HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXV. — LA GRÈCE, M. GUIZOT ET M. COLETTIS.

 

 

Visite de la reine Victoria à Eu. — Le czar Nicolas et le roi Louis-Philippe à Windsor. — Affaires de Syrie de 1840 à 1848. — La Grèce : le protectorat collectif des puissances un champ de bataille diplomatique. Le roi Othon. — M. Guizot envoie M. Piscatory à Athènes. — Révolution du 15 septembre 1843. — Dissolution du triumvirat Metaxa, Maurocordato et Colettis. — Menées hostiles de sir Edmond Lyons contre ce dernier. — La rentrée aux affaires de lord Palmerston amène une lutte ouverte d'influence entre la France et l'Angleterre. — Triomphe de la politique de M. Guizot en Grèce. — Mort de M. Colettis.

 

Malgré tant d'obstacles, de complications, la bonne intelligence, l'entente cordiale, demeuraient le vœu, l'objectif des deux gouvernements anglais et français. Ce n'était pas seulement, comme on le prétendait, un traité d'assurance mutuelle entre sir Robert Peel et M. Guizot ; c'était à leurs yeux le cri de l'humanité, de la civilisation, du bon sens. Les ministres de la France, les ministres de l'Angleterre professaient sur les devoirs et les conditions du gouvernement dans les sociétés européennes des idées fort semblables les uns étaient des libéraux devenus conservateurs, et leur système pouvait se définir une sorte de torysme bourgeois[1] ; les autres étaient des conservateurs devenus libéraux.

Le cabinet britannique voulait donner une preuve éclatante de sa sympathie envers Louis-Philippe le 26 septembre 1843, la reine Victoria, accompagnée de lord Aberdeen, traversait la Manche et descendait au Tréport. Louis-Philippe, ses fils, lord Cowley ambassadeur d'Angleterre, M. Guizot étaient allés au-devant d'elle ; la reine Marie-Amélie, les princesses d'Orléans, le comte de Saint-Aulaire, le maréchal Sébastiani, un brillant cortège l'attendaient au rivage tous ensemble se rendaient au château d'Eu. La reine d'Angleterre était venue voir la famille royale et avait exprimé le désir de ne pas aller à Paris. Le séjour se prolongea entre les chefs des deux États et leurs ministres des rapports s'établirent, des conversations utiles, amicales, s'échangèrent. Ce qu'on poursuivait de part et d'autre, c'était le maintien des bonnes relations entre la France et l'Angleterre.

A Paris, dans le monde politique européen, l'effet fut considérable[2]. Un roi n'eût pas fait cela, disait tel diplomate étranger, c'est une fantaisie de petite fille. Mais l'on répondait Fantaisie acceptée par des ministres qui ne sont pas des petites filles. Mon plaisir, écrivait le comte Bresson à M. Guizot, ne sera égalé que par le déplaisir qu'on en éprouvera à Saint-Pétersbourg et autres lieux. Que nous importe maintenant que tel ou tel prince, de grande, moyenne ou petite cour, juge que ses principes ne lui permettent pas de toucher la terre de France. La manifestation essentielle est accomplie.

Elle l'était si bien, que l'empereur de Russie voulut détruire ses effets ; le 1er juin 1844, il aborde en Angleterre, et vient reprendre l'œuvre tentée par le roi de Prusse à Windsor en 1842. Ce dernier a choisi pour confident le baron de Stockmar ; il ne lui a pas caché sa haine pour la révolution belge, son désir de rattacher la Belgique à la Confédération germanique. Surtout il a voulu nous déclarer une guerre sournoise, détacher de nous une royauté amie. En France, a-t-il dit, il n'y a plus aujourd'hui ni religion, ni morale ; c'est un état social entièrement pourri, comme celui des Romains avant la chute de l'empire ; je crois que la France s'écroulera de la même manière.

