HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XVI

TOME PREMIER

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

 

Plan de Calonne pour rétablir les finances et pour réformer le gouvernement. — Il veut se faire un appui contre les parlements en convoquant des notables qui approuveront ses projets. — Il commence par confier ses idées à Vergennes, seul il craint l'opposition. — Cette ouverture décide le traité de commerce avec l'Angleterre. — Adresse de Calonne dans les révélations qu'il fait au roi. — Ses vues sont adoptées. — Composition de l'assemblée des notables. — Convocation ; effets qu'elle produit à la cour et dans le public. — Retards, intrigues. — Mort de Vergennes ; Montmorin lui succède. — Ouverture de l'assemblée ; discours. — Celui de Calonne est vivement critiqué. — Les notables approuvent la création des assemblées provinciales. — La subvention territoriale les alarme ; ils demandent à connaitre les états de recettes et de dépenses. — Conférence de Calotine avec. Brienne ; réunion de notables chez Monsieur. — Le roi veut qu'on discute seulement la forme de l'impôt. — Le mot d'états généraux est prononcé. — Débat de Necker et de Calonne. — Les notables continuent d'attaquer le contrôleur général et ses projets. — Tentatives les ducs du Châtelet et de Nivernais pour approcher les esprits. — Calonne fait imprimer ses rapports, avec un préambule qui blesse profondément les notables. — Plusieurs ministres secondent ses ennemis. — Le roi et la reine sont irrités de la résistance des notables ; elle plait au public. — Pamphlets. — Incidents qui s'enchaînent et amènent le renvoi de Calonne, au moment où il venait de décider Louis XVI à remplacer Miroménil par Lamoignon. — La reine fuit nommer Fourqueux contrôleur général, en attendant qu'elle puisse réussir dans ses projets pour Brienne. — Necker publie un mémoire de finance ; il est exilé. — Louis XVI se rend à l'assemblée des notables et pense qu'après le renvoi de Calonne ses vues seront adoptées. — Il devient urgent de trouver un directeur des finances ; Lamoignon et Montmorin demandent au roi la nomination de Necker ; Breteuil décide celle de Brienne — Accablement de Louis XVI. — Portrait de Brienne. — Les difficultés paraissent s'aplanir. — Embarras des notables lorsqu'ils examinent les états de recettes et de dépenses ; divers calculs sur le déficit. — Preuves qu'on l'exagéra. — Brienne fait quelques modifications aux projets de Calonne ; mais il n'en a pas d'autres à leur substituer. — Mécontentement des notables ; ils craignent de se prononcer pour aucun impôt, et surtout de blesser l'intérêt des classes privilégiées. — Projet de La Fayette. — les notables fatiguent le roi, les princes, le ministre ; eux-nièmes désirent se séparer. — Séance de clôture. — Tristes résultats de cette assemblée.

 

Ce Livre et le suivant retraceront les efforts de Calonne, et ceux de son successeur, pour sortir de la situation périlleuse où l'on a vit l'oubli du bien public, l'imprévoyance et la prodigalité entrainer le royaume.

Calonne pensa que, pour faire oublier tant de fautes et pour obtenir les moyens de combler le vide du trésor, il fallait s'emparer des esprits, en opérant de grandes améliorations dans le gouvernement. Les projets qu'il avait le plus dédaignes s'offrirent à ses yeux sous un aspect tout nouveau : il fit un plan de réforme avec des idées de Necker, de Turgot, de Machault, de Colbert ; et, plein de confiance en lui-même, il ne douta point qu'il allait devenir l'idole des Français, comme il avait été jusqu'alors celle des courtisans.

Son plan était vaste. Son idée fondamentale pour la restauration des finances était de soumettre les privilégiés à l'impôt, en supprimant les vingtièmes que remplacerait une subvention répartie sur les terres avec égalité. En même temps qu'il demanderait ce sacrifice aux premiers ordres, il flatterait tous les propriétaires, en les appelant à élire des assemblées de paroisse, de district et de province.

Pour favoriser l'agriculture et l'industrie, le contrôleur général diminuait le fardeau de la taille ; il adoucissait la gabelle, que son produit (soixante millions) ne permettait pas de supprimer ; il abolissait la corvée ; il établissait la liberté du commerce des grains, sauf à suspendre l'exportation sur la demande des assemblées provinciales ; il détruisait les douanes intérieures et plusieurs droits vexatoires. Dans l'intérêt du commerce, il voulait aussi pourvoir à l'état civil des protestants, et rouvrir la France aux descendants des réfugiés ; mais ces questions étaient du ressort de la chancellerie, il fut décidé qu'on s'en occuperait séparément et plus tard.

Non-seulement les privilégiés auraient part à l'administration, en qualité de propriétaires, mais encore le contrôleur général affranchissait du payement de la capitation la noblesse, la magistrature, et le clergé des frontières qui s'y trouvait soumis.

La subvention territoriale ne pouvant mettre au niveau des dépenses les recettes encore affaiblies par ces suppressions, Calonne projetait l'aliénation de : ! ; domaines de la couronne à titre d'inféodation, une forte extension de l'impôt du timbre, et des économies qu'il évaluait à vingt millions. Telles étaient les idées principales de son plan de réforme.

Pour de pareilles innovations, il était impossible d'espérer le concours du parlement. Les magistrats étaient décidés à repousser tout ce qui viendrait de Calonne ; et leur intérêt per-sonnet s'opposait d'ailleurs à l'égale répartition de l'impôt. Tenter de vaincre leur résistance en lit de justice, ce serait s'exposer aux dangers d'une lutte opiniâtre. Calonne n'examina qu'un moment si l'on pourrait convoquer les états généraux ; ce moyen qui l'entraînait évidemment à rendre compte de sa gestion l'effrayait ; la proposition de cc moyeu hardi n'aurait d'ailleurs été goûtée ni de Louis XYI, ni des ministres, ni de la cour. Quelques rois de France avaient appelé des assemblées de notables pour les consulter ; Henri IV avait suivi cet exemple, et son nom était d'un heureux augure. Le contrôleur général pensa que des notables, choisis par le roi, s'empresseraient d'adopter ses vues ; et que le parlement n'oserait s'élever contre des projets approuvés par les organes de l'opinion publique, ou qu'un lit de justice qui la vengerait serait universellement applaudi.

Tout homme impartial reconnaitra que les réformes projetées pouvaient donner de grands soulagements au peuple el fonder la prospérité du royaume. Les talons de Calonne étaient affaiblis par son caractère et dégradés par ses vices ; mais ce n'était point de capacité qu'il manquait. Adoptant des vues très-hautes, il écrivait dans son rapport au roi :

La disparité, l'incohérence des différentes parties du corps de la monarchie, est le principe des vices constitutionnels qui énervent ses forces... Un royaume composé de pays d'états, de pays d'élection, de pays d'administrations provinciales, de pays d'administrations mixtes, un royaume dont les provinces sont étrangères les unes aux autres, où des barrières multipliées dans l'intérieur séparent et divisent les sujets d'un même souverain, où certaines contrées sont affranchies totalement des charges dont les autres supportent tout le poids, où la classe la plus riche est la moins contribuante, où les privilèges rompent tout équilibre, où il n'est possible d'avoir ni règle constante ni vœu commun, est nécessairement un royaume très-imparfait, très-rempli d'abus, et, tel qu'il est, impossible de le bien gouverner.

On ne peut rétablir solidement les finances que par la réformation de ce qu'il y a de vicieux dans la constitution actuelle... Ce fini est nécessaire pour le salut de l'État serait impossible par des opérations partielles, et il est indispensable de reprendre en sous-œuvre l'édifice entier pour en prévenir la ruine.... Sire, le succès élèvera votre nom au-dessus des plus grands noms de cette monarchie, dont vous mériterez d'être appelé le législateur.

 

Calonne était persuadé que Louis XVI, par amour du bien goûterait ses projets ; mais il avait à redouter un antagoniste. Louis XVI voudrait consulter le ministre dans lequel il avait le plus de confiance ; et l'on ne pouvait douter que Vergennes ferait tous ses efforts, userait de toute son influence pour repousser de telles innovations. Calonne alla hardiment au-devant du danger qu'il ne pouvait éviter ; et ce fut à Vergennes qu'il communiqua d'abord ses projets. Une preuve de son adresse, de l'art séduisant avec lequel il savait captiver ceux qui l'écoutaient, c'est qu'il parvint à s'assurer de ce diplomate si dévoilé aux maximes du pouvoir absolu. Vergennes n'entendit pas sans répugnance parler de former des assemblées provinciales et de convoquer des notables ; mais il détestait les parlements. Calonne s'attacha donc à lui prouver que tontes ses vues tendaient à l'affaiblissement de la magistrature ; il lui montra les notables bornant leur travail à un examen de pure forme ; et ses projets, arrêtés définitivement dans leur assemblée, promulgués par tout le royaume, sans qu'il puisse y avoir lieu à aucune réclamation[1]. Ce serait un coup violent à l'autorité des parlements ; ce coup serait porté par une assemblée qui n'aurait d'autres fonctions que celles dont le roi voudrait l'investir, et qu'on renverrait le jour où ses services deviendraient inutiles. Enfin, Calonne insistait sur ce que les moyens proposés étaient les seuls à l'aide desquels il fût possible de combler le déficit. Vergennes avait une haute opinion des lumières dut contrôleur général ; il céda, mais non sans inquiétude pour l'avenir. Ce ministre craignait que des divisions intestines et des embarras extérieurs ne rendissent fort difficiles la position du gouvernement ; il craignait que l'Angleterre, irritée de la perte de ses colonies et de notre prépondérance en Hollande, ne profitât de nos dissensions pour nous tourmenter au dehors, et peut-être au dedans.

Jusqu'alors Vergennes avait éludé les instances du cabinet de Saint-James pour conclure le traité de commerce dont il avait été question à la paix ; dès qu'il connut les réformes projetées, il jugea nécessaire d'unir plus étroitement l'Angleterre à la France ; et le traité fut signé le 26 septembre 1786. Les intérêts de plusieurs genres de fabrication se trouvèrent momentanément froissés ; lm certain nombre de nos manufactures tombèrent dans un état de souffrance, plusieurs furent ruinées ; un cri général s'éleva. Tels sont cependant les résultats de la liberté du commerce, que tons les. observateurs comptent ce imité parmi les causes qui, au dix-huitième siècle, ont donné une grande impulsion à l'industrie française. La vue des produits anglais, les pertes même qu'éprouvèrent des fabricants, stimulèrent l'intérêt et l'amour-propre de tous. On n'avait jamais aussi vivement senti la nécessité d'acquérir plus d'instruction et de porter plus d'activité dans les ateliers. Notre industrie grandit, éclairée par cette épreuve. Toutefois un pareil résultat ne justifie pas les ministres, puisque, avec plus d'habileté et de prudence, on eût acheté moins cher les mêmes avantages[2].

