HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XVI

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE SEPTIÈME.

 

 

Enthousiasme qu'excitent le départ de Brienne et le rappel de Necker. — Projet de Lamoignon pour se maintenir en place. — Necker le fait renvoyer ; la magistrature est rétablie ; troubles dans Paris. — Faiblesse du parlement. — la présence de Necker ranime le crédit ; travaux financiers de ce ministre. — Eue déclaration du roi rapproche l'ouverture des états généraux ; examen de à conduite de Necker à cette époque. — Discussions animées dans toute la France sur ces questions : le tiers état aura-t-il une double représentation ? délibérera-t-on par ordre ou par tête ? — Le parlement enregistre la déclaration du roi, en y ajoutant la clause avec les formes de 1614. — Recherche de qui s'est passé en 1614 ; brochures contre le parlement. — Hésitation de Necker ; il fait convoquer de nouveau les notables. — La double représentation est repoussée par eux ; autres délibérations. — Le parlement revient sur la restriction, et l'annule en l'interprétant, pour recouvrer sa popularité : déclaration remarquable qu'il demande au roi. — Proposition du prince de Conti dans le bureau qu'il préside ; lettre des princes au roi. — Des résistances sont prédites au nom de la noblesse, et d'autres au nom du tiers état. — Démarche de trente glues et pairs. — Necker fait accorder la double représentation ; ternie insolite adoptée pour publier cette — États particuliers du Dauphiné. — Troubles en Bretagne. Coup d'œil sur les principaux écrits publiés à l'approche des états généraux. — Disette, émeutes. — Les états sont convoqués pour le 27 avril ; Versailles est le lieu choisi pour leur réunion. — Élections : le nombre des votants est beaucoup moins considérable qu'on ne l'avait présumé. — Les nobles de Bretagne refusent de nommer des députés. — Mirabeau est élu en Provence. — Deux articles des mandats devaient attirer l'attention la plus sérieuse du gouvernement. — Malouet presse Necker et Montmorin de tracer un plan de réforme, et de faire prendre l'initiative au roi, à l'ouverture des états généraux. — L'archevêque de Bordeaux et l'évêque de Langres joignent leurs instances à celles de Malouet. — Intrigues des courtisans. — Motions du Palais-Royal. Émeute au faubourg Saint-Antoine. — Impunité. — Présentation au roi des députés des premiers ordres et des députés du tiers. — Cause qui empêche de faire vérifier les pouvoirs avant l'ouverture des états. — Costumes, procession. — Sermon de l'évêque de Nancy. — Séance d'ouverture des états généraux.

 

Necker entra au conseil avec le titre de directeur général des finances (26 août 1788). L'enivrement fui universel. Brienne renvoyé ! Necker rappelé ! Beaucoup de Français croyaient être abusés par un songe. Plusieurs villes donnèrent tous les signes d'un joyeux délire. A Grenoble, le courrier porteur de la nouvelle du renvoi de l'archevêque arriva en plein jour ; et les habitants, sans attendre le soir, illuminèrent leurs maisons. Partout on faisait retentir à la fois, avec des accents bien différents, les noms de Brienne et de Necker. A Paris, les jeunes gens un palais et la dernière classe du peuple liront prédominer avec violence les cris contre le ministre abattu ; et bientôt nos regard : s'arrêteront sur de sanglants désordres.

Lamoignon essaya de se maintenir en place ; et, pendant plusieurs jours, il se flatta qu'il échapperait au désastre de Brienne comme il avait échappé à celui de Calonne. Il conseillait de renoncer à la cour plénière qui n'était encore que suspendue, et de modifier les autres édits par de nouveaux ordres publié ; en lit de justice. Il représentait au roi que retirer simplement les édits, ce serait compromettre l'autorité ; au lieu qu'en suivant son avis on la ferait respecter et l'on verrait disparaitre l'opposition de la magistrature. Assurément, il y avait pour l'autorité de graves inconvénients à céder ; mais il était fort, difficile de croire au succès du moyen proposé : comment espérer que, dans un lit de justice, le parlement se montrerait docile ? Cependant Louis XVI adopta les vues de Lamoignon, lui, trompé par ses désirs et par les promesses de quelques magistrats, affirmait qu'on ne rencontrerait pas d'obstacle sérieux. Ces nouveaux édits s'imprimaient avec le mystère dont on avait usé, avant de publier ces males actes qu'on allait changer ; et des lettres closes furent adressées aux membres du parlement. Aussitôt les magistrats s'assemblèrent chez un de leurs présidents (15 septembre) ; là, ils protestèrent contre tout ce qui se passerait au lit de justice et contre toute innovation qui ne serait pas demandée ou consentie par les états généraux. Ainsi la lutte était près de recommencer sur le mérite terrain où déjà elle avait été si fatale aux prétentions du pouvoir absolu.

Necker, in plia pour sa popularité, et jugeant impossible de gouverner arec les moyens qu'on voulait employer, s'adressa à la reine qu'il trouva disposée à l'entendre avec faveur. La reine donnait de, regrets à Brienne et regardait comme un affront pour son protégé que Lamoignon fût encore en place : elle saisit avec empressement les idées de Necker, changea en un instant ta résolution de Louis XVI, et fit envoyer au garde des sceaux l'ordre de donner sa démission : il se retira la veille du jour al devait être tenu le lit de justice. Pour adoucir sa disgrâce, on lui promit une son fils aurait une ambassade et serait élevé à la pairie. Non content de ces promesses et de sa pension de retraite, il osa demander encore quatre cent mille livres. Telle était la pénurie du trésor, qu'il fut impossible de lui donner sur-le-champ cette somme : il en prit à compte la moitié. Barentin, premier président de la cour des aides, loi succéda.

Les parlements furent rappelés, et les édits annulés ; les lettres de cachet contre les gentilshommes bretons fuirent révoquées. Le renvoi de 'Brienne avait excité dans Paris des scènes tumultueuses, et les désordres prirent un caractère plus grave riflant' la chute du garde des sceaux eut rendu celle révolution complète. On commençait à voir dans la capitale une tourbe inconnue qui eût exigé une surveillance active. Il y avait en France beaucoup de mendiants et de bandits. Les entraves que les corporations mettaient à l'exercice de l'industrie, les charges qui pesaient sur les campagnes, la contrebande que provoquaient les douanes intérieures et la gabelle, la sévérité des lois fiscales, étaient des causes permanentes de misère, auxquelles ajoutaient encore les approches de la disette. Un grand nombre de gens pauvres, la plupart sans aveu, se dirigeaient vers Paris, dans l'espoir d'y trouver les ressources que donne le travail ou le pillage. Cette multitude, jointe à la classe infime qui existe dans une vaste capitale, rendait fort dangereux les rassemblements provoqués par les jeux des clercs du palais. Chaque soir la place Dauphine était encombrée par la foule ; ou cassait des vitres, on lançait des pétants. Le mannequin de Lamoignon en simarre et celui de Brienne en habits pontificaux furent brûlés au pied de la statue de Henri IV. Les voitures qui passaient sur le Pont-Neuf recevaient l'ordre de s'arrêter ; les boraines et même les femmes qu'elles conduisaient étaient forcés à crier : Vive Henri IV ! au diable Brienne et Lamoignon ! Les cochers récalcitrants étaient précipités de leur siège et contraints de faire amende honorable à genoux. Des bandits demandaient de l'argent sous prétexte d'acheter des fusées, et rançonnaient les passants. Plusieurs personnes paisibles furent assaillies et blessées précisément parce qu'elles étaient paisibles. Tandis que bien des gens évitaient de traverser le Pont-Neuf, le duc d'Orléans s'y fit conduire, pour étaler sa popularité et jouir des applaudissements de la multitude. Plusieurs hommes qui lui avaient su gré de son opposition dans la séance royale, et qui s'étaient empressés d'excuser les fautes de sa jeunesse, cessèrent de croire à son amour du bien public, en le voyant dans des scènes bruyantes se donner en spectacle à la populace et paraitre la courtiser. Mais ce sentiment ne fut point général dans Paris. Les frondeurs que charmait tout ce qui offensait la cour approuvèrent hautement la conduite du premier prince du sang. Les troubles excitaient peu d'alarmes ; on ne les croyait ni sérieux ni durables ; plus de moitié des magistrats trouvaient fort naturels, et même utiles, les désordres qu'ils appelaient une manifestation de l'opinion publique. Cependant le tumulte envahissait chaque jour de nouveaux quartiers et les excès devenaient plus violents. Le guet eut ordre enfin de rétablir la tranquillité. Cette troupe peu valeureuse fut mise en fuite à coups de pierres, plusieurs de ses corps-de-garde furent démolis et brûlés ; les gardes françaises, les gardes suisses, portèrent secours, et le sang coula dans diverses rencontres. Un attroupement fit irruption dans la rue Saint-Dominique, à menaça d'incendier l'hôtel occupé par Brienne, ministre de la guerre. Un détachement que celui-ci avait fait demander aux Invalides chargea la multitude qui prit aussitôt la fuite ; mais le hasard voulut qu'un peloton de gardes françaises arrivât dans le même moment, par le côté opposé, et l'attroupement se trouvant entre deux feux, il y eut des morts et un grand nombre de blessés. La maison du commandant du guet fut également menacée ; la force repoussa la force, et plusieurs des assaillants périrent.

Le parlement, rentra au milieu des bruyants témoignages de la satisfaction publique (24 septembre). Jaloux d'imiter la hardiesse dont la cour de Bordeaux avait donné l'exemple dans une circonstance analogue, il n'enregistra point les lettres patentes qui le rappelaient à ses fonctions, et déclara qu'elles n'avaient pu légalement lui dire enlevées. Son premier soin fuit de s'occuper des troubles de la capitale. Non-seulement les perturbateurs, mais beaucoup d'autres habitants de Paris s'indignaient de ce que les troupes avaient tiré ; ils soutenaient qu'il y avait un guet-apens, et traitaient d'hommes féroces les chefs de la force armée. Si, comme on l'a prétendu, le commandant un guet fit cacher des troupes au lieu de les déployer de manière à intimider la foule, il commit un acte coupable ; mais l'accusation ne fut point prouvée, et l'estime de Malesherbes pour cet officier ne permet pas de croire légèrement à son inhumanité. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on faisait fort mal la police. Au lieu d'empêcher de bonne heure les groupes de se former, au lieu de prévenir que, si des injonctions ne suffisaient pas pour éloigner ceux qui troublaient la tranquillité publique, ils seraient dispersés par la force, on laissait grossir les rassemblements, on riait du tumulte, des scènes scandaleuses données par quelques jeunes gens, et des voies de l'ait commises par la populace, jusqu'à ce que d'excès en excès on arrivât à craindre le pillage ; alors les militaires recevaient l'ordre de faire feu, à la grande surprise de la multitude qui avait entendu si souvent répéter qu'on ne ferait jamais usage des armes contre elle. Cette étrange manière de veiller ait bon ordre résultait d'un mélange, alors très-commun, de mépris pour le peuple, qui empêchait de croire redoutable son agitation, et de prétendue philanthropie qui s'opposait à ce qu'on déployât de la fermeté. Le parlement chargé de la liante police avait à faire prendre des précautions plus sûres ; mais il agit comme s'il n'eût été composé que de jeunes conseillers des enquêtes. Tous les bruits populaires furent répétés avec chaleur dans le sein de la magistrature. On manda, pour examiner leur conduite, le lieutenant de police et le chef du guet. Celui-ci, malade de l'impression que lui avaient causée les scènes auxquelles il venait de prendre part, ne put obéir à l'ordre qu'il reçut. Lorsque l'officier qui le remplaçait et le lieutenant de police arrivèrent, la foule qui se pressait autour du palais les assaillit de huées ; et, lorsqu'ils sortirent, il fallut les faire évader par une porte dérobée. Ce fut contre les excès commis par les militaires que le parlement ordonna d'informer. Un second arrêt défendit les attroupements ; mais ses dispositions étaient si peu propres à effrayer les agitateurs que les désordres continuèrent encore pendant plusieurs soirées. De tous les gens arrêtés dans les rassemblements, un seul fut condamné à quelques jours de prison ; les autres furent mis hors de cour. Le parlement rechercha une basse popularité ; il craignit  de paraitre ingrat envers ceux qui l'avaient applaudi et de s'aliéner une classe nombreuse qu'il avait la simplicité de croire dévouée pour jamais à sa cause.

A l'époque du premier ministère de Necker, ses enthousiastes répétaient sans cesse qu'on ne pouvait trop s'étonner de son habileté financière ; mais, comme il avait du crédit et qu'il payait assez cher l'argent des capitalistes, on conçoit qu'il lui était facile de subvenir aux dépenses par des emprunts. Son second ministère est, sous le rapport des finances, beaucoup plus remarquable. Lorsque cet administrateur fut rappelé, il ne trouva pas cinq cent mille livres au trésor ; il fallait, dans la semaine, plusieurs millions pour des dépenses urgentes ; tous les effets du gouvernement étaient dépréciés, le crédit était nul. Les embarras déjà si grands furent bientôt compliqués par des besoins extraordinaires : la disette rendit la misère générale ; les achats de grains et les secours pécuniaires se sont élevés à soixante-dix millions. Necker, pendant près d'une année, avec les seules forces que lui donnaient ses talents et sa réputation, parvint à lutter avec succès contre tant d'obstacles. Une pareille administration tient du prodige. Si Necker eût fait un exposé détaillé de ses travaux financiers pendant son second ministère, il y aurait, dans ce compte minutieux de ses opérations journalières, d'importantes leçons à puiser pour les administrateurs. On y verrait ce que sont capables de produire une activité de tous les instants, et la réunion de petits moyens qui séparés seraient insignifiants, mais qui, rassemblés et dirigés vers un même but, ont la puissance de l'atteindre. Tontes les ressources de banque, si bien connues de ce ministre, furent mises en œuvre ; mais, quelle que fin son habileté, elle aurait échoué, si elle n'eut pas été soutenue par la confiance qu'inspirait son intégrité. La présence de Necker fit, en un jour, remonter de trente pour cent les effets publics. Il prêta au gouvernement deux millions de sa propre fortune. Quelques capitalistes osèrent faire des avances ; les notaires de Paris versèrent six millions au trésor. Ces secours étaient faibles comparés aux dettes et aux dépenses ; il fallait que des créanciers consentissent à ne recevoir que des à-compte et des promesses ; la réputation du directeur général aplanissait les difficultés. Sa grande force fut toute morale ; il a fait voir que l'administrateur dont on sait que la parole est inviolable possède une ressource dont la puissance égale celle de l'or. Sa première administration financière offre des traces de charlatanisme, qu'on ne retrouve point dans la seconde. Loyal, prudent et ferme, il ne fit aucun usage de l'arrêt du conseil rendu sous son prédécesseur, pour autoriser à payer en papier une partie des créances ; mais il ne céda ni aux avis ni aux instances des personnes qui le pressaient de retirer avec éclat et sur-le-champ cet arrêt ; il ne voulut le faire annuler qu'après avoir pris le temps nécessaire pour s'assurer qu'il aurait les moyens de remplir fidèlement ses promesses.

Les résultats obtenus dans de pareilles circonstances prouvent évidemment que si Louis XVI, après avoir connu le déficit, au lieu d'assembler les notables, eût renvoyé Calonne et confié le ministère à Necker, les finances auraient été bientôt rétablies, et que la France fût rentrée dans la voie des améliorations paisibles. Le rappel tardif de Necker est un des plus frappants exemples des dangers où se laissent entraîner les gouvernements sans vigueur et sans lumières, eu différant des mesures qui, prises à l'époque favorable, auraient pleinement réussi, nuis qui, décidées trop tard, ne produisent point les fruits qu'on devait en recueillir. Les talents d'un financier ne suffisaient plus dan ; la nouvelle situation où Necker était placé. An manient où se préparait l'assemblée des états généraux, il eût fallu dans le ministre les connaissances d'un législateur et le caractère d'un homme d'État : sous ce double rapport, Necker était prodigieusement au-dessous des fonctions qu'il avait à remplir. Toutefois, en parlant ainsi, je pourrais bien tiare pas encore compris de la plupart da ceux qui l'accusent.

Le parlement reçut, le jour même de sa rentrée, une déclaration du roi qui rapprochait l'époque de l'ouverture des états généraux, et l'annonçait pour le mois de janvier. Beaucoup de personnes ont dit que, l'embarras des finances ayant seul déterminé le gouvernement à convoquer les états, Necker aurait dû ne point les réunir, puisque son habileté lui donnait les moyens de subvenir longtemps aux dépenses. Comment ne voit-on pas que ces moyens reposaient sur la fidélité ;71 remplir tous les engagements, et que, si le ministre eût violé la parole royale, son crédit, ses ressources, son influence, auraient à l'instant disparu. Louis XVI avait solennellement promis les états généraux. Des millions de voix s'élevaient pour bénir le prince de faire revivre les assemblées de la nation, et couvraient les voix éparses qui prédisaient des orages. Si Necker eût conseillé au roi d'éluder sa promesse, s'il eût retardé l'époque de la réunion impatiemment attendue, les parlements, la noblesse, le clergé, le tiers état, se fussent indignés de la trahison du ministre ; un cri universel eût demandé sa chute, et réclamé la parole sacrée du monarque.

