéantissement de ses illusions. Sa résolution semble avoir été arrêtée depuis longtemps. Le 22 janvier, voyant la débâcle des siens sur la place de l'Hôtel-de-Ville, il dit à Arthur Arnould, sur le bras duquel il s'appuyait : Si la révolution succombe encore une fois, je ne lui survivrai pas. Cependant une note secrète expédiée le 15 mai de Belgique à Versailles affirmait que Delescluze venait de faire louer un appartement à Bruxelles, afin de s'y réfugier après la défaite prochaine qu'il prévoyait. Cette note indique peut-être les fluctuations de cet esprit à la fois indécis et tenace. Aux dernières heures de la Commune, Delescluze paraît avoir renoncé à tout projet de fuite, car, dans la soirée du 24 mai ou dans la matinée du 25, il écrivit la lettre suivante : Ma bonne sœur, je ne veux ni ne peux servir de victime et de jouet à la réaction victorieuse. Pardonne-moi de partir avant toi qui m'as sacrifié ta vie ; mais je ne me sens plus le courage de subir une nouvelle défaite après tant d'autres. Je t'embrasse mille fois comme je t'aime ; ton souvenir sera le dernier qui visitera ma pensée avant d'aller au repos. Je te bénis, ma bienaimée sœur, toi qui as été ma seule famille depuis la mort de notre pauvre mère. Adieu, adieu, je t'embrasse encore. Ton frère qui t'aimera jusqu'au dernier moment ; CH. DELESCLUZE.

Des bruits contradictoires et mensongers, dont il convient de faire justice, ont couru sur la mort de Delescluze. Deux versions sont en présence qui ne sont pas plus vraies l'une que l'autre. On a dit que dans la journée du 25 mai, alors qu'il était réfugié à la mairie du XIe arrondissement, Delescluze avait été assailli par des colonels, des commandants, des officiers de tout grade, des fonctionnaires de tout rang, qui étaient venus, avec des supplications et des menaces, lui demander de l'argent ; il aurait résisté aux importantes dont il était l'objet et se serait même emporté jusqu'à jeter les clefs de la caisse au visage des solliciteurs. Le fait est douteux, car ce jour-là même on distribua dans la mairie des sommes considérables à des officiers fédérés et à plusieurs membres de la Commune. Quoi qu'il en soit, Delescluze, désespéré, profondément dégoûté des convoitises dont il était le témoin, se serait levé en disant : Il faut en finir ; quant à moi, j'ai vécu ! Il serait sorti alors et tranquillement, comme s'il eût été à la promenade, aurait marché devant lui, sur le boulevard Voltaire, jusqu'à la place du Château-d'Eau. Là il serait monté sur une barricade et y serait resté à découvert, semblable à une cible vivante, jusqu'au moment où un coup de feu le renversa.

Ce récit est trop traditionnellement révolutionnaire pour n'être pas suspect. On l'a encore enjolivé : Le soleil se couchait. Pour la dernière fois, dit M. Lissagaray, cette face austère, encadrée dans sa barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Il venait de tomber foudroyé sur la place du Château-d'Eau. — Le feu des Versaillais redoubla d'intensité. Delescluze put faire quelques pas encore sur la place du Château-d'Eau, écrit Fr. Jourde[13]. Devant nous, le soleil disparut, se voilant dans des nuages d'or et de pourpre. Quelque chose comme un déchirement immense, lugubre, se fit entendre. Delescluze venait de tomber foudroyé. — Ce sont là des amplifications de rhétorique qui n'ont rien à faire avec la réalité. Delescluze n'est point tombé sur la place du Château-d'Eau, au delà de la barricade qui fermait l'entrée du boulevard Voltaire ; il est tombé en deçà, sur le boulevard même.

L'autre version est simplement absurde. M. Washburne, ministre plénipotentiaire des États-Unis d'Amérique, mû par un sentiment d'humanité, aurait, dans la soirée du 24 mai, fait une démarche auprès des autorités allemandes afin que celles-ci obtinssent du gouvernement légal un armistice en faveur des insurgés. Le 25, il se serait rendu à la mairie du XIe arrondissement, aurait fait accepter ce projet à Delescluze, aurait vainement tenté de sortir de Paris avec lui dans la matinée, serait revenu le soir vers cinq heures et aurait, pour ainsi dire, assisté à sa mort. Un des historiens de la Commune, M. Lissagaray, adopte cette fable en la modifiant légèrement ; ce n'est plus M. Washburne, mais simplement un de ses secrétaires. Ces allégations sont ridicules. Nous sommes formellement autorisé à déclarer que tout le personnel de la légation des États-Unis, — ministre, secrétaires, employés, — s'est strictement tenu à l'écart pendant ces jours douloureux, que nulle tentative de conciliation n'a été essayée et que nulle ingérence, même officieuse, n'eût été tolérée par M. Washburne. Cette légende a été fabriquée de toutes pièces et s'est fait jour pour la première fois en 1871, au lendemain de la défaite, dans l'Adresse du conseil général de l'Association internationale des travailleurs au conseil central de New-York pour les États-Unis. Ce n'est même pas une erreur, c'est un mensonge destiné à faire croire qu'il pouvait exister quelque solidarité entre la république américaine et la Commune[14]. Ce mensonge intéressé, B. Malon, membre de la Commune, n'a pas craint de le ramasser et de l'imprimer (p. 454) dans son livre intitulé : La troisième défaite du prolétariat français[15].

L'intervention d'un membre quelconque du corps diplomatique et des autorités allemandes n'est pas plus vraie que la prétendue fuite tentée par Delescluze. L'avant-propos mal compris d'un roman de M. Ranc, la déposition erronée d'un témoin mal informé[16], ont servi de base à une fable que le souci de la vérité fait encore un devoir de mettre à néant. On a dit que, sous prétexte d'une communication à faire à l'un des chefs de l'armée allemande, Delescluze avait essayé de franchir la porte de Vincennes, qu'arrêté, maltraité par les fédérés, il s'était vu obligé de revenir sur ses pas et de reprendre place à là mairie du XIe arrondissement. C'est faux. Dans la journée du 25 mai, la porte de Vincennes était gardée par le commissaire de police J..., ancien employé au journal le Réveil et qui était absolument dévoué à Delescluze. Si celui-ci se fût présenté, le pont-levis eût été immédiatement abaissé pour lui. Quatre soldats seulement, quatre Espagnols, appartenant au corps franc des Amis de la France, étaient de service et prêtaient main-forte à J.... Personne ne sortit clans cette journée, quoique le nombre de ceux qui voulaient s'échapper fût nombreux ; on refusa même le passage à M. Rose, agent d'assurances à Bagnolet, qui justifiait de son identité. Une seule exception fut faite en faveur d'un correspondant du Times, qui donna vingt francs pour les blessés, et qui était porteur d'un laissez-passer signé d'Albert Regnard. Le lendemain matin, 26 mai, quatre officiers fédérés, qui étaient le lieutenant Pitois fils, le colonel Collet, le capitaine Jaulaud et un autre capitaine dont on ignore le nom, portant chacun un sac de mille francs destinés à la solde des fédérés du fort de Vincennes, franchirent la porte en voiture, et ne reparurent plus. On a probablement attribué à Delescluze une démarche qui fut faite plus tard près des autorités allemandes par Arnold et qui fut reçue avec le mépris qu'elle méritait.

Les apologistes de la Commune ont déifié Delescluze ; de sa fin ils ont fait un martyre ; mais ils ont omis de raconter à la suite de quelles violences dirigées contre lui il avait marché vers la mort. Mus par un intérêt de parti, ils n'ont pas dit toute la vérité. Cette vérité, nous allons essayer de la reconstituer, tout en prévenant le lecteur que notre récit ne repose que sur des conjectures, mais sur des conjectures tellement probables, appuyées de témoignages si concordants, qu'elles équivalent, pour ainsi dire, à la certitude.

La journée du 25 mai, — qui est, en fait, la dernière journée de la Commune, — fut extraordinairement tumultueuse à la mairie du XIe arrondissement. On se tenait dans la salle des fêtes, qui était devenue les écuries d'Augias. Le parquet était jonché de débris d'assiettes, de bouteilles cassées, de charcuterie ; des matelas maculés gisaient dans les coins ; des tonneaux de vin à demi défoncés, des sacs dégorgeant de cartouches, des touries de pétrole encombraient toutes les chambres. Au fond de la salle, des femmes du quartier amenées de force par les fédérés étaient assises sur deux rangs et cousaient des sacs à sable destinés aux barricades. Elles étaient surveillées et maintenues au travail par une petite femme brune qui, armée d'un fusil, portant sur le sein gauche une large cocarde rouge, se promenait régulièrement devant elles, comme un soldat en faction. Des estafettes, des officiers sortaient et entraient ; on se gourmait aux portes ; il n'y avait plus ni chefs ni soldats ; il n'y avait plus là que des vaincus exaspérés. Delescluze avait compris que le refuge de la Commune, menacé de toutes parts, ne tiendrait plus longtemps et qu'il était prudent de s'assurer une dernière retraite. Il donna des ordres afin que les différents services réunis autour de lui, la caisse où l'on devait puiser une dernière fois avant de se séparer pour jamais, les blessés principaux que l'on ne voulait pas abandonner aux troupes victorieuses, fussent évacués sur la mairie du XXe arrondissement, où l'on espérait, des hauteurs de Ménilmontant et des Buttes-Chaumont, pouvoir canonner Paris à outrance, pour se faire des funérailles dignes d'un grand peuple. D'après ses instructions, Gabriel Ranvier, Gambon, Protot avaient pris les devants et, de barricade en barricade, avaient gagné Belleville pour y préparer l'installation projetée.

C'est là, dans cette journée du 25 mai, que Delescluze signa l'ordre d'extraire tous les otages que renfermaient la Grande et la Petite-Roquette, quinze cents personnes environ, et de les transférer à la mairie et à l'église de Belleville. L'ordre communiqué à Ferré fut contresigné par celui-ci et remis à Benjamin Sicard, qui fut chargé, conjointement avec Emile Gois, d'en assurer l'exécution, aussitôt que la Commune, ou ce qui en subsistait, serait établie dans sa dernière caverne. Delescluze espérait encore pouvoir traiter avec le gouvernement légal. Il voulait, se retranchant derrière quinze cents otages tenus à discrétion, imposer des conditions que l'humanité seule aurait forcé d'accepter ; ou le massacre immédiat de quinze cents innocents, ou la vie sauve et le droit de fuite pour les coupables ; il eût laissé le choix à Versailles.

Ceci fait, il eut une conversation de quelques instants avec le correspondant d'un journal américain ; puis, voulant sans doute se rendre compte par lui-même de l'état des choses, il sortit et se dirigea vers l'énorme barricade qui, s'appuyant aux numéros 1 et 2 du boulevard Voltaire, commandait les approches de la place du Château-d'Eau. Protégé par la caserne du Prince-Eugène et par les vastes constructions des Magasins-Réunis, qui en formaient les défenses avancées, cet obstacle vraiment formidable représentait la clef de Belleville. Il était donc très important que l'on pût tenir là au moins jusqu'à minuit, afin que l'évacuation décidée ne fût point interrompue par l'arrivée de l'armée française. Delescluze examina la situation, causa avec un nègre, ancien turco, qui combattait à la barricade ; puis il entra dans la maison portant le numéro 4. Il y resta plus de deux heures, dans le vestibule, la tête penchée, les mains derrière le dos, se promenant de long en large et paraissant perdu dans ses réflexions. Lorsqu'il revint à la mairie, il fut accueilli par une bordée d'injures. Son absence avait été remarquée et commentée. A cette heure où l'esprit de défiance avait envahi tous les insurgés, on le soupçonna d'une lâcheté, d'avoir voulu fuir en abandonnant ceux qu'il avait entraînés à leur perte. C'est là sans doute, à ce moment, que prit naissance la fable que nous avons racontée plus haut. Pour ces gens affolés, le correspondant du journal américain devint un ministre plénipotentiaire qui avait apporté un passeport ; le temps de l'absence avait été employé à essayer de franchir une porte que le patriotisme des fédérés avait refusé d'ouvrir. Delescluze fut impassible. Tous ceux qui ne s'étaient pas déjà dérobés, tous ceux qui ne combattaient pas derrière les barricades étaient là. C'était le radeau de la Commune, les naufragés s'y entassaient. On m'a nommé ces révoltés de l'avant dernière heure qui, au lieu de saisir un fusil, croyaient délibérer parce qu'ils discutaient. Vermorel, la face pâle et les yeux sombres, les regardait avec colère ; de temps en temps, Ferré, assis à un bureau où il signait des paperasses, rassurait son binocle pour les mieux voir. Joannard, Jourde, Varlin, Vallès, Lefrançais, Regère, le vieux Miot peignant de la main sa longue barbe blanche, Dereure, Avrial, Arnold, Oudet, Billioray, J.-B. Clément, le lourd Cournet, Franckel qu'une blessure forçait de porter le bras en écharpe, Genton qui avait commandé le feu contre les otages, Henri Brissac, secrétaire du Comité de salut public, Lefebvre-Roncier, sous-chef d'état-major de. Delescluze, Eudes encore vêtu de son élégant uniforme, Mégy, Babik avec son menton de galoche, ses vastes pieds et son crâne chevelu où la folie se promène à l'aise, Lisbonne prenant des poses, Wrobleski, encore chaud de son combat à la Butte-aux-Cailles, et d'autres, des inférieurs, des subalternes emplissaient la mairie de leur tumulte. Un témoin oculaire m'a dit : Ils sentaient si bien que tout était fini pour eux, qu'ils n'employaient plus, en parlant, que le conditionnel passé et disaient : on aurait dû... il aurait fallu... on aurait pu... Quant à prendre une résolution, nul n'y pensait, car nul n'en était capable ; ils se disputaient, se vomissaient leurs vérités à la face, s'accusaient mutuellement et rejetaient les fautes de tous sur chacun d'eux. Peut-être, dans l'emportement de leur fureur, s'adressaient-ils l'apostrophe de Barras à Carnot : Va ! brigand ! il n'y a pas un pou de ton corps qui ne soit en droit de te cracher au visage !