Calonne avait à faire au roi d'embarrassants et pénibles aveux : après l'avoir si longtemps bercé d'illusions, après lui avoir fait signer tant de fois que l'ordre s'établissait dans les finances, il fallait lui annoncer qu'un vide effrayant existait au Trésor. L'adroit contrôleur général n'eut garde d'alarmer Louis XVI par une brusque révélation. Quelque temps d'avance, il lui parla d'un déficit très-ancien, que ses prédécesseurs au ministère avaient toujours augmenté, et que lui-même s'était vu dans la nécessité d'accroître : il dit qu'il s'occupait d'it plan fort étendu, destiné non-seulement à restaurer les finances, mais encore à rendre facile l'action du gouvernement sur toutes les parties du royaume, et que ce plan deviendrait la source d'une incalculable prospérité. Bien que les aveux fussent déguisés avec adresse, il restait vrai que le ministre avait trompé le roi, et lui avait fait tromper ses sujets. Louis XVI, en le supposant moins faible et moins aveugle, aurait chassé Calonne de sa présence ; il attrait senti que les plus utiles projets seraient repoussés en haine d'un ministre justement décrié, et que le premier moyen de succès était de les faire présenter aux notables par un homme dans lequel ils eussent confiante. Ajoutons qu'eu se débarrassant de Calonne, rien n'eût obligé Louis XVI à convoquer les notables. Necker aurait pu ramener l'ordre au Trésor, sans avoir besoin de recourir à tout cet appareil ; et je doute que le parlement eût osé refuser d'enregistrer des réformes, si le monarque eût voulu profiter des transports excités par le rappel du ministre que désignait la voix publique.

Louis XVI entendit avec surprise la lecture des projets de son contrôleur général : Mais, lui dit-il, c'est du Necker que vous me donnez là ; c'est du Necker tout pur. — Sire, répondit Calonne, dans l'état des choses, on ne peut rien vous offrir de mieux. L'idée d'imiter un exemple donné par Henri IV touchait Louis XVI ; il désirait vivement que les finances se rétablissent, et que le peuple fût soulagé ; le plan proposé contenait des améliorations évidentes, il l'adopta. C'était peu ; les intrigues de cour pouvaient changer sa résolution. Calonne lui demanda un secret absolu jusqu'au montent de l'ouverture de l'assemblée des notables, afin de ne pas livrer son plan à la critique des oisifs, et de ne pas donner aux malveillants le temps et les moyens de préparer leurs armes. Le roi approuva cette précaution : il fut convenu que les projets ne seraient point communiqués au conseil, que Vergennes et Miroménil en auraient seuls connaissance, et qu'on en ferait un mystère à la reine elle-même aussi longtemps qu'il serait possible[3].

Le contrôleur général ne se borna pas à cette demande ; il représenta au roi, avec une honorable franchise, que, si l'on échouait dans le projet de réformer les abus et de vaincre la résistance du parlement, les plus funestes conséquences en résulteraient pour l'autorité royale ; qu'il s'agissait de sauver ou de perdre l'État ; et que, sans une volonté ferme, inébranlable, il vaudrait mieux ne rien entreprendre. Il supplia le roi de s'armer de cette volonté, et répondit du succès si Sa Majesté daignait lui donner sa parole de ne point se départir du plan arrêté : Louis XVI la lui donna.

Les observations du contrôleur général sur le déficit, furent soumises à l'examen du garde des sceaux et du comte de Vergennes. C'étaient ces deux ministres qui, avec Maurepas, avaient. vu le compte de Necker et en avaient certifié l'exactitude ; ils attestèrent de même au roi que les calculs de Calonne étaient exacts.

La liste des notables se composa de 144 noms qui, presque tous, appartenaient aux premiers ordres[4]. Le tiers état, qu'on devait voir bientôt s'emparer des affaires publiques, ne fut pas alors réellement admis à s'en occuper. Sur vingt-sept notables qu'on disait le représenter, tous, à l'exception de six ou sept, étaient nobles ou anoblis. Certes, il fallait être bien enclin aux illusions pour s'imaginer qu'une assemblée entièrement formée de privilégiés concourrait volontiers à la suppression des privilèges pécuniaires. Pourquoi, d'ailleurs, se priver des lumières d'un ordre du royaume ? Il aurait été si facile de trouver, en nombre convenable, dans les professions libérales, parmi les propriétaires, dans les universités et dans les corps savants, des hommes du tiers dont les noms n'auraient déparé aucune liste de conseillers de la couronne. Le contrôleur général avait dit que du sort de ses projets dépendait le salut on la perte de l'État ; et, lorsqu'il avait à prendre le premier moyen de succès, lorsqu'il était maître de choisir les hommes qui voteraient dans nie affaire si périlleuse, il négligea de s'assurer qu'il ne rencontrerait pas une majorité ennemie. L'étourderie et la vanité qui faisaient le fond de son caractère lui donnaient une sorte d'apparente loyauté. Il proposa lui-même d'appeler parmi les notables tels hommes de mérite qu'il savait lui être opposés ; il approuva plusieurs choix de Louis XVI, de Vergennes ou de Miroménil, contre lesquels il aurait dit réclamer. L'homme le plus dangereux pour lui était l'archevêque de Toulouse, qui continuait d'aspirer au ministère. Sa réputation d'administrateur ne permettait pas de l'exclure, mais Calomnie lui donna de l'influence ; et, dans le court intervalle qui s'écoula entre le moment où le projet de réunir les notables fun connu et celui où partirent les lettres de convocation, l'adroit prélat fit nommer plusieurs évêques disposés à seconder ses vues. L'imprudent Calonne mettait de l'amour-propre à ne craindre personne ; il était convaincu que son plan triompherait de tontes les préventions, et que la voix d'un petit nombre de contradicteurs se perdrait dans le bruit des applaudissements.

Cependant, pour donner plus de calme et moins de force aux notables, on arrêta qu'ils ne délibéreraient point réunis, qu'ils seraient divisés en sept bureaux présidés par des princes[5]. Naturellement, les délibérations auraient dû être suivies d'un recensement général des votes : par une disposition fort singulière, il fut arrêté que !a décision de chaque bureau compterait pour une voix. L'irréflexion de Calonne passe toute croyance, s'il ne s'aperçut pas qu'une opinion pourrait avoir en sa faveur la majorité des bureaux, tandis qu'elle aurait contre elle plus des deux tiers des notables[6]. Mais, si comme on l'a prétendu Calonne espérait trouver dans cette disposition le moyen de se donner au besoin une apparente majorité, son irréflexion est encore plus étonnante. En effet, aurait-il pu jamais, sans soulever l'indignation publique, proclamer comme le résultat d'une délibération des notables ce qui en aurait été précisément l'opposé ?

Le secret promis sur les desseins du ministre était entre trop peu de personnes pour n'être pas fidèlement gardé. On savait d'une manière vague, â la cour et dans Paris, que le contrôleur général s'occupait d'un travail important. Ceux qui paraissaient être le mieux instruits disaient qu'incessamment on verrait publier un nouveau Compte rendu. Le 29 décembre 1786, le roi annonça au conseil des dépêches, qu'il convoquait, pour le 29 du mois suivant, une assemblée composée de personnes de diverses conditions et des plus qualifiées de son État, afin de leur communiquer ses vues pour le soulagement de son peuple, l'ordre des finances, et la réformation de plusieurs abus (procès-verbal). Ce prince, digne d'être mieux secondé dans ses intentions, était plein d'espérance, il croyait affermir son pouvoir et rendre heureux son peuple ; le lendemain, il écrivit â Calonne : Je n'ai pas dormi de la nuit, mais c'était de plaisir.

La nouvelle de cette convocation imprévue agita diversement les esprits. La plupart des gens de cour blâmaient une mesure qui leur annonçait des réformes et qui leur inspirait des craintes pour l'autorité du roi et pour la leur. Le vieux maréchal de Richelieu demandait quelle peine Louis XIV eût infligée au ministre qui lui d'a proposé d'assembler des notables. Un des jeunes seigneurs les plus spirituels, le vicomte de Ségur, disait : Le roi donne sa démission. Les hommes sages aimaient à concevoir quelque espérance et faisaient des vœux pour leur pays ; mais ils avaient peu de confiance dans des réformes tentées sous un roi faible, par un ministre décrié. Beaucoup de personnes voyaient avec une joie maligne les embarras de ce ministre et ceux d'une cour contre laquelle s'élevaient tant de murmures. La curiosité était le sentiment qui dominait dans l'avis, et la nouvelle du jour en faisait impatiemment attendre d'autres. Quelles demandes le gouvernement adresserait-il aux notables ? Les projets de Calonne étant ignorés, ce qu'ils avaient d'utile ne pouvait lui rallier des partisans, et sa réputation autorisait de Fielleuses conjectures. C'est quelque impôt, disait-on, qu'il veut obtenir des notables ; on leur demandera notre argent, ils le donneront, et on les renverra. Les plaisanteries circulaient[7], les discours sérieux s'y mêlaient : on accusait plus que jamais Calonne d'avoir, en pleine paix, épuisé les finances, et d'avoir sacrifié la nation à la cour. Ce mot de nation était prononcé avec au accent tout nouveau, et l'on commençait à vouloir qu'il fût respecté[8]. Les provinces offraient une physionomie différente de celle de Paris ; elles étaient plus calmes, plus raisonnables ; on y remarquait moins un mélange d'irritation et de gaieté. En général, dans les provinces, on éprouvait de la reconnaissance pour Louis XVI ; on désirait que ses intentions fussent loyalement secondées, et l'ou espérait en recueillir d'heureux fruits.

Calonne, charrié de n'avoir pas rencontré d'obstacle près du trône, attendait des notables dociles et se livrait au plaisir avue une ardeur nouvelle. Il avait fixé une époque très-rapprochée pour la réunion, afin de prévenir des intrigues ; mais il mêla tellement les plaisirs aux affaires, que les fatigues altérèrent sa santé. Le 29 janvier approchait, et le contrôleur général souffrant n'avait point terminé ses travaux préparatoires ; il fallut remettre la séance d'ouverture au 7 février, puis au 14, enfin, au 22. Ces délais furent très-utiles aux adversaires de Calonne. Plusieurs notables, arrivés avec des intentions conciliantes, changèrent de sentiments au milieu des sociétés hostiles où ils étaient accueillis, recherchés. La convocation avait appelé des membres de tons les parlements de province ; on leur laissa le loisir d'écouter les orateurs du parlement de Paris, de se communiquer leurs griefs contre le ministère, et de serrer les liens qui les unissaient. Ces magistrats s'assemblaient entre eux ; ils convinrent d'éviter de se prononcer sur les projets qui seraient offerts à leur examen, afin d'avoir nue entière liberté, quand ces projets seraient soumis à l'enregistrement. Les évêques formèrent aussi une réunion particulière. Les notables de leur ordre étaient ceux qui avaient le plus de connaissances en administration et, le plus d'habitude de parler en public. Aux justes reproches qu'ils limaient, comme tous les Français, adresser au Contrôleur général, se joignaient, pour les animer, l'intérêt de leur corps qu'ils craignaient de voir compromis, et l'amour-propre qui les portait ii ne rien négliger pour paraitre avec éclat dans l'assemblée et pour la dominer. L'archevêque de Toulouse, décidé à faire échouer le plan de Calonne, quel qu'il l'Ut, sentait le besoin d'envelopper de mystère ses intrigues contre celui dont il voulait être le successeur ; et nul ne savait mieux exciter les esprits, tout eu affectant de se tenir à l'écart. Les gentilshommes n'avaient pas autant de lumières que les prélats ; leur éducation, leur genre de vie les rendaient, en général, moins propres à traiter les affaires d'administration ; mais ils l'emportaient de beaucoup par le désintéressement, la loyauté, l'amour du bien public. C'est parmi eux qu'on remarqua le moins d'intrigues : ils n'étaient pas unis par un lien aussi fort que celui des magistrats ou des évêques ; ils n'eurent point de petite assemblée permanente. Quant au tiers état, nous avons vu qu'il était nul.

Un malheur, non-seulement pour Calonne, mais pour la France, fut la mort de Vergennes (15 février 1787). La plupart des notables avaient une haute estime pour cc ministre, et son influence conciliatrice eût été fort utile. Le roi le remplaça, de son propre mouvement, par le comte de Montmorin, qu'il connaissait dès l'enfance et qui lui inspirait de l'affection. Le nouveau ministre, honnête homme, sincèrement dévoué au roi et à la France, mais sans qualité remarquable, d'un caractère doux et mène timide, ne faisant qu'arriver aux affaires, resta spectateur de la lutte qui s'engagea sous ses yeux.