La force matérielle aurait pu seule comprimer l'ardente fermentation des esprits. En admettant que cette force existait encore, il est évident que Louis XVI était incapable de lui donner l'impulsion. Déjà, sous le ministère précédent, lors des premiers troubles en Bretagne, plusieurs hommes de cour avaient accusé Brienne de pusillanimité et pressé le roi de se mettre à la tête des troupes, sans craindre les résultats d'une guerre civile : ces hommes voulaient qu'il s'affranchît ainsi de la promesse d'assembler les états généraux. Les vertus et les défauts de Louis XVI concouraient également à lui rendre odieux un tel conseil. S'il eût pris ce moyen désespéré, où le malheureux prince aurait-il trouvé de nombreux approbateurs, un imposant appui ? Ce n'est ni dans les parlements, ni dans la noblesse, ni dans la bourgeoisie, ni dans le premier ordre. La cour aurait pu compter quelque temps sur les troupes ; cependant leurs chefs, au milieu des désordres dont le livre précédent offre le récit, leur avaient recommandé la prudence et la douceur. En Bretagne, les officier du régiment de Bassigny venaient de protester contre les ordres qu'ils étaient chargés de faire exécuter. Ce régiment avait été cassé ; mais son exemple pouvait trouver des imitateurs, et les pamphlets répandus parmi les militaires leur enseignaient à discuter l'obéissance. Enfin, pourquoi recourir à la guerre civile ? Pour maintenir les abus ? Pour que la cour pût continuer de puiser au trésor ? Pour que les ministres fussent libres d'exercer l'arbitraire ? Tout cela n'était pas plus dans l'intérêt du roi que dans celui de la France. Des réformes étaient indispensables. Il faut gémir de ce que le monarque n'avait pas profité des premières années de son règne, où sa volonté eût suffi pour donner des institutions à la France. Ce temps était passé ; on n'avait plus d'espoir que dans la périlleuse convocation des états. Tous les ordres la voulaient, Louis XVI l'avait promise ; il n'y avait plus à s'occuper que des moyens de la rendre utile. Necker, eu donnant la déclaration qui hâtait l'ouverture des états généraux, fit un acte très-sage : c'était enlever du temps à l'intrigue, c'était en laisser moins aux esprits pour ajouter à leur exaltation. Cet acte annonçait de la loyauté, de l'assurance ; loin d'y trouver un sujet de reproche, on doit regretter que Necker n'ait pas continué de suivre la marche judicieuse et ferme que ce début semblait promettre.

La révolution française fut commencée sous Brienne, le jour où Louis XVI annonça que les états généraux seraient réunis le 1er mai 1789. Dès lors, il ne s'agissait plus de prévenir la révolution, il s'agissait de la diriger. La faute de Necker n'est point d'avoir laissé les délégués de la nation s'assembler ; sa faute est de ne les avoir pas aidés à remplir une mission qui présentait tant de difficultés. La grande question était de savoir si les représentais des trois ordres, abandonnés à eux-mêmes, se lanceraient dans la carrière sans autres guides que leur s connaissances incertaines et leurs passions divergentes, ou si le ministre aurait assez de lumière, de caractère et d'habileté, pour concevoir et pour faire adopter par la majorité d'entre eux un plan de réformes convenable au bonheur de la France.

Une pareille tâche était difficile, et Necker a trop prouvé qu'elle excédait immensément ses forces. Ceux qui voient en lui un conspirateur, un plébéien jaloux de détruire la noblesse, un Genevois obstiné à renverser le trône et le catholicisme, ceux-là créent un personnage imaginaire, au gré de leurs aveugles ressentiments. L'esprit de parti lance des imputations calomnieuses et ferme les veux sur les fautes réelles. Necker ne voulut renverser ni le trône, ni le clergé, ni la noblesse. Homme moral, épris du bien public, fidèle au roi et à la France, il servit mal l'un et l'autre, malgré la droiture de ses intentions, parce qu'il manquait de connaissances et de caractère pour présider aux destinées d'un peuple en tumulte qui veut changer ses lois.

Lorsque, après son premier ministère, je l'ai comparé avec Turgot, je crois avoir prouvé que ses lumières en politique étaient faibles : il y avait peu ajouté dans sa retraite. Ses loisirs avaient produit le livre de l'Administration des finances, il un traité de l'Importance des opinions religieuses. Financier et moraliste, il était un homme de cabinet plus qu'un homme d'État. Ses écrits respirent un amour de l'humanité qui l'honore ; mais on y recourait tut philosophe plus qu'un publiciste, et il y a loin encore du publiciste au législateur. Dans les ouvrages que Necker a fait paraître, après avoir quitté, les affaires publiques, il dit qu'admirateur de la constitution anglaise tout son désir était que les états généraux voulussent s'en rapprocher. Mais on ne voit point que, pour diriger leurs travaux, il se soit occupé de former un plan et qu'il ait tenté de le faire adopter. Quelques phrases de salon sur les lois anglaises, quelques conversations de famille en leur honneur, ne suffisaient pas pour donner des institutions à la France. Tout annonce que, lorsqu'il aurait été nécessaire que les idées d'un ministre fussent nettes, positives, celles de Necker restèrent toujours fort confuses, très vagues. Lui-même en fournit la preuve dans ses Mémoires : Je n'ai jamais été appelé, dit-il[1], à examiner de près ce que je pouvais faire, à l'époque de nia rentrée au ministère, de mon estime si profonde et si particulière pour le gouvernement d'Angleterre ; car, si de bonne heure mes réflexions et nies discours durent se ressentir de l'opinion dont j'étais pénétré, de bonne heure aussi je vis l'éloignement du roi pour tout ce qui pouvait ressembler aux usages et aux institutions politiques de l'Angleterre. En effet, Louis XVI avait, dès l'enfance, entendu répéter cette phrase qu'un roi d. Angleterre est, près d'un roi de France, un fort petit seigneur. La plupart de ceux qui l'approchaient avaient une profonde antipathie pour les institutions anglaises ; et il y allait de son honneur, aux yeux de sa cour, de ne jamais les accepter. Mais a-t-il rempli ses devoirs, le ministre qui n'essaya point de dissiper les préventions du prince contre tout ce qui pouvait ressembler aux usages et aux institutions dont nous rapprochait impérieusement la force des choses. Sous un rapport, Necker est inférieur à Calonne, qui du moins eut des idées arrêtées, offrit ses vues, et dit au roi : Il s'agit de sauver ou de perdre la monarchie. On ne se persuadera jamais qu'il mirait été impossible de faire comprendre à Louis XVI que le seul moyeu d'écarter les tempêtes était de se présenter aux états généraux avec un plan fait pour entraîner l'assentiment de la majorité. Pendant plusieurs mois, Louis XVI a suivi docilement tous les conseils de Necker[2] ; et, lors même qu'il aurait voulu résister, quelle force n'avait pas pour le dominer un homme nécessaire, un homme dont la démission eût laissé le trésor sans ressource ? Dans les circonstances périlleuses où se trouvait la France, Necker financier déploya du talent et de l'habileté, Necker homme d'État fut d'une médiocrité déplorable.

Un changement fécond en graves résultats venait de s'opérer avec rapidité. J'ai fait observer qu'une grande partie de, la bourgeoisie restait tranquille, pendant la lutte soutenue par la magistrature et la noblesse contre le précédent ministère. Le bon sens disait à une classe prudente que l'intérêt général n'était point l'objet de ces débats, que les vainqueurs s'inquiéteraient peu d'améliorer son sort, et qu'il était inutile de se compromettre pour faire triompher tel ou tel intérêt particulier. Mais, lorsqu'une déclaration de Brienne, embarrassé pour ses emprunts, eut annoncé les états généraux, le tiers espéra que cette promesse ne pourrait être éludée et conçut l'espoir d'exercer de l'influence dans l'assemblée des trois ordres. Lorsqu'un appel aux Français cuit révélé l'incertitude du gouvernement sur la manière de former cette assemblée, le tiers état sentit combien il lui importait de faire adopter le mode le plus conforme à ses intérêts. La double représentation du tiers, qui, pour les administrations provinciales, venait d'être votée par les notables, accordée par le roi, fut rée1atuée pour les états généraux, et devint, sur tous les points du royaume, le sujet de ives discussions.

Ce n'était pas seulement dans la bourgeoisie, c'était aussi dans le clergé et la noblesse que la plupart des hommes qui voulaient la destruction des abus se prononçaient en faveur de la double représentation. On vantait les lumières, l'industrie, les mœurs du tiers état ; et l'on demandait si, lorsque vingt-quatre millions de Français réclamaient un nombre de représentants égal à celui de quatre ou cinq cent mille de leurs compatriotes, ce vœu pouvait être repoussé, sans la plus criante injustice. On faisait valoir qu'un ordre privilégié n'a besoin que d'un petit nombre de députés, parce que ses membres ont à peu près les mêmes intérêts ; mais que le tiers état se compose d'agriculteurs, de manufacturiers, de cumuler-tans, d'hommes attachés aux tribunaux, aux administrations, aux universités, etc. ; que, par conséquent, il huit lui donner un nombre de représentants qui permette de ne laisser sans défenseur aucun de ces intérêts variés, et de réunir toutes les lumières nécessaires au législateur. Si, pour délibérer, ajoutait-on, les états généraux se divisent par ordres, peu importe aux privilégiés le nombre des députés du tiers, puisqu'il n'aura qu'une voix. Mais, si les états voulaient délibérer en commun, c'est bien alors qu'il serait indispensable de rendre les voix du tiers égales à celles des deux premiers ordres ; autrement pourrait-on, sans une dérision amère, lui proposer de voter sur des questions où la majorité serait (l'avance formée contre lui ? Beaucoup de personnes disaient même que la double représentation n'inspirait pas une pleine sécurité sur l'avenir du tiers état ; que les bourgeois et les cultivateurs n'avaient aucun moyen de séduire les membres de la noblesse et du clergé, tandis que, pour exercer de l'influence sur les électeurs et sur les députés du tiers, les privilégiés réunissaient les nombreux avantages que donnent la fortune, le rang, le crédit, la puissance. Eu effet, il a fallu toute la maladresse des nobles et toute l'irritation qu'elle a produite, pour anéantir la grande influence que leur assuraient naturellement leur position sociale et les habitudes du peuple. Aux raisonnements ou joignait les documents historiques. Le nombre des députés de chaque mire aux états généraux avait fréquemment varié. Ce nombre, pour le tiers état, n'avait jamais tout t fait égalé celui des deux premiers ordres réunis, mais il avait toujours surpassé celui de chaque ordre privilégié[3]. On demandait, par conséquent, l'extension plutôt (que le renversement d'un ancien usage. Au surplus, l'érudition découvrait des preuves en faveur de, tous les systèmes, dans un pays où tain de points importants n'avaient jamais été réglés par des lois. Aussi les avocats de la double représentation finissaient-ils par en appeler à l'équité, à l'intérêt public : ils disaient que, si l'on rendait hommage à Philippe le Bel pour avoir, au quatorzième siècle, admis les communes dans les assemblées de la nation, il serait étrange qu'on osât blâmer Louis XVI de faire, au dix-huitième siècle, une autre amélioration, réclamée par la justice et fondée sur les heureux progrès des lumières et des richesses.

En général, les membres de la noblesse et ceux du haut clergé repoussaient la double représentation. Sans doute, disaient-ils, si l'on délibère par ordre, il est indifférent que le tiers état ait un nombre de députés égal on même supérieur à celui des premiers ordres ; mais une demande accordée est promptement suivie d'une autre, un succès donne toujours l'espérance et souvent la force d'en obtenir un second ; la bonne foi ne permet pas denier que, si le tiers met tant d'in portance à voir doubler le nombre de ses représentons, c'est qu'il veut s'en faire un moyen d'amener la délibération en commun. La route ouverte ainsi aux innovations, où s'arrêteront-elles dans ces temps d'effervescence ? à quels bouleversements va-t-on exposer le royaume ? Redoutons les novateurs, prêts à traiter la nation française comme une peuplade qui n'aurait encore ni lois ni gouvernement. Respectons les droits des trois ordres dont se compose la nation, et faisons revivre la constitution antique. C'est un immense avantage que de la recouvrer ; et cette amélioration produira toutes celles qu'on doit désirer, si nous employons avec sagesse les moyens qu'elle va nous offrir pour assurer le bonheur public.

La majorité des prélats et des nobles regardait comme une partie essentielle de la constitution les états généraux composés des trois ordres, délibérant séparément, et pouvant chacun exercer le droit de veto sur les autres[4]. Ce n'est pas que, dans ce système, toute délibération en commun fut interdite ; mais, pour traiter une question en assemblée générale, il fallait le consentement unanime des ordres ; ainsi les privilégiés étaient maîtres de toujours maintenir la séparation. Certains, avec le vote par ordre, de ne faire que les sacrifices auxquels ils voudraient bien consentir, ils cherchaient à prouver que ce mode était également avantageux pour tous les Français. Le tiers état, disaient-ils, se laisse entraîner par des sophismes et ne voit pas que le vote par tête compromettrait son indépendance aussi bien que la nôtre. Ne pourrions-nous détacher de sa cause plusieurs de ses représentons, dominer ainsi les délibérations, et lui imposer nos volontés ? Alors il regretterait l'ancienne constitution qui lui assure le droit de n'être engagé que par son propre vote. En demandant des innovations qu'il croit utiles à ses intérêts, il peut en autoriser qui leur seraient funestes. Si le roi augmente aujourd'hui le nombre des députés du tiers, pourquoi ne verrait-on pas, dans la suite, un prince dévot augmenter le nombre des représentants du clergé, ou un prince guerrier accorder la même faveur à la noblesse ? Les raisonnements des prélats et des gentilshommes étaient trop intéressés pour être bien convaincants ; et toutes les prédictions de troubles, de bouleversements, alarmaient peu la plupart des Français, dont la seule crainte était alors de ne pas obtenir les réformes qu'ils réclamaient avec ardeur.

Les hommes les plus éclairés et les plus sages de cette époque, tels que Monnier, Malouet, Lally-Tollendal, désiraient la double représentation et le vote par tête. Si le gouvernement voulait supprimer les abus, s'il voulait terminer sus longs débats avec la magistrature, eu donnant une constitution à la France qui réellement n'en avait pas, les deux conditions réclamées étaient indispensables. On ne conçoit pas la possibilité de faire des lois avec trois chambres, dont chacune a le veto sur les deux autres. Si le clergé, par exemple, a résolu de maintenir un abus, les vœux de la noblesse, du tiers-état et de la minorité des ecclésiastiques seront impuissants pour en obtenir la réforme. Supposons chacune des chambres composée de cent députés, cinquante et une voix suffiront pour annuler les deux cent quarante-neuf autres. Il n'était pas bien sûr qu'avec ce système bizarre on pût. obtenir menu résultat, même en matière de subsides. Si le tiers état décidait qu'il ne payerait que des impôts répartis d'après un mode uniforme pour toits les ordres, et que le clergé déclarât se réserver son mode d'administration, il ne pouvait être, établi d'impôt sur les terres. La nécessité du yole par tête fut expliquée avec talent par plusieurs écrivains ; et, de même que pour la double représentation, ils employèrent le raisonnement et les souvenirs historiques[5]. Ah ! sans doute, une seule chambre exposait l'État à de graves périls. C'était au gouvernement à savoir diriger la majorité, à faciliter ses travaux pour qu'ils fussent promptement terminés, car une seule chambre ne saurait longtemps discuter sans être envahie par l'exaltation.

Le parlement crut trouver son intérêt soutenir les privilégiés ; il enregistra la déclaration du roi qui annonçait la prochaine réunion des états généraux ; mais il y ajouta la clause, suivant la forme observée en 1614. Robert de Saint-Vincent proposa cette réserve ; Duport, à la tête d'une faible minorité, la combattit et protesta lorsque la délibération eut été prise. Dès qu'elle fut connue, un cri général s'éleva contre le parlement. Jamais changement de l'opinion publique ne fut plus rapide et plus complet. Clic vive reconnaissance, une joie bruyante, avaient signalé le retour du parlement ; et presque aussitôt l'indignation éclata contre ce mime corps. On s'écria qu'il venait enfin de se dévoiler ; nombre& personnes disaient qu'elles avaient bonjours lien vil qu'en feignant de soutenir les intérêts du peuple il n'était animé pue par son ambitieux égoïsme ; et les accusations étaient d'autant mieux accueillies, qu'elles avaient un grand fond de vérité. Ces accusations, ces cris, répondent à ceux qui prétendent que Necker pouvait ne pas convoquer les états généraux : il aurait eu contre lui les mêmes opposants, et de plus la noblesse, le clergé et la magistrature[6].

Ces mots, les formes de 1614, réveillaient des idées nettes pour bien peu de personnes ; mais on comprenait que ceux qui les avaient inscrits sur leurs registres repoussaient les innovations désirées. Il y eut des recherches pour savoir ce qui s'était passé eu 1614, et ce qui pouvait rendre cette époque si chère à la magistrature. On vit que les trois ordres avaient délibéré séparément ; on découvrit que le parlement avait osé prendre avec les états généraux un ton impératif. On ne lui tint pas compte de ce qu'il s'unissait alors au tiers état pour combattre les prétentions ultramontaines. Un des cahiers de 1614 avait demande qu'une loi proclamât l'indépendance du pouvoir temporel : le tiers accueillit cette proposition ; le clergé s'émut, le cardinal du Perron déploya toute l'ardeur du fanatisme ; la proposition fut rejetée par les ecclésiastiques et par les nobles. Dans ce conflit, le parlement voulut soutenir les droits de la couronne et profiter de la division des ordres pour élever sa propre autorité : il rendit un arrêt qui défendait à toute personne d'attaquer les maximes reçues en France, déclarant que le roi n'a de supérieur au temporel que Dieu, et que nulle puissance n'a le droit de délier les sujets du scrutent de fidélité. Le tiers état ne fit point de réclamation ; mais les deux premiers ordres accusèrent le parlement d'attenter à la liberté des états généraux. Cette discussion se termina misérablement. Le roi suspendit l'exécution de l'arrêt et interdit aux états de délibérer sur le sujet qui les divisait. Cependant le clergé continua ses plaintes, et le roi ne parvint à l'apaiser qu'en faisant arrêter l'imprimeur du parlement. Le pape adressa des remercîments aux deux premiers ordres.

