HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XVI

TOME PREMIER

 

LIVRE TROISIÈME.

 

 

Une flotte part du port de Toulon pour l'Amérique, sous le commandement de d'Estaing. — Combat de la frégate la Belle-Poule. — D'Orvilliers et Keppel sortent, avec leurs flottes, de Brest et de Portsmouth ; combat d'Ouessant. — Le résultat, à peu près égal de part et d'autre, produit des effets opposés sur les deux nations, — Conduite du duc de Chartres. — Pertes du commerce français mal protégé. — Fâcheux état des Américains ; constance de Washington. — Combat de Montmouth. — D'Estaing se concerte avec Washington, pour chasser de Rhode-Island les Anglais. — La tempête endommage ses vaisseaux : il renonce au projet convenu ; division entre les Français et les Américains. — Prise des iles de Saint-Pierre et de Miquelon par les Anglais ; Bouillé leur enlève l'île de la Dominique. — Tentative malheureuse de d'Estaing pour secourir Sainte-Lucie. — ll s'empare de la Grenade. — Il échoue dans son entreprise contre Savannah. — Succès des Français sur la côte d'Afrique. — Désastres aux Indes orientales. — Ordre donné pour faire traiter en allié le capitaine Cook. — Vergennes prévient les malheurs que pouvaient entrainer en Europe les débats pour la succession de la Bavière. — L'Espagne déclare la guerre aux Anglais. — La descente en Angleterre parait près de s'effectuer. — Les flottes alliées se promènent sur l'Océan et ne donnent qu'un vain spectacle. — Combat de du Couëdic et de Farmer. — Situation de l'Amérique. — Neutralité armée des puissances du Nord. — L'Angleterre déclare la guerre à la Hollande. — Vues fausses de l'Espagne sur Gibraltar. — Rodney ravitaille cette place. — Ses combats contre Guichen aux Antilles. — Arrivée de Rochambeau, avec six mille Français, en Amérique. — L'attaque de New-York est résolue ; elle ne peut s'effectuer. — Castries et Ségur, devenus ministres, font prendre au conseil les mesures nécessaires pour assurer les succès de la France. — L'amiral de Grasse conduit une flotte de Brest aux Antilles. — Prise de l'île de Tabago. — Washington trace un plan pour chasser du Midi les Anglais. — Trahison d'Arnold. — Washington et Rochambeau entrent en Virginie, et de Grasse ferme la retraite aux Anglais ; Cornwallis et son armée sont réduits à mettre bas les armes. — Suite de cette victoire décisive. Conduite honteuse de Rodney à Saint-Eustache. — Combat de Doggers-Bank. — Attaque de l'ile de Minorque. — Prise du fort Saint-Philippe. — Bouillé et de Grasse prennent l'ile de Saint-Christophe ; deux fois Hood, par son habileté, trompe de Grasse, qui lui est supérieur en forces. — Bataille du 12 avril. — Empressement manifesté en France pour réparer les pertes qui viennent d'être éprouvées. — Honneurs rendus à Rodney en Angleterre ; conduite de l'amiral de Grasse, prisonnier à Londres. — Attaque formidable, mais inutile, contre Gibraltar. — Suffren aux Indes ; obstacles qu'il surmonte. — Hyder-Aly. — Suffren s'empare de Trinquemale. — Il secourt Bussy, bloqué dans Gondelour ; préliminaires de paix. — Changements dans le ministère anglais. — Traités. — Divers sentiments qu'excite la paix. — Nouveaux services rendus par Washington ; il se retire. — Retour de la Fayette ; enthousiasme qu'il produit. — Ordre de Cincinnatus. — Conditions exigées par une ordonnance du roi pour être nommé officier.

 

Après la rupture entre le cabinet de Versailles et celui de Saint-James, la marine française, que l'on croyait anéantie depuis les désastres de Louis XV, sembla renaitre comme par enchantement. C'était le fruit des efforts de Choiseul continués sous le règne de Louis XVI. Il existait, dans nos ports et dans ceux de l'Espagne, les moyens matériels de détruire la domination anglaise ; mais un gouvernement à la tête duquel se trouvait Maurepas, et qui avait pour ministres Sartine et Mont-barrer, ne pouvait conduire une guerre avec beaucoup d'habileté, ni même d'activité.

Une flotte de douze vaisseaux et de quatre frégates, sous le commandement du comte d'Estaing, partit de Toulon pour l'Amérique (15 avril, 1778) ; une autre flotte, destinée à combattre sur l'océan européen, se forma dans le port de Brest ; et l'ordre fut donné de réunir une année sur nos côtes, afin d'opérer nue descente en Angleterre. Mais aucune escadre ne l'ut envoyée à la défense de nos possessions dans les Indes orientales ; les croisières suffisantes pour protéger notre commerce ne furent point établies ; et le gouvernement ne sut pas obtenir sans retard, en vertu du pacte de famille, le secours de l'Espagne.

L'amiral Keppel chargé de surveiller la flotte de Brest, sortit de Portsmouth avec une escadre, et fit sommer des frégates françaises qu'il voulait interroger, de se rendre sous la poupe de son vaisseau (17 juin). Chaudeau de la Clochetterie, qui commandait la Belle-Poule, refusa d'obéir, et répondit à un coup de canon par toute sa bordée ; il combattit la frégate l'Aréthuse, en présence de deux vaisseaux anglais que le vent empêchait de fondre sur lui, et la frégate ennemie se retira presque démâtée. Louis XVI, en apprenant que les Anglais avaient tiré le premier coup de canon, sentit son âme soulagée d'un grand poids ; il lui sembla qu'on ne pouvait plus l'accuser d'être le provocateur de la guerre. Des récompenses furent données aux marins qui venaient d'ouvrir la campagne par une action de favorable augure.