L'assemblée des notables s'ouvrit enfin. Le roi, par quelques phrases très-simples, qu'il avait rédigées lui-même, exprima son désir du bien public et sa confiance dans les hommes qu'il réunissait pour les consulter. Le contrôleur général prononça avec facilité, avec grâce, un discours brillant, où il voulait faire applaudir à la fois l'homme d'esprit et l'habile administrateur. Toute sa légèreté se retrouve dans cc discours. Dès les premiers mots, il choqua ses auditeurs, en leur annonçant que les projets dont ils auraient connaissance étaient devenus personnels au roi. On ne pouvait leur dire plus clairement qu'ils allaient entendre les volontés du monarque, et qu'ils étaient appelés pour approuver, non pour délibérer.

Calonne fit un tableau lugubre de la situation où il avait trouvé les finances en 1785, et un tableau pompeux de tout ce qu'on avait obtenu depuis pour la prospérité du royaume. Il sentait bien qu'il ne pouvait passer tout à fait sous silence le reproche de profusion qui lui avait été si hautement et si fréquemment adressé ; il eut l'étonnante assurance de débiter ces phrases ;

En général, l'économie d'un ministre des finances peut exister sous deux formes si différentes, qu'on pourrait dire que ce sont deux sortes d'économie :

L'une qui frappe tous les yeux par des dehors sévères, qui s'annonce par des refus éclatants et durement prononcés, qui affiche la rigueur sur les moindres objets, afin de décourager la foule des demandeurs. C'est une apparence imposante qui ne prouve rien pour la réalité, mais qui l'ait beaucoup pour l'opinion : elle a le double avantage d'écarter l'importune cupidité et de tranquilliser l'inquiète ignorance.

L'autre, qui tient au devoir plus qu'au caractère, peut faire plus eu se montrant moins. Stricte et réservée pour tout ce qui est de quelque importance, elle n'affecte pas l'austérité pour ce qui n'en a aucune : elle laisse parler de ce qu'elle accorde, et ne parle pas de ce qu'elle épargne. Parce qu'on la voit accessible aux demandes, on ne vent pas croire qu'elle eu rejette la plus grande partie ; parce qu'elle tâche d'adoucir l'amertume des relus, ou la juge incapable de refuser ; parce qu'elle n'a pas l'utile et commode réputation d'inflexibilité, on lui refuse celle d'une sage retenue ; et souvent, tandis que, par une application assidue à tons les détails d'une même gestion, elle préserve les finances des abus les plus funestes et des impérities les plus ruineuses, elle semble se calomnier elle-même par un extérieur de facilité que l'envie de nuire a bientôt transformé en profusion.

 

On vit qu'il avait voulu tracer le portrait de Necker et le sien ; on pensa généralement qu'il fallait avoir son audacieuse légèreté pour se moquer ainsi de l'économie, en face d'une assemblée qui pouvait se croire appelée à mettre un terme aux prodigalités.

Le moment d'avouer à la France la pénurie du trésor était arrivé. Le contrôleur général dit qu'un déficit existait. depuis des siècles, qu'il était de quarante millions en 1774, de trente-sept en 1770, que les emprunts l'avaient augmenté jusqu'au mois de mai 1781, et qu'il était de quatre-vingts millions à la fin de 1783. Le démenti donné indirectement au Compte rendu par cet exposé produisit une extrême surprise. Calonne ajouta que le déficit avait encore reçu d'inévitables accroissements depuis 1785, mais sans dire à quelle somme il l'avait élevé. Cette réticence était conforme à son opinion que l'assemblée des notables ne vérifierait ni la régularité des comptes ni le montant du déficit, et qu'elle se bornerait à examiner les moyens proposés pour le combler ; mais son silence sur le point qu'on était le plus curieux de connaitre blessa vivement ses auditeurs, en leur annonçant qu'ils ne sauraient que ce qu'on voudrait bien leur dire, et que le ministre, follement prodigue, avait creusé un abîme dont il n'osait laisser mesurer la profondeur.

Calonne, avec beaucoup d'esprit, n'en eut pas assez pour saisir la différence du langage qui plaît dans un cercle frivole, et de celui qui convient dans une assemblée occupée de graves intérêts ; il crut faire sensation par ce trait énigmatique et fin

Que reste-t-il qui puisse suppléer à tout ce qui manque, et procurer tout ce qu'il faudrait pour la restauration des finances ?

Les abus !

Oui, messieurs ; c'est dans les abus mêmes que se trouve un fonds de richesses que l'État a droit de réclamer...

Calonne, cependant, était capable de prendre un langage plus digne de ses fonctions ; il ajouta d'un ton noble : C'est dans la proscription des abus que réside le seul moyen de subvenir à tous les besoins. Et ensuite : Le plus grand de tous les abus serait de n'attaquer que ceux de moindre importance, ceux qui n'intéressant que les faibles, n'opposent qu'une faible résistance, mais dont la réformation ne peut produire une ressource salutaire. Les abus qu'il s'agit aujourd'hui d'anéantir pour le salut public, ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les pins profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les abus dont l'existence pèse sur la classe productive et laborieuse, les abus des privilèges pécuniaires, les exceptions à la loi commune, et tant d'exemptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu'en aggravant le sort des autres.

Le contrôleur général présenta l'aperçu des divers projets d'améliorations qui seraient communiqués aux notables ; et celte partie de son discours n'excita point en eux les sentiments que, dans l'intérêt de la France, ou devait espérer.

Le soir même, celte séance fut le sujet de tontes les conversations à Versailles et dans Paris. Les critiques ne furent point épargnées à Calonne, à son administration, à son discours. Bientôt on fit la plaisanterie de dire que Pitt, après avoir lu ce discours, avait fait demander à l'ambassadeur de France, si c'était. un pamphlet que les ennemis du contrôleur général répandaient sous son nom.

Cependant, le premier objet des délibérations sembla rallier les esprits. Il s'agissait des assemblées provinciales ; les notables furent presque unanimes pour approuver cette institution et pour en remercier le roi. Le calme régna dans leur discussion : ils parurent chercher avec bonne foi l'intérêt de tous les ordres, sans que nulle animosité contre le ministre vint exercer de l'influence. Le projet donnait la présidence, dans les assemblées du premier degré, au plus âgé ; et, dans les deux autres, aux plus imposés. Les notables demandèrent que les présidents fussent choisis dans les ordres privilégiés : ils représentaient que des dispositions contraires seraient opposées aux principes de la monarchie, que la confusion des rangs pourrait éloigner des administrations nouvelles le clergé, la noblesse et même les hommes les plus distingués du tiers état, qu'alors ces assemblées deviendraient ou dangereuses en tombant dans la démocratie, ou inutiles en se. trouvant privées de la considération et du crédit qu'elles devaient recevoir des premiers ordres. Aucun motif offensant pour le tiers état ne dictait ces observations. Les notables approuvèrent que les ordres ne fussent point séparés, et que les voix fussent comptées par tète ; ils allèrent plus loin, ils pensèrent généralement que les délégués du tiers état devaient être égaux en nombre ;à ceux du clergé et de la noblesse réunis. Le bureau de Monsieur et celui du comte d'Artois pensèrent même que, polir balancer l'influence que tant de causes donnaient aux ordres privilégiés. on pourrait ne leur, accorder que le tiers des voix.

Le calme disparut bientôt. Le second sujet de délibération fut la subvention territoriale, qui blessait l'intérêt de tous les membres de l'assemblée. Il y avait des hommes assez généreux, assez justes, pour vouloir seconder par leurs sacrifices les intentions du roi, et mil ne faisait ouvertement l'éloge des privilèges pécuniaires ; mais la plupart des notables ne reconnaissaient qu'avec une arrière-pensée la justice de l'égale répartition de l'impôt ; et, tout en avouant le principe, ils désiraient en éluder l'application.

Calonne s'était laissé séduire par l'idée de faire acquitter en nature la subvention territoriale ; ce mode impraticable fut unanimement repoussé, mais la majorité ne voulait pas davantage de l'impôt eu argent. Un moyen de retarder la discussion, de faire échouer le projet du ministre et de le renverser lui-même, s'offrit à plusieurs notables qui amenèrent facilement les autres à leur opinion. Les bureaux déclarèrent qu'avant de délibérer sur une contribution nouvelle, ils avaient besoin de connaitre les états de recettes et de dépenses ; ils ne dissimulaient point leur désir de vérifier le déficit, et de juger quel en était l'auteur. Calonne redoutait de se voir ainsi mettre en cause : il répondait que le roi, appelant les notables pour les consulter, était naître de les interroger sur tel point ou sur tel autre ; et que le roi voulait savoir leur opinion sur les meilleurs moyens de subvenir aux besoins de l'État, non sur l'étendue de ces besoins suffisamment, constatée dans ses conseils. Les notables n'étaient point les représentants de la France, et tenaient leur mission du roi seul ; cette réponse était donc péremptoire. Toutefois les plus animés disaient que des hommes d'honneur ne sauraient se laisser imposer la loi de prononcer en aveugles ; que moins ils avaient d'autorité, plus ils devaient craindre de faire peser sur leurs concitoyens des charges nouvelles ; et que leur demande pouvait inquiéter un ministre infidèle, mais non paraître irrespectueuse pour le roi. Monsieur, qui n'aimait point Calonne et désirait sa chute, avait le premier réclamé les états de finance.

La subvention territoriale effrayait tellement les notables, que le parti vigoureux qu'ils venaient de prendre ne les rassurait pas ; et qu'ils s'occupaient d'atténuer les effets de l'égale répartition, s'ils ne pouvaient l'éviter. Ils exprimaient le vœu qu'avant de délibérer sur la subvention on examinât tons les autres moyens d'accroître les ressources du trésor, afin de donner aussi peu d'extension qu'il serait possible à l'impôt sur les terres. Ils demandaient que, dans le cas où la subvention serait établie, ou en fixât la quotité et la durée. Enfin, ils désiraient que l'on conservât les privilèges des corps et des provinces relatifs à la manière de s'imposer, ce qui laissait des ressources pour échapper à cette égalité qu'ils approuvaient et repolissaient à la fois.

On entendit, cependant, exprimer des sentiments généreux. Plusieurs bureaux employèrent un noble langage pour refuser l'offre d'exempter de la capitation les membres des premiers ordres.