Les pamphlets, contre les états de 1614 et contre à parlement furent répandus avec profusion ; et même plusieurs intendants en adressèrent aux curés de leur ressort. Dans ces écrits, on relevait avec soin tout ce qu'avaient offert de ridicule ou d'odieux les états donnés pour modèle. Le tiers avait parlé au roi à genoux[7]. Les membres de cet ordre avant dit a ceux de la noblesse, dans une harangue, que la France était leur mère commune, et qu'ils se regardaient comme les fils cadets de la famille, le président de la noblesse leur avait répondit qu'ils ne pouvaient prendre ce titre, n'étant ni du même sang ni de la même vertu. Les nobles étaient allés se plaindre au roi de cette nouveauté extraordinaire ; ils avaient exprimé leur honte de répéter le mot prononcé par le tiers, et ils s'étaient écriés : en quelle misérable condition sommes-nous tombés, si cette parole est véritable ![8] Les représentants des deux premiers ordres avaient sollicité, pour les privilégiés, de nouvelles exemptions des charges publiques, et de nouveaux droits à prélever sur le peuple. Les nobles avaient demandé que des habits différents distinguassent les hommes de conditions différentes, qu'il fia interdit aux roturiers d'avoir des armes à feu et des chiens dont les jarrets ne fussent pais coupés. On recherchait tout ce qui pouvait prêter au sarcasme. Il est évident que la plupart de ces faits honteux étaient des préjugés que deux siècles avaient anéantis ; mais ce qui méritait une attention sérieuse, c'est l'impuissance absolue des efforts faits en 1614 pour obtenir de sages réformes. La suppression des douanes intérieures avait été réclamée. Le tiers état avait demandé que les tailles cessassent de peser unique-nient sur lui, que la vénalité des offices fût abolie, qu'aucun accusé ne pût être enlevé aux juges ordinaires, qu'on ne fût pas admis à embrasser la vie monastique, avant de vingt-cinq ans, sans le consentement des familles, etc. La nullité des résultats de si justes doléances faisait désirer à tous les amis du bien public que les états généraux de 1789 fussent composés de manière à ne pas offrir un spectacle inutile.

Plus Louis XVI allait céder de ses prérogatives, plus il importait que l'autorité, royale fit par elle-même tout ce qu'elle devait faire, et qu'elle apparût puissante et protectrice. Malheureusement Necker manquait d'idées arrêtées sur d'importants sujets dont les représentants allaient s'occuper, et même sur les questions préliminaires que le gouvernement seul aurait dû résoudre. Avant de fouiner les états généraux, il était nécessaire de décider quel serait le nombre des députés de chaque ordre, quelles conditions seraient exigées pour élire, pour être élu, etc. Necker, incertain, temporisait, parlait d'une manière évasive, et semblait se renfermer dans ses méditations. On croit généralement que, dès sa rentrée au ministère, il voulut la double représentation du tiers état ; et je n'oserais contredire cette opinion, tant elle est répandue, si je n'avais des preuves positives qu'elle est fausse. Necker fut irrésolu jusqu'au dernier moment. Des hommes dont l'opinion était formée en faveur de la double représentation, Malouet, Mounier, voyaient avec douleur ses longues hésitations, qu'ils jugeaient funestes aux intérêts du trône et de la France. Le ministre exprimait le désir de suivre l'opinion publique et croyait qu'elle était encore flottante. Si beaucoup de voix réclamaient la double représentation du tiers, la plupart des prélats et des nobles la repoussaient : il n'osait prononcer. Presque tous ceux qui le jugent aujourd'hui paraissent ignorer combien il ambitionnait le suffrage des ordres privilégiés. D'abord, il était naturel que le ministre voulût, non le triomphe de tel ou tel parti, mais le bonheur de tous les Français. Ensuite, ce ministre plein d'orgueil, très-personnel salis le savoir, croyait s'occuper de la chose publique, en s'occupant de lui-même. C'était dans tous les ordres qu'il avait entendu des voix nombreuses célébrer son génie et demander son retour ; il aspirait à perpétuer, à rendre universel ce concert de louanges, et se trouvait dans une situation délicate. Necker pensa qu'il éviterait de se compromettre, en faisant consulter une assemblée préparatoire sur les questions relatives à la formation des états généraux ; et il eut l'idée singulière de rappeler les notables ; ces mêmes notables qui n'avaient satisfait ni le roi, ni le peuple, ni même les ordres privilégiés, dont presque tous faisaient partie. Que le léger Calonne ait mis en eux de granules espérances, on le conçoit ; mais, après sa triste épreuve, qu'un autre ministre les ait réunis, c'est ce qu'il est difficile de comprendre. Le choix de tels conseillers n'est pas seul à blâmer. Se montrer incertain, lorsqu'il euh fallu donner avec fermeté les solutions et les ordres convenables à l'intérêt public, c'était affaiblir l'autorité ; puis celle réunion retardait les états généraux et rendait à l'effervescence, à l'intrigue, le temps que d'abord on avait voulu prudemment leur ôter.

Louis XVI et la reine auraient suivi tous les conseils que Necker leur eut donnés, puisqu'ils surmontèrent leur répugnance à rappeler des hommes dont ils pensaient avoir tant à se plaindre. La France apprit avec étonnement qu'il y avait une nouvelle convocation des notables.

L'assemblée s'ouvrit le 6 novembre[9]. Un seul bureau, celui que présidait Monsieur, vola pour la double représentation, et ce fuit à la majorité d'une voix. Cette opinion, dans la totalité des bureaux, n'obtint que trente-trois votes contre cent douze.

Les notables annoncèrent un grand respect pour les formes anciennes, et. demandèrent qu'elles fussent maintenues, en tout ce qui ne serait pas inconciliable avec les changements survenus depuis deux siècles. Ce respect alla jusqu'à leur faire penser qu'on ne devait considérer ni la population, ni les contributions d'un arrondissement, pour déterminer le nombre de ses représentants, en sorte qu'ils trouvaient juste que les sept cent mille habitants de la sénéchaussée de Poitiers et les huit mille du bailliage de Dourdan eussent un égal nombre de députés. Le bureau de Monsieur fut encore seul d'un avis contraire.

Presque tous les notables pensèrent que, pour avoir droit de suffrage dans les assemblées primaires tenues par le tiers état, il suffisait délie domicilié, majeur et inscrit au rôle des contributions. Les bureaux ne demandèrent rien de plus pour devenir électeur ou député. Ainsi, dans leur affection intéressée pour de vieux usages très-douteux[10], les notables méconnurent l'avantage de demander à la propriété une garantie de la sagesse des élections. En supposant qu'ils ne fussent pas dans l'erreur sur ce qui s'était passé, précédemment, on aurait pu taire observer que les états de 1614  s'étaient bornés à déposer leurs doléances sur les marches du trône, que le roi était resté juge de leurs suppliques ; mais que les états de 1789 allaient certainement concourir à la formation des lois. On ne pouvait eau douter d'après ce qu'avaient fait, dans leur réunion précédente, les notables eux-mêmes : ces simples conseillers, mandés par le roi lotir donner leur avis sur quelques questions, avait aussitôt parlé comme s'ils eussent été revêtus d'une autorité réelle. Que serait-ce donc quand des hommes arriveraient de tous les points de la France, avec des instructions et des pouvoirs donnés par les différents ordres de l'État ? Les notables, contre leur intention, encourageaient les esprits dont les principes démocratiques tendaient à confondre le prolétaire avec le citoyen, à faire dédaigner les garanties que donne la propriété, en attendant qu'elle fin regardée comme un obstacle à l'amour de la liberté. Mais les privilégiés font volontiers descendre très-bas le droit d'élection ; ils craignent la classe moyenne plus que la multitude ; ils ne doutent pas de leur influence sur une foule de gens qui, directement ou indirectement, dépendent d'eux, et dont la plupart, en temps ordinaire, leur montrent une docilité servile. Les notables proposèrent d'admettre à l'élection et à l'éligibilité, même les domestiques à gages, s'ils étaient inscrits au rôle des impositions ; et, toujours comptant sur leur influence, le genre de vote qu'ils demandaient pour les assemblées primaires était le vote à haute voix.

Ces hommes, qui réclamaient les anciens usages, s'en écartaient cependant lorsqu'ils les trouvaient contraires à leurs intérêts. Jusqu'alors les nobles propriétaires de fiefs, et les ecclésiastiques pourvus de bénéfices, avaient seuls concouru aux élections des ordres privilégiés. Les notables furent d'avis d'admettre toutes les personnes ayant la noblesse acquise et transmissible, et toutes celles qui étaient engagées dans les ordres sacrés ou qui étaient titulaires de bénéfices. On reprochait aux membres de la noblesse et de l'Église la faiblesse de leur nombre ; ils voulurent le grossir et multiplier ainsi leurs défenseurs.

Les notables exprimèrent le vœu que les impôts fussent supportés par tous les Français ; et ils comptaient sur cette déclaration pour se populariser. Mais on jugea que leur principal motif était de prouver que la double représentation n'était pas nécessaire pour obtenir des sacrifices. On se souvint que ces mêmes notables, dans leur première assemblée, avaient reconnu le principe de l'égale répartition de l'impôt et qu'ils avaient sn en éluder l'application. On les soupçonnait, s'ils étaient obligés de s'y soumettre, de vouloir recouvrer, par le mode d'exécution, une partie de leurs avantages. Quelques-uns avaient proposé d'ajouter au sien sur l'égale répartition ces mots : suivant les formes propres à lu constitution des ordres ; et la majorité leur avait répondu que cette addition serait superflue. On vit avec courroux ce une refusaient les notables, et sans confiance ce qu'ils offraient.

Pendant les discussions de cette assemblée qui repoussait la double représentation du tiers, il arrivait au gouvernement une foule d'adresses dans on sens contraire, délibérées par les municipalités, par les corporations, par les commissions intermédiaires des assemblées provinciales, etc. Tout homme qui prenait un vif intérêt à la cause populaire écrivait à ses amis pour qu'ils fissent manifester le vœu démocratique. Des lettrés nombreuses parlaient surtout de Paris, de la Bretagne, du Dauphiné ; les villes, les provinces, s'électrisaient. les unes les autres.

Un étrange incident excita la surprise universelle. Tandis que les notables exprimaient leur respect pour les formes de 1644, le parlement, qui les avait le premier réclamées, revint tout à coup sur sa délibération. Un grand nombre de ses membres ne se consolaient point d'avoir vu disparaître la popularité de In magistrature. Plusieurs d'entre eux songeaient, avec un regret amer, que, si le parlement eût conservé son crédit, en supposant que la noblesse ne les eût pas nommés députés, ils auraient facilement obtenu le suffrage du tiers état, et qu'ils ne pouvaient plus l'espérer. D'Esprémesnil lui-même, qui souhaitait ardemment arriver aux honneurs de la tribune, fut d'avis d'interpréter la délibéra lion fatale et de chercher, par mi acte remarquable, à reconquérir la faveur publique.

Le parlement, à la majorité de quarante-cinq voix contre trente-neuf, prit un arrêté (5 décembre) par lequel, expliquant ses véritables intentions, dénaturées malgré leur évidence, il déclarait que le nombre des députés de chaque ordre n'était fixé par aucune loi, par aucun usage constant, et qu'il s'en rapportait à la sagesse dit roi pour juger ce que la raison, la liberté, la justice et le vœu général pouvaient indiquer. Dans le même arrêté, le parlement suppliait le roi de consacrer, avant la réunion des états généraux, plusieurs dispositions fondamentales, dont les plus importantes étaient le retour périodique des états ; la résolution de supprimer les impôts que payait le peuple seul, et de les remplacer par des subsides également répartis ; la responsabilité des ministres, que les représentants de la nation auraient le pouvoir de traduire devant le parlement, sans préjudice des droits du procureur général ; les rapports des états généraux avec les cours souveraines, réglés de manière que celles-ci ne pussent jamais concourir à l'exécution d'une loi non consentie par les états ; la liberté individuelle assurée, en remettant à ses juges naturels toute personne arrêtée ; enfin la liberté de la presse garantie, sauf aux auteurs à répondre de leurs ouvrages. On ne peut trop regretter que le parlement, lors ;le sa rentrée, après avoir enregistré la déclaration du roi, ne l'ait pas fait suivre d'un acte si conforme aux vœux des hommes éclairés ; la sagesse de la magistrature eût été célébrée avec enthousiasme, et sans doute elle eût exercé une heureuse influence ; mais il n'était plus temps. Ou ne voulut voir, dans cet arrêté, que la honteuse palinodie qu'il contenait. Le haut clergé, la noblesse, les notables, s'indignèrent. ; le tiers état plaisanta ; et, lorsque les magistrats portèrent à Versailles leur arrêté, Louis XVI ressentit quelque plaisir en leur disant sèchement qu'il n'avait rien à répondre aux supplications de son parlement, qu'il examinerait les intérêts de son peuple avec les états généraux.

Dans un comité des notables, le prince de Conti avait fait entendre des paroles bien différentes de celles du parlement (28 novembre). Après avoir déclaré que l'existence même de la monarchie était menacée : Je crois impossible, avait-il dit, que le roi n'ouvre pas enfin les yeux ; représentons-lui combien il importe que tous les nouveaux systèmes soient proscrits à jamais, et que la constitution et les formes anciennes soient maintenues dans leur intégrité. Sa proposition fut envoyée à l'examen des bureaux ; mais le roi défendit aux notables de délibérer sur un sujet pour lequel il ne les avait pas convoqués ; il ajoutait que les princes de son sang qui croyaient avoir des vues utiles à lui soumettre, pore aient les lui communiquer directement. Les princes, excepté Monsieur et le duc d'Orléans, adressèrent alors à Louis XVI une lettre qui contenait l'expression de leurs alarmes : ils lui montraient l'État en péril, tout écrivain, même sans étude et sans expérience, s'érigeant en législateur, toute proposition hardie reçue avec enthousiasme, et les prétentions exagérées, injustes, près d'attirer sur la France la démocratie ou le despotisme.. Ces désordres étaient réels, et ces craintes légitimes ; mais ils accroissaient les dangers, ceux qui ne s'élevaient pas jusqu'à reconnaître la nécessité des lois conformes aux besoins de leur temps, ceux qui croyaient sauver la France et leurs privilèges par des déclamations irritantes et des phrases banales. Quand le prince de Conti disait qu'il fallait proscrire à jamais tous les nouveaux systèmes, il s'exprimait d'une manière bien générale, bien vague ; et, lorsqu'il demandait que l'ancienne constitution fùt maintenue, il ein été fort embarrassé pour indiquer où se trouvait cette constitution. Les princes, dans leur lettre, pressaient le roi de refuser la double représentation, et disaient que le tiers état devait se borner à solliciter l'égale répartition des impôts dont il était peut-être surchargé, qu'alors les deux premiers ordres pourraient, par la générosité de leurs sentiments, renoncer à des prérogatives pécuniaires. Cette lettre contenait des paroles menaçantes : Dans un royaume où, depuis si longtemps, disaient les princes, il n'a point existé de dissensions civiles, on ne prononce qu'à regret le mot de scission : il faudrait pourtant s'attendre à cet événement si les droits des deux premiers ordres éprouvaient quelque altération. Mors l'un de ces deux ordres, et tous les deux peut-être, pourraient méconnaître les états généraux, et refuser de confirmer eux-mêmes leur dégradation en comparaissant à l'assemblée. Qui peut douter du moins qu'on ne vit un grand nombre, de gentilshommes attaquer la législation des états généraux, faire des protestations, les faire enregistrer dans les parlements, les signifier même l'assemblée des états ? Dès lors, aux yeux d'une partie de la nation, ce qui serait arrêté dans cette assemblée n'aurait plus la force d'un vœu national ; et quelle confiance n'obtiendraient pas, dans l'esprit des peuples, des protestations qui tendraient à les dispenser du payement des impôts consentis dans les états ? Plusieurs phrases révèlent un des grands mobiles de rote époque ; les princes disent au roi qu'alors même que ses volontés ne devraient point éprouver d'obstacle on ne le verrait pas sacrifier, humilier sa brave noblesse. L'amour-propre jouait un grand rôle dans ces discussions. L'orgueil nobiliaire et la vanité bourgeoise étaient des causes d'agitation, d'entêtement et de haine, contre lesquelles ni la raison ni l'amour titi bien public ne luttaient avec succès.

Cette lettre fut très répandue et de vives réfutations ne tardèrent pas à paraitre[11] : on y demandait aux princes s'ils croyaient remplir avec fidélité leurs devoirs lorsque, au lien de soumettre confidentiellement lents vues à l'auguste chef de leur famille, ils donnaient tant de publicité à tics opinions différentes des siennes ; lorsqu'ils exaltaient les esprits déjà trop animés, et traçaient un plan de résistance à la volonté royale.

