HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XVI

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE SIXIÈME.

 

 

On s'attend à voir enregistrer, dans une séance royale, les édits relatifs aux réformes annoncées. — Brienne abandonne ce projet adopté d'abord. — Le parlement, après avoir enregistré successivement plusieurs édits, s'oppose à celui du timbre, et déclare que les états généraux ont seuls le pouvoir de consentir l'impôt. — Diverses opinions parmi les magistrats ; d'Esprémesnil, Duport, etc. — Lit de justice où sont enregistrés les édits sur le timbre et sur la subvention territoriale ; protestation ; scènes tumultueuses autour du palais. — Dénonciation au parlement contre Calonne. — Séance très animée où la distribution des deux édits est déclarée illégale ; triomphe populaire de d'Esprémesnil. — Le parlement est exilé à Troyes. — Tumulte dans Paris. — Brienne se fait nommer principal ministre. — Coup d'œil sur la situation de la France avec les puissances étrangères. — Voyage de l'impératrice de Russie eu Crimée. — Le cabinet de Versailles perd son influence en Turquie. — Affaires de Hollande. — honneurs rendus au parlement à Troyes ; arrêtés des parlements de province. — Négociations ; arrangement. Rappel du parlement de Paris ; réception bruyante ; troubles. — Projet de Brienne pour emprunter quatre cent vingt millions, en promettant la convocation des états généraux avant cinq ans. — Séance royale. Le duc d’Orléans est exilé ; l'abbé Sabatier et Fréteau sont conduits dans des prisons d'État. — Détails sur le duc d'Orléans. — Le parlement s'élève contre les lettres de cachet ; il réclame le prince et les deux magistrats. -- Édit relatif aux mort-catholiques. — Brienne, au milieu des embarras de sa situation, tombe malade. — Il se concerte avec Lamoignon sur les moyens de renverser la magistrature. — Le parlement suscite des obstacles au ministère, pour les emprunts et pour la perception de l'impôt. — Le parlement fait une déclaration des principes fondamentaux de la monarchie française. — Arrestation de d'Esprémesnil et de Montsabert dans la grand'chambre. — Le 8 mai, plusieurs édits, dont un crée la cour plénière, sont enregistrés en lit de justice. — Enregistrement forcé de ces édits dans les parlements de province ; protestations ; la noblesse s'unit aux magistrats. — Résistance de la Bretagne, — du Béarn. — du Dauphiné. — La France entière est agitée. — Brienne, pour trouver un appui et des ressources, convoque une assemblée extraordinaire du clergé ; cette assemblée se prononce contre les nouveaux édits. — But du ministre en invitant les Français à publier leurs idées sur la manière de former les états généraux. — La réunion des états pour le 1er mai 1789 et la suspension de la cour plénière sont décidées, — Sensation que produit l'annonce de cette réunion prochaine. — Mémoires remis au roi par Malesherbes. — Mémoire de Dufresne Saint-Léon. — Brienne, après avoir usé de vils expédients pour subvenir aux dépenses, propose à Nécker le contrôle général, et reçoit un refus. — Attaqué par le comte d'Artois, il ne songe plus qu'il tirer parti de la manière dont il quittera sa place, et s'éloigne comblé de faveurs.

 

Après la séparation des notables, il semblait impossible que le gouvernement ne prit pas une mesure décisive. On avait entendu les ministres annoncer de promptes réformes ; on savait que Louis XVI voulait l'exécution des projets de Calonne, qu'il y attachait le maintien de son autorité et le bonheur de son peuple. Tout Paris croyait que ces projets, transformés en édits, allaient être portés au parlement, dans une séance royale, où ils seraient enregistrés. Les nouvelles de Versailles ne différaient que sur le jour fixé pour cette séance.

La marche indiquée par le bon sens public est celle que le gouvernement se proposa d'abord de suivre. Tout fut changé, par les faux calculs de l'archevêque de Toulouse. Le garde des sceaux apprit, avec étonnement, qu'on ne pensait plus aux dispositions qu'il croyait arrêtées, et que les édits seraient envoyés successivement, pour être enregistrés dans la forme ordinaire. Lamoignon, ambitieux, avide, n'était nullement un homme pénétré de ses devoirs et dévoué à l'intérêt général ; mais, alors, il voyait avec assez de justesse la situation du royaume ; et, pour se maintenir au pouvoir, il voulait ce que cette situation commandait. La mollesse annoncée par un simple envoi successif des édits dérangeait toutes ses idées : il représenta à Brienne qu'on se priverait de grands avantages si l'on ne mettait pas sous les yeux du public l'ensemble des améliorations ordonnées par le roi, et si l'on ne se hâtait d'avoir au parlement une séance, à laquelle tous les esprits étaient préparés. L'archevêque de Toulouse, avec moins de talent que son prédécesseur, avait autant d'amour-propre, et peut-être de légèreté d'esprit : il répondit qu'une séance royale, un lit de justice, était un moyen extrême que n'exigeait point la situation des affaires. Cette mesure intempestive, dit-il, provoquerait des débats qu'il faut éviter ; on enverra d'abord les édits propres à disposer favorablement l'opinion publique ; et, si le parlement méconnaissait ses devoirs, il serait temps de faire apparaitre l'autorité royale, d'autant plus imposante alors que d'imprudents magistrats auraient encouru sa juste sévérité. Enfin, il ajouta que la volonté du roi et celle de la reine étaient de ne point déployer, sans nécessité, l'appareil de la puissance. Le seul moment pour exécuter le plan de Galonne fut perdu ; et c'est la plus grande faute d'un ministre qui en a commis tant d'autres.

Les édits sur le commerce des grains, sur les assemblés provinciales et sur la corvée, furent successivement enregistrés (17, 22 et 27 juin 1787). A peine le parlement fit-il quelques observations sur les assemblées provinciales. Brienne, enchanté de ses premiers succès, pensa que le moment était venu de faire enregistrer un édit de finance. Il y en avait deux : l'édit de la subvention territoriale et celui du timbre. De toutes les améliorations projetées, la plus importante était celle qui soumettait les privilégiés A l'égale répartition de l'impôt. Au lieu d’unir la cause du gouvernement à celle de l'État, au lieu de mettre le parlement dans la nécessité de céder à la volonté du monarque en recevant la subvention territoriale, ou de lutter à la fois contre le gouvernement, l'équité et l'intérêt du grand nombre, le ministre commença par livrer à la discussion un impôt nécessairement onéreux pour tous les Français : ce fut l'édit du timbre qu'il envoya.

Le parlement sembla n'avoir montré de la modération que pour attendre un édit qui lui donnât les moyens de déployer sa résistance avec plus d'avantages, et de faire recouvrer à son autorité l'éclat qu'elle avait perdu depuis quelque temps. Les magistrats imitèrent ces notables dont ils n'avaient pu voir la convocation sans alarmes et le succès sans jalousie ; ils représentèrent qu'avant d'enregistrer l'impôt ils avaient besoin de reconnaître la nécessité de l'établir ; en conséquence ils supplièrent le roi de leur faire communiquer les états de recettes et de dépenses, et le tableau des économies promises (6 juillet). Une telle demande fut rejetée ; les magistrats eux-mêmes sentirent qu'ils avaient porté leurs prétentions trop loin, que le roi ne consentirait jamais A leur livrer ainsi l'administration et le gouvernement ; ils changèrent A l'instant de système. La demande qu'ils venaient de former annonçait évidemment le pouvoir de délibérer sur l'impôt ; et, tout à coup, on les vit mettre en doute qu'ils eussent ce pouvoir, dont. ils avaient usé tant de fois. Un conseiller-clerc, Sabatier de Cabre, soutint que les états généraux étaient seuls en droit d'accorder les subsides, et qu'il fallait rappeler au monarque les antiques maximes. A peine une faible majorité avait elle adopté cet avis (16 juillet), que presque tous les membres du parlement furent inquiets des suites (que pouvait entraîner une telle délibération. Pour adoucir les remontrances, on chargea de les rédiger un conseiller qui ne les avait pas votées — Ferrand —. Il fallut de l'adresse pour éviter de mettre en contradiction le nouvel arrêté et les anciens actes du parlement. Ou usa d'adresse aussi pour se ménager les moyens de céder aux désirs de la cour, si l'on parvenait à s'entendre avec elle. Les remontrances disent que la nation, assemblée en états généraux, peut seule consentir un impôt perpétuel[1].

Le roi, sans répondre sur ce point, fit espérer quelques modifications à l'impôt du timbre ; il donna l'assurance que ses demandes n'excéderaient pas les besoins réels ; et, pour les faire connaître toutes, il envoya l'édit sur la subvention territoriale. Le parlement, qui s'était enhardi, n'hésita point à poursuivre sa marche et réclama formellement la convocation des états généraux. La plupart de ceux qui la demandaient, auraient pâli en apprenant qu'elle était accordée ; mais, convaincus que le gouvernement n'oserait point assembler la nation, ils pensaient qu'un sûr moyen de dominer le ministère était de le placer dans l'alternative ou d'appeler les états généraux on de céder au parlement. Toutefois la demande était sérieuse de la part d'un certain nombre de magistrats réunis contre la cour, bien qu'ils fussent divisés d'opinions et d'espérances. Duval d'Esprémesnil, Duport de Prélaville et Fréteau de Saint-Just, exerçaient une grande influence sur les jeunes conseillers qui formaient alors près des deux tiers du parlement de Paris. D'Esprémesnil voyait, dans la convocation des états généraux, un moyen d'affermir et d'accroître l'autorité du corps dont il était membre ; il ne cloutait point que les états donneraient des pouvoirs très-étendus à la magistrature pour veiller, dans l'intervalle de leurs réunions, au maintien des lois. Duport et Fréteau, enthousiastes de la révolution américaine, voulaient faire adopter, par les états généraux, des réformes fondamentales et des institutions nouvelles. Les vieux conseillers ne s'opposaient pas tous à la convocation réclamée. Plusieurs, tels que Robert de Saint-Vincent, jansénistes accoutumés sous le feu roi aux luttes contre la cour, stricts observateurs trime morale austère, indignés des prodigalités et du déficit, pensaient que les abus ne s'arrêteraient qu'en présence de la nation assemblée. Cependant la plupart des membres de la grand’chambre craignaient moins les abus que les troubles, et cherchaient à ramener le calme ; mais ils avaient peu de crédit. On leur reprochait des préjugés, une disposition à s'opposer même aux réformes utiles. Parmi eux il ne se trouvait plus de ces magistrats dont le savoir et les talents, rehaussés par de grandes vertus, inspirent une vénération presque religieuse. On ne cita qu'un mot imposant. Le président d'Ormesson dit à d'Esprémesnil qui demandait les états généraux : La Providence punira vos funestes conseils, en exauçant vos vœux ! La présence des princes et des pairs ne modérait pas les discussions, et ajoutait à l'éclat des séances. Une décision plus étendue que la précédente obtint une majorité plus forte. Le nouvel arrêté ne distingue point un impôt temporaire d'un impôt perpétuel : La nation, représentée par les états généraux, est seule en droit d'octroyer au roi les subsides, dont le besoin sera évidemment démontré.

Le roi manda le parlement à Versailles, ci les deux édits furent enregistrés eu lit de justice (6 août). Le parlement, qui, dès la veille, avait protesté contre ce qui se passerait dans cette séance, déclara le lendemain illégales et nulles les transcriptions faites sur ses registres. Quelques voix proposèrent de défendre, par un arrêt, d'exécuter les deux édits ; mais une grande majorité prononça l'ajournement de la discussion à huit jours.

Ces débats excitaient dans le public un vif intérêt. Les applaudissements obtenus par les notables leur étaient donnés dans les salons et dans les. clubs ; le parlement fut traité d'une manière plus bruyante, les applaudissements descendirent dans les rues. A chaque séance, la salle des Pas-Perdus, les cours et les environs du palais, se remplissaient d'une foule en rumeur, composée de clercs, d'oisifs curieux et de gens de la lie du peuple. Cette multitude prenait de l'autorité ; elle interrogeait les conseillers à leur sortie, sur ce qui s'était passé à la séance. Le serment prêté par les magistrats de tenir secrètes les délibérations était complaisamment oublié par beaucoup d'entre eux ; et l'archevêque de Paris fut insulté, parce qu'il opposa ce serment à des questions qui lui furent adressées. Les acclamations étaient prodiguées à ceux qu'on savait hostiles au ministère. Les jeunes conseillers s'enivraient d'hommages si nouveaux pour eux et se croyaient transformés en pères de la patrie. Plusieurs, accueillis avec transport, désignaient à la multitude leurs collègues, moins connus, qui méritaient aussi des applaudissements ; et, bien au-dessus de toutes les autres réputations populaires, planait celle de d'Esprémesnil, le plus ardent orateur et le héros du moment[2].

Brienne s'était imaginé d'abord que les magistrats voulaient, par amour-propre, résister quelques jours ; et que bientôt on les verrait céder. La reine prenait de lui toutes ses opinions et répétait aux courtisans, le lendemain de chaque séance, qu'on serait satisfait du parlement à la séance suivante. Mais les protestations et les scènes qui suivirent le lit de justice désabusèrent le ministre. Alors il proposa au conseil de transférer le parlement à Troyes : il ne doutait pas que, dans une petite ville, l'ennui le vengerait des jeunes conseillers ; et les disposerait à se montrer dociles, pour venir retrouver à Paris les plaisirs dont ils avaient le goût et l'habitude. Malesherbes, rappelé au conseil depuis que Lamoignon, son parent, était garde des sceaux, Malesherbes qui craignait toute mesure contraire à l'ordre légal, et qui avait trop honoré la magistrature pour ne pas en être le défenseur, obtint qu'avant de prononcer On attendit la séance où le parlement terminerait la discussion qu'il avait ajournée.

Le gouvernement, pour se concilier les esprits, publia les économies qu'il venait d'ordonner, et qui portaient, eu grande l'allie, sur la maison du roi (9 août) ; mais cette publication n'atteignit point son but. Les économies furent jugées mesquines, comparées aux besoins de l'État ; et l'on ne sut au pouvoir aucun gré de ces réductions attribuées moins à la fermeté qu'à la crainte. Cependant les gens de cour étaient très-irrités des réformes ; ils criaient, c'est le mot, qu'on les dépouillait de leurs propriétés ; et l'un d'eux, le baron de Besenval, dit qu'un pareil despotisme ne s'était encore vu qu'en 'fulmine. Louis XVI souffrait de les affliger ; plusieurs mots prouvèrent son excessive bonté[3] ; mais comment eût-il fait cesser les clameurs dans Paris lorsqu'il ne savait pas même. leur imposer silence dans sa propre demeure ?

Les jeunes magistrats avançaient, avec fierté, dans la route qu'ils s'étaient ouverte. Duport, dont le sang-froid et les calculs n'étaient pas moins redoutables que la fougue et l'éloquence de d'Esprémesnil, Duport fit aux chambres assemblées (10 août) une dénonciation contre Calonne, et demanda qu'il fût informé sur les dilapidations, abus d'autorité et autres de tous genres, commis par l'ancien contrôleur général. Au moment où le ministère accusait la magistrature de vouloir s'ingérer dans l'administration, c'était un moyen de décider, par le fait, qu'elle pouvait et devait s'en mêler ; c'était surtout un moyen puissant d'exalter les têtes avant la séance où l'on devait, dans trois jours, reprendre la discussion que le lit de justice avait suscitée. Le parlement accueillit la dénonciation et chargea le procureur général d'informer. Son arrêté fut cassé ; mais l'ancien ministre, dès qu'il se vit juridiquement accusé, s'enfuit en Angleterre[4]. Cette dénonciation rejaillit sur la cour de Versailles, que l'opinion publique jugeait complice de tous les désordres de Calonne. Les pamphlets se multiplièrent. Marie-Antoinette fut l'objet d'attaques virulentes ; les clercs l'appelaient Madame Déficit, et des écoliers l'insultèrent dans le parc de Saint-Cloud. Breteuil, sur l'avis du lieutenant de police, pria le roi d'engager la reine à ne point aller à Paris, dans ces moments d'effervescence.