Calonne, dont les adversaires les plus actifs étaient dans le clergé, eut mie conférence avec l'archevêque de Toulouse et quelques autres prélats influents. Il les conjura d'oublier le ministre et de ne voir que la France ; mais il s'adressait à des hommes impatiens de le renverser, et ses protestations de dévouement au bien public leur fournirent un sujet de plaisanteries. Il espéra plus de succès, s'il était entendu dans un comité nombreux. Six membres de chaque bureau s'assemblèrent chez Monsieur. Pans cette réunion (2 mars), Calonne montra beaucoup de présence d'esprit, une grande facilité d'élocution, et conserva toujours ces formes aimables qui, dans d'autres temps, l'avaient rendu si séduisant ; mais il lui manquait ce qui donne du crédit à l'administrateur, de l'empire à l'homme d'État, une réputation d'intégrité ; ses paroles n'obtenaient pas la plus légère confiance. Il avait espéré lever tous les obstacles en apportant des bordereaux de recettes et de dépenses ; il se flattait que, lorsqu'il les aurait fait passer sous les yeux des commissaires, on tiendrait les comptes pour vérifiés. Ses notes parurent insignifiantes. Des questions vives lui furent adressées Sur le compte rendu en 1781 et sur le déficit. Il répondit qu'au lieu d'un excédant de dix millions le compte effectif de 1781 présentait un déficit de quarante-six millions ; mais que ce compte ne renfermait pas tous les éléments nécessaires pour juger de l'état des finances, et que le déficit était alors de soixante-dix millions. Quant à son accroissement, Calonne dit qu'en 1785 il avait trouvé les recettes de quatre-vingts millions au-dessous des dépenses, que le déficit s'était depuis élevé à cent millions, et qu'il faudrait en ajouter douze pour subvenir aux besoins imprévus[9]. Les débats s'animèrent : l'archevêque de Bordeaux (Cicé) déclara que la confiance et le crédit ne pouvaient renaître avant qu'une exacte vérification exit appris à la France si c'était Necker ou Calonne qui avait trompé le roi, et qu'après que bonne justice aurait été faite de l'administrateur coupable. Calonne, dans la discussion, ayant avancé que le monarque avait droit d'imposer à volonté, et que ce principe ne serait certainement contesté par aucune des personnes présentes, l'archevêque de Narbonne (Dillon) s'éleva contre de telles assertions. L'archevêque d'Arles (Dulau) s'unit à son collègue, et mit en doute si tout autre assemblée que celle des états généraux avait le droit de voter nue nouvelle surcharge d'impôts. L'archevêque d'Aix (Boisgelin), en paraissant vouloir simplement résumer les divers avis sur la question de savoir si les comptes devaient être communiqués aux notables, entra dans le fond de la discussion, et prêta une nouvelle force aux arguments de ceux qui soutenaient l'affirmative. Calonne, dans cette longue séance, se montra fort spirituel ; mais il ne se fit pas mi seul partisan, et n'embarrassa aucun de ses adversaires.

Après cette lutte impuissante, le contrôleur général eut recours à l'autorité royale. Louis XVI fit annoncer aux bureaux que son intention était qu'on délibérât, non sur le fond, mais sur la forme de l'impôt[10]. Les notables répondirent que.la perception en argent leur paraîtrait la moins onéreuse ; et, dès qu'ils se furent ainsi conformés à l'ordre du roi, ils renouvelèrent leur demande pour obtenir les comptes de finance.

Le mot d'états généraux sortait de quelques bouches. Les premiers qui le prononcèrent furent les archevêques d'Arles et de Narbonne, le marquis de la Fayette et le procureur général du parlement d'Aix, Castillon. Ce magistrat ayant été interrompu par le comte d'Artois, qui présidait, et qui voulait le rappeler au sujet de la délibération : Votre Altesse Royale, reprit-il, me permettra de lui dire qu'il n'existe aucune autorité qui puisse admettre l'impôt territorial tel qu'il est proposé, ni cette assemblée, quelque auguste qu'elle soit, ni les parlements, ni les états particuliers, ni même le roi : les états généraux seuls auraient ce pouvoir.

Le public excitait les notables. L'utilité des réformes proposées disparaissait aux yeux d'une foule d'hommes superficiels et passionnés qui ne voulaient que hâter la chute du ministre. Tous les faiseurs de pamphlets et d'épigrammes menaçaient de ridicule l'assemblée si elle fléchissait.

Les partisans de Brienne n'étaient pas seuls à désirer l'héritage de Calonne. Les amis de Necker, dont les plus distingués se réunissaient chez la princesse de Beauvau, se flattaient de le voir rentrer au ministère. Necker, dans sa retraite, avait encore ajouté à l'enthousiasme de ses admirateurs par son ouvrage sur l'administration des finances qui parut en 1784, et dont il se vendit plus de quatre-vingt mille exemplaires en Europe[11]. Cet ancien ministre apprit, avant l'ouverture de l'assemblée des notables, que Calotine attaquerait le Compte rendu ; il lui écrivit qu'il se croyait en droit de lui demander de n'altérer en rien la confiance due à ce compte ; et que, si des doutes existaient dans son esprit, il était prêt à lui communiquer toutes les pièces justificatives. Calonne, dans une réponse évasive, joua sur les mots ; il dit que son intention n'était point d'attaquer le Compte rendu, et que des renseignements lui seraient inutiles, parce qu'il n'avait aucun doute, ses recherches lui ayant fourni des preuves convaincantes. Le discours aux notables n'attaquait pas, en effet, d'une manière directe le compte de 1781 ; mais il en résultait que ce compte était faux. Le public ne pouvait guère hésiter entre les assertions contradictoires de deux hommes dont l'un jouissait d'une liante réputation d'intégrité, et dont l'autre était universellement décrié. On a dit souvent que le contrôleur général aurait éviter une pareille lutte ; mais sa situation rendait ce conseil fort difficile à suivre. Obligé d'avouer tin déficit considérable, dont il ne pouvait se charger entièrement, il était dans la nécessité d'en rejeter une partie sur Necker ; et il faisait, pour éviter le débat, tout ce que lui suggérait son adresse, en glissant sur un sujet si dangereux pour lui. Son plus grand tort, résultat de beaucoup d'autres, était d'avoir une réputation qui repoussait la confiance. Necker adressa une lettre au roi et le supplia de permettre qu'il parût, avec son accusateur, en présence de Sa Majesté, devant l'assemblée des notables on devant un comité, pour justifier de la fidélité du Compte rendu. Le roi lui fit dire qu'il était satisfait de ses services, et qu'il lui ordonnait de garder le silence. Malgré cet ordre, Necker s'occupa d'un mémoire apologétique ; et, tandis qu'il le rédigeait, il remit à plusieurs membres de l'assemblée des notes sur son administration, et sur celle du ministre à qui la guerre était déclarée.

Les notables continuaient de s'occuper des projets présentés, et les évêques eurent nue nouvelle occasion de s'élever contre Calonne. Le gouvernement commettait dès longtemps la faute de permettre au clergé d'emprunter, au lieu de prendre sur ses revenus, pour les dons gratuits. Le contrôleur général, en voulant soumettre les ecclésiastiques à l'impôt, avait cherché les moyens de payer leurs dettes ; mais son plan, mal imaginé, était à la fois onéreux pour l'État et désagréable au clergé. Les évêques censurèrent ce plan avec aigreur, et les bureaux se rangèrent à leur opinion. C'était chose curieuse que de voir dans le monde beaucoup de gens qu'on savait être ennemis du clergé, et qui depuis l'ont si violemment attaqué, soutenir alors avec chaleur toutes les prétentions des évêques.

Un projet très utile, celui qui diminuait la taille, fut reçu avec froideur. Les notables pensèrent que le dégrèvement des plus pauvres imposés pourrait devenir une surcharge pour lus fermiers des riches propriétaires ; et ils demandèrent que le roi attendit les observations des assemblées provinciales. Tous les bureaux votèrent, la liberté du commerce intérieur des grains, et l'abolition de la corvée, qui, peu d'almées auparavant, avait été repoussée. Mais le projet de Turgot et celui de Calonne étaient fort différeras ; le premier répartissait également l'impôt qui remplaçait la corvée, et le second ne le faisait supporter que par les roturiers[12].

Le contrôleur général avait divisé son travail en quatre parties, dont la première était composée des projets que nous venons de parcourir. Les attaques si vives qu'elle avait essuyées pouvaient ôter l'espoir d'atteindre le but ; mais Calonne, bien qu'il fia soucieux, gardait un calme apparent et ne cessait point de se montrer aimable et spirituel[13]. Toujours prompt à se former des illusions, il imagina de faire croire aux notables eux-mêmes que ses projets avaient leur assentiment.

Une assemblée générale fut convoquée (12 mars). Le ministre y présenta la seconde partie de son plan, et dit aux notables que le roi voyait avec satisfaction leurs sentiments d'accord avec ses principes, qu'ils recherchaient les difficultés dans le seul but de faire apercevoir les moyens de les prévenir, et que leurs objections, principalement relatives aux formes, ne contrariaient nullement les points essentiels que Sa Majesté avait en vue. A peine les notables étaient-ils retirés dans leurs bureaux, que ces paroles y furent commentées avec acrimonie. L'archevêque de Narbonne[14] dit qu'il avait été près d'interrompre le contrôleur général, qu'on n'avait pu, salis indignation, l'entendre assurer que l'assemblée était d'accord avec lui pour le fond, et différait uniquement sur la forme. L'orateur demanda que le roi fût supplié d'ordonner au contrôleur général d'envoyer à chaque bureau son discours, afin qu'on rétablit les principes qu'il avait altérés et les faits qu'il avait dénaturés. Tous les bureaux adoptèrent cette proposition. Celui du prince de Conti déclara que le monarque était trompé, et qu'il fallait éclairer sa religion surprise. Déjà ce bureau s'était fait remarquer par un refus de délibérer sur l'impôt, avant d'avoir examiné les états de recettes et de dépenses : on appelait les notables (pli le composaient les grenadiers de Conti ; on les encourageait, on les excitait, comme s'ils fussent montés à l'assaut du contrôle général[15]. Le discours de Calonne fut envoyé aux notables ; et plusieurs, après l'avoir lu, avouèrent qu'ils n'en étaient plus frappés comme ils l'avaient été d'abord ; mais d'autres gardèrent toute leur animosité, et demandèrent que leur réclamation fût inscrite au procès-verbal.

Un des projets les plus sages supprimait les douanes intérieures. Cette importante amélioration était souhaitée par tous les hommes qui connaissaient les besoins de l'industrie. Déjà, les états généraux de 1614 se plaignaient au roi, avec bon sens, de ce que les droits de traite étaient levés sur ce (pli va de certaines provinces du royaume à d'autres d'icelui, tout ainsi que si c'était un pays étranger, au grand préjudice de ses sujets, entre lesquels cela conservait des marques de division qu'il était nécessaire d'ôter, puisque toutes les provinces du royaume sont conjointement et inséparablement Indes à la couronne, pour ne faire qu'un seul corps sous la domination d'un même roi. Calonne avait dit noblement, en présentant son projet : C'est la réponse aux états de 1614. Colbert et ceux de ses successeurs qui s'étaient montrés amis du bien publie avaient désiré cette réforme. Un homme dont le nom est resté honoré dans l'administration, Trudaine, avait commencé en 1760 les travaux nécessaires pour ménager, dans cette suppression, les divers intérêts. Un gouvernement très lisible avait pu seul laisser exister des barrières si nuisibles au commerce, et qui ne rapportaient que cinq millions et demi au trésor. Le projet annonçait que les provinces lésées recevraient des indemnités ; cependant l'éloignement pour tout ce qui venait de Calonne, l'esprit étroit et l'ignorance d'un certain nombre de notables, tirent multiplier les chicanes contre cette réforme, qu'on prétendit être trop hardie.

Les améliorations dans le régime de la gabelle furent attaquées d'une autre manière. On dit que le contrôleur général ne faisait pas assez, et qu'il était facile de faire mieux. Monsieur lut un mémoire remarquable contre le plus odieux des impôts ; et proposa de l'abolir, en le remplaçant par une simple taxe, pour qu'il ne restât rien, dit-il, de l'infernale machine de la gabelle.