On relevait, avec amertume, leur doute relatif à la surcharge d'impôt qui pesait sur le peuple, et la manière incertaine dont ils annonçaient que les premiers ordres pourraient accorder un sacrifice. On leur demandait par quel extravagant orgueil cinq cent mille Français se trouveraient humiliés de n'avoir pas plus de représentants que vingt-quatre millions de leurs compatriotes. Enfin, on contestait même que leur écrit pût être intitulé Lettre des princes, puisqu'il n'était signé ni par l'aîné des frères du roi ni par le premier prince du sang.

Tandis que des résistances étaient prédites, au nom de la noblesse, si la double représentation était accordée, d'autres résistances étaient annoncées, au non, du tiers état, si la double représentation était refusée. Ce n'est point que ce dernier ordre portât des vœux menaçants au pied du trône ; toutes ses adresses, au contraire, exprimaient le respect et l'autour. Mais des hommes influents, tels que la Fayette et Duport, déclaraient hautement qu'ils voulaient à tout prix emporter le doublement du tiers. Une fraction de la noblesse et beaucoup d'ecclésiastiques encourageaient les communes. Des écrits véhéments circulaient. Dans les uns, On disait que, si le tiers état n'obtenait pas un nombre de députés suffisants pour soutenir ses droits, il (levait refluer d'en nommer, et rendre ainsi l'octroi des subsides impossible. Dans les autres, on proclamait que, d'après les anciens usages, si chers aux privilégiés, le tiers état était libre (l'élire plus de représentons que n'en demandaient les lettres de convocations ; et, avec ce système, on aurait pu voir les députés du tiers se précipiter en foule aux états généraux[12].

Le moment approchait où le gouvernement allait prononcer sur la question qui agitait tous les esprits : trente ducs et pairs se réunirent au Louvre, et adressèrent à Louis XVI une lettre pour déclarer qu'ils abandonnaient leurs privilèges pécuniaires ; ils ajoutaient que, si toute la noblesse française était assemblée, ils ne doutaient pas qu'elle ferait la même renonciation. Leur démarche ne trouva que des censeurs. Le tiers état voulut y voir une ruse sans finesse, dont le but était de faire croire l'inutilité de la double représentation. Les nobles reprochèrent avec aigreur à ces ducs la prétention d'être les interprètes des gentilshommes français. Les signataires, dont la plupart avaient agi avec bonne foi, n'eurent d'autre prix de leur zèle que cette plaisanterie répétée pendant plusieurs jours autour d'eux : Avez-vous lot la lettre des dupes et pairs ?

Après avoir perdu un temps précieux, après avoir laissé l'exaltation s'accroître et les haines s'envenimer, Necker annonça au roi que l'opinion publique n'était plus incertaine, et proposa de céder au vœu général qui demandait la double représentation du tiers. Louis XVI n'oubliait point quels ennuis, quels tourments les privilégiés lui avaient causés, pendant les ministères de Calonne et de Brienne ; il croyait à la docilité du tiers état, et la double représentation lui paraissait conforme à la justice. La reine gardait le même souvenir de la résistance des premiers ordres et n'aurait pu concevoir que la volonté royale rencontrât jamais, dans la bourgeoisie, une opposition sérieuse. La reine assistait all la double représentation y fut proposée ; elle approuva cet avis, et son adhésion jeta, pour quelque temps, de la froideur entre elle et sa société intime, toute dévouée à l'opinion des princes.

Il fut décidé que les états généraux se composeraient de mille députés au moins, que chaque bailliage aurait une représentation proportionnée à sa population et à ses contributions, et que les députés du tiers état égaleraient en nombre Ceux des deux premiers ordres ensemble. Un acte de si haute importance fut publié sous le titre fort singulier de Résultat du conseil du roi tenu le 27 décembre, 1788. Point de préambule ; on se borne à dire que le roi, après avoir entendu le rapport de son ministre des finances, en adopte les principes, et ordonne, etc. : le dernier article annonce que le rapport sera imprimé à la suite de cc résultat. Ainsi Louis XVI ne parait que pour adopter et faire connaître les vues d'un ministre. Dans le rapport, Necker parle avec chaleur des intentions et des bienfaits du roi ; il aime à les retracer, à les louer ; mais, parfois, on croirait entendre un monarque témoigner sa satisfaction à un sujet plein de 'zèle. On lui a reproché souvent la forme étrange, insolite, qu'il choisit pour promulguer les décisions du 27 décembre, et rien ne peut l'excuser. Sa vanité exubérante, son besoin immodéré d'étaler à tous les yeux son mérite et ses services, lui tirent violer de hautes convenances dans un temps où il aurait été si nécessaire de relever l'éclat du trône. Necker jouait quelquefois le rôle de roi, par impuissance de remplir le personnage de ministre.

Dans un esprit éclairé, la double représentation (levait se lier à la délibération en commun, et celle-ci à la prompte adoption des lois nécessaires au repos de l'État. Necker considéra la double représentation comme une question isolée ; il semble l'avoir décidée affirmativement, parce que l'intérêt de sa popularité le voulait, et ne s'être ensuite occupé que d'échapper au courroux des ordres qu'il venait de blesser. L'importance qu'on attache à cette question, dit-il, dans son rapport, est peut-être exagérée de part et d'autre ; car, puisque l'ancienne constitution ou les anciens usages autorisent les trois ordres à délibérer et voter séparément aux états généraux, le nombre des députés de chacun de ces ordres ne parait pas une question susceptible du degré de chaleur qu'elle excite. Il serait sans doute à désirer que les ordres se réunissent volontairement dans l'examen de toutes les affaires où leur intérêt est absolument égal et semblable ; mais, cette détermination même dépendant du vœu distinct des ordres, c'est de l'amour du bien de l'État qu'il faut l'attendre. Les amis de la cause populaire s'indignèrent de cette théorie ; ils répondirent que, dans les affaires où les intérêts de tous étaient absolument semblables, la manière de délibérer devenait indifférente, et que c'était précisément pour les autres affaires qu'il importait de voter en commun. Le ministre croyait, dit-on, que, si les ordres pouvaient Mie tantôt séparés, tantôt réunis, il les déciderait à prendre tel ou tel mode de délibération, selon les sujets sur lesquels les états auraient à prononcer, et qu'il exercerait ainsi une grande influence. Les hommes ardents du tiers état commencèrent à l'accuser de trahir le peuple, tandis que les privilégiés l'accusaient de trahir le roi. Mais les invectives se perdaient dans le bruit des acclamations ; on ne vit généralement en France que la victoire dont le tiers état était redevable à Necker ; et la popularité du ministre grandit au milieu des transports excités par le résultat du conseil.

Les états particuliers dit Dauphiné s'étaient réunis le 1er décembre. Le gouvernement les avait rétablis d'après un plan proposé par les délégués des trois ordres. L'assemblée se composait de vingt-quatre membres du clergé, quarante-huit de la noblesse, soixante-douze du tiers état ; et les suffrages étaient comptés par tête. Les Dauphinois n'avaient point dédaigné les garanties que donne la propriété[13]. Peu jaloux des petits triomphes qui flattent notre amour-propre en irritant celui des autres, il laissait la préséance aux premiers ordres ; le président de leurs états devait toujours être choisi dans le clergé ou dans la noblesse, et le premier qu'ils élurent fut l'archevêque de Vienne, Le Franc de Pompignan. Toutefois, dans cette province, l'union était générale, mais non universelle. Après la nomination des députés aux états du Dauphiné, neuf ecclésiastiques et quatre-vingt-trois nobles protestèrent contre le mode d'élection : ils n'avaient pas réclamé auparavant, parce que, disaient-ils naïvement, ils avaient espéré que de bous choix remédieraient à de mauvaises formes. Dans les écrits qu'ils publièrent, on les vit combattre la liberté par la démagogie ; ils accusaient leurs adversaires de trahir les intérêts du peuple, eu faisant intervenir la propriété dans le droit d'élection. Puisque les assemblées nationales, disaient-ils, font des lois qui intéressent le plus pauvre citoyen, tout. Français qui a la propriété de sa personne doit concourir au choix des députés. Vous avez argumenté du nombre des membres du tiers en faveur de la double représentation ; et maintenant vous excluez de la faculté d'élire et d'être élue la classe nombreuse dont les droits ont servi de prétexte à vos prétentions contre les premiers ordres ! Les amis du bien public avaient aussi quelques divisions entre eux ; plusieurs fois on vit apparaître des différences dans leurs opinions ; mais la conformité des sentiments rapprochait les esprits. Barnave, jeune, ardent sous l'apparence du calme, revenait à la sagesse eu écoutant Mounier, son ami, son mentor, dont il révérait alors les lumières. Grâce à la raison de quelques hommes, au bon sens du grand nombre, il régnait, dans cette province modèle, autant d'union qu'il peut en exister lorsque tout un peuple discute ses intérêts politiques[14].

La Bretagne offrait un triste contraste avec le Dauphiné. Dans cette autre province, le désordre était extrême. Nous avons vu les Bretons violemment agités, mais unis contre le despotisme des ministres : lorsque le danger commun fut passé, l'irritation changea d'objet et devint plus ardente. La noblesse et la bourgeoisie se divisèrent, soutinrent des prétentions opposées, et préludèrent à la guerre civile. Tandis que les municipalités et les corporations bretonnes envoyaient au gouvernement des adresses pour obtenir la double représentation du tiers, un grand nombre de nobles protestaient contre l'acte qui rappelait les notables, parce que ceux-ci proposeraient peut-être d'altérer les anciens usages. Les états de Bretagne s'ouvrirent sous les sinistres auspices (fin de décembre). Les municipalités avaient interdit à leurs représentants de prendre part à aniline délibération, avant que les premiers ordres eussent consenti au redressement les griefs dont elles avaient formé la liste ; beaucoup de gentilshommes, pour ne point paraitre avaient arrêté de ne délibérer sur les demandes du tiers qu'après avoir épuisé les affaires générales de la province. Ces révolutions opposées rendaient impossible de s'entendre dans l'assemblée des états, et la confusion devint telle, qu'il fallut que le gouvernement ordonnât de suspendre les séances. Les membres du tiers obéirent avec joie ; ils s'écrièrent qu'on ne devait plus songer à présenter des réclamations aux privilégiés, qu'il fallait, désormais s'adresser directement au roi. Les deux premiers ordres déclarèrent qu'ils continueraient de s'assembler, et rédigèrent des remontrances. l'ne de leurs délibérations annonça qu'ils renonçaient à leurs privilèges pécuniaires ; mais elle n'eut aucune influence. Les têtes s'exaltaient d'heure en heure. Six cents jeunes gens de Rennes avaient formé une association ; ils s'étaient procuré des armes, et ils avaient écrit aux jeunes gens de toutes les autres villes de la province pour les inviter à soutenir la cause, de tiers état. Les nobles avaient mis dans leurs intérêts une grande partie de la classe ouvrière qu'ils faisaient. vivre. Beaucoup de gens dont la plupart appartenaient, à la populace, et parmi lesquels ou remarquait, des domestiques, s'attroupèrent dans une promenade de Rennes (26 janvier), pour signer une protestation contre des arrêtés de la municipalité et pour faire réduire le prix du pain. Plusieurs jeunes gens voulurent haranguer les groupes et les disperser ; des rixes s'engagèrent. Le lendemain, un bomme accourut dans un café, demandant protection, et disant qu'il semait d'être attaqué par des domestiques de nobles. Aussitôt l'exaspération devint terrible : on cria que les nobles faisaient assassiner les jeunes gens ; le tocsin sonna, toute la population descendit dans les rues ; un magasin d'armes fut pillé, et bientôt les nobles se virent assiégés dans la salle des états, par une multitude en partie composée d'hommes qui, la veille, s'étaient battus pour eux. Pendant trois jours, la salle des états fut bloquée ; enfin, des gentilshommes sortirent l'épée à la main ; le sang coula de part et d'autre ; un noble fut tué, un autre dangereusement blessé. Cinq ou six cents jeunes gens Nantais arrivèrent à Rennes (30 janvier) ; ils entrèrent dans la ville, malgré la défi-aise du gouverneur, et ne consentirent à déposer leurs armes que sur la promesse qu'elles seraient confiées à leur garde. Dans toutes les villes de la Bretagne, et même dans quelques provinces voisines, la jeunesse était armée et prête à partir ; elle avait des correspondances et des chefs, dont lm est devenu le général Moreau. La tranquillité ne se rétablit à Bennes que par l'impossibilité où se virent les nobles de lutter plus longtemps ; presque tous s'éloignèrent. Au milieu des troubles, quelques gentilshommes essayèrent constamment de rapprocher les esprits. Leur ordre avait repoussé les moyens de conciliation qu'ils offraient, ils essayèrent de faire entendre le langage de la sagesse dans des assemblées de jeunes gens ; ils y furent reçus avec égard, avec respect ; mais ils en sortirent, sans avoir rien obtenu : chaque parti voulait l'autorité et la vengeance.

Ces scènes de guerre civile pouvaient être prévenues. Le gouvernement, après avoir ordonné de suspendre les séances, aurait dû se faire obéir par les privilégiés, et ne point souffrir que le tiers substituât sa force à celle de l'autorité publique. Mais le ministère ne sentait, ni combien il était essentiel d'assurer la tranquillité pour l'ouverture des états généraux, ni combien cette tâche difficile exigeait de vigilance et de résolution. Un des ministres, le comte de 31ontmorin, disait au marquis de Bouillé. : Le roi est trop mécontent de la noblesse et du parlement de Bretagne, pour les protéger contre la bourgeoisie justement irritée de leur insolence et de leurs vexations ; qu'ils s'arrangent entre eux, le gouvernement ne s'en mêlera pas. L'ardeur que déployait la bourgeoisie bretonne trouva en France une vive sympathie ; et le Dauphiné, où l'on raisonnait, excita moins d'enthousiasme (que la Bretagne où l'on se battait. L'exemple de cette province où chaque parti eut des loris d'entêtement et de violence fut particulièrement funeste sous un rapport ; il répandit l'opinion aveugle et brutale qui transforme l'amour de la liberté en implacable haine contre une classe d'hommes, tandis qu'il doit être le désir de vivre tous à l'abri des lois protectrices.

La France entière s'agitait. Il n'y avait plus qu'un sujet de conversation, les affaires publiques ; ou en parlait avec feu jusque dans les plus petites villes, jusque dans les villages. L'effervescence était alimentée par d'innombrables brochures[15]. Il ne s'est rien fait aux états généraux, et pendant les premiers mois de l'assemblée nationale, qui n'ait été discuté dans quelques pamphlets avant la réunion des députés ; et l'on voit aujourd'hui, avec plus de tristesse que de surprise, combien peu de ces écrits étaient propres à répandre de véritables lumières.

La brochure qui produisit le plus de sensation est celle de l'abbé Sieyès intitulée : Qu'est-ce que le tiers état ? L'auteur répondait : Tout. Ce monosyllabe eut un retentissement prodigieux : le peuple prit à la lettre cette absurde exagération. Nul n'a plus contribué que Sieyès à imprimer un mouvement rapide et violent aux affaires publiques, à donner au tiers état la victoire complète avec ses avantages et ses terribles suites. Sieyès, souvent mal caractérisé, avait le talent d'un révolutionnaire habile, non celui d'un législateur. Les hommes retranchait si légèrement de la nation possédaient au moins la moitié des propriétés territoriales ; or un législateur n'oublie pas que les riches propriétaires exercent de l'influence sur un grand nombre de personnes ; que, si l'on parvient à la leur enlever momentanément, elle leur est tendue par le cours naturel des choses ; et que, si les lois données à l'État blessent trop fortement leurs intérêts, il est difficile où même impossible de rendre ces lois durables[16]. Sieyès, conséquent à son monosyllabe, déclare que les députés du clergé et de la noblesse n'ont rien de commun avec la représentation nationale, et que nulle alliance n'est possible entre les trois ordres aux états généraux. Il soutient que le tiers est compétent pour régler seul, en assemblée nationale, sans le concours des autres ordres, toutes les affaires de l'État, ou, à son choix, pour convoquer de sa pleine autorité une assemblée extraordinaire du royaume, dont les membres, chargés de faire la constitution, ne seront. élus que par les citoyens. Déjà il avait publié un Essai sur les privilèges, où les distinctions, même purement honorifiques, sont censurées avec amertume, décriées avec âcreté. Lorsqu'on allait demander aux nobles d'importants sacrifices, était-il saine politique de froisser encore inutilement leur amour-propre ?

Le comte d'Entraigues lança un volume dont l'épigraphe était le fameux Si non, non, et qui commençait par cette phrase : Ce fut sans doute pour donner :lux plus héroïques vertus une patrie digue d'elles, que le ciel voulut qu'il exislà1, des républiques ; et, peut-être pour punir l'ambition des hommes, il permit qu'il s'élevât de grands empires, des rois et des maîtres. L'auteur offre sur les états généraux des recherches qu'il embellit ainsi de déclamations. Il s'évertue contre les nobles, et dit que la noblesse héréditaire est le plus épouvantable fléau dont le ciel, dans sa colère, puisse frapper une nation libre[17]. Sieyès et d'Entraigues furent tous deux infidèles à leurs principes, mais chacun d'eux garda son caractère. Sieyès, froid métaphysicien, se para complaisamment des titres dont il s'était plu à dépouiller les anciens possesseurs. L'impétueux d'Entraigues s'effraya des conséquences de ses doctrines, et bientôt l'admirateur des républiques alla vivre en Russie.