Des soldats, de bas officiers entouraient Delescluze, le menaçaient du poing, lui disaient qu'il était un lâche, qu'il avait voulu fuir, mais que, puisqu'il les avait mis dans le pétrin, il y crèverait avec eux. Delescluze prit sa canne et son chapeau ; puis, s'étant dirigé vers la porte, il dit : Vous n'êtes tous que de la canaille ; pas un de vous n'est capable d'aller se faire tuer. Vermorel qui était assis dans un coin, se leva brusquement et dit : Vous vous trompez, Delescluze, j'y vais ! D'après une autre version, Delescluze salua ironiquement le groupe d'insulteurs : Adieu, messieurs ! et sortit. Un fédéré cria : Il va se sauver ! et une douzaine d'individus commandés par un officier polonais, — que l'on pourrait nommer, — se précipitèrent derrière lui. Il marcha dans la direction du Château-d'Eau et traversa sans difficulté deux basses barricades qui embarrassaient la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé près de la rue Rampon, il fit mine de s'arrêter, comme s'il avait l'intention de s'y abriter. Un des fédérés qui le suivaient, moins pour aller combattre que pour le surveiller, crut qu'il tentait de se dérober et tira sur lui. La balle lui effleura le front. Delescluze leva les épaules avec un geste de dégoût et reprit sa route. Une balle venue des troupes françaises l'atteignit au flanc gauche, il fut renversé ; il s'appuya sur les mains, fit un effort pour se relever et s'affaissa. Il tomba devant le numéro 5 du boulevard Voltaire. La mort fut-elle instantanée ? Nous le croyons, car le trajet de la balle à travers le corps indique que le cœur et les poumons ont été perforés. Cependant une femme, qui au milieu de la nuit se glissa sur le trottoir, raconte qu'elle vit un homme vêtu en bourgeois se traîner vers un fédéré blessé et qu'elle l'entendit crier d'une voix éteinte : Tue-moi, je suis Delescluze !

Le vent soufflait du sud ; le cadavre fut couvert par les flammèches et les débris d'étoffes qui s'échappaient des deux maisons d'angle du boulevard que les insurgés avaient incendiées. Le cou et les poignets portaient trace de brûlures profondes. Lorsque le 27 on retrouva Delescluze, il était à la même place. L'identité n'était pas discutable ; on eût dit. qu'il avait pris soin d'en accumuler les preuves dans son portefeuille. On y découvrit aussi quelques pièces qui semblent symboliser la Commune ; une dénonciation lui apprenant que Vermorel était décidé à se défaire de lui, par le fer ou par le poison ; — une demande de quinze litres d'eau-de-vie pour la ration de trente-cinq hommes ; — l'ordre de détruire les maisons d'où l'on aurait tiré sur les fédérés et d'en fusiller tous les habitants ; — une lettre de la citoyenne Verdure, déléguée à l'orphelinat de la rue Oberkampf, relative à un fait de galanterie vénale. Le soupçon, l'ivrognerie, la cruauté, la débauche, n'est-ce pas là en effet le fond même de l'insurrection qui succombait ? Pendant que Delescluze mourait, Vermorel, en aidant à ramasser un insurgé frappé d'une balle, recevait une blessure dont il ne devait pas guérir. Lui et Delescluze représentaient les deux partis extrêmes de la Commune, les deux adversaires futurs qui se seraient disputé le pouvoir ; l'un était un socialiste ardent, haïssant les jacobins ; l'autre était jacobin, méprisant les socialistes ; la lutte fût devenue vive entre eux, et il est probable que c'est Vermorel — un rêveur — qui eût succombé[17].

Lorsque la mort de Delescluze fut connue à la mairie du XIe arrondissement, on proposa le commandement en chef à Wrobleski, le Polonais, qui avait très solidement combattu contre le deuxième corps d'armée ; il le refusa, par le motif fort sérieux qu'il n'y avait plus assez d'hommes en armes pour résister aux troupes françaises. La délégation à la guerre fut alors abandonnée plutôt que confiée au colonel Hippolyte Parent, du Comité central, qui était bien digne d'aider la Commune à pousser son dernier râle ; car la veille, 24 mai, et le matin même, il avait fait fusiller huit fédérés qu'il accusait d'être en relation avec Versailles. Ses états de service en faisaient du reste un homme précieux pour les cas désespérés. C'était un ouvrier chapelier auquel la justice avait accordé quelques loisirs, dont il avait sans doute profité pour étudier la science sociale et l'art militaire. Le 10 novembre 1859, le tribunal de Montdidier lui applique une peine de trois mois de prison pour escroquerie ; le 13 novembre 1862, le tribunal de Péronne l'envoie pendant une année en prison pour un délit analogue ; le 14 janvier 1863, la cour d'assises de la Somme lui inflige trois ans d'emprisonnement pour faux en écriture privée ; le 30 novembre 1868, à Lyon, il est condamné à un an de prison pour abus de confiance ; le 14juin 1870, dans la même ville, six mois d'emprisonnement punissent un nouveau méfait. Or, au mois de mai 1871, Hippolyte-Achille Parent, dit Narcisse, venait d'atteindre sa trente-deuxième année ; on voit que sa jeunesse n'avait point été inoccupée.

Conformément aux dispositions adoptées par Delescluze, tout ce qui restait de la Commune s'installa vers le milieu de la nuit au XXe arrondissement, dans la mairie de Belleville, qui était l'ancien restaurant de l'Ile-d'Amour si souvent célébré par les romans de Paul de Kock.

 

V. — LA JUSTICE DU PEUPLE.

Emile Gois, dit Grille d'égout. — Ordre collectif. — Otages verbalement désignés. — Les otages de la quatrième section. — Paul Seigneret. — M. Guerrin et M. Chevriaux. — Dévouement. — M. de Bengy. — Les otages de la première section. — Mensonge. — Hésitation du maréchal des logis Geanty. — Allons ! descendons ! — Les surveillants Göttmann et Bourguignon sauvent un garde de Paris. — Le départ. — Sympathie de la foule. — Renfort. — Le couvreur Dalivoust. — Rue de Puebla. — La mairie du vingtième arrondissement. — Gabriel Ranvier. — Le cortège. — La maladie des foules. — La rue Haxo. — La cité de Vincennes. — Varlin fait effort pour sauver les otages. — Le colonel garçon boucher Victor Bénot. — A mort ! — Le premier coup est porté par une femme. — Un vieux prêtre et le maréchal des logis Geanty. — On invente un jeu. — Messieurs ! vive l'Empereur ! — Quatre prêtres. — Le laïque évanoui. — On achève les blessés à coups de baïonnette. — La fosse d'aisances. — Au centre de l'Afrique.

 

Dans la journée du vendredi 26 mai, la Commune se mit en mesure de faire exécuter la résolution prise la veille sur le transfert des otages ; mais auparavant on voulut sans doute les épurer et donner une suite aux exécutions dont Sainte-Pélagie et la Grande-Roquette avaient déjà été ensanglantées. Un ordre vague, ne désignant personne nominativement, fut rédigé ; cet ordre prescrivait au directeur du dépôt des condamnés, à Isidore François, de remettre à qui de droit les gendarmes détenus à la Grande-Roquette et tous les otages que le peloton d'escorte pourrait emmener.

L'homme qui se présenta muni de ce mandat se nommait Emile Gois ; il n'en était point à son coup d'essai révolutionnaire. Déporté à Lambessa en 1852, rentré à Paris en 1865, il avait été condamné par contumace aux travaux forcés à perpétuité lors du procès de Blois, et s'était jeté, au 18 mars, dans le mouvement insurrectionnel. Ami intime de Mégy, très lié avec le général Eudes, il ne pouvait manquer d'occuper quelque haute situation pendant la Commune ; successivement juge d'instruction, président de la cour martiale, colonel d'état-major, gouverneur des prisons, il avait, dit-on, malgré ces multiples occupations, trouvé moyen de faire, au commencement de mai, un voyage en Belgique, non point pour proclamer la république universelle dans le Brabant, comme on pourrait le croire, mais pour déposer en lieu sûr, à l'abri de ses propres amis et des curiosités de la justice légale, une assez forte somme qui ne paraît pas avoir été le fruit de ses économies. Il avait été jadis employé aux écritures dans une maison de commerce ; c'était un grand garçon de quarante-trois ans, blafard, les joues pendantes et le regard conquérant ; dans l'intimité on l'appelait Grille d'égout.

L'ordre qu'il remit à François ne fut même pas discuté. Il est probable, du reste, que le directeur savait à quoi s'en tenir et qu'il n'ignorait pas le sort réservé à certains otages, car dès la veille il avait fait dresser deux listes comprenant, l'une les prêtres, l'autre les gendarmes, les gardes de Paris et les sergents de ville. Gois désigna, en outre, verbalement quatre détenus dont il exigea l'extraction ; Auguste Dereste, ancien officier de paix ; Joseph Largillière, ébéniste ; François Greff, ébéniste ; Joseph Ruault, tailleur de pierres ; ces trois derniers étaient accusés d'avoir été agents secrets sous l'Empire. Greff, nous l'avons dit, était un ami de François, qui depuis le matin le cachait dans son appartement. Le malheureux entendit prononcer son nom et vint naïvement se présenter lui-même à Emile Gois, malgré les signes désespérés que lui faisait François, qui eût voulu le sauver. Le brigadier Ramain fut chargé d'aller chercher les prêtres ; le sous-brigadier Picon reçut ordre de faire descendre les gendarmes et les sergents de ville. Les premiers étaient enfermés dans le bâtiment de l'ouest, à la quatrième section, d'où Mgr Darboy était parti pour la mort ; les seconds étaient détenus au bâtiment de l'est, dans la première section.

Les otages de la quatrième section étaient inquiets, mais préparés. Deux faits caractéristiques feront comprendre la qualité de l'âme de ceux qui s'attendaient à mourir. Parmi les détenus amenés de Mazas dans la soirée du 22 mai se trouvait un jeune homme de vingt-six ans, frêle, délicat, angélique, disaient ses compagnons de captivité, qui était élève du grand séminaire de Saint-Sulpice et s'appelait Paul Seigneret. C'était un être d'une candeur et d'une foi extraordinaires[18] ; il n'avait pas fallu moins que l'autorité de ses maîtres ecclésiastiques pour l'empêcher de s'engager pendant la guerre et de faire le métier de soldat, auquel sa santé débile le rendait impropre. Sa faiblesse même augmentait son ardeur et lui donnait une sorte de douce exaltation qui rêvait tous les sacrifices pour satisfaire aux besoins de ses croyances. Il y avait en lui du missionnaire et de l'apôtre ; il était de ceux qui meurent volontiers et simplement pour confesser leur Dieu ; au delà de cette vie, il avait aperçu des béatitudes auxquelles il aspirait. Entraîné par sa foi militante, il avait dans sa prison recherché la société d'un prêtre des Missions étrangères, qui arrivait des rives du fleuve Jaune pour tomber au milieu des persécutions de la Commune. Paul Seigneret ramenait toujours la conversation sur le même sujet et disait : Voyons, mon père, parlez-moi un peu de vos jeunes martyrs de Chine. En souriant le missionnaire lui répondit un jour : Gourmand ! cela vous fait venir l'eau à la bouche, n'est-ce pas ? Le pauvre enfant n'eut point à aller jusque dans l'Empire du Milieu pour s'offrir en holocauste ; les mandarins de la Commune lui réservaient le martyre[19].

M. Chevriaux, proviseur du lycée de Vanves, était, à la Grande-Roquette, voisin de cellule de M. Guerrin, prêtre des Missions étrangères, qui avait quitté son costume ecclésiastique et portait des vêtements bourgeois. M. Chevriaux, en causant avec lui dans le couloir et dans le chemin de ronde, ne lui avait pas caché qu'il était marié, qu'il avait un enfant, et que, dans de telles conditions, la mort lui paraissait bien dure. Pendant la nuit qui suivit l'assassinat de l'archevêque, M. Guerrin appela M. Chevriaux, avec lequel il pouvait communiquer, grâce à la disposition des fenêtres ; il lui dit : Nul ici ne nous connaît ; comme vous, je suis vêtu en laïque ; on ne vérifie pas l'identité ; si l'on vient nous chercher, laissez-moi répondre à votre place ; ma vie est vouée au martyre et ma mort ne sera pas stérile si elle sauve un père de famille. M. Chevriaux refusa. M. Guerrin, avec insistance, supplia son compagnon de lui permettre d'accomplir ce sacrifice, qu'il trouvait tout simple. M. Chevriaux fut inflexible, et M. Guerrin le blâma doucement de ce qu'il qualifiait d'obstination. Chacun d'eux, sans doute, lorsque Ramain fit l'appel de ceux qui allaient mourir rue Haxo, écouta avec angoisse s'il n'entendrait pas le nom de son voisin de captivité. Ni l'un ni l'autre de ces hommes de bien ne fut désigné. Leur dévouement resta inutile, mais il n'en est pas moins admirable, car c'est du fond du cœur et d'une inébranlable résolution que tous deux avaient fait l'abandon de leur existence.

Il était environ quatre heures lorsque le brigadier Ramain entra dans la quatrième section. Son premier mot ne laissa aucun doute aux otages ; on venait chercher une fournée : Attention ! Répondez à l'appel de vos noms ; il m'en faut quinze ! j'en ai déjà un — il faisait allusion à Greff —. Chacun répondit sans faiblesse. Ramain avait quelque peine à déchiffrer un nom et disait : Bénigny, Bénigé... M. de Bengy, de la Société de Jésus, ancien aumônier de l'armée de Crimée, s'approcha, dit : C'est moi, et se réunit à MM. Caubert et Olivaint. Paul Seigneret fut appelé, il embrassa un de ses compagnons, serra la main d'un de ses camarades de Saint-Sulpice, arrêté en même temps que lui, et se rangea près des autres victimes. Le brigadier les compta deux fois ; un prêtre voulut prendre son chapeau, un autre quitter ses pantoufles ; Ramain répéta le mot déjà dit au président Bonjean : C'est inutile, vous êtes bien comme cela. Les onze ecclésiastiques, les trois laïques marchèrent alors derrière Ramain ; on ne les fit point passer par l'escalier de secours que l'archevêque avait descendu ; on les dirigea vers le grand escalier. Ce changement d'itinéraire fut presque un motif d'espoir pour ceux qui les avaient vus partir. On écoutait ; on chercha à distinguer au milieu du bruit vague de la fusillade celui d'un feu de peloton indiquant une exécution militaire ; on n'entendit rien. Néanmoins les otages qui restaient encore à la quatrième section écrivirent leurs dernières volontés et se tinrent prêts. Ceux que l'on venait d'emmener furent conduits dans la salle du greffe[20].

Pendant que le brigadier Ramain les avait appelés et comptés, le sous-brigadier Picon s'était rendu à la première section, que, depuis deux mois, l'on nommait le quartier des gendarmes. C'est là, en effet, que ces malheureux venant du Dépôt avaient été écroués, le 6 et le 9 avril, eu compagnie d'une quinzaine d'anciens sergents de ville faits prisonniers comme eux à la journée du 18 mars. On ne fit point l'appel ; Picon se contenta de dire : En rang et descendez. Il y avait là plus de cinquante hommes qui vaguaient dans le couloir, car la porte de leur cellule restait ouverte toute la journée. L'un d'eux demanda : Pourquoi nous fait-on descendre ? où allons-nous ? Picon, qui avait reçu le mot du directeur François, répondit : Il n'y a plus de pain dans la maison ; on va vous conduire à la mairie de Belleville pour vous faire une distribution de vivres et vous mettre en liberté. Les soldats coururent à leur cellule, se bouclèrent le sac au dos, se coiffèrent du képi et s'alignèrent dans le corridor. Cependant le maréchal des logis Geanty semblait hésiter ; il regarda Göttmann, un des trois surveillants qui dans la soirée de la veille avaient voulu tenter un coup de force pour le sauver, lui et ses compagnons. Le surveillant fit de la tête un geste énergique qui signifiait ; Ne descendez pas ! Geanty a dû le comprendre ; mais la discipline, l'habitude de toujours obéir fut la plus forte ; et puis peut-être s'imaginait-il que l'on n'en voulait qu'aux prêtres ; il se retourna vers ses hommes et leur dit : Allons, descendons ! Ils partirent, deux par deux, marquant le pas comme s'ils se rendaient à une inspection.