La troisième division du travail de Calonne, présentée dans une nouvelle assemblée générale (26 mars), était relative aux domaines et aux forêts du roi. Avant la discussion, les notables influents étaient convenus que les projets seraient rejetés. Les partisans de Brienne ne cessaient d'insinuer que le plus grand service qu'on pût rendre à la France était de la délivrer de Calonne, et que le seul moyen d'y réussir était de faire échouer son plan. Beaucoup de notables suivaient d'autant plus volontiers cette impulsion, qu'ils trouvaient contraire à leur intérêt particulier le plan qu'on les excitait à combattre dans l'intérêt général. Quelques hommes impartiaux gémissaient de voir la passion dominer où la raison seule aurait dû se l'aire entendre ; ils désiraient qu'on assurait d'abord à la France les améliorations qui lui étaient offertes, et représentaient qu'on ne devait pas, en haine d'un ministre, repousser les bienfaits du monarque. A la tète de ceux qui voulaient rapprocher les esprits, étaient le duc du Chatelet et le duc de Nivernais. Le premier, surtout, s'était fait remarquer par ses sentiments patriotiques ; il avait parlé d'économie sans faire de phrase, il avait déclaré qu'il était prêt à remettre au roi ses pensions. Mais, dans les débats politiques, il est bien difficile aux conciliateurs de réussir : pour prêter l'oreille à ceux qui nous disent d'être sages, il faudrait que déjà nous eussions de la sagesse. Le zèle que plusieurs notables apportèrent dans leurs démarches pacifiques aurait, je crois, été sans succès, alors même que le contrôleur général n'eût pas pris étourdiment un parti (pli rendait tout rapprochement impossible. Fatigué des attaques dirigées contre lui, voyant l'orage grossir et s'avancer, il pensa que son triomphe dépendait de son audace, et qu'il devait chercher un secours, dans l'opinion publique, contre ces mêmes notables qu'il avait appelés pour s'en faire un appui contre les parlements.

Les projets de réforme n'avaient reçu aucune publicité officielle ; on les connaissait seulement par ce qu'en disaient chaque jour, dans le monde, les membres de l'assemblée. Le ministre fit imprimer les mémoires dont se composaient les deux premières parties de son travail, et les fit précéder d'un avertissement où, se plaignant d'efforts tentés pour égarer les esprits, il annonçait que le temps était venu d'apprendre au peuple le bien que le roi voulait lui faire. Il passait en revue les projets présentés, et démontrait facilement que tons étaient indiqués par le vœu public ; mais plus sa cause était juste, plus il aurait dû la soutenir avec dignité. C'est d'un ton propre à soulever des haines ardentes qu'il parle du bruit répandu qu'un accroissement de charges va peser sur la France. On payera plus !... sans doute ; mais qui ? ceux-là seulement qui ne payaient pas assez ; ils payeront ce qu'ils doivent, suivant une juste proportion, et personne ne sera grevé. Des privilèges seront sacrifiés !... Oui, la justice le vent, le besoin l'exige. Vaudrait-il mieux surcharger les non-privilégiés, le peuple ? Enfin, il donne clairement à entendre que le gouvernement et le public ont à se plaindre de l'assemblée, en disant avec plus de malignité que d'adresse : Ce serait à tort que des observations (celles des notables) dictées par le zèle, des expressions d'une noble franchise feraient naître l'idée d'une opposition malévole. Calonne donna la plus grande publicité à cette espèce d'appel au peuple ; il le répandit avec profusion dans les provinces, et eu adressa de nombreux exemplaires aux curés de Paris[16].

Ce préambule fut qualifié de séditieux dans les bureaux, et tous prirent des arrêtés pour se plaindre d'un écrit destiné, disaient-ils, à faire croire au peuple que les premiers ordres mettaient leurs intérêts en opposition avec les siens. Le roi répondit que son contrôleur général n'avait rien fait imprimer que par ses ordres, et autorisa les notables, ainsi qu'ils le demandaient, à publier leurs délibérations.

Aucun accord n'existait dans le gouvernement. Tandis que le contrôleur général voulait déployer une grande vigueur, Louis XVI disait à ceux des notables qui l'approchaient : M. de Calonne n'a pas voulu vous fâcher... opinez selon votre conscience ; et deux de ses ministres, Breteuil et Miroménil, encourageaient l'opposition.

Le roi cependant avait, au fond de l'âme, un ressentiment très vif des obstacles qu'il rencontrait. La reine était encore plus irritée ; non qu'elle voulût soutenir le contrôleur général, entièrement perdu dans son esprit par l'abbé de Vermond et le baron de Breteuil, mais la résistance des notables l'indignait. A cette époque, Louis XVI et Marie-Antoinette, très mécontents des nobles et du clergé, pensèrent que Calonne avait raison de vouloir tirer parti, contre les premiers ordres, de ce tiers état silencieux et docile, qui semblait ne pouvoir jamais devenir redoutable à la cour.

Le ministre ne trouva point dans le public l'appui qu'il avait espéré. Les Parisiens aimaient les notables, parce qu'ils leur devaient une liberté de parler qui répandait, dans les salons et dans les clubs, une nouvelle vie. L'exemple des orateurs officiels enhardissait les frondeurs de société ; et les discussions des bureaux avaient mis à la mode les conversations politiques. Les femmes elles-mêmes, comme au temps de Maupeou, parlaient des affaires d'État. La galanterie de Calonne, si connue, ne les désarmait point en sa faveur. Lorsque des hommes disaient qu'il fallait renvoyer le contrôleur général, souvent les femmes répondaient, avec vivacité, qu'il fallait lui faire son procès. Toutefois l'agitation n'atteignait encore qu'une faible partie de la société ; le gros de la nation restait dans un état de calme qui ressemblait à l'apathie.

Les pamphlétaires continuaient d'attaquer la vie publique et la vie privée de Calonne. Il y avait des écrits malins et des écrits sérieux. Quelques faiseurs de brochures spéculaient sur la disposition des hommes à laisser les avantages qu'il est en leur pouvoir d'accepter, pour en poursuivre d'autres qui leur échapperont. Louis XVI offrait l'égale répartition de l'impôt, l'adoucissement des taxes vexatoires et des entraves de l'industrie ; la France eût obtenu chaque aimée des améliorations, sous l'influence d'assemblées provinciales occupées des vrais intérêts du pays ; tous ces avantages étaient nuls aux yeux de certains réformateurs. Un homme à paradoxes, personnage bizarre qui cherchait la gloire et fit un peu de bruit, l'avocat Linguet, longtemps panégyriste du despotisme, se transforme en promoteur des états généraux. Carra, dans une brochure véhémente adressée aux notables, leur dit : C'est outrager la nation que de lui proposer, en l'absence des états généraux qui tiennent à sa constitution, de consentir à refondre cette constitution en assemblées provinciales, dont la véritable qualité serait celle de caisses d'emprunt au gré du contrôleur général[17].

Les courtisans, dont Calonne avait été l'idole, commençaient à croire qu'il était temps de l'abandonner. Beaucoup d'entre eux parlaient de lui comme d'un dissipateur qui avait fait bien du mal à l'État, et cherchaient ainsi d'avance à flatter le successeur inconnu, pour échapper à son économie présumée. Il ne restait d'amis au contrôleur général que dans la société de la duchesse de Polignac. Il avait aussi un protecteur, mais faible, le roi, qui tenait à le conserver. On répétait sans cesse autour de Louis XVI que les notables en voulaient à Calonne, non à ses projets, et qu'il suffirait de le renvoyer pour rendre tous les esprits dociles ; mais Louis XVI regardait son pouvoir comme attaqué par les notables, et résistait à leur sacrifier son ministre.

Plusieurs incidents s'enchaînèrent et devinrent décisifs. Calonne eut occasion d'avancer que Necker n'avait pas laissé au trésor, comme il le prétendait, une somme suffisante pour achever les payements de 1781, et pour commencer ceux de l'année suivante. Plusieurs personnes demandèrent avec empressement à Joly de Fleury, lequel de l'ancien ou du nouveau ministre disait la vérité ; il déclara que c'était Necker. Calonne lui ayant aussitôt écrit, non-seulement sa réponse fut très ferme, mais il en donna une copie au garde des sceaux, eu le priant de la mettre sous les yeux du roi. Miroménil fut charmé d'avoir un tel moyen de nuire à l'homme qu'il détestait. Cette lettre frappa Louis XVI, qui ne tarda point à interroger Calonne sur son démêlé avec Henry. Le contrôleur général, ne le croyant pas si bien informé, voulut répondre d'une manière évasive et d'un ton léger ; mais le roi reprit, avec sévérité, qu'il avait lu la lettre de Fleury, et dit comment elle était dans ses mains. La situation devenait pressante ; l'accusé jugea qu'il fallait user de tout son ascendant sur Louis XVI ; et, prenant un ton de franchise, de simplicité noble, qu'il savait employer, il exprima sa douleur d'être en butte aux intrigues, tandis qu'il s'occupait uniquement de servir les projets de son roi pour le bonheur public. Il montra l'impossibilité de réussir, si des trames étaient ourdies contre lui au sein même du conseil. Tous les obstacles, dit-il, naissaient de la présence d'un ministre opposé aux vues de son maitre ; c'était dans ce ministre que les parlements, les notables et tous les opposants trouvaient leur guide et leur appui : il supplia le roi de reconnaître la nécessité de recevoir sa démission ou d'exiger celle du garde des sceaux. Louis XVI, touché, convaincu, tourna contre Miroménil l'irritation qu'il avait un moment ressentie contre Calonne, et demanda sur-le-champ conseil à celui-ci pour le choix d'un garde des sceaux. Calonne pensait, dès longtemps, au président de Lamoignon. Ce magistrat avait montré du zèle pour le parlement, dans la révolution de Maupeou ; mais l'ambition avait depuis changé ses idées ; il s'était fait des relations avec la société de la duchesse de Polignac, il avait eu des entretiens avec le ministre favori des courtisans ; et lui avait promis que, s'il devenait chef de la magistrature, non-seulement il le seconderait, mais qu'au besoin il se montrerait inflexible envers les parlements. Calonne le proposa, il fut agréé par le roi.

Le contrôleur général, enivré de son triomphe, n'hésita point dire au roi que, pour lever tous les obstacles, il était nécessaire aussi de remercier le baron de Breteuil. Louis XVI venait de reconnaitre que les membres d'un ministère doivent être unis d'intérêts et de vues, il trouva cette nouvelle demande conforme au principe qu'il adoptait ; seulement il voulut, avant de renvoyer Breteuil, prévenir la reine dont il savait la bienveillance pour ce ministre, et il promit de lui parler sans retard. La reine, dès qu'elle fut instruite de ce qui se passait, manifesta son mécontentement et sa douleur : elle accusa Calonne d'avoir compromis la dignité du trône par sa convocation des notables ; elle dit qu'il serait affreux de lui sacrifier un homme rempli de dévouement, que le moyen de rétablir l'ordre était bien connu, et qu'il n'y en avait pas d'autre que de remplacer un contrôleur général universellement détesté. Marie-Antoinette insista, pria ; son ascendant fut le plus fort. Louis XVI crut montrer assez de volonté eu renvoyant Miroménil et Calonne, et en maintenant le choix qu'il avait fait de Lamoignon (8 avril 1787)[18].

Le ministre que nous avons vu plein d'assurance succomba six semaines après l'ouverture de cette assemblée des notables qu'il avait convoquée, et dont il se promettait tant de succès. Ce renvoi, qui, décidé plus tôt et du propre mouvement du roi, aurait eu de très grands avantages, donnait une nouvelle preuve de la faiblesse de Louis XVI. Néanmoins il était tellement difficile de rallier ou de soumettre les esprits, que l'inconvénient d'un renvoi tardif aurait été plus que compensé si l'intérêt public dit dicté le choix du successeur.