Le czar Nicolas essaye à son tour d'irriter le gouvernement anglais contre la France, de le sonder sur les affaires d'Orient. Il déclare à lord Aberdeen que la Turquie est en train de mourir, qu'il y aura un moment critique, et qu'il sera obligé alors de faire marcher ses armées dans cette crise, il ne redoutera que la France, elle est le trouble-fête de l'Europe et l'ennemie de l'Angleterre. Louis-Philippe, ajoute-t-il, a rendu de grands services à l'Europe, je le reconnais. Moi personnellement, je ne serai jamais son ami. On dit que sa famille est exemplaire et parfaitement aimable. Mais lui, qu'a-t-il fait ? Pour asseoir sa position, pour la consolider, il a cherché à miner souterrainement la mienne, à me ruiner comme empereur de Russie — allusion aux affaires de la Pologne en 1831... Je n'aime pas du tout Guizot, je l'aime moins que Thiers ; celui-ci est un fanfaron, mais il est franc ; il est bien moins nuisible, bien moins dangereux que Guizot, lequel s'est odieusement conduit envers Molé, le plus honnête homme de France...

En résumé, l'empereur échoua auprès de la reine et s'attira cette réponse de sir Robert Peel : Le maintien de la dynastie d'Orléans est le but principal de ma politique. Ni la bonne grâce, ni la haute mine, ni la grandeur de Nicolas, jouant avec un art infini le désintéressement, ne réussirent à enguirlander le gouvernement anglais. Cette visite fastueuse se termina par une véritable déroute diplomatique, et cette déconvenue démentait la prophétie de Bunsen écrivant lors du passage du czar à Berlin : Ce voyage aura des résultats immenses tout est dans la main de Dieu.

Le 8 octobre 1844, Louis-Philippe rendait à la reine Victoria sa visite de l'année précédente. La réception du peuple anglais fut en contraste marqué avec l'accueil de courtoisie extérieure fait récemment à l'empereur de Russie. Tandis que la reine investissait de l'ordre de la Jarretière ce souverain libéral ami de la libérale Angleterre, les magistrats municipaux, les bourgeois des communes de Portsmouth, de Windsor, de Douvres, vinrent lui rendre hommage, et comme il avait résolu de ne pas aller à Londres afin de consacrer à la reine le peu de jours dont il disposait, la corporation de la Cité, organe des classes riches et intelligentes de la métropole, envoya au château de Windsor son lord-maire, ses sheriffs, ses conseillers, chargés de lui présenter dans une solennelle adresse ses félicitations, ses regrets de n'avoir pu le fêter. On sait quels sont les privilèges et la juste fierté de la Cité de Londres ; les rois vont à elle. Cependant la Cité de Londres venait au château de Windsor, la grande commune dans la forteresse féodale de la royauté Cette manifestation extraordinaire, sans précédents, avait pour but d'honorer la France et son roi les ministres de la reine en demeurèrent profondément frappés.

C'est au plus fort de la double querelle du droit de visite et de Taïti que les gouvernements anglais et français se donnaient ces témoignages d'amitié, s'efforçaient de calmer les rivalités nationales. Au même moment commençait à poindre la question des mariages espagnols et déjà se déroulaient dans leurs incidents multiples les questions de Syrie et de Grèce.

Avec le gouvernement turc, après 1840, l'anarchie rentra en Syrie : la guerre civile, le pillage et le massacre alternatifs recommencèrent dans le Liban entre les Druses et les Maronites, vieille guerre de race, de religion et d'influence. La Porte espérait les contenir par leurs discordes et se relever sur leurs ruines les autorités turques, à la fois malveillantes et impuissantes, les excitaient sous main, et, en haine des chrétiens, prenaient parti plus ou moins ouvertement contre les Maronites, qui ne cessaient d'invoquer nos capitulations, nos traditions, le nom de la France. De 1840 à 1848, le ministère du 29 Octobre ne cessa de réclamer le rétablissement d'une administration unique et chrétienne dans le Liban. Mais notre situation vis-à-vis de la Turquie n'était plus la même qu'au dix-septième et au dix-huitième siècle la conquête passagère de l'Égypte et définitive de l'Algérie, la Grèce soutenue, affranchie, Méhémet-Ali et le bey de Tunis protégés contre le sultan, ces faits récents nous avaient rendus suspects. L'Angleterre prenait parti pour les Druses en Syrie, et à l'instar de l'Autriche, elle n'appuyait nos demandes qu'avec beaucoup de lenteur et d'hésitation. Avec cet art d'éluder et d'ajourner qui est le propre de la diplomatie orientale, le Divan commençait par contester les faits signalés ; puis, après des des tergiversations sans nombre, il consentait à adopter en principe un nouveau régime enfin il apportait dans l'application une force d'inertie, un mauvais vouloir obstiné. Toutefois de 1845 à 1848, l'état des chrétiens de Syrie s'améliora d'une manière assez sensible l'institution réelle de deux caïmacans 'ou chefs indigènes pour les Maronites et les Druses, le désarmement de ces derniers, la confirmation solennelle des privilèges religieux des Maronites, des indemnités aux victimes de la guerre civile, quelques pachas révoqués et punis, tels furent les résultats de la persévérance de M. Guizot.