Le comte d'Orvilliers sortit de Brest, le 8 juillet, avec une flotte de trente-deux vaisseaux ; et Keppel, qui était rentré à Portsmouth pour prendre des renforts, reparut le 9 sur l'Océan : sa flotte était de trente vaisseaux, avec une artillerie plus nombreuse que celle des Français. Les deux gouverne-mens, les deux nations attendaient, avec une égale impatience, à quelle armée serait la première victoire. Le combat s'engagea non loin des iles d'Ouessant : la mer était couverte de vaisseaux sur un espace de trois lieues (27 juillet). Il n'y eut point de victoire. La perte en hommes et les avaries des bâti-mens, à peu près égales de part et d'autre, ne furent point considérables : les deux amiraux, cependant, rentrèrent dans leurs ports. Ce combat devait être regardé comme insignifiant ; mais aucune des deux nations ne voulut le juger ainsi ; et l'on peut voir combien étaient différentes leurs dispositions d'esprit et de caractère. Les Anglais n'avaient pas été vainqueurs ; ils s'indignèrent, et s'en prirent aux commandants de leur flotte : Keppel et le contre-amiral Palisser furent traduits devant un conseil de guerre[1]. Les Français avaient soutenu l'effort de leurs rivaux ; ils célébrèrent le combat comme un triomphe. Le duc de Chartres qui commandait une des escadres de la flotte, se rendit en hâte à Versailles. Il avait, dans le combat, montré cette gaieté insouciante du péril, naturelle aux Français ; on citait ses bons mots pendant l'action. Il fut accueilli avec enthousiasme à l'Opéra ; et pendant trois soirées, il y eut des illuminations autour du Palais-royal. Mais à peine était-il reparti pour Brest, que des bruits accusateurs circulèrent. L'opinion changea rapidement ; ou trouvait des gens persuadés que, durant le combat, le prince était caché à fond de cale. Un bruit plus dangereux, parce qu'il était plus croyable, c'est que le duc de Chartres n'avait pas compris des signaux, et que lui seul avait empêché la victoire d'être complète. Le bon sels aurait suffi pour éclaircir les faits. Le duc de Chartres, Sien qu'il eût navigué sur une escadre d'évolutions, et qu'il eût fait une ou deux inspections sur les côtes, n'était pas un marin. Prince du sang, il commandait de nom son escadre ; mais un officier plein d'expérience et d'habileté, Lamotte-Picquet, placé près de lui, était le véritable commandant. Lamotte-Picquet était seul responsable ; et sa réputation, justement acquise, ne fut jamais ternie ; s'il n'avait pas vu des signaux, c'est qu'on ne pouvait pas les voir. Les calomnies dont le duc de Chartres fut l'objet à cette époque ont été funestes en l'aigrissant contre la cour, où déjà il était mal vu. Sa vie dissolue, ses mœurs uniques, donnaient un juste éloignement pour lui au roi et à la reine. La Gazette de Fronce, où l'on n'imprimait rien sans autorisation, ajouta des renseignemens à ceux qu'elle avait offerts d'abord sur la journée d'Ouessant, et contint une phrase qui parut confirmer des bruits offensants[2]. Le duc accusait la cour de l'insertion de cet article, dont il fut vivement blessé. Il remonta sur la flotte, qui sortit le mois suivant, mais qui n'eut point de nouvel 'engagement. Las d'un genre de vie si contraire à son goût pour les plaisirs, désespérant de remplacer son beau-père, le duc de Penthièvre, dans la charge de grand amiral, dont il avait demandé la survivance, il résolut de changer de carrière, et fut nommé colonel-général des troupes légères[3]. Comme il est assez étrange qu'on récompense un marin en le faisant passer dans la cavalerie, beaucoup de gens virent dans cette nomination une espèce d'insulte ; leurs conjectures étaient fausses, le duc avait demandé la place qui lui fut accordée.

Les riches convois que l'Angleterre attendait des Indes orientales, entrèrent dans ses ports, tandis que nos convois de Saint-Domingue et de la Martinique ne furent point secourus. Les pertes des négociants français, dans les commencements de la guerre, furent évaluées à quarante-cinq millions. Des plaintes s'élevèrent de toutes nos villes de commerce, contre l'offensant et funeste dédain de la marine royale pour la marine marchande ; et l'on citait, avec raison, le zèle que les marins anglais mettent à protéger le commerce[4]. Enfin, le gouvernement s'occupa des croisières avec plus de vigilance, et d'importants services furent rendus par le chevalier de Fabri et par le comte de Kersaint.

La flotte de Toulon s'avançait avec lenteur vers le continent, où il aurait été nécessaire de réveiller le courage et l'activité des Américains. La défaite de Burgoyne n'avait pas eu tous les résultats avantageux qu'ou devait eu espérer. Une partie des milices que Washington avait envoyées au général Gates, étaient venues le retrouver dans son sauvage quartier d'hiver ; mais sans lui donner assez de forces pour qu'il lui fût possible de quitter ses retranchements. Durant le cruel hiver passé à Valley-Forge, Washing.ton eut sans cesse à exercer son influence pour retenir sous leur drapeau des soldats en proie à la disette, exposés aux rigueurs du froid, la plupart sans souliers, presque nus, assaillis par les maladies qu'engendrent la misère et les fatigues. Chaque jour il y en avait qui regagnaient leurs foyers ; quelques-uns désertaient à l'ennemi. Beaucoup d'officiers voulaient être remplacés, ne pouvant plus pourvoir à leur dépense et à celle de leurs familles. L'ascendant que le général avait sur eux, l'affection qu'ils lui portaient, ne changeaient point cette résolution ; il fallut obtenir que le congrès leur promit une demi-paie après la guerre. Presque tous les cultivateurs de la Pennsylvanie aimaient mieux courir des dangers pour aller vendre leurs denrées aux Anglais, que de les porter au camp de leurs compatriotes, où ils auraient reçu du papier qui perdait les trois quarts de sa valeur nominale. Le congrès ordonna que le prix de toutes les marchandises d'une utilité générale fût fixé, que datas chaque État le maximum en fût déterminé ; mais il revint promptement sur cette finisse mesure, dont l'effet était de rendre la pénurie complète. Washington, investi d'une sorte de dictature, pour la seconde fois, limita par sa sagesse le pouvoir très étendu et même arbitraire qui lui était confié ; ses sentiments humains, généreux, se manifestèrent toujours. D'odieuses intrigues furent ourdies contre lui. Plusieurs hommes qui avaient ou qui feignaient un patriotisme ardent, quelques généraux envieux, l'accusèrent de faiblesse et d'incapacité, des folliculaires l'outragèrent ; le bruit se répandit qu'il donnait sa démission. Washington ne voulut point démentir ce bruit avec éclat ; il écrivit à un ami que jamais, pendant la guerre, il ne songerait à quitter son poste, bien qu'il eût le désir du repos, comme un voyageur fatigué.

Le congrès montrait aussi du calme et de la fermeté : il reçut des las par lesquels les Anglais proposaient quelques moyens de pacification ; sa réponse fut de déclarer ennemi des États-Unis quiconque traiterait avec l'Angleterre, avant qu'elle eut reconnu l'indépendance et rappelé ses troupes. Cette noble réponse venait d'être publiée lorsqu'une frégate qui devançait la flotte française apporta au congrès (2 mai) les traités signés à Versailles. Ou vit bientôt arriver des commissaires pacificateurs que les bills annonçaient, et qui firent de grands efforts pour réussir dans leur mission. L'Angleterre offrit de conclure iule trêve, et de retirer ses troupes, si les Américains voulaient rompre leur traité avec la France. Un des commissaires, Johnstone, avait défendu au parlement la cause des insurgents ; il se présentait comme un de leurs admirateurs, incapable de proposer des conditions qui ne fussent pas honorables pour eux ; mais il était porteur d'une somme très forte destinée à répandre la corruption. Ceux des membres du congrès qu'il essaya de séduire rejetèrent ses offres avec indignation ; et sa conduite finit par inspirer un tel mépris, qu'il fut obligé de ne plus signer lus lettres qu'écrivaient ses collègues. Les commissaires en partant, après avoir complètement échoué, lancèrent un manifeste que Fox attaqua avec véhémence, et qu'improuvèrent tous les Anglais jaloux de leur gloire nationale. Ce manifeste atroce menaçait l'Amérique des plus horribles fléaux que puisse enfanter la guerre. Un voit avec douleur le congrès ordonner que lorsque les Anglais auront dévasté, incendié des habitations, on dévaste, on incendie les habitations des torys son de la même contrée, et prescrire, sous le nom de représailles, un échange de crimes.