Louis XVI avait consenti à recevoir les lettres secrètes de l'archevêque de Toulouse, sur ce qui se passait parmi les notables et dans le public mais ce n'était pas une preuve qu'il se résignerait à faire entrer ce prélat dans ses conseils. L'abbé, de Vermond et Brienne, qui dirigeaient la reine, persuadés que vouloir brusquer lent succès, ce serait le hasarder, pensèrent qu'il fallait mettre d'abord au contrôle général quelque, homme sans ambition, assez au-dessous de la place qu'on allait lui donner, pour faire bientôt sentir le besoin d'un nouveau changement, et qui n'opposât point d'obstacle, quand on voudrait ou le renvoyer ou le subordonner à un ministre directeur des finances. Leur choix tomba sur la Millière, administrateur des ponts et chaussées. C'était un homme de bien : il fut appelé chez la reine, où se trouvait le roi, qui l'avait agréé ; il ne se laissa point éblouir par l'éclat d'une place qu'il jugeait au-dessus de ses connaissances. L'offre ou plutôt la demande qu'il recevait ne put le séduire ; il exprima sa gratitude, et persista dans un refus qui l'honore. Le conseiller d'État de Fourqueux fut alors désigné. Montmorin, chargé de le déterminer à accepter, fit au roi quelques observations et parla de Necker, mais sans succès[19]. Fourqueux, étonné lui-même de son élévation, se défendit un moment d'accepter et céda.

Louis XVI voulait que le plan de réforme fût exécuté, et il avait ordonné à Calonne d'en remettre la dernière partie à son successeur. L'ancien ministre, pour achever quelques mémoires, continuait de travailler au contrôle général : le bruit se répandit que sa disgrâce était simulée, qu'il ne cesserait point de diriger l'administration, et qu'il reprendrait sa place aussitôt après la séparation des notables. Ce bruit tempérait la joie pu-Hire, et redoubla l'activité de Brienne pour achever de perdre celui qui, dans la disgrâce, excitait encore ses craintes. Fourqueux était étranger aux intrigues ; mais il découvrit et fit connaitre au roi la perte des assignations sur les domaines, que le contrôleur général avait livrées pour des opérations de bourse, sans y être autorisé. Le roi, irrité de cette espèce d'infidélité, prêta plus facilement l'oreille aux accusations qui s'élevaient contre tin homme objet de l'animadversion publique ; il l'exila dans sa terre de Berny, et peu de jours après en Lorraine.

Dès le lendemain du renvoi de Calonne, le mémoire de Necker fut répandu ; et de nombreux lecteurs jugèrent que cette réponse était accablante pour celui qui l'avait provoquée. Calonne avait dit que les emprunts de Necker s'élevaient à quatre cent quarante millions : Il se trompe, répond son antagoniste, j'en ai emprunté cinq cent trente[20]. On sent combien ce ton de franchise et de fermeté, cette manière d'accuser Calonne d'ignorance sur les faits qu'il avait le plus d'intérêt à connaître, disposait les esprits à la confiance pour tout ce que disait Necker sur l'exactitude du Compte rendu. Ses économies, selon Calonne, n'avaient été que de seize à dix-sept millions ; Necker en fait voir rapidement pour quatre-vingt-quatre millions, sur lesquels il en abandonne aussitôt quinze ; et ce qui reste suffit encore pour qu'il n'y ait pas en de déficit à sa sortie du ministère. Il indique, avec la même rapidité, les accroissements de dépense depuis sa retraite ; et il en trouve pour plus de cent onze millions, somme qui surpasse le déficit avoué. Je crois avoir démontré que le Compte rendu ne faisait point connaître la situation financière de la France ; le nouveau travail ne pouvait également convaincre que des esprits superficiels ou prévenus. Non-seulement il est dénué de preuves, mais la facilité avec laquelle l'auteur abandonne des millions après les avoir portés eu compte, et sait trouver ensuite des dépenses pour une somme égale ou supérieure au défis aurait dû éveiller la défiance. Necker lui-même ne disait pas que ses calculs fussent parfaitement exacts ; mais ses admirateurs allèrent plus loin que lui, et tinrent ses aperçus pour des faits avérés. Son éloge, qui retentissait à Paris,  à Versailles, causait de cruelles alarmes à l'archevêque de Toulouse. Ou fit entendre au roi que Necker, par sa présence, échauffait les esprits ; cl une lettre de cachet l'exila à vingt lieues de la capitale[21].

Le roi se rendit à l'assemblée, où la dernière partie du travail de l'ex-contrôleur général fut remise aux notables (25 avril) Louis XVI était heureux de penser que toute difficulté serait aplanie par le sacrifice qu'il avait fait et par les concessions

venait annoncer. Les principales consistaient à donner aux ordres privilégiés la préséance dans les assemblées provinciales, à promettre d'écouter les représentations du clergé sur son administration, et à faire communiquer aux bureaux les états de recettes et de dépenses, si vivement réclamés. Les notables exprimèrent leur reconnaissance ; mais, lorsqu'il fallut délibérer sur les moyens de combler le déficit, notamment sur l'extension du timbre, ils s'empressèrent de rechercher les inconvénients de cet impôt, de manière à prouver combien on avait abusé Louis XVI en lui disant qu'il suffisait de renvoyer Calonne pour faire adopter ses projets.

La situation financière empirait chaque jour, et les partisans de Brienne exagéraient encore le danger public. Il était évidemment nécessaire de confier sans retard les finances à un homme en état de les diriger. Marie-Antoinette proposa l'archevêque de Toulouse ; mais elle ne parvint point à vaincre la répugnance que Louis XVI ressentait pour ce prêtre immoral. Le garde des sceaux, Lamoignon, alla voir le comte de Montmorin, et lui parla de Necker comme du seul administrateur capable de relever les finances. Montmorin lui dit sa vaine tentative ; cependant ils résolurent de faire ensemble une démarche près du roi. L'influence de Breteuil leur inspirait des craintes ; ils essayèrent d'amener à leur opinion ce ministre, qui leur parut ébranlé. Le temps pressait, une nomination pouvait avoir lieu d'un moment à l'autre ; ils se rendirent chez le roi, où Breteuil les accompagna. Ce fut une grande faute que d'y aller avec lui, au lieu d'appeler Ségur et Castries, dont l'appui n'ait pas été douteux. Lamoignon et Montmorin firent tous leurs efforts pour déterminer le monarque à choisir l'homme que désignait la voix publique : ils affirmèrent qu'avec la confiance dont Necker jouissait les embarras de finance auraient bientôt disparu, que les notables, entraînés par l'impulsion générale, consentiraient aux sacrifices que leur demanderait le nouvel administrateur, et que le parlement n'oserait s'opposer à ses vues. Louis XVI ne pouvait surmonter son antipathie pour le caractère, pour le pédantisme et la hauteur de Necker ; il peu-sait toujours que le nommer, ce sentit céder sa couronne à son ministre. Cependant, ébranlé par des instances pleines de conviction, fatigué plutôt que persuadé, il finit par laisser échapper ces mots : Eh bien ! il n'y a qu'à le rappeler. L'accent de mécontentement et de tristesse avec lequel furent prononcées ces paroles sembla réveiller Breteuil, qui, aussitôt, représenta que nommer un homme à peine arrivé dans le lieu de son exil, ce serait montrer une faiblesse fatale à l'autorité ; que cet homme, à qui l'on déclarerait ainsi ne pouvoir se passer de ses services, rapporterait un orgueil et une ambition dont il n'avait déjà donné que trop de preuves, et qui ne connaitraient plus de bornes. Louis XVI avait cru que les trois ministres étaient d'accord ; il respira en voyant l'un d'eux venir à son secours. Breteuil vanta les talents de Brienne, la confiance qu'il avait inspirée aux notables, et l'ascendant qu'il exercerait sur l'assemblée. Les deux autres ministres pensaient que rien ne pourrait avoir plus d'inconvénients que de rester sans directeur des finances ; et, tout en préférant Necker, ils n'avaient point de prévention contre l'archevêque de Toulouse. Louis XVI satisfait d'avoir échappé au premier choix proposé, n'eut pas la force de repousser le second ; seulement, un acceptant Brienne, il laissa voir qu'il ne l'estimait point, et dit à ses ministres que peut-être on se repentirait du conseil qu'on venait. de lui donner. Dès qu'ils se furent retirés, le malheureux prince tomba dans un accablement profond. Le renvoi de Calonne, qu'il avait ordonné malgré lui, la situation qui l'avait amené à choisir entre deux hommes qu'il eût voulu éloigner l'un et l'autre, cette nomination qui était faite, et qui lui répugnait, le jetèrent dans un découragement absolu. C'est de ce jour que la reine eut sur les affaires d'État une grande influence.

L'ambition et l'intrigue étaient innées dans l'archevêque de Toulouse. Sorti d'une famille très-ancienne, mais pauvre, il eut dès sa jeunesse des projets de fortune et de grandeur. Il dessinait au séminaire le plan d'un château de Brienne, qui devait coûter une somme énorme ; et, depuis, il a fait construire l'édifice qu'il semblait avoir rêvé. Devenu l'aisé de sa famille, par la mort d'un frère qu'il perdit à l'armée, appelé à le remplacer, il ne voulut point quitter la carrière ecclésiastique, jugeant qu'elle était la plus sûre pour réaliser ses vues de haut avancement, habile à réunir des moyens de succès opposés, il savait applaudir les philosophes et regretter les jésuites. Dans les assemblées du clergé, il rédigeait des remontrances contre les protestans ; et, dans quelques sociétés, son irréligion systématique descendait jusqu'à l'athéisme. Un esprit vif, des connaissances superficielles et variées, le rendaient fort agréable dans le monde. Accueilli par les femmes, il faisait servir sa galanterie à son ambition ainsi qu'à ses plaisirs. En même temps, il voulait qu'on le crût livré, par goût, aux travaux sérieux. Les améliorations dont il avait été l'auteur ou le coopérateur aux étals du Languedoc, les vues qu'il avait offertes au gouvernement sur des sujets de bienfaisance et d'utilité générale, ses relations continuelles avec tous les hommes en place, lui avaient acquis une de ces renommées brillantes qui paraissent solides. La voix publique n'appelait pas Brienne au timon des affaires ; mais, lorsqu'il y fut porté, on ne contesta point sa réputation d'habile administrateur.

L'archevêque de Toulouse fut nommé chef du conseil des finances (1er mai 1787)[22]. Dès le lendemain, il se rendit au bureau dont il avait été membre. Le roi, dans la séance générale, avait dit que les économies seraient de 15 millions ; le ministre annonça qu'elles s'élèveraient à 40, que le roi en donnait l'assurance dans un édit qui allait être envoyé à l'enregistrement, pour un emprunt de 80 millions, indispensable dans les circonstances : il pria ses anciens collègues d'exprimer leur adhésion à cet emprunt, et ils s'empressèrent d'en reconnaître la nécessité.

Ce début était heureux, et l'on pouvait espérer un prochain arrangement des affaires publiques. Les notables avaient demandé à connaître le déficit avant de se prononcer sur les moyens de le combler ; on allait mettre sous leurs yeux les états de finance ; Brienne présenterait des ressources préférables à celles de Calonne, ou les notables en indiqueraient de meilleures, que le roi adopterait aussitôt. Cette marche était tellement commandée par les circonstances, qu'il eût suffi de chercher le bien public avec bonne foi pour obtenir un résultat avantageux.