La majorité du parlement arriva très-animée à la séance, impatiemment attendue, où la discussion relative au lit de justice devait se terminer. Le duc de Nivernais, nommé membre du conseil en même temps que Malesherbes, essaya de rapprocher les esprits par des considérations puisées dans la situation du royaume avec l'étranger. Au dehors, ainsi qu'au dedans, l'horizon se chargeait de nuages. Le duc de Nivernais représenta que la Hollande, notre alliée fidèle, était troublée, que l'honneur de la France pouvait exiger une guerre ; et que le gouvernement avait besoin de trouver, dans les ressources du trésor et dans l'union de tous les Français, les moyens de conserver, en Europe, le rang où l'avait élevée une paix glorieuse. D'Esprémesnil, à qui son exaltation et ses fatigues avaient fait passer la bile dans le sang, s'était arraché de son lit pour assister à la séance. Rassemblant ses forces, il combattit le duc de Nivernais ; et les honneurs de la journée lui restèrent. Les deux tiers des voix sa réunirent en faveur d'un arrêté qui déclarait la distribution des deux édits indic, illégale, clandestine. incapable d'autoriser la perception des impôts ; et qui portait que le roi ne pourrait obtenir de nouveaux subsides, sans convoquer les états généraux. Dès que cet arrêté fut connu de la foule qui remplissait le palais et ses abords, les cris d'enthousiasme éclatèrent. D'Esprémesnil fut porté, dans les bras du peuple, à sa voiture ; on fui près de dételer ses chevaux, pour prolonger son triomphe jusqu'à son hôtel.

D'Esprémesnil voulait sincèrement le bien public ; mais son esprit était faux, son imagination était désordonnée. Sans les fautes de la cour et la maladresse des ministres, jamais ce fanatique adorateur de la magistrature n'eût exercé d'influence que sur un petit nombre de ses collègues. Dans le préambule de l'arrêté reçu arec une si vive reconnaissance, les magistrats s'exprimaient en zélés défenseurs des privilèges pécuniaires ; ils déclaraient qu'on ne pouvait, sans violer les constitutions primitives de la nation, soumettre le clergé et la noblesse à la subvention demandée, et ils affirmaient que leurs principes seraient ceux des états généraux.

Comment obtenait-on la popularité par des actes qui blessaient les intérêts populaires ? D'abord, ni la nation ni le tiers état n'étaient représentés par celle multitude qui s'agitait autour du palais. Ensuite, beaucoup de gens encourageaient, excitaient le parlement, sans adopter toutes ses idées. On se déliait des promesses faites par des ministres dont on craignait la duplicité, et garanties par un roi dont la faiblesse était connue. Beaucoup de gens pensaient que, s'il n'y avait pas de réforme dans le gouvernement, alors même que les privilégiés payeraient, les roturiers ne payeraient pas moins, et que l'argent de tous serait la proie de dilapidations nouvelles. Peu importait à ceux qui pensaient ainsi que le parlement soutint les privilèges pécuniaires ; ils l'entendaient demander la convocation des états généraux, dont ils espéraient obtenir les améliorations désirées, ils applaudissaient à cette demande, et voyaient avec joie d'Esprémesnil forger des armes qui passeraient bientôt dans d'autres mains que les siennes. Duport s'en expliqua fort librement avec des conseillers, tels que Ferrand, qui ne partageaient ni ses opinions ni celles de d'Esprémesnil.

Après la séance dont je viens de rendre compte, le gouvernement ne différa plus de sévir ; les membres du parlement reçurent l'ordre de quitter Paris dans vingt-quatre heures et de se réunir à Troyes. Monsieur et le comte d'Artois furent envoyés, l'un à la cour des comptes et l'autre à la cour des aides, pour faire enregistrer les édits. Des applaudissements accueillirent 31onsieur dans Paris ; on aimait sa conduite à l'assemblée des notables, et l'on disait qu'il venait à regret exécuter les ordres du roi. On assurait au contraire que le comte d'Artois avait tenu un propos violent sur le plus court moyen de faire cesser les troubles. Il y eut, sur son passage, des sifflets et des huées : ses gardes firent un mouvement de leurs armes ; à ce bruit la multitude épouvantée disparut en un instant.

La cour des comptes protesta contre l'enregistrement forcé, demanda le rappel du parlement et la convocation des états généraux. Barentin, premier président de la cour des aides, très-dévoué aux ministres, ne parvint à retarder que d'un jour l'arrêté de sa compagnie. Ce délai irrita les soutiens du parlement. Les clercs et la populace se réunirent le lendemain, et ne se contentèrent point de l'assurance donnée par un magistrat que l'arrêté qui venait d'être pris satisferait le public. Les mêmes gens qu'un bruit d'armes avait mis en fuite forcèrent les portes de la cour des aides et contraignirent le premier président à leur montrer la délibération. Lorsqu'ils la connurent, ils se répandirent dans les rues, en poussant des hurlements de joie. Un agitateur lut à la foule quelques phrases d'un pamphlet ministériel ; on parodia les formes de la justice, la brochure fut condamnée au feu, et le burlesque arrêt reçut son exécution, au milieu des cris et des danses. Plusieurs hommes, qui étaient ou qu'on supposait être de la police, furent attaqués, poursuivis, et faillirent à perdre la vie. Cependant, de nombreuses patrouilles parvinrent à rétablir la tranquillité. Breteuil donna l'ordre de fermer les clubs.

L'archevêque de Toulouse aperçut, dans la résistance et les troubles, le parti qu'il pouvait en tirer pour lui-même : il représenta à la reine que, dans les moments difficiles, pour donner plus de force au pouvoir, on doit le concentrer ; et il se fit nommer principal ministre. Les maréchaux de Ségur et de Castrie, ne voulant pas se trouver dans un rang inférieur au sien, donnèrent leur démission. Toujours occupé de lui-même, l'archevêque fit appeler au département de la guerre le comte de Brienne, son frère, homme du monde assez habile en intrigues de cour, mais qui ne méritait ni par ses talents ni par ses services la confiance des militaires. Pour la marine, le choix tomba sur le comte de la Luzerne qui commandait alors à Saint-Domingue[5]. La nomination d'un absent et celle d'un homme nul annonçaient d'autant plus d'irréflexion, qu'une guerre paraissait imminente : il est nécessaire de considérer la situation extérieure du royaume.

La France avait pour alliées l'Espagne, l'Autriche et la Hollande ; la Turquie voyait en elle sa protectrice ; et la Russie, par un traité de commerce, avait récemment assuré aux Français des avantages jusqu'alors réservés aux Anglais (janvier 1787). La Prusse venait de perdre le grand Frédéric (1786) : ce monarque était trop éclairé pour ne pas finir en sage son heureuse carrière ; sa vieillesse avait été glorieusement pacifique ; et l'un des conseils qu'il laissait à son successeur était de préférer l'amitié de la France aux subsides de l'Angleterre. Louis XVI n'avait besoin que de se maintenir dans la position si belle que lui avait faite Vergennes ; on le vit en descendre avec rapidité.

Au commencement de 1787, l'impératrice de Russie fit un voyage fastueux et romanesque en Crimée. Toute la diplomatie européenne s'émut. Catherine, dans ses rêves de gloire, avait plus d'une fois pensé à relever l'empire d'Orient ; on crut qu'elle voulait tenter l'exécution de ce gigantesque projet. On le crut d'autant mieux, que l'empereur d'Autriche se rendit près d'elle et l'accompagna. C'était de tous les princes le plus intéressé à ce que l'impératrice ne s'emparât point du trône de Constantinople ; mais on connaissait l'humeur ambitieuse, entreprenante, de ces deux souverains, et l'on présuma qu'ils s'entendaient pour un démembrement des possessions ottomanes. Si, comme il est possible, ce projet les occupa quelque temps, ils l'abandonnèrent dans l'entrevue destinée à conclure leur traité. A peine Joseph Il était-il arrivé, qu'il reçut la nouvelle du soulèvement des Brabançons. l.es troubles étaient causés par les réformes intempestives que sa philosophie superficielle et le besoin d'occuper l'Europe de son nom lui avaient fait ordonner dans le Brabant, contre l'opinion du clergé, de presque tous lei nobles et de la plus grande partie du peuple. L'Angleterre protégeait les mécontents ; et, dans la situation où se trouvait placé l'empereur, il lui était difficile de s'engager à faire des conquêtes. En admettant que Catherine ait eu le vaste dessein qu'on lui suppose, peu d'obstacles nouveaux devaient suffire pour qu'elle jugeât combien ses forces militaires et ses ressources financières, étaient loin de pouvoir garantir ses succès. Le projet fut donc abandonné, si toutefois il avait existé, car c'est une opinion soutenue par des hommes graves que le voyage de Crimée n'avait point un but politique, et que l’idée en fut suggérée à Catherine par le prince Potemkine, dans un intérêt tout personnel. Ce prince, craignant d'être effacé de l'esprit de sa souveraine par d'heureux cl jeunes rivaux, imagina, dit-on, de l'éblouir en lui n'outrant les prodiges de son administration, dans les contrées nouvelles qu'il lui ferait parcourir. On sait comment il y réussit ; on sait que, pour le passage de l'impératrice, plus d'une montagne déserte fut embellie de décorations et peuplées de figurants, comme à l'Opéra. Quoi qu'il en soit des vrais motifs de ce voyage, l'Europe en fut alarmée. L'ambassadeur français à Constantinople, Choiseul-Couffier, conseilla aux Turcs de rassembler des forces, tandis qu'il mettrait tous ses soins à prévenir la guerre. On doit au comte de Ségur[6], ambassadeur en Russie, un plan de conciliation qui terminait les vieux démêlés entre l'empire moscovite et la Porte-Ottomane. Ce plan, qui fut accepté par l'impératrice, et que la cour de Versailles approuva, parut un moment assurer le maintien de la paix européenne ; mais il en fut autrement décidé par nie puissance qu'animait un intérêt différent.

Les Anglais, après nous avoir cruellement humiliés par le traité de 1763, avaient connu l'humiliation à leur tour. L'appui que nous avions donné à leurs colonies, nos traités avec la Hollande et la Russie, étaient regardés par eux comme autant d'affronts dont ils avaient à se venger. Pitt ne songeait plus à concilier les intérêts des nations ; il ne voyait que la Grande-Bretagne et mettait sa gloire remplacer, en Europe, l'influence française par la domination anglaise. Ses envoyés, que secondaient ceux de la Prusse, ne cessaient de répéter à la Porte que nous la trahissions, et lui donnaient pour preuve notre traité de commerce avec la Russie, transformaient en traité d'alliance ; ils l'assuraient que le plan de conciliation était un leurre pour l'amener à désarmer, et qu'ensuite elle serait victime de sa bonne foi. Les Turcs se laissèrent entraîner à rompre la paix et crurent prendre le seul moyen d'empêcher qu'on apportât chez eux la guerre. Les Anglais et les Prussiens remplirent les promesses qu'ils avaient jointes à leurs sollicitations ; ils excitèrent le roi de Suède, Gustave III, à s'aventurer contre la Russie, et réveillèrent dans la Pologne le périlleux souvenir de son indépendance. La France vit s'évanouir son influence en Orient et resta neutre, ne voulant ni aggraver le danger des Turcs ni soutenir leur injuste agression.

Le cabinet de Saint-James attaqua celui de Versailles d'une manière non moins fatale en Hollande. Il faut jeter un coup d'œil sur l'origine des troubles de cette république. On se rappelle que, dans la guerre des colons américains, le stathouder servait les intérêts de l'Angleterre, qui, en récompense, secondait son désir incessant d'accroître sa faible autorité. Les républicains avaient gardé leur ressentiment contre lui, et il persévérait dans ses projets contre la liberté. Un vice radical existait dans la constitution des Provinces-Unies. La loi plaçait le stathouder dans une situation dont il était presque impossible qu'il voulut se contenter ; sujet du souverain populaire, il ne pouvait pas même renforcer mie garnison sans le consentement des états. Un amour bien pur de la patrie lui aurait été nécessaire pour voir toujours les avantages que lui donnait sa position et pour ne jamais songer à ceux qu'elle lui refusait. Par une bizarre inconséquence, on le laissait s'environner d'un éclat tout royal. L'étiquette était observée à la cour de Guillaume V, plus sévèrement que dans telle monarchie voisine. Les armes du stathouder flottaient sur les drapeaux de la république. Dans le palais qu'il habitait, où s'égaient les états, les honneurs militaires n'étaient rendus qu'à personne ; et on le voyait sortir, avec appareil, par une porte qu'il s'était arrogé le droit de ne laisser ouvrir que pour lui seul. Guillaume V était fort vain de son mariage avec la sœur de l'héritier du trône de Prusse ; et il comparait avec douleur son autorité à celle que son beau-frère était destiné à recueillir bientôt. Son esprit était borné, et son entêtement égalait son ambition. Sa femme avait tous ses défauts, avec un caractère plus vindicatif.

Un moyen fut indiqué au stathouder pour acquérir une autorité presque absolue. D'après la constitution, les villes nommaient leurs municipalités, qui choisissaient les membres des états particuliers de leur province, et ceux-ci élisaient les députés aux états généraux. Ainsi toutes les élections dépendaient, directement on indirectement, de ceux qui nommaient les municipalités ; et, si l'on s'emparait de leurs suffrages, on aurait partout des hommes dévoués au pouvoir. Le stathouder employa un moyen dont la cour de France faisait usage dans quelques pays d'états : il recommanda aux électeurs les personnes dont il voulait la nomination. Tout ce qu'il y avait d'hommes attachés à la république s'indigna d'une telle prétention. Cependant Guillaume V avait pour lui des villes, des provinces, une grande partie de la noblesse, intéressée à le mettre en état de répandre des faveurs ; et il avait un appui plus redoutable dans la dernière classe du peuple. Aucun pays peut-être n'a vu devenir plus étroite l'alliance naturelle du despotisme avec la populace. A plusieurs époques, en Hollande, les causes et les suites des émeutes révèlent que le stathoudérat savait employer les bras des prolétaires à frapper des coups d'État.

Une émeute fut préparée contre Van-Berkel, Gislaër et Zeeberg, pensionnaires d'Amsterdam, de Dort et de Harlem, qu'on regardait comme les chefs des patriotes, et que leurs lumières, leur modération, leur courage, faisaient craindre du stathouder. La populace en tumulte (8 septembre 1785) annonçait que le soir ils seraient attaqués en rentrant à la Haye. Le stathouder, tranquille dans une maison de campagne près de la ville, ne s'occupait nullement de les protéger. Un comité que les états laissaient en permanence prit sur lui de donner des ordres à la garnison, et le complot ne put s'exécuter. Les états approuvèrent le comité, et l'autorisèrent à requérir directement les troupes, lorsque la tranquillité publique l'exigerait. Guillaume V déclara qu'on attentait à ses droits ; il partit aussitôt pour la Gueldre, où ses partisans étaient nombreux, et se plaignit à la Prusse, dont il réclamait le secours. Le grand Frédéric vivait encore, et, sans s'émouvoir d'un débat sur le commandement des troupes dans une ville de Hollande, il se contenta d'envoyer quelques notes diplomatiques.

Les républicains s'occupaient, avec ardeur, de faire rentrer le stathouder dans les bornes étroites de son autorité légale. Ou lui enleva ces signes extérieurs de puissance qui frappent la multitude. Les armes de la république remplacèrent celles du stathouder sur les drapeaux ; les états exigèrent les honneurs militaires et se firent ouvrir la porte stathoudérienne, au grand scandale de la populace. Les députés Gislaër et Gaeverts, qui les premiers osèrent passer sous cette porte, eurent peine à se faire obéir par leurs cochers épouvantés ; la multitude les assaillit et fut près de les massacrer.