L'exaltation des esprits était rendue plus vive par des brochures rédigées avec la plus insigne maladresse, en faveur de l'ordre de choses qui s'écroulait. Il y en avait dont les auteurs essayaient de prouver que les nobles ne jouissaient pas de grands avantages, et que le peuple n'était point 'misérable. A force de rappeler que le sang de la noblesse avait coulé sur les champs de bataille, on fit, répéter ce mot sublime : Et le sang du peuple était-il de l'eau ? Ceux qui prétendaient être les soutiens exclusifs de la couronne, lui prêtaient un appui fatal. Beaulieu, écrivain très-royaliste, après avoir dit, dans ses Essais sur la révolution, qu'on affichait au coin des rues et jusque sous les galeries du Palais-Royal, que les rois de France ne tiennent leur couronne que de Dieu et de leur épée, ajoute : Cette manière de défendre le trône lui causa peut-être plus de dommage que toutes les attaques dirigées contre lui.

Les écrits qui préconisaient le pouvoir absolu étaient inspirés par les courtisans ; mais, en général, les nobles étaient loin de partager cette manière de voir. La plupart des brochures publiées par des nobles, et je ne parle point de ceux qui se dévouaient à la cause populaire, demandaient qu'on fermât le trésor à la faveur, que les ministres fussent responsables, que les états généraux devinssent périodiques, etc. Sur des points essentiels, les idées de liberté étaient aussi chères à la noblesse qu'au tiers état ; et, lorsqu'on observe ce fait, on s'étonne que tant de divisions aient éclaté. Mais les réformes, les garanties demandées par beaucoup de nobles, étaient celles qui devaient accroître la prépondérance de leur ordre, eu diminuant le pouvoir des ministres et l'influence de la cour. Ils réclamaient, en mémo temps, une ancienne constitution qui devait assurer un veto à leur ordre séparé, et les rendre certains que le tiers état n'aurait jamais que ce qu'ils consentiraient à lui accorder.

Une foule de brochures favorables aux privilégiés étaient remplies de prédictions sinistres que les passions ont pris soin de réaliser. On y voyait annoncés tous les ravages de l'anarchie, si les prétentions du tiers, sur le mode de délibération aux états généraux, n'étaient pas repoussées ; et dans nos dé, astres, les auteurs de ces écrits ont trouvé peut-être quelque consolation à dire : Nous vous l'avions prédit ! Il est très-vrai que, parmi les défenseurs dit tiers état, les plus sensés eux-menues croyaient trop à sa raison, à sa sagesse ; mais, lorsqu'ils en répondaient, dans toute la sincérité de leur âme, ils ajoutaient : C'est votre résistance inconsidérée, ce sont vos prétentions irritantes qui peuvent vous perdre, et mettre au moins en péril vos droits légitimes. Vous ne voulez point l'égalité de suffrages et d'influence : vous, cinquantième partie de la nation, vous ne voulez point de partage avec ce peuple immense, dont la richesse et les lumières, la misère et l'ignorance, seront également redoutables quand vous l'aurez irrité. Eh bien, que ferez-vous si des millions de voix s'élèvent contre la vôtre et prononcent une volonté contradictoire ? Voilà donc l'anarchie, la banqueroute, etc.[18] Ces hommes éclairés n'ont-ils pu dire aussi : Nous vous l'avions prédit ?

Il était futile d'indiquer au tiers état les moyens de l'emporter sur les premiers ordres ; mais ce qui présentait d'extrêmes difficultés, c'était de lui apprendre comment il devait mettre à profit la victoire, et quelles lois assureraient le bonheur général. Nous avions peu de publicistes formés par l'étude de la société, de l'histoire et des diverses législations ; nous avions beaucoup de ces rêveurs qui prennent pour guides des idées abstraites et créent des gouvernements a priori. L'esprit spéculatif était aussi commun que l'esprit observateur était rare[19].

Les écrivains qui s'accordaient sur les avantages de la double représentation et du vole pin tête se divisaient sur les questions importantes qu'il y aurait ensuite à résoudre Telle était la question de savoir si, dans une constitution protectrice de la liberté, ou doit n'admettre qu'une seule chambre législative ou s'il est nécessaire d'en établir deux.

Mounier publia, sur les états généraux, un volume où il se prononça en faveur des deux chambres ; bien convaincu que, sans cette garantie, la constitution serait éphémère. De sérieuses études lui avaient appris qu'avec une seule chambre la liberté doit inévitablement succomber, soit que les députés précipitent l'État dans l'anarchie, soit que le chef du gouvernement, prévenant une catastrophe par une autre, s'empare du pouvoir absolu. Ces vérités étaient presque inconnues aux Français de 1789, tant ils avaient peu réfléchi sur les grandes questions politiques, tant leurs lumières, si vantées, étaient incertaines et faibles. Comment leur faire concevoir des idées encore plus compliquées ? Mounier savait que les deux Chambres doivent être formées d'éléments différons, qu'il importe que l'une d'elles, par son organisation, assure la stabilité des lois, prévienne les empiétements du pouvoir royal sur les attributions des représentants, et ceux des représentants sur le pouvoir royal. Mounier croyait aux avantages de la pairie héréditaire ; mais, certain que, dans un pays où l'on parlait perpétuellement de démocratie et d'aristocratie, sans attacher un sens exact ni à l'un ni à l'autre de ces mots, il ne parviendrait point à se faire comprendre ; certain que l'institution de la pairie déplairait aux deux partis, que l'un la repousserait par dépit, et l'autre par envie, il ne proposait point l'hérédité, et se bornait à demander un sénat. Ses idées sur les deux chambres produisirent une vive sensation, et trouvèrent d'abord un grand nombre de partisans.

Sieyès reconnaissait le danger de n'avoir qu'une seule chambre ; mais il était fortement opposé au projet de créer un sénat. Il charmait l'amour-propre des futurs députés en écrivant qu'ils étaient destinés à. perfectionner les produits de l'art politique, qu'on a commencé par faire des machines compliquées, mais que plus on s'éclaire, plus on les simplifie, et qu'ils allaient s'approcher du vrai type, du modèle du bon et du beau, plus qu'on ne l'avait fait jamais. En meule temps, il annonçait qu'il serait le premier à demander trois chambres, égales en tout, formées chacune d'un tiers de la grande députation nationale. C'était un étrange moyen de simplifier la machine politique ; cependant cette conception bizarre parut profonde à certains esprits ; et le public, tout en la repoussant, continua de célébrer le génie de l'auteur.

D'autres écrivains se déclaraient partisans d'une seule chambre. On distinguait parmi eux un ministre protestant, Rabaud de Saint-Étienne : il offrait avec modestie, quelquefois avec onction, ses idées cumule des vues imparfaites ; et reconnaissait que le temps avait manqué pour étudier les grandes combinaisons qui forment une constitution durable. Plus modéré que Sieyès, qui repoussait même les privilèges honorifiques, il les croyait utiles ; et, laissant subsister les privilèges d'illustration, il ne combattait que les privilèges d'exemption. Mais, préoccupé de la pensée qu'il faut, dans la prochaine réunion des états généraux, avoir une seule assemblée, il croit que cette forme sera toujours la meilleure ; et, quoiqu'il se livre moins que bien d'autres aux abstractions, les avantages métaphysiques de l'unité le charment et l'entraînent.

On lut avec avidité un Examen du gouvernement d'Angleterre comparé aux constitutions des États-Unis, traduit ou imité de l'anglais. Cet ouvrage était un plaidoyer pour la démocratie, où se trouvaient cependant de fort sages conseils, suggérés par la différence de notre situation avec celle des Américains[20]. Malheureusement les esprits agités ont un merveilleux instinct pour saisir, dans un livre, ce qui peut accroître leur effervescence, et pour glisser sur ce qui devrait la modérer.

Chaque jour voyait éclore des projets nouveaux, plus bardis les mis que les autres, parmi lesquels il s'en trouvait d'impossibles à réaliser et de fort dangereux. Ce n'étaient pas seulement les frénétiques de liberté qui se liraient à des chimères ; Bergasse avait des opinions très modérées ; il demandait deux chambres, et même il désirait que la pairie fût héréditaire ; il insistait sur les droits essentiels de la royauté, tels que celui de dissoudre les états pour en convoquer de nouveaux. Ce même Bergasse voulait que tout député qui cesserait de plaire à sa province fût révocable par elle ; et que chaque municipalité eût le droit de provoquer cet ostracisme.

En même temps que de bizarres théories circulaient, ou entendait proclamer que, pour assurer le bonheur des générations futures, ou devait ne point compter les maux que pourrait avoir à souffrir la génération présente, qu'il fallait suivre les principes à la rigueur et briser les obstacles. Des pamphlets en style virulent, trivial, n'avaient d'autre but que d'exalter la multitude ; et de lui montrer le clergé, la noblesse et les parlements comme une proie facile à dévorer.

Pendant que les discussions politiques agitaient la France, elle subissait un des plus rigoureux hivers dont nos annales conservent le souvenir. Les charités furent, nombreuses. On remarqua les dons très considérables que le duc et la duchesse d'Orléans firent distribuer. Madame d'Orléans était révérée et chérie pour ses douces vertus ; mais on prétendit que le duc achetait de la popularité. L'archevêque de Paris (Juigné), après avoir employé la totalité de son revenu à secourir les pauvres, emprunta quatre cent mille livres pour les aider encore. Dans de vastes hôtels, des salles étaient transformées en chauffoirs publics. La science fut mise à contribution pour multiplier les secours par des moyens économiques. Les charités, cependant, restèrent fort au-dessous des besoins ; un grand nombre de malheureux périrent de faim et de froid. Beaucoup de provinces furent agitées par des émeutes. Les troubles étaient comprimés sur un point, ils éclataient sur d'autres ; et les haines de la politique formaient une complication déplorable avec les fureurs de la misère. On parlait sans cesse d'accaparements : les uns disaient que les partisans de la Révolution affamaient le peuple pour le pousser au crime ; d'autres prétendaient que les aristocrates voulaient le réduire par la famine ; et l'on trouve encore des personnes qui ne sont pas détrompées de tous ces bruits. La véritable cause qui changea des temps difficiles en temps calamiteux ne peut sensément être mise en doute. Une mauvaise récolte, suivie d'une âpre saison, avait rendu les subsistances rares ; mais l'excès de la misère aurait été prévenu, si l'ignorance et la peur n'eussent presque partout opposé des obstacles à la circulation des grains.

C'est dans ces déplorables circonstances que fut publiée (2 janvier) la lettre du roi qui convoquait pour le 27 avril les états généraux. Versailles était le lieu choisi pour leur réunion. Les personnes convaincues que Necker était en état de conspiration permanente l'accusent d'avoir suggéré ce choix pour mettre l'assemblée sous la main des agitateurs. Le fait est que la question relative au lieu des séances fut traitée dans le conseil du roi, sans qu'on y mit beaucoup d'importance.

Les noms de Reims, d'Orléans, de Lyon, de Bordeaux, fuirent prononcés, mais sans que personne parlât de s'éloigner de la capitale, comme on parle d'un moyen de salut. Necker dit qu'il craignait les dépenses qu'entrainerait le déplacement de à cour, et les difficultés qu'eu éprouverait pour administrer, dans un temps de disette, loin du centre habituel des affaires ; mais que ces obstacles n'étaient pas impossibles à surmonter, et qu'il s'en remettait à cc que le roi jugerait convenable. Si on veut l'accuser seulement d'imprudence, il en avait encore plus qu'on ne le croit communément, car il ne voyait nul inconvénient à placer dans Paris les états généraux. Ce furent les courtisans qui décidèrent Louis XVI à désigner Versailles : ils tenaient à ne point déranger leurs habitudes. Les courtisans ont d'ailleurs une manière particulière de voir ; ce sont, en politique, des sots qui se croient fins : ils étaient persuadés que l'éclat, le prestige de la cour, exercerait une séduction puissante sur les membres du tiers état et de la noblesse de province. Toutefois cet appareil, ce luxe qu'ils jugeaient si propre à éblouir, ne pourrait-il réveiller, dans l'esprit de beaucoup de députés honnêtes, mais soupçonneux, des idées de dilapidation ? Versailles était peuplé de gens vivant d'abus, et cette race est ingrate. Le provincial arrivé plein de respect pour la grandeur souveraine ne perdrait-il point de ce respect en écoutant chaque jour les anecdotes, vraies ou fausses, que se plaisaient à lui débiter ses hôtes ? Disons-le, cependant, le choix du lieu de réunion n'avait pas l'importance qu'on est disposé à lui attribuer après les événements. Ce qui était essentiel, c'était de savoir s'emparer des esprits à l'ouverture des états : si l'on remplissait cette condition, peu importait quel fût le lieu des séances ; et, si l'on ne pouvait la remplir, des tempêtes étaient partout inévitables.

Les gouverneurs, tous les agents de l'autorité, eurent ordre de se rendre à leur poste ; un appareil militaire fut déploré dans Ics villes principales. Les élections donnèrent lieu à beaucoup d'intrigues ; mais elles furent généralement exemptes de troubles. Une observation qu'on n'a pas assez faite, c'est que la plupart des assemblées primaires se trouvèrent composées à peu près comme elles l'auraient été si, pour y être admis, il exit fallu remplir des conditions plus difficiles. Le nombre des votants fut bien au-dessous de ce qu'on avait présumé. A Paris, où ce nombre devait s'élever au moins à soixante mille, il n'y eut que douze mille votes. Quand on fait descendre très-bas les droits politiques, on appelle à les exercer une multitude de gens qui, se souciant peu de perdre des journées pour faire des scrutins, ne vont aux assemblées tant que des chefs de parti les entraînent. La bourgeoisie. maîtresse presque partout des choix du tiers état, n'avait nul besoin de chercher des auxiliaires ; et la tactique ries élections n'était pas assez connue pour que la noblesse essayât d'obtenir un résultat favorable à ses intérêts, en poussant la classe inférieure dans les assemblées de la bourgeoisie : d'ailleurs, la noblesse eût trouvé peu d'appui, même parmi les hommes qu'elle faisait vivre, tant sa cause excitait une répulsion générale.

Les nobles bretons, mécontents du mode l'élection, refusèrent de nommer des députés : ils espéraient que, dans beaucoup de provinces, la noblesse suivrait leur exemple, et que l'absence d'un grand nombre de ses représentons empêcherait la réunion des états généraux, on frapperait de nullité leurs actes. Ils enlevèrent ainsi à leur ordre vingt et un députés. Le haut clergé de Bretagne les imita, et les dix représentais qu'il aurait eus furent remplacés par des membres du bas clergé. L'exemple des nobles bretons ne fut suivi dans aucune province ; ils calculaient mal en écoutant la colère et la vanité ; et leur erreur affaiblit l'opposition, dans l'assemblée nationale, plus qu'on ne le supposerait au premier coup d'œil.

Quelques détails me semblent nécessaires à donner sur l'élection de Mirabeau, que son génie appelait à jouer un si grand rôle. Son ambition lui faisait désirer ardemment de paraître aux états généraux. Plein du sentiment de sa force, né pour exercer l'empire de la parole, il était certain, s'il parvenait à la tribune, d'exciter l'enthousiasme de ceux dont il protégerait la cause, et d'imposer l'admiration même à ses ennemis. Il résolut de se rendre aux états particuliers de Provence, où il avait le droit de siéger ; du moins les possédants-fiefs contestèrent-ils bien tard ses titres, qui furent d'abord admis. Les désordres de sa vie privée s'élevaient contre le vœu qu'il osait former ; et cependant il ne craignit point d'ajouter aux difficultés de sa situation. Dès longtemps il était un antagoniste de Necker : ce ministre fit rendre un arrêt (ln conseil (29 décembre) qui continuait, pour six mois, force de papier-monnaie aux billets de la caisse d'escompte. Mirabeau, dans son orgueil que légitimait son talent, ne connaissait personne qu'il dia redouter ; et, près de partir pour Aix, il attaqua l'arrêt et le ministre qui était encore l'idole de la France. Assurément il fallait un rare courage pour se prendre à si haute renommée, dans une position délicate qui devait conseiller la prudence ; et, de plus, l'attaque était injuste. Necker savait tous les inconvénients de la mesure à laquelle il se résignait, n'ayant pas d'autre moyen pour obtenir de la caisse d'escompte un emprunt de vingt-cinq millions indispensable au trésor. Ajoutons que, dans cette affaire, Mirabeau eut le tort de rendre publique sa correspondance avec Cérutti, qui réclama vivement contre un pareil abus de confiance. Ce n'est pas tout. Mirabeau, toujours besogneux, imagina, pour subvenir aux dépenses de son voyage, de tirer parti des lettres secrètes qu'il avait écrites sur la cour de Berlin, pendant sa mission ; il en composa un libelle, et fit proposer par le duc de Lauzun, au comte de Montmorin, de ne pas publier soi manuscrit, si le ministre voulait l'acheter. Celui-ci imposa pour conditions que l'auteur renoncerait à se faire élire député, et n'irait point en Provence. Le duc accepta ; Mirabeau reçut l'argent, et ne regarda point sa parole comme engagée. Ce n'est pas tout encore : un libraire qui était prêt de tomber en faillite, et dont la femme était sa maîtresse, le pressa de lui livrer une copie du manuscrit dont le scandale assurait la vente rapide ; et, ce qu'on ne peut répéter sans honte, non-seulement Mirabeau consentit, mais il prit un nouveau salaire. Le libelle devait inévitablement être poursuivi. C'est sous de tels auspices que Mirabeau alla s'offrir à ses concitoyens pour les représenter dans l'assemblée qui devait régler nos finances, régénérer nos lois et nos mœurs.