Depuis son affranchissement et sa résurrection, la Grèce se trouvait de fait sous le protectorat collectif de la Russie, de l'Angleterre et de la France celles-ci lui avaient garanti un emprunt de soixante millions en 1832 et acquis de la sorte le droit de se mêler dans une certaine mesure de ses affaires et de ses finances aussi la Grèce était-elle devenue un véritable champ diplomatique, où les trois puissances ne cessaient de se combattre sourdement.

Après s'être longtemps montrées hostiles à la Grèce, l'Angleterre et la Russie lui avaient tendu la main et s'étaient résignées à lui permettre de renaître mais elles acceptèrent son indépendance comme une malencontreuse nécessité et voulurent au moins qu'elle fût si petite, si faible, qu'elle ne pût grandir, ni presque vivre. Elles réussirent à l'enfermer dans d'étroites limites, et M. Colettis disait douloureusement à M. Guizot : De la frontière de ma patrie libre, je vois, dans ma patrie encore esclave, la place où j'ai laissé le tombeau de mon père.

La Russie aspire à la domination de l'Orient elle désirait une Grèce agitée, désordonnée, épuisée, une principauté vassale avec un prince grec semi-russe. L'Angleterre était effrayée de la rivalité que pourrait lui susciter un jour une nouvelle puissance maritime et commerciale.

Cependant il y avait en Grèce un parti anglais et un parti russe[3], parce que chacun considérait sa patrie comme trop faible pour se soustraire à l'influence absorbante de ses redoutables protectrices. La Russie agissait par les idées religieuses, le peuple russe et le peuple grec professant la même religion, appartenant à l'Église qui se qualifie d'Église orthodoxe, catholique et apostolique de l'Orient, par opposition à l'Église catholique de l'Occident. Le parti anglais savait que l'Angleterre a l'habitude de se mêler des affaires de tout le monde, la regardait comme l'arbitre futur des destinées de la Grèce, et s'appuyait sur elle par calcul plus que par goût.

Seule la France avait secouru, servi ce royaume naissant avec un zèle désintéressé seule elle voulait y créer une puissance indépendante de droit et de fait, vivant de sa propre vie, capable de choisir ses amis et ses alliés, de compter dans le monde, d'échapper au protectorat continental de la Russie comme au protectorat maritime de l'Angleterre. Aussi le parti français était-il le parti national, constitutionnel, et la politique de la France avait cet avantage d'être claire, loyale, favorable à l'avenir sans compromettre le présent.

Accueilli avec transport en 1833, par un peuple las de la guerre, du désordre, écrasé par la misère, le roi Othon n'avait pas tardé à devenir impopulaire dans toutes les classes de la nation on lui reprochait le gaspillage de l'emprunt et des budgets annuels, son goût stérile pour le pouvoir absolu, son inertie, son opposition obstinée à toute réforme efficace. L'établissement du despotisme avait été pour les Grecs un premier et cruel mécompte la nomination d'employés bavarois aux principales fonctions aggrava le mécontentement public. A l'administration absolutiste de M. d'Armansperg, instrument des volontés de l'Angleterre, succéda celle de M. Rudhart, patronné par la Russie.

De 1833 à 1836, la France travailla à l'expulsion des Bavarois, à la formation d'un gouvernement national et régulier à la même époque, l'Angleterre soutenait la cause de l'absolutisme, et lord Palmerston trouvait bon de dénoncer le duc de Broglie au prince de Metternich comme coupable de vouloir introduire en Grèce quelques principes libéraux et une espèce de constitution. A la mort de M. d'Armansperg, le chef du Foreign-Office fit soudainement volte-face, et changeant de principes, de langage, se prononça pour une constitution radicale, telle que le pays n'aurait pu la supporter. L'influence que l'Angleterre avait demandée au despotisme, elle la demandait à l'anarchie, et restait fidèle à sa pensée fondamentale.

