HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CONCLUSION.

 

 

Avant de terminer ce travail, nous résumerons en quelques mots la politique extérieure, économique et financière de la royauté de Juillet.

La puissance extérieure d'un gouvernement est en raison directe de sa force intérieure. A-t-il au dedans l'adhésion de la nation, le concours de tous les partis, il fera reconnaître au dehors son prestige et pourra accomplir de grandes choses. Est-il contesté, ébranlé, sans cesse battu en brèche, il restera fatalement faible au dehors. Ainsi les révolutions, qui enfantent un long avenir de rancunes, de discordes, abaissent l'influence extérieure des nations, ainsi les peuples agités par la guerre civile travaillent contre leur propre grandeur.

La monarchie de 1830 a dû subir cette loi de l'histoire le vice de son origine a lourdement pesé sur ses destinées. Elle avait à remplir une pénible mission. Rester, d'une part, une des premières puissances, peser dans les conseils de l'Europe par sa force propre et par des alliances heureusement combinées, tenir en équilibre les États sur le continent, et l'Angleterre en échec sur les mers ; d'autre part, demeurer l'objet des sympathies de tous les peuples qui aspiraient à une sage liberté, tel était le double problème qui s'imposait à la France parlementaire, que le roi Louis-Philippe et ses conseillers ont souvent résolu. Le maintien de la paix et de l'équilibre européen, le respect du droit des gens, le progrès de la civilisation et de l'humanité, le principe de non-intervention proclamé, imposé aux cours du Nord, la création d'un royaume de Belgique, devenu le bouclier de la France contre l'Europe, au lieu de rester la pointe de l'épée dirigée par celle-ci contre la France, le forcement du Tage, l'expédition d'Ancône et la prise d'Anvers, l'établissement du régime représentatif en Espagne et en Portugal, voilà les premiers résultats du règne. Malgré l'échec diplomatique de 1840, le gouvernement maintient l'intégrité de l'empire ottoman l'œuvre de Louis XIV est raffermie au delà des Pyrénées, l'Algérie conquise ; en Grèce, l'influence de la France domine de 1843 à 1848 ; en Italie, grâce à nos conseils, le pape Pie IX, le roi de Piémont, le grand-duc de Toscane, le roi de Naples inaugurent des réformes libérales que la révolution de 1848 vient rejeter dans le néant. Après dix-sept ans d'efforts persévérants, la France a reconquis son prestige, elle va, comme en 1829, redevenir l'arbitre des difficultés européennes.

Les fortifications de Paris ont reculé pour ainsi dire les frontières de la France ; l'armée a été réorganisée, augmentée de cent mille hommes, fortifiée par la création de corps spéciaux, les zouaves, les chasseurs à pied ; la marine en partie transformée, dotée d'un matériel considérable. En 1830, notre marine à vapeur représentait moins de quinze cents chevaux, dès 1847, elle en compte vingt-six mille ; de nouveaux services sont établis, infanterie de marine, gendarmerie, gardes maritimes, écoles d'artillerie flottante, écoles de mousses une ordonnance royale a fixé l'effectif des forces navales sur le pied de paix à 328 bâtiments de guerre. Près de trente millions annuels viendront améliorer les conditions de la vie militaire pour les officiers, sous-officiers, soldats, quartiers-maîtres et matelots de toutes classes. L'État donnera davantage à mesure qu'il s'agira de venir en aide à des situations plus modestes et plus humbles. Semblable au père de famille économe et prévoyant, le gouvernement amasse dignement pendant sa vie un trésor dont les ressources permettront plus tard à ses héritiers de faire beaucoup plus de bruit dans le monde.

A l'intérieur, la France habituée à l'ordre, au travail, au milieu d'une liberté grande et forte ; notre législation criminelle réformée, la peine de mort abolie de fait en matière politique, abolie de droit dans onze cas différents, le système pénitentiaire amélioré, les voitures cellulaires instituées, le code de commerce, le code de procédure en partie révisés.

