HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XVIII. — UNE FRONDE PARLEMENTAIRE.

 

 

Intrigues du prince Louis-Napoléon Bonaparte au château d'Arenenberg Demande d'expulsion. Conflit avec la Suisse. — Évacuation de la citadelle d'Ancône. — Règlement définitif de l'indemnité due par la République d'Haïti. — Guerre avec la République Argentine et le Mexique. Prise de Saint-Jean d'Ulloa. — La coalition M. Duvergier de Hauranne. — De la maxime extra-légale : le roi règne et ne gouverne pas. — De l'opinion publique en France. — Le projet d'adresse de la commission ; discussion. Défense du comte Molé. — Nouvelle dissolution de la Chambre des députés. — Élections. — Retraite définitive du Cabinet du 15 avril. — Interrègne ministériel de deux mois ; l'anarchie parlementaire dissolution de la coalition. — M. Passy est élu Président de la Chambre. — Formation soudaine du ministère du 12 mai. — Jugement sur la coalition.

 

Dans les questions extérieures, en Amérique, en Europe, le ministère Molé soutint avec une ferme et active sollicitude, les intérêts, la dignité de la France et la politique du droit des gens. La Suisse, la Belgique, l'Italie, lui fournirent l'occasion de se rapprocher des grandes cours du Nord, sans laisser péricliter ni les droits, ni les justes prérogatives de son pays.

Le prince Louis-Napoléon Bonaparte avait quitté les États-Unis pour venir embrasser sa mère mourante, au château d'Arenenberg. C'était un motif respectable, et le gouvernement français ne chercha point à l'empêcher de remplir ce devoir de piété filiale. Mais après la mort de la reine Hortense, le château d'Arenenberg redevint le centre d'intrigues et de conspirations la brochure de M. Laity, l'un des conjurés de Strasbourg, condamné récemment par la Cour des Pairs à cinq années de détention et dix mille francs d'amende, prouvait avec évidence les projets du prince contre la monarchie constitutionnelle. Le droit public autorisait une demande d'éloignement du prétendant impérial, la prévoyance politique la commandait. Le duc de Montebello reçut l'ordre de remettre au Directoire fédéral une note où il réclamait formellement l'expulsion de Louis-Napoléon Bonaparte.

Au sein de la Diète et du grand Conseil de Thurgovie, la demande du gouvernement français souleva de vives discussions les députés des cantons démocratiques n'épargnèrent à la France ni les injures, ni les défis ils s'élevèrent avec violence contre des prétentions, qui, selon eux, tendaient à compromettre la souveraineté de la Suisse il était temps de montrer que celle-ci voulait, une fois pour toutes, en finir avec les exigences croissantes de l'étranger, qu'elle n'était point une province de France, mais un État libre. Consulté par la Diète au sujet de la nationalité du prince, le grand Conseil de Thurgovie déclara qu'il était citoyen suisse, et que s'il n'avait pas exigé de sa part une renonciation formelle à la qualité de Français, c'est qu'elle était inutile, ce titre se trouvant perdu, aux termes des lois françaises, par le seul fait de la naturalisation acquise en pays étranger. Or, dans la lettre du 15 mai 1832, par laquelle il acceptait le droit de bourgeoisie, Louis-Napoléon s'exprimait ainsi : Croyez que dans toutes les circonstances de ma vie, comme Français et comme Bonaparte, je serai fier d'être citoyen d'un État libre.

Irrité des réponses évasives, des discussions injurieuses de la Diète, le comte Molé résolut de ne pas lui permettre de jouer sur d'aussi misérables équivoques le 14 août 1838, il lui fit parvenir une nouvelle note plus ferme et plus détaillée que la première. Est-il, demandait le ministre français, est-il un homme de bonne foi qui puisse admettre que Louis Bonaparte soit naturalisé Suisse, bourgeois de Thurgovie, et prétende en même temps régner sur la France ? La Suisse a-t-elle le droit de laisser se former sur son territoire des entreprises qui, quoique dénuées de chances sérieuses de succès, peuvent avoir pour effet, comme au mois d'octobre 1836, de donner un grand scandale politique et d'entraîner quelques insensés ou quelques dupes..... ? Ne serait-ce pas se jouer de toute vérité que de se dire tour à tour, selon l'occurrence, Suisse ou Français, Français pour attenter au repos et au bonheur de la France, Suisse pour conserver l'asile, où, après avoir échoué dans de coupables tentatives, on ourdit de nouvelles intrigues et on prépare de nouveaux coups. Louis Bonaparte a assez prouvé assurément qu'il n'est accessible à aucun sentiment de reconnaissance, et qu'une plus longue patience du gouvernement français ne ferait que le confirmer dans son aveuglement et l'enhardir à de nouvelles trames. Si, contre toute attente, la Suisse prenait fait et cause pour celui qui compromet son repos, le duc de Montebello demanderait aussitôt ses passeports, la France, forte de son droit et de la justice de sa demande, userait de tous les moyens dont elle dispose pour obtenir satisfaction.

En même temps, le comte Molé donnait des ordres pour réunir un corps de 20.000 hommes sur la frontière deux bataillons prirent position à Gex, à quelques pas du sol helvétique, et l'artillerie de Lyon dut se tenir prête au premier signal.

La situation devenait critique pour la Suisse Mazzini, d'autres réfugiés expulsés en vertu du conclusum de 1836 reparurent dans le canton de Zurich comme ils avaient aussi reçu le droit de bourgeoisie, ils s'apprêtaient à se prévaloir de la détermination définitive de la Diète, si elle était favorable au prince Louis. Mais déjà leur présence avait éveillé l'attention des autres puissances, le blocus était établi sur les frontières du Grand-Duché de Bade, le Wurtemberg menaçait de suivre cet exemple, les ministres d'Autriche et de Russie reçurent l'ordre d'adresser de sévères remontrances au Vorort, et d'appuyer les réclamations de la France.

Ainsi la Suisse allait compromettre sa tranquillité, son indépendance pour défendre une injuste querelle, une cause étrangère à ses intérêts. Heureusement le prince Napoléon ne crut pas devoir attendre que les choses allassent plus loin le 22 septembre, il écrivit au gouvernement, de Thurgovie, lui annonçant qu'il quitterait la Suisse dès qu'il aurait obtenu les passeports nécessaires pour se rendre dans un lieu où il trouverait un asile assuré. Le directoire fédéral trouva cette lettre trop ambiguë pour servir de base à une démarche officielle et invita le prince à désigner l'endroit où il voulait se retirer. Ce dernier indiqua l'Angleterre et, le 14 octobre, il quitta la Suisse. Dans la séance du 16, le président de la Diète donna lecture d'une dépêche du comte Molé, déclarant que le différend devait être considéré comme terminé.

Nous ne reviendrons pas sur la question de Belgique dont nous avons déjà retracé les phases diverses[1]. Le gouvernement français ne crut pas devoir soulever de chicanes sur l'exécution du traité des 24 Articles que le roi de Hollande se montrait enfin disposé à accepter, il tint à honneur de demeurer rigide observateur de la foi jurée. Il n'y avait d'ailleurs aucune chance de faire revenir les cabinets étrangers sur des questions délicates, autrefois tranchées avec le concours et l'assentiment de la Belgique elle-même c'eût été folie, lorsque les points essentiels se trouvaient acquis, de laisser la France isolée, pour écouter les réclamations déraisonnables de sa voisine. La politique consiste, en effet, à savoir proportionner les moyens au but, et les sacrifices aux avantages.