L'amiral Byron était parti d'Angleterre avec treize vaisseaux pour les réunir à ceux de Howe, et pour prendre le commandement de la flotte. A cette époque, l'administration de la marine anglaise n'avait pas l'activité qu'on pourrait lui supposer. Lorsque Keppel reçut des ordres, il ne trouva que six vaisseaux prêts à mettre à la voile ; et Byron ne put appareiller qu'un mois après le départ de la flotte de Toulon. Cette circonstance fut d'autant plus heureuse que d'Estaing marcha très lentement ; il fut contrarié par les vents ; et d'ailleurs, ne doutant pas que les Anglais enverraient à sa poursuite, craignant d'exposer quelques-uns de ses vaisseaux à se séparer de la flotte, pendant l'obscurité, il mettait en panne toutes les nuits. Si les Anglais avaient en plus de célérité, d'Estaing, en arrivant, aurait probablement succombé sous les forces de Byron et de Howe réunies.

Les ordres donnés à l'amiral français étaient conçus avec sagesse : on l'envoyait surprendre, à l'embouchure de la Delaware, la flotte de Howe inférieure à la sienne ; il devait, par ses victoires, donner une grande impulsion aux Américains, et vers la fin de l'automne, aller dans les Antilles pour enlever tics iles à l'ennemi.

Dès que les Anglais connurent l'approche du comte d'Estaing, ils évacuèrent Philadelphie, pour éviter de se trouver entre la flotte française et les troupes de Valley-Forge. Le général Clinton conduisit l'armée à New-York ; il remplaçait le général Howe, à qui le ministère britannique reprochait trop de circonspection et attribuait le peu de succès de la guerre. Washington descendit de Valley-Forge pour troubler cette retraite ; et le combat de Montmouth, où le succès fut balancé, attrait été tout à l'avantage des Américains si un de leurs plus habiles généraux, Lee, n'eût pas enfreint les ordres de son chef, qu'il haïssait par ambition[5].

La flotte de l'amiral Howe avait suivi le mouvement de l'armée anglaise, et le comte d'Estaing ne la trouva plus en arrivant dans les eaux de la Delaware (8 juillet). Il fut bientôt en vue de Sandy-Hook, où elle était mouillée ; mais là il reconnut que plusieurs de ses vaisseaux n'étaient pas construits de manière à pouvoir entrer dans la baie, et il fut contraint de renoncer à l'attaque. En exécution de ses ordres, il avait fait connaître à Washington son désir d'employer la flotte française à quelque entreprise qui pût donner une impulsion décisive aux armes américaines : un projet fut concerté pour chasser de Rhode-Island les Anglais.

D'après le plan convenu, d'Estaing força le passage de Newport ; et le général Sullivan, à hi tête de dix mille Américains, s'approcha de la place. L'amiral Howe, déjà renforcé par quelques vaisseaux de Byron arrivés les premiers, se présenta devant, Newport. D'Estaing, pour aller le combattre, passa avec une valeur brillante sous le l'en de la place assiégée ; mais une effroyable tempête dispersa les deux flottes. Le Languedoc, de 80 canons, monté par d'Estaing, eut ses mâts et son gouvernail brisés ; il ne lui restait plus que sept ou huit pièces d'artillerie, dont il put frire usage, lorsqu'il fut rencontré par la Renommée, vaisseau anglais de 50 canons, qui avait peu souffert et qui l'attaqua. Ce faible adversaire, rendu fort par la tempête, eût fini par s'emparer du vaisseau amiral, si, au point du jour, l'apparition de quelques voiles françaises ne l'eût contraint à s'éloigner.

De retour au point qu'il avait quitté, d'Estaing annonça à Sullivan qu'il allait à Boston pour faire réparer ses dommages. Aussitôt, les généraux américains lui représentèrent que les abandonner ainsi, ce serait renoncer à mi succès assuré, que son départ jetterait le découragement dans les milices, et ferait douter aux Etats-Unis de la coopération de leur puissant allié. Sur les refus réitérés de l'amiral, ils se bornèrent à lui demander deux jours ; et ils offraient de compenser la brièveté du temps par l'audace de leurs opérations. D'Estaing persista à répondre qu'il avait ordre de sa cour de se rendre à Boston, si ses vaisseaux éprouvaient des avaries, on s'il arrivait une flotte d'Angleterre, et que les deux circonstances se trouvaient réunies[6]. Il est cependant difficile de concevoir comment d'Estaing, lorsqu'il le pouvait sans danger, n'accorda pas aux assiégeants quelques jours qui pouvaient amener un résultat important, et prévenir les divisions qui éclatèrent : il fit voile pour Boston, el Sullivan se trouva forcé à la retraite. Les Américains exhalèrent des plaintes amères ; les vieux ressentiments contre les Français se réveillèrent, il y eut des rixes sanglantes entre les matelots des deux nations ; et d'Estaing, à Boston, se vit près de ne pouvoir obtenir les moyens de réparer ses vaisseaux. La joie que répandait l'arrivée de Gérard, ministre plénipotentiaire de la cour de France, fut presque éteinte paf ces débats ; et toutes les ressources conciliantes dont savait user Washington furent nécessaires pour calmer l'irritation des esprits.

L'amiral français, après avoir enfin réparé sa flotte, la conduisit aux Antilles, où divers évènements s'étaient déjà passés. Les Anglais nous avaient enlevé les îles de Saint-Pierre et de Miquelon ; îles fort petites, mais utiles pour les pêcheries : elles avaient été dévastées. Le vainqueur s'y conduisit avec barbarie ; il traita les habitus comme des instruments de pèche, et les fit transporter en Angleterre. L'île de la Dominique était tombée, presque en même temps, au pouvoir des Français (7 septembre, 1778). Bouillé, gouverneur des îles du Vent, homme de tête et d'activité, s'était porté sur cette île avec dix-huit cents hommes, et l'avait forcée à capituler. Il ne montra pas moins de politique et d'humanité que de résolution ; il voulut se concilier l'estime des habitans, espérant bien qu'il aurait encore, dans d'autres îles, à traiter avec leurs compatriotes.

Quatre mille Anglais débarquèrent dans l'île française de Sainte-Lucie (14 décembre). A cette nouvelle, d'Estaing, qui était arrivé à la Martinique, voulut secourir l'île envahie. Les dispositions de la flotte anglaise rendirent vaine son attaque par mer ; il parut s'éloigner, et débarqua ses troupes dans une autre partie de l'île ; mais l'attaque sur terre fut la plus malheureuse, et l'amiral, forcé de se rembarquer, retourna à la Martinique.

Byron vint mouiller à Sainte-Lucie ; mais les deux flottes restèrent cinq mois inactives. Celle de l'ennemi s'étant éloignée (6 juin, 1770) pour aller protéger les bâtiments marchands qui se rendaient des Antilles en Angleterre, d'Estaing envoya le chevalier de Rumain, avec trois cents hommes, pour s'emparer de file Saint-Vincent. Ce jeune et vaillant marin, au moment où il forçait le gouverneur à capituler, aperçut en mer trois bâtiments anglais : il charge un de ses officiers de régler la capitulation, poursuit les bâtiments, en prend deux, et vient recevoir la soumission de File.

Des renforts furent amenés à l'amiral français ; vingt-cinq vaisseaux étaient sous ses ordres ; il quitta la Martinique, et se porta sur de la Grenade. Débarqué avec deux mille trois cents hommes, il se mit à la tête des grenadiers, sauta un des premiers dans les retranchements, et tourna contre les Anglais les canons qu'il venait de leur enlever. Le gouverneur se rendit à discrétion (5 juillet). Ce fait d'armes excita le plus vif enthousiasme en France. On s'est depuis étonné que la prise d'un fort dont la garnison n'était que de sept cents hommes, en comptant les volontaires et les matelots, ait été célébrée comme aurait pu l'être une grande victoire ; mais la cour de Versailles attendait avec empressement un succès à publier ; et l'impétuosité des assaillants, la valeur brillante de leur chef, enflammèrent l'imagination des Français.