A aucune époque, les discussions législatives n'ont été plus approfondies, plus savantes ; jamais on n'a fait plus de lois utiles au peuple. Citons parmi les réformes et les améliorations sociales la suppression des jeux et des loteries, les lois sur l'instruction primaire, les chemins vicinaux, les aliénés, les caisses d'épargne, la compétence des juges de paix, l'expropriation pour cause d'utilité publique, les chemins de fer, le travail des enfants dans les manufactures. Au moment de sa chute, le gouvernement avait préparé, les Chambres allaient discuter de nombreux projets qui touchaient à des intérêts de premier ordre dans l'ordre moral et économique la réforme du système hypothécaire, de la taxe postale, les monts-de-piété, la navigation intérieure, le reboisement des montagnes, les sociétés de secours mutuels, les caisses de retraite pour la vieillesse, la diminution de l'impôt du sel, la situation des instituteurs, l'instruction secondaire et la liberté d'enseignement. Signalons encore, le rétablissement de l'École normale supérieure, la création de l'École d'Athènes, de quatorze nouveaux collèges royaux, de dix Facultés nouvelles, de trente-neuf chaires dans les Facultés existantes ; l'œuvre de la collection des documents inédits de l'histoire de France, qui eut pour premiers collaborateurs MM. Augustin Thierry, Mignet, Fauriel, Guérard, etc. ; le nombre des salles d'asile décuplé, celui des écoles et des élèves plus que doublé

De 1830 à 1847, le gouvernement exécute un milliard cinq cent trente-huit millions de grands travaux publics il se porte l'héritier de toutes les époques de notre histoire, il veut relever les œuvres de ses prédécesseurs, réunir toutes les traditions, tous les intérêts de la France. Il termine les canaux, les routes, les monuments de la Restauration, de l'ancienne monarchie. Puis viennent les entreprises nouvelles plus de quatre mille trois cents églises, succursales et chapelles vicariales, un immense réseau de routes nationales, départementales, de chemins de grande communication, cinquante-cinq ports améliorés ou ouverts (celui de Cherbourg absorba plus de quarante-neuf millions), les fortifications de Paris et de Lyon, deux mille kilomètres de chemins de fer en exploitation, deux mille cent quarante-quatre kilomètres en construction. On a compris que la force qu'on épargne est employée à produire, que l'économie faite sur les frais de transport est un bénéfice qui se partage entre les consommateurs et les producteurs.

En 1829, les revenus ordinaires de l'État ont été de 992 millions de francs, en 1847, ils atteignent le chiffre de 1.342 millions. On n'a créé aucun impôt nouveau, il n'y a eu d'autre aggravation d'impôts existants que l'addition en 1832 de 16 millions au principal de la contribution personnelle-mobilière, et de la taxe des portes et fenêtres. C'est donc une augmentation de plus de 300 millions de francs due au progrès de l'aisance générale, car il existe une solidarité étroite entre la prospérité de l'État et celle des individus. On a réduit 63 millions d'impôts divers 30 millions sur l'impôt des boissons, 12 millions sur les douanes, 18 millions par l'abolition de la loterie et des jeux, 1 million sur les droits de poste, 2 millions par la suppression de la rétribution universitaire[1].

Les causes de l'accroissement des dépenses sont la guerre d'Algérie, les armements extraordinaires de 1830 et de 1840, la disette de 1846, 1847, les services publics plus largement dotés, les grands travaux. De 1830 à 1848, l'Algérie a absorbé plus d'un milliard, et l'occupation a toujours été une dépense ordinaire. La royauté de Juillet a fait ce qu'ont réalisé bien peu de gouvernements elle a soldé, sur ses ressources ordinaires, une bonne partie des travaux extraordinaires dont elle dotait le pays 554 millions ont été payés de cette manière.

Le reste des travaux a été réglé par des emprunts mais ces vastes entreprises que le présent lègue à l'avenir ne peuvent rester en entier à la charge des générations qui les exécutent, et passer comme un patrimoine gratuit aux générations qui doivent en jouir. Le gouvernement de Juillet est resté fidèle à ce principe n'emprunter que pour des nécessités suprêmes et passagères ou pour des dépenses fécondes, assurer sur les recettes ordinaires le service des intérêts et l'amortissement des emprunts. Ainsi, l'amortissement avait fini par atteindre la somme énorme de 125 millions.

Si, comme l'écrit M. Dumon, les bons gouvernements se reconnaissent surtout à cette preuve qu'ils laissent moins de traces de leur passage dans le tarif des contributions et dans le grand livre de la dette publique, la monarchie constitutionnelle est sans contredit le meilleur de tous, car elle a su faire beaucoup avec peu les années les plus prospères ont défrayé les années les moins favorisées, et le déficit du dernier exercice 1847 n'a laissé à la charge du Trésor, pour toutes les années du règne, qu'un découvert de 13.762.000 francs. Les emprunts ont fait inscrire 46 millions 648.000 francs de rente, mais en même temps, la caisse d'amortissement rachetait plus de 26 millions de rente ; en 1848, le service de la dette nationale ne dépassait que de 20 millions le chiffre de la Restauration. Si le cours de la rente est le thermomètre de la prospérité publique, l'emprunt de 1841 en 3 % fut contracté au taux de 84,75, et en 1848, le 5 % dépassait 120 fr.