Sa conduite aux états de Provence a été l'objet des plus graves accusations. On l'a peint comme un énergumène qui répand le trouble dans une contrée paisible, qui pousse la populace à égorger les nobles, et qui ne parvient à faire sortir son nom que d'une urne sanglante. Il faut examiner les faits, et connaître d'abord quelle était la situation de la Provence lorsque Mirabeau y parut. Dans les états de ce pays, les trois ordres étaient représentés par les prélats, par les gentilshommes possédants-fiefs, et par des officiers municipaux que le peuple n'avait pas choisis. Les états, ainsi composés, avaient la prétention de représenter leur province, et d'élire ses députés aux états généraux. ils refusaient au roi le titre de législateur provisoire ; ils protestaient contre les décisions du conseil qui n'étaient pas conformes à leurs vues, et déclaraient ces décisions attentatoires aux droits de la Provence. C'est-à-dire qu'environ deux cents Provençaux, intéressés au maintien de coutumes abusives et surannées, s'obstinaient à les défendre, tandis que l'immense majorité de leurs compatriotes réclamait ses droits contre leurs privilèges. Les nobles qui ne possédaient pas de fiefs désiraient être représentés ; et le tiers état multipliait les pétitions pour demander la convocation générale des trois ordres. Dans la lutte qui s'engageait, l'irritation était ardente de part et d'autre ; le climat et la politique mettaient en état d'incandescence toutes ces têtes méridionales.

L'homme que nous venons de voir s'avilir conservait de grandes ressources en lui-même pour se relever de son ignominie. Ses vices, dont la source était dans ses passions bouillantes et dans l'excessive sévérité de son père, n'avaient détruit ni sa force de tête, ni l'élévation naturelle à son âme, ni sa magique éloquence. Mirabeau parut aux états de Provence avec calme et dignité. Les prétentions et les assertions des privilégiés étaient si positivement absurdes, que la raison, non la fougue, devenait son arme la plus sûre. Dans ses premiers discours, il fait entendre les mots de liberté et de constitution ; il les prononce sans emportement ; il invite les hommes dont il partage les vœux à redouter la précipitation ; et lorsque, enfin, il juge arrivé pour lui le moment de traiter la question qui divise les esprits, de s'unir au tiers état pour demander la convocation générale des ordres, il s'exprime encore avec modération. Dans un discours plein de mesure et de fermeté, il prouve que les états, tels qu'ils sont composés, ne représentent point la Provence ; il démontre que les membres de ces états ne peuvent plus conserver leurs privilèges abusifs, et touchent au moment de se les voir enlever ; il presse, il conjure les prélats et les nobles possesseurs de fiefs de renoncer volontairement à des avantages qui leur échappent, et d'acquérir un titre éternel à la reconnaissance publique en demandant eux-mêmes la convocation des trois ordres. Le courroux des privilégiés alla jusqu'à la fureur, tandis que le tiers état applaudissait avec ivresse le seul noble qui prit sa défense. Les privilégiés signèrent une protestation véhémente contre la proposition de Mirabeau. Accusé d'être un ennemi de la paix, de violer ses devoirs de sujet et de citoyen, il fit éclater contre ses adversaires la puissance de son talent. On avait cru échapper à sa réponse en suspendant les séances ; elle fut imprimée et lue avec avidité. Cette réponse révèle le génie de l'orateur ; elle offre des tons variés, mais elle est surtout remarquable par des traits de cette éloquence de tribune qui ressemble à la peinture à fresque.

Généreux amis de la paix, dit-il, en s'adressant aux prélats et aux gentilshommes, j'interpelle ici votre honneur, et je vous somme de déclarer quelles expressions de mou discours ont attenté au respect dei à l'autorité royale ou aux droits de la nation. Nobles Provençaux, l'Europe est attentive, pesez votre réponse. Hommes de Dieu, prenez garde, Dieu vous écoute... Que si vous gardez le silence, on si vous vous renfermez dans les vagues déclamations d'un amour-propre irrité, souffrez que j'ajoute un mot. Dans tous les pays, dans tous les tiges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les antis dit peuple ; et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens ; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel en attestant les dieux vengeurs ; et de cette poussière naquit Marius, Marius moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse.

A la reprise des séances, les adversaires de Mirabeau attaquèrent le titre eu vertu duquel il siégeait, et firent prononcer son exclusion. Repoussé par la noblesse, il devint le fils adoptif des communes. Cependant une crainte secrète l'agitait. Le roi lui-même avait ordonné de poursuivre le libelle publié contre la cour de Berlin. Pour détourner le danger. Mirabeau s'était hâté d'écrire à son secrétaire une lettre destinée à être rendue publique ; il demandait le livre qu'on lui attribuait, et qu'il serait, disait-il, curieux de connaître. Cette ruse, qui ne pouvait tromper personne, lui laissait des alarmes ; et, redoutant un décret de prise de corps, il partit pour Paris, Bientôt rassuré[21], il retourna rapidement dans la province où se préparaient les élections dont dépendait son sort. Cette absence le servit mieux que n'auraient pu faire ses discours les plus éloquents et ses intrigues les plus habiles. Les Provençaux accoururent on foule sur son passage ; ils semblaient retrouver un ami, un défenseur, un père, qu'ils croyaient avoir perdu. A Marseille, la hante bourgeoisie, les jeunes gens et le peuple lui décernèrent un véritable triomphe[22]. La haine doses ennemis fut encore irritée par de tels succès, et bientôt l'accusa des troubles qui désolèrent la Provence. Si l'on disait que son retour, que les fêtes qui lui furent prodiguées ajoutèrent à l'effervescence des Provençaux, on dirait un fait incontestable ; mais qu'il ait été l'instigateur des troubles que la populace, alarmée sur ses subsistances, fit éclater à Marseille, peu de jours après qu'il eut quitté cette ville, c'est une accusation que rejettera tout homme impartial, parce qu'il est impossible d'apercevoir quel intérêt, quel motif l'eût porté à commettre un tel crime. Voulait-il effrayer ses ennemis ? Sa nomination était assurée ; il n'aurait pu que la compromettre en jouant le rôle d'un misérable fauteur d'émeute. Les faits qui le justifient sont d'ailleurs positifs. Dès qu'il connut les malheurs de Marseille[23], il s'y rendit avec le consentement du gouverneur de la province, qui, fort embarrassé, mit en lui son espérance. Il se hâta de répandre un écrit où il expose, avec une étonnante clarté, la théorie du prix des subsistances, et démontre au peuple que le pain est taxé trop lias. Tels étaient sa fermeté et son ascendant, qu'il fit hausser le prix du pain et rétablit l'ordre. A peine achevait-il de dissiper cet orage, qu'une dépêche du gouverneur réclama sa présence à Aix, où venait d'éclater une autre tempête. Le premier consul de la ville, après avoir fait tirer sur la multitude soulevée, avait été contraint de prendre la fuite ; les municipaux éperdus avaient livré les clefs des greniers de réserve, qui étaient aussitôt devenus la proie du pillage. Mirabeau courut à Aix, en fit sortir les troupes, remit la police à la garde bourgeoise, et rétablit le calme. Il a fallu sa honteuse renommée pour faire ajouter foi aux imputations dirigées contre lui par des privilégiés dont l'égoïsme et l'entêtement, l'orgueil et l'ineptie, furent les premières causes de l'exaltation provençale. Le tiers état d'Aix et celui de Marseille élurent, eu même temps, Mirabeau pour leur député. Autant il était indigne de cet honneur par les vices qu'attestent sa vie privée et ses écrits cyniques, autant il le méritait par l'éloquence et la force de caractère qu'il avait déployées.

Le résultat des élections fut plus favorable encore à la cause populaire qu'on n'avait dit le présumer. Le tiers état venait de nommer partout des hommes qui lui étaient dévoués, il n'y avait pas trente exceptions ; un grand nombre de curés qui lui appartenaient par leur naissance et par leurs modestes fonctions avaient réuni les suffrages du clergé ; plusieurs prélats désiraient de grandes réformes ; et la noblesse offrait une minorité qui, dans une discussion importante, s'est élevée à quatre-vingts voix. Il était évident que, si les ordres privilégiés son-laient recourir à l'obstination et à la violence, ils attireraient de grandes calamités sur eux, sur l'État ; et qu'ils ne pouvaient plus trouver de force que dans le désintéressement et la raison.

Nous jetterons plus tard un coup d'œil sur les instructions données aux députés par les assemblées électorales ; voici les seuls points qui doivent, en ce moment, attirer notre attention. Les mandats du tiers voulaient la délibération par tête ; presque tous ceux de la noblesse et une partie de ceux du clergé voulaient la délibération par ordre. Le gouvernement pouvait-il, sans méconnaitre ses intérêts et ses devoirs, négliger de prendre les moyens de lever l'obstacle que ces résolutions contraires allaient apporter à la paix, et même à toute délibération ? Un très-grand nombre de cahiers interdisaient aux députés de consentir aucun impôt, aucun emprunt, avant d'avoir statué sur les bases constitutionnelles. Un gouvernement habile, éclairé, n'aurait-il pas trouvé, dans cette disposition, un encouragement à prendre les mesures nécessaires pour que les bases réclamées fussent promptement établies ?

Avant les élections, Malouet, dès longtemps lié avec Necker et Montmorin, leur avait parlé en observateur judicieux qui voit les périls de l'État et le seul moyen de les détourner. Malouet était un homme plein de raison, de droiture et de courage. A son retour d'Auvergne, où il avait été nommé député, il tenta de nouveaux efforts pour faire adopter ses vues par les deux ministres qui semblaient avoir la plus haute-influence. N'attendez pas, leur dit-il, que les états généraux demandent ou ordonnent ; hâtez-vous d'offrir tout ce que les bons esprits peuvent désirer en limites raisonnables de l'autorité, et eu reconnaissance des droits nationaux. Tout doit être prévu et combiné dans le conseil du roi, avant l'ouverture des états. Ce que l'expérience et la raison publique vous dénoncent comme abusif ou suranné, gardez-vous de le défendre ; mais n'ayez pas l'imprudence de livrer au hasard d'une délibération tumultueuse les bases fondamentales et les ressorts essentiels de l'autorité royale. Faite- : largement la part des besoins et des vœux publies ; et disposez-vous à défendre, même par la force, tout ce que la violence des factions et l'extravagance des systèmes ne pourraient exiger au delà sans Hotus plonger dans l'anarchie... Vous avez les cahiers, les mandats ; constatez les vœux de la majorité ; ut que le roi prenne l'initiative aux états généraux... Dans l'incertitude où je vous vois, volis êtes sans force ; sortez de cet état ; mettez une franchise énergique dans vos concessions, dans vos plans ; prenez une attitude, car vous n'en avez pas. Ces idées si justes frappaient Montmorin, il était disposé à les suivre ; mais il cédait toujours à Necker. Celui-ci rejeta les conseils qui lui étaient offerts. Je verrais, dit-il, trop de désavantage pour le roi à faire ainsi des avances, sans être certain qu'elles réussiraient. Si les concessions ne paraissaient pas assez complètes au tiers état, il y aurait péril à le mécontenter ; et cependant il serait dangereux pour le monarque d'abandonner trop tôt et de son propre, mouvement ceux des privilèges de la noblesse et da clergé qui sont onéreux pour le peuple ; ce serait s'aliéner deux classes puissantes. — Les classes privilégiées, répondit Malouet, ont perdu leur crédit ; et pour les préserver d'une destruction entière, il faut bien se ganter de parler et d'agir par leur impulsion. Proposez ce qui est utile, ce qui est juste : si le roi hésite, si le clergé et la noblesse résistent, tout est perdu. Necker se retranchait dans ses principes : les états généraux doivent jouir d'une entière liberté ; le roi la gênerait en prenant l'initiative ; les fonctions du ministre se bornent à conduire les représentants de la nation jusqu'à la porte du sanctuaire ; son devoir est de se retirer ensuite pour les laisser délibérer. Il ajoutait beaucoup de paroles sur le pouvoir de la raison et sur sa répugnance pour tout ce qui l'exposerait au plus léger soupçon d'intrigue. Sa famille, ses amis intimes, voyaient avec attendrissement, dans ses discours, la preuve de la droiture et de la pureté de son finie. Necker n'avouait pas tous les motifs de ses refus. Trompé par l'inexpérience et séduit par l'orgueil, il était convaincu que le tiers état lui conserverait une reconnaissance éternelle, que la nation lui vouait une sorte de culte ; et que, si les représentants de la France venaient à ne pouvoir s'accorder, presque tous s'adresseraient à lui et l'invoqueraient comme l'ange tutélaire de la patrie. Avec une imagination nourrie de rêves si flatteurs, Necker devait regarder ceux qui lin conseillaient des précautions comme de petits esprits, incapables de mesurer l'étendue de son influence et la hauteur de son génie.

L'archevêque de Bordeaux (Ciré) et l'évêque de Langres (de la Luzerne) lui parlèrent dans le même sens que Malouet. Ces trois députés cherchèrent à lui démontrer que deux questions, comment seront vérifiés les pouvoirs ? votera-t-on par tête ou par ordre ? allaient mettre en feu les états généraux. Personne, à cette époque, n'eût contesté au roi le droit de vérifier les pouvoirs avant l'ouverture des états. La seconde question offrait plus de difficultés. L'évêque de Langres proposa au ministre de diviser les états généraux en deux chambres, dont l'une serait composée de tous les députés nobles qui se trouvaient dans les trois ordres. C'était un de ses projets de conciliation qui paraissent infaillibles à leurs auteurs, mais que la plupart des hommes pour lesquels on les a conçus s'accordent à repousser. Le roi ne pouvait imposer cette division nouvelle aux députés ; l'invitation qu'il eût faite aurait été rejetée par ceux qui voulaient la réunion des trois ordres et par ceux qui voulaient la séparation en trois chambres. Les premiers trouvaient un intérêt évident à ne point céder ; les seconds auraient en certainement un grand avantage à s'assurer nit veto qui leur permit d'annuler à leur gré les délibérations du tiers ; mais ils espéraient jouir du même avantage, en se retranchant dans ce qu'ils appelaient l'ancienne constitution ; et la ressemblance apparente du projet de l'évêque de Langres avec les institutions anglaises suffisait pour exciter leur antipathie et leur dédain.

Les trois députés dont j'ai cité les noms essayèrent de faire sentir à plusieurs de leurs collègues combien il serait important que le roi prit l'initiative, pour assurer le sort de la France dès l'ouverture des états : ils n'en trouvèrent aucun disposé à les seconder avec zèle. La plupart des membres du haut clergé et de la noblesse avaient de la haine pour Necker, de la défiance pour le gouvernement. Parmi les députés du tiers, ceux dont les idées étaient exaltées voulaient tout décider, tout ordonner dix-indues, au nom de la nation. Les hommes raisonnables des trois ordres lie pouvaient accorder beaucoup de confiance à des idées vagues, à un plan incertain dont les ministres craignaient de s'occuper, et sur lequel les courtisans exerceraient peut-être une grande influence ; ils aimaient mieux s'en remettre à la libre discussion des états et courir des dangers dont leur inexpérience les empêchait d'apercevoir l'étendue.

Cependant les hommes de toutes les opinions se sont depuis accordés à dire que, si le jour de l'ouverture des états le roi eût fait une déclaration analogue à celle qu'il tenta de promulguer six semaines trop tard, il eût excité l'enthousiasme et entrainé l'assemblée. La force ne pouvait plus empêcher une révolution faite dans les esprits, et 'que la presque totalité des Français voulait réaliser. La sagesse pouvait la diriger, car il y avait dans les états généraux et dans la nation une grande majorité qui désirait le bien, qui souhaitait la paix, et qui d'ailleurs n'était pas assez certaine du succès pour repousser des offres qui eussent accompli la plupart de ses vœux. La royauté était puissante encore ; et le jour de louvet tune des états tout était facile à Louis XVI pour opérer le bien. Avec quelle reconnaissance on l'aurait entendu proclamer la périodicité des états généraux, leur participation à tous les actes législatifs, la responsabilité des ministres ! etc. Une adhésion respectueuse se fût manifestée lorsqu'il aurait. élevé au-dessus de toute discussion les prérogatives nécessaires de la couronne, telles que la sanction, le droit. de dissoudre les états : on l'eût béni, lorsqu'il aurait ajouté que la dissolution serait, dans tel délai, suivi d'une convocation nouvelle. Il pouvait établir presque toutes les hases de la prospérité publique ; et, quant aux sujets qu'il aurait laissés à la discussion, il était maitre d'aplanir les difficultés principales. Ainsi, sur la question de savoir comment à l'avenir seraient formés les états généraux, il lui aurait suffi, pour prévenir de grandes calamités, de déclarer qu'il ne sanctionnerait point l'établissement d'une chambre unique. Mais alitant les esprits justes étaient convaincus que deux chambres seraient nécessaires dans la constitution, autant il était évident pour eux que cette constitution ne serait jamais terminée par trois chambres votant séparément. Si le roi eût, au nom de l'intérêt public, invité les trois ordres à délibérer ensemble durant cette session, ne voit-on pas le tiers état, la majorité du clergé et la minorité de la noblesse adhérer aussitôt à une invitation si conforme à leurs vœux ? Des ecclésiastiques, des nobles, n'auraient pu opposer leurs mandats qui prescrivaient le vote séparé ; cette objection attrait été prévenue par l'annonce que leurs commettants allaient être réunis de nouveau pour modifier leurs pouvoirs, d'après le vœu du roi et de la majorité des états. Si l'on eût pris cette marche ferme, loyale, une session qui fut si longue et si tumultueuse aurait été courte et paisible, une assemblée qui nous a légué tant d'orages aurait assuré le bonheur de la France.