On les réunit dans le grand parloir ; à travers les fenêtres, ils purent voir que l'on avait dépavé la cour, dans laquelle se tenait un peloton qui n'était pas composé de plus de trente-cinq hommes. Emile Gois, accompagné de François, vint regarder les otages ; rapidement, il en supputa le nombre ; trente-sept gendarmes ou gardes de Paris, quinze sergents de ville. D'un coup d'œil il indiqua son peloton d'escorte à François et lui dit : C'est trop. On fit sortir tous les sergents de ville, et on les reconduisit à leurs cellules. Au moment où le surveillant Göttmann venait de refermer la grille de la section, il aperçut un garde de Paris qui, plus avisé que les autres, s'était caché et n'avait point suivi ses camarades ; il appela le surveillant Bourguignon ; tous deux entraînèrent le soldat, le poussèrent vers la salle des bains de l'infirmerie, en lui recommandant de rester immobile et de ne pas se montrer ; celui-là du moins fut sauvé.

Le peloton d'escorte ouvrit ses rangs pour recevoir d'abord les gendarmes, ensuite les laïques, puis les prêtres. Emile Gois monta à cheval, et l'on partit. Pour des hommes résolus, l'escorte eût été dérisoire ; mais, nous le répétons, tout ressort était brisé chez ces pauvres soldats, brisé par les mauvais traitements dont ils avaient été accablés à Montmartre, brisé par la longue captivité qui avait suivi leur défaite ; il ne leur restait plus que l'habitude de la bonne tenue et le courage de bien mourir. Quant aux prêtres, ils appartenaient à une religion dont le Dieu a dit à son premier apôtre : Remets le glaive au fourreau ; ils ne songeaient point à lutter et priaient à voix basse.

Les femmes, les vieillards, les très rares hommes que la Commune n'avait point poussés à la bataille, tous les gens du quartier, en un mot, étaient sortis devant les portes, regardaient défiler ce cortège et ne cachaient point la commisération qu'ils éprouvaient. Dans le haut de la rue de la Roquette, lorsque l'on allait franchir la place où s'élevait jadis la barrière d'Aulnay, une femme cria : Sauvez-vous donc ! Il est certain que toute maison se serait ouverte pour les recevoir. Mais aucun des otages ne parut avoir l'idée de se dérober. Geanty marchait en tête, les épaules bien effacées, comme à la parade. On tourna à gauche et on s'engagea sur le boulevard de Ménilmontant dont on suivit le côté droit en longeant le mur qui borde le Père-Lachaise ; tout le monde était sympathique à ceux qui passaient. A l'espèce de demi-lune que le boulevard forme devant la rue Oberkampf, on fit halte. Là se dressait une haute barricade, occupée par des fédérés du 74e bataillon, que commandait un certain Devarennes. Emile Gois, qui ne se sentait pas en force pour maintenir les otages si ceux-ci avaient tenté de résister, demanda à Devarennes de lui donner quelques hommes pour grossir son peloton. Une compagnie entière, sous les ordres d'un nommé Dalivoust, qui en temps normal était couvreur, mais qui en temps d'insurrection faisait le métier de capitaine d'infanterie, se massa autour des gendarmes, et commença à gravir, avec eux, la longue chaussée de Ménilmontant. Cette partie du trajet fut encore relativement douce ; nulle injure ne fut adressée aux otages. Pendant quelques instants, ils purent se rassurer ; à voir la tranquillité bienveillante des personnes qui les regardaient, ils durent croire qu'on ne les avait pas trompés et qu'en effet on les transférait à la mairie de Belleville. Un seul prêtre fut malmené, le père Tuffier de Picpus sans doute, qui, vieux et n'avançant que lentement, fut insulté par les fédérés de l'escorte. On a dit que Paul Seigneret avait offert son bras à un ecclésiastique âgé qui paraissait souffrant ; il est probable qu'il soutenait et qu'il a soutenu jusqu'au bout de cette voie douloureuse la marche hésitante du père Tuffier.

Dès que l'on eut pénétré dans la rue de Puebla, on se trouva au milieu d'une population hostile. Quelques pierres furent jetées au milieu des otages et l'on cria : A mort les calotins ! Tout le ramassis des vagabonds en armes, toute l'écume de la bataille, tous les enfants perdus, les lascars, les vengeurs, les déserteurs s'étaient réfugiés sur les hauteurs de Belleville et de Ménilmontant. Sur la place qui s'étend devant le marché, une masse énorme de curieux regardaient le panorama de Paris embrasé. Le retentissement du canon bruissait comme une tempête et montait dans les airs sur un nuage de fumée. Le spectacle avait sa grandeur, l'escorte s'arrêta à le contempler. A ce moment, on fut rejoint par des fédérés qui arrivaient des Buttes-Chaumont, où ils avaient été battus. Ils crièrent : Livrez-nous les prisonniers, nous allons les fusiller. Le mot de prisonniers fut accepté immédiatement par la foule qui suivait les otages et l'on raconta que c'étaient des gendarmes, des gardes de Paris et des prêtres que l'on avait pris sur la barricade de la rue Sedaine au moment où ils tiraient sur le peuple.

La mairie, — aujourd'hui détruite, — du XXe arrondissement, faisait vis-à-vis à l'église Saint-Jean-Baptiste, prenait façade sur la rue de Paris et avait une large entrée dans la rue des Rigoles, rue étroite et resserrée qui fait suite à la rue de Puebla. A côté d'un lavoir qui existe encore (1877), un groupe d'officiers fédérés réunis autour de la Commune, réfugiée à l'ancienne Ile-d'Amour, se tenait devant la porte latérale de la mairie. Gabriel Ranvier était là, chamarré de son écharpe rouge et regardait venir le cortège. S'adressant à Emile Gois, il lui dit : Fais entrer tous ces gens-là ici. Au moment où les otages passèrent devant lui, il leur cria : Vous avez un quart d'heure pour faire votre testament, si cela vous convient ! Le bruit se répandit, avec une extraordinaire rapidité, que l'on venait d'amener des prisonniers faits sur les barricades et qu'on les allait fusiller. Ce fut une grande joie dans tout le quartier ; les cabarets vomirent leurs buveurs, les postes lâchèrent leurs soldats, et bientôt il y eut devant la mairie une masse d'individus armés ; au moins quinze cents, ont dit quelques témoins ; plus de deux mille, ont dit les autres. Au bout de vingt minutes environ, les otages sortirent ; le maréchal des logis Geanty le premier ; puis vingt-sept gardes de Paris, dix gendarmes, les quatre civils, les prêtres et le pauvre petit Seigneret, bien pâle, mais soutenant toujours le père Tuffier.

Gabriel Ranvier les regarda défiler, et, s'adressant à Emile Gois, il lui cria : Va me fusiller tout cela aux remparts ! La population était en fête ; elle avait organisé le cortège à sa guise et en avait fait une sorte de marche triomphale. Une vivandière vêtue de rouge, le sabre à la main, juchée à califourchon sur un cheval, s'avançait la première ; après elle une batterie de tambours, soutenue par une fanfare de clairons, sonnait la charge et versait l'ivresse du bruit rythmé dans ces têtes affolées déjà par l'ivresse de l'alcool et du sang ; derrière les musiciens, un jeune homme de vingt ans à peine, merveilleusement agile et adroit, dansait en jonglant avec son fusil. La foule pressait les otages ; des femmes leur allongeaient des coups de griffe à travers les fédérés qui les gardaient. On criait : Ici, ici, il faut les tuer ici ! Emile Gois apaisait le peuple d'un geste de la main et disait : Non ; vous avez entendu le citoyen Ranvier, il a ordonné d'aller aux remparts.

Dans cette rue de Paris[21], insupportablement longue, le martyre que ces malheureux eurent à supporter n'est pas concevable. Pas un de ceux dont ils étaient entourés qui ne voulût frapper son coup, japper son injure, lancer sa pierre. Ils ruisselaient de sueur ; les soldats avaient une admirable contenance et, sous les projectiles qui les accablaient, marchaient comme au feu dans les bons jours de victoire du temps de leur jeunesse ; derrière eux, à haute voix, les prêtres les exhortaient à bien mourir ; il n'en était pas besoin. Mais, à distance historique des événements, il n'en reste pas moins incompréhensible que pas un de ces hommes, qui tous étaient braves, n'ait tenté un effort désespéré. Un mot nous a été dit qui explique peut-être ce phénomène ; ils avaient peur d'être massacrés et espéraient encore qu'ils ne seraient que fusillés. Cette épouvante de la douleur prolongée semble avoir hanté l'esprit de ceux qui ont été assassinés par la Commune. La dernière parole de Jecker fut : Ne me faites pas souffrir !

Autour d'eux on chantait, on dansait, on criait ; la foule était parvenue à cet état de paroxysme qui enlève la conscience de soi-même et des actes que l'on va commettre. Il n'y avait plus là en présence que des jouets humains que l'on allait torturer pour s'amuser et des furieux devenus incapables de distinguer le bien du mal. Cette sorte de folie, c'est la maladie des foules qui sont des agglomérations nerveuses où la sensation subite, la brusque impression tiennent lieu de sentiment et de raisonnement. A la croix formée par l'intersection de la rue de Paris et de la rue Haxo, la tête du cortège s'arrêta, la queue continua à marcher, et il y eut une confusion qui permit à des enfants de se rapprocher des otages et de les frapper. On fit halte et tout le monde se mit à parler à la fois. Il s'agissait de savoir où l'on conduirait les victimes pour les mettre à mort. Les uns voulaient, tournant à gauche, prendre le bas de la rue Haxo et aller les tuer à la porte du Pré-Saint-Gervais ; les autres, demandant à continuer la rue de Paris, proposaient la place des Trois-Communes devant la porte de Romainville. On se disputait, lorsqu'une voix cria : Allons au secteur ! Ce nouvel avis fut adopté et la tourbe, obliquant à droite, entraîna les malheureux avec elle.

Pendant le siège, l'état-major du deuxième secteur avait été installé dans quelques petites maisons construites près d'un terrain mi-jardin, mi-potager, et qui formaient ce que l'on appelait la cité de Vincennes. Cette cité existe encore et porte aujourd'hui le n° 83 de la rue Haxo. Les officiers avaient conservé l'habitude de s'y réunir ; il y avait un dépôt d'armes et de munitions. A l'heure où les otages en approchaient, le secteur était rempli de fédérés harassés de la lutte et demandant que l'on y mît fin. Parmi eux se trouvait un jeune homme de vingt ans qui assista au massacre et en conçut une telle horreur qu'il brisa son fusil et se sauva pour ne plus servir une cause capable de tels forfaits. Le soir même il écrivit le récit de ce qu'il avait vu ; c'est ce récit, empreint d'une sincérité éclatante, que nous suivrons pas à pas.

Hippolyte Parent, dernier commandant en chef de l'insurrection, avait établi son quartier général au secteur ; Varlin, Latappy, Humbert, étaient près de lui ; Oudet, blessé à la jambe, avait été déposé dans une chambre ; on disait qu'Eudes et Bergeret venaient de quitter leur travestissement et avaient pris la fuite ; Jourde, épuisé de fatigue, avait remis à Guillemois, son chef de comptabilité, de quoi faire la paye aux sous-officiers qui combattaient encore. Les gens qui étaient là se montraient irrités, inquiets, hésitants ; ils accusaient les membres de la Commune de les avoir trahis et se demandaient s'il ne convenait pas de les fusiller. On entendit tout à coup une immense clameur ; c'était la foule qui arrivait, poussant les otages au milieu d'elle. Elle se précipita dans la longue allée bordée de maisons qui formait la cité proprement dite. Quand les otages furent entrés, on ferma une barrière en bois qui fut immédiatement brisée par les gens qui voulaient voir. Des cris de mort retentissaient. Un homme fut très énergique et essaya de défendre ces malheureux. On a dit que cet homme était Hippolyte Parent ; c'est une erreur ; cet homme fut Varlin. Membre de la Commune, blessé d'avoir vu le Comité central ressaisir le pouvoir — quel pouvoir ? — après la mort de Delescluze, désespéré de reconnaître que la cause pour laquelle il s'était perdu allait s'effondrer à jamais dans l'abîme qu'elle se creusait volontairement, il s'était jeté devant les otages, comme pour les protéger et, s'adressant à Hippolyte Parent, il lui criait : Allons ! les hommes du Comité central, puisque vous êtes les maîtres, prouvez que vous n'êtes pas des assassins, ne laissez pas déshonorer la Commune, sauvez ce peuple de lui-même, ou tout est fini et nous ne sommes plus que des forçats. Vaines paroles ; nul ne les écoutait. Des fédérés lui répondirent : Va donc, avocat ! Ces gens-là appartiennent à la justice du peuple ! Hippolyte Parent se taisait. Varlin eut un geste de fureur et essaya encore de parler ; quelques-uns de ses amis l'emmenèrent de force.

Les otages, enveloppés par la foule, étaient acculés dans un espace carré, assez large, qu'une barrière en bois séparait d'un jardin où l'on avait commencé une construction interrompue par la guerre. Contre une muraille élevée d'une douzaine de pieds, une cave inachevée formait une sorte de fosse ; un mur très bas, de cinquante centimètres environ, était le soubassement d'une maison future et servait de ligne de démarcation entre le grand jardin et l'étroit terrain où se trouvait le caveau, percé d'une simple ouverture.

Malgré les cris de mort et les menaces qui avaient escorté les otages depuis la rue de Puebla jusqu'à la cité de Vincennes, il y eut un moment, très court, d'hésitation. On avait appliqué le maréchal des logis Geanty contre la muraille d'une des maisons ; il se tenait, les bras croisés, immobile sous les pierres et la boue que lui jetaient les femmes[22]. On entendit armer quelques fusils ; on cria : Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! la maison est pleine de munitions ! Il y eut un recul instinctif de la foule ; on eût dit qu'elle était reprise d'indécision et que nul n'osait donner le signal. Un homme grimpa sur une charrette chargée de tonneaux — poudre ou vin — qui se trouvait à l'entrée du secteur. Il lut un papier qu'il tenait en main et parla. On applaudit. C'est alors que le bouvier Victor Bénot, colonel des gardes de Bergeret, incendiaire des Tuileries, se précipita hors d'une maison, en criant ; A mort ! Une poussée formidable se fit, la barrière tomba et les otages, d'un seul mouvement, furent entraînés dans le terrain qui précédait le petit mur inachevé. La cantinière qui les avait guidés était descendue de cheval ; les femmes excellent aux actes de cruauté, qu'elles prennent pour des actes de courage. Elle porta le premier coup et tous les hommes qui étaient là devinrent des assassins.