L'agriculture, l'industrie, le commerce ont réalisé de grands progrès sous le règne de Louis-Philippe le maintien du régime protecteur, les comices agricoles, la multiplication du bétail, des inventions ingénieuses, les routes, les chemins de fer ont contribué à relever la situation du propriétaire rural, du commerçant, à améliorer l'état matériel de la société. Le nombre des machines à vapeur a doublé de 1839 à 1847, la fabrication du sucre de betterave s'est élevée de 6 millions à 53 millions de kilogrammes. En 1830, le chiffre des exportations était de 593 millions, celui des importations de 638 millions ; en 1847, l'exportation atteint le chiffre de 1.147 millions, l'importation celui de 1.193 millions. Les Écoles d'arts-et-métiers d'Angers, de Châlons, d'Aix furent créées ou reconstituées.

La Restauration et la monarchie de Juillet ont vu s'épanouir une pléiade d'hommes célèbres à aucune époque le génie français n'a montré avec plus de puissance plus de variété ; la politique, les lettres, les sciences, les arts ont alors brillé d'un magnifique éclat. Parmi les hommes qui ont imprimé à cette Renaissance nouvelle son caractère de grandeur, nous citerons spécialement ceux qui ont marqué de 1830 à 1848.

En politique, MM. Casimir Périer, Guizot, de Broglie, Thiers, Molé, Duchâtel, de Montalivet, Dufaure,, Pasquier, de Salvandy, de Rémusat, Cousin ; en diplomatie, le prince de Talleyrand, de Barante, de Saint-Aulaire, Bresson. En finances, le baron Louis, MM. Humann, Lacave-Laplagne, Dumon.

Parmi les orateurs parlementaires, MM. Berryer, Odilon Barrot, Sauzet, Mauguin, Garnier-Pagès aîné, Lamartine, Montalembert, Billault ; pour compléter la liste, il faudrait ajouter presque tous ceux qui ont joué un rôle considérable dans le gouvernement. L'éloquence sacrée revendique Lacordaire et le père de Ravignan.

L'armée et la flotte ont été commandées par des hommes d'élite le maréchal Bugeaud, le maréchal Valée, le maréchal Clausel, Changarnier, Lamoricière, Trézel, le duc d'Aumale, l'amiral Roussin, l'amiral Dupetit-Thouars, le prince de Joinville. Les vétérans de l'empire, Moncey, Jourdan, Soult, Mortier, Macdonald, Oudinot, Gérard, Lobau, Reille ont prêté leur concours à la monarchie de Juillet.

L'histoire est illustrée par cinq noms de première grandeur : MM. Augustin et Amédée Thierry, Guizot, Michelet, Thiers. Viennent ensuite des écrivains éminents MM. de Sismondi, Mignet, Henri Martin, Bignon, de Vaulabelle, Edgar Quinet, Ozanam.

Parmi les jurisconsultes, MM. Faustin Hélie, Toullier, Valette, Pellat, Ortolan, Oudot, Giraud, Troplong[2], Aubry et Rau.

La philosophie a MM. Cousin, Jouffroy, Lamennais l'histoire littéraire et critique, MM. Villemain, Sainte-Beuve, Saint-Marc Girardin, de Loménie, Cuvillier-Fleury, de Carné, Ampère. Parmi les novateurs, les utopistes, les théosophes, MM. Ballanche, Auguste Comte, Louis Blanc, Proudhon, Pierre Leroux, Victor Considérant. L'économie politique, ce contrepoison du socialisme, commence à se vulgariser, grâce aux ouvrages de MM. Rossi, Frédéric Bastiat, Michel Chevalier, Auguste Blanqui.

La poésie, le roman, le théâtre comptent une foule d'éclatants génies Balzac, Alexandre Dumas père, George Sand, Lamartine, Musset, Vigny Victor Hugo, que Louis-Philippe nomma un jour pair de France dans un accès d'impartialité littéraire. Ce sont les maréchaux de la littérature derrière eux se pressent beaucoup de talents très distingués Casimir Delavigne, Béranger, Barbier, Brizeux, Eugène Sue, Mérimée, Charles Nodier, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Alphonse Karr, madame de Girardin, Jules Sandeau. Scribe, le fécond vaudevilliste, atteint l'apogée de sa réputation, et déjà MM. Emile Augier et Ponsard commencent à occuper l'attention publique.