Guillaume V essayait du pouvoir absolu dans la Gueldre. Les états de cette province lui étaient dévoués ; il leur fit prendre une délibération qui détruisait la liberté de la presse et qui interdisait aux bourgeois de signer des requêtes en corps. Une petite ville, Elbourg, refusa de publier cet acte ; et, dans le même temps, une autre petite ville, flatteur, que le prince avait voulu punir en lui envoyant pour bourgmestre un soldat de ses gardes, refusa de recevoir un pareil magistrat. Guillaume recourut aux états qui lui obéissaient et se fit donner l'ordre d'employer la force pour soumettre ces deux villes. Les habitants d'Elbourg, dans l'impossibilité de résister aux troupes, résolurent d'abandonner leurs foyers ; et on les vit tous s'exiler sur le territoire d'une province voisine, où leur héroïque misère fut accueillie avec transport. Les habitans de Harlem opposèrent avec désespoir la résistance à la force, et succombèrent en combattant. Ces exemples de courage électrisèrent les républicains et redoublèrent leur haine pour le stathouder. Plusieurs provinces lui défendirent d'employer leurs soldats coutre les citoyens, et la Hollande le suspendit des fonctions de capitaine général. La république avait pour elle des régiments, que renforçaient des corps francs ; et, dans une lutte décisive, l'armée stathoudérienne, qui ne s'élevait pas à plus de cinq mille hommes, aurait succombé.

Frédéric n'était plus, et son successeur se trouvait entre deux partis qui divisaient la cour : l'un pacifique, occupé des vrais intérêts de la Prusse ; l'autre ambitieux, remuant, tel qu'il le fallait aux vues de l'Angleterre. A la tête du premier était le prince Henri, frère du grand Frédéric, héritier de ses principes, disposé à terminer par des négociations les affaires de Hollande. L'autre parti avait pour chef le ministre Hertzberg, homme d'humeur altière, qui cherchait dans ses projets l'éclat plus que l'utilité. Le nouveau roi se laissa facilement persuader, par ce ministre, qu'il était offensé dans la personne de sa sœur, dans celle de son beau-frère ; et l'ambassadeur de Prusse en Hollande eut ordre de s'entendre avec l'envoyé d'Angleterre pour délivrer le stathouder des prétentions républicaines. L'envoyé anglais, le chevalier Harris[7], excitait sans cesse le stathouder, sa femme, l'ambassadeur prussien ; et, tandis qu'il paraissait ne songer qu'à les servir, il les faisait concourir tous à soumettre les Provinces-Unies à la domination anglaise.

Le comte de Vergennes veillait sur les intérêts de la France. Ses notes diplomatiques n'avaient rien de menaçant, mais elles étaient de nature à provoquer des réflexions sérieuses. Le roi de Prusse craignit bientôt de se voir entraîné dans une guerre avec la France, guerre qui pouvait lui eu attirer une autre avec l'Autriche ; et, frappé de si graves dangers, il ordonna à son ambassadeur près des Provinces-Unies d'agir avec prudence et de se défier dit zèle de Harris.

Vergennes mourut. L'agitation des Bataves croissait, la Prusse était vivement sollicitée par le stathouder ; Montmorin proposa au conseil de former à Givet un camp d'observation de vingt mille hommes, dont la présence aurait suffi pour faire respecter notre diplomatie. Ce sage avis fut adopté ; et déjà, dans le public, à la cour, on désignait le marris de la Fayette pour commander l'année. Calonne, à qui peut-être il n'a manqué, pour devenir un ministre, que cet amour du bien public sans lequel l'homme habile n'est qu'un intrigant, Calonne, malgré la pénurie du Trésor, avait su trouver et mettre en réserve la somme nécessaire pour la réunion des troupes. Il attachait un grand intérêt à ce que la France n'abandonnât point cette Hollande dont on a dit qu'elle pouvait payer toutes les armées de l'Europe et ne pouvait résister à aucune ; il fondait de justes espérances sur les services dont elle serait redevable au cabinet de Versailles, et comptait, par un emprunt, la faire venir au secours de nos finances.

Les troupes n'étaient pas réunies lorsque Brienne parvint au ministère ; il détourna la somme qui leur était destinée, pour l'appliquer à d'autres dépenses, et dit que la menace de former un camp suffisait pour contenir la Prusse. Ségur en jugeait différemment ; et, jusqu'à sa sortie du ministère, il insista pour que la délibération du conseil fût exécutée ; mais Castries seul le soutenait. Montmorin, dont la modestie ressemblait à la timidité, regardait comme un devoir de suivre les intentions de Brienne. Les séances du conseil, à cette époque, étaient souvent très-singulières. Une observation futile, une anecdote gaie, suffisait pour faire perdre de vue l'objet de la discussion ; le temps s'écoulait, et on remettait à un autre jour l'examen des questions pour lesquelles on s'était réuni. Malesherbes, grand magistrat, vertueux citoyen, n'était pas au même degré homme d'État. Dans son éloignement pour la guerre, il croyait, sur l'assertion de Brienne, qu'un rassemblement de troupes paraitrait hostile à la Prusse ; et pins d'une fois, par ses récits piquants, il détourna l'attention du conseil des prudents avis de Ségur.

Quelques centaines de bourgeois, commandés par le Hollandais d'Averhoult, battirent un corps de troupes régulières Juphatz (9 mai 1787) ; mais le stathouder avait des armes perfides. L'argent de l'Angleterre achetait des défections parmi les soldats de la république et mettait en mouvement la populace dans différentes villes. Les patriotes avaient à se défendre, d'un côté, coutre l'intrigue et les émeutes, de l'autre, contre un parti fougueux qui voulait abolir le stathoudérat. Des clubs s'étaient formés, non pas simplement, comme à Paris, pour converser : c'étaient des sociétés populaires, où les opinions les plus violentes étaient les plus applaudies. Ces clubs envoyaient aux autorités des députations qui, sans rompre ouvertement avec les chefs des vrais patriotes, les accusaient de faiblesse. Les énergumènes enlevaient à la cause du stathouder des gens du bas peuple, les poussaient à des excès, et compliquaient ainsi les obstacles au triomphe de la liberté.

Les patriotes éclairés ne voulaient point abolir la dignité de stathouder ; ils pensaient que cet acte hardi appellerait contre la république les armes de la Prusse et celles de l'Angleterre, sans qu'on eût la certitude de leur opposer le secours de la France ; ils étaient convaincus, d'ailleurs, qu'une nouvelle abolition du stathoudérat serait passagère, et qu'à défaut de troupes ennemies la force des choses suffirait pour le rétablir.

Montmorin tentait les moyens de conciliation ; il fit secrètement prévenir plusieurs des patriotes les plus considérés que, si les états généraux demandaient la médiation du cabinet de Versailles, elle serait accordée (juin 1787). L'importance de cette ouverture fut sentie ; mais, pour en profiter, il y avait à craindre les gens exaltés, tous prêts à répondre au mot de médiation par le cri de trahison. Aucun membre des états de Hollande n'aurait pu proposer d'inviter les états généraux à demander la médiation de la France, sans soulever les clubs. La proposition fut faite, au nom de la bourgeoisie d'Amsterdam, par les magistrats municipaux ; elle fut adressée aux états de Hollande qui l'accueillirent presque à l'unanimité ; et, bien qu'il y art encore des obstacles à vaincre, car les états généraux penchaient pour le stathouder, on concevait des espérances de paix, quand un horrible complot changea la scène.

Des émeutes sanglantes étaient excitées, sur différents points, en faveur du stathouder. Middelbourg, Flessingue, d'autres cités encore, avaient vu la populace se livrer à de cruels excès contre les patriotes. Les petites villes d'Elbourg et de Hattem, dont j'ai dit le courage et les désastres, avaient été de nouveau saccagées. A Zutphen, les soldats, commandés par des officiers, avaient plongé la ville dans un horrible désordre. Guillaume V, sa femme, le chevalier Harris, qui n'étaient point étrangers à ces forfaits, résolurent d'exciter un mouvement général, en portant un coup décisif à La Haye, où se trouvaient les plus fermes soutiens de la cause républicaine : ils décidèrent que la princesse se rendrait dans cette ville où sa présence, enivrant la multitude, deviendrait le signal d'une tempête qui s'étendrait de proche en proche et qui engloutirait tous les ennemis du stathouder.

La princesse partit accompagnée seulement d'une dame d'honneur et de deux gentilshommes. A la frontière de Hollande, le passage lui fut refusé ; on lui donna une garde d'honneur, et on la laissa libre de se retirer dans le lieu qu'elle voudrait choisir. Cet événement ne fit que changer ses moyens d’attaque. En même temps qu'elle adressait des plaintes au grand pensionnaire, elle en fit parvenir de plus vives à son frère, qui, fort irrité, se hâta de demander à la Hollande réparation de ce qu'il nommait un attentat. Bientôt, on apprit que vingt mille Prussiens se rassemblaient à Wesel, sous le commandement du duc de Brunswick, qui, dans la guerre de Sept-Ans, avait acquis une brillante réputation militaire. Le cabinet de Versailles, dans son incroyable incurie, sourd aux demandes pressantes de son alliée, n'envoya que le secours insignifiant d'une centaine d'artilleurs. Les Hollandais se firent illusion ; ils ne pouvaient se persuader que Louis XVI serait infidèle à ses propres intérêts. Une simple démonstration aurait suffi pour garantir les Provinces-Unies et pour y conserver nos avantages. Le duc de Brunswick avait ordre d'éviter une rupture avec la France ; il envoya secrètement reconnaître sur nos frontières si nous faisions des préparatifs militaires. Bien assuré qu'on n'en faisait aucun, il jugea qu'il lui suffirait de brusquer l'événement et les Prussiens entrèrent dans les Provinces-Unies.

Les Hollandais, résolus à disputer la victoire, rompirent leurs dignes pour mettre le pays sous les eaux. Tout se réunit contre eux ; la saison n'était point favorable à ce terrible genre de défense, les inondations ne furent que partielles. Un malheur encore plus-grand fut la confiance accordée par eux à un homme sans talent et sans courage. Le rhingrave de Salm s'était persuadé qu'il pourrait être appelé au stathoudérat. En conséquence, dès le commencement des troubles, il avait montré beaucoup de zèle aux républicains, et s'était fait leur intermédiaire avec la cour de Versailles, où il paraissait fréquemment. Louis XVI, d'après l'avis de Vergennes, lui avait donné le grade de maréchal de camp, et une pension de quarante mille livres[8]. Les républicains le regardaient comme leur premier général. Cet intrigant, à la nouvelle de l'approche des Prussiens, abandonna Utrecht, malgré tous les efforts qu'un ingénieur français — Bellonet — fit pour le retenir ; il s'enfuit et se cacha si bien, que, pendant deux mois, on ignora ce qu'il était devenu.

Le stathouder rentra dans La Haye (20 septembre) ; une émeute avait précédé son arrivée, elle recommença le lendemain, et les désordres durèrent près de quinze jours. Les états de Hollande, retirés à Amsterdam, espéraient encore qu'en prolongeant la résistance ils verraient arriver les Français. Quelques villes, quelques villages même, firent chèrement acheter aux Prussiens la victoire. La défense d'Amsterdam était confiée à un Français, le chevalier Ternant, qui s'était distingué dans la guerre d'Amérique ; mais ses taleds et sa valeur devinrent inutiles : la faiblesse de l'autorité divisée entre une multitude de bourgeois, et l'indiscipline des troupes, l'avaient contraint d'abandonner le commandement lorsque le cabinet de Versailles fit dire aux états de se soumettre à la nécessité.

La France reçut une nombreuse émigration d'hommes qu'elle n'avait pas su défendre ; ceux qui restèrent dans leurs foyers furent eu butte aux plus violents excès. Le pillage des villes républicaines, accordé aux troupes du stathouder, récompensa leur zèle. A Bois-le-Duc, sur quatre mille maisons, il n'y en eut que sept cents d'épargnées.

Notre traité d'alliance, sans être rompu, devint insignifiant après les traités que la Prusse et l'Angleterre conclurent arec les Provinces-Unies. Des armements avaient été ordonnés dans les ports de la Grande-Bretagne ; Pitt, voyant la faiblesse de notre ministère, les fit continuer avec une activité menaçante. Ln France se trouva contrainte d'armer aussi ; elle avait soixante vaisseaux[9] et l'Espagne en avait cinquante. Il fut question d'une quadruple alliance entre la France, l'Espagne, l'Autriche et la Russie. Le cabinet de Londres ne jugea pas prudent de porter plus loin ses démonstrations et convint, avec celui de Versailles, qu'on désarmerait de part et d'autre.

Brienne, pour se disculper d'avoir abandonné la Hollande, insistait sur la pénurie du trésor ; mais il avait détourné les fonds préparés par Calonne, mais les services rendus à notre alliée pouvaient tourner à l'avantage de nos finances. Brienne disait aussi que, dans l'effervescence générale, il n'eût pas été prudent de soutenir ouvertement des hommes qui combattaient pour la liberté. Cet argument eût mérité d’être examiné lors de la guerre d'Amérique ; mais, dans la disposition des Français, la question se réduisait à décider ce qui valait le mieux, de leur faire applaudir le gouvernement pour avoir sauvé un peuple injustement attaqué, ou de les faire parler avec mépris du gouvernement, pour avoir livré son alliée aux armes de la Prusse. Quelquefois Brienne, jouant le philanthrope, disait qu'on devait frémir de se décider à la guerre. Mais de simples démonstrations auraient suffi pour protéger la Hollande. Je dois ajouter que des hommes éclairés pensaient que, dans la situation du royaume, la guerre serait un moyen de salut. La guerre, eu effet, eût rallié les esprits ; elle eût rendu de l'éclat et de la force à l'autorité ; peut-être un grand ministre se fût-il entouré du prestige de la victoire pour imposer silence aux partis et pour leur faire accepter des lois conformes à l'intérêt général.

Lorsque j'ai interrompu le récit des affaires intérieures du royaume, le parlement obéissait aux ordres qui l'exilaient à Troyes. Il y enregistra (22 août) les lettres patentes qui l'autorisaient à juger hors du lieu ordinaire de ses séances ; toutefois il inscrivit sur ses registres que cette autorisation n'était point nécessaire, qu'il rendait de plein droit la justice où il se trouvait assemblé. Le parlement persista dans ses précédents arrêtés, renouvela la demande de convoquer les états généraux, et déclara que la monarchie serait transformée en état despotique si les ministres pouvaient disposer des personnes par des lettres de cachet, des propriétés par des lits de justice, des affaires civiles et criminelles pae des évocations ou cassations, et suspendre le cours de la justice par des exils particuliers ou des translations arbitraires.

Tous les tribunaux inférieurs envoyèrent à Troyes des députations : le parlement les reçut avec une sorte de solennité ; leurs discours exprimaient l'admiration, le dévouement, et quelques orateurs poussèrent l'emphase jusqu'au ridicule[10]. La cour des comptes, le châtelet, firent complimenter la magistrature exilée, et l'université vint lui débiter une harangue latine. Les arrêtés des parlements de province se succédaient ; tous s'élevaient contre les actes arbitraires et contre l'énormité des charges publiques, tous demandaient le rappel des magistrats, la convocation des états généraux et le procès de Calonne. Les délibérations du parlement de Paris venaient d'être cassées ; le parlement de Rennes déclarait que ces délibérations méritaient le respect, que l'amour de la justice les avait dictées, qu'elles étaient des actes légitimes et généreux. On remarquait la véhémence des cours de Grenoble, de Toulouse, de Besançon ; disait : Les coups d'autorité sans cesse renouvelés, les enregistrements forcés, les exils, la contrainte et les rigueurs mises à la place de la justice, étonnent dans un siècle éclairé, blessent une nation idolâtre de ses rois, mais libre et fière, glacent les cœurs, et pourraient rompre les liens qui attachent le souverain aux sujets et les sujets au souverain.

D'autres causes de débat agitaient encore les esprits. Plusieurs parlements suscitaient des obstacles à la formation des assemblées provinciales ; plusieurs voulaient qu'on rétablit les états particuliers des provinces, et fondaient leur demande sur les lois constitutionnelles du royaume ; mais leur véritable motif était que les anciens états assuraient plus d'avantages aux premiers ordres que les administrations nouvelles. Les magistrats se plaignaient de ce que les ministres ne faisaient pas enregistrer les règlements donnés à ces administrations ; ce n'étaient cependant que des règlements provisoires, qu'on pouvait regarder rumine de simples essais. Le parlement de Bordeaux défendit à l'administration provinciale de Limoges de s'assembler. Ce parlement mettait de l'amour-propre à lutter de vigueur avec le parlement de Paris, et semblait vouloir enchérir sur toutes les délibérations de celui-ci. Envoyé à Libourne, il refusa d'enregistrer les lettres de translation ; il déclara que son devoir serait de ne point obéir, et que, s'il cédait à un ordre illégal, c'était afin d'éviter les suites que son refus aurait pour la tranquillité publique.