Tandis que le ministère restait dans l'inaction, les partis s'agitaient. Les courtisans ne s'accoutumaient point que le pouvoir, les faveurs et les dépenses allaient avoir des limites ; ils voyaient du même œil les hommes qui demandaient de sages réformes et les plus fougueux révolutionnaires : corriger les abus, c'était détruire la monarchie. Après avoir tenté de faire ajourner indéfiniment la réunion des états généraux, ils s'occupaient des moyens d'en élue délivrés. A leur tête étaient les Polignacs, dont la société particulière formait un comité qui se nattait de diriger bientôt les affaires publiques. La reine, qui, dans le temps où le conseil accorda la double représentation, s'était presque brouillée avec sa favorite, lui avait rendu toute sa confiance. Le jeune comte d'Artois, plein d'idées chevaleresques, ne voyait pas de rôle plus séduisant, plus beau, que celai de chef de la noblesse française[24]. Le prince de Condé promettait l'appui de sa renommée militaire. On comptait sur le maréchal de Broglie qui commandait à Metz, et qu'on pouvait appeler à Versailles dans un moment décisif. Le garde des sceaux annonçait que les parlements prêteraient leur concours aux fidèles amis de la monarchie. Le comité parcourait avec orgueil les noms inscrits sur sa liste ; mais l'homme qu'il jugeait doué de la plus rare capacité, le ministre futur qui devait sauver la France, c'était ce Baron de Breteuil que nous avons vu si médiocre, si peu fait pour gouverner l'État. Réservé aux plus grandes destinées, Breteuil se tenait mystérieusement à l'écart dans une de ses terres, d'où il entretenait une correspondance active pour hâter l'époque où sa nomination au ministère annoncerait le retour de l'ordre et le salut du royaume.

Les réunions démocratiques se multipliaient dans Paris, et l'effervescence s'y manifestait chaque jour avec une nouvelle audace. Le Palais-Royal était un vaste club ; tous le,- ; cafés avaient leurs orateurs, chaque chaise du jardin pouvait être transformée en idoine populaire. Les deux hommes qui se firent remarquer les premiers par leurs harangues étaient un marquis de Saint-Huruge, qui avait épousé une actrice, et que sa femme avait fait enfermer par lettre de cachet ; et Camille Desmoulins, qui, dans ses parties de plaisir avec ses amis, dont un m'a été connu, faisait parade d'une morale si corrompue, si révoltante, que leur réponse ordinaire à ses propos était qu'il finirait par être pendu. On voyait accourir au quartier général de la démagogie tous les ambitieux subalternes pour qui les clubs sont une institution précieuse, parce que des applaudissements les y dédommageaient de l'indifférence ou du mépris que le véritable public a pour eux. Aux chevaliers d'industrie qui venaient exploiter le patriotisme, se joignaient les rêveurs descendus de leurs greniers, apportant des lambeaux de Raynal et de Mably, et dont le Contrat social était l'Évangile. La foule qui se pressait pour entendre les orateurs était composée surtout de bourgeois curieux et crédules, de jeunes gens qui avaient fait leurs premières armes aux rentrées du parlement, et d'ouvriers oisifs, espèce d'auditeurs la plus chère aux démagogues. Un groupe prêtait l'oreille à des déclamations contre les nobles et les piètres ; un autre entendait un plan de constitution que lisait et faisait admirer son auteur ; d'autres écoutaient les nouvelles, vraies ou fausses, de Paris on des provinces, toujours débitées de manière à exalter les têtes. A côté de ce jardin public, dans le palais, habitait le duc d'Orléans. Ses familiers, agités par l'ambition de faire jouer un grand rôle à leur faible prince, rassemblaient avec ardeur tous les moyens d'accroitre sa popularité. Je dirai leurs noms et leurs projets lorsque nous arriverons au moment où ils se crurent près de la réaliser.

Peu de jours avant l'ouverture des états généraux, un violent désordre jeta l'effroi dans la capitale. Des malveillants répandirent le bruit, parmi le peuple, qu'un fabricant du faubourg Saint-Antoine, nommé Réveillon, avait dit qu'un ouvrier peut vivre avec quinze sous par jour ; ils l'accusaient aussi d'être un aristocrate, et de solliciter le cordon noir. L'honnête Réveillon avait commencé par être ouvrier, et devait à son intelligence, à son activité, une fortune assez considérable, dont il faisait un digne usage : quatre cents personnes employées dans.  ses ateliers avaient été l'objet de ses soins paternels durant les rigueurs de l'hiver. Des ouvriers qui n'étaient pas les siens, et une multitude de ces bandits dont le nombre augmentait chaque jour dans Paris, assaillirent et saccagèrent sa maison (28 avril). L'incurie que montra l'autorité est incroyable. On avait en le temps de prévenir ce désastre. La veille, une foule de misérables avaient parcouru, en plein jour, le faubourg Saint-Antoine en injuriant Réveillon ; ils avaient pendu, devant sa maison, un mannequin décoré du cordon noir, et ils avaient huilé qu'ils reviendraient le lendemain. Le malheureux fabricant était allé demander secours à la police. On lui envoya, dans la soirée, trente hommes commandés par un sergent. Une si faible garde ne put opposer aucune résistance, lorsque les furieux accoururent et se précipitèrent dans la maison. Tout fut dévasté ; les bandits allumèrent des feux où ils jetèrent les marchandises, les meubles et jusqu'à des animaux ; ils volèrent l'argent, les objets précieux, et s'enivrèrent dans les caves, où plusieurs périrent en avalant des acides et des vernis qu'ils prirent pour des liqueurs. On cherchait Réveillon pour le massacrer ; et, comme il était électeur, un groupe courut à l'archevêché, où les élections furent interrompues par ce nouvel attentat. La ruine de la manufacture était consommée lorsque, à l'approche de la nuit, des bataillons de gardes françaises et de gardes suisses arrivèrent. Ils tirèrent à poudre, puis à balles ; leur feu n'intimida point une multitude exaltée par le vin et par le crime ; elle répondit avec des pierres, des tuiles et des débris de meubles lancés par les fenêtres et du liant des toits. Les soldats entrèrent la baïonnette en avant, et plus de deux cents hommes furent tués ou blessés.

Quels étaient les instigateurs du désordre ? C'est un mystère qui, selon toute apparence, ne sera jamais dévoilé. Comme il arrive dans les discordes civiles, chaque parti accusa l'autre d'avoir provoqué et payé l'émeute. Les opinions contradictoires sur ce sujet sont encore soutenues. Les uns disent que les révolutionnaires, préparant de grands troubles, avaient besoin de se former une armée dans la populace ; qu'ils voulurent l'enrôler par ce premier essai ; et qu'ils la lancèrent contre une manufacture, pour l'aguerrir à marcher contre un palais. Les autres disent que des gens de cour, résolus à dissoudre par la force les états généraux, ne pouvaient déterminer Louis XVI à entourer de troupes Versailles et Paris qu'en lui donnant de vives alarmes sur l'état de la capitale, et qu'ils jugèrent indispensable un mouvement populaire pour assurer l'exécution de leur complot. Chacune de ces accusations, examinée d'un œil impartial, peut prendre un caractère de probabilité : quelque opinion qu'on adopte, si l'on ose en adopter une, elle ne reposera que sur des conjectures. J'ai attaché une juste importance à connaître les moteurs de cet événement, avant-coureur de tant d'autres ; j'ai interrogé bien des hommes instruits des intrigues de 1789, et je déclare que je suis forcé de rester dans l'incertitude. On a dit que les Anglais avaient jeté parmi nous ce brandon incendiaire, qu'ils avaient des agents à Paris, comme nous en avions eu à Boston, et qu'ils se vengeaient de la révolution d'Amérique. De nombreuses recherches ont été faites pour découvrir si le gouvernement anglais avait pris une part active à nos premiers troubles, et n'ont donné contre lui aucune apparence de preuve : c'est plus tard qu'il s'est mêlé de nos affaires. Enfin, on a dit que la multitude, prompte à s'agiter dans les temps de disette, s'était mise en mouvement d'elle-même, sur quelques propos d'ouvriers, et que la politique n'eut point de part au désordre. Cette assertion serait la plus difficile à soutenir. Il avait été distribué de l'argent. On pont supposer que les écus de six francs trouvés sur la plupart des personnes qui furent arrêtées provenaient dut pillage ; mais, la veille, les cabarets du faubourg étaient remplis, et la dépense excéda de beaucoup les ressources que le travail pouvait fournir aux gens en haillons qui la payèrent.

Cette émeute était un dangereux exemple ; mais un exemple plus fatal encore fuit celui de l'impunité. Le prévôt ft pendre deux ivrognes qui se trouvèrent sur son passage ; toutes les autres personnes arrêtées, pendant le tumulte ou peu de jours après, furent bientôt nuises en liberté. Le parlement avait commencé des poursuites, il les abandonna. On a dit que ce fut en vertu d'un ordre du roi. Lien ne prouve cette assertion ; mais, l'ordre été donné, la magistrature n'avait-elle pas, dans une circonstance moins grave[25], déclaré à Louis XV que le cours de la justice ne pouvait être interrompu ? On a voulu expliquer la faiblesse du parlement et celle du ministère par la crainte de trouver compromises une ou plusieurs personnes d'un haut rang Je ne sais s'il pouvait y avoir des raisons politiques assez fortes pour autoriser le silence de la justice ; ce qui est certain, c'est que ce funeste silence apprit aux coupables présents et futurs qu'il n'existait plus de tribunaux en France, et que la carrière du crime était libre.

Les membres des états généraux furent présentés au roi (2 mai). Il aurait été facile, dans le cérémonial, de conserver aux deux premiers ordres quelques distinctions qui n'eussent pas irrité le troisième. Celui-ci ne songeait point alors à contester au clergé, à la noblesse un droit de préséance ; mais on voulut des distinctions humiliantes pour la roture, Le tiers état fut entièrement séparé des deux autres ordres ; on le fit longtemps attendre ; l'amour-propre et l'impatience agitaient les esprits, et de vives réclamations furent au moment d'éclater. Heureusement, un grand nombre de membres du tiers dirent qu'il était au-dessous d'eux de s'arrêter à des formes vaines, et que le premier jour où ils paraissaient devant le roi ils devaient craindre d'affliger son cœur.

Blesser l'amour-propre du tiers état, et vaincre le tiers état, étaient des idées identiques pour l'esprit frivole des courtisans, Le roi aurait levé facilement mi obstacle à la paix, en faisant vérifier les pouvoirs avant l'ouverture des états généraux ; mais cette sage disposition n'entrait point dans les vues de quelques gens influents. Leur motif, pour la rejeter, était tellement absurde, tellement ridicule, qu'ils en parlèrent peu, même à la cour. Nous ne doutons lias aujourd'hui qu'il aurait été impossible d'exiger et surtout d'obtenir que le président du tiers se mit à genoux pour adresser au roi la parole ; en conséquence, nous supposons que nul ne songeait, en 1789, il maintenir cet usage. Cependant le comité Polignac s'occupa très-sérieusement des moyens de le conserver ; on ne l'abandonna point, on éluda la difficulté ; on décida qu'il te garder de vérifier les pouvoirs, afin que, les présideras des ordres n'étant pas nommés avant l'ouverture des états, il n'y cuit pas de harangue en réponse au discours du roi[26].

L'art des marchandes de modes fut appelé au secours de la politique. Les courtisans mirent une grande importance à ce qu'on distinguât les ordres par des costumes ; ils croyaient empêcher les députés du tiers d'obtenir aucune considération, en les montrant vêtus d'une manière triste et mesquine, tout en noir, petit manteau, rabat blanc, chapeau pareil à celui des ecclésiastiques ; tandis que le riche vêtement des nobles en manteaux bordés d'or, l'épée au côté, le chapeau à la Henri IV, réveilleraient l'enthousiasme pour la noblesse. Les costumes cependant ne produisirent point les effets espérés lorsque, la veille de l'ouverture des états, le roi et les trois ordres se rendirent processionnellement à la messe du Saint-Esprit. Les hommes sur lesquels se portèrent avec le plus d'intérêt les regards de la foule immense des spectateurs fuirent les six cents députés du tiers et ces modestes curés dont les prélats, en rochets et en longues robes de couleur, étaient séparés par un corps de musique.

L'évêque de Nancy — la Fare —, prêcha dans cette solennité : Sire, recevez les hommages du clergé, les respects de la noblesse et les très-humbles supplications du tiers état. Un morceau sur la misère des campagnes, terminé par une opposition entre la rapacité des agents du fisc et la bonté du monarque, fit retentir les roides saintes du bruit profane des applaudissements. Déjà, au sacre de Louis XVI, le prédicateur avait eu deux fois à subir des interruptions l'avales.

Les états généraux s'ouvrirent (5 mai) : deux mille personnes qui remplissaient les tribunes attachaient, avec émotion, leurs regards sur les députations successivement appelées. Lorsque les représentants des trois ordres du Dauphiné parurent ensemble, on les applaudit vivement ; c'était un hommage à l'union dont ils avaient donné l'exemple. Lorsque, dans la députation de Provence, on remarqua Mirabeau, un murmure général protesta contre le scandale de confier l’intérêt public à l'homme corrompu dans sa vie privée. Un liant rang, une grande popularité, valurent plus d'indulgence au duc d'Orléans. À son entrée, un curé voulut lui céder le pas ; le prince refusa, et les applaudissements qu'il obtenait redoublèrent. Quand les ordres eurent pris place, ainsi que les ministres, les conseillers d'État, les dites et pairs, les grands officiers de la couronne, Louis XVI entra : il portait le simple manteau de ses ordres, et c'était une faute que de ne point paraître avec les insignes de la royauté dans l'assemblée de la nation. Les députés et les spectateurs debout tirent entendre des acclamations dignes de toucher le cœur du monarque. Certain de la droiture de ses intentions, confiant dans l'amour da ses sujets, Louis XVI s'abandonnait à l'espérance ; il était heureux.

Les paroles qui seraient prononcées dans cette séance allaient assurer aux Français des jours prospères, on les livrer à de longues tempêtes. Louis XVI lut, avec plus de dignité et d'aisance qu'il n'en avait d'habitude, un discours plein de sentiments paternels, mais vide d'idées politiques. Le discours du garde des sceaux fut également vague. On y trouve des lambeaux d'histoire de France, et jusqu'à ces lieux communs sur les maux que les guerres intestines causèrent à Rome et dans la Grèce. La question du vole par ordre on par tale n'est nullement éclaircie[27]. Après avoir assuré les députés ne peuvent imaginer aucun projet utile dont Sa Majesté ne désire l'exécution, le garde des sceaux indique comme devant surtout appeler leur attention les mesures relatives à la liberté de la presse, les précautions qu'exigent la sûreté publique et l'honneur des familles, les changements que réclament la législation criminelle et l'instruction publique : ensuite il rentre dans ces lieux communs dont il ne s'était guère écarté.

Necker présenta un volumineux rapport, dont la lecture dura plus de trois heures. Dans ce mémoire financier[28], rempli de détails difficiles à saisir, impossibles à retenir, l'auteur n'omettant rien de son sujet, épuisant la matière, traite de la compagnie des Indes, de la caisse d'escompte, des domaines engagés, etc., etc.[29]. Beaucoup de phrases sur la tâche immense qui se déploie devant l'auguste assemblée, sur l'importance de les états généraux qui serviront de modèle, qui doivent appartenir au temps présent et aux temps à venir ; aucune des idées fondamentales qui, dans ces grandes circonstances, auraient dû occuper le roi de France et ses ministres. Les vues de Necker sur la manière de délibérer sont spécieuses, mais elles ne pouvaient satisfaire personne ; le tiers les jugea trop conformes aux désirs des privilégiés, et ceux-ci crurent qu'elles cachaient un piège[30]. Ce mémoire où se trouvent (les pages de morale bien écrites n'est en dernier résultat que l'ouvrage d'un financier rhétoricien. On sent que railleur veut éluder les difficultés, et croit leur échapper, en les éloignant d'un jour. Il dit que Sa Majesté demande aux états généraux de l'aider à fonder la prospérité du royaume sur des bases solides ; cherchez-les, ajoute-t-il, indiquez-les à votre souverain, et vous trouverez de sa part la plus généreuse assistance. Ainsi le gouvernement ne sait ce qu'il faut faire, et livre aux douze cents députés des trois ordres le soin de découvrir ce qu'exige le bien public. Necker leur dit : le roi est inquiet de vos premières délibérations ; et il les laisse avec un sujet de débats, sur la manière de voler, qui seul suffirait pour mettre en combustion les états généraux. Le ministre affaiblit sa renommée, en fatiguant les auditeurs de sa longue dissertation financière, et en montrant si dépourvu des qualités d'un homme d'État. Cependant, très-applaudi à son entrée, il le fut également à sa sortie. L'enthousiasme échauffait les finies ; on ne sut point en profiter ; mais, dans cette séance, il était impossible de l'éteindre entièrement.