La sculpture et la peinture ont Pradier, Clésinger, Ingres, Paul Delaroche, Ary Sheffer, Horace Vernet, Eugène Delacroix, Decamps, Hippolyte Flandrin ; la musique peut citer Auber, Spontini, Adam, Halévy, Hérold, Félicien David, Ambroise Thomas, Berlioz. Rossini, Meyerbeer, Donizetti, Bellini sont presque naturalisés Français, ainsi que Henri Heine, ce poète essentiellement parisien, ce Prussien libéré, comme il s'intitule lui-même.

La photographie, la télégraphie, la galvanoplastie datent de cette époque. Les savants qui produisirent alors leurs travaux les plus remarquables sont MM. Arago, Geoffroy Saint-Hilaire, Beudant, Cauchy, Ducrotay de Blainville, Biot, Brongniart, Gay-Lussac, Thénard. La monarchie constitutionnelle a, de 1815 à 1848, donné à la France 34 ans de paix, d'ordre, de liberté, de véritable grandeur ; elle reste une des époques les plus glorieuses de notre histoire, elle est la plus belle forme de gouvernement que le génie humain ait trouvée, celle qui concilie dans l'accord le plus complet la stabilité et le mouvement, une autorité héréditaire avec un progrès perpétuel le bien de ses œuvres a survécu au malheur de sa chute. Sans doute elle n'a pas clos l'ère des révolutions, mais les gouvernements qui lui ont succédé peuvent-ils se flatter d'avoir mieux réussi ? Après elle, les fautes sont devenues des désastres, les fossés des abîmes, et les oscillations révolutionnaires, plus fréquentes, plus dangereuses, font douter de grands esprits de l'avenir politique de la France. En 1849, Louis-Philippe répondait à un de ses amis : Vous pouvez avoir raison, le comte de Paris est possible, comme le comte de Chambord et les Bonaparte sont possibles ; tout est possible en France, mais rien n'y durera, parce que le respect n'y existe plus.

Malgré tant de déceptions, de périls extérieurs et intérieurs, il faut croire et espérer les nations comme les individus ont besoin d'avoir confiance ; la foi dans leur immortalité est la première garantie de leur durée elles n'ont pas le droit de faire du nihilisme leur religion. D'ailleurs, avec ses six millions de propriétaires fonciers, avec son économie, son activité féconde, vertus privées, qui par leur faisceau, deviennent en quelque sorte des vertus publiques, la France semble douée du don de résurrection.

Les sociétés démocratiques, il est vrai, ne reconnaissent leurs erreurs qu'après des expériences cruelles et répétées ; elles sont libres d'adopter le gouvernement qu'elles préfèrent, mais leur liberté implique leur responsabilité et le devoir de choisir le régime qui convient le mieux à leur intérêt. Depuis longtemps, la démocratie française n'a plus de conquêtes à faire, elle a atteint ses colonnes d'Hercule ; elle a besoin de se préserver d'elle-même, de se créer des contrepoids, de s'organiser. La France demande la paix, l'ordre, la liberté, elle veut être assurée du lendemain, et répugne à un régime de provisoire perpétuel ; elle sent aussi que le despotisme n'est qu'une forme de l'anarchie, une halte durant laquelle le désordre régularise et fortifie son action ; elle désire ardemment chasser l'ennemi qui est dans ses entrailles, mais elle se recueille, attend l'heure fixée par la Providence, repousse les guerres de propagande et de principes, pratique une politique de pénitence. Elle comprendra qu'il n'y a de nation forte qu'avec des âmes fortes, que les institutions politiques tirent leur puissance des vertus civiques et militaires, qu'une démocratie doit être spiritualiste et religieuse, fondée sur le respect du droit et de la légalité.

 

FIN DU TOME DEUXIÈME ET DERNIER

 

 

 



[1] En 1879, le budget de la France atteint le chiffre de trois milliards à elle seule, la guerre de 1870-1871 a augmenté la dette publique de quatre cents millions de francs.

[2] Loin d'avoir dégénéré, la science du droit brille aujourd'hui du plus vif éclat : un grand nombre d'hommes distingués marchent sur les traces des Valette, des Giraud, et leurs travaux, leur enseignement leur assignent un rang élevé dans le monde savant. Parmi eux nous citerons MM. Demolombe, Berthauld, Beudant, Ducrocq, Demangeat, Massé, Dareste, Barbier, Mercier ; Pont, Batbie, Desjardins, Gide, Labbé, Buffnoir, Colmet de Santerre, Machelard, Accarias, Rataud, Duverger, Gérardin, Glasson, Cuénot. Rien de plus austère, de plus respectable que la vie de tels hommes, vie tout entière consacrée à la science, au progrès de la justice et de la morale.