Byron arrivait au secours de la Grenade : il y eut entre les deux flottes un engagement après lequel les Anglais allèrent à Saint-Christophe ; et d'Estaing se présenta devant cette île, sans que Byron voulut quitter sa position. Cette époque est la seule où la carrière du comte d'Estaing eut de l'éclat, et il le dut à sa valeur plus qu'à ses taleras fort contestables. Il avait beaucoup d'ennemis : il eu avait sur sa flotte, il en avait à Versailles. Arrivé à Saint-Domingue, où il se rendit pour protéger le commerce, il reçut l'ordre de ramener douze vaisseaux en France. Cependant l'ordre n'était pas tel que d'Estaing colt l'exécuter à l'instant. Jaloux de répondre à ses ennemis par une nouvelle victoire, et d'effacer de l'esprit des Américains le souvenir des démêlés de Rhode-Island, il voulut employer les moments dont il pouvait encore disposer à leur rendre un signalé service. Le ministère britannique avait ordonné d'envoyer des forces contre les provinces du Midi ; c'est là qu'il comptait le plus de partisans, et il attendait beaucoup de leur coopération. Les Anglais s'étaient emparés de Savannah, point important pour diriger leurs opérations dans la Géorgie et dans les deux Carolines : ce fut vers Savannah que d'Estaing conduisit sa flotte.

Le général américain Lincoln, lorsqu'il connut l'approche de l'amiral français, s'avança, et lui fournit les moyens de débarquer non loin de la place. Dès que les Français et les Américains eurent réuni leurs drapeaux (15 septembre), d'Estaing somma le gouverneur Prévost de se rendre ; et lui fit dire, avec plus de forfanterie que de dignité, qu'il aurait à combattre les vainqueurs de la Grenade. Le gouverneur, usant d'adresse, parut ne songer qu'à discuter la capitulation, et se fit accorder un armistice de vingt-quatre goures : il ne lui en fallait pas davantage pour voir arriver des renforts ; il les reçut, et déclara qu'il combattrait jusqu'au dernier moment. Sa garnison se trouvait alors de sept mille hommes, et ses forces étaient supérieures à celles des assiégeants. L'amiral avait prévenu Lincoln qu'il ne pouvait rester plus de huit jours ; non-seulement son entreprise n'était point autorisée, mais la saison avancée rendait dangereuse la position de sa flotte dans ces parages. La tranchée fut ouverte, un feu violent commença sans retard ; mais il était terrible pour la ville, non pour les fortifications. On ne parvenait point à faire brèche, et le siège se prolongeait depuis vingt jours. D'Estaing, excité par sa situation qui le pressait de partir, et par son amour-propre qui se révoltait à l'idée d'abandonner un projet glorieux, voulut tenter l'assaut ; Lincoln eut la même témérité. Les Français, les Américains, les Anglais, rivalisèrent de courage (9 octobre). Un drapeau américain fut planté sur les retranchements ennemis ; des grenadiers sautèrent dans la place, d'Estaing fut blessé. Les Anglais, dont la mitraille foudroyait les assiégeants, firent une sortie ; Pulawsky fondit sur eux, et reçut une blessure mortelle. Sept cents Français et quatre cents Américains avaient péri, quand les assaillants se virent contraints à la retraite. C'est avec une légèreté coupable que cette attaque fut résolue : d'Estaing, désespéré de la voir échotier, resta neuf jours encore devant Savannah, sans trouver les moyens de venger la défaite méritée par son aveugle audace. Il fallut enfin s'éloigner : Lincoln rentra dans la Caroline du Sud ; d'Estaing fit voile pour la France avec une partie de sa flotte, et laissa l'autre aux Antilles sous les ordres de Lamotte-Picquet.

L'entreprise si mal dirigée eut un avantage qui, certes, n'était pas entré dans les prévisions de d'Estaing. Le général Clinton pensa que la flotte française, eu s'éloignant de Savannah, allait se diriger vers un autre point du continent, et se butta l'appeler à New-York les troupes qui occupaient Rhode-Island (27 octobre). Les Américains en reprirent possession ; ils y trouvèrent de l'artillerie, des magasins, et pour trente millions de leur papier-monnaie contrefait en Angleterre.

Portons nos regards sur l'autre hémisphère. Les Anglais avaient fait des pertes en Afrique. Le marquis de Vaudreuil et le duc de Lauzun s'étaient emparés des forts et des établissements du Sénégal, de la Gambie et de Sierra-Leone (du 30 janvier au 6 mars 1778). Mais nous avions subi des désastres dans l'Inde. Pondichéry, après quarante jours de tranchée ouverte, obtint une capitulation honorable (17 octobre). Nos établisse-mens dans le Bengale, et sur les côtes de Coromandel et du Malabar, nous furent enlevés. Notre ruine, avant la fin de 1779, était complète aux Indes orientales.

La guerre ensanglantait les quatre parties du monde. Lorsque tous les liens semblent brisés entre les nations, il en est un qui subsiste encore. La cour de France donna l'ordre à ses marins, s'ils rencontraient le capitaine Cook, de le traiter comme un officier d'une puissance alliée. C'était Turgot qui avait suggéré au ministre une idée si digne d'être adoptée par Louis XVI. Franklin écrivit de Passy aux capitaines des bâtiments américains de rendre à Cook et à son équipage, comme à des amis de tout le genre humain, les services dont ils pourraient avoir besoin et qui seraient en leur pouvoir. Il est triste d'ajouter que cette invitation ne fut point confirmée par le congrès. Plus tard, la société royale de Londres envoya une médaille d'or à Franklin, en le remerciant de sa lettre ; et lord Howe lui adressa les Voyages de Cook ; en tête de l'exemplaire était écrit : Avec l'approbation du roi.

On vit se terminer heureusement un débat qui avait été près d'exciter la guerre dans le centre de l'Europe, au moment même de la rupture entre la France et l'Angleterre. Charles Théodore, électeur de Bavière, mourut vers la fin de 1777 ; de prétendus droits sur ses Etats furent réclamés par Joseph II, et ce monarque fit entrer des troupes dans le pays qu'il disait lui appartenir. L'électeur palatin, légitime mais faible héritier de Charles Théodore, ne voyant aucun moyeu de résister à un ennemi puissant, se hâta de céder, et signa l'abandon des deux tiers de ses nouveaux États pour conserver le reste. Il lésait ainsi son héritier présomptif, le duc de Deux-Ponts, si petit prince qu'on ne pensait pas même avoir besoin de le consulter. Mais le roi de Prusse, qui ne se souciait point de voir l'Autriche s'agrandir encore, excita le prince inaperçu à réclamer, et se porta soudain pour médiateur. Joseph II montra vainement à Frédéric comment ils pourraient tous deux étendre leurs domaines ; Frédéric, dont l'intérêt se trouvait d'accord avec celui de l'Europe, voulut être le conservateur du traité de Westphalie, et le protecteur des princes d'Allemagne. Ses observations n'étant pas écoulées, il envoya cent mille hommes en Bohème ; et les hostilités commencèrent (7 juin 1778). Louis XVI avait un extrême intérêt à ne pas se laisser entraîner dans une guerre continentale, lorsqu'il armait contre l'Angleterre. Sa diplomatie fut active et loyale : le cabinet de Versailles s'entendit avec celui de Saint-Pétersbourg, qui fit avancer une armée d'observation. Un congrès se forma, sous leur médiation, à Teschen ; et la paix fut signée (15 mai 1779). L'électeur de Bavière satisfit à une réclamation de l'empereur sur le petit cercle de Burkansen, et prit possession de ses États.