A Troyes, quelques changements s'annonçaient dans les dispositions des exilés. Aucun plaideur ne se présentait aux audiences, et les magistrats voyaient avec douleur l'interruption du cours de la justice. Presque tous étaient fatigués par l'ennui d'un triste séjour, où le plaisir d'entendre des harangues louangeuses fut bientôt épuisé : l'éloignement où ils se trouvaient de leurs affaires, un ordre qui leur fut adroitement donné de siéger pendant les vacances, leur faisaient désirer la fin d'un tel état de choses. Brienne la désirait aussi, en voyant la souffrance et l'irritation que l'absence de lu magistrature produisait dans la capitale, l'agitation des parlements de province, et les embarras toujours croissants du trésor. Le ministre fit dire en secret à plusieurs magistrats que, peut-être, un arrangement ne serait pas très-difficile ; et le premier président se rendit à Versailles. Quelques conseillers voulaient porter la résistance à l'extrême : d'Esprémesnil disait à ses collègues qu'ils étaient sortis de Paris couverts de gloire, et qu'ils y rentreraient couverts de boue. Avec moins de fougue, mais avec autant de fermeté, Robert de Saint-Vincent, Duport, Fréteau, etc., disaient que des hommes d'honneur ne pouvaient revenir sur leur déclaration d'incompétence en fait de subsides, et que, pour triompher, le parlement n'avait besoin que de persévérance. Cependant les séductions ministérielles obtenaient chaque jour quelques succès ; de petites faveurs produisaient de grands effets ; la promesse de présenter une dame à la cour suffit pour enlever à l'opposition un de ses membres les plus actifs. Enfin, le ministère et le parlement se firent des concessions très singulières. Brienne retira les deux édits enregistrés en lit de justice, et les magistrats prorogèrent pour deux ans le second vingtième. Ainsi le gouvernement, après avoir répété tant de fois que les nouveaux impôts lui étaient indispensables, annonçait qu'il pouvait s'en passer. Ainsi le parlement violait un principe qu'il venait de proclamer avec éclat. Dans cette transaction (19 septembre), chaque parti sembla ne s'être occupé que d'amener l'autre à faire un acte honteux.

Le parlement rappelé fut reçu dans Paris avec des transports de joie. Les clercs et la populace, pendant plusieurs soirées, exigèrent que les maisons fussent illuminées dans les environs du palais, et cassèrent les vitres des gens qui brûlaient à leur obéir. Un mannequin qui représentait Calonne fut jugé et brûlé sur la place Dauphine (1er octobre). Le procès-verbal du jugement fut répandu le lendemain ; on y lisait, parmi les griefs contre l'ancien contrôleur général, qu'il était condamné pour avoir fait perdre au roi l'amour et la confiance des Français. Deux mannequins, que les clercs nommaient le baron de Breteuil et la duchesse de Polignac, furent promenés au milieu des huées ; et il fut question d'en faire un troisième qui représenterait la reine. La chambre des vacations tolérait que les jeunes enthousiastes du parlement et leurs auxiliaires en guenilles se livrassent à ces excès ; il fallut les avertissements du lieutenant de police pour déterminer les magistrats à prendre des arrêtés qui firent cesser les désordres.

La pénurie du trésor continuait de s'accroitre. L'arrangement qui avait précédé le rappel du parlement, la prorogation d'un vingtième, était un secours insignifiant dans l'état des finances. Pour y remédier, l’archevêque de Toulouse conçut un plan avec quelque habileté. Il ne pouvait plus proposer d'impôt, après avoir retiré ses édits ; la voie des emprunts était la seule qu'il pût tenter. Il jugea que, si, pendant un long espace de temps, il était obligé de demander un emprunt chaque année, il vivrait au milieu de débats continuels, en butte à des résistances de plus en plus difficiles à vaincre ; il résolut de faire enregistrer, en un seul édit, quatre cent vingt millions d'emprunts qui seraient réalisés en cinq ans[11]. Pour dérider la magistrature à transiger encore une fois avec ses principes, le ministre promettrait la convocation des états généraux avant cinq ans : il justifierait ce délai en disant que les temps agités conviennent mal aux discussions législatives, qu'on devait laisser rétablit' les finances, que la recette, avant cinq ans, excéderait la dépense, et que les états généraux, convoqués alors, s'occuperaient avec maturité de toutes les améliorations nécessaires. Le ministre avait encore imaginé de joindre à soit édit d'emprunt un autre édit conforme au vœu manifesté plusieurs fois, dans le parlement, pour qu'on rendit l'état civil aux non-catholiques.

La promesse d'assembler les états généraux inquiétait Louis XVI, la reine et plusieurs hauts personnages admis à la confidence des projets de Brienne. Celui-ci leur représenta que le point essentiel était de faire enregistrer les emprunts ; qu'un espace de cinq ans est assez long pour refroidir les esprits ; et que, les finances une fois restaurées, on serait libre de donner en spectacle les états généraux, ou de ne pas les convoquer, puisqu'on n'aurait plus rien à leur demander. Après avoir ainsi dissipé les craintes, le principal ministre se hâta de préparer une séance royale et décida qu'elle aurait lieu aussitôt, après les vacances. L'usage autorisait à les prolonger de quelques jours ; plus d'un jeune et fougueux conseiller se délasserait encore à la campagne des ennuis de l'exil, tandis que ceux de ses collègues qui secondaient le ministère, prévenus de bonne heure, seraient tous à leur poste. Quelques négociations donnèrent la preuve que les magistrats ne se souciaient point de recommencer la lutte qui les avait conduits à Troues ; et plusieurs hommes bien informés calculaient que, dans la séance fixée au 19 novembre, la majorité eu faveur des emprunts serait d'une vingtaine de voix.

L'enregistrement de l'édit était assuré ; mais les ministres voulurent davantage. Lamoignon dit qu'il fallait que la séance royale vît constater la puissance du monarque et la soumission de la magistrature. Brienne entra dans ses vues, au lieu de lui représenter qu'on devait craindre de multiplier les obstacles, et qu'il fallait ne songer qu'aux emprunts.

Les discours prononcés par le roi et par le garde des sceaux, à l'ouverture de la séance, contenaient de ces phrases qui annoncent moins la force que la mauvaise humeur, et qui sont plus propres à blesser qu'à déconcerter ceux auxquels on les adresse. Le garde des sceaux parut avoir pris à tâche de rassembler toutes les maximes sur l'autorité absolue des rois de France, et n'oublia pas celle qu'on avait tant de fois répétée : Au monarque seul appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage. C'était donner au roi de faibles armes et le couvrir d'un frète bouclier. Il est difficile de concevoir quel effet heureux on attendait de ces maximes qui, sous le ministère de Maupeou, choquaient déjà un si grand nombre de Français.

On a dit souvent que, dans cette séance, plusieurs conseillers parlèrent avec une audace coupable : cette accusation est fausse. Les plus anciens magistrats de la grande chambre opinèrent d'abord et donnèrent leurs voix pour l'enregistrement. L'abbé Sabatier ouvrit un avis différent, mais il conserva des formes respectueuses : il proposa d'enregistrer seulement le premier emprunt, et de supplier le roi d'accorder mie convocation plus prompte des états généraux. Fréteau parla dans le même sens, avec la même modération. Robert de Saint-Vincent fut le seul qui s'exprima avec véhémence ; mais ce vétéran du jansénisme et de l'opposition avait une sorte de privilège ; on ne s'offensait point lie la franchise d'un solitaire étranger aux habitudes du monde, et ses adversaires eux-mêmes prêtaient l'oreille avec intérêt à sa rustique éloquence. Voici quelques Gagmen : de son discours, tel du moins que Sallier prétend l'avoir écrit de mémoire :

Qui pourrait, sans effroi, entendre encore parler d'emprunts ? et de quelle somme ? de 420 millions ! L'édit ne fait encore connaître que l'emprunt de cette année, et sa forme est réellement effrayante. C'est une combinaison de tout ce que les emprunts perpétuels et viagers ont de plus désastreux... et comment peut-on espérer que le parlement émette son vœu en faveur d'un pareil acte, tandis que, si un fils de famille en faisait de semblables, il n'y a pas un tribunal qui hésitât à les annuler ?

On forme un plan pour cinq années ! Mais, depuis le règne de Votre Majesté, les mêmes vues ont-elles jamais dirigé pendant cinq années de suite l'administration des finances ?

Puis, s'adressant au contrôleur général :

Pouvez-vous ignorer, monsieur, que chaque ministre, en arrivant en place, rejette le système de son prédécesseur, pour y substituer celui qu'il a imaginé ? Vous flattez-vous d'avoir le temps de réaliser le vôtre ? Cette faveur qui vous a porté au ministère, espérez-vous qu'elle puisse vous y maintenir aussi longtemps ? Depuis huit mois seulement, volis êtes le quatrième ministre des finances ; et vous formez un plan qui ne peut s'accomplir qu'en cinq années !

Sire, le remède aux plaies de l'État a été indiqué par votre parlement : c'est la convocation des états généraux. Leur convocation, pour être salutaire, doit être prompte. Pourquoi ce retard ? La vérité, la voici : vos ministres veulent éviter ces états généraux, dont ils redoutent la surveillance. Mais leur espérance est vainc ; les besoins de l'État vous forceront à les assembler d'ici à deux ans. Oh ! oui, ils vous y forceront ; et le plus sage parti à prendre serait de profiter de la bonne disposition des esprits, de cette passion du bien public qui anime aujourd'hui tous les Français. Ceux qui disent, il faut attendre, ne sauraient avoir des vues droites. S'ils veulent du temps, c'est pour former des intrigues, pour composer des états généraux avec des courtisans préparés à les applaudir, ou avec des hommes turbulents qui y porteraient le désordre, et les rendraient infructueux ou peut-être nuisibles. Dieu veuille préserver le royaume de pareils malheurs ! mais il est permis de les craindre, car l'expérience du passé fait assez connaître qu'il est des hommes qui risqueraient le sort de leur patrie, pour avoir le plaisir de dire ensuite : vous le voyez, le parlement a en tort, il ne fallait pas d'états généraux

En attendant leur réunion, ouvrez, s'il le faut, un emprunt ; mais que ce ne soit pas celui qui vient d'être présenté. Écartez du préambule cette dissertation aussi froide qu'alarmante sur ce qui arriverait si Votre Majesté était réduite à manquer à ses engagements. Est-ce que cela peut se présumer ? Est-ce qu'une pareille supposition peut être discutée dans un édit ? Retranchez aussi cette annonce, déplacée dans les circonstances, de l'espérance de présenter aux états généraux l'ordre rétabli et la libération de l'État assurée. Retranchez ces promesses illusoires, ou plutôt retranchez tout ce préambule, parce qu'il est indigne de la majesté royale ; il est indécent. Créez, puisqu'il le faut, un emprunt ; mais écartez-en l'immoralité des jouissances viagères et des loteries. Les usuriers habituels n'y porteront pas leur argent ; mais, si la confiance est rétablie, si l'on voit dans les conseils de Votre Majesté un retour sincère à la franchise, à ces sentiments que la bouté de Votre Majesté et son amour bien connu pour ses peuples devraient toujours y entretenir, alors les véritables soutiens de l'État, les propriétaires, s'empresseront d'y porter leurs fonds ; ils les porteront sans calculer l'avantage des intérêts, et dans la seule vue de sauver l'État...

 

D'Esprémesnil ne conserva rien de la fougue à laquelle il avait accoutumé ses collègues, il aspirait à toucher le cœur du roi ; il demandait que les deux premiers emprunts fussent enregistrés, et que Sa Majesté daignât promettre la convocation des états généraux pour 1789. Jamais il n'eut autant d'éloquence. C'est avec toute l'onction que donne l'ardeur de voir exaucer un vœu bien cher qu'il peignit au roi l'enthousiasme qui allait éclater dans l'assemblée, dans la capitale, dans la France entière, s'il laissait sortir de sa bouche la promesse désirée ; et les amis de d'Esprémesnil eurent un moment l'espérance que Louis XVI allait céder.

Le premier président, qui recueillait les voix et secondait le ministère, voyait avec une joie secrète que, malgré les efforts et la modération des opposants, la majorité se formait pour l'enregistrement pur et simple. Les débats entre le gouvernement et la magistrature étaient près d'être suspendus pour longtemps ; et le pouvoir, malgré ses fautes, sortait d'une crise alarmante. Lamoignon, fidèle au système que, lorsque le roi est dans son parlement, il n'y a point de délibération, et que sa volonté fait la loi, s'approcha du trône. Louis XVI, après l'avoir un moment écouté, lui dit de faire enregistrer les édits ; et la formule usitée dans les lits de justice fut prononcée par le garde des sceaux. Un murmure de surprise circula dans l'assemblée. Les magistrats furent profondément blessés d'entendre commander ce qu'ils faisaient de leur propre volonté. Au milieu de l'agitation qui se manifestait, le duc d'Orléans se leva, hésita quelques instants ; et dit, en mots entrecoupés : Sire... cet enregistrement me parait illégal... il faudrait exprimer que l'enregistrement est fait par l'exprès commandement de Votre Majesté. Le prince était troublé ; Louis XVI le fut aussi, et dit ces propres paroles : Cela m'est égal... vous êtes bien le maitre... Si, c'est légal, parce que je le veux. Dès que l'édit relatif aux non-catholiques eut été lu, le roi se retira.

L'agitation devint très vive dans l'assemblée. Les regards des magistrats se portaient avec reconnaissance vers le duc d'Orléans ; on lui demanda de répéter sa protestation ; il fan la rédiger pour lui, et elle fut inscrite au procès-verbal avec plus de développement qu'il ne lui en avait donné. D'Esprémesnil dit que la différence qu'il voyait entre un lit de justice et une séance royale, c'est que l'un a la franchise du despotisme, et que l'autre en a la duplicité ; mais ce n'est point en présence du roi, comme on l'a prétendit, qu'il prononça ces mots. Malesherbes et le duc de Nivernais essayèrent de ramener le calme ; ils dirent que la veille, dans le conseil dia roi, le garde des sceaux avait assuré que la forme qui venait d'être employée était prescrite par l'usage, et que le parlement n'en serait point blessé. Les magistrats nièrent que cette forme fût légale. La plupart de ceux qu'on venait de voir dociles aux désirs du roi mettaient leur honneur à montrer qu'ils partageaient l'indignation de leurs collègues ; et ils n'étaient pas les moins irrités de la maladresse du ministre, qui, même en admettant que l'usage fût pour lui, aurait dû se garder de s'en souvenir, et de tout remettre en question lorsque tout était décidé. Le parlement termina la séance par une délibération portant qu'il ne prenait aucune part à l'enregistrement illégal de l'édit relatif aux emprunts.

Le roi donna l'ordre au parlement d'apporter ses registres è Versailles pour en faire disparaître cette délibération. Le dite d'Orléans fut exilé dans une de ses terres ; l'abbé Sabatier et Fréteau furent arrêtés et conduits dans des prisons d'État.

Un attribua généralement l'arrestation de ces deux conseillers à quelques discours hardis qu'ils auraient prononcés dans la séance royale. Un certain nombre de personnes ont depuis supposé qu'il existait alors un complot pour élever au trône le duc d'Orléans. Voici les faits :

Le parlement jugeait l'appui d'un prince du sang essentiel à la magistrature. Le prince de Conti, qui méritait de graves reproches, lui avait cependant été utile dans des luttes mémorables. Pour le remplacer, les regards s'étaient portés sur le duc d'Orléans lorsqu'après la mort de son père il eut hérité d'un si liant rang et d'une si grande fortune. Les familiers de ce prince, les hommes attachés à sa maison par des emplois importants, ambitionnaient de le voir jouer un rôle politique ; plusieurs d'entre eux et quelques membres du parlement s'entendaient pour le diriger. Avant la séance royale, ils avaient décidé que le duc d'Orléans protesterait si l'enregistrement n'était pas libre, et nous avons vu qu'il avait assez mal retenu sa leçon. L'abbé Sabatier et Fréteau furent arrêtés, parce que le ministère les soupçonnait d'avoir assisté à un conciliabule des affidés du prince ; ce qui était vrai pour le premier, et faux pour le second. J'ajoute qu'à cette époque on formait des intrigues, et non pas des complots. Le parlement a été fatal à Louis XVI ; mais tous ses membres pouvaient, du fond de leur conscience, déclarer qu'ils lui étaient fidèles : Fréteau, Sabatier, Robert de Saint-Vincent, d'Esprémesnil, Duport même, ne songeaient ni à renverser le trône ni à changer la branche régnante.