Les notables se jetèrent avec avidité sur les comptes de finance ; mais la vérification présenta d'inextricables difficultés. Ces états manquaient d'uniformité dans leurs bases, et laissaient à désirer des renseignemens essentiels. La recette se trouvait indiquée brute pour divers articles, et pour d'autres les charges étaient déduites : on ne voyait point à quelle époque telle dépense cesserait, telle autre diminuerait. Un bureau dit que ces états semblaient avoir été faits pour épaissir le voile qui couvrait les opérations financières. Tandis que des calculateurs trouvaient près de 200 millions de déficit, d'autres ne parvenaient pas à en découvrir cent. En général, c'était de 150 à 150 millions qu'on différait : on finit par dire que le déficit était de 140 millions ; on le dit sans preuves ; on le dit parce que c'était un terme moyen. Cette évaluation surpassait de beaucoup la réalité. Si le déficit eût été de 140 millions, comment deux ans après ne se fût-il plus trouvé que de 56 millions, ainsi que le déclara Necker, à l'ouverture des états généraux ? On calculait d'après des renseignements fort incertains, tels que pouvait les fournir une administration en désordre[23]. Souvent le déficit annuel et ce qu'exigeaient les dépenses extraordinaires et passagères se trouvaient mêlés. Si les notables avaient voulu réunir aux charges permanentes toutes les charges momentanées du Trésor, la somme de 140 millions aurait été trop faible ; mais elle était beaucoup trop forte appliquée à la différence entre les recettes et les dépenses fixes. Calonne, en déclarant que cette différence était de 104 millions, auxquels il voulait en ajouter 11 de prévoyance, était certainement au-dessus de la réalité[24], et c'est un trait caractéristique de cet homme aventureux que d'avoir, dans des circonstances si périlleuses pour lui, osé exagérer ses dettes, afin d'obtenir le plus d'argent qu'il lui serait possible et de n'être pas réduit l'économie, dont il avait si peu l'habitude.

Avide d'émoluments et de places, ambitieux vulgaire, Brienne s'était beaucoup occupé d'arriver au ministère, très-peu de ce qu'il ferait quand il y serait parvenu. Il improvisa quelques modifications aux idées de Calonne. La subvention territoriale étant ce qui blessait surtout les notables, il la réduisait, il en fixait la quotité (80 millions) ; et il proposait d'ajouter à l'extension du timbre une capitation nouvelle. On s'attendait à voir le nouveau ministre développer un plan tout différent de cati de son prédécesseur ; on fut étonné de ce qu'après tant d'intrigues pour décrier les projets de Calonne il n'avait rien à leur substituer. Les notables firent de longs discours, bien vagues, sur l'économie ; les orateurs donnaient carrière à leur imagination ; ils indiquaient une foule de réductions pour différentes parties du service, qu'ils connaissaient à peine ; et ils élevèrent même ce doute, que peut-être l'économie suffirait pour subvenir à toutes les dépenses. Plusieurs dirent, avec raison, qu'on ne devait pas se borner à remédier au déficit, qu'il fallait l'empêcher de renaître. Pour atteindre ce but, ils demandaient la création d'un conseil de finance, composé d'hommes indépendants, et la publication annuelle du compte des recettes et des dépenses. Quand, après de nombreux discours, une voix rappelait que la situation du Trésor exigeait des impôts, on ne trouvait plus qu'une invincible répugnance à en approuver aucun. Les notables voulaient ménager leurs intérêts personnels ; et craignaient, non sans motif, d'encourir les reproches des ordres auxquels ils appartenaient. Bien que la majorité, en reconnaissant le principe de l'égale répartition, eût pris soin d'en éviter les effets, la noblesse de province était généralement mécontente, et prétendait que la noblesse de cour l'avait trahie. Celle-ci, disait-elle, s'inquiétait peu d'abandonner ses privilèges en matière d'impôt, certaine de se dédommager sur le trésor public, tandis que les gentilshommes qui vivaient loin de Versailles feraient des pertes irréparables. Beaucoup de riches ecclésiastiques prétendaient aussi que leurs intérêts avaient été mal défendus ; et disaient qu'au lieu de faire une concession humiliante, il eût fallu repousser le principe de l'égale répartition. Quand le ministre demandait aux notables de chercher quelles contributions seraient le moins onéreuses, ils répondaient qu'ils étaient sans pouvoirs pour voter et même pour proposer des impôts.

Au milieu des embarras qu'éprouvait l'assemblée, un plus grand nombre de ses membres pensaient sérieusement à la convocation des états généraux. La Fayette, avec un extérieur froid, avait une imagination vive et s'occupait sans cesse de Bardis projets. Déjà, sous Calonne, son vœu était que les notables on les plus zélés d'entre eux allassent offrir au roi, s'il voulait poser les bases d'une constitution, de voter l'emprunt nécessaire pour subvenir aux dépenses jusqu'à la réunion d'une véritable représentation nationale. Ceux de ses amis qu'il essaya d'entrainer à cette démarche lui objectèrent que. Louis XVI n'était préparé ni par son caractère ni par ses idées habituelles à goûter ce projet, contre lequel on verrait d'ailleurs s'élever le ministère, la magistrature et l'assemblée des notables. Lors de la seconde réunion, la Fayette ayant un jour demandé une assemblée nationale, le comte d'Artois, étonné de ce mot, lui dit : — Vous demande sans doute les états généraux ?Oui, monseigneur, répondit-il, et mieux s'il est possible.

Le public était très-refroidi pour les notables depuis que leurs débats avec Calonne n'excitaient plus sa curiosité maligne. Le roi voyait avec humeur ces hommes qu'il avait appelés, et qui tantôt voulaient lui faire la loi, tantôt ne croyaient pas pouvoir lui donner des conseils. La reine était fort irritée contre eux ; et les princes étaient las des discussions auxquelles ils présidaient. Le comte d'Artois ne dissimulait pas l'ennui que toutes ces délibérations lui causaient ; et souvent le duc d'Orléans et le prince de Conti abandonnaient leurs bureaux pour aller à la chasse. Le ministre se trouvait de plus en plus embarrassé d'une assemblée qu'il avait fait servir à son élévation, et dans laquelle il n'avait pas su maintenir son crédit. Les notables eux-mêmes aspiraient. à être renvoyés, pour sortir de leur situation équivoque. Après avoir censuré tons les projets d'impôt. ils finirent par déclarer qu'ils s'en remettaient à la sagesse du roi pour décider quelles contributions auraient le moins d'inconvénients, dans le cas où il serait impossible de ne pas demander à l'État de nouveaux sacrifices.

Une séance solennelle fut convoquée pour clore l'assemblée (25 mai). Dans les discours d'apparat qui furent prononcés, parmi toutes les phrases sur la reconnaissance, le respect, le dévouement de chacun des ordres pour le monarque, on aperçoit les idées divergentes qui devaient se développer bientôt et faire éclater de grands évènements. Le principal ministre et le chef de la justice, après que le roi eut remercié les notables de leur zèle, tracèrent le tableau des améliorations que la France allait obtenir. Brienne dit, en parlant des assemblées provinciales : Le tiers état, assuré de réunir à lui seul autant de voix que le clergé et la noblesse ensemble, ne craindra jamais qu'aucun intérêt particulier égare les suffrages. Il est juste, d'ailleurs, que cette portion des sujets de Sa Majesté, si nombreuse, si intéressante et si digne de sa protection, reçoive, au moins par le nombre des voix, une compensation de l'influence que donnent nécessairement la richesse, les dignités et la naissance. En suivant les mêmes vues, le roi ordonnera que les suffrages ne soient pas recueillis par ordre, mais par tète. La pluralité des ordres ne présente pas toujours cette pluralité réelle, qui seule exprime véritablement le vœu d'une assemblée. L'archevêque de Narbonne, en parlant au nom du premier ordre, déclara que les formes d'administration du clergé tenaient à la constitution de la monarchie, qu'elles étaient, comme toutes les propriétés, sous la sauvegarde des lois et sous la protection spéciale du monarque. Le premier président du parlement de Paris fit entendre ces paroles sinistres : Les notables ont vu avec effroi la profondeur du mal causé par nue administration dont votre parlement avait plus d'une fois prévu les conséquences.... Les différents plans proposés à Votre Majesté méritent la délibération la plus réfléchie... Le silence le plus respectueux est, dans ce moment, notre seul partage.

Cette assemblée aurait pu faire beaucoup de bien, si elle eût secondé les intentions de Louis XVI, et demandé, pour récompense de son zèle, des garanties contre le retour du désordre des finances ; elle fit beaucoup de mal, en constatant l'espoir qu'une partie des privilégiés avait de repousser ou d'éluder l'égale répartition de l'impôt et en donnant l'exemple de résister aux volontés royales les plus conformes à l'intérêt public.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Cette phrase est dans le rapport au roi.

[2] Les apologistes des ministres, pour prouver que nos intérêts n'avaient pas été sacrifiés à ceux de l'Angleterre, tirent beaucoup valoir que le traité était l'objet de vives censures au parlement britannique : c'était mal connaître les faits ou les dénaturer. Le traité ne fut blâmé en Angleterre que par l'opposition qui jouait son rôle, en attaquant un acte du ministère ; d'ailleurs, elle l'attaquait sous le rapport politique, non sous le rapport commercial : Je ne disconviens point, disait Fox, que ce traite promet de grands avantages à des Anglais ; mais est-ce en faveur de quelques particuliers que M. Pitt doit établir les relations du royaume ? L'Angleterre, en s'unissant trop étroitement à la France, nuit à ses intérêts. Le ministère britannique n'agira sagement qu'autant qu'il déconcertera les projets dit cabinet de Versailles sur la marine, et qu'il saura nous procurer des alliances capables de s'opposer à l'intention persévérante que la France a d'attaquer l'Angleterre. — Nous oublions, s'écriait Burke, nous oublions ces jours de gloire où la Grande-Bretagne établissait des inspecteurs à Dunkerque, pour nous rendre compte de la conduite des Français. Pitt avait le plus noble rôle : C'est avancer, disait-il, une maxime bien fausse, bien dangereuse, que de prétendre que l'Angleterre et la France, parce qu'elles ont été ennemies, ne doivent jamais cesser de l'être. C'est calomnier la nature humaine, c'est supposer dans le cœur de l'homme une infernale perversité. On soutient qu'en traitant avec la France nous nous jetons dans les bras de notre ennemie, nous nous livrons à sa merci : comme si nous devions, par le traité, renoncer à nos moyens de défense, détruire la !narine anglaise, licencier l'armée, abandonner nos colonies et suspendre faction du gouvernement N'est-il pas évident, au contraire, que ce traité, en nous apportant de nouvelles richesses, nous donnera de nouveaux moyens de résister aux Français, s'il faut un jour les combattre ? Mais ce traité, source de profils réciproques, va diminuer les causes de discorde, rapprocher les tiens peuples, établir plus de rapports dans leurs goûts, dans leurs mœurs, et contribuer à l'harmonie qu'il est à désirer de voir régner entre eux. Le temps était passé, cependant, où Pitt avait foi dans ces principes honorables et vrais.

A son début, le jeune Pitt avait fait admirer, non seulement ses connaissances et ses talents, mais encore son respect pour la justice et pour l'humanité ; on avait cru voir renaitre eu lui les hautes qualités de son père, dirigées par des principes plus digues d'un siècle de lumières : il renonça bientôt à ces principes, pour adopter les maximes du patriotisme exclusif.

On a cité souvent Pitt et Fox, pour prouver que des hommes très jeunes peuvent conduire un État. De ces exemples mieux observés, on tirerait peut-être des conséquences différentes. Si Pitt fût arrivé moins jeune au gouvernement, ses principes humains, généreux, auraient été mieux affermis dans son ;lune ; ils n'auraient pas cédé aux premiers obstacles ; et la vie de ce grand citoyen attrait été plus utile aux intérêts da l'Europe, et même à ceux de son pays et de sa gloire. Si Fox n'eût pas goûté trop tôt du pouvoir, il eût senti davantage le besoin de mériter l'estime publique. Alors, plus considéré et plus homme d'État, il aurait pu rendre une longue suite de services, tandis qu'il est, pour ainsi dire, resté toujours à l'entrée de sa carrière.