Ce fut au mois de juin de la mente année que l'Espagne se décida à seconder la France contre leur ennemi commun. Jusqu'alors le cabinet de Madrid avait éludé nos demandes ; il craignait les frais d'une guerre, il craignait l'exemple que les insurgents donnaient à ses colonies ; et, pour gagner du temps, il avait offert sa médiation. Louis XVI, en l'acceptant par un sentiment honorable, avait déclaré qu'il voulait que toutes les négociations fussent connues des Américains, et qu'il n'écouterait aucune proposition dont le but serait de les replacer sous la dépendance de leur ancienne métropole. Les Anglais, afin de gagner aussi du temps, avaient paru se prêter à celte médiation, qui retardait pour la France un important secours. Cependant, plusieurs projets d'arrangement ayant été rejetés par le ministère britannique, Vergennes réussit à faire considérer aux Espagnols leur intérêt sous le point de vue qu'il leur présentait avec persévérance. Le cabinet de Madrid déclara la guerre aux Anglais ; sans toutefois s'allier avec les Américains et sans reconnaitre leur indépendance.

Les vaisseaux des deux nations allaient former une flotte imposante. La descente en Angleterre parut près de s'effectuer ; quarante mille hommes, commandés par le maréchal de Broglie, étaient réunis sur nos côtes ; et l'on distinguait, dans cette armée, cinq mille grenadiers destinés à former l'avant-garde. Tonte la jeune noblesse avait brigué l'honneur de faire partie de l'expédition. La Fayette avait repassé les mers pour combattre avec ses compatriotes ; et aussi pour éclairer le ministère sur la situation des Américains. Le comte d'Orvilliers, sorti de Brest, fit sa jonction avec les Espagnols (25 juillet) à la hauteur de la Corogne, et prit le commandement des deux flottes, composées de 66 vaisseaux et d'un grand nombre de frégates. Le comte de Guichen commandait l'avant-garde, et don Gaston l'arrière-garde. La Touche-Tréville conduisait une escadre légère en avant de la flotte, que suivait une autre escadre, sous les ordres de Louis de Cordova.

Tant de forces maritimes ne semblaient avoir été réunies que pour offrir un spectacle à l'Océan ; elles avancèrent avec lenteur vers l'Angleterre ; enfin, le 31 août, elles étaient près des îles Sorlingues lorsqu'on découvrit la flotte britannique. Charles Hardi, qui la commandait, n'avait que 37 vaisseaux. D'Orvilliers, pour lui couper la retraite, donna l'ordre à son avant-garde de se placer entre la côte d'Angleterre et la flotte ennemie ; mais Charles Hardi gagna de vitesse le comte de Guichen, et se réfugia dans le port de Plymouth. D'Orvilliers ne fit aucune autre tentative : déjà les flottes combinées manquaient de vivres et d'eau ; une maladie contagieuse avait atteint les équipages ; et l'amiral, après d'inul des promenades, rentra dans le port de Brest. Les Français, irrités du triste dénouement d'une scène si pompeusement annoncée, employèrent leurs moyens habituels de vengeance, les épigrammes et les chansons[7].

Parmi les combats de frégate à frégate, où fut déployé un courage extraordinaire, on distingua celui de du Couëdic et de Farmer, capitaines rie la Surveillante et du Québec. Le canon avait brisé tous leurs mâts, les deux bâtiments étaient rasés comme des pontons. Du Couëdic, renversé par un coup de biscaïen à la tête, tomba évanoui, reprit ses sens, et continua de commander. Il reçut une balle dans le ventre, et ne laissa aucun des hommes qui étaient près de lui s'en apercevoir. Une seconde balle le frappa à côté de la première ; alors, voulant profiter d'un reste de forces, il commanda l'abordage. Les grenades lancées par les Français enflammèrent un amas de goudron sur la frégate ennemie ; le feu s'étendit rapidement, il allait se communiquer aux poudres. Du Couëdic cria à Farmer d'amener son pavillon, et que les Français l'aideraient à éteindre l'incendie. Farmer releva son pavillon abattu et le cloua à un débris de mât. Sur cet héroïque refus de se rendre, la frégate française s'éloigna pour n'être pas emportée par l'explosion ; presque tous les Anglais se jetèrent à la nage, et Farmer sauta avec son bâtiment. Les Anglais, au commencement de l'action, étaient trois cents ; après le combat, il en restait quarante-trois sauvés des flots par les Français. Louis XVI renvoya de tels prisonniers avec honneur dans leur patrie. Du Couëdic mourut à Brest de ses blessures ; le roi lui fit élever un monument, et acquitta envers sa veuve et sa famille, la dette de la France.

Nous avons parcouru les principaux évènements des campagnes de 1778 et de 1779. Je n'avais pas à retracer tous les combats livrés dans les États-Unis, combats sans résultat décisif, où, d'ailleurs, ne parut point le drapeau français. Je plains les historiens obligés de faire le récit des atrocités multipliées qui avaient lieu, de part et d'autre, entre les Américains et les Anglais, les insurgeras et les loyalistes, les hommes civilisés et les sauvages. Le spectacle de tant d'actions féroces, l'approbation que leur donnaient ceux qui les croyaient utiles à leur cause, altéraient le caractère d'une partie des Américains. Ce déplorable effet de la guerre était encore augmenté par les actes d'administration qui violaient tantôt la liberté personnelle, tantôt la propriété, et par l'usage d'une monnaie fictive qui servit à payer ou plutôt à ruiner beaucoup de créanciers, mon-taie dont la dépréciation fit naitre l'agiotage. L'Amérique voyait se soulever, dans son sein, des vices qui lui avaient été jusqu'alors inconnus. On lui doit cependant cette justice que, dans sa révolution, l'iniquité eut des bornes. L'assassinat ne devint pas juridique ; les Américains ne délirèrent jamais au point de donner au crime une organisation politique. Les clubs étaient nombreux, et se fussent étonnés d'entendre dire qu'il peut être dangereux de s'assembler ainsi pour parler de la chose publique. Leur étonnement aurait été légitime ; les clubs savaient qu'ils étaient sans pouvoirs pour exprimer la volonté nationale, et n'eurent pas alors la coupable folie de vouloir dominer le congrès. Au milieu du désordre, la confiance générale resta toujours aux hommes qui la méritaient. Grâce à l'empire que la religion et les mœurs exerçaient dès longtemps sur les Américains, ce peuple conserva du bon sens.