Le duc d'Orléans était né avec de l'esprit et de la bonté, mais avec la tête la plus légère et Mue la plus faible. Ses débauches avaient déformé ses traits, naturellement agréables et nobles. Longtemps lié avec le comte d'Artois, le goût du plaisir les avait unis ; mais le comte d'Artois voulait de l'élégance dans ses amours, et le duc d'Orléans se plongea dans les orgies. Tout ce qui offrait à ses yeux de la singularité l'enchantait un moment. Il avait importé de Londres quelques idées politiques ; l'opposition lui plaisait, parce qu'elle lui donnait des émotions nouvelles et parce qu'il était mal avec la cour. Il avait eu l'étourderie coupable d'élever jusqu'à la femme qu'il aurait dû le plus respecter des vœux rejetés avec dédain ; et il en conservait du ressentiment. Il était surtout blessé de la manière injuste dont sa valeur avait été mise en doute, après la bataille d'Ouessant, et du refus de la place de grand amiral. Loin que dans sa jeunesse il désirât la popularité, son genre de vie le portait à manifester, pour l'opinion publique, mi mépris qu'elle lui rendait bien. Il acheva de se brouiller avec les Parisiens, lorsqu'il fit la spéculation d'abattre les arbres du Palais-Royal, et qu'il soutint un procès contre les propriétaires voisins, que ses galeries privaient d'air et de la vue. Les pamphlets se multiplièrent contre lui ; la plupart étaient violents, cyniques, et tous étaient lus avec avidité. Sa réputation sembla depuis changer en un instant : à peine les détails de la séance royale étaient-ils connus, que ce prince, si décrié dans Paris, devint l'objet de la faveur publique ; et, quand ou sut qu'il était exilé, on parla de lui avec l'enthousiasme qu'inspire une victime du dévouement et du patriotisme. Le chef de l'opposition soutint cependant fort mal son personnage. Villers-Cotterêts, lien de son exil momentané, où il pouvait facilement jouir à la fois de ses anciens plaisirs et de sa réputation nouvelle, lui parut un affreux désert. Incapable de supporter aucune gêne, il regrettait, comme un enfant, Paris et son Palais-Royal ; il succombait à l'ennui et passait de la colère à l'abattement. Il écrivit à la reine pour obtenir de rentrer dans Paris, ou seulement d'en être rapproché. Jamais homme ne fui moins préparé par la nature à devenir un conspirateur, les plaisirs dissolus étaient son élément ; il aimait la politique amusante, il redoutait la politique périlleuse, et s'y laissa précipiter par faiblesse.

Le ministère s'était abusé en supposant que l'exil d'un prince et l'arrestation de deux magistrats inspireraient la crainte de l'autorité. Le parlement venait d'acquérir un puissant moyen de soulever l'opinion publique en sa faveur ; il se présentait avec les avantages que doivent naturellement avoir les défenseurs de la liberté personnelle, et il liait sa cause à celle de tous les Français. Duport. fit, aux chambres assemblées la motion[12] de déclarer les lettres de cachet nulles, illégales, contraires au droit public et au droit naturel. Un arrêté, plein de vigueur, réclama des garanties pour la liberté individuelle (4 janvier 1788) ; le roi manda le parlement et biffa cet arrêté sur ses registres. De nouvelles remontrances furent rédigées (11 mars). Des actes arbitraires y sont déclarés contraires à un droit imprescriptible. Le parlement laisse de côté le droit divin et dit que les rois règnent par la conquête ou par la loi. Il compulse les archives de la monarchie, et partout il y découvre des preuves de respect pour la liberté personnelle : les derniers états de lois supplient le roi de borner l'usage des lettres de cachet à ses commensaux, et seulement pour les priver de sa présence. Mais non de sa justice ; les deux premières races consacrent cette maxime que nul citoyen ne peul être constitué prisonnier sans un décret du juge ; les ordonnances de la troisième race, notamment une ordonnance de 1670, exigent que les prisonniers pour crime soient interrogés dans les vingt-quatre heures qui suivent l'emprisonnement. Plusieurs faits assez connus, disent enfin les magistrats, prouvent que la nation, plus éclairée sur ses vrais intérêts, même dans les classes les moins élevées, est disposée à recevoir des mains de Votre Majesté le plus grand bien qu'un roi puisse rendre à ses sujets : la liberté. C'est ce bien que votre parlement vient vous redemander, Sire, au nom d'un peuple généreux et fidèle... Ce n'est plus un prince de votre sang, ce ne sont plus deux magistrats que votre parlement redemande au nom des lois et de la raison, ce sont trois Français, ce sont trois hommes.

Les esprits s'aigrissaient contre la cour[13]. Il y eut encore des remontrances ; on y lisait cette phrase : De pareils moyens, Sire, ne sont pas dans votre cœur, de tels exemples ne sont pas les principes de Votre Majesté ; ils viennent d'une autre source. Ces mots désignaient la reine, qui, souvent attaquée, ne l'avait du moins jamais été par un corps respectable, et pour ainsi dire officiellement. Des haines plus animées se développaient contre elle, depuis qu'elle prenait part au gouvernement : Brienne, certain de la diriger, la faisait assister à tous les comités.

L'agitation du parlement retarda pendant quelques semaines l'enregistrement de l'édit relatif aux non-catholiques. Les intolérants essayèrent de mettre à profit ce délai : cependant, l'édit ne rendait point les non-catholiques admissibles aux emplois publics, et ne les autorisait pas même à exercer leur culte ; il donnait seulement un moyen légal de constater leurs naissances, leurs mariages et leurs décès. Madame Louise, du fond de son couvent, excitait le zèle de l'Église, lorsque la mort vint la surprendre. La maréchale de Noailles Nuisait des visites aux membres du parlement, comme si elle avait en à solliciter un procès ; elle leur distribua un ouvrage qu'elle avait fait composer. Parmi les pièces justificatives, se trouvaient les remontrances du clergé (1780), signées par l’archevêque de Toulouse. Les prélats que leurs affaires ou leurs plaisirs avaient appelés dans la capitale, se réunirent chez l'archevêque de Paris ; et se présentèrent au roi, pour le supplier d'attendre les observations que le clergé lui soumettrait dans sa prochaine assemblée. Le pieux et tolérant Louis XVI eut fait pour les protestants plus qu'il ne leur accordait, sans que sa conscience eût murmuré ; il était d'ailleurs soutenu par l'unanimité de son conseil ; Malesherbes et Breteuil pensaient de la même manière sur le sujet débattu[14]. Une faible minorité du parlement voyait l'édit avec scandale, rappelait le serment du sacre, et demandait que Louis XVI fit respecter la religion de ses pères. D’Esprémesnil, qui avait exalté son catholicisme par un mélange de martinisme, à tel point qu'il croyait aux apparitions, fut un des plus zélés antagonistes de l'édit. Les ducs de Luynes et de Mortemart réfutèrent ses arguments : alors, élevant la main vers l'image du Christ, Voulez-vous, s'écria-t-il, voulez-vous le crucifier une seconde fois ? Quatre-vingt-seize voix, contre dix-sept, prononcèrent l'enregistrement (19 janvier 1788).

Le roi persistait à déclarer qu'il avait le droit de faire arrêter ut détenir un sujet dangereux ; mais il s'adoucissait pour les hommes qu'il avait arbitrairement frappés. Le duc d’Orléans eut la permission de se rapprocher de Paris, et bientôt de rentrer au Palais-Royal ; l'emprisonnement de Fréteau et de Sabatier fut changé en un exil. Les ministres cherchaient A montrer de la modération, dans l'usage d'un pouvoir qu'ils voulaient conserver.

Les parlements de province, comme celui de Paris, réclamaient l'abolition des lettres de cachet. Plusieurs refusaient la prorogation du second vingtième, ou continuaient de s'opposer à l'établissement des assemblées provinciales ; il y- avait une guerre générale d'ordres impératifs et de protestations énergiques. On ne pouvait pas dire que deux autorités gouvernaient le royaume ; elles se paralysaient réciproquement, et ni l'une ni l'autre ne gouvernait. Les commandants militaires faisaient transcrire les ordres du roi sur les registres de la magistrature, et la magistrature appelait contre eux la vindicte publique. Le parlement de Bordeaux interdit le procureur général qui refusait d'envoyer ses arrêtés, dans l'étendue de son ressort ; et le roi fit emprisonner l'avocat général qui les transmit.

Lorsque le principal ministre aurait eu besoin de toutes ses forces et de tous ses moments, il tomba malade (décembre 1787). L'état d'irritation dans lequel il vivait bridait son sang vicié par la débauche ; une dartre le dévorait, et l'humeur se jeta sur la poitrine. Les médecins lui recommandaient le repos d'esprit et le silence ; une prescription pareille redoublait son agitation. La cupidité ne l'abandonna point. L'archevêque de Sens mourut, il se fit donner sa riche dépouille ; il se gorgeait de biens ecclésiastiques, et la pénurie du Trésor, en contraste avec sa scandaleuse opulence, achevait d'appeler sur lui l'indignation publique[15].

Le douloureux état de Brienne excitait encore en lui l'ardeur d'affermir son pouvoir. Ce fut sur son lit, en proie à ses souffrances, qu'il entretint Lamoignon du projet de renverser la magistrature, pour s'assurer le repos. L'idée à laquelle il s'arrêtait n'avait pas exigé d'effort de génie ; il voulait annuler l'édit de rappel des parlements, et replacer ainsi la France sous le régime de Maupeou. D'accord sur le but, le garde des sceaux n'approuva point ce moyen d'y parvenir. Déclarer qu'on avait, eu tort de rappeler les parlements, ce serait encore une fois donner en spectacle la faiblesse de Louis XVI. Les Français avaient repoussé la révolution de Maupeou, l'accueilleraient-ils mieux ? Un autre projet serait préférable, par cela seul qu'il aurait l'avantage de la nouveauté. Il était possible, d'ailleurs, de surpasser Maupeou qui n'avait pris qu'une demi-mesure : son parlement eût bientôt, peut-être, fait revivre les prétentions de l'ancien ; il fallait porter un coup décisif. Ces vues charmèrent Brienne qui confia au garde des sceaux le soin de tracer un plan de réforme complète.

De son côté, le parlement de Paris saisissait tous les moyens d'embarrasser la marche des ministres. Le 11 avril, il fit des remontrances sur la séance royale qui avait en lieu près de cinq mois auparavant. C'était revenir bien tard sur l'enregistrement forcé des emprunts ; mais c'était alarmer les capitalistes, et porter le coup le plus funeste au ministère, en détruisant un reste de crédit, s'il en existait encore. La réponse du roi offre un mot qu'on a remarqué : le parlement avait accusé de despotisme les ministres ; ils le firent accuser d'aristocratie par le roi. Dans de nouvelles remontrances, cette accusation fut relevée : Non, Sire, dirent les magistrats, point d'aristocratie en France, mais point de despotisme. C'est ainsi que fut jetée dans le public une dénomination qui devait bientôt avoir un retentissement si prodigieux.

Un jeune conseiller, Goislart de Montsabert, imagina de mettre obstacle à la levée d'un impôt. L'édit qui prorogeait le second vingtième avait annoncé que la perception en serait plus exacte. Pour éviter les déclarations scandaleusement fausses des privilégiés, le ministre faisait procéder aux vérifications par des contrôleurs. Montsabert les dénonça ; il ne craignit pas de répéter l'absurdité déjà dite, sous le ministère de Necker, qu'un propriétaire, lorsqu'il n'y a pas des représentants pour accorder les subsides, est maitre de décider ce que payeront ses domaines. Certes, il fallait toute l'impéritie du ministère pour laisser la popularité s'attacher à des hommes qui soutenaient les abus avec tant d'impudeur. Le parlement arrêta que les gens du roi informeraient sur la conduite des contrôleurs (29 avril) : ainsi, ou embarrassait le gouvernement pour les emprunts et pour la perception de l'impôt.

L'orage était près (l'éclater ; tout annonçait de redoutables préparatifs de la part des ministres. Un travail mystérieux se faisait dans une imprimerie où les ouvriers étaient gardés à vue. Tous les commandants de province avaient ordre de se rendre à leur poste. Des conseillers d'État et des maîtres des requêtes étaient envoyés dans les villes de parlement. Les délégués du roi recevaient des dépêches qui devaient être ouvertes, le 8 mai, partout en même temps. Quoique Brienne et Lamoignon voulussent couvrir d'un profond secret leurs desseins, ils firent imprudemment des confidences qui parvinrent à l'oreille de plusieurs magistrats, Duport avait chez lui des réunions où se trouvaient des hommes qui prenaient une part active aux affaires publiques[16]. Chacun d'eux apportait les nouvelles du jour ; ou examinait les probabilités des récits différents, et l'ou discutait les moyens de se mettre en état de défense. Déjà quelques passages des remontrances faisaient voir que les magistrats étaient instruits des projets du ministère : en paraissant jeter les yeux sur de simples hypothèses, le parlement indiquait ces projets au public, et cherchait à les flétrir d'avance. Le jour de l'exécution approchait ; il n'y avait plus un moment à perdre pour faire entendre encore aux Français la voix de la magistrature.

Les chambres s'assemblèrent (3 mai), les pairs y siégeaient ; d'Esprémesnil prit la parole ; et sans entrer dans aucun détail sur les bruits répandus, il dit eu peu de mots, avec dignité, qu'au milieu de circonstances suffisamment connues il proposait de publier un arrêté qui renfermerait la déclaration des principes fondamentaux de la monarchie française.

Je transcris, presque en entier, cette pièce historique :

La cour, justement alarmée des évènements funestes dont une notoriété trop constante parait menacer la constitution de l'État et la magistrature ; considérant pue les motifs qui portent les ministres à vouloir anéantir les lois et les magistrats sont la résistance inébranlable que ceux-ci ont mise à s'opposer à deux impôts désastreux, la demande qu'ils n'ont cessé de faire des états généraux, etc. ;

Considérant enfin que le système de la seule volonté, clairement exprimé dans différentes réponses surprises au seigneur roi, annonce de la part des ministres le funeste projet d'anéantir les principes de la monarchie, et ne laisse à la nation d'autre ressource qu'eue déclaration précise par la cour, des maximes qu'elle est chargée de maintenir, et des senti-mens qu'elle ne cessera de professer ;

Déclare que la France est une monarchie gouvernée par le roi, suivant les lois ;

Que de ces lois, plusieurs qui sont fondamentales, embrassent et consacrent :

Le droit de la maison régnante au trône, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture à l'exclusion des filles et de leurs descendants ;

Le droit de la nation d'accorder librement les subsides, par l'organe des états généraux, régulièrement convoqués et composés ;

Les coutumes et capitulations des provinces ;

L'inamovibilité des magistrats ; le droit des cours de vérifier, dans chaque province, les volontés du roi, de n'en ordonner l'enregistrement qu'autant qu'elles sont conformes aux lois constitutives de la province, ainsi qu'aux lois fondamentales de l'État ;

Le droit de chaque citoyen de n'être jamais traduit, en aucune matière, devant d'autres juges que ses juges naturels, qui sont ceux que la loi lui désigne ;

Et le droit sans lequel tous les autres sont inutiles ; celui de n'être arrêté, par quelque ordre que ce soit, que pour être remis sans délai entre les mains des juges compétents ;

Proteste ladite cour contre toute atteinte qui serait portée aux principes ci-dessus exprimés ;

Déclare unanimement qu'elle ne peut, en aucun cas, s'en écarter ; que ces principes, également certains, obligent tous les membres de la cour, et sont compris dans leur serment ; en conséquence, qu'aucun des membres qui la composent ne doit ni n'entend autoriser par sa conduite la moindre innovation à cet égard, ni prendre place dans aucune compagnie qui ne serait pas la cour elle-même, composée des mêmes personnages et revêtue des mêmes droits ;

Et, dans le cas où la force, en dispersant la cour, la réduirait à l'impuissance de maintenir par elle-même les principes contenus au présent arrêté, ladite cour déclare qu'elle en remet le dépôt inviolable entre les mains dit roi, de son auguste famille, des pairs du royaume, des états généraux, et de chacun des ordres réunis on séparés qui forment la nation.