L'évacuation de la citadelle d'Ancône, exécutée le 24 octobre 1838, montra aux plus prévenus quelle importance le gouvernement du roi attachait à accomplir loyalement ses devoirs internationaux, à respecter le droit public, trop souvent méconnu par les autres cabinets européens. On sait par quel coup de main diplomatique et militaire[2], Casimir Périer, désireux de faire contrepoids à l'influence absolutiste de la cour de Vienne en Italie, avait occupé Ancône au mois de février 1832. Ancône était la clef de la Haute Italie et pouvait rendre de précieux services dans une guerre avec l'Autriche ; le drapeau français flottant sur cette ville était un motif d'espérance pour les esprits éclairés, un stimulant pour le Saint-Siège, servait à contenir les carbonari, les sociétés secrètes. Notre gouvernement se considérait comme ayant contracté une sorte d'obligation morale envers les sujets de la papauté de leur faire obtenir des libertés trop longtemps attendues il s'accoutumait à établir une corrélation entre l'évacuation et l'octroi des réformes, à envisager ces deux mesures comme solidaires. C'est dans ce sens que M. Thiers adressa, le 14 mars 1836, à l'ambassadeur de France près de la cour de Rome, une dépêche ainsi conçue : Les garanties d'indépendance qu'on s'était flatté un moment d'obtenir du Saint-Siège, en cherchant à le diriger dans la voie des réformes salutaires, sont moins que jamais à espérer aujourd'hui, et pourtant, c'est uniquement en vue de cette solution que le gouvernement français s'était prêté à ratifier la convention du 16 avril 1832. Ainsi, ne prenez pas à Rome l'initiative de cette question d'évacuation. Je vous recommande de ne jamais la soulever, et d'éviter autant que possible tout ce qui s'y rapporterait. Si néanmoins, vous étiez obligé d'exprime une opinion, elle devrait être que le fait de la retraite des Autrichiens n'entraînerait pas nécessairement celle de nos propres troupes.

Au point de vue italien, les adversaires de l'évacuation d'Ancône avaient raison c'était un malheur pour la cause de la liberté et du Saint-Siège que ce dernier se fût empressé de saisir toutes les occasions de laisser tomber les réformes décrétées en 1832 ; c'était un autre malheur que les cabinets étrangers, malveillants ou insouciants, n'eussent rien fait pour obtenir l'application du Memorandum. On reprochait à Grégoire XVI de n'avoir accordé aucune liberté, aucune garantie, d'avoir désarmé les citoyens, armé la populace, épuisé les ressources de la théocratie. Il avait promis à la diplomatie de dénouer la révolution par des réformes, et il la contenait par des fusillades ; il avait promis une ère nouvelle à ses sujets, et il les poussait à la guerre civile. Il semblait que pour le Saint-Siège le dilemme fût posé entre le maintien implacable de l'absolutisme et la révolution.

Au point de vue français, le devoir du comte Molé était tracé d'avance le texte de la convention de 1832 était précis et ne se prêtait à aucune équivoque ; nous nous retirerions d'Ancône quand les Autrichiens quitteraient Bologne. Or le pape avait négocié leur départ avec le prince de Metternich, et, fort de cet engagement, il venait nous sommer d'évacuer Ancône. Les cours du Nord avaient, il est vrai, occupé Francfort et Cracovie au mépris des traités de Vienne était-ce une raison pour les imiter en Italie ? La France avait considéré comme un cas de guerre l'intervention armée de l'Autriche, puissance limitrophe, pour ramener à l'obéissance les sujets du pape, et elle serait intervenue pour contraindre celui-ci à subir leurs exigences plus ou moins unanimes Nous invoquions la cause de la liberté, la cour de Vienne invoquait celle de l'autorité. Le motif tiré des institutions libérales à donner n'était guère acceptable avec un pareil système, on aurait pu éluder tous les traités, se faire un jeu des engagements diplomatiques les plus sacrés, puisque la convention de 1832 ne parlait pas de ces réformes et même, pour rester éternellement à Ancône, il suffisait de déclarer ces institutions elles-mêmes insuffisantes. Si plus tard les Autrichiens tentaient de revenir dans les légations, la France pourrait les en empêcher ou s'y établir en face d'eux, sinon non. Enfin, au moment où les affaires d'Orient commençaient à se compliquer, il importait, fût-ce au prix de pénibles sacrifices, de cultiver, d'affermir les bonnes dispositions que nous témoignait alors l'Autriche[3], de ramener cette ombrageuse puissance pour faire échec à l'Angleterre et à la Russie. Ainsi la politique nous conseillait à Vienne, ce que l'honneur, le droit des gens prescrivaient à Ancône, et les chefs de la coalition qui devaient taxer cet acte de faiblesse et le reprocher au cabinet avec tant de violence, n'auraient sans doute pas autrement agi si, au lieu de se trouver dans l'opposition, ils avaient occupé le pouvoir en 1838.

Une ordonnance royale de 1825, avait reconnu l'indépendance de l'île d'Haïti, sous la condition de verser une indemnité de cent cinquante millions aux colons dépossédés. Malgré de nombreuses réclamations, la République d'Haïti n'avait encore rien payé, sous prétexte que l'indemnité était exagérée elle demandait que son chiffre fut réduit à quarante-cinq millions. Le gouvernement français résolut d'en finir, de régler le différend, et envoya vers la fin de 1837 à Port-au-Prince, une escadre commandée par le capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars. Grâce à la présence de nos marins, au langage énergique de nos commissaires, le Président Boyer signa une transaction par laquelle la République s'engageait à verser une somme de soixante millions en trente annuités en revanche le roi des Français la reconnaissait comme État souverain, indépendant, et contractait avec elle paix et amitié perpétuelles.

En Amérique, les turbulentes républiques formées des débris de la domination portugaise ou espagnole se trouvaient en proie à des déchirements interminables. Alors, comme aujourd'hui, l'anarchie, la guerre civile et la guerre étrangère désolaient ces pays des gouvernements violents et précaires y méconnaissaient sans cesse les principes du droit public, persécutaient les résidents étrangers, froissaient les intérêts de nos négociants. C'est ainsi que dans le cours de l'année 1838, afin de punir les vexations, les outrages auxquels leurs nationaux demeuraient en butte, la France, l'Angleterre, les États-Unis établirent un rigoureux blocus sur les côtes du Chili de sorte que, outre ses dissensions et ses querelles intestines, cette république avait réussi à s'aliéner les trois plus grandes puissances maritimes du monde.

Dans la République Argentine, le Président Rosas, homme cruel et sanguinaire, ne se contentait pas de persécuter nos compatriotes, il prétendait encore déclarer naturalisés et soumis au service militaire tous les étrangers qui, ayant résidé trois ans dans la province de la Plata, s'y étaient mariés, y exerçaient une industrie ou y possédaient des immeubles. Les choses en vinrent au point que le Ministère dut ordonner au contre-amiral Leblanc, commandant la station du Brésil, de se rendre devant Buenos-Ayres, et de poursuivre, par tous les moyens, le redressement des griefs de la France. L'opiniâtreté de Rosas ayant rendu vaines toutes les tentatives de conciliation, l'amiral français déclara les ports de la République en état de blocus (28 mars 1838). Rosas répondit à cette notification par des préparatifs de guerre, et fit voter par la Chambre des députés une résolution qui lui enjoignait de réclamer du roi des Français réparation de l'insulte faite à l'honneur de la confédération argentine, indemnité pour les pertes que le blocus aurait occasionnées à son pays. Après cette forfanterie, notre consul se retira à Montevideo, et la guerre commença. Le 11 octobre 1838, malgré une vigoureuse résistance, l'amiral Leblanc s'emparait de l'île Martin-Garcia qui domine l'embouchure de l'Uruguay, en face de Buenos-Ayres. Partout il maintint un rigoureux blocus, et, dans le cours de l'année 1839, réussit à capturer un grand nombre de navires de la République. En 1840, le Président Rosas comprit qu'il fallait traiter avec la France, afin de pouvoir tourner ses forces contre ses deux ennemis et compétiteurs Lavalle et Riveira il se résigna à demander et obtint la paix à des conditions inespérées que la France pouvait et devait rendre moins favorables. Mais, après comme avant 1840, la guerre civile, la misère, la famine, des exécutions barbares continuèrent de désoler la République Argentine.