Geanty était toujours en tête, — à son rang. — Il entr'ouvrit sa tunique et présenta sa poitrine ; un prêtre âgé se plaça devant lui et reçut le coup qui lui était destiné. Le prêtre tomba, et l'on vit Geanty encore debout, et découvrant sa poitrine ; on l'abattit. A coups de fusil, à coups de revolver, on tirait sur ces malheureux ; des fédérés accourus au bruit s'étaient perchés sur une muraille voisine et chantaient à tue-tête en faisant un feu plongeant. Debout sur un petit balcon en bois, Hippolyte Parent, fumant un cigare et les mains dans ses poches, regardait et regarda jusqu'à la fin.

Le massacre ne suffisait pas ; on inventa un jeu ; on força les malheureux à sauter par-dessus le petit mur ; les gendarmes sautèrent ; ou les tirait au vol et ça faisait rire. Le dernier soldat qui restait debout était un garde de Paris, beau garçon d'une trentaine d'années, qui sans doute de service à la Comédie-Française avait vu jouer le Lion amoureux de Ponsard ; du moins on peut le croire à la façon dont il mourut. Il s'avança paisiblement vers la basse muraille qu'il fallait franchir, se retourna, salua les assassins et dit : Messieurs, vive l'empereur ! Puis, lançant son képi en l'air, il fit un bond et retomba sur le monceau de blessés qui s'agitaient en gémissant. L'œuvre, n'était point terminée ; quatre otages, trois prêtres et un civil, vivaient encore. On ordonna aux prêtres de sauter ; ils refusèrent. L'un d'eux dit : Nous sommes prêts à confesser notre foi ; mais il ne nous convient pas de mourir en faisant des cabrioles. Un fédéré jeta son fusil par terre, saisit chacun des prêtres à bras-le-corps, et, pendant que la foule applaudissait, les enleva et les poussa au delà du mur indiqué. Le dernier prêtre résista, il tomba entraînant le fédéré avec lui ; les assassins étaient impatients ; ils firent feu et tuèrent leur camarade. Un seul restait, le civil, évanoui. Son système nerveux n'avait pas été de force à supporter ce long supplice ; le pauvre homme avait perdu connaissance. On le prit par les jambes et par les bras, on le balança un instant et on le lança sur les autres victimes. On lui fit l'honneur d'une décharge générale[23].

Nul membre de la Commune n'assista à cette boucherie, qui avait duré une heure. Était-elle enfin terminée ? Non ; il fallut achever ces blessés qui se plaignaient lamentablement. On se mit à piétiner sur eux ; on leur tira des coups de fusil et de pistolet sans pouvoir faire taire leurs gémissements, car ceux qui étaient dessus garantissaient ceux qui étaient dessous. Un fédéré cria : Allons, les braves, à la baïonnette ! On lui obéit et cela parut drôle. On larda ces pauvres gens jusqu'à ce qu'ils fussent entrés dans l'éternel silence. Quand on fit la levée des corps, le lundi 29 mai, on constata qu'un des cadavres avait reçu soixante-neuf coups de feu et que le Père de Bengy avait été percé de soixante-douze coups de baïonnette.

Lorsque l'on fut certain que tous étaient bien morts, on se félicita d'avoir démoli tant de Versaillais ; les femmes furent embrassées ; on porta la cantinière en triomphe. On alla dans les cabarets se rafraîchir un peu ; une jeune femme disait : J'ai essayé d'arracher la langue d'un des curés, mais je n'ai pas pu ; un artilleur colossal, sorte d'hercule forain, qui, sans armes, avait frappé les otages à coups de poing, disait en montrant sa main enflée : J'ai tant tapé dessus que j'en ai la patte toute bleue. Le lendemain, quelques fédérés prévoyants vinrent en famille dépouiller les morts ; puis ils jetèrent les cinquante-deux otages et le fédéré dans le trou du caveau, qui était une fosse d'aisances[24]. Un chaudronnier, nommé Joseph Rigaud, qui ne s'était point ménagé parmi les assassins, dit, en contemplant les cadavres : Voilà, du moins, un tas de fumier qui ne se relèvera pas[25].

Stanley, alors à Ouganda, aux confins de l'Afrique orientale, avait enfin réussi à retrouver Livingstone, lorsque, le 14 février 1872, il reçut les journaux d'Europe qui lui apprirent à la fois l'existence, la chute, les crimes et le châtiment de la Commune. Il a noté son impression : Ô France ! ô Français ! pareille chose est inconnue même au centre de l'Afrique !

 

VI. — LA RÉVOLTE DES OTAGES.

La révolte est cernée. — Les derniers communards. — Ils se fusillent entre eux. — Les soldats allemands regardent brûler Paris. — Essais infructueux pour traverser les lignes allemandes. — Théophile Ferré. — Les prisonniers de la Roquette. — Émotion des otages de la seconde section. — Les condamnés. — Les surveillants. — Ferré arrive à la Grande-Roquette. — Le surveillant Bourguignon prévient le surveillant Pinet. — Pinet arme les condamnés. — Bourguignon à la deuxième section. — Pinel à la troisième. — Les otages s'insurgent. — On se barricade. — On fait arme de tout. — La bénédiction et l'absolution. — Le brigadier Ramain. — Sa surprise. — Il cherche en vain quatre clefs. — Il essaye de parlementer. — Ferré et Clovis Briant. — Les soldats de la Grande et de la Petite-Roquette. — Vive la ligne ! — Ce cri sauve 1.422 hommes.

 

Pendant que l'armée insurrectionnelle se transformait naturellement en bande d'assassins, les troupes françaises, marchant à découvert contre des hommes embusqués derrière les barricades, continuaient lentement, mais invinciblement, leur mouvement stratégique. Dans la soirée du 26 mai, elles étaient maîtresses de la place de la Bastille, de la rue de Reuilly, du faubourg Saint-Antoine et de la place de la barrière du Trône. L'aile droite, après avoir été obligée de vaincre une résistance acharnée, avait enfin réussi à s'emparer de ces positions qui, lui ouvrant le boulevard Davoust et le boulevard Mortier, lui permettaient d'attaquer à revers les hauteurs de Belleville. L'aile gauche forçant le passage du boulevard du Temple, occupant la rotonde de la Villette, s'établissait boulevard Lenoir et sur les rives du canal Saint-Martin jusqu'à la porte de l'Ourcq ; elle menaçait ainsi directement les Buttes-Chaumont. Si lente qu'elle ait été, la bataille avait été bien conduite ; les deux extrémités de l'arc allaient se rejoindre et former autour des débris de la révolte un cercle infranchissable.

La Commune râlait ; le samedi 27 mai, elle eut une dernière réunion rue Haxo, n° 145, dans une petite maison où logeait Vésinier et qui avait servi d'état-major au génie auxiliaire des fédérés[26]. Ils n'étaient pas nombreux les triomphateurs du 18 mars, — une douzaine au plus. Ils délibérèrent selon leur invariable habitude, se distribuèrent quelques fonds de réserve gardés avec soin et décidèrent que chacun d'eux, selon son inspiration personnelle, ferait acte de combattant là où l'on combattait encore. Cela ne leur parut pas suffisamment révolutionnaire. L'ennemi qui les entourait était nombreux, et si leur cause leur eût tenu au cœur, ils auraient pu jusqu'au bout lutter et tomber pour elle ; mais non, la manie de l'imitation terroriste les emporta, et ils se mirent à rechercher ceux d'entre eux qui déjà les avaient abandonnés. Où étaient Pindy, et Billioray, et Félix Pyat, et Cluseret, et Arthur Arnould et tant d'autres ? On voulut les retrouver. Pour les conduire à la bataille ? Nullement ; pour les fusiller.

On ne découvrit que deux pauvres diables d'agents inférieurs, qui furent collés au mur, sans autre forme de procès. Les révoltés ont reproché au gouvernement de Versailles d'avoir été cruel pour les égarés ; le gouvernement légal a été moins sévère pour les communards que la Commune elle-même. En fait, le 27 mai, celle-ci n'existait plus ; le Comité de salut public lui-même, ce groupe d'hommes de bronze et d'acier, s'était évanoui. La veille, le Comité central s'était saisi, de la dictature qu'on lui avait livrée sans discussion. Le promoteur du 18 mars, le metteur en œuvre de tous les crimes où Paris succombait, revendiquait l'honneur de présider au dénouement du drame dont il avait joué la première scène.

La folie de destruction qui les agitait atteignit son dernier période. Au matin de cette journée et sur la zone des fortifications qui va de la porte de Bagnolet à la porte de Pantin, les pièces de rempart retournées vers la ville furent pointées sous leur inclinaison maxima ; elles lançaient au hasard les projectiles dont on les chargeait à outrance, quitte à les faire éclater. Les soldats allemands, l'arme au pied, rangés dans les villages suburbains, regardaient avec stupeur cette prodigieuse dévastation et se félicitaient en reconnaissant que la haine sociale détermine plus d'énergie que le patriotisme.

Pendant cette journée, où la lutte, ramassée sur des points singulièrement faciles à défendre, fut d'un acharnement sans pareil, deux tentatives furent faites pour obtenir passage à travers les lignes prussiennes. On eût dit que les gens de la Commune, semblables à des créanciers exigeants, réclamaient le payement de la dette de reconnaissance contractée pendant le siège par les Allemands envers le parti révolutionnaire qui les avait si puissamment aidés par ses diversions. Hippolyte Parent fit sonner en parlementaire et alla demander à un chef de bataillon bavarois l'autorisation pour les fédérés de se retirer derrière les lignes d'investissement. On lui répondit que l'on n'avait point d'ordre et qu'on en référerait au général Fabrice. Un peu plus tard, Arnold, le membre de la Commune, sortit à son tour ; il essaya d'entrer en pourparlers avec les Allemands, fut promené d'officier en officier, et enfin renvoyé avec sa courte honte.

Pendant que les uns se cherchaient pour se fusiller, que les autres s'efforçaient de se mettre à l'abri au delà des armées de l'Allemagne, Jules Allix, l'ancien délégué à la mairie du VIIIe arrondissement, arrivait, tout rayonnant, sur les hauteurs de Belleville. Avec le bonheur qui accompagne les fous, il avait, nous ne savons comment, traversé Paris, et il apportait cette bonne nouvelle que, le centre de la ville étant dégarni de troupes, rien n'était plus facile que de s'en emparer ; il suffisait pour cela de faire une légère poussée ; la Commune alors serait victorieuse à jamais et l'on rentrerait dans l'ère de la félicité universelle. Au lendemain de la victoire, le gouvernement légal eut pitié de ce pauvre homme et s'empressa de le réintégrer à Charenton, d'où il n'aurait jamais dû sortir.

Th. Ferré ne se battait pas, car cela ne paraît pas avoir été dans ses habitudes ; plus délégué que jamais à la sûreté générale, il se sentait charge d'âmes et pensa aux otages qui étaient fort nombreux encore, car la Petite-Roquette seule contenait mille trois cent trente-trois soldats, amenés de différentes casernes, ainsi que nous l'avons déjà dit. La Grande-Roquette était moins peuplée ; elle renfermait cent soixante-sept détenus criminels et trois cent quinze otages. Ceux-ci n'étaient point réunis dans la même division. Les survivants de la quatrième section étaient enfermés dans le bâtiment de l'ouest ; un groupe de quatre-vingt-quinze militaires était placé dans les dortoirs en commun du même bâtiment. Dans le bâtiment de l'est, séparé de l'autre par la cour principale, la première section, occupée la veille encore par les gendarmes massacrés au secteur de la rue Haxo, était déshabitée ; au-dessus, au deuxième étage, des sergents de ville étaient incarcérés ; au troisième étage, troisième section, quelques prêtres, des artilleurs, des soldats de différentes armes étaient en cellule. Celles où les ecclésiastiques étaient emprisonnés seraient restées fermées, si l'on s'était conformé aux ordres du directeur François ; les autres étaient ouvertes et permettaient ainsi aux détenus de se promener dans les couloirs. Une forte grille fermait les sections à chaque extrémité et interdisait toute communication entre elles. En dehors des cellules, la deuxième et la troisième section comprennent une vaste chambre appelée le lit de camp, qui peut au besoin servir de dortoir à une trentaine de condamnés. On pénètre dans ces divisions cellulaires par un large escalier ayant son point de départ non loin des bureaux du greffe, ou par l'escalier de secours, escalier en colimaçon qui prend naissance dans le premier chemin de ronde. Le rez-de-chaussée des bâtiments de l'est et de l'ouest est attribué aux détenus criminels, qui y font métier de cordonniers, de menuisiers, de serruriers et de forgerons. Lorsque ces détenus sont en récréation dans la cour, la porte des ateliers est close et les outils sont déposés sur les établis.

On connaissait à la Grande-Roquette le sort des gendarmes et des autres otages qui avaient été extraits la veille sous prétexte d'être conduits à Belleville. La promesse de leur distribuer des vivres et de les mettre en liberté les avait menés à la fosse de la rue Haxo. Les sergents de ville, tassés dans la seconde section, étaient farouches. Ces vieux soldats, ces victorieux de Crimée et d'Italie, s'indignaient à l'idée, d'être tués sans pouvoir se défendre. Leur irritation, doublée par l'angoisse, exaspérée par la faim, car le pain manquait depuis la veille, surexcitée par l'horreur que le forfait commis leur inspirait, leur irritation était au comble. Un sentiment de révolte les réveillait enfin ; ils comprenaient que nulle soumission ne les protégerait, qu'ils n'étaient plus qu'un bétail humain réservé à l'égorgement, et que si une seule, une faible chance de salut leur restait encore, ils ne la trouveraient que dans un acte de désespoir. Ils se méfiaient des soldats détenus avec eux ; comme les gens menacés d'un grand péril, ils voyaient des ennemis partout ; à voix basse et entre eux ils s'étaient concertés : il faut nous barricader, il faut refuser de nous rendre au greffe si l'on nous appelle ; il vaut mieux se faire tuer ici que d'être poussé à coups de crosse à travers les rues par la populace. Une seule inquiétude les poignait ; qu'allaient faire les surveillants ? Obéiraient-ils aux ordres de la Commune ? Se souviendraient-ils qu'eux aussi ils avaient porté l'épaulette et combattu pour la France que l'insurrection s'efforçait de déshonorer ?