Pendant la campagne de 1780, il y eut un grand acte de résistance à la domination des Anglais sur les mers, ce fut la déclaration de la neutralité armée, que signifièrent les puissances du Nord. L'impératrice de Russie, le roi de Suède et celui de Danemark, pour mettre des limites aux calamités de la guerre, adoptaient les principes qui avaient été posés dans les traités d'Utrecht, et qui venaient d'être développés dans les traités conclus entre la France et les États-Unis. Les neutres pourraient naviguer de port en port et sur les côtes des nations belligérantes ; les marchandises appartenant à celles-ci seraient libres sous le pavillon neutre ; sauf les marchandises de contrebande, et celles qu'ou voudrait faire entrer dans mi port bloqué. Les puissances du Nord annoncèrent qu'elles mettraient en mer des escadres pour faire respecter leur déclaration. L'Angleterre n'osa résister ouvertement ; mais elle garda ses principes, et les suivit toutes les fois que sa force ou son adresse lui en donna les moyens.

C'étaient surtout les Provinces-Unies qu'insultaient les Anglais ; ils leur enlevaient des bâtiments et leur faisaient des réclamations. Les Provinces-Unies adhérèrent à la neutralité armée. Le gouvernement anglais ne pouvait s'en plaindre ; mais, informé que le congrès négociait secrètement avec le pensionnaire d'Amsterdam, il demanda d'un ton impératif aux états généraux, que ce magistrat fût puni comme perturbateur de la paix publique ; et, sur leur réponse évasive, il leur déclara la guerre (20 décembre).

Cette résolution, dans un moment où l'Angleterre avait de nombreux ennemis à combattre, fut regardée connue un grand acte de fermeté. Mais le ministère britannique jugeait que la Hollande, dans son état de faiblesse, demanderait à ses alliés plus de secours qu'elle ne leur en donnerait ; il le savait d'autant mieux qu'il s'entendait avec le stathouder. Celui-ci voulait accroître son pouvoir aux dépens de la liberté, et s'était assuré l'appui chu cabinet de Saint-.laines en promettant de le servir. Loin de craindre leurs nouveaux ennemis, les Anglais calculaient la valeur des prises dont ils s'enrichiraient, el les avantages que leur donneraient, en traitant de la paix, les possessions dont ils allaient s'emparer. Ainsi, dans sa détermination, l'Angleterre fut remarquable, non par sa fermeté, mais par sa politique.

L'Espagne, aussitôt après sa déclaration de guerre, bloqua Gibraltar, qu'elle avait raison de vouloir recouvrer ; mais son obstination à faire la complète de cet imprenable rocher devint funeste à la cause commune. Ce n'était qu'aux Antilles et dans les Indes orientales qu'on pouvait prendre Gibraltar : il Niait penser aux échanges qu'amènerait la paix ; et si les vaisseaux que retint un siège inutile, ou plutôt désastreux, avaient déployé leurs pavillons dans les deux Indes, quels résultats différents on aurait obtenus !

C'est par la famine que les Espagnols espérèrent d'abord s'emparer de Gibraltar. La place étroitement bloquée commençait à éprouver la disette ; Rodney fut chargé de la ravitailler. C'était un marin très distingué ; mais un homme sans principes, capable de s'enrichir par le pillage et de se ruiner par la débauche. Quand les hostilités commencèrent, il se trouvait à Paris, tellement couvert de dettes qu'il n'avait pu calmer ses créanciers qu'en leur promettant de ne point partir sans les avoir payés ; il était leur prisonnier sur parole. Dinant un jour citez le maréchal de Biron, où l'on parlait de la guerre, il traita fort mal les amiraux anglais, et dit que les Français étaient bien heureux qu'il fût réduit à l'inaction. Le maréchal répondit noblement, en lui prêtant la somme nécessaire pour acquitter ses dettes[8]. Rodney passa en Angleterre, et bientôt en sortit avec vingt et un vaisseaux et des bâtiments chargés de vivres pour Gibraltar. Il s'empara, il la hauteur du cap Finistère, d'un convoi que les Espagnols dirigeaient sur Cadix (8 janvier 1780). Juan de Langara qui croisait avec neuf vaisseaux à la hauteur de Sainte-Marie, chercha trop tard à éviter des forces très supérieures aux siennes (16 janvier) : un de ses vaisseaux sauta et six furent pris. La destinée d'un de ces derniers fut singulière : les Anglais qui étaient passés à bord furent obligés, dans une nuit orageuse, de se confier aux marins espagnols, et ceux-ci les conduisirent à Cadix ; les vaincus amenèrent prisonniers leurs vainqueurs. Gaston, parti de Brest (15 janvier) avec vingt-quatre vaisseaux, pouvait encore changer la fortune ; mais une tempête dispersa sa flotte : Rodney entra à Gibraltar avec le convoi que lui avait confié l'Angleterre et celui qu'il avait enlevé aux Espagnols. Le parlement britannique lui vota des remercîments.

Rodney se dirigea vers les Antilles, où le comte de Guichen commandait vingt-deux vaisseaux. Leurs flottes se livrèrent trois combats (avril et mai) : les forces étaient à peu près égales ; les manœuvres furent savantes, exécutées avec précision ; les amiraux déployèrent beaucoup de talent, sans qu'un d'eux obtint une évidente supériorité. Leurs flottes ayant besoin de réparations, ils allèrent l'un à la Martinique et l'autre à la Barbade.

Les alliés auraient pu dominer sur ces mers. Guichen opéra sa jonction avec une escadre espagnole de dix vaisseaux que Solano commandait, et qui avait à bord onze mille hommes de débarquement (9 juin). Cette jonction, que Rodney n'avait pas empêchée, était pour lui un échec qui semblait être le présage de beaucoup d'autres. Mais les amiraux alliés, soit qu'ils fussent gênés par des ordres impératifs, soit que chacun d'eux pensât trop à son pays, et trop peu à la cause commune, ne s'entendirent point sur le plan qu'ils devaient suivre. Les discussions pour savoir si l'on prendrait d'abord Sainte-Lucie que voulaient les Français, on la Jamaïque que voulaient les Espagnols, firent rester les deux îles au pouvoir des Anglais.

Une fièvre contagieuse désola les Espagnols, et gagna les Français. Plusieurs évènements semblables nous apprirent, dans cette guerre, quelles calamités entraîne le défaut de soins pour la salubrité des vaisseaux ; mais l'hygiène navale n'était alors bien connue que des Anglais. Guichen alla chercher des convois à Saint-Domingue, et partit pour la France (11 août) ; Solano se rendit à la Havane[9].

La Fayette avait revu l'Amérique (fin d'avril), dont il venait de servir utilement les intérêts en France. La cour l'avait accueilli avec faveur ; Louis XVI, dérogeant aux règles de l'avancement, lui avait donné le gracie analogue à celui qu'il tenait de la reconnaissance des Américains. La Fayette avait profité de son crédit pour convaincre le ministère de la nécessité d'opposer des troupes françaises aux Anglais, sur le continent des États-Unis ; et il annonça leur prochaine arrivée. Washington saisit ce moment pour chercher à donner plus de force au congrès : il voulait que cette assemblée représentative de la république fût obéie dans les treize États, pour toutes les affaires générales ; il insistait sur la nécessité de mettre l'armée dans une situation qui permît d'exécuter quelque entreprise décisive, de concert avec les Français. Ses dépêches sont tristes à lire ; on y voit la faiblesse et le dénuement de l'armée. Le congrès renouvela des ordres pressants ; mais ils continuèrent d'être exécutés avec une telle lenteur, qu'au moment où les Français arrivèrent, les renforts envoyés à Washington n'étaient encore que d'un millier d'hommes.