 

Toutes les voix consacrèrent le mot unanimement qui se trouve dans la déclaration. Dès le lendemain, cet arrêté et celui qui avait été rendu sur les contrôleurs du vingtième furent cassés, et l'ordre fut donné d'arrêter Duval d'Esprémesnil et Goislart de Montsabert.

Ces deux conseillers surent éviter les agents de la prévôté, et trouvèrent un asile au palais, où les magistrats et les pairs se réunirent aussitôt. Le parlement prit un arrêté qui mettait Duval et Goislart, et tous les autres magistrats et citoyens sous la sauvegarde du roi et de la loi : il envoya son premier président avec une députation vers le roi, et déclara qu'il attendrait leur retour.

Une foule de personnes se portaient au palais ; les plus notables pénétraient dans la grand’chambre, où les délibérations étaient suspendues. Vers minuit, on apprit que plusieurs compagnies des gardes françaises, précédées de sapeurs, investissaient le palais, entraient dans les cours, et que leurs officiers faisaient placer des sentinelles à toutes les issues. Quelques jeunes conseillers voulaient que, dans cette circonstance extraordinaire, on s'écartait de l'usage de ne point délibérer publiquement. Messieurs, dit avec dignité le président de Gourgues, voulez-vous changer les formes anciennes ? Sur la réponse qui fut presque unanime, les étrangers se retirèrent. Bientôt, le marquis d'Agoult, aide-major des gardes françaises, fit annoncer que, porteur d'ordres du roi, il demandait à être introduit. Cet officier avait de l'assurance ; et toutefois, à l'aspect d'une imposante assemblée de magistrats, de pairs du royaume, parmi lesquels siégeaient des maréchaux de France et des prélats, il ne put se défendre de quelque trouble ; et ce fut d'une voix légèrement altérée qu'il lut un billet signé du roi qui lui ordonnait d'arrêter MM. d'Esprémesnil et de Montsabert, dans la grand'chambre ou partout ailleurs. La cour va en délibérer, lui dit le président. — Vos formes sont de délibérer, répondit-il vivement, je ne connais pas ces formes-là ; les ordres du roi doivent être exécutés sans délai ; et il somma l'assemblée de lui désigner les deux magistrats qu'il ne connaissait point. Un calme apparent régnait dans la salle : les ducs de Praslin, de la Rochefoucauld, de Noailles, adressèrent des mots dédaigneux et piquants au marquis d'Agoult. Il répéta sa sommation ; alors ce cri s'éleva parmi les conseillers des empiètes : Nous sommes tous d'Esprémesnil et Montsabert ! D'Agoult sortit, en annonçant qu'il allait prendre les (mires de ses chefs.

La députation qui s'était rendue ti Versailles revint à trois heures du matin, sans avoir été reçue ; on avait oublié d'envoyer les gens du roi demander le moment où Sa Majesté voudrait l'admettre. Le parlement arrêta qu'ils repartiraient sur-le-champ ; mais leur mission était impossible à remplir ; la force armée ne laissait plus sortir du palais.

Des lettres du roi furent apportées aux pairs, elles étaient arrivées trop tard à leurs hôtels ; ces lettres leur défendaient. de se rendre au parlement. Les pairs, après avoir délibéré entre eux, déclarèrent els ne se sépareraient point des magistrats pendant toute la séance.

Vers onze heures, d'Agoult sur sa demande fut introduit de nouveau. Il somma, au nom du roi, les deux magistrats de se faire connaître. Tous les membres (hi parlement gardant le silence, cet officier fit entrer un exempt. de robe courte qui connaissait chacun d'eux. L'exempt était très-ému ; mais, après quelques minutes, faisant un effort sur lui-même, il dit qu'il ne voyait pas MM. d'Esprémesnil et de Montsabert. Trois fois d'Agoult lui répéta une injonction menaçante, sa réponse fut la même. D'Agoult lui ordonna de sortir, et se retira pour prendre de nouvelles instructions.

Aussitôt les deux magistrats proscrits représentèrent qu'il serait contraire à leur honneur, ainsi qu'à la dignité du parlement, de prolonger cette scène, et de compromettre le généreux Larchier[17]. Ils demandèrent que d'Agoult fût rappelé, et leurs collègues cédèrent à des raisons si fortes. D'Agoult rentré, d'Esprémesnil, assis et couvert, lui dit : Je suis un des magistrats que vous cherchez. La loi me défend d'obéir aux ordres surpris au souverain ; et c'est pour obéir à la loi que je ne me suis pas nommé jusqu'à ce moment : il est temps enfin de consommer le sacrifice que j'ai juré de lui faire, aux pieds de ses saints autels. Je vous somme de me déclarer si, dans le cas où je ne vous suivrais pas volontairement, vous avez l'ordre de m'arracher de cette enceinte. Après une réponse affirmative, d'Agoult ayant fait un mouvement pour aller donner à ses troupes l'ordre d'entrer : C'en est assez, reprit le magistrat ; pour ne pas exposer le sanctuaire des lois à une profanation plus grande, je cède à la force. Puis, se levant et se découvrant, il déposa dans le sein de l'assemblée ses protestations contre les violences dont il était l'objet ; il déclara qu'il regardait les ordres dont elles étaient la suite, comme surpris à un roi juste qui avait promis de ne régner que par les lois. Il conjura ses collègues de ne point se décourager, de l'oublier et de ne s'occuper que de la close publique ; il leur recommanda sa famille, et dit que, quel que fit son art, il mettrait sa gloire à professer leurs principes jusqu'à sa dernière heure. Il s'inclina profondément devant l'assemblée, descendit d'un pas ferme vers d'Agoult et le suivit. Au retour du chef de la force armée, Montsabert répéta les mêmes interpellations et les mêmes protestations : il fut conduit à Pierre-Ancise, et d'Esprémesnil aux îles des Sainte-Marguerite.

D'Agoult annonça aux magistrats qu'ils étaient libres de se retirer, mais qu'après leur sortie les portes du palais seraient fermées et gardées. Le parlement délibéré, dans les termes les plus honorables pour les magistrats enlevés, que le récit fidèle des événements serait mis sous les yeux du roi, et, en s'ajournant au lendemain, termina une séance qui avait duré trente heures.

Ces scènes dramatiques excitèrent, dans la France entière, un extrême intérêt. Tout homme qui portait une âme généreuse, ou dont l'imagination était vive, s'identifiait avec d'Esprémesnil et le proclamait un héros. C'était ainsi que les ministres savaient préparer l'opinion publique aux changements qu'ils allaient tenter.

Le 8 mai était le jour marqué pour révéler les grands projets arrêtés par le ministère. Le parlement fut mandé à Versailles ; la séance s'ouvrit par des paroles sévères du roi, et par un pompeux éloge que le garde des sceaux. lit de tous les bienfaits émanés des lits de justice à diverses époques. Le roi venait faire enregistrer six édits, sans discussion et de sa pleine autorité.

Lorsque Maupeou avait renversé la magistrature, il avait eu soin d'accompagner cet acte de plusieurs améliorations et de promesses conformes à l'intérêt général. Brienne et Lamoignon voulurent l'imiter. Le premier édit avait pour objet de remédier à la trop grande étendue du ressort de plusieurs cours souveraines. Entre ces cours et les tribunaux inférieurs, le roi créait quarante-sept grands bailliages, dont les nombreuses attributions annonçaient que le but était moins encore de favoriser les justiciables que de dépouiller les magistrats qui jusqu'alors avaient rendu la justice. Les grands bailliages étaient investis du pouvoir de juger tous les procès civils dont l'objet n'excédait pas vingt mille livres, et tous les procès criminels où les accusés n'étaient ni des ecclésiastiques ni des nobles[18]. Les fonctions du parlement ainsi restreintes permettaient de réduire le nombre de ses membres ; il ne se composait plus que de soixante-sept magistrats. Un autre édit supprimait les nombreux tribunaux d'exception qui existaient à cette époque. On pensa que le principal but de cette mesure était de forcer beaucoup de gens à chercher, dans les grands bailliages, le dédommagement des places qu'ils perdaient.

En édit introduisait d'utiles réformes dans la législation criminelle. On sait avec quel intérêt les esprits se dirigeaient sers ce genre d'amélioration. Lamoignon sen était occupé longtemps, et Malesherbes lui avait communiqué ses travaux. Les principales dispositions de la loi nouvelle obligeaient les juges à spécifier les délits pour lesquels ils infligeaient des peines, et ne plus se borner à l'étrange formule pour les cas résultant du procès ; elles défendaient, puisque l'accusé pouvait être innocent, de le dépouiller des marques distinctives de son état, et de le soumettre à d'autres usages flétrissants ; elles abolissaient la torture qui déjà, en 1780, avait été interdite avant le jugement ; elles ordonnaient, pour prononcer la peine capitale, que la majorité fût de trois voix au lieu de deux, et exigeaient un mois de surséance avant l'exécution des arrêts de mort, à moins qu'il ne s'agit d'émeute ou de rébellion. L'édit annonçait que l'ordonnance criminelle serait révisée dans des vues d'humanité et de justice, et que des indemnités seraient assurées aux accusés reconnus innocents. Cette loi donna lieu de répéter ce qu'on avait dit des améliorations de Maupeou, qu'il aurait fallu en faire jouir l'État, et ne pas le troubler par d'autres changements d'une nature bien différente.

L'édit le plus important, celui qui causa (me sensation profonde, enlevait au parlement l'enregistrement des lois, et le confiait à une cour plénière établie pour tout le royaume. Cette cour était composée du chancelier ou du garde des sceaux, de la grand'chambre du parlement de Paris, des princes dit sang, des pairs, d'autres personnages en haute dignité[19], de dix conseillers d'État ou malins des requêtes, d'un membre de chaque parlement de province, de deux de la cour des comptes et deux de la cour des aides.

Les membres de la cour plénière seraient nommés à vie par le roi et irrévocables : ils vérifieraient et publieraient les édits, dont les dispositions s'étendraient à la France entière. Les ordonnances d'un intérêt local seraient enregistrées, soit par un parlement, soit par un grand bailliage. Dans les cas urgents, la cour plénière enregistrerait provisoirement les impôts, en attendant la convocation des états généraux ; et le roi se réservait le pouvoir de contracter les emprunts qui n'exigeraient pas de contribution nouvelle.

La cour plénière était autorisée à faire des remuntrance4. Les ministres ne voulaient pas annoncer la crainte de voir cette cour s'obstiner dans ses supplications et refuser l'enregistrement ; quelques mots, glissés dans deux articles de la loi, avaient paru suffisants pour garantir au monarque un pouvoir absolu. Il était dit que, lorsque la cour plénière ferait des remontrances, quatre de ses membres seraient appelés au conseil pour les discuter, afin que la détermination du roi, sur ces remontrances, fût prise avec une plus grande connaissance de cause ; et un autre article, sur l'ordre, le rang dans lequel siégeraient les membres de la cour, faisait une distinction entre les séances ordinaires, et celles où le roi tiendrait un lit de justice.

L'édit est rédigé avec cette finesse vulgaire qui ne trompe personne. Des garanties sont données par quelques articles et sont annulées par d'autres. Il semble que l'approbation des états généraux sera nécessaire à l'établissement définitif d'un impôt ; mais rien n'annonce que ces étals auront des assemblées périodiques, ou seront convoqués dans un délai déterminé ; ensuite un article porte : L'enregistrement des impôts en notre cour plénière aura son effet provisoire jusqu'à l'assemblée des états généraux que nous convoquons pour, sur leurs délibérations, être statué par nous définitivement. Ainsi les délibérations des états généraux ne sont que des avis ; et l'impôt refusé par les délégués de la nation peut être définitivement établi par le roi.

Le ridicule se joignait à l'odieux dans cet édit. Les ministres avaient pensé qu'un trait d'habileté serait d'annoncer, non l'établissement, mais le rétablissement de la cour plénière ils faisaient dire par le roi que deux sortes d'assemblées appartenaient à la constitution de la monarchie : les états généraux et la cour plénière. Chacun savait à peu près ce que c'était que les états généraux ; mais qui avait entendu parler de la cour plénière ? Il était bien singulier qu'une partie constitutive de la monarchie nous eût été dérobée, sans que personne s'en fût jamais aperçu[20].

Telle était l'œuvre de despotisme élaborée par les ministres. Certes, mi ne reprochera jamais à im homme d'Étai d'avoir cru qu'il ne pouvait gouverner avec les parlements, et, pour le juger, tout dépend de savoir e qu'il voulait y substituer. Indépendamment des vices que le projet de Brienne et de Lamoignon avait en lui-nième, il était, dans les circonstances, impossible à réaliser. Où voyait-on ses appuis et ses défenseurs ? Si l’on cherche quels hommes pouvaient soutenir le changement que la force tentait d'opérer, on ne trouve guère que les ministres et les gens prêts à braver l'opinion publique, pour recueillir les profils et les honneurs que les grands bailliages effraient à leur ambition subalterne.

Le funeste lit de justice se termina par une déclaration qui défendait aux patientons de s'assembler, jusqu'au moment où les grands bailliages seraient formés, et par un ordre aux personnes présentes, qui litaient siéger dans la cour plénière, de rester à Versailles.

Tous les magistrats protestèrent après la séance ; et ceux qui étaient appelés à faire partie de la nouvelle cour écrivirent au roi pour lui déclarer qu'ils ne pouvaient remplir les fonctions que leur attribuait l'édit dont ils venaient d'entendre la lecture. Les ministres, pleins de confiance en eux-mêmes, ne s'étaient nullement assuré le concours des hommes qui devaient servir à l'exécution de leurs projets ; ils ne s'étaient point inquiétés de l'engagement solennel pris au sein parlement de ne point siéger dans une cour nouvelle ; et les refus ne leur parurent pas mériter plus d'attention. La cour plénière fut dès le lendemain convoquée, sans autre but que de prouver son existence, de se faire répéter par le roi qu'il persistait dans ses volontés. Les hommes que l'obéissance conduisit à cette réunion protestèrent avant d'entrer et renouvelèrent leur protestation en sortant. Les ministres voulaient avoir une seconde séance ; mais ils ajournèrent ce dessein, eu apprenant quelles déclarations ferait la majorité des pairs.

Les envoyés du roi exécutèrent, dans les provinces, les ordres qu'ils avaient relus pour le 8 mai ; ils tirent transcrire les édits sur les registres des différeras parlements ; mais des protestations énergiques précédèrent et suivirent ces actes du pouvoir absolu. La résistance devint générale comme au temps de Maupeou, et prit un caractère d'impétuosité inconnu sous Louis XV. La noblesse de province, mal disposée pour les ministres, se jeta dans l'opposition. La vieille division de nobles d'épée et de nobles de robe parut s'effacer ; toutefois les gentilshommes pensaient se maintenir bien à leur rang lorsqu'ils protégeaient la magistrature. Lin autre appui très différent s'offrit aux parlements ; la populace donna des scènes bruyantes, et son redoutable secours ne fut pas refusé partout. La force armée restait obéissante à ses chefs ; mais elle entendait discuter s'il n'est pas des circonstances qui changent ou modifient les devoirs des militaires. Les officiers voyaient la noblesse, à laquelle ils étaient fiers d'appartenir, se prononcer contre les volontés de la cour ; et, dans leur situation embarrassante, ils craignaient de paraître manquer de lumières et de patriotisme. Beaucoup d'avocats et de jeunes gens embrassaient la cause des parlements ; mais, en général, c'étaient les bourgeois qui montraient le moins d'effervescence. Depuis longtemps blessés de la morgue des magistrats, ils ne se défendaient pas de quelque satisfaction à les voir humilier. Nombre de petits propriétaires savaient très bien que le débat avait commencé au sujet de l'égale répartition de l'impôt, et que les parlements s'étaient prononcés pour le maintien des privilèges. Néanmoins comment approuver tire les ministres eussent à leur disposition la fortune publique, et remissent le droit d'enregistrement à une cour plénière, dont on se représentait chaque membre comme un servile courtisan ? Toutes ces idées se combattaient ; il en résultait que beaucoup de bourgeois paisibles et de bon sens gardaient une sorte de neutralité. Quant aux partisans des ministres, il y en avait fort peu par conviction ; il y en avait davantage par intérêt. Les juridictions inférieures reçurent du châtelet l'exemple de soutenir le parlement ; la plupart cependant n'eurent pas le courage de se dévouer. Les hommes attachés à de petits tribunaux qui se trouvaient érigés en grands bailliages étaient flattés de leur élévation ; et beaucoup d'habitants des villes où les juridictions nouvelles devaient être établies accueillaient d'autant mieux les changements annoncés, qu'ils auraient craint, en résistant, de voir les avantages qui leur étaient offerts, passer aux habitans de quelques petites villes rivales.