Au Mexique, même spectacle, mêmes difficultés l'insurrection du Texas, appuyée parles États-Unis, des démêlés violents avec ceux-ci, des tentatives révolutionnaires entreprises au profit d'ambitieux aventuriers, divisaient les forces déjà insuffisantes de cette République au milieu de cette anarchie, nos nationaux pillés, dépouillés de leurs propriétés, soumis à des contributions forcées, emprisonnés ou même mis à mort, ne savaient ce qu'ils devaient redouter davantage, des exactions du gouvernement du jour, ou des brigandages de la populace. Depuis 1837, les représentations de nos agents diplomatiques, l'évidence de leurs griefs, échouaient devant la mauvaise volonté des Mexicains, se traduisant par des fins de non-recevoir, ou des moyens dilatoires. Un ultimatum porté par le baron Deffendis, ministre plénipotentiaire, et appuyé par une escadre française fut repoussé avec hauteur. Le Président Bustamente répondit que l'ultimatum ne pourrait être pris en considération que lorsque les forces navales de la France auraient quitté les côtes du Mexique. En même temps il adressait à la nation un manifeste violent où il appelait tous les citoyens à défendre la dignité, les droits et l'honneur de son pays, ordonnait des préparatifs militaires sur une large échelle, rassemblait une armée autour de la forteresse de Saint-Jean d'Ulloa et du port de la Vera-Cruz.

Le 14 avril 1838, le consul français demanda ses passeports et quitta le Mexique dont les ports furent aussitôt mis en état de blocus, malgré la mauvaise humeur des États-Unis et de l'Angleterre, excitées parleurs négociants et armateurs, que cette mesure atteignait dans leurs intérêts. En même temps, le comte Molé envoyait dans les eaux du Mexique une nouvelle escadre commandée par le contre amiral Baudin ; celui-ci devait adresser une dernière sommation, et, en cas de refus, s'emparer à tout prix du fort de Saint-Jean d'Ulloa.

Avant de commencer les hostilités, l'amiral français consentit à faire trente lieues dans les terres et à venir conférer à Xalapa avec le ministre des affaires étrangères de la République. Mais le Président Bustamente ne cherchait qu'à gagner du temps, à terminer ses préparatifs de défense il avait dans le climat un auxiliaire redoutable pour nos escadres que le vomito negro et la fièvre jaune décimaient cruellement ; il comptait sur l'intervention secrète ou avouée de l'Angleterre. L'amiral Baudin comprit que la conférence n'était qu'un nouveau leurre résolu à n'être pas dupe de ces stratagèmes diplomatiques, il rompit l'entrevue en accordant quatre jours de sursis au ministre mexicain.

Le fort de Saint-Jean d'Ulloa, assis sur le rivage à un mille de la Vera-Cruz dont il commande l'approche, renfermait une garnison de onze cents hommes avec de grands approvisionnements défendu par cent quatre-vingt-six bouches à feu, il était un des plus redoutables ouvrages de guerre des Espagnols et passait pour imprenable. Ces difficultés ne firent qu'enflammer le courage de nos marins, qui saluèrent avec enthousiasme le signal du combat. Nous allons donc, s'écriaient-ils, venger tant de camarades que nous a tués la fièvre jaune ! Le 27 novembre, à trois heures de l'après-midi, le feu commençait ; dans l'espace de quatre heures, 8,250 projectiles lancés contre la forteresse n'y laissèrent que des ruines. Du côté des Mexicains, près de cinq cents hommes hors de combat, du -côté des Français, quatre tués et vingt-neuf blessés.

Le lendemain matin, le général Rincon signait la capitulation de Saint-Jean d'Ulloa, et acceptait les conditions de l'amiral français pour la Vera-Cruz dont la défense devenait impossible après la reddition de la forteresse.

Deux autres généraux mexicains, Santa-Anna et Arista, campés autour de la Vera-Cruz avec une armée de dix mille hommes, refusèrent de reconnaître la convention signée parle général Rincon. Le 4 décembre, au mépris de la capitulation, Santa-Anna fit entrer dans la ville de nouvelles troupes. Afin de prévenir l'attaque de l'armée mexicaine contre Saint-Jean d'Ulloa, l'amiral Baudin lance en avant trois colonnes après un combat acharné, nos marins se précipitent sur les remparts, renversent les parapets, enclouent les canons, brisent les affûts à coups de hache, font prisonniers le général Arista, beaucoup d'officiers et de soldats huit tués, cinquante-six blessés, tel est le chiffre de nos pertes dans cette journée où les Mexicains perdirent quatre fois plus de monde. Au bombardement de Saint-Jean d'Ulloa, au combat de Vera-Cruz le prince de Joinville, commandant la frégate la Créole s'est couvert de gloire, s'est montré intrépide parmi les plus intrépides il se dédommageait ainsi de n'avoir pu prendre part au siège de Constantine.

La guerre était terminée par un coup de foudre le 9 mars 1839, l'amiral Baudin, les plénipotentiaires mexicains signaient — au nom de la très-sainte Trinité — un traité et une convention aux termes desquels la République payerait à la France une somme de 600.000 piastres fortes et accordait toutes les réparations nécessaires.

 

Lorsqu'on entre, sans y être préparé, dans une société vouée à la liberté politique, on y entend tout d'abord tant de bruit qu'on ne peut s'imaginer que ce bruit ne soit pas du désordre. Les pouvoirs paraissent se quereller, les institutions, les hommes lutter les uns contre les autres. La machine est si compliquée, elle a des frottements si pénibles qu'elle semble s'user tout entière dans le moindre mouvement. Aussi beaucoup d'esprits sincères, voyant combien est difficile l'équilibre des pouvoirs constitutionnels, se troublent, et, selon la tendance de leur esprit, inclinent au despotisme, à une forme de gouvernement qui réalise leur idéal unitaire.

La monarchie représentative a ses infirmités elles sont moindres que celles des autres gouvernements, mais on les lui reproche avec amertume, et la liberté qu'elle laisse à ses adversaires permet de les exagérer, de les grossir démesurément. On s'est plaint surtout des crises ministérielles, et c'est là un des griefs les plus accrédités contre le régime parlementaire. On est toujours plus frappé des inconvénients du présent que des maux du passé, et à vrai dire, le reproche atteint surtout les hommes politiques, leurs ambitions, leurs rivalités. Comme le dit Royer-Collard : Telle est la condition des sociétés que les institutions les plus parfaites ne sont au fond que des calculs de probabilité dont le résultat est de préférer un moindre mal à un plus grand... Ces inconvénients, auxquels une sagesse profonde se résigne comme à une rançon pour échapper à des maux intolérables, ils se montrent à tous les yeux, pour être le scandale des esprits superficiels, le lieu commun des déclamateurs, la pâture éternelle des factions qui en nourrissent leurs fureurs.

Le retrait des lois de déportation et de non-révélation, l'amnistie, le mariage du prince royal, la prise de Constantine, la présentation des premiers projets de loi sur les chemins de fer, les lois sur les aliénés, les justices de paix, l'évacuation d'Ancône, de brillants faits d'armes dans le Nouveau Continent, tels étaient les principaux actes du cabinet du 15 avril. La plupart devaient lui attirer l'estime et la sympathie des personnes impartiales ; mais les partis ne connaissent ni l'équité, ni la justice ; l'hypocrisie est leur vertu ; les embûches sont toute leur tactique. Le comte Molé avait froissé leurs chefs, qui l'accusaient de réduire la question de majorité aux proportions d'une question d'intrigue et de camaraderie. Tant qu'on avait pensé qu'il se bornerait à jouer les utilités, on le soutint ; M. Thiers, qui se recueillait, l'appelait ironiquement un en-cas, un petit ministère ; quand on le vit prétendre aux premiers rôles, s'affermir par le succès et la durée, on cabala, on tenta de le renverser au moyen d'un pronunciamento parlementaire.