De 1836 à 1841, absorbé par d'autres questions plus pressantes, le gouvernement français .laissa les partis anglais et russe se disputer la prépondérance. En 1841, M. Guizot jugea le moment venu de reprendre position et de recouvrer l'ascendant perdu. Il envoya à Athènes M. Piscatory, philhellène éprouvé, connu, aimé du peuple et des chefs grecs, en lui donnant pour instructions de soutenir le gouvernement du roi, de le presser d'accomplir les réformes administratives nécessaires, de vivre en bonne harmonie avec ses collègues. Les Grecs finirent par perdre patience les ministres d'Angleterre et de Russie eux-mêmes disaient hautement qu'il n'y avait plus moyen de marcher avec le roi Othon. Un soulèvement général fut concerté entre les anciens chefs du parti russe, et la révolution éclata le 15 septembre 1843 à Athènes. L'opinion publique était unanime, l'émeute à la fois militaire et civile ; elle ne rencontra aucune résistance. Mais si le czar espérait qu'Othon serait renversé et remplacé par quelque prince de sa maison, il se trompait le roi écouta les conseils des diplomates étrangers, sut plier devant l'orage, accepta de nouveaux ministres, une assemblée, une constitution. Les Bavarois furent expulsés, la monarchie absolue transformée en monarchie constitutionnelle le pays vainqueur se montra assez intelligent, assez sensé pour s'adapter au roi et ne pas le briser. M. Metaxa, chef du parti russe ou religieux, devint président du nouveau cabinet. En même temps, M. Maurocordato, chef du parti anglais, et M. Colettis, chef du parti national, revenaient, l'un de Constantinople, l'autre de Paris, pour prendre place au congrès et présider aux destinées de leur patrie.

MM. Metaxa, Maurocordato et Colettis s'unirent d'abord pour sauver le roi, la monarchie et le pays ; bientôt ce triumvirat fut dissous ; la mésintelligence, puis une rupture, éclata entre M. Maurocordato et le président du conseil, qui donna sa démission. Le chef du parti anglais ne recula pas devant l'audacieux projet de former un cabinet d'une seule nuance, avec le risque certain de s'user dans le premier ministère chargé de faire l'essai de la constitution. Il n'était qu'un pouvoir de surface, sans racine dans le pays ; il n'avait avec lui qu'un brillant état-major sans armée, et subissait le patronage exclusif de l'Angleterre. Sa conduite dans les élections acheva de le discréditer et de lui aliéner le parti national. La pression alla si loin que, dans plusieurs endroits, l'administration fit agir la gendarmerie contre les électeurs récalcitrants, et qu'un ministre recommanda aux fonctionnaires d'assurer au besoin sa nomination à l'aide du sabre et du bâton. Les élections tournèrent contre lui avec éclat, consacrèrent le triomphe du parti guerrier et du parti religieux, de MM. Colettis et Metaxa.

Depuis son arrivée à Athènes, M. Piscatory exécutait avec habileté les instructions de M. Guizot, prêchant la nécessité de l'accord et de l'action commune, s'appliquant à ménager les susceptibilités jalouses du ministre d'Angleterre, sir Edmond Lyons, soutenant avec abnégation M. Maurocordato, sans toutefois s'engager corps et âme dans ses destinées, sans négliger son crédit auprès du parti national. Je poursuis, écrivait-il à M. Guizot, la voie que vous m'avez tracée, et on nous tient ici pour de très honnêtes gens, un peu dupes. Je fais d'énormes sacrifices à mes collègues, qui n'en font aucun ils vont leur chemin, celui de leur humeur ou celui de leur gouvernement. Il y a des gens qui feraient couler le bateau à fond plutôt que de le voir sauver par nos mains. Frappé de cette conduite sir Lyons lui-même rendait hommage à son collègue : M. Guizot, écrivait-il à lord Aberdeen, a ici, dans M. Piscatory, un admirable agent. Voilà à quoi sert l'entente cordiale, disait lord Aberdeen, en montrant cette dépêche à sir Robert Peel.