La résistance éclata surtout dans la Bretagne, le Béarn et le Dauphiné. A Rennes, le procureur syndic des états, accompagné de gentilshommes bretons, devança au parlement les commissaires du roi ; et déposa, au nom de la province, une protestation contre tout acte qui ne serait pas enregistré librement. Les tribunaux inférieurs, les avocats, différents corps, apportèrent aussi l'expression de leurs alarmes et leurs protestations. Les commissaires du roi étaient le comte de Thiard, gouverneur de la province, et l'intendant Bertrand de Molleville, L'un était doux et faible, l'autre entêté et violent ; les défauts opposés de ces deux agents ne se neutralisaient pas, ils produisaient ensemble leurs dangereux effets ; la mollesse du commandant aplanissait les obstacles à la résistance, que rendait plus vive la fougue de l'intendant. A leur sortie du parlement, la populace les hua et leur lança des pierres. Quelques démonstrations menaçantes auraient suffi pour la disperser ; mais le comte de Thiard avait si positivement et si publiquement défendit aux militaires de faire usage de leurs armes, qu'il n'intimida personne, nième en appelant dans la ville un renfort considérable de troupes. Rennes avait plusieurs chambres de lecture où se tenaient des discours violents. Les meneurs rassemblèrent des Savoyards, les déguisèrent, et leur firent jouer dans les rues la parodie d'un lit de justice. Le parlement, après avoir rédigé une protestation, avait cessé toute assemblée ; les gens à tête ardente l'accusèrent d’être vendu à la cour. Excités par cette insulte, les magistrats se réunirent chez un de leurs présideras. Le gouverneur envoya un officier, à la tête d'un détachement, pour les sommer de se séparer ; aussitôt un groupe de gentilshommes, que suivait la populace, accourut pour défendre le parlement. La séance ne fut point interrompue : c'est à un petit nombre de voix qu'on y rejeta la proposition de décréter de prise de corps les commissaires du roi ; et le parlement ordonna que sa protestation contre les édits filit répandue dans toute la Bretagne.

Les Commissaires étaient porteurs de lettres de cachet, en blanc ; et, dans la nuit, les magistrats furent exilés. La commission intermédiaire des états, qui représentait légalement la province, adressa au roi des représentations sur les privilèges de la Bretagne ; et, prenant un moyen très propre à frapper les peuples, elle demanda aux évêques d'ordonner les prières d'usage dans les calamités publiques. Presque tous les nobles qui se trouvaient à bennes signèrent une déclaration comme en ces termes : Nous, membres de la noblesse de Bretagne, déclarons infâmes ceux qui pourraient accepter quelque place, soit dans la nouvelle administration de la justice, soit dans l'administration des états, qui ne serait pas avouée par les lois et les constitutions de la province. Cela trente gentilshommes portèrent cette déclaration au gouverneur. Malgré sa défense, ils s'assemblèrent de nouveau, rédigèrent une dénonciation contre les ministres, et chargèrent douze dépités d'aller la présenter au roi. Les douze envoyés furent jetés à la Bastille ; une députation plus nombreuse partit pour réclamer leur liberté. La guerre civile semblait près d'éclater en Bretagne. L'intendant fut pendu en effigie, et s'enfuit. Les gentilshommes, dans les villes, dans les campagnes, parlaient au peuple contre les ministres ; et le procureur syndic des états parcourait la province, en pressant les municipalités de se prononcer contre les édits.

Le Béarn s'agita ; les montagnards descendirent dans la ville de Pan, avec une sorte d'appareil militaire. Les portes du palais de justice, fermées par ordre du roi, furent enfoncées. Le parlement, demandé à grands cris, s'assembla sur l'invitation même, du commandant de la province, qui craignait les plus graves désordres. Des protestations véhémentes furent faites par la magistrature et la noblesse. Le duc de Guiche, dont la famille était aimée dans le Béarn, fut envoyé à Pau avec des pouvoirs extraordinaires. Un grand nombre de gentilshommes et d'autres habitants allèrent à sa rencontre ; ils faisaient porter au milieu d'eux le berceau de Henri IV, relique des Béarnais. Ils témoignant leur affection à l'envoyé du roi, l'orateur lui rappela les services rendus par sa famille à son pays, à l'engagea à faire cause commune avec ses compatriotes qui juraient sur le berceau du bon roi d'être toujours sujets fidèles, mais de ne jamais souffrir d'atteintes aux droits de leur province.

Les suites du 8 mai ne fuirent, dans aucune partie de la France, aussi remarquables qu'en Dauphiné. Les membres du parlement s'étaient assemblés chez leur premier président, le duc de Clermont-Tonnerre, gouverneur de la province, fit usage coutre eux des lettres de cachet qu'il avait entre les mains. La populace furieuse se répandit dans les rues de Grenoble, et sonna le tocsin pour appeler les habitans des campagnes. Le cri de cette multitude était qu'il fallait empêcher de partir les membres du parlement ; leurs voitures, déjà préparées, furent enlevées ou brisées. Les troupes avaient pris les armes ; elles furent assaillies et se montrèrent peu disposées à repousser la force par la force. Le gouverneur se vit attaqué dans son hôtel, et ce fut la hache levée sur la tête qu'il écrivit au premier président pour le prier de réunir ses collègues et de prendre les mesures que lui suggérerait sa prudence. Des gens en guenilles se portèrent, avec une joie menaçante, chez ceux des conseillers qui n'arrivaient pas assez vite et le. : entraînèrent au palais. La séance s'ouvrit ; le premier président adressa des paroles pleines de dignité à cette populace ; bientôt les magistrats quittèrent leurs siéger, se répandirent dans les groupes, et leur voix parvint à les dissiper. Le parlement dressa un procès-verbal pour constater que la force seule l'avait empêché d'obéir aux lettres closes ; et, dès qu'il en eut la liberté, il partit pour l'exil.

Beaucoup de Dauphinois vo\ aient dans l'intime union des trois ordres le seul moyen de salut à opposer aux entreprises des ministres et aux excès de la multitude. Des membres du clergé, de la noblesse et du tiers état se rendirent à l'hôtel de ville où, après une longue délibération sur les dangers publics et sur les privilèges de leur province, ils déclarèrent que les états particuliers du Dauphiné s'assembleraient le 21 juillet.

Le principal ministre fit rappeler le duc de Clermont-Tonnerre qui lui parut faible, et le remplaça par le maréchal de Vaux dont la sévérité était connue. Mais le nouveau gouverneur, en cherchant les moyens de prévenir la réunion annoncée, jugea qu'il lui serait impossible de s'opposer au vœu de la province, quoiqu'il ent vingt mille hommes sous ses ordres : il écrivit qu'on l'avait envoyé trop tard, et les ministres s'en remirent à sa prudence. Les Dauphinois lui obéissaient en tout ce qui pouvait se concilier avec leur but : il défendit de porter la cocarde dauphinoise arborée par un grand nombre de personnes, son ordre fut exécuté sur-le-champ ; il voulut que la permission de tenir l'assemblée des états lui fût demandée ; sur sa promesse qu'il l'accorderait, ou satisfit à son désir ; il ne voulut pas que la réunion eût lieu à Grenoble, on choisit le château de Vizille, ancienne résidence des Dauphins ; il annonça qu'une force impossible entourerait le château, pour qu'aucun rassemblement ne se formât dans les environs, et pour que les députés semis y fussent reçus ; on lui répondit que celle précaution serait superflue, mais qu'il était maitre de la prendre. Le calme régna dans l'assemblée de Vizille. Les trois ordres y délibérèrent ensemble, animés d'une mutuelle confiance ; et presque toutes les discussions furent suivies de votes unanimes. L'assemblée avait choisi pour secrétaire nui homme du plus honorable caractère, Monnier, jupe royal de Grenoble, qui exerçait sur ses compagnons une grande influence. La révolution américaine avait dirigé ses pensées vers la politique ; mais il ne s'était pas borné, comme huit d'esprits superficiels, à saisir quelques mots du langage de la liberté. Ami des sages réformes, observateur éclairé, il voulait mie constitution, et savait que les lois convenables à la France devaient essentiellement différer des lois de l'Amérique. Les délibérations de Vizille excitèrent un vif intérêt. Tandis, que dans plusieurs parties du royaume on réclamait avec violence le maintien on le rétablissement des privilèges de province, les Dauphinois déclarèrent qu'ils étaient prêts à tous les sacrifices et ne revendiqueraient que les droits des Français. Comme d'autres, ils prononcèrent l'anathème contre les hommes qui accepteraient des fonctions créées par les nouveaux édits ; mais leur patriotisme ne s'exhalait pas en paroles : ils arrêtèrent d'un commun accord que l'impôt pour remplacer la corvée serait, en Dauphiné, acquitté par les trois ordres ; ils décidèrent que, dans leurs états particuliers, le tiers aurait la double représentation qui lui était accordée dans les administrations provinciales. L'assemblée s'ajourna au 1er septembre, après avoir adressé au roi des représentations pour lui demander de retirer les édits, d'abolir les lettres de cachet, de convoquer les états généraux du royaume, et les états particuliers du Dauphiné.

Des troubles se manifestaient dans la Provence, dans le Languedoc, dans le Roussillon. Des protestations vives partaient de provinces moins ardentes, telles que la Flandre, le Hainaut, la Franche-Comté, la Bourgogne. Des troupes étaient dirigées vers les villes agitées ; des parlements étaient mandés à Versailles, d'autres exilés ; la confusion devenait universelle. Les ministres cachaient au roi la plupart des évènements, mais cette précaution leur était presque inutile : Louis MI semblait abandonner le soin des affaires publiques ; et, tandis que les circonstances devenaient si graves, le malheureux prince passait ses journées à la chasse.

Brienne conservait encore de la sécurité ; il disait, non avec le ton léger de Calonne, mais avec la prétention d'un homme qui veut paraitre profond : J'ai tout prévu, même la guerre civile. Chaque jour, des commandants de province, des intendants lui écrivaient longuement pour lui expliquer leur affreux embarras et pour demander en toute hâte ses instructions ; souvent il répondait de sa main par une phrase laconique : Le roi sera obéi, — Le roi sait se faire obéir ; et ces mots lui paraissaient des traits de génie. Les choses en vinrent au point que le baron de Breteuil, fatigué de diriger la police sous un pareil ministre, donna sa démission.

Brienne crut un moment avoir découvert le moyen d'échapper aux dangers qui l'environnaient ; il convoqua une assemblée extraordinaire du clergé. L'ancien archevêque de Toulouse avait plusieurs fois exercé de l'influence sur ce corps, et savait quelle intrigue on pouvait faire jouer près de chacun de ses membres ; il jugeait facile de leur inspirer des craintes sérieuses, de leur faire sentir à quels périls les exposerait la cou-vocation des états généraux, et de leur démontrer que, pour la prévenir, il ne restait qu'une seille ressource. Le clergé pouvait mettre un terme aux anxiétés du gouvernement, combler le vide des finances par des sacrifices, ou simplement aux dépens des moines qui avaient de si nombreux antagonistes et si peu de défenseurs. Brienne n'eut pas, sur ce sujet, de plan arrêté ; il se contentait de l'idée première, déjà connue, et se flattait de la faire adopter par des évêques qui aviseraient au moyens d'exécution. Si ce projet paraissait trop hardi, il y renoncerait ; mais il aurait encore l'avantage de trouver dans le clergé un appui, et d'en obtenir mi secours pécuniaire que la situation du trésor rendait urgent. Le clergé s'assembla ; Brienne eut peine à le reconnaitre. L'opinion publique avait agi sur beaucoup de prélats ; elle ne les avait pas rendus dévoués à l'intérêt général, mais elle avait donné à leur égoïsme une nuance toute nouvelle. Le ministre, dès ses premiers entretiens avec eux, vit qu'il fallait abandonner son vaste projet : il insista beaucoup pour décider l'assemblée à se prononcer en faveur de ses édits ; et, quant aux finances, il trouvait les esprits si niai disposés, qu'il n'osa solliciter qu'une faible somme de dix-huit cent mille livres pour l'année courante, et une somme égale pour 1789 ; encore joignit-il à sa demande la promesse lui roi que les formes d'administration du clergé seraient conservées. L'opinion publique était entraînante ; elle prêta une force irrésistible aux prélats qui censurèrent les innovations causes de tant de troubles. Thémines, évêque de Blois, poursuivit le ministre dans l'assemblée du clergé, avec autant d'ardeur que Brienne en avait mis à poursuivre Calonne dans l'assemblée des notables. Les remontrances que présenta l'Église (15 juin) n'avaient pas le ton véhément des protestations de la noblesse et de la magistrature ; mais elles n'en étaient que plus terribles pour les auteurs des nouveaux édits ; et Brienne dut être accablé, en écoutant ces paroles adressées au roi : Lorsque le premier ordre de l'État se trouve le seul qui puisse élever la voix, que le cri public le sollicite de porter les vœux de tous les autres au pied de votre trône, que l'intérêt général et son zèle pour votre service le commandent, il n'est plus glorieux de parler, il est honteux de se taire. Notre silence serait un crime dont la nation et la postérité ne voudraient jamais nous absoudre. Ces remontrances disent, avec justesse, de la cour plénière : Quand même elle eût été le tribunal suprême de nos rois, elle ne présente plus maintenant cette assemblée nombreuse de prélats, de barons et de féaux réunis. La nation n'y voit qu'un tribunal de cour, dont elle craindrait la complaisance et dont elle redouterait les mouvements et les intrigues dans les temps de minorité et de régence. La péroraison parut au public noble et touchante : Le clergé de France vous tend, sire, des mains suppliantes, et il est si beau de voir la force et la puissance céder à la prière !.... La gloire de Votre Majesté n'est pas d'être roi de France, mais d'être roi des Français ; et le cœur de vos sujets est le plus beau de cos domaines.

D'autres remontrances présentées par hi oléine assemblée s'élèvent contre l'opinion que les propriétés du clergé doivent être soumises à l'impôt. Les prélats ne dissimulent point les craintes que leur avait inspirées la subvention territoriale, et réclament contre les vérifications relatives aux vingtièmes ; ils rappellent les alarmes causées à l'Église de France par la déclaration de 1725, qui exigeait le modique prélèvement d'un cinquantième ; et ils demandent une loi semblable à celles qui, sous les deux règnes précéderas, avaient garanti leurs privilèges. Le public fit peu d'attention à ces remontrances et couvrit d'applaudissements celles qui attaquaient l'œuvre des ministres. Les prélats n'accordèrent point les dix-huit cent mille livres que sollicitait Brienne ; et leur refus, dicté par l'égoïsme ou la haine, fut applaudi comme un acte de patriotisme.