Le chevalier de la Luzerne, nommé pour remplacer Gérard, dont la santé s'affaiblissait, était débarqué avec la Fayette ; il fut très utile aux Américains. Des divisions existaient dans le congrès ; l'Angleterre, pour les accroître, multipliait ses intrigues ; et souvent le ministre de France éclaira des hommes influeras sur les pièges que leur tendait l'ennemi.

Le comte de Rochambeau, parti de Brest (11 mai) avec six mille Français, dont le nombre devait ensuite être doublé, aborda le 7 juillet à Rhode-Island, La Fayette craignant l'effet que pourrait produire sur les têtes ardentes, la présence d'une armée étrangère, craignant le souvenir des vieilles préventions contre les Français, et les discussions nouvelles suscitées par la conduite de d'Estaing, avait suggéré une idée fort sage aux ministres ; Louis XVI donna le commandement général à Washington. La modestie de cet officier lui rendit facile de se concilier l'affection des alliés. Rochambeau était plein de loyauté, et les deux chefs s'unirent par une mutuelle estime.

Les provinces du Midi étaient les plus eu souffrance ; mais sur un autre point la victoire n'exigeait pas des forces aussi considérables ut pouvait être plus promptement obtenue. Clinton occupait New-York ; c'est de là que ses regards embrassaient toute la confédération : le généralissime proposa d'attaquer New-York, et son avis fut adopté. Mais le cabinet de Versailles avait mal combiné ses ordres, et les troupes de Rochambeau ne purent se réunir à celles de Washington. Les Français se trouvèrent bloqués à Rhode-Island par les forces navales de l'ennemi ; ils attendaient le secours de la flotte de Guichen, lorsque celui-ci fit voile pour l'Europe. Les espérances qu'on avait conçues en Amérique, la joie qu'elles avaient inspirée, disparurent ; l'inaction devint complète.

De grands sacrifices avaient été faits par la France, depuis le commencement de la guerre, el le résultat en était presque nul ; on l'attribuait, avec raison, à la faiblesse et à l'incapacité de l'administration française. Enfin, Sartine et Montbarrey furent remplacés par Castries et Ségur (octobre et décembre 1780). Tout changea de face ; et la campagne suivante, qui s'annonçait sous de tristes auspices, fut glorieuse.

Les nouveaux ministres avaient le sentiment de leurs devoirs ; ils avaient des lumières et de la fermeté ; ils étaient bien secondés par Necker qui entretenait l'abondance au trésor, et par Vergennes qu'estimaient les cabinets de l'Europe. Le conseil du roi décida qu'une flotte serait envoyée aux Antilles, pour agir contre les îles anglaises avec l'escadre que nous avions à la Martinique ; et pour se porter ensuite vers le continent afin d'assurer les opérations de Washington et de Rochambeau. On songea aux Indes orientales ; il fut résolu qu'une escadre y serait envoyée. On porta ses regards sur les alliés ; ou fit un acte utile à la Hollande, en arrêtant que l'escadre destinée aux Grandes-Indes, laisserait des troupes au cap de Bonne-Espérance ; et l'on décida, en faveur de l'Espagne, l'attaque de Minorque ; enfin, un important convoi d'armes et d'habillements fut préparé pour les Américains. Lorsque, dans leur pénurie financière, ils s'adressèrent aux cours de France, d'Espagne, et aux Provinces-Unies, la France seule les aida. L'Espagne voulait, pour leur piéter de l'argent, qu'ils lui abandonnassent la navigation du Mississipi. Louis XVI ne leur demanda que plus de zèle pour leur propre cause : il leur donna six millions ; il se porta ensuite caution pour dix autres, demandés par eux à la Hollande, qui ne les trouvait pas assez solvables ; et, cet emprunt tardant à se réaliser, ce lia encore Louis XVI qui se chargea de le remplir. Une partie des seize millions obtenus ainsi se trouvait absorbée d'avance par les achats que Franklin avait faits d'après les ordres du congrès. Les Américains ont subi de graves embarras financiers. Il fallut renoncer à un papier avili : après avoir prodigué les dénominations flétrissantes aux hommes qui faisaient une différence entre les billets et l'argent, le congrès se vit dans la nécessité de constater légalement cette différence. Les prétentions de chaque État, les idées d'indépendance en matière d'impôt, l'ignorance générale en fait d'administration, rendaient très difficile de pourvoir aux dépenses publiques ; et la guerre exigeait, par an, vingt-huit millions de dollars. Parmi les hommes de bien, il s'en trouva un, Robert Morris, qui avait l'instinct des finances. On lui confia, sous le titre de trésorier, la direction des recettes et des dépenses. Ses talens et plus encore son intégrité exercèrent une grande influence. Obligé de recourir aux anticipations, sa signature fit recevoir pour environ six cent initie dollars d'obligations, dont il assignait le payement sur le revenu public où sur les prêts de l'étranger. La probité d'un homme fit ce qu'aurait pu faire le crédit d'un État.

Une flotte de vingt-deux vaisseaux, avec le convoi dont j'ai parlé, se dirigea de Brest vers les Antilles (21 mars 1781). L'amiral de Grasse qui la commandait fit remorquer les plus mauvais voiliers du convoi par ses vaisseaux de guerre, et il parut devant la Martinique le 28 avril. L'entrée ne put lui en être fermée par Hood, que Rodney avait envoyé avec dix-sept vaisseaux. De Grasse et Bouillé se concertèrent pour enlever aux Anglais l'ile de Tabago. Le chevalier de Blanchelande y descendit avec quinze cents hommes, et Boitille le suivit bientôt avec des forces plus considérables. Il fallait prévenir les secours de Rodney et les lenteurs d'un siège : Bouillé fit mettre le feu à deux habitations ; et déclara que de quatre heures en quatre heures il brillerait des habitations, jusqu'à ce que l'ile fôt soumise. Le gouverneur se rendit (1er juin). Le général français fit insérer dans la capitulation que les dommages éprouvés par quelques habitons seraient réparés aux fiais de toute la colonie.

De Grasse alla toucher à la Martinique, et conduisit un convoi important à Saint-Domingue, où il reçut des dépêches de Rochambeau. Ce général l'instruisait des projets formés sur le continent, et lui demandait d'amener promptement des renforts dans la baie de Chesapeak : il lui demandait aussi douze cent mille livres. Les colons refusèrent de prêter cette somme. L'amiral offrit d'engager son habitation pour sûreté du prêt ; et le chevalier de Charitte, capitaine de vaisseau, eut. la même générosité. Leurs offres ne furent point acceptées ; mais le commissaire espagnol qui résidait à Saint-Domingue se chargea loyalement de procurer, par la Havane, la somme demandée ; il s'engagea de plus à faire protéger Saint-Domingue par une escadre espagnole, ce qui détermina le gouverneur de l'île à laisser embarquer trois initie quatre cents hommes sur notre flotte. Une escadre, commandée par le comte de Barras, avait déjà amené de France un renfort de trois mille hommes à l'armée.

L'amiral, pour que sa marche ne fût ni retardée, ni aperçue, se dirigea vers le continent américain, par une route inaccoutumée ; il atteignit la baie de Chesapeak, et débarqua ses troupes (5 septembre) qui se joignirent à celle que les généraux Wayne et la Fayette avaient conduites dans la Virginie. L'amiral anglais Graves parut avec dix-neuf vaisseaux ; de Grasse le combattit, et le força à s'éloigner (5 septembre).