De son côté, notre ministre des affaires étrangères répondait à M. Piscatory : Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt d'entente, la petite politique à la grande, et faites que Colettis persiste. Une faut pas voir, dans tout ce que fait ou dit sir Edmond Lyons, plus qu'il n'y a. Il n'y a point de trahison politique, point de dissidence réelle et active quant à l'intention et au but pour la Grèce il y a le vice anglais, l'orgueil ambitieux, la préoccupation constante et passionnée de soi-même, le besoin ardent et exclusif de se faire partout sa part et sa place, la plus grande possible, n'importe aux dépens de quoi et de qui.

Les choses changèrent d'aspect lorsque, après la chute du cabinet Maurocordato, MM. Colettis et Metaxa se réunirent et formèrent un nouveau ministère, lorsque plus tard, en 1845, M. Colettis resta seul chargé du fardeau des affaires. Ami, protégé de lord Palmerston, ardent patriote, voulant organiser une Grèce anglaise, gouvernée par un ministre anglais, sir Lyons ne put prendre sur lui de conserver envers M. Colettis la moindre apparence d'impartialité. Il le combattit avec un acharnement infatigable, lui attribuant les projets les plus contraires à la paix de l'Europe, poussant ses adversaires à la révolte, se brouillant avec M. Piscatory. Lord Aberdeen n'osait rappeler cet agent compromettant, mais très accrédité et bien apparenté en Angleterre, dont le ministère tory épousait les opinions sans adopter les passions, et dont il se contentait de blâmer l'attitude, en lui recommandant vainement la réserve et l'immobilité politique. Lord Aberdeen, disait M. Guizot, est aujourd'hui en Grèce dans la même situation qu'en Espagne ; à Athènes comme à Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de ses agents. C'est un lourd fardeau, il en a de l'inquiétude et de l'humeur.

La mission de M. Colettis était grande et difficile, et il devait se heurter à bien des obstacles, éprouver bien des mécomptes. Il fallait fonder un gouvernement constitutionnel dans un petit État de 850.000 habitants, placé entre les trois grands États les plus étrangers au régime représentatif, la Russie, la Turquie, l'Autriche il fallait lui rendre les attributs moraux et matériels d'un peuple civilisé, finances, marine, agriculture, industrie, commerce, instinct et amour de l'ordre comme garantie de la liberté il fallait donner des mœurs parlementaires à une population armée, toujours prête à vider ses différends à coups de fusil, ne connaissant guère que les assemblées nationales de l'indépendance, dont les membres se réunissaient sous la tente et en venaient parfois aux mains au sortir de la séance il fallait que M. Colettis contînt ses fougueux amis les Pallicares, ajournât ses projets de grand avenir national pour la Grèce il fallait amener les capitaux, changer la constitution de la propriété, le système d'impôt, modifier et satisfaire à la fois l'amour démesuré des Grecs pour les fonctions publiques. J'ai vu, disait M. Duvergier de Hauranne, entre les mains d'un ministre une liste numérotée de quarante places qu'un seul individu sollicitait presque à titre de droit pour ses amis, pour ses parents, pour lui-même.

C'est à cette tâche immense que M. Colettis se dévoua, et chaque jour il avançait dans son œuvre. L'ancien héros de la guerre d'indépendance, l'ancien conspirateur avait passé sept ans en France, avait fait son noviciat politique, élargi son cercle d'idées, était devenu un homme d'État. Il avait la majorité dans les Chambres, la confiance du roi, l'amour du peuple, savait déjouer et réprimer les complots, les séditions, s'appliquait avec succès à raffermir le trône, à relever le pouvoir. Il écrivait à M. Guizot : J'ai toujours cru et je crois encore que les limites de la Grèce ne sont pas le mont Othrix, qu'un lien sacré unissait et unit les provinces grecques soumises à la Turquie aux provinces qui ont été assez heureuses pour être déclarées indépendantes. Les destinées de la Grèce sont plus vastes que celles que les protocoles lui ont faites. Telle est ma croyance mais je n'ai jamais pensé que c'était par l'invasion, par la propagande armée que ces destinées devaient s'accomplir. Ainsi le patriote ardent s'effaçait devant l'homme d'État, s'élevait plus haut de jour en jour, se montrait capable de se gouverner selon un grand dessein.