Les détenus criminels, les condamnés, ceux que l'insurrection même n'avait pas permis de diriger vers les maisons centrales et les bagnes, réunis dans la cour principale, étaient dans l'anxiété ; ils avaient peur. Des obus mal dirigés par la batterie du Père-Lachaise, qui cherchait à atteindre la gare d'Orléans, avaient éclaté sur le toit de la maison. La distribution des vivres n'avait point été faite le matin ; ils se racontaient entre eux que la prison était minée, que l'on devait y mettre le feu, que les artilleurs du Père-Lachaise avaient reçu ordre de la détruire ; un surveillant leur avait dit : Tout le monde y passera, vous comme les autres. Le meurtre des gendarmes leur avait paru légitime, en vertu sans doute du jugement par les impairs, que préconisait Raoul Rigault ; celui des prêtres et surtout celui de l'archevêque les avaient indignés. Ils croyaient qu'ils seraient fusillés ; ils se comptaient de l'œil, se trouvaient nombreux, se disaient, eux aussi ; — Il faut nous défendre, — et calculaient qu'en dépavant les trottoirs de la cour, ils assommeraient quelques fédérés avant d'être tués par eux.

A la quatrième section, les otages, qui avaient, en deux jours, regardé partir et n'avaient pas vu revenir vingt et un de leurs compagnons, étaient silencieux et troublés. Un instant, ils avaient eu quelque espoir. Dans la matinée, la fusillade avait semblé se rapprocher de la Grande-Roquette, comme si l'armée en eût attaqué les rues voisines ; mais le bruit s'était éloigné et ne leur parvenait plus que sous forme de rumeur confuse ; les prêtres priaient, les laïques pensaient aux êtres chers qui les attendaient au logis. Le brigadier Ramain, le sous-brigadier Picon, s'agitaient et tâchaient de remonter le moral des surveillants, qui paraissait singulièrement affaissé. Quelques-uns disaient : Sauvons-nous, de cet enfer ; les autres répondaient : Non, restons pour protéger les otages. François, dans son costume des grands jours, l'écharpe rouge en sautoir, le revolver à la ceinture, le sabre traînant, le képi galonné sur l'oreille, promenait partout son importance et semblait attendre quelque grand événement. Souvent il sortait, regardait vers le haut de la rue de la Roquette ; plusieurs fois, Clovis Briant, le directeur de la maison d'éducation correctionnelle, était venu causer confidentiellement avec lui.

Il était une heure environ lorsque Ferré, à cheval, arriva à la Grande-Roquette ; deux cavaliers l'escortaient ; l'un d'eux, dit-on, était Gabriel Ranvier ; nous ne rapportons ce bruit qu'avec réserve, car nous n'avons pu en contrôler l'exactitude. Un bataillon de fédérés les suivait ; un peloton pénétra dans la première cour, le reste des hommes fut rangé sur la place. Ferré se rendit au greffe, où il fut reçu par François : Nous venons chercher les curés et les sergents de ville. A ce moment, le surveillant Bourguignon se trouvait au grand guichet. Il reconnut Ferré, il entendit les paroles adressées à François. Ferré lui prescrivit de prendre tout de suite une voiture et d'aller chercher des vivres pour les soldats du poste, qui s'étaient plaints de n'avoir pas mangé depuis la veille. Bourguignon se contenta de transmettre l'ordre aux gardes nationaux, puis, prenant sa course par le chemin de ronde, il contourna la moitié de la prison et entra à l'infirmerie, où son camarade Pinet était de service. Il lui cria : Ils sont là, ils viennent chercher les prêtres et les gardiens de la paix pour les tuer. Pinet répondit : Il ne faut livrer personne. Pinet était un ancien soldat, employé aux prisons depuis quelques années ; réengagé pendant la guerre, mis plusieurs fois à l'ordre du jour, porté pour la croix, il avait repris son poste à la Roquette après l'armistice. Nous avons dit comment il avait vainement essayé de sauver les gardes de Paris. C'est un homme d'une rare bravoure et très capable de risquer sa vie dans une aventure qui tenterait son courage. Son plan fut immédiatement arrêté ; faire révolter les détenus criminels, pousser les otages à la résistance et s'associer à eux. Bourguignon et lui se jetèrent au guichet central, prirent les clefs des grilles de la deuxième, de la troisième section et celles des ateliers[27].

Les détenus condamnés se promenaient dans la cour. Pinet les fit rentrer aux ateliers et leur dit : On vient vous chercher pour vous fusiller, armez-vous de vos outils et défendez-vous ; nous serons avec vous et nous vous aiderons. On se précipita sur les valets de menuiserie, les limes, les marteaux de forge, les alênes, les poinçons de cordonnier, et l'on se groupa dans les salles, prêts à la bataille. Nous pouvons compter sur vous ? demanda Pinet. Les condamnés répondirent : Oui. Pinet leur recommanda de rester dans les ateliers, où ils étaient plus en sécurité que dans la cour, et, accompagné de Bourguignon, il monta vers les sections ; Bourguignon pénétra dans la seconde et lui dans la troisième. En deux mots, Bourguignon expliqua à l'un des sous-officiers prisonniers qu'il fallait, si on appelait les otages, refuser de descendre ; que s'ils ne se défendaient à outrance, ils étaient perdus ; qu'il était temps de faire arme de tout bois et de ne laisser pénétrer personne dans la section. Il ajouta : Pinet est là-haut, à la troisième ; je vais redescendre au greffe surveiller les menées de cette séquelle et je reviendrai vous avertir ; je monterai par l'escalier de secours ; placez-y deux sentinelles et assommez tout individu qui ne vous dira pas le mot de ralliement ; ce mot sera : Marseille ! Les otages voulurent le retenir parmi eux. Il leur fit comprendre qu'il leur serait plus utile en leur apportant des renseignements précis ; on le laissa partir et l'on se mit à l'œuvre.

Pendant ce temps, Pinet, étant entré dans la troisième section par la porte de secours, criait : Barricadez-vous ! barricadez-vous ! Les otages ont-ils commencé à se barricader sur l'injonction de Pinet ? avaient-ils commencé à se barricader avant l'arrivée de celui-ci ? C'est là une question à laquelle il nous est impossible de répondre. Les deux versions ont été énergiquement soutenues ; il y a autant de probabilités en faveur de l'une qu'en faveur de l'autre, et le fait en lui-même est trop peu important pour que nous ayons essayé de le dégager des obscurités dont on l'a systématiquement enveloppé ; mais on peut affirmer, en toute sécurité, que sans l'intervention de Pinet, escorté de Bourguignon, le sort des otages était singulièrement compromis. La présence d'un surveillant au milieu d'eux, la vigilance d'un autre, leur apportaient une force morale qu'ils n'auraient peut-être pas trouvée entre eux, et que leurs infortunés compagnons fusillés le 24, massacrés le 26, n'avaient point rencontrée. Bourguignon et Pinet représentaient en quelque sorte la prison, qui elle-même s'insurgeait pour défendre et sauver ses propres détenus. Quelque énergie qu'aient déployée les otages, quelque effort qu'ils aient fait pour assurer leur salut, auraient-ils échappé sains et saufs à leur captivité, si ces deux braves gens ne s'étaient pas sacrifiés avec eux et pour eux ?

Très rapidement la résistance fut organisée. Derrière la grille fermée à l'extrémité de chacun des couloirs formant chaque section, on entassa tous les matelas et toutes les paillasses que l'on put trouver dans les cellules et dans le lit de camp. Depuis le plancher jusqu'au plafond, depuis le mur de gauche jusqu'au mur de droite, l'ouverture fut absolument bouchée, sauf un jour ménagé dans la partie supérieure, afin de pouvoir surveiller les approches de la grille ; on pouvait bien glisser un canon de fusil entre les matelas, mais le projectile se serait perdu dans les matelas eux-mêmes. On décarrela la chambrée, on rassembla les carreaux en tas à portée des barricades, afin de pouvoir lapider les assaillants si par hasard ils parvenaient, malgré la grille, à démolir l'amas de literie ; on prit les planches qui servent à soutenir les paillasses, on les fendit à l'aide de couteaux, on les aiguisa de manière à en façonner des lances qui eussent été meurtrières ; on démonta les grosses pièces des lits en fer, afin de pouvoir s'en servir en guise d'assommoirs, on plaça des sentinelles auprès des grilles, on installa des vigies clans les cellules qui, prenant jour sur la cour principale, découvraient le bâtiment de l'ouest et celui de l'administration. Il y avait là dix prêtres qui priaient Dieu, excitaient les travailleurs et les bénissaient.

On était plein d'ardeur, et Pinet, se retrouvant dans les aventures où s'était complu sa jeunesse, payait d'exemple, encourageait tout le monde, jurait de ne point abandonner les otages et de mourir avec eux ou de les sauver avec lui. La troisième section voulut se mettre en relation avec la seconde ; on enleva le carrelage, on défonça les plâtres, on arracha les lattes et bientôt un trou de trois ou quatre pieds de diamètre permit aux otages enfin révoltés de communiquer entre eux. Au second étage comme au troisième on était résolu et armé. Il y eut une minute solennelle et très . touchante ; les otages de la deuxième section se réunirent au-dessous du trou creusé par ceux de la troisième, le front découvert et la tête inclinée ; les dix prêtres s'approchèrent de l'ouverture, étendirent la main, les bénirent et récitèrent la formule de l'absolution, car chacun s'attendait et se préparait à mourir.

Lorsque Ferré et François eurent causé ensemble et pris quelques mesures pour l'extraction des otages, Ramain reçut ordre de faire descendre ceux-ci ; on décida même que les sergents de ville seraient appelés les premiers, et qu'ensuite on ferait descendre les curés. Le brigadier envoya un surveillant chercher au guichet central les clefs des grilles de la deuxième et de la troisième section ; le surveillant obéit et revint déclarer que les clefs n'y étaient pas. Bourguignon assistait à la scène et s'efforçait de rester impassible. Il savait bien où étaient les clefs ; celles de la deuxième section étaient entre les mains des otages, celles de la troisième étaient en la possession de Pinet. Ramain pensa qu'un surveillant les avait emportées pour faire une ronde dans le bâtiment de l'est ; il commanda au sous-brigadier Picon d'aller s'en assurer et de faire venir les sergents de ville au greffe. Picon ne fut pas long à revenir ; il avait l'air penaud ; les détenus se sont barricadés, les grilles sont closes, impossible d'entrer dans les sections. François, Ramain, Picon, suivis de quelques surveillants qui simulaient le zèle, s'élancèrent dans l'escalier. Au second et au troisième étage on se heurta contre une barrière de matelas. On courut au guichet central ; on y chercha vainement les clefs des grilles ; on demanda la clef de la porte de secours, on ne la trouva pas davantage ; elle était bien cachée, et seul Bourguignon aurait pu la découvrir. On fit l'appel des surveillants ; Pinet seul manquait. Je le ferai fusiller, dit François[28].

Ramain essaya de parlementer ; il se campa dans la cour principale et, levant le nez vers les fenêtres du bâtiment de l'est, il criait : Voyons, descendez donc ; c'est des bêtises tout ça, on ne veut pas vous faire de mal. Il en était pour ses frais de rhétorique ; nul ne lui répondit. Il reprenait : Vive la France ! nous sommes tous frères ! Voyons, mes pauvres amis, descendez, c'est pour recevoir des vivres ! Un soldat mit la tête à sa lucarne, appela le brigadier et lui fit un pied de nez. Je les brûlerai vifs, dit Ramain en s'éloignant. Les otages placés en face dans le bâtiment de l'ouest, à la quatrième section, avaient suivi cette scène des yeux et n'y avaient rien compris. Ramain rentra au greffe et dit : Il n'y a pas moyen de les avoir ! Il rencontra le regard de Ferré et ne fut point tranquille.

Le délégué à la sûreté générale était fort irrité ; il ne le cacha point et l'atticisme de ses expressions parut s'en ressentir. Il fit appeler Clovis Briant, le directeur de la Petite-Roquette, et lui dit : Avez-vous préparé l'évacuation ? Vous savez qu'elle doit s'opérer en trois détachements ; faites sortir vos hommes. Clovis Briant retourna promptement à la prison et Ferré dit à François : Envoie-moi tous les soldats ; à défaut des curés, je les emmène. Quatre-vingt-quinze soldats, extraits des chambrées du bâtiment de l'ouest, arrivèrent bientôt ; ils se massèrent dans la cour d'entrée. Lorsqu'ils sortirent, ils aperçurent un bataillon de fédérés rangé sur la place, ouvert en deux détachements prêts à se replier sur eux. Au moment où ils franchissaient le seuil de la prison, trois cents militaires, le sac au dos, sortaient de la Petite-Roquette. On mettait à exécution le projet de Delescluze ; on allait réunir à Belleville tous les soldats internés depuis le 18 mars, incarcérés depuis le 22 mai, et essayer de traiter en les offrant en échange de quelques conditions acceptables. Avant de quitter le greffe de la Grande-Roquette, Ferré dit : Je vais escorter ces prisonniers, j'aurai encore deux détachements à conduire ; arrangez-vous de façon à m'avoir les sergents de ville et les curés, car je reviendrai les chercher moi-même, et malheur à vous si je ne les ai pas ! Ceci dit, il remonta à cheval et s'élança sur la place, où il arriva juste à temps pour entendre un cri formidable de Vive la ligne !

Ceci est un fait fort remarquable, encore mal expliqué, et qui fera comprendre comment aucun des mille quatre cent vingt-huit soldats extraits des deux Roquettes et dirigés sur Belleville ne fut même insulté. Tous les gens du quartier, voyant une troupe armée réunie sur l'emplacement qui s'étend entre les deux prisons, s'étaient groupés par curiosité. Ces petits marchands d'objets funèbres, dont le commerce, alimenté par le voisinage du Père-Lachaise, était absolument paralysé depuis plusieurs mois, étaient de médiocres partisans de la Commune ; de plus ils étaient révoltés du massacre des gendarmes que la veille ils auraient voulu sauver. En apercevant les soldats, ils crurent que l'on allait aussi les conduire à la mort, et, autant pour protester que pour les protéger, ils crièrent : Vive la ligne ! Les soldats agitèrent leurs képis et répondirent : Vive le peuple ! Les fédérés se mirent de la partie, et le cortège s'ébranla au bruit d'acclamations que Ferré n'avait pas prévues.