Depuis Jean-Baptiste Rousseau, écrit Loménie, on a souvent comparé la vie à un théâtre, où chacun joue des rôles différents. Les gouvernements constitutionnels sont aussi de grands théâtres qui ont leurs coulisses comme les autres. Le spectacle le plus curieux et le plus piquant ne se passe pas toujours sur la scène. Quand le rideau est baissé, les acteurs se dépouillent de leurs oripeaux et déchaussent leurs cothurnes, le masque tombe l'homme reste avec ses petites vanités, ses petites jalousies, ses petits ressentiments, ses petites passions de toutes sortes. Alors, en même temps et du même pas que l'histoire publique, marche l'histoire intime, histoire singulière, compliquée, peu édifiante qui influe puissamment sur sa grave sœur et dont on cache les allures à la foule... Les acteurs qui veulent qu'on les prenne au sérieux, même dans les coulisses, à défaut de faits inventent des mots, de grands mots, sesquipedalia verba ; la logomachie politique se déploie dans tout son luxe ; là où il n'y a au fond que des questions de personnes, on simule des questions de principes, on drape une bouderie de l'ample manteau d'un système ; on va, on vient, on se remue, on s'agite on annonce qu'on va tout changer, tout réformer, tout améliorer ; le public bat des mains, l'acteur triomphe et

La montagne en travail enfante une souris.

Nous sommes loin d'affirmer que l'orgueil, la vanité, l'ambition furent les seuls mobiles de la coalition de 1839. S'étonner d'ailleurs de ces sentiments, ce serait se montrer surpris que les hommes aient des passions, ce serait oublier que la politique n'est pas une œuvre de saints, et que le régime représentatif compte parmi ses avantages et ses inconvénients, de mettre en lumière les qualités et les travers des individus, le mal comme le bien, les infirmités comme les côtés généreux de la nature humaine. MM. Thiers et Guizot pouvaient se montrer mécontents d'être, eux acteurs principaux, relégués dans les rangs des spectateurs, de voir que, pour obtenir une majorité sans couleur, composée de bribes et de morceaux disparates, le comte Molé eût affaibli, disloqué le parti de gouvernement ; la sincérité du régime constitutionnel exigeait un cabinet groupé autour d'un chef ayant une forte position parlementaire, appuyé dans les deux Chambres sur une majorité compacte et dévouée, capable de discuter avec la Couronne, au besoin de lui résister. Mais, pour sortir de ce désordre parlementaire, fallait-il recourir à des moyens que le simple bon sens et la morale politique réprouvaient ? Fallait-il, pour réparer le défaut d'une situation, l'aggraver-encore par une coupable imprévoyance, par des alliances équivoques ? Vouloir réconcilier MM. Thiers et Guizot, chefs du centre droit et du centre gauche, amis pendant d-e longues années, séparés aujourd'hui par des rivalités et des questions de conduite intérieure et extérieure, c'était déjà une lourde tâche on l'avait bien vu lorsque M. Guizot avait, en 1837, essayé de reconstituer le ministère du 11 octobre cependant il n'y avait pas là de difficultés insurmontables. Mais prétendre réunit ces deux hommes d'État à M. Odilon Barrot, chef de la gauche dynastique, et les mettre tous trois d'accord sur un ensemble de vues politiques, c'était une orgueilleuse chimère, et l'entreprise ne pouvait avoir d'autre sort que celui des ouvriers de la tour de Babel ; elle devait aboutir à la confusion des langues, au chaos parlementaire.

C'est pourtant à cette pensée que s'arrêta le véritable promoteur de la coalition, M. Duvergier de Hauranne, publiciste et historien d'un grand talent, député plein d'initiative, esprit aventureux, entreprenant et tenace[4]. Aidé de M. de Rémusat, il réussit à aboucher ensemble MM. Thiers, Guizot, puis Odilon Barrot, et tous trois bientôt se trouvèrent d'accord pour renverser ce ministère jugé par eux insuffisant et transparent. Ce qu'ils cherchaient, c'était bien plutôt un prétexte avouable qu'une raison logique. On ne s'inquiétait même pas de savoir comment on partagerait le butin après la bataille, comment on résoudrait la question de gouvernement loin de renier ses propres principes, chacun marcherait au combat drapeau et enseignes déployés. La coalition n'était donc qu'une machine de destruction, une sorte de bélier parlementaire dressé contre la forteresse ministérielle elle n'avait qu'une valeur négative puisqu'il s'agissait de démolir, non de reconstruire, et qu'on laissait au hasard, à l'avenir le soin de tout arranger. Tant il est vrai de dire que les amitiés politiques sont souvent des haines en commun ! Les luttes des partis, écrivait le sage Royer-Collard, deviennent de véritables guerres civiles, plus quam civilia bella. Les partis changent de couleurs et de discours, de mesure et de poids, au gré des circonstances ils ne diront rien de ce qu'ils disaient, ils diront le contraire ; ils brûleront, s'il le faut, ce qu'ils ont adoré, ils adoreront ce qu'ils ont brûlé.

Le prétexte, c'est encore M. Duvergier de Hauranne qui se chargea de le trouver député très-conservateur, mais fanatique de parlementarisme, il publia dans la Revue des Deux-Mondes, en mars et juin 1838, de remarquables articles où il commentait et défendait la maxime extra-légale : le roi règne et ne gouverne pas. M. Fonfrède, publiciste distingué, se faisait le champion de la prérogative royale, soutenait que la vie politique n'était qu'un douloureux chaos sans là fixité ; à ses yeux, la Chambre élective, pouvoir passager, mobile, incertain, rebelle aux traditions, n'était en mesure ni de concevoir un système, ni de le diriger, et l'impulsion, l'initiative devaient venir de la royauté. M. Duvergier de Hauranne se plaçait au pôle opposé, et tentait de réfuter les doctrines de M. Fonfrède puis il attaquait avec vivacité le ministère, lui reprochant d'être sans autorité, sans action, sans influence, se plaignant que l'art de gouverner consistât non plus à agir sympathiquement par ses actes et par ses paroles sur une masse d'hommes avec lesquels on est en communauté d'idées et de sentiments, mais à prendre les hommes un à un, à chercher le côté faible de chacun, à flatter sa vanité, à satisfaire ses intérêts. — Un grand devoir, ajoutait-il, est imposé à tous ceux qui veulent sincèrement et complètement la Monarchie constitutionnelle, c'est d'oublier des querelles aujourd'hui sans objet, et de réunir leurs efforts pour regagner le terrain perdu et pour rendre à nos institutions la grandeur et la force dont on tend chaque jour à les dépouiller c'est de protéger ainsi à la fois contre de dangereuses maximes et de funestes pratiques l'inviolabilité royale, le pouvoir parlementaire, l'influence et la pureté de l'administration. On appellera cela, si l'on veut, une coalition, ce sera du moins la coalition de l'indépendance contre la servilité, de la droiture contre la duplicité, de l'honnêteté contre la corruption.

Les articles de M. Duvergier de Hauranne eurent un grand retentissement et provoquèrent une ardente polémique dans la presse on accusa le ministère de se montrer sans force pour résister aux volontés de la couronne, et l'on vit, spectacle déplorable, les doctrinaires entrer dans la mêlée avec plus de fougue et de passion que les autres. L'allusion à la personne royale devint brutale, insultante on commença par porter au cabinet des coups qui passaient par-dessus sa tête pour atteindre le roi, on finit par frapper directement le roi pour atteindre le cabinet. Les républicains et les légitimistes ne pouvaient que se réjouir de voir le régime constitutionnel décrié, déconsidéré par ses défenseurs naturels, la royauté battue en brèche par les partis dynastiques plus que jamais ils déversèrent le blâme et l'outrage sur le pouvoir, et attisèrent l'incendie si témérairement allumé.