[3] Marie Antoinette fut très-irritée de ce mystère, et donna plus que jamais sa confiance au baron de Breteuil, qui n'aimait point Calonne.

[4] Princes de la famille royale et princes du sang, 7 ; Archevêques et évêques, 14 ; Ducs et pairs, maréchaux de France, gentilshommes, 36 ; Conseillers d'État et maîtres des requêtes, 12 ; Premiers présidents, procureurs généraux des cours souveraines et autres magistrats, 38 ; Députés des pays d'états, dont 4 appartenaient au clergé, 6 à la noblesse, 2 au tiers état, 12 ; Officiers municipaux, 25. Soit 144 au total.

[5] Monsieur, le comte d'Artois, le duc d'Orléans, le prince de Condé, le duc de Bourbon, le prince de Conti et le duc de Penthièvre.

[6] Quarante-quatre voix suffisaient pour donner la majorité, dans quatre barreaux, à un projet rejeté par cent voix.

[7] On distribua cette annonce de spectacle : Vous êtes averti que M. le contrôleur général a levé une nouvelle troupe de comédiens qui commenceront à jouer devant la cour, le lundi, 24 de ce mois ; ils donneront pour grande pièce, les Fausses confidences, et pour petite le Consentement forcé ; elles seront suivies d'un ballet pantomime allégorique, de la composition de M. de Calonne, intitulé le Tonneau des Danaïdes.

[8] Une note avait été envoyée pal l'autorité au Journal de Paris et au Mercure, pour annoncer la convocation des notables ; ou y lisait : La nation verra avec transport que le roi daigne s'approcher d'elle. Calonne reçut promptement des observations sur le mauvais effet que produirait un mot de cette phrase ; et il renvoya aux deux journaux sa note ainsi corrigée : La nation verra avec transport que le roi s'approche d'elle.

[9] Bientôt une nouvelle dépense lui fit élever le déficit à cent quinze millions, en y comprenant onze millions de prévoyance.

[10] Cet ordre donna lieu à des plaisanteries mordantes ; on se souvient encore de ce dialogue entre un cuisinier et des poulets :

LE CUISINIER.

A quelle sauce voulez-vous qu'on vous mange ?

LES POULETS.

Mais nous ne voulons pas qu'on nous mange !

LE CUINIER.

Vous changez l'état de la question ; on vous demande à quelle saure vous voulez qu'on vous mange.

[11] Louis XVI fut très mécontent de la publication de cet ouvrage. Beaucoup de personnes disaient autour de lui que Necker était coupable d'initier le public à l'administration, et il adoptait leur manière de voir. Cependant, trois ans auparavant, il avait autorisé l'impression du Compte rendu ; et trois ans après, il allait approuver un plan d'administrations provinciales : entre ces deux actes politiques, l'impression d'un ouvrage sur les finances ne pouvait que donner aux esprits une direction utile ; et le monarque lui-même l'aurait encouragée, s'il avait eu réellement un but. Les gazettes reçurent l'ordre de ne point parler de ce livre, et le roi fit dire à l'auteur de ne pas venir à Paris. L'autorité s'opposa d'abord à la vente ; mais, peu à peu, les libraires obtinrent tous des permissions tacites. On prit de ces demi-mesures qui n'empêchaient point les lecteurs de satisfaire leur curiosité, et qui leur prouvaient seulement que ce qu'ils goûtaient déplaisait au pouvoir. En général, les magistrats ne virent pis de mauvais œil cette publication, peut-être parce qu'elle pouvait embarrasser le ministère ; plusieurs l'approuvèrent hautement. Consultons, disait le parlement de Rouen à Louis XVI, au sujet d'un édit de 1784, consultons un ouvrage récent, honoré des regards de Votre Majesté et des applaudissements de la nation, ouvrage patriotique qui ajoute encore A la honte idée que l'auteur avait donnée de son génie, et qui manifeste avec éclat toutes les ressources de la France. Calonne affecta de rester indifférent à ces discussions.

[12] La majorité dans un bureau, et quelques voix dans les autres, exprimèrent le vœu que cette contribution fût payée par tous les propriétaires.

[13] Un soir qu'il faisait dans son salon une partie de trictrac, il entendit le vicomte de Ségur fredonner cette fin de couplet :

Boire du bon,

Envoyer ses dettes

A Colin-Tampon.

Mon cher vicomte, lui dit-il, vous me feriez grand plaisir de me donner l'adresse de ce monsieur-là.

[14] C'était chez lui que les prélats se réunissaient tous les soirs.

[15] Ce n'était point assurément par des idées populaires qu'ils obtenaient la faveur publique. En approuvant les assemblées provinciales, ils avaient rejeté les assemblées de paroisse et de district, et ils étaient lut opposés à la subvention territoriale ; mais ils détestaient Calonne, et t'était assez pour leur réputation du manient.

Quant au prince de Conti, il était très courtisan, et n'avait nullement hérité du goût de son père pour l'opposition ; son bureau allait sans lui et malgré lui. Lorsque les notables, qu'il présidait, persistèrent à demander la communication des comptes, il fit insérer au procès-verbal son avis eu ces termes : Dans la position où je me trouve, je n'ai rien à dire, si ce n'est que je m'en rapporte absolument à la sagesse, à la prudence et aux bontés du roi pour ses sujets.

[16] Gerbier fut l'imprudent rédacteur de se manifeste. Son talent ne le rendait pas étranger à l'intrigue. Une ambition qu'il est difficile de concevoir dans cet illustre avocat lui faisait désirer d'obtenir une haute place d'administration.

[17] Après la disgrâce du ministre, Carra fit paraitre mt volume intitulé : M. de Calonne loué entier ; il dit dans la préface, avec une incroyable naïveté, la cause de sa haine pour l'homme qu'il poursuit. Calonne, dans le dessein de se faire des partisans. avait annoncé, en 1785, que le roi donnerait des pensions aux gens de lettres : il y eut huit cents demandes. Carra avait envoyé la sienne ; il cite textuellement la réponse ministérielle : J'ai reçu, monsieur, la lettre par laquelle vous réclamez une pension pour récompense de vos travaux littéraires ; je mettrai avec plaisir votre demande sous les yeux du roi, lorsque Sa Majesté s'occupera du travail des grâces relatives aux gens de lettres. Je croyais, ajouta Carra, qu'un engagement aussi sacré que celui de M. de Calonne avait pris avec moi par sa lettre, ne pouvait manquer d'avoir son effet. Il n'en eut point ; et dès lors l'injustice outrageante que je venais d'éprouver dans cet oubli me fut ouvrir les yeux sur la conduite partiale de M. de Calonne envers ses partisans et ses affidés. C'est aux réflexions successives amenées dans mon esprit par cet événement qu'on a dû le fameux mémoire que j'envoyai aulx notables pendant leur assemblée.

[18] Miroménil ne se plaignit point ; il renonça volontairement à la survivance de la place de chancelier qu'on ne pouvait lui ôter, et ne réclama pas les faveurs qui d'ordinaire adoucissaient la retraite des ministres. Tant d'impassibilité dans un homme de peu de caractère, qui s'était occupé surtout de petites intrigues, étonnerait beaucoup si une circonstance ne l'expliquait. Au moment on Miroménil reçut l'annonce de sa disgrâce, il venait de voir mourir sa tille ; un coup si douloureux le rendit indifférent à ceux que lui portaient les hommes.

[19] Le comte de Montmorin. dans des notes qu'il avait laissées à Marmontel, raconte son entretien d'une manière si simple et si vraie, que je transcris ces détails : Lorsque le roi me chargea de sa lettre pour M. de Fourqueux, je crus devoir lui représenter que je trouvais le fardeau des finances trop au-dessus des forces de ce bon magistrat. Le roi me parut sentir que mes inquiétudes étaient fondées. — Mais qui donc prendre ? me dit-il. Je lui répondis qu'il m'était impossible de n'être pas étonné de cette question, tandis qu'il existait un homme qui réunissait sur lui les vœux de tout le public ; que, dans tous les temps, il était nécessaire de ne pas contrarier l'opinion publique en choisissant un administrateur des finances ; mais que, dans les circonstances critiques où il se trouvait, il ne suffisait pas de ne pas la contrarier, et qu'il était indispensable de la suivre. J'ajoutai que, tant que M. Necker existerait, il était impossible qu'il eût un autre ministre des finances, parce que le public verrait toujours avec humeur et avec chagrin cette place occupée par un autre que lui. Le roi convint des talons de M. Necker, mais il m'objecta les défauts de sen caractère ; et je reconnus facilement les impressions qu'avaient données centre lui M. de Maurepas, et que MM. de Vergennes, de Calotine, de Miroménil et de Breteuil avaient gravées plus profondément. Je ne connaissais pas personnellement M. Necker ; je n'avais que des doutes à opposer a ce que le roi me disait de son caractère, de sa hauteur et de son esprit de domination. Il y a apparence que, si je l'eusse connu alors, j'eusse décidé son rappel. J'aurais peut-être, dû insister davantage, même en ne le connaissant pas ; mais j'arrivais à peine dans le ministère, il n'y avait pas six semaines que j'y étais entré ; et, d'ailleurs, un peu de timidité, pas assez d'énergie, m'empêcha d'être aussi pressant que j'aurais dû l'être. Que de maux j'aurais épargnés à la France ! que de chagrins j'aurais épargnés au roi !

[20] Ni l'une ni l'autre assertion n'était exacte.

[21] L'ordre, donné le 15 avril, fut révoqué le 4 juin.

[22] Fourqueux donna sa démission, et fut remplacé par Laurent de Villedeuil, intendant de Normandie, mie ses fonctions n'avaient pas empêché de soutenir le système des administrations provinciales dans l'assemblée des notables.

[23] Brienne lui-même était fort mal instruit du montant des dépenses ; n invita le marquis de Ségur à réduire celles de la guerre, de cent quatorze millions à cent ; elles étaient de cent cinq millions, et déjà le ministre avait préparé un travail qui les réduisait à quatre-vingt-dix-sept.

[24] Au mois de mars 1788, Brienne présenta au roi l'état des recettes et des dépenses présumées de l'année. Dans ce compte, qui fut rendu public, le déficit général est évalué à  160.827.492 liv.

Dans cette somme sont compris les remboursements pour 76.509.367 liv. et toutes les dépenses extraordinaires payables en 1788 29.395.585 liv., soit au total : 105.897.952 liv.

En sorte que le déficit permanent ne figure que pour 51.929.540 liv.

Necker, en parlant de ce compte aux états généraux, fait voir, dans les dépenses fixes, des omissions dont la plus considérable est celle de douze millions pour l'emprunt du mois de novembre 1787. Le montant de ces omissions, joint à cinq millions qu'il attrait demander pour les besoins imprévus, porte en 1788 le déficit permanent ü plus de soixante-quinze millions. Mais toutes les omissions citées par Necker sont relatives à des dépenses postérieures au renvoi de Calonne.

Le compte de 1788 peut donner les moyens de vérifier à quelle somme s'élevait le déficit tant discuté par les notables. Pour faire ce calcul, il faut à la somme indiquée dans l'état du mois de mars (51.929.540 liv.) ajouter le montant des bonifications obtenues par Brienne sur la recette ordinaire (4.058.057 liv.) et des réductions opérées sur les dépenses ordinaires (96.785.800 liv.), soit 85.755.577 liv.

Il est évident que le déficit permanent, dont Calonne avait à rendre compte, n'a pu dépasser ce total.