Cette rumeur parvint aux oreilles des otages et leur fit croire que Ferré, employant un subterfuge, essayait de les abuser en ordonnant à ses hommes de pousser des cris rassurants ; ils se sont trompés ; ce cri sortit instinctivement de la fouie et prouve qu'elle a parfois de généreuses et spirituelles inspirations. Ce fut comme une traînée de poudre qui s'enflamme et court en avant. On ne prit pas la longue route qu'avaient suivie les martyrs de la rue Haxo ; on tourna au plus court par la rue des Amandiers et la rue de la Mare. Là on disait : Ce sont de braves Versaillais qui ont tourné au peuple, et de plus belle on criait : Vive la ligne ! Trois fois ce fait se renouvela, car trois détachements sortis de la Petite-Roquette furent conduits à Belleville. On enferma tous les soldats dans l'église Saint-Jean-Baptiste, où ils reçurent une distribution de vivres dont ils avaient grand besoin. Ils y dormirent un peu à l'étroit, et quand ils se réveillèrent, à l'aube du dimanche 28 mai, ils étaient entre les mains de l'armée française, qui était arrivée pendant la nuit.

 

VII. — LA DÉLIVRANCE.

On essaye d'incendier les barricades faites par les otages. — Souvenir de Gulliver. — Révolte des condamnés. — Le brigadier Ramain a perdu la tête. — Retour de Ferré. — Son plan. — Vive la Commune ! vivent les condamnés !Voilà les Versaillais ! — Fuite et panique. — La prison est libre. — Les otages de la deuxième et de la troisième section restent volontairement enfermés. — Les otages de la quatrième section sortent de la prison. — L'abbé Bécourt. — Meurtre de MM. Sulat, Houillon, Bécourt et Chaulieu. — Des otages rentrent à la Roquette. Fuite de M. Rabut. — Il obtient la vie sauve en se faisant passer pour galérien. — Les menaces de François. — La prétendue bataille du Père-Lachaise. — Le sergent Antzenberger. — Les fusiliers marins. — Les otages se décident à descendre. — Vérig trop précipitamment fusillé. — Arrestation de François. — La dernière barricade. — Fin de la révolte. — Les responsabilités.

 

Le départ de Th. Ferré avait laissé quelques loisirs au brigadier Ramain, qui les utilisa en recommençant à parlementer avec les détenus de la deuxième et de la troisième section. Voyant que la persuasion lui réussissait mal, il voulut avoir recours à la force et ne s'en trouva pas. mieux. Au poste d'entrée, singulièrement dégarni depuis le matin, il prit quelques hommes de bonne volonté et, marchant à leur tête, il gravit le grand escalier. Devant la barricade, d'autant plus résistante qu'elle était molle, il s'arrêta. On essaya de passer des canons de fusils à travers les matelas, et l'on reconnut que l'on parviendrait seulement à trouer quelques vieilles paillasses. On eut alors la pensée d'enfumer les otages, en mettant le feu à la barricade ; mais ceux qui l'avaient construite étaient des gens avisés ; ils s'étaient méfiés de l'imagination des fédérés, et contre la grille ils n'avaient entassé que des matelas ; les paillasses avaient été placées à l'arrière-plan, comme soutien ; elles restaient hors de la portée de Ramain et. de ses acolytes. Les matelas étaient vieux, réduits par un long usage à l'état de galettes ; ils étaient si violemment comprimés les uns contre les autres, qu'ils formaient une masse compacte où l'air ne circulait pas. En outre, la laine est très, difficile à enflammer, elle ne flambe guère ; elle brûle noir, comme disent les pompiers. Néanmoins les fédérés versèrent sur les premiers matelas l'huile d'un quinquet décroché de la muraille et y mirent le feu ; puis ils se retirèrent et vinrent dans la cour regarder l'effet que produirait leur invention. Lès matelas fumaient et ne brûlaient point. Les otages, enfermés, privés de nourriture depuis la veille, conservaient précieusement un bidon d'eau qui pouvait du moins servir à étancher leur soif ; on n'en voulut distraire une seule goutte pour éteindre ce commencement d'incendie. Quelque lettré se souvint de l'histoire de Gulliver et le baquet de la troisième section fut utilisé. On suffoquait un peu dans le couloir ; mais les portes et les fenêtres ouvertes de toutes les cellules établirent un courant d'air qui permit de respirer sans trop de gêne.

Les détenus criminels croyaient à un incendie allumé par un obus et, ne se souciant d'être grillés tout vifs, ils s'étaient précipités dans la cour principale en vociférant. Armés de leurs outils, ils réclamaient la liberté et demandaient qu'on leur ouvrît la porte ; ils ébranlaient celle-ci, essayaient d'en desceller les gonds, d'en briser la serrure ; mais la vieille ferraille était solide et résista. Le brigadier Ramain avait perdu la tête. Son personnel de surveillants ne comprenait plus. Ses ordres et les exécutait à rebours ; les otages barricadés ne cédaient à rien, ni aux prières, ni aux menaces, ni à la fumée des vieilles laines brûlées ; les condamnés de droit commun étaient en insurrection et, dans leur langage des bagnes, se disposaient à chambarder la cambuse. C'était plus qu'il n'en fallait pour désespérer un homme intelligent et obéi ; or Ramain n'était qu'un mauvais drôle assez obtus, dont l'autorité, toujours discutée, était actuellement de nulle valeur. Il était plus de quatre heures et demie ; Ferré allait revenir, car le dernier détachement de soldats avait quitté la Petite-Roquette ; Ramain était donc pressé d'en finir et très perplexe.

Tout à coup il entendit le bruit des chevaux entrant dans la cour ; c'étaient Ferré, François et une troupe de fédérés. Et mes otages ? dit le délégué à la sûreté générale. Ramain raconta humblement la vérité. Ferré fut plus calme qu'on n'eût osé le croire. Il comprit tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de la situation ; faire cause commune avec les criminels, jeter ceux-ci, appuyés par les fédérés, dans les escaliers, attaquer les grilles, les renverser, démolir les barricades et, coûte" que coûte, se rendre maître des otages récalcitrants. Il donna ses ordres à Ramain ; celui-ci rassembla un peloton de fédérés, le précéda et, se présentant dans la cour principale, il apparut, suivi de la force armée, devant les détenus criminels, qui reculèrent vers le bâtiment du fond formé par la chapelle et gardèrent une attitude menaçante. Ramain leur dit : Criez vive la Commune ! et vous aurez la liberté. Les détenus crièrent : Vive la Commune ! Les fédérés répondirent : Vivent les condamnés ! car une politesse en vaut une autre. On se mêla, on fraternisa. Quelques otages ont dit qu'à ce moment les criminels avaient été armés de fusils, par ordre de Ferré ; ils se sont trompés. Seul un condamné à mort, nommé Pasquier, prit, en se jouant, le fusil d'un sous-officier et cria : Où est Pinet ? je vais tuer Pinet ? Il fut immédiatement désarmé par le brigadier Ramain lui-même.

La place de la Roquette, la première cour, le greffe, étaient remplis de fédérés et de curieux ; les détenus réunis aux gardes nationaux allaient, sous la conduite de Ramain, tenter l'escalade des sections, lorsque ce mauvais monde disparut subitement comme une volée de corbeaux effarouchés. Jamais, sur aucun théâtre, pareil changement à vue ne fut plus rapide. A l'entrée même de la Grande-Roquette, sous la voûte où s'ouvrent le poste et le premier guichet, quelqu'un dont il a été impossible de constater l'identité, — un loustic, — un homme de génie, — un effaré, s'écria : Voilà les Versaillais ! Ce fut une débandade ; Ferré, François, se lancèrent à cheval, les fédérés filèrent par les rues voisines, les détenus firent irruption sur la place après avoir pris des fusils dans le poste, et en moins de deux minutes la prison fut débarrassée des hôtes sinistres qui l'encombraient. La panique fut telle, qu'ils ne revinrent plus.

La prison était libre, et ce fait, qui devait paraître d'autant plus heureux qu'il était plus inattendu, allait causer de nouveaux malheurs. Les otages de la deuxième et de la troisième section avaient, des fenêtres du bâtiment de l'est, vu la révolte des condamnés, l'intervention des fédérés, le sauve-qui-peut général, mais n'avaient pu que se rendre très vaguement compte de ce qui se passait. Pour eux la situation n'était pas modifiée ; suivant en cela le conseil de Pinet, ils étaient persuadés que, pour eux, le péril était moins pressant derrière leur barricade que hors de la prison, dans les rues encore occupées par les hommes de l'insurrection. Ils s'étaient promis de n'ouvrir les grilles qu'on présence de l'armée française, qu'ils espéraient toujours voir arriver d'un instant à l'autre.

Pour les otages de la quatrième section, du bâtiment de l'ouest, il n'en était pas ainsi. Ils étaient au nombre de vingt-trois, dont seize ecclésiastiques. La journée leur avait été insupportable. Quelques minutes après la fuite des détenus criminels et des fédérés, les auxiliaires de leur section[29] se précipitèrent dans les couloirs en criant : Vite ! vite ! sauvez-vous ! Sans trop réfléchir et croyant que la liberté serait la délivrance, ils se hâtèrent. M. Rabut, commissaire de police, pressait M. Bécourt, curé de Bonne-Nouvelle, qui s'attardait dans sa cellule ; ne sachant trop s'il n'allait pas à la mort, préoccupé d'un dépôt de trente mille francs qu'il avait reçu et caché avant son incarcération, cet honnête homme écrivait une note destinée à faire retrouver la somme qui ne lui appartenait pas. Lorsque ces malheureux, qui étaient descendus par l'escalier de secours, passèrent dans la cour principale, ils aperçurent les otages de la deuxième et de la troisième section, le visage collé aux barreaux. Ils leur crièrent : Venez donc, nous sommes libres. On leur répondit : Non, ne partez pas, rentrez, vous serez tués dehors. Ils n'entendirent pas ou ne voulurent pas entendre, et quittèrent la Grande-Roquette.

Mgr Surat, archidiacre de Paris, fut rejoint sur la place par M. Bécourt, par M. Houillon, missionnaire, par un employé du service administratif des prisons nommé Chaulieu. Imprudemment, au lieu de se disperser, ils firent route ensemble. La vue de la place de la Roquette tout à fait déserte les avait rassurés ; ils s'engagèrent dans la rue de Saint-Maur pour gagner le boulevard du Prince-Eugène ; près de la rue de Charonne, ils furent arrêtés ; Mgr Surat, avec une imprudente simplicité, dit : Je suis prêtre et je sors de la Roquette. Ils furent ramenés jusqu'au mur de la maison d'éducation correctionnelle ; une femme brisa la tête de Mgr Surat d'un coup de pistolet[30] ; MM. Bécourt et Bouillon furent fusillés. Chaulieu s'était esquivé ; il fuyait par la rue Servan ; on se lança derrière lui ; se sentant sur le point d'être saisi, il fit volteface contre les hommes qui le poursuivaient, enleva le sabre de l'un d'eux et en balafra trois ou quatre ; un coup de crosse l'abattit, deux coups de feu l'achevèrent.

Quelques-uns des fugitifs, M. Moléon, curé de Saint-Séverin, M. de Marsy, M. Evrard, furent recueillis sur leur route et purent échapper à tout péril[31] ; M. Petit, deux prêtres de Picpus, M. Gard, séminariste, et d'autres otages, après avoir tourbillonné au hasard, à travers les rues où tombaient les balles et les paquets de mitraille, sentant la mort partout autour d'eux, revinrent isolément à la Grande-Roquette, comprenant que c'était là encore l'asile le moins dangereux. Un retour des fédérés, une invasion de la maison étaient à craindre ; mais ce n'était qu'un péril possible en présence d'un péril certain. Le pharmacien de la prison, M. Trencart, reçut ces hommes qui ne savaient que devenir ; il les conduisit à l'infirmerie, les installa comme malades, avec la connivence des infirmiers, et leur dit d'avoir confiance, car il répondait d'eux.

Parmi les otages sortis de la Roquette dans les circonstances que nous venons de raconter, il en est deux qui échappèrent miraculeusement à la mort, MM. Chevriaux et Rabut. Celui-ci, que sa barbe longue et ses vêtements détériorés rendaient méconnaissable, avait quitté ses compagnons rue de la Vacquerie. Rue Saint-Maur il est arrêté près d'une barricade par des fédérés qui encombraient la boutique d'un marchand de vin. Où vas-tu !Je suis un pauvre galérien ; je me sauve de la Roquette ; laissez-moi passer. Les hommes hésitaient et déjà l'un d'eux s'approchait vivement de lui, lorsqu'une femme cria : Je le reconnais, c'est un bon, ne lui faites rien !Allons ! file ! M. Rabut reprit sa course. Plus loin, deux fédérés gardaient une barricade ; pendant qu'ils avaient le dos tourné, M. Rabut escalade les pavés et allonge le pas ; deux balles sifflant à ses oreilles lui apprennent qu'il doit se hâter. Il venait de passer devant le grand café de Bataklan, lorsqu'il s'entendit héler : Eh ! l'homme, où courez-vous donc ? Il s'arrêta se disant : Cette fois, c'en est fait de moi ; il se retourna et, en bon commissaire de police qu'il était, au lieu de regarder son interlocuteur au visage, il le regarda aux jambes et vit un pantalon rouge. Il avait été interpellé par un sous-lieutenant de la ligne, qui le fit conduire sous escorte à l'Assistance publique, où son identité fut immédiatement constatée. En se faisant passer pour un galérien évadé, il avait eu la vie sauve, comme l'archidiacre de Paris, Mgr Surat, avait été assassiné parce qu'il avait confessé qu'il était prêtre. Ces deux faits rapprochés l'un de l'autre sont toute l'histoire de la Commune.

Le soir, vers huit heures, François revint à la prison ; il monta dans son appartement, fit un paquet de ses nippes, qui furent emportées par quelques camarades ; il déménageait et ne devait plus revenir. Avant de partir il dit à un surveillant : Et les otages ?Toujours barricadés, répondit le gardien. — Bien ! riposta François, je vais au Père-Lachaise faire démolir la Roquette à coups de canon. Menace illusoire ; dans la journée le cimetière avait été pris sans coup férir par les troupes françaises. La légende se forme si promptement dans notre pays, même sur les lieux témoins de la réalité, qu'il est acquis aujourd'hui pour bien du monde, surtout pour certains apologistes de la Commune, que le cimetière de l'Est a été le théâtre d'un combat désespéré. Les communards disent ; la bataille du Père-Lachaise, comme nos soldats diraient ; la bataille de Solférino. Il faut raconter simplement la vérité.

Une batterie de dix pièces de sept et une mitrailleuse furent réunies dans le cimetière et eurent trois objectifs différents ; le palais des Tuileries, l'église Saint-Eustache, la gare d'Orléans[32]. Le service des munitions était mal fait et plusieurs fois on expédia des gargousses qui n'étaient point de calibre. Les pièces étaient du reste hors de service et restèrent silencieuses le 27 mai à partir de midi. C'est à ce moment même que commença le mouvement militaire qui devait rendre l'armée française maîtresse du Père-Lachaise et des hauteurs qui l'avoisinent. Cette tâche, réservée au corps du général Vinoy, fut confiée par celui-ci à la division Bruat. — A midi le premier régiment d'infanterie de marine faisait la soupe dans l'avenue de Saint-Mandé, lorsque l'ordre vint de se porter en avant ; on donna un coup de pied dans les marmites et l'on se mit en marche sans incidents remarquables ; on arriva sur la grande voie que l'on appelle aujourd'hui la rue des Pyrénées, ouverte entre deux talus qui ressemblent à des collines ; le régiment se trouvait ainsi placé entre Charonne et le Père-Lachaise ; on lança plusieurs compagnies, à droite vers Charonne, à gauche vers le cimetière ; nous suivrons celles-là pas à pas.