Nous avons eu déjà[5] l'occasion de nous expliquer sur les rapports nécessaires de la royauté, des ministres, des Chambres, et nous demeurons convaincu que Louis-Philippe n'a pas dépassé la mesure de son influence légitime et légale dans le gouvernement. Cette maxime le roi règne et ne gouverne pas, était en désaccord formel avec la Charte de 1830 au roi seul, y lisait-on, appartient la puissance exécutive..... Le roi déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce, nomme à tous les emplois, etc. Le roi seul sanctionne et promulgue les lois. Rien de plus net et de plus précis. On pouvait peut-être reprocher au roi d'avoir l'amour-propre d'auteur, de se mettre toujours en avant dans ses conversations trop abondantes, de découvrir ainsi sa poitrine et d'appeler sur lui la haine, les attaques des partis ; on rapporte qu'il traduisait volontiers son impression dans ce mot piquant MM. les députés sont 450, mais j'ai pour moi l'unité. Louis-Philippe savait qu'un roi fainéant n'a jamais pu fonder une dynastie en France pouvait-il admettre que la Chambre élective le réduisît à n'être plus que l'exécuteur servile de ses volontés, qu'elle supprimât en fait l'intervention de la Chambre des Pairs et de la royauté dans le gouvernement ? Par son intelligence, il était l'égal des hommes politiques les plus considérables de son règne ; par son expérience, son habileté, sa connaissance des intérêts européens, il surpassait ses ministres, anciens professeurs, avocats ou banquiers, la plupart improvisés hommes d'État par la révolution de 1830, arrivés au pouvoir sans connaître ses conditions, ses nécessités, imbus des préjugés, des routines de l'opposition.

Mais l'opinion publique en France ne raisonne guère, et s'enivre volontiers de mots et d'apparences ; elle se croit en droit de demander plus qu'elle n'a donné, elle entend recueillir où elle n'a pas semé. Elle veut tout à outrance et oublie sans cesse que chaque qualité poussée à l'extrême devient un défaut ; lorsqu'elle retourne à l'autorité, elle pousse droit à la dictature ; lorsqu'elle jouit d'un régime de liberté, elle dérive vers l'anarchie parlementaire, et aboutit à rendre tout gouvernement impossible, parce qu'elle méconnaît cette loi des transactions, de l'équilibre des forces et des résistances, dont la Providence semble avoir fait le principe modérateur, la loi universelle de la création. Dès 1837 elle était tellement-excitée, que le Courrier Français, accusé d'avoir voulu faire remonter au roi la responsabilité de certaines mesures, avait été acquitté parce que le jury savait que le roi se vantait hautement de gouverner.

Les premières opérations de la Chambre des députés, réunie le 17 décembre 1838, furent de mauvais augure pour le cabinet. M. Dupin était un ami au moins douteux, et il le prouva bien par la suite à plusieurs reprises, il avait demandé au roi une modification ministérielle dans le sens du centre gauche ; mis en demeure de dire s'il marcherait avec la coalition, il s'était renfermé dans un silence énigmatique, entendant réserver son indépendance vis-à-vis de tout le monde. Cependant il était en possession de la présidence, et M. Molé le soutint, faute de mieux ou crainte de pis il ne l'emporta qu'au troisième tour de scrutin, à la majorité de cinq voix. Bientôt la nomination de la commission de l'adresse présagea la chute du ministère trois de ses amis seulement y trouvèrent place, tandis que la coalition y faisait entrer six de ses coryphées, MM. Thiers, Guizot, Duvergier de Hauranne, Étienne, Mathieu de la Redorte et Passy.

On sait qu'au début de chaque session, il s'opérait, au moyen de la discussion de l'adresse, un règlement de compte entre les dépositaires du pouvoir et les représentants du pays. Ces débats étaient les grands jours du régime parlementaire, les Champs de Mai du gouvernement constitutionnel. C'est sur ce terrain qu'allait s'engager le combat. Le projet de la commission, lu à la chambre le 4 janvier 1839, renfermait une sorte d'acte d'accusation contre le ministère. On y lisait cette phrase significative : Nous en sommes convaincus, Sire, l'intime union des pouvoirs, contenus dans leurs limites constitutionnelles, peut seule fonder la sécurité du pays et de votre gouvernement. Une administration ferme, habile, s'appuyant sur les sentiments généreux, faisant respecter au dehors la dignité de votre trône, et le couvrant au dedans de sa responsabilité, est le gage le plus sûr de ce concours que nous avons tant à cœur de respecter.

Sous l'hypocrisie des formes parlementaires, il y avait là un refus formel de confiance, et la violation d'un principe essentiel, celui de l'inviolabilité et de l'irresponsabilité royales, puisque la couronne se trouvait traînée dans l'arène, puisque le projet d'adresse traduisait le roi à la barre de la Chambre, à la fois juge et partie. Un des amis du comte Molé, M. Liadières avait donc le droit de condamner l'esprit de cette adresse, respectueusement violente et académiquement révolutionnaire, qui, pour chasser les ministres, ne craignait pas de viser plus loin et plus haut ; il pouvait à ajuste titre railler cette nouvelle ligue du Bien Public, qui n'était, à ses yeux, qu'une autre forme de la lutte de ceux qui veulent être ou qui se rappellent d'avoir été contre ceux qui sont. M. Molé avait raison aussi de répondre à M. Guizot dire que notre responsabilité ne suffit pas à couvrir la couronne, c'est rendre la couronne responsable de nos actes, c'est tenir le langage le plus inconstitutionnel s'il en était ainsi, tout le mécanisme de nos institutions se trouverait faussé. Et M.de Lamartine, champion du cabinet, ajoutait avec non moins de vérité : Quand vous dites au chef inviolable de l'État ces ministres ne vous couvrent pas, vous leur dites le mot de M. Garnier-Pagès nous vous voyons. Eh bien, vous ne devez pas le voir. S'il y a au monde un axiome constitutionnel, c'est que le roi n'est visible au Parlement que dans la personne de ses agents responsables.

Attaqué avec une extrême violence, le comte Molé se défendit avec une habileté, un courage qui lui rallièrent beaucoup de députés du centre droit, lui concilièrent l'estime de ses adversaires et lui firent le plus grand honneur. Il avait contre lui l'élite des orateurs et toutes les oppositions coalisées ; pendant douze séances, MM. Berryer, Guizot, Thiers, Garnier-Pagès se relevèrent à la tribune, n'accordant à l'ennemi ni répit ni repos. La lutte une fois engagée était devenue passionnée, excessive dans la forme comme dans le fond, implacable du côté de la coalition, opiniâtre du côté du ministère. La colère, le défaut de retenue allèrent si loin, que dans un des derniers jours, le comte Molé, épuisé de fatigue, se plaignant de ce que ses forces étaient à bout : Crève ! Chien ! lui cria au milieu du tumulte, un des coalisés. Dans cette mémorable discussion, le président du conseil monta dix-sept fois à la tribune ; toujours il répondit avec convenance et dignité à ses rivaux ; il leur fit la chouette à tous, écrit Dupin dans son style pittoresque et tout gaulois. Rien, dit un autre contemporain, ne donne l'idée d'une femme spirituelle et nerveuse comme M. Molé[6]. La lutte produit chez lui une sorte d'irritation fébrile qui double son énergie et l'élève quelquefois jusqu'à une véritable éloquence. Dans plusieurs de ses répliques, il eut un rare bonheur d'à-propos et d'expressions. Il y a, disait M. Guizot dans une de ses attaques les plus véhémentes contre les prétendus ministres courtisans, il y a des hommes prêts à tout faire pour le pouvoir : omnia serviliter pro dominatione. — Vous vous trompez, répondit M. Molé, ce n'est pas des courtisans que Tacite parlait dans le passage que vous citez, c'est des ambitieux.