Quelle journée fut perdue ! Non, ce n'est pas la fatalité qu'on doit accuser des longs orages de la France. A l'ouverture des états généraux, on n'était pas encore dans des circonstances qui réellement surpassent les forces humaines ; ce sont les hommes chargés de gouverner qui se sont trouvés au-dessous des circonstances.

 

 

 



[1] De la Révolution française.

[2] Peu de jours après le renvoi de Brienne, Louis XVI disait : On m'a fait rappeler Necker, je ne le voulais pas ; on ne tardera pas à s'en repentir ; je suivrai tous ses conseils, et on verra ce qui en résultera. Il a tenu sa promesse jusqu'au mois de juin 1789.

[3] Presque tout est confus, incertain, dans l'histoire de nos anciennes élections. Le nombre général des députés aux états généraux varie très-souvent.

On voit aux états de 1356 : 800 députés, en 1485 : 291, en  1576 :326, en  1588 : 506 et en  1614 : 434. 

Ces différences ne tiennent pas au plus ou moins d'étendue du royaume ; car eu 1556, par exemple, la représentation eût été moins considérable qu'en 1453.

De grandes variations se font aussi remarquer dans la représentation des provinces.

Le Dauphiné, en 1576, a  16 députés ; et, en 1614, 11, le Languedoc, 14 puis 29, la Guyenne, 27 puis 38, les bailliages d'Étampes, de Dourdan et de Montfort,  6 puis 11.

Quant A la répartition des députés entre le clergé, la noblesse et le tiers état, les lettres de convocation demandent tantôt un député de chaque ordre, tantôt un député de chaque ordre au moins, et tantôt un député de chaque ordre au plus. Les baillis recevaient les lettres du convocation ; il paraitrait que l'usage leur donnait une certaine latitude pour augmenter la députation, lorsqu'ils le jugeaient utile aux intérêts de leur arrondissement ; et même, pour faire élire quelques sujets dans tel ou tel ordre, leur choix. Le tiers était, en général, l'ordre auquel on donnait le plus de députés, soit parce qu'il était le plus nombreux, soit parce qu'on y trouvait moins difficilement des hommes qui voulussent se charger des affaires du bailliage. Les trois dernières assemblées d'états généraux offrent la proportion suivante :

Clergé

Noblesse

Tiers

1566

104

72

150

1588

134

104

191

1614

140

132

192

A cette dernière époque, cent quatre députations composent les états généraux. Il n'y en a que trente-quatre où chaque ordre ait un nombre égal de députés. Dans vingt-quatre autres, la représentation du tiers égale celle des deux premiers ordres. Dans les quarante-six autres, la proportion entre les représentons de cligne ordre varie singulièrement. Par exemple :

Clergé

Noblesse

Tiers

Bourgogne

1

1

3

Lyonnais

2

1

3

Rouergue

1

1

3

Provence

2

6

4

Maine

3

1

3

Anjou

4

1

2

Paris

7

1

6

 

[4] Une ordonnance de 1555, conforme à une délibération des états de la même année, porte qu'un ordre ne pourra être lié par le vote des deux autres.

[5] Dans une lettre, rédigée par Mounier, les trois ordres du Dauphiné dirent au roi (8 novembre) : Avant les états tenus à Orléans, en 1560, les ordres délibéraient le plus souvent ensemble ; et, lorsqu'ils se séparaient, ils se réunissaient ensuite pour concerter leurs délibérations ; ils ne choisissaient ordinairement qu'un seul président, qu'un seul orateur pour tous les ordres. Le clergé, quoique moins éclairé que celui de nos jours, l'était cependant plus que les autres classes de citoyens, et les états généraux élisaient ordinairement leur orateur parmi les membres de cet ordre.

Les états d'Orléans eurent l'imprudence de ne pas suivre les formes observées précédemment ; les ordres se séparèrent. Le clergé les invita vainement a ne faire qu'un cahier commun, et à choisir un seul orateur ; mais ils eurent soin de protester que cette innovation ne unirait pas l'union et à l'intégrité du corps des états, et qu'il n'en adviendrait aucune distinction ou séparation.

L'orateur du clergé, dit, dans sa harangue, que les !rois états, par le passé, n'avaient qu'une bouche, un cœur et une aine.

Malgré ces protestations, le funeste exemple donné par les flats d'Orléans l'ut suivi par ceux de Blois et par ceux de 1614. S'il pouvait encore être imité, craignons que les états généraux ne puissent rien faire pour la félicité du royaume et la gloire de trône, et que l'Europe n'apprenne avec surprise que les Français ne savent ni supporter la servitude ni mériter la liberté.

[6] Les lauriers de d'Esprémesnil se flétrirent avant ceux de sa compagnie. Sorti de prison, après la chute de Brienne, il reçut dans le cours de son voyage l'accueil dû à sa célébrité, mais le fanatisme avec lequel il préconisait l'autorité parlementaire excita de vifs mécontentements, et même attira sur lui du ridicule. Des brochures le devancèrent dans la capitale On répandit une prétendue lettre du gouverneur des iles Sainte-Marguerite qui réclamait un fou échappé de sa maison. Pour aider à le faire reconnaitre, on rapportait ses propos ordinaires : c'étaient les phrases en l'honneur du parlement que d'Esprémesnil débitait sur sa route. Cette bouffonnerie était de l'avocat général Servan. Mirabeau appela d'Esprémesnil Crispin-Catilina.

[7] Le président du clergé et celui de la noblesse parlèrent debout. Dans les états précédents, ils s'agenouillaient en commençant leurs discours au roi.

[8] Boulainvilliers, en parlant de l'admission du tiers aux assemblées de la nation, sous Philippe le Bel, dit : La noblesse qui composait seule l'État dans le premier temps, non contente de s'être laissé dégrader de son rang par le clergé, voulut bien encore se laisser associer le peuple.

[9] Les séances se terminèrent le 12 décembre.

[10] Encore une fois, il est difficile et souvent impossible de savoir d'une manière positive comment nos pères formaient leurs députations aux états. Des jurisconsultes, des érudits, ont soutenu qu'en 1614 les élections avaient eu toute la latitude que leur donnaient les notables. D'autres ont affirmé qu'en 1614 le tiers état, dans les campagnes, n'avait point été représenté ; et que, dans les villes, il ne l'avait été que par des officiers municipaux. Les uns et les autres ont apporté des documents en faveur de leur opinion. Ces preuves contradictoires démontrent qu'il n'y as ait pas eu, dans la manière de former les députations, plus d'uniformité que !tir bien d'autres points ; et que des usages locaux, des circonstances qui nous sont inconnues, avaient fait varier les formes et les principes de l'élection, dans différentes parties de la France.

[11] Le rédacteur de la lettre des princes était le conseiller d'État Montyon, alors chancelier du comte d'Artois ; elle fut révisée, modifiée, augmentée ; en sorte qu'on ne peut affirmer que telle idée, telle phrase, suit de Montyon.

Une des réfutations était de l'abbé Morellet.

[12] Un Avis aux Parisiens leur disait : Écoutez-moi, vous ne pouvez être représentés légalement qu'autant que vos députés seront en raison de votre population. Vingt-quatre millions d'hommes doivent avoir plus de députés que six Cent mille. Ce n'est pas trop de demander que vos représentants soient au moins sept fois supérieurs eu nombre à ceux des deux autres ordres. Insistez donc pour obtenir cette proportion. L'extravagante brochure que je cite se vantait de tous les libraires et fut une des plus répandues.

[13] A Grenoble, l'assemblée municipale qui élisait des députés aux états de la province se composait d'un syndic de chaque corporation du tiers état, et des propriétaires domiciliés du même ordre, payant quarante livres d'impositions royales foncières.

[14] Trois ans après, Monnier, éloigné de sa patrie, écrivait : Quand je réfléchis à tout ce que nous avions obtenu en Dauphiné, par la seule puissance de la justice et de la raison, je vois comment j'ai pu croire que les Français méritaient d'être libres. Les dernières classes attendaient avec calme le résultat de nos travaux. Jamais la multitude n'influa sur nos assemblées ; les spectateurs se tinrent toujours dans les bornes de la décence, et les suffrages furent parfaitement libres. Le clergé et la noblesse se montraient généreux, les membres des communes, modérés. Beaucoup de ceux qui se distinguent maintenant, en Dauphiné, par leur zèle pour les nouvelles institutions n'étaient alors, comme aujourd'hui, que les vils agents du despotisme. Rien ne pouvait annoncer qu'ils séduiraient un jour la multitude, jusqu'au point de la convaincre de leur amour pour la liberté. Quelques membres de nos états ont voulu cependant se rendre célèbres en se plaçant dans le nombre des ennemis du trône ; mais alors ils professaient les mêmes opinions que moi ; ils publiaient leurs réflexions en faveur des deux Chambres ; ils tempéraient l'effervescence de plusieurs hommes passionnés, et disaient aux plébéiens qu'on ne parvient pas à la liberté lorsqu'on ne sait mettre aucun terme à ses désirs, lorsque les avantages obtenu : deviennent des prétextes pour en exiger de nouveaux. Recherches sur les camuses qui ont empêché les Français de devenir libres, etc.

[15] Un amateur en acheta 2.500 dans les trois derniers mois de 1788 ; sa collection était si loin d'être complète, qu'il renonça à la continuer.

[16] Les hommes de la Terreur connurent cette vérité ; aussi professèrent-ils que, lorsqu'on fait une révolution, il faut changer de mains la propriété ; en d'autres termes, il faut tuer et voler les propriétaires. Mais l'extermination et la spoliation d'une partie des habitants de l'État n'est pas aussi facile que le supposent de féroces démagogues. Une épouvantable expérience a été faite sous nos yeux. Tons les moyens, et, certes on n'en découvrira jamais de plus terribles, tous les moyens ont été employés pour appauvrir et pour détruire la noblesse. On a mis eu œuvre les proscriptions et les confiscations ; les assassinats populaires et les assassinats juridiques ; et cependant, après la tempête, on a vu avec étonnement la classe noble se retrouver encore la plus riche. Que du moins cette sanglante expérience ne soit pas perdue ; qu'elle révèle à tous les siècles l'impuissance des armes du crime !

[17] L'hérédité de la noblesse était attaquée dans plusieurs pamphlets ; mais l'opinion de leurs auteurs trouvait peu de partisans. On ne contestait guère que la noblesse dût être transmissible ni qu'elle dm ace accompagnée de distinctions honorifiques. Son utilité était soutenue par de grands défenseurs des intérêts du tiers état. Dans un Mémoire pour le peuple français, qui fut une des brochures les plus remarquées, Cérutti jugeait très-heureux que l'aristocratie de noblesse vint contrebalancer l'aristocratie de richesse, et se plaisait rappeler que les républiques les plus célèbres, Athènes, Sparte, Rome, honoraient par des distinctions certaines familles alliées de la gloire.

[18] Avis la noblesse, par Malouet.

[19] Il en est résulté tant de maux, que je crois utile de rendre sensible 'par un exemple, la différence qui existe entre les deux manières de traiter la politique. S'agit-il de faire une loi d'élection ? l'esprit spéculatif, qui considère la société d'une manière abstraite, dit, eu vertu d'une règle métaphysique, quels hommes ont le droit de voter, et il trace une loi applicable à tous les peuples. L'esprit observateur pense que la meilleure loi d'élection est celle qui donnera probablement une assemblée de représentants éclairés et intègres, il croit que les hommes capables de concourir à ce but ont seuls droit de voter ; et sa loi varie selon les pays et les temps. Celui-ci raisonne en législateur qui veut assurer le bonheur général ; l'autre joue avec les hommes connue s'ils étaient ici-bas pour servir à son amusement et à la gloire de sa science. Ce dernier prétend qu'il est le meilleur logicien ; je no sais, mais le premier raisonne mieux. Le droit de voter n'est pas un droit naturel, comme celui de n'être pas arbitrairement privé de sa liberté ou de ses biens ; c'est un droit politique, par conséquent variable. L'homme qui pense le contraire raisonne si mal, qu'il échoue nécessairement dans la pratique. En effet, s'il exige une contribution pour être admis à voter, un autre logicien lui prouve rigoureusement que ceux qui payent quelques centimes de moins sont à tort dépouillés de leur droit. S'il réduit au taux le plus faible la contribution exigée, un meilleur logicien lui démontre rigoureusement encore que ]es pauvres, avant autant d'intérêt que les riches à n'être pas opprimés, doivent concourir à nommer les délégués. S'il appelle aux élection : jusqu'au dernier prolétaire, un logicien parfait lui dit : La volonté ne se représente pas, un peuple qui nomme des représentants est esclave. Puis, avec de telles idées, faites des lois et gouvernez un État.

Il semblerait que, dans le champ des abstractions, tout doit se spiritualiser ; au contraire, tout finit par s'y matérialiser. Jamais, dit Sieyès, dans sa fameuse brochure, jamais on ne comprendra le mécanisme social, si l'on ne prend le parti d'analyser une société connue une machine ordinaire. Non, ce n'est point une machine ordinaire qu'une machine qui pense et qui souffre, dans le jeu de laquelle entrent les passions et les préjugés. Insensés novateurs ! tremblez de confondre la politique avec les sciences qui s'exercent sur des corps inertes ; la matière que vous jetez dans vos creusets est une matière vivante ; elle crie, il en sort du sang et des pleurs !

[20] Si, dans un pays où l'on ne connaît ni distinction de rang ni privilèges, où l'on n'a point à détruire avant toute chose une foule de préjugés enracinés par une vieille habitude, où chacun est mû par le sentiment de l'égalité, on croit devoir ne pas trop précipiter les remèdes qui peuvent améliorer le gouvernement, quelle leçon pour un peuple qui, sans avoir aucun de ses avantages, se verrait au moment de se former une constitution toute nouvelle ! Sa position ne devrait-elle pas augmenter sa prudence ?

[21] Le parlement condamna l'ouvrage à être brûlé, mais ne fit pas de poursuites contre l'auteur.

[22] On a dit qu'à Marseille il avait ouvert une boutique, sur l'enseigne de laquelle on lisait : Le comte de Mirabeau, marchand de draps. L'anecdote est fausse, et manque même de vraisemblance, le caractère de Mirabeau se refusait à l'espèce de bouffonnerie qu'on lui prête.

[23] La maison du fermier des octrois avait été saccagée, des boutiques de boulangers avaient été pillées ; les officiers municipaux, contraints par la force, avaient baissé extraordinairement le prix du pain : il paraissait tout à la fois impossible de révoquer une baisse et de soutenir les sacrifices qu'elle exigeait.

[24] Il fut élu député, par la noblesse de Tartas ; mais le roi lui défendit d'accepter, craignant des collisions entre lui et le duc d'Orléans, nommé par la noblesse de Crépy.

[25] Lors de procès de duc d'Aiguillon.

[26] Au mois de juin, le tiers état ayant demandé, pendant plusieurs jours, une audience du roi sans l'obtenir, Bailly, qui présidait cet ordre, alla voir le garde des sceaux. Le ministre lui dit que l'audience était retardée par la difficulté de régler le cérémonial : Ce n'est pas, ajouta-t-il, qu'on veuille insister sur un vieil usage qui blesse le tiers état, et que le roi n'a pas l'intention d'exiger. Cependant cet usage a subsisté depuis un temps immémorial, et si le roi le voulait... Bailly l'interrompit.

Il ne faut pas croire qu'à cette époque toute la bourgeoisie eût repoussé avec indignation cet usage servile. Après le 14 juillet, lorsqu'on annonça que le roi viendrait à l'Hôtel-de-Ville, plusieurs échevins demandèrent comment on lui parlerait, et si l'on se mettrait à genoux.

[27] En déférant à celle demande (la double représentation), Sa Majesté point n’a changé la forme des anciennes délibérations ; et, quoique celle par tête, en ne produisant qu'un seul résultat, paraisse avoir l'avantage de faire mieux connaître le désir général, le roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s'opérer que du consentement libre des états généraux et avec l'approbation de Sa Majesté.

[28] Le déficit pour les dépenses annuelles y est évalué cinquante-six millions. Neckar explique par quelles économies le déficit a été diminué de plus de vingt millions, depuis le compte rendit par Brienne, eu 1788.

[29] Conçoit-on que, dans un Mémoire où les plus hauts intérêts devaient seuls attirer l'attention, le ministre ait trouvé place pour des détails tels que ceux-ci : Le tabac se vend aujourd'hui râpé dans presque toute la France ; cette méthode a beaucoup augmenté la ferme du tabac. Quelques négligences particulières, etc.

[30] Necker pense que les ordres doivent se séparer d'abord, pour que les deux premiers fassent en toute liberté le sacrifice de leurs privilèges pécuniaires. Cet acte établissant une grande confiance entre toutes les parties de l'assemblée, chaque ordre pourrait ensuite nommer des commissaires pour examiner dans quels cas il serait avantageux de voter en commun, et dans quels autres on devrait préférer le vote séparé. Ce dernier lui parait avoir de grands avantages, lorsqu'il s'agit moins d'obtenir la célérité que d'assurer la maturité des délibérations ; mais il annonce que le monarque, sans prendre de parti, se borne à recommander aux députés d'examiner ces questions avec sagesse.