La ligne des tirailleurs jetée en avant des pelotons trouva de la résistance ; dans ces terrains onduleux, coupés de jardinets fermés de clôtures, parsemés de basses maisons, plantés d'arbres, la lutte était difficile ; de toutes les haies, de toutes les fenêtres partaient des coups de fusil ; le champ du combat était en pente, découvrait nos soldats qui avançaient néanmoins, laissant plus d'un mort, plus d'un blessé derrière eux, mais repoussant les insurgés dont quelques-uns, déjà découragés, filaient rapidement vers Belleville, encore au pouvoir de la révolte ; c'était la première compagnie du premier bataillon, commandée par le capitaine Vincenti, qui menait cet assaut avec un entrain et une fermeté remarquables.

Un sergent nommé Antzenberger, Alsacien, engagé volontaire qui s'était admirablement conduit à Bazeilles et qui, au retour de la captivité, était venu rejoindre son ancien régiment, guidait sept ou huit hommes à travers les jardins maraîchers, dont il délogeait les fédérés. Ainsi marchant en faisant le coup de feu, il arriva entre des masures et le mur d'enceinte du cimetière, dans une longue ruelle resserrée, qui est la rue des Rondeaux. C'est triste, étroit ; ça ressemble au chemin de ronde d'une prison. L'œil aux aguets, le doigt sur la détente du fusil, Antzenberger continua sa route en tête de la petite escouade qu'il dirigeait. Il parvint vers trois heures jusqu'à l'angle du cimetière, et dans la muraille il remarqua, non pas une brèche, mais une simple ouverture, un trou circulaire ; les pierres éboulées jusque dans la rue des Rondeaux formaient une pente propice à l'escalade. Le sergent n'hésita pas ; il gravit le déblai, ses huit hommes le suivirent ; ils étaient dans le Père-Lachaise. Des drapeaux rouges flottaient au vent, fixés à des tombes ou attachés aux branches des cyprès. Dans l'avenue circulaire, à la hauteur de la 83e division, une pièce de sept était en batterie, que l'on renversa rapidement ; plus loin le cadavre d'un cheval ; à côté du mur d'enceinte une tente dressée ; nul homme, nul fédéré ; partout la solitude et le silence contrastant avec les rumeurs de la bataille qui bruissaient autour du cimetière. Antzenberger envoya quatre de ses soldats en vedette le long des murs, contre lesquels des échafaudages avaient été élevés pour permettre aux insurgés de faire le coup de fusil sans péril. Le sergent se préparait à fouiller les taillis du cimetière, lorsque dans la rue des Rondeaux apparut le lieutenant Guillard précédant un peloton d'une trentaine d'hommes ; le lieutenant averti pénétra dans l'enceinte du Père-Lachaise, prit position près de la brèche de façon à se porter en arrière ou en avant, selon les circonstances, et donna ordre à Antzenberger d'aller reconnaître, aussi loin que possible, les terrains que les lombes et les arbres dissimulaient à la vue.

Antzenberger s'éloigna avec quatre hommes et s'engagea dans l'avenue des Thuyas ; on allait avec prudence, de chaque côté de la route, se défilant, comme disent les soldats, derrière les stèles funéraires et derrière les arbres ; on regardait bien avant de pousser plus loin ; on franchit ainsi deux avenues, dans l'une desquelles se trouvait abandonné un camion peint en rouge ; dans la large avenue transversale on aperçut deux caissons d'artillerie et au delà des arbres, non loin de l'obélisque Duras Dias Santos, quelques képis ; on s'arrêta et l'on reconnut une quinzaine de fédérés qui, se présentant de dos, semblaient absorbés dans la contemplation de Paris en feu. D'un signe Antzenberger commanda à ses hommes de faire feu ; ils tirèrent en même temps. Les fédérés disparurent et l'on entendit un bruit de souliers qui fuyait à travers les tombes. Tout en glissant une cartouche dans leur fusil, le sergent et les quatre soldats se lancèrent au pas de course et ne trouvèrent plus personne. On fit le tour de l'énorme monument qui sert de sépulture à Félix Beaujour ; sur un terre-plein six pièces étaient en batterie ; à dix mètres plus loin en contrebas, derrière un pli de terrain, trois pièces et une mitrailleuse se dressaient contre Paris dont on découvrait le panorama sous un dôme de fumée immobilisé au-dessus de la ville, comme une nuée d'orage ; Antzenberger put crier ; Ville prise ! il était et resta maître du cimetière.

Il posta deux sentinelles près du tombeau de Casimir Delavigne, de façon à surveiller un carrefour formé par la jonction de plusieurs routes ; il laissa deux autres soldats pour garder les canons et, refoulant sa voie, il se dirigea vers la rue des Rondeaux, afin de demander du renfort. A l'entrée de l'avenue des Thuyas, il rencontra le lieutenant Bahier, de l'infanterie de marine, qui venait, seul, reconnaître la position. Antzenberger le conduisit à la batterie abandonnée et reçut ordre d'aller chercher du renfort, car un retour des fédérés était possible, et ce n'est pas avec quatre hommes que l'on aurait pu le repousser. A ce moment, la situation s'aggrava singulièrement. Un obus éclatant dans l'avenue transversale prouva que Montmartre, occupé par les artilleurs français, tirait sur le Père-Lachaise ; en outre une grêle de balles frappant les tombes, enlevant les branchettes des cyprès, apprit à nos soldats qu'ils étaient reconnus. Des insurgés, postés sur le toit des maisons de la rue des Poiriers, de la rue Robineau, les attaquaient sur leur droite, tandis que d'autres fédérés remplissant la maison' du boulevard Ménilmontant portant le numéro 63 les fusillaient de face. On s'abrita derrière les grands monuments, et Antzenberger, se glissant le long du mur du cimetière, alla demander quelques hommes de soutien, qui lui furent refusés. Dans le trajet, il fut frappé d'une balle au bras gauche. Le lieutenant Bahier, mécontent d'être laissé en l'air avec une force dérisoire, sur une position stratégique de première importance, renvoya Antzenberger vers la rue des Rondeaux. Antzenberger obéit, reçut une balle dans la jambe droite et réussit enfin à ramener avec lui neuf fantassins de marine, dont un clairon.

Quinze hommes pour garder le cimetière du Père-Lachaise, c'était peu ; ce fut assez, car nul ne tenta de les déloger. Ils n'eurent qu'à s'abriter contre le feu des insurgés et contre les projectiles que les batteries de Montmartre continuaient à leur envoyer. On visita l'intérieur des monuments voisins ; celui du duc de Morny était plein de victuailles ; celui de Félix Beaujour était jonché de couronnes d'immortelles, tassées les unes sur les autres et qui avaient servi de lit de camp aux fédérés.

Le temps était sombre, quelques ondées tombaient par intervalles, le crépuscule commençait à envahir le ciel, il était près de huit heures du soir[33], lorsque, sur la gauche, le lieutenant Bahier entendit une assez vive fusillade ; on regarda vers l'avenue transversale et, derrière les massifs d'arbres, on aperçut l'éclat lumineux des coups de fusil. Qui venait là ? Des fédérés ou des soldats de l'armée française ? On se tint prêt à riposter. Au bout de l'avenue on distingua une ligne de tirailleurs qui s'avançaient, suivis par un corps de troupes assez nombreux ; à l'ensemble du mouvement, on reconnut des soldats réguliers. Le lieutenant Bahier donna ordre à son clairon de sonner la marche du régiment. Il y eut comme un temps d'arrêt dans la fusillade, qui reprit presque immédiatement. Le lieutenant fit alors sonner : Cessez le feu ! Le feu cessa. La troupe parut s'arrêter et l'on vit un sous-officier qui se détachait du premier groupe et s'avançait, le fusil en main, prêt à tirer. Antzenberger se dirigea vers lui : Qui vive ? — 42e de ligne ! — On se serra la main.

C'étaient trois compagnies du deuxième bataillon du 42e de ligne qui, ayant franchi la clôture du cimetière, fouillaient les parties boisées et se dirigeaient vers la batterie fédérée dont on connaissait l'emplacement. Le lieutenant Bahier alla rejoindre le régiment d'infanterie de marine, du coté de la rue Sorbier, et les soldats du 42e de ligne gardèrent le Père-Lachaise jusqu'à dix heures du soir ; à ce moment, le 74e de marche de la brigade Bernard de Seigneurans, de la division Bruat, vint les relever et établit son bivouac au milieu des tombes. — Telle fut la bataille du Père-Lachaise. On s'est battu autour du cimetière, mais dans le cimetière même on ne s'est pas battu. De cette action si simple, Vésinier a fait le récit que voici : Pendant plus d'une demi-heure, il y eut dans cet asile des morts un combat terrible. Les assiégés, envahis de toute part, s'abritaient derrière les monuments funèbres en tirailleurs, pendant que les troupes régulières s'avançaient par les avenues, gagnant le plus rapidement possible les hauteurs du cimetière, où se trouvaient établies les batteries les plus dangereuses, au pied du monument de la famille Demidoff. Ce ne fut qu'après le combat le plus acharné, après avoir massacré les canonniers sur leurs pièces et après avoir fusillé presque tous les gardes nationaux, que le cimetière fut pris. Près de 6000 cadavres jonchaient les avenues et les tombes. Beaucoup des fédérés furent égorgés dans les caveaux, sur les cercueils des morts, où ils s'étaient réfugiés et qu'ils arrosèrent de leur sang. Le massacre fut épouvantable 1[34]. C'est cette lugubre bouffonnerie qui a servi et sert encore de document authentique aux apologistes de la Commune.

A la Roquette, la nuit fut lourde ; les otages couchés à l'infirmerie ne dormirent guère. Les dix prêtres, les quatre-vingt-deux soldats de la troisième section, les quarante-deux sergents de ville, les dix artilleurs de la deuxième, avaient placé des sentinelles et veillaient à tour de rôle ; on souffrait de la faim ; depuis vingt-quatre heures on n'avait pas mangé. Au dehors, il n'y avait que du silence ; la fusillade avait pris fin. Surmenés par six jours de lutte, les combattants se reposaient. Où sont les troupes de Versailles ? se disait-on avec angoisse. Au petit jour, le dimanche 28 mai, le surveillant Latour, qui gardait la porte d'entrée, entendit heurter avec violence ; il mit l'œil à son judas et reconnut une compagnie de fusiliers marins ; il ne fut pas long à ouvrir ; il eut un cri qui peint bien l'état des âmes en ce moment : Enfin ! voici la France ! Cinq minutes après, le pharmacien, M. Trencart, qui dormait chez lui épuisé de fatigue, fut réveille par sa porte qui volait en éclats sous la projection d'un énorme pavé ; c'est ainsi qu'il apprit que l'armée française avait enfin et trop tard repris possession de la Grande-Roquette.

Le surveillant Pourche prévint le colonel de Plas, qui commandait les marins, de la situation particulière des otages barricadés ; sans eau, sans pain, ignorant ce qui se passait, ils devaient être dans un état de souffrance qu'il fallait se hâter de secourir. On s'empressa de se rendre dans la cour principale ; on cria aux otages de descendre, ils répondirent qu'ils ne descendraient pas. Il y eut là une scène puérile et presque ridicule. Le costume des fusiliers, — pantalon, vareuse et béret bleus, — était inconnu ; pour les otages encore effarés, tout soldat qui ne portait pas un pantalon rouge était un insurgé. Les marins avaient beau crier : Vive la France ! montrer leur drapeau tricolore, les prisonniers restaient prisonniers et se disaient comme au jour des insurrections : Gardons nos barricades. Le colonel de Plas comprit cette défiance et fut d'une patience à toute épreuve. On lui demanda son carnet, son revolver, vingt fusils, vingt paquets de cartouches ; il ne refusa rien. A l'aide de cordes à fourrage prêtées par des artilleurs, on hissait tous ces objets par les fenêtres. Cela ne suffit pas encore, et cette comédie se serait peut-être indéfiniment prolongée, si un détachement du 74e de ligne n'avait pénétré dans la cour. La vue du pantalon rouge leva les hésitations. On bouleversa les matelas, on ne fit qu'un bond à travers les escaliers et l'on se donna une bonne accolade.

Et l'archevêque ? et M. Bonjean ?Fusillés ! Ce fut un cri d'horreur. Les auteurs du crime n'étaient plus là. Où les prendre ? On parla de Vérig, qui s'était bénévolement fait l'exécuteur des basses œuvres de la Commune ; on savait qu'il demeurait dans la cité de l'Industrie, vaste ruche ouvrière située au point d'intersection de l'avenue Parmentier et de la rue de la Roquette. On alla chez lui ; il y était. On trouva ce terrassier tout pimpant, vêtu d'une cotte et d'une blouse blanches, rasé de frais, souriant et faisant bon accueil aux visiteurs. On le ramena à la prison ; son interrogatoire fut sommaire et son procès promptement expédié. On lui mit une camisole de force ; d'un coup de crosse dans les reins, on le poussa sur la route que les gens de bien tués par lui avaient parcourue, et, avec une précipitation déplorable, on fusilla cet homme qui savait tant de secrets ; on privait ainsi la justice et l'histoire d'un témoin qu'elles n'ont pas remplacé.

François fut plus difficile à découvrir ; on le croyait parti et hors frontière. Il n'avait point quitté Paris. Semblable à un souverain détrôné qui vient la nuit rôder autour de son palais, l'ancien directeur du dépôt des condamnés hantait, pendant l'obscurité, les environs de la Grande-Roquette. Eheu ! quantum mutalus ! plus de ceinture rouge, plus de képi galonné, moins d'eau-de-vie et l'oreille basse. Il fut reconnu par une femme dans une de ces promenades philosophiques où il pesait sans doute le néant des grandeurs humaines ; désigné à un sergent de ville, il fut suivi et arrêté au moment où il entrait dans un chantier de la rue des Boulets qui lui servait de refuge. Il fut deux fois condamné comme complice de l'assassinat des otages et du massacre de la rue Haxo. On peut apprécier son repentir par le passage suivant d'une lettre qu'il écrivit à l'un de ses codétenus : Nous n'avons pas de juges, nous n'avons que des assassins ; le jour du châtiment vient à grands pas ; il sera égal à leurs crimes et à leurs forfaits. Je vous assure que si le bonheur veut que je sois présent, je me régalerai, car je serai sans merci. Le bonheur ne voulut pas qu'il fût présent. Il était impossible de faire grâce à un pareil homme ; on l'exécuta le 25 juillet 1872.