Le brillant allié du cabinet du 15 avril, M. de Lamartine, eut aussi de beaux mouvements d'éloquence : portant l'attaque sur le terrain même de ses adversaires, il attaqua sans ménagement la politique incendiaire de la coalition. Ne vous fiez pas tant à vos talents, leur dit-il, ce ne sont pas les talents, ce sont les caractères qui soutiennent les empires. Si vous nous présentiez un programme conforme à de grands principes de progrès social, si vous étiez des hommes nouveaux, je voterais avec vous. Mais tant qu'il ne s'agira que de renverser des hommes sans toucher aux choses, de ratifier aveuglément je ne sais quels marchés simoniaques dont nous ne connaissons pas même les clauses pour le pays, je continuerai à voter pour les ministres de l'amnistie et de la paix contre ces ministres énigmatiques, dont les uns ont un pied dans le compte rendu, les autres dans les lois de Septembre, et dont l'alliance suspecte et antipathique ne promet à mon pays que deux résultats funestes qu'il vous était donné seuls d'accomplir à la fois la dégradation du pouvoir et la déception certaine de la liberté.

Grâce à une défense héroïque, le ministère parvint à faire amender ou remplacer par d'autres paragraphes tous les passages hostiles de l'adresse, qui, ainsi modifiée, fut adoptée dans son ensemble par 221 voix contre 208.

Une majorité de treize voix ne pouvait sauver le cabinet blessé à mort, mais debout sur ses positions vaillamment gardées. Il ne se sentit ni le courage ni les moyens d'imiter lord Melbourne, qui conservait le pouvoir avec une majorité de seize voix à la Chambre des Communes ; et ce cabinet de seize voix prenait Aden, Buchir, pénétrait dans l'Asie centrale par le Sind, menait ses armées à Kaboul, se frayait une nouvelle route vers l'Inde, préparait la guerre de l'Opium contre la Chine. Le comte Molé ne sut pas oser, et cependant la coalition n'était elle-même qu'une minorité formée de partis hétérogènes, dont les maximes, les traditions, les tendances resteraient éternellement diverses. Le parti de gouvernement, disloqué, épars depuis la chute du cabinet du 11 octobre, s'était reformé autour des ministres du 15 avril : irrités des exagérations, de l'imprévoyance de la coalition, beaucoup de membres du centre conservateur l'avaient énergiquement combattue, annonçaient hautement leur dessein de persévérer, promettaient à M. Molé un appui constant et dévoué. Royer-Collard, celui qu'on appelait le grand chef invisible de la Chambre, dont les paroles avaient souvent l'autorité d'oracles, traitait avec une amère ironie cette Fronde parlementaire j'ai vu mieux, disait-il, j'ai vu pis, je n'ai rien vu de pareil. Un peu plus tard, le Journal des Débats, s'adressait en ces termes à M. Guizot. Nous vous rendrons notre appui, peut-être, notre estime, jamais ! Un autre journal lui infligeait l'épithète d'austère intrigant, et M. Dupin, qui détestait ces beaux Narcisses de doctrinaires, définissait ainsi la coalition : Chacun a mis son drapeau dans sa poche pour l'en retirer ensuite tout fripé[7].

Malgré ces motifs d'espérance, le ministère Molé crut devoir donner sa démission. Forcé de recommencer -son triste métier de Sisyphe constitutionnel, le roi appela le Maréchal Soult qui essaya vainement de composer un cabinet. M. Molé reprit les affaires, la dissolution de la Chambre fut prononcée, et le pays appelé à trancher par de nouvelles élections le redoutable nœud gordien ministériel, la question de majorité.

Cette mesure ; parut à beaucoup de bons esprits trop hasardeuse et précipitée elle avait pour inconvénients de renvoyer la coalition toute vive devant les collèges électoraux, de ramener son programme commun à une seule formule guerre aux abus du gouvernement personnel, de dénoncer la couronne au pays tout entier, de la mettre en suspicion en lui enlevant une partie de son prestige, d'ébranler la base même de nos institutions. De même qu'en 1830, le cri électoral avait été : la réélection des 221, en 1839 la coalition mit à l'ordre du jour la réélection de tous ses membres.

Accomplies dans un véritable pêle-mêle des opinions et des alliances, les élections des 2 et 6 mars donnèrent la majorité aux coalisés. Le ministère ne se fit pas d'illusions, et sans attendre la réunion de la nouvelle Chambre, se retira définitivement.

On voudrait jeter un voile sur la crise ministérielle qui suivit, la plus longue et la plus laborieuse d'un règne qui en vit tant d'autres ce sont là de tristes souvenirs dans les fastes du régime constitutionnel, et il est pénible de les évoquer.

MM. Thiers, Guizot, Odilon Barrot avaient ensemble vaincu ensemble ils devaient partager le pouvoir. Il y avait dans le gouvernement trois grandes positions le ministère des affaires étrangères, celui de l'intérieur et la présidence de la Chambre plus modéré que les autres, M. Guizot réclamait seulement celle dont MM. Thiers et Barrot ne voudraient pas. Petit par le nombre, le groupe des doctrinaires était puissant par le talent, et formait l'appoint qui avait donné la victoire. Ces hommes, qui sortaient pour la plupart du ministère, avaient intimidé les préfets, leurs collaborateurs de la veille, en leur disant : Souvenez-vous que les vaincus de la veille peuvent être les vainqueurs du lendemain, et c'est à ceux-ci que vous aurez à rendre compte de votre conduite. Cette menace, M. Barrot l'avoue, n'avait pas peu contribué au gain de la bataille électorale. Mais les préjugés de la gauche étaient obstinés et étroits, et ses chefs s'efforcèrent sans succès de faire accepter à leurs adhérents une équitable combinaison tout ce qu'ils purent obtenir, c'est qu'on mettrait à la disposition des doctrinaires deux ministères non politiques. Blessé dans son orgueil, M. Guizot refusa, et la combinaison qu'on appelait le cabinet de grande coalition, parce qu'elle en réunissait toutes les forces, se trouva écartée.

Après ce premier et grave échec, M. le maréchal Soult tenta de former un ministère avec le centre gauche, renforcé de quelques membres du centre droit et de la gauche dynastique. Un moment on se crut sur le point de réussir le roi avait d'abord fait des difficultés pour accepter MM. Passy et Villemain ; lorsqu'on lui avait proposé le premier, il s'était écrié : Mais c'est un ennemi de ma maison, faisant allusion à ces paroles prononcées par M. Passy à la tribune le mal est plus haut que les ministres. Puis il avait consenti à tout accepter, les personnes et les choses, à subir la dictature ministérielle de M. Thiers qui demandait carte blanche pour la politique intérieure et extérieure. Au moment décisif, lorsque les futurs ministres désignés se réunirent aux Tuileries pour prêter serment, M. Thiers eut des scrupules, et craignant un malentendu, entama un commentaire détaillé de son programme. A sa grande surprise, plusieurs de ses collègues soulevèrent des objections au sujet de ses projets d'intervention déguisée en Espagne MM. Passy, Dupin, le maréchal Soult déclarèrent qu'un ministre ne devait pas, par des instructions non délibérées en conseil, préparer, occasionner un conflit, que s'il voulait envoyer des armes en Espagne, il en était des crédits en nature comme des crédits en argent les uns et les autres devaient être également votés par les Chambres. Quant à la Présidence de M. Odilon Barrot, M. Thiers ne put convaincre M. Humann ce dernier s'écria qu'il ne saurait s'associer à un pareil choix, et préférait se retirer. De son côté, M. Thiers ne céda rien de ses exigences et la nouvelle combinaison avorta.