La rentrée aux affaires de lord Palmerston au mois de juin 1846, ne pouvait qu'aggraver les périls contre lesquels luttait M. Colettis. Entre les cabinets français et tory, la divergence avait été apparente et réelle, mais elle ne sortait pas des bornes convenables. Avec les whigs, elle allait aboutir à une lutte ouverte d'influence. Au lieu de contenir sir Lyons, lord Palmerston se plut à encourager ses menées hostiles, provoqua lui-même toutes les occasions de renverser M. Colettis, de rétablir à Athènes la suprématie anglaise. De son côté, M. Piscatory se prépara à appuyer plus activement que jamais le ministre grec les ministres de Bavière, de Prusse et d'Autriche, mécontents des excès de sir Lyons, se rangèrent du côté de la France.

Après quelques mois de répit, lord Palmerston crut avoir trouvé une occasion favorable. Des insurrections avaient éclaté dans le royaume, M. Colettis rencontrait à la Chambre des Députés une opposition violente et tracassière malgré ses efforts, la situation financière laissait beaucoup à désirer ; une querelle sérieuse venait de s'engager entre la Grèce et la Porte, les relations diplomatiques se trouvaient rompues entre les deux États. Le chef du Foreign Office choisit ce moment pour réclamer, dans une note impérative et menaçante, le paiement des intérêts de l'emprunt grec garanti par les puissances protectrices ; en même temps trois vaisseaux anglais paraissaient dans le petit port du Pirée, chargés de mettre à exécution cette exigence.

L'énergie de M. Colettis, la fermeté du roi Othon, le sentiment national conjurèrent cette redoutable crise la Chambre fut dissoute, les séditions réprimées un généreux philhellène, M. Eynard de Genève, mit à la disposition de la Grèce 500.000 francs pour payer le trimestre réclamé par l'Angleterre.

Peu de jours après, le 12 septembre 1847, la grande âme de M. Colettis, allait, selon l'expression de M. Guizot, rejoindre le bataillon de Plutarque. Il expirait, et ses dernières paroles étaient des remerciements pour le roi, pour ses amis de France. Remerciez, dit-il à M. Piscatory, remerciez votre roi et votre reine des bontés dont ils m'ont toujours honoré. Parlez de moi à mes amis de France. Faites mes adieux à M. Guizot, à M. de Broglie, à M. Eynard. Jusqu'au dernier moment, tant que je l'ai pu, j'ai suivi leurs conseils. Ils doivent être contents de moi. Le roi vient de me dire que tout le monde, mes ennemis eux-mêmes s'intéressent à moi. Cela me fait plaisir. Mais je laisse mon pays bien malade. Mon œuvre n'est pas achevée.

M. Colettis mourait au milieu d'un deuil national, et sa politique triomphait sur sa tombe. Forts de l'appui de la France, du concours des Chambres et des populations, les nouveaux ministres, ses anciens amis, proclamèrent leur intention de suivre les traditions de leur glorieux prédécesseur, soutinrent avec succès la lutte contre sir Edmond Lyons et la minorité. Le parti national et français l'emportait décidément en Grèce le cabinet du 29 Octobre avait suivi une politique toute différente de celle de l'Angleterre, et cette politique pleine de loyauté et d'élévation lui avait assuré la prépondérance, en dépit de l'hostilité plus ou moins déguisée des torys, des whigs et de l'empereur de Russie.

 

 

 



[1] Lord Guizot, disait Léon Gozlan en parlant du ministre français.

[2] Voir sur les visites royales à Eu et à Windsor les Mémoires du baron de Stockmar, conseiller de la reine Victoria ; l'excellente étude de M. Saint-René Taillandier dans la Revue des Deux-Mondes du 1er décembre 1876 ; Guizot, tome VI.

[3] Il y a en Grèce, écrivait M. Duvergier de Hauranne, des Hellènes et des Albanais, il y a des autochtones et des hétérochtones il y a des Péloponnésiens, des Rouméliotes, des insulaires, il y a des Russes, des Anglais, des Français, mais en outre de tous ces partis, il y a celui des habits noirs et celui des fustanelles. Ce dernier tend à diminuer, mais il contient les héros de l'indépendance.