Soutenu par un ardent désir de conserver le ministère, Brienne espérait encore vaincre la résistance qui, de toutes parts, lui était opposée. Eu butte à l'animadversion publique, il reconnut que, pour soumettre les parlements, il aurait dû concevoir son projet de manière à se créer un appui dans la nation. Mais ce n'est point comme un homme d'État, c'est comme un intrigant qu'il fut frappé de cette vérité ; il voulut en profiler et la dénatura. Ce fut la maxime diviser pour régner qu'il suivit. Quand Brienne aurait dû sentir le besoin d'apaiser les esprits, il s'imagina que son salut naîtrait d'une agitation plus générale encore ; il pensa que, s'il excitait une lutte entre la noblesse et la bourgeoisie, l'unie et l'autre invoqueraient bientôt le secours de l'autorité royale, et qu'alors il serait maitre de faire triompher le parti qui se montrerait le plus docile au pouvoir. Dans le luit d'éveiller, d'irriter les prétentions de toutes les classes ile Français, il fit rendre un arrêt du conseil (3 juillet) relatif aux états généraux promis pour 1792. Cet arrêt annonce (que les recherches ordonnées par le roi n'ont pas toujours fait découvrir des renseignements positifs sur le nombre et la qualité des électeurs et des éligibles, sur la forme des élections, etc.[21] ; que, si d'anciens usages restent inconnus, Sa Majesté, pour y suppléer, consultera le vœu de ses sujets, afin que la plus entière confiance environne une assemblée vraiment nationale. En conséquence, non-seulement toutes les municipalités, tous les tribunaux, sont invités l'ouiller leurs archives, mais tous les savants et personnes instruites sont appelés à faire des recherches et à publier leurs opinions. Il était impossible d'imaginer un moyen plus actif pour échauffer les têtes et pour soulever les passions rivales. C'était proclamer la liberté de la presse. Sous quels sinistres auspices la France en fit l'essai ! De nombreux écrits répondirent à l'appel du ministre : presque tous sont empreints de l'exaltation que produisent les intérêts de parti et les idées vagues en politique.

L'embarras le plus pressant. la pénurie du trésor, devenait extrême. Brienne, près de recourir aux derniers expédieras, voulut en détourner l'attention publique ; il se flatta de séduire les Français, de les contraindre à la reconnaissance. Un arrêt annonça (8 aout) que les états généraux s'assembleraient le 1er mai 1789, et que le rétablissement de la cour plénière était suspendu jusqu'à cette époque. On ne sut à Brienne aucun gré de ces concessions ; les hommes qui avaient réclamé la prompte réunion des états généraux furent seuls applaudis du succès de leurs efforts ; ceux qui voulaient que le gouvernement retirât les édits reprochèrent au ministre de prendre une mesure incomplète et, ne virent, dans la suspension de la cour plénière, qu'un signe de faiblesse encourageant pour eux.

La certitude que les états généraux seraient dans peu de mois assemblés répandit une joie très-vive ; et néanmoins l'arrêt promulgué inspira des craintes sérieuses aux plus sages ennemis des abus. Malesherbes, dans des jours où le gouvernement était puissant, où les passions n'étaient pas déchaînées, avait le premier demandé les étals généraux ; il laissa voir ses alarmes, quand le roi les eut accordés. Ce n'était point se démentir ; c'était reconnaitre combien les circonstances étaient changées. Lorsque au mois de juillet, Brienne excitait si follement l'effervescence publique Malesherbes remit au roi un mémoire sur la Situation présente des affaires[22]. Dans ce travail, il montrait la nécessité de retirer les édits, et de prouver à la nation que l'autorité s'occupait réellement de son bien-être. Il indiquait comme une des principales causes des embarras présents la duplicité, des ministres, qui avaient fait douter des intentions du gouvernement. Si le roi, disait-il, eût ouvert son cœur à la nation ; si le jour où il a institué les assemblées provinciales il eût déclaré qu'il les destinait à être les éléments d'une assemblée générale la plus nationale qui jamais ait existé, tout serait fait aujourd'hui. Malesherbes s'était rapproché de l'opinion de Turgot ; il pensait qu'on ne pouvait éviter les troubles avec des états généraux composés de trois ordres, trop divisés d'intérêts pour s'entendre ; et il croyait que la seule assemblée sur laquelle on pût fonder des espérances serait. une assemblée de propriétaires élus. Ces idées étaient celles de la plupart des hommes qui avaient réfléchi en observateurs sur la situation de la France. Dans le nombre des mémoires qui furent présentés à Brienne, lorsqu'il s'occupait de son projet d'emprunt, il s'en trouvait un remarquable de Dufresne Saint-Léon. La nation, disait l'auteur, demande une garantie contre le retour des abus. On se fût contenté, il y a peu de temps, d'un simple conseil des finances ; moyen ne suffirait plus aujourd'hui. Les gens sensés conviennent que les états généraux, tels qu'on les a vus jusqu'à présent, sont une mauvaise garantie ; mais, c'est ce que vous ne persuaderez pas au public, aussi longtemps que vous ne lui en donnerez pas une meilleure. Il faut une véritable représentation, et elle doit, naturellement émaner des assemblées provinciales. Rédigez une loi qui donne ou qui promette solennellement une pareille garantie ; elle aura un grand effet sur le crédit, et contre les parlements s'ils refusent d'enregistrer.

Dans l'épuisement total des finances, le principal ministre descendit aux plus vils expédions. La caisse des invalides contenait quelques épargnes, il s'en empara. Une loterie avait été ouverte pour les victimes d'une effroyable grêle qui venait de ravager une partie de la France ; l'argent apporté à cette loterie de bienfaisance, était un dépôt sacré, Brienne le détourna de sa destination. Ces infamies ne lui procuraient que de bien faibles secours, lorsqu'il en dit fallu d'extraordinaires ; il prit un parti désespéré : un arrêt du conseil (16 août 1788) annonça que jusqu'au 51 décembre 1789 les pavements de l'État se feraient, partie en argent, partie en billets du trésor. On vil, dans cette effrayante mesure, la création d'un papier-monnaie et une banqueroute déguisée. Le bruit se répandit que le gouvernement allait s'emparer des fonds de la caisse d'escompte, on y courut en foule : le conseil (18 août) autorisa cette caisse à ne pas échanger ses billets contre dis numéraire jusqu'au 1er janvier, et défendit de les refuser en payement des lettres de change et autres effets. La crise financière, arrivée à son dernier ternie, excitait une clameur universelle. Brienne, toujours dévoré du désir de garder le pouvoir, crut trouver un moyen de s'y maintenir : il fit proposer à Necker la place de contrôleur général.

La cour ne mettait point obstacle à cet arrangement ; la reine voyait par les yeux du ministre, et Louis XVI était accoutumé à céder ; mais Necker, qui eût accepté le contrôle général lors de l'entrée de Brienne au ministère, se trouvait dans une position fort différente. On allait être obligé de s'en remettre à lui pour réparer le désordre des finances ; il ne voulut point d'une place secondaire, où il s'exposerait à partager la déconsidération d'un homme dont tant de voix demandaient la chute avec impatience. Necker répondit que son dévouement ne pouvait être utile qu'autant qu’il aurait seul la direction des finances, avec l'autorité nécessaire sur toutes les branches d’administration qui s'y rapportent.

Cette réponse désolante pour Brienne ne le décidait point cependant à quitter le ministère. Marie-Antoinette le protégeait encore ; elle pensait que l'abandonner, lorsque la magistrature et la noblesse demandaient impérieusement son renvoi, ce serait compromettre le pouvoir. Une intrigue de cour décida sa retraite. Madame de Polignac dont il s'était fait une ennemie, en aspirant à posséder seul la confiance de la reine, anima contre lui le comte d'Artois. Ce prince ne pardonnait pas à l'archevêque d'avoir fait succomber Calonne : il parla avec force, à la reine et au roi, de l'animadversion qu'excitait leur ministre, par le désordre où ses fautes plongeaient les affaires publiques. Brienne sentit enfin l'impossibilité de prolonger sa résistance et ne songea plus qu'à tirer parti de la manière dont il quitterait ses fonctions : il se présenta comme une victime qui s'immole ; il dit à Louis XVI que le crédit de Necker devenait indispensable pour relever les finances, et il donna sa démission (25 août).

Une explosion de joie retentit dans la capitale, et des actions de grâce s'élevèrent vers le roi et la reine : mais, quand on suit que le chapeau de cardinal était demandé pour Brienne, qu'il obtenait une place près de Marie-Antoinette pour sa nièce, un régiment pour un de ses neveux, et pour un autre la coadjutorerie de l'archevêché de Sens, en un mot, qu'il partait comblé de faveurs, le publie éclata de nouveau eu murmures coutre la cour, et surtout contre la reine.

 

 

 



[1] La durée de l'impôt du timbre n'était pas indiquée. Une disposition nouvelle, quand il fut enregistré en lit de justice, fixait le terme de sa perception au 1er janvier 1798.

[2] Ces scènes tumultueuses, les discours violents, les arrêtés hardis dont elles étaient la suite, offrent un singulier contraste avec les formes que d’antiques usages imposaient à la magistrature. Ses refus d'enregistrer étaient intitulés : Très-humbles et très-respectueuses remontrances que présentent au roi, notre souverain seigneur et maître, les gens tenant sa cour de parlement. Lorsque le roi paraissait au parlement, les magistrats s'agenouillaient, et ne se relevaient qu'avec sa permission, annoncée par le garde des sceaux.

[3] Après une scène que le duc de Coigny se permit de lui faire, le roi disait : Nous nous sommes vraiment fâchés, M. de Coigny et moi ; mais je crois qu'il m'aurait battu que je le lui aurais passé.

[4] Calonne avait trop aimé la dépense pour être riche dans son exil. Madame d'Harvelai, devenue veuve, lui donna sa main et une fortune de plusieurs millions. Il la ruina, dit Montyon, comme il avait ruiné la France.

Plusieurs parlements prirent des arrêtés où, trop souvent, des déclamations, des exagérations indignes de la magistrature, se mêlent aux accusations méritées par l'ancien contrôleur général. Le parlement de Grenoble dit : En rassemblant toutes les dilapidations dont nos annales ont conservé le souvenir, depuis le commencement de la monarchie et dans le cours de quatorze siècles, on aurait peine à composer une somme aussi énorme que celle qu'on a vue disparaître en quatre ans. Les accusations contre Calonne lurent portées jusqu'à l'extravagance. On a imprimé qu'il avait dévoré trois ou quatre milliards ; un calcul s'élève à quatre milliards neuf cents millions.

[5] Lambert, intendant des finances, remplaça Laurent de Villedeuil. C'était le troisième contrôleur général depuis Calonne.

[6] Fils du ministre de la guerre.

[7] Connu depuis sous le nom de lord Malmesbury.

[8] Il préféra toucher le capital ; et Calonne à qui il avait su plaire, parce qu'il causait agréablement, lui fit compter quatre cent mille livres.

[9] Suffren fut nommé pour les commander. Ce marin célèbre mourut le 8 décembre 1788.

[10] Un membre du bailliage de Château-Thierry termina son discours par ces paroles : La capitale, toute la nation cherche ses dieux tutélaires. Les entrailles d'un père s'ouvrent, sa bonté le presse ; je crois entendre sa voix qui vous appelle. Ah ! que ne puis-je alors, comme ce pieux Énée, vous porter à moi seul, et vous replacer dans ce sanctuaire que tant d'oracles ont consacré pour être le temple favori de la justice !

[11] Cent vingt millions pour l'année 1788 ; quatre-vingt-dix millions pour l'année 1789 ; quatre-vingts millions pour l'année 1790 ; soixante-dix millions pour l'année 1791 ; soixante millions pour l'année 1792.

[12] Ce mot s'introduisait dans le langage du parlement de Paris ; et on donnait des éloges, dans les salons, aux conseillers qui avaient dit des choses fortes.

[13] Le parlement de Toulouse écrivit au roi : Il était digne du premier prince de votre sang, osons le dire, il était de son devoir de vous représenter que, puisque vous faisiez usage de la plénitude de votre puissance, l'arrêt d'enregistrement devait énoncer que la transcription de la loi avait été faite de l’exprès commandement de Votre Majesté. S'il était possible qu'une réclamation si légitime fût le motif de la disgrâce de M. le duc d'Orléans, quel est celui de vos sujets qui oserait vous dire la vérité ?

[14] Breteuil avait présenté au conseil, en 1783, un mémoire sur des protestants en France et sur les moyens d'y remédier. Il avait aussi fait composer, par Rhullières, un outrage en leur faveur.

[15] Ses revenus en bénéfices, lorsqu'il quitta le ministère, étaient de six cent soixante-dix-huit mille livres. A l'époque où il fut nommé archevêque de Sens, une seule coupe de lois, dans une de ses abbayes, lui valut neuf cent mille livres.

[16] Parmi les personnes qui allaient habituellement à ces réunions, on distinguait d'Esprémesnil, Fréteau, Robert de Saint-Vincent, Sémonville, Morel de Vindé, les abbés Sabatier, Le Coigneux, Louis, tous membres du parlement ; les ducs de la Rochefoucauld, de Luynes, d'Aiguillon, l'évêque d'Autun, le marquis de la Fayette, le marquis de Condorcet, etc.

[17] Nom de l'exempt de robe courte.

[18] On lit dans les représentations des trois ordres du Dauphiné : Les ministres n'ont pas craint de flétrir le tiers état, dont la vie, l'honneur et les propriétés ne paraissent plus des objets dignes des cours souveraines, auxquelles on ne réserve que les procès des riches et les crimes des privilégiés.

[19] Le grand aumônier, le grand maitre de la maison du roi, le grand chambellan, le grand écuyer, deux archevêques, deux évêques, deux maréchaux de France, deux gouverneurs, deux lieutenants généraux, deux chevaliers des ordres du roi, quatre autres personnes qualifiées du royaume, et le capitaine des gardes lorsqu'il accompagnerait le roi.

[20] Le soir même de la séance, beaucoup de gens cherchèrent dans les dictionnaires qu'ils avaient sous la main l'explication d'un mot qu'ils ne comprenaient pas. Tous les dictionnaires étaient d'accord ; celui de Trévoux donnait le plus de détails, on y trouva COUR PLÉNIÈRE. On appelle ainsi ces magnifiques assemblées que nos anciens rois faisaient à Noël et à Pâques, ou à l'occasion d'un mariage ou d'un autre sujet de joie extraordinaire ; tantôt dans leurs palais, tantôt dans quelque grande ville, quelquefois en pleine campagne, toujours en un lieu commode pour y loger les grands seigneurs.

De là était venue l'expression proverbiale, il tient cour plénière, en parlant d'un homme qui invite à une fête beaucoup de personnes et leur fait grande chère.

[21] Il était difficile, en effet, de connaître les anciens usages, qui n'avaient pas été les mêmes dans toutes les parties du royaume, et qui avaient été modifiés à diverses époques. L’abbé Maury était un des hommes dont le garde des sceaux employait la plume ; il fut chargé de faire des recherches sur les états généraux, et se plaignit bientôt d'errer dans un dédale.

[22] Ce n'était pas le premier qu'il essayait de faire lire. Peu à près sa rentrée au conseil, il avait présenté à Louis XVI un Mémoire sur les économies, où il ne lui déguisait pas que les plus graves dangers menaçaient l'État, si l'administration continuait d'exciter le mécontentement général. On dira, ajoutait-il, qu'une insurrection est contraire à nos mœurs et au caractère des Français ; que, lorsqu'on a vu des provinces se soustraire à l'autorité de leurs souverains légitimes, elles y avaient été provoquées par des actes de violence ou par la contrainte qu'on voulait exercer pour cause de religion ; qu'il n'y a rien de semblable dans ce qui donne lieu aux plaintes de la nation ; que ceux qui se plaignent n'imaginent pas eux-mêmes qu’ils puissent un jour attaquer la puissance royale, et que les clameurs de gens qui n’ont pas de chef et de plan arrêté ne sont jamais à craindre.

Je supplie le roi de songer que c'est ainsi que raisonnait la cour de Londres ; dans le commencement des troubles d'Amérique, et que l'empereur ne prévoyait pas non plus que quelques innovations qu'il a raites dans les Pays lias pussent un jour produire tout ce qui est arrivé.

On disait, comme on le dit aujourd'hui en France., que les griefs des Américains et des Brabançons ne pouvaient pas se comparer à ceux qui ont lait perdre autrefois la Suisse à la maison d'Autriche, et les Provinces-Unies à l'Espagne ; mais les effets du mécontentement public sont incalculables.