Nous n'entreprendrons pas de guider le lecteur à travers toutes les phases de l'interrègne ministériel, à travers ce dédale de négociations et d'intrigues, de lui faire toucher du doigt les rivalités, les méfiances des coalisés pour le partage du pouvoir. On voulut encore attirer le duc de Broglie et M. Duchâtel en laissant dehors M. Guizot les doctrinaires refusèrent avec hauteur.

Ainsi la coalition était définitivement dissoute et le roi n'avait eu qu'à laisser faire l'orgueil, la vanité, l'entêtement de ses adhérents avaient suffi pour amener un résultat si facile à prévoir. Je suis prêt à tout, disait Louis-Philippe à l'un des candidats, j'accepterai tout, je subirai tout, mais dans l'intérêt général dont je suis le gardien, je dois vous avertir qu'il est fort différent de traiter le roi en vaincu ou de lui faire de bonnes conditions. Vous pouvez m'imposer un ministère que je subisse, ou m'en donner un auquel je me rallie. Dans le premier cas, je ne le combattrai point sous main je ne trahirai jamais mon cabinet, quel qu'il soit ; mais je vous préviens que je ne me regarderai pas comme engagé envers lui, et que si quelque incident le met en péril, je ne ferai rien pour l'empêcher de tomber. Dans le second cas, je le servirai franchement.

Malgré la résignation et l'abnégation du roi, malgré l'activité de M. Thiers, chef réel et nécessaire de tous les cabinets en perspective, la crise se prolongeait depuis trois semaines, et les difficultés s'aggravaient de jour en jour. On s'avisa d'un expédient qui permettrait de réunir les Chambres, d'aller par elles à la découverte de cette majorité tant cherchée et si obscure : dans ce but, Louis-Philippe se décida, le 31 mars, à faire appel au dévouement d'un ministère purement transitoire, sorte de haut état-major administratif, chargé de pourvoir aux exigences et aux apparences constitutionnelles, d'expédier les affaires courantes. Le duc de Montebello, MM. de Gasparin, Girod de l'Ain, Gautier, Parant, Tupinier et le général Cubières acceptèrent la modeste mission de laisser aux députés le temps de se reconnaître, à la royauté celui de former un cabinet. Mais l'esprit de parti est sans pitié personne ne prit au sérieux ces hommes de bonne volonté, et l'on fit mille commentaires peu flatteurs sur leur compte. Au temps des disputes de Fox et de Pitt, écrivit la Revue des Deux-Mondes, l'Angleterre resta sept semaines sans ministère, crise qui eût duré plus longtemps, si Georges III n'eût déclaré que, las de ces entraves, il était décidé à aller chercher à Charring-Cross et à prendre pour ministres les sept premiers gentlemen qu'il rencontrerait.

Le 16 avril, la Chambre des députés procéda à l'élection d'un président ce choix avait une grande importance puisqu'il devait indiquer où se trouvait la majorité. Les amis de M. Thiers et la gauche portaient M. Barrot à la présidence ; mais, depuis l'échec de la combinaison de grande coalition, M. Guizot avait reconnu son erreur et s'était retourné vers le centre droit par ses conseils, afin de détacher quelques voix du centre gauche, M. Passy devint le candidat des conservateurs et fut élu par 226 suffrages contre 193 donnés à M. Odilon Barrot.

Ce n'était qu'un premier pas vers une solution sérieuse et il fut loin d'être décisif on recommença à tâtonner, à négocier ; on rencontra les mêmes incompatibilités d'amours-propres, les mêmes prétentions. Tantôt les difficultés venaient de M. Thiers, tantôt de MM. Dupin, Dufaure ou du maréchal Soult. Les interpellations se succédaient à la tribune, les meneurs de la coalition s'y reprochaient avec vivacité leurs griefs respectifs.

En présence de cette confusion, de cette stérilité parlementaire, l'opinion publique se fatiguait de plus en plus les affaires souffraient, le travail se ralentissait, et par ses déclamations violentes, la presse fomentait la méfiance, le doute et le découragement. Les journaux de droite se prononçaient contre M. Thiers, qu'ils accusaient de tout entraver, de tout brouiller, afin de réduire la couronne à merci, tandis que les journaux de gauche imputaient la longueur de la crise aux prétendues intrigues souterraines de la cour, c'est-à-dire du roi, qui, selon eux, voulait diviser et annihiler les hommes les plus considérables du Parlement.

Sur ces entrefaites, les factions crurent le moment favorable pour attaquer de vive force le gouvernement embarrassé dans sa marche le 12 mai 1839, Barbès s'avisa d'arborer le drapeau de l'insurrection au milieu d'une population qui y était bien peu préparée. La crainte inspirée par cette émeute fit ce que n'avaient pu réaliser en deux mois les chefs du Parlement elle détermina la formation soudaine d'un ministère qui fut plutôt l'expression d'un dévouement de personnes que la représentation d'une majorité quelconque, ou l'expression d'un principe parlementaire. Dans la soirée un grand nombre de personnes s'empressèrent de se rendre aux Tuileries. Au milieu de cette affluence, écrit le marquis de Dalmatie, fils du maréchal Soult, l'idée vint à mon père d'en profiter pour mettre un terme à l'hésitation générale et former enfin un ministère. A mesure qu'arrivait une des personnes qu'on jugeait propres au pouvoir, le roi la faisait appeler dans le cabinet, où il était avec mon père, et lui demandait son concours. Dans un pareil moment, personne ne refusa. M. Dufaure, que le hasard fit arriver un des derniers et qu'on envoya chercher, fut un peu plus long que les autres à se décider, mais la gravité des circonstances triompha de ses doutes. Le cabinet se trouva composé de la sorte Affaires étrangères, maréchal Soult ; Intérieur, comte Duchâtel ; Guerre, général Schneider ; Finances, Passy ; Marine, amiral Duperré Justice, Teste Instruction publique, Villemain ; Agriculture et Commerce, Cunin-Gridaine Travaux publics, Dufaure.

Le ministère du 12 mai, héritier bénéficiaire de la coalition, était un ministère neutre il apportait un changement dans les personnes et n'impliquait aucune modification, aucun progrès appréciable dans les choses. MM. Duchâtel, Cunin-Gridaine y représentaient le centre droit, MM. Villemain, Passy, Dufaure et Teste le centre gauche les chefs des grands partis parlementaires, MM. Guizot, Thiers, Odilon Barrot restaient en dehors du pouvoir. On ne pouvait pas dire que le nouveau cabinet eût un programme, ni espérer qu'il pratiquât une conduite plus décidée et plus conséquente que M. Molé on ne pouvait non plus se vanter que la base du gouvernement fût élargie.

L'agitation produite par la révolution de Juillet, disait Royer-Collard, juste et sévère censeur de la coalition, chassée des rues où elle a été réprimée, s'est réfugiée au cœur de l'État ; là comme dans un lieu de sûreté, elle trouble le gouvernement et l'avilit elle le frappe d'impuissance et en quelque sorte d'impossibilité. Sous les voiles trompeurs dont elle se couvre, c'est l'esprit révolutionnaire, je le reconnais à l'hypocrisie de ses paroles, à la folie de son orgueil, à sa profonde immoralité... Cependant les institutions fatiguées, trahies par les mœurs, résistent mal, la société appauvrie n'a plus pour sa défense ni positions fortes, ni places réputées imprenables.