Le jour même où les otages de la Roquette furent délivrés par les fusiliers marins, le dimanche 28 mai 1871, la Commune expira, mais non sans avoir fait à la France une blessure plus dangereuse cent fois que celle dont l'Allemagne nous a frappés ; l'arme a pénétré les œuvres vives. La flèche était barbelée, elle est restée dans la plaie, qui tôt ou tard se rouvrira. La Commune tomba là même où elle avait pris naissance ; semblable à un sanglier qui vient mourir au lancé, elle succomba aux portes mêmes de son berceau, au coin de la rue Fontaine-au-Roi et de la rue Saint-Maur, non loin de cette rue Basfroi où, dans la journée du 18 mars, le Comité central, réuni en conseil de guerre, s'était assuré la victoire en profitant des fautes commises. La dernière barricade, appuyée d'une soixantaine de fédérés, était commandée, non par un membre de la Commune, mais par un clerc d'huissier, membre du Comité central, nommé Louis-Fortuné Piat ; il s'était bien battu et avait prouvé ainsi qu'il ne doit pas être confondu avec son quasi homonyme Félix Pyat. Comprenant que la résistance était inutile, sachant l'armée française maîtresse de Paris et victorieuse de l'insurrection, Louis Piat arbora un mouchoir blanc au bout d'un fusil et se rendit aux troupes de ligne ; il était alors un peu plus d'une heure après midi.

La guerre avait pris fin, mais la victoire ne déplaçait aucune responsabilité ; le gouvernement de M. Thiers, qui venait de triompher après une lutte de deux mois terminée par une bataille de sept jours, ressemblait à un pompier forcé d'éteindre l'incendie que son incurie a laissé allumer. Le groupe politique qui depuis le mois de septembre avait dirigé les destinées de la France pouvait faire son examen de conscience et voir où mènent les compromis avec un peuple en armes livré à. ses propres instincts. Les chefs du gouvernement et les chefs de la révolution systématique semblaient s'être concertés pour entraîner le pays à sa perte. Les uns et les autres furent coupables ; les uns de n'avoir pas su employer quand même les forces que l'Allemagne aurait dû rencontrer devant elle ; les autres de n'avoir vu dans nos infortunes qu'une occasion de réaliser leur rêve désordonné. En présence de l'ennemi tous les cœurs devaient battre de la même pulsation, tous les bras viser au même but ; il était criminel de ne pas dédaigner ce qui n'était pas œuvre de délivrance ; mais l'abnégation et l'esprit de sacrifice, qui seuls font les actions louables, sont peu connus des ambitieux révolutionnaires. Les hommes qui, en montant au pouvoir après la catastrophe de Sedan, avaient accepté charge d'âmes, n'ont point pris peine de guider la population de Paris ; sans bénéfice pour eux, au préjudice de la France, ils l'ont laissée flottante entre l'oisiveté, l'ivrognerie et l'énervement de la défaite ; les maîtres de la revendication sociale n'ont pas eu beaucoup d'efforts à faire pour s'en emparer et l'un des plus grands crimes de notre histoire a été commis.

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] 22 mars 1871. Ordre est donné au directeur de la Petite-Roquette de mettre en liberté provisoire tous les détenus militaires sans exception. RAOUL RIGAULT. Pièce citée dans le procès Marigot ; débats contradictoires ; 4e conseil de guerre ; 19 octobre 1871.

[2] Le nombre des détenus s'élève à 230, dont 2 condamnés à mort. Le directeur Brandreith refuse de reconnaître le Comité central ; le greffier refuse tout service. Il y avait en caisse 736 francs, qu'on a refusé de me remettre. Extrait d'une lettre de François à Raoul Rigault en date du 24 mars 1871.

[3] Il avait fait enlever et transporter chez lui les cinq dalles qui servent de point d'appui aux montants de la guillotine. On les retrouva le 28 juin 1871, lors d'une perquisition opérée à son domicile ; rue de Charonne, n° 10. Il déclara avoir eu l'intention de les faire vendre en Angleterre comme objets de curiosité.

[4] Pour l'intervention inutile de Delescluze, voir procès Guinder et Denivelle ; déb. contr. ; 6e conseil de guerre ; 19 juin 1872.

[5] Voir Pièces justificatives, n° 9.

[6] On a lieu de croire que c'est un fédéré du 244e bataillon, surnommé les Turcos de Bergeret et commandé par Victor Bénot, qui aurait tiré le premier sur l'archevêque. Au moment où Mgr Darboy levait la main pour bénir ses assassins, ce fédéré, tailleur de son état et nommé Joseph Lolive, aurait lâché son coup de fusil, en disant : Tiens, voilà notre bénédiction. (Procès Lolive ; débats contradictoires, 6e conseil de guerre ; 25 mai 1872.)

[7] Jecker ne mentait pas en disant cela. Voir Pièces justificatives, n° 10.

[8] Extrait du dépôt des condamnés, Jecker suivit la rue de la Roquette, le boulevard de Ménilmontant, la rue des Amandiers, la rue des Partants ; il entra dans la rue de la Chine, franchit la rue transversale des Hautes-Gâtines (actuellement rue Orfila) et fut placé debout devant le mur de droite, à 17m,40 de l'angle de la rue des Basses-Gâtines. Une croix tracée au couteau sur la muraille indique l'endroit précis où il a été fusillé. Une porte s'ouvrait alors sur le terrain où campaient les fédérés du génie auxiliaire. Cette porte a été murée depuis, mais la place qu'elle occupait est encore reconnaissable (1877).

[9] Cinq assassins ont tué Jecker ; nous avons nommé Genton, Vérig et François ; il nous serait possible de citer les deux autres qui ont aidé à liquider cette question ; mais, malgré les présomptions les plus sérieuses et un important témoignage, nous devons nous taire, car nulle action judiciaire n'a été intentée aux meurtriers pour ce crime.

[10] Ce fait, qui peut paraître invraisemblable, est de la plus rigoureuse exactitude. M. Ducoux, président du conseil d'administration de la Compagnie générale des voitures de Paris, a dit, le 11 mai 1872, à l'assemblée générale de ses actionnaires : Les circonstances ne nous ont pas permis de réinstaller nos nouveaux ateliers de la Villette, dont vous avez approuvé la création. Un incendie, allumé dans les derniers jours de la période insurrectionnelle, pour atteindre les grands approvisionnements de vivres que le gouvernement de la Défense nationale avait laissés dans les magasins qu'il nous avait loués ou réquisitionnés, a détruit, avec ces approvisionnements, la totalité des bâtiments existants sur notre immeuble, 732 voitures qui s'y trouvaient remisées et une partie de l'outillage que nous avions acquis. — (Voyez Compagnie générale des voitures de Paris ; rapport du conseil d'administration sur les comptes de l'exercice 1871, p. 11. Paris, 1872.)

[11] La Commune... retarde l'évacuation du territoire par les Allemands et vous expose à une nouvelle attaque de leur part, qu'ils se déclarent prêts à exécuter sans merci, si nous ne venons pas nous-mêmes comprimer l'insurrection. Proclamation du gouvernement de la république française aux Parisiens, 8 mai 1871.

[12] Bibl. nat., III, réserve des imprimés ; pièce manuscrite L. 25, a. 6, fol. XXI. Depuis que ce volume est écrit, le fragment que je cite a été publié (mars 1878) dans Mémoires et journaux de Pierre de l'Estoile. Paris, Librairie des bibliophiles, in-8°, t. IV, p. 160.

[13] Souvenirs d'un membre de la Commune, p. 82.

[14] Quelques publications ont accueilli cette fable avec une déplorable légèreté. Au rédacteur d'un journal franco-américain qui l'avait reproduite, M. Washburne a écrit : Monsieur, le lis dans votre journal du 19 et du 22 novembre certains détails sur la mort de Delescluze à propos desquels je crois devoir vous dire que votre bonne foi a été trompée. En ce qui me concerne, ces détails sont entièrement apocryphes. Je n'ai jamais eu d'entretien avec Delescluze, ni avec qui que ce soit à son sujet ; je ne l'ai même jamais vu. Toute cette histoire n'est pas seulement malveillante, elle est aussi, permettez-moi de le dire, absurde ; car, à l'époque à laquelle elle se rapporte, la condition des choses était telle à Paris, que les faits dont vous me parlez n'auraient pas pu s'y produire. Recevez, etc. E. B. WASHBURNE.

Paris, 20 décembre 1876.

[15] In-12, Neuchâtel ; Guillaume fils, 1871.

[16] Le témoin Reculet, marchand tailleur demeurant à Paris-Bercy, rue Soulages, 31, a déposé : En sortant de chez moi, le jeudi 25 mai, je me dirigeai du côté de la porte de Vincennes, où j'ai vu Delescluze, à trois reprises différentes, tenter des efforts infructueux pour se sauver. La dernière fois un garde national lui dit : A tort ou à raison, vous nous avez mis dedans, citoyen Delescluze ; ce n'est pas la peine que vous essayiez de vous sauver par ici, et si vous persistez, j'ai une balle dans mon fusil et je vous la loge dans la tête. (Enquête sur le 18 mars, t. III, Pièces justificatives, p. 201.) Malgré la précision de cette déposition, nous croyons que le témoin s'est trompé et a confondu Delescluze avec un des nombreux officiers communards qui ce jour-là ont tenté de quitter Paris.

[17] Voir Pièces justificatives, n° 11.

[18] Le 18 mai, huit jours avant sa mort, il écrivait : Plus notre captivité se prolonge, plus nous sommes émus des témoignages d'amitié sans nombre que nous y avons reçus, en sorte que nous sortirons de là le cœur plein du plus profond amour des hommes.

[19] Un fait prouvera que les gens de la Commune ont tué les otages au hasard, car c'est par erreur que Paul Seigneret avait été transféré de Mazas à la Roquette. La pièce suivante en fait foi : MAISON D'ARRÊT CELLULAIRE DE PARIS, boulevard Mazas. DIRECTION. Paris le 25 mai 1871. Ordre est donné au directeur du dépôt des condamnés de faire transférer à Mazas les nommés Gard, Marie-Joseph-Paul, et Seigneret, Paul-Joseph-Claude, qui ont été par erreur envoyés le 22 mai courant à la maison du dépôt des condamnés. Pour le Directeur empêché, le Greffier : CANTREL. — Cet ordre, expédié trop tard, ne put être mis à exécution.

[20] Prêtres : Olivaint, Caubert, de Bengy, de la Société de Jésus ; Radigue, Tuffier, Rouchouze, Tardieu, de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus ; Planchat, aumônier de l'œuvre du Patronage ; Sabatier, second vicaire de Notre-Dame de Lorette ; Benoist, abbé, Seigneret, séminariste. Laïques ; Dereste, officier de paix Greff et Largillière, ébénistes ; Ruault, tailleur de pierres.

[21] C'est actuellement la rue de Belleville.

[22] Il présentait à cet instant, dit le récit qui me sert de guide, l'image d'un homme aussi brave que juste.

[23] Il est difficile de savoir quel est l'otage, — le seul parmi cinquante-deux, — qui fut faible au dernier instant ; plusieurs prêtres portaient des vêtements laïques ; sur les quatre civils, deux avaient des costumes reconnaissables ; Largillière habillé en sous-officier fédéré, Ruault couvert d'une blouse. Le doute subsiste, et je n'ai pu l'éclaircir.

[24] Voir Pièces justificatives, n° 12.

[25] Procès Joseph Rigaud ; débats contradictoires ; 6e conseil de guerre ; 21 mars 1872.

[26] C'est là, je crois, dans la matinée du 27, que 20.000 francs furent remis au délégué P. (XIXe arrondissement), qui s'engageait à opérer un mouvement tournant dans le but de prendre à revers et de vaincre l'armée française. Je ne sais si cette manœuvre stratégique a été ébauchée, mais j'en doute.

[27] A la Grande-Roquette, prison déjà ancienne, inaugurée le 22 décembre 1836, construite avant l'amélioration des maisons pénitentiaires, il n'existe pas de passe-partout ; chaque section a ses clefs particulières. On y possède cependant des doubles clefs, dites clefs de secours. Celles-ci, ordinairement déposées dans une petite armoire, près de l'avant-greffe, avaient été, pendant la Commune, transportées au guichet central. Pinet et Bourguignon, s'étant emparés de celles de la deuxième et de la troisième section, nul, sans leur concours, ne pouvait plus ouvrir les grilles du second et du troisième étage dans le bâtiment de l'est.

[28] La version que nous avons adoptée, qui est appuyée sur des documents authentiques offrant toute garantie, a été vivement combattue par M. l'abbé Amodru, curé d'Aubervilliers et l'un des otages de la troisième section. Voir Pièces justificatives, n° 13.

[29] On appelle auxiliaires les détenus qui font métier de domestiques dans les prisons.

[30] Deux coups de feu ont tué Mgr Surat ; le premier a été tiré à bout portant en pleine poitrine ; la balle a dû traverser la base du cœur et ainsi causer une mort immédiate ; elle est sortie par le dos en brisant la colonne vertébrale au niveau des vertèbres dorsales. Le second coup de feu est parti d'un revolver qui a dû être appliqué sur la tempe droite ; le projectile a déchiré la joue, fait sauter de son orbite l'œil droit que je n'ai point retrouvé, broyé les os propres du nez et la partie antérieure de la base du crâne, puis est sorti par l'orbite gauche ; l'œil de ce côté était pendant sur la joue. — Extrait d'une lettre du docteur Henri Colombel, qui, le dimanche 28 mai 1871, a vérifié, à la Petite-Roquette, l'identité de Mgr Surat et examiné scientifiquement le cadavre.

[31] M. Moléon fut déguisé et sauvé par le surveillant Jeannard ; M. de Marsy fut recueilli par le surveillant Seveyrac, qui le cacha, rue de Charonne, dans son domicile ; on ne saurait trop répéter que la conduite des gardiens de la Grande-Roquette, sauf de très rares exceptions, a été au-dessus de tout éloge.

[32] Mon tir est dirigé sur Saint-Eustache et sur la gare d'Orléans, boulevard Hôpital, de façon à faire le plus de dégât à l'interception (sic) des boulevards Hôpital, Saint-Marcel et Arago. — Le chef commandant l'artillerie du Xe au Père-Lachaise : VIEULINA. — La signature est peu lisible, et par conséquent douteuse. Cette dépêche est du 25 mai 1871. Elle répondait à la dépêche que voici : Informez le Père-Lachaise que les obus qu'ils reçoivent ne peuvent venir que de Montmartre ; tirez principalement sur les églises, excepté le X° arrondissement et Belleville et le XIe arrondissement. Le membre du Comité de salut public : Général EUDES.

[33] Le 27 mai, le soleil se couche à 7 h. 48 m.

[34] Histoire de la Commune de Paris, par P. Vésinier. Londres, 1871, p. 405.