En voyant les défenseurs naturels de la royauté attaquer cette dernière, les forces conservatrices de la société se faire obstacle, les hommes d'ordre pactiser avec les protecteurs reconnus des hommes de désordre, la bourgeoisie commença à s'ébranler dans ses convictions constitutionnelles, dans sa fidélité monarchique désormais elle trouvera qu'il y a duperie à se préoccuper des noms propres, puisque ceux-ci n'empruntent plus leur signification à une idée ; elle ne soutiendra plus rien, parce qu'elle n'aura foi en rien, elle acceptera tout sans amour comme sans haine. Au sein des Chambres, chacun exagérera son importance et trop souvent les intérêts individuels, les ressentiments commanderont au lieu des principes, décideront des votes les plus importants[8]. Des luttes politiques abaissées au niveau des plus stériles ambitions, des noms propres substitués aux intérêts généraux, des efforts hardis jusqu'à la témérité aboutissant à des résultats mesquins jusqu'au ridicule, toutes les situations faussées, les chefs donnant le mauvais exemple aux soldats, la Chambre élective faisant éclater son inaptitude à créer elle-même son gouvernement, voilà le bilan de la coalition. Elle avait marché de mécompte en mécompte, de faute en faute, et cette autre Journée des Dupes se terminait dans les mêmes proportions et avec le même caractère[9]. L'anarchie parlementaire enfanta l'émeute, l'anarchie matérielle elle servit de prétexte, d'exemple à la coalition réformiste de 1847, contribua à démolir la vieille et indispensable fiction de notre trinité politique, à entretenir le désordre des esprits, des croyances, à augmenter le scepticisme national elle fut, pour tout dire, un des plus tristes épisodes du régime parlementaire.

 

 

 



[1] Tome I, chapitres V et VII ; tome II, chapitre XII.

[2] Tome I, chapitre VII.

[3] Lord Palmerston ne peut pardonner au gouvernement, au comte Molé leur refus d'intervention en Espagne, leurs tentatives de rapprochement avec l'Autriche ; il écrit à lord Granville en 1836 : Je crois que votre attitude avec Molé est de lui laisser voir que nous regardons la France comme se retirant de l'alliance à grands pas. La France perdra son crédit auprès du parti libéral en Europe qu'elle est au moment de déserter, et elle ne sera jamais accueillie ni agréée par les hommes de la Sainte-Alliance... elle sera détestée par les uns et méprisée par les autres. Son gouvernement passera, dans l'opinion du pays, pour être allié au parti absolutiste en Europe, et aux ennemis des institutions libérales. les complots et les conspirations naîtront comme des champignons. La France se place dans une fausse position, et il ne s'écoulera pas longtemps avant qu'elle ne s'aperçoive de son erreur. Il souhaite à Molé une heureuse et prompte délivrance des soucis du ministère. Dans le discours de la couronne, en 1837, il obtient qu'on ne parlera pas du tout de la France ou de l'alliance française. Nous ne pouvons rien en dire de flatteur, par conséquent le silence est la plus grande politesse que nous puissions faire à nos alliés. Louis-Philippe, dit-il encore, nous a traités salement dans ces affaires espagnoles, mais le fait est qu'il est aussi ambitieux que Louis XIV, et veut mettre un de ses fils sur le trône d'Espagne, comme mari de la jeune reine, et il croit qu'il atteindra mieux ce but par la continuation des désordres en Espagne. Un autre jour, il accuse le roi de convoiter les provinces du nord de l'Espagne. — Ces lettres expliquent la conduite de Palmerston en 1840.

[4] C'est, écrit M. Véron dans un portrait humoristique, c'est l'homme qui monte le plus souvent votre escalier ; il dérange vos sonnettes, il use vos tapis, il se blottit sous votre oreiller, il se fourre dans vos pantoufles. Vous êtes en travail, on entre sans se faire annoncer, c'est lui ! vous partez pour la Chambre ou pour le conseil des ministres, c'est lui ! vous allez vous mettre à table, c'est lui ! vous vous couchez, c'est lui ! vous vous réveillez, c'est lui, c'est toujours lui ! Tel député demande une faveur : ne l'accordez pas, vient vous dire M. Duvergier de Hauranne, ce n'est qu'un douteux, un modéré. Tel fonctionnaire public sollicite de l'avancement refusez, il est l'ami d'un électeur qui vote mal. Comment invitez-vous à diner M. un tel ? il a ri pendant votre dernier discours..... Il savait les noms, les habitudes et les affaires de chacun, il ne tolérait pas les plus insignifiantes concessions, ne permettait pas un instant de faiblesse. Il punissait, soit par une attaque dans les journaux, soit par une exclusion aux jours où les honneurs parlementaires se distribuaient, le moindre oubli de la discipline ; c'était tout à la fois le berger et le chien du troupeau. En politique, la passion l'aveugle, chez lui l'amour-propre le plus légèrement blessé n'oublie ni ne pardonne à force de persévérantes manœuvres, il est surtout habile à organiser, à diriger des intrigues et des coalitions. C'est pour lui un entraînement d'esprit irrésistible et comme un besoin de son tempérament.

[5] Tome I, chapitre IX.

[6] D'autres le comparaient à une grande coquette, à une Célimène politique.

[7] Un jour le spirituel président de la Chambre dut rappeler à l'ordre son ami Berryer, qui apostrophait très-vivement les doctrinaires ; mais en même temps il se pencha vers l'orateur et lui dit à voix basse : Tape dessus, tu es en verve ! M. Dupin avait le don de la repartie parlementaire et des mots heureux Dans une séance, un tumulte s'élève à propos du mot citoyen, dont un député d'extrême gauche réclamait l'emploi : Eh ! s'écrie M. Dupin, appelons-nous messieurs, et soyons citoyens !

[8] Ce sont ces divisions à l'infini, ces coteries qui inspiraient à Henri Heine ces remarquables réflexions :

Quand chaque député met en avant une opinion particulière, différente et isolée, il n'en peut jamais résulter un vote de nature à être regardé comme l'expression d'une volonté commune, et pourtant la condition essentielle du système représentatif c'est qu'une pareille volonté commune arrive à se manifester. De même que toute la société française, de même la Chambre s'est décomposée en tant de fractions et de parcelles, qu'on ne voit plus deux personnes ici qui s'accordent entièrement dans leurs vues. Quand je considère, sous ce rapport, les Français d'aujourd'hui, je me rappelle les paroles de notre spirituel Adam Gurowski, qui refusait aux Allemands toute capacité d'action, vu que sur douze Allemands, il y avait toujours vingt-quatre partis car avec notre manière de penser consciencieuse et profonde, disait-il, chacun de nous s'est pénétré aussi de l'opinion contraire à la sienne, avec toutes les raisons démonstratives qui parlent en faveur de cette opinion opposée, de sorte qu'il se trouve toujours deux partis dans chaque Allemand. La même chose a lieu maintenant chez les Français. Mais ou mènent cette division à l'infini, cette dissolution complète des liens de la pensée, ce particularisme, cette extinction de tout esprit de corps qui constitue la mort morale d'un peuple ? — C'est le culte des intérêts matériels, de l'égoïsme, de l'argent qui a amené cet état de choses.

[9] Le comte Beugnot raconte dans ses Mémoires, que sous la Restauration, le comte de Marcellus proposa un jour à la Chambre des députés de placer au-dessus de la tribune l'image de Jésus-Christ comme témoignage de justice, de respect et de foi. Le comte Beugnot se leva et prit la parole. Je viens appuyer, dit-il, la proposition de notre pieux et honorable collègue, mais je me permettrai d'y ajouter un amendement qui sera toujours de circonstance ici. Je prie la Chambre de faire inscrire en lettres d'or, aux pieds du Christ, ces paroles de grâce et d'oubli que Jésus mourant adresse à Dieu : Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ni ce qu'ils font, ni ce qu'ils disent. Jamais, assurément, l'inscription proposée par le spirituel écrivain n'eût été mieux en situation qu'en 1839, et elle aurait pu servir d'épigraphe à la coalition. M. Duchâtel, un des leaders de cette funeste intrigue, répondit à un de ses amis qui lui reprochait d'y avoir pris part : A cette époque-là, ma femme était si malade que je ne savais plus ce que je faisais.