Les Américains et les Anglais attachaient une haute importance à la possession des provinces du Midi. Le général Clinton, après la défaite du comte d'Estaing à Savannah (1779), avait laissé onze mille hommes à New-York, et s'était embarqué avec huit mille afin d'aller achever la conquête de ces provinces. Charles-Town, où Lincoln s'enferma pour résister aux forces anglaises, fut réduite à capituler après six semaines de tranchée ouverte. Clinton soumit presque entièrement la Caroline du Sud et la Géorgie ; ensuite il laissa le commandement à lord Cornwallis, et se rembarqua pour New-York (5 juin 1780). Le générale Gates, le vainqueur de Burgoyne, fut envoyé à la défense du midi et de grandes espérances le précédaient ; mais le sort trahit son habileté et sa valeur, il essuya une défaite à Cambden. Greene, son successeur, dans la campagne suivante, cuit d'abord des succès à peine interrompus par la malheureuse journée de Guilfort (15 mars 1781) ; mais son armée s'affaiblit par le défaut d'approvisionnements, et par le départ des milices qui retournaient dans leurs foyers. Cornwallis lui opposa lord Rawdon, et se dirigea avec des troupes sur la Virginie, où défia Clinton venait d'en faire passer, afin de soumettre cette importante province. La puissance britannique était près d'avoir subjugué tous les États du Sud, lorsque Washington arrêta, de concert avec Rochambeau, le plan qu'il avait conçu pour les délivrer.

Le général envoyé par Clinton avec plusieurs régiments dans la Virginie portait un nom qu'on ne peut, sans stupeur, voir inscrit sur la liste des officiers anglais. C'était ce même Arnold, dont la valeur brillante avait tant de fois excité l'enthousiasme des Américains. Arnold, corrompu par ses succès, alliait à l'intrépidité l'ardent' des passions cupides et dissolues. Quand les Anglais eurent quitté Philadelphie, il en fut nommé gouverneur ; on voulait que dans cc poste honorable il goûtât le repos qu'exigeaient ses fatigues et ses blessures. Sa maison devint mie maison de plaisirs ; il donna même à jouer, scandale jusqu'alors inconnu en Amérique. Pour suffire à ses prodigalités, il empruntait, il prenait part à des opérations de commerce ; il osa réclamer des sommes qu'il prétendait lui être dues par l'État, et c'était pour des affaires dans lesquelles il avait fait des gains illicites. Accusé de concussion, sa gloire et la reconnaissance publique le protégèrent encore ; un jugement trop doux le condamna à être blâmé par le généralissime. Arnold, furieux, dévoré par la soif de se venger, tourna ses regards vers les ennemis de sa patrie. Après s'être concerté avec Clinton, il obtint du congrès le commandement de West-Point.

Cette forteresse, sur l'Hudson, était la clef d'importants passages ; il voulait la livrer aux Anglais. Le complot fut découvert, et le traitre s'enfuit à New-York. Washington avait donné l'ordre de l'arrêter ; et, par un noble trait de délicatesse, il fit dire à la malheureuse mistriss Arnold qu'on n'avait pu atteindre son mari[10].

Les Anglais s'étaient flattés que le souvenir des exploits d'Arnold entraînerait à sa suite nue foule d'Américains ; mais sa gloire passée rendait sa trahison plus infâme, et les drapeaux qu'il adoptait devinrent plus odieux. La Fayette fut envoyé contre lui, et nue flottille partit de Rode-Island pour lui couper la retraite ; mais il sut échapper aux dangers qui l'environnaient. Ayant demandé à un prisonnier ce que ses compatriotes auraient fait de lui s'il Mt tombé entre leurs mains, l'Américain lui répondit : Nous aurions coupé celle de les jambes qui a été blessée au service de la patrie, et nous aurions pendu le reste de ton corps. Cornwallis vit avec répugnance un traître commander en second son armée, et saisit un prétexte pour le renvoyer à New-York.

La jonction que venait d'opérer lord Cornwallis rendait ses forces très-supérieures à celles des Américains. La Fayette, vivement pressé, sut manœuvrer de manière à réserver sa petite armée pour les évènements qui se préparaient. Rochambeau, à la tête des Français, avait joint Washington sur les bords de l'Hudson. Le généralissime trompant, la sagacité de Clinton, lui fit supposer que les alliés allaient attaquer New-York. Tandis que les Anglais se disposaient à défendre cette place, les Français et les Américains traversèrent Philadelphie, eu présence du congrès (3 et 4 septembre), au milieu d'une foule immense qui les accompagnait de ses acclamations[11] : ils entrèrent en Virginie (26 et 27), et la flotte de l'amiral de Crasse s'avança jusqu'à l'embouchure de l'Yod ; pour fermer la retraite au général anglais, Cornwallis investi se jeta dans York-Town. La tranchée fut ouverte, et bientôt le feu des assiégeants devint terrible. Deux redoutes qu'il fallait emporter d'assaut furent attaquées, l'une par les Américains, sous les ordres de la Fayette et de Lincoln, l'autre par les Français, que commandaient le baron de Vioménil et le marquis de Saint-Simon. Une noble rivalité enflammait les soldats des deux nations amies ; les redoutes furent emportées à la baïonnette, avec une égale valeur. Serré de plus près, Cornwallis ordonna une sortie dans laquelle les Anglais enclouèrent onze canons ; mais ils furent repoussés par les Français. Le général ennemi, au milieu de fortifications en ruine, avec des troupes affaiblies par les maladies et le découragement, voulut tenter un moyen de salut, qu'il avait rejeté d'abord, et qui consistait à faire échapper l'armée sur la rivière d'York. Un violent orage dispersa ses embarcations ; il n'eut plus alors de ressource. Cornwallis capitula le 19 octobre, et signa réellement l'indépendance de l'Amérique : on vit se renouveler la défaite de Saratoga ; huit mille hommes mirent bas les armes. Le jour di les vaincus déifièrent entre les armées de France et d'Amérique, Cornwallis ne parut point, il se dit malade ; et peut-être, en effet, était-il épuisé par les fatigues et les regrets. O'Hara, qui le remplaçait, présenta son épée au comte de Rochambeau ; celui-ci lui dit, en montrant Washington : Je ne suis qu'an auxiliaire ; et le général anglais remit son épée au général américain.

Les colonies retentirent de cris d'allégresse. Washington, Rochambeau, de Crase, étaient célébrés et bénis. Le congrès leur adressa des remercîments au nom des États-Unis ; et fit ériger à York-Town une colonne ornée des emblèmes de l'alliance, avec des inscriptions relatives à la victoire des trois généraux. Ce congrès d'un peuple religieux désigna le 15 décembre, pour être un jour de prières, consacré à remercier la Providence.

Une flotte anglaise de vingt-cinq vaisseaux, qui amenait sept mille hommes au secours de Cornwallis, parut devant le cap Henri (27 octobre) : là elle apprit la capitulation, et retourna vers New-York.

Le général Greene avait continué de servir la république avec habileté. Après des chances diverses, l'ennemi fut contraint de lui céder les Carolines et la Géorgie, en se concentrant dans Savannah et Charles-Town. Les Anglais n'avaient plus que ces places, New-York et quelques îles. Leur entière expulsion était impossible sans une flotte considérable, et l'amiral de Grasse avait ordre de se rendre aux Antilles. Il fallut renoncer à éloigner de vive force les Anglais qui, de leur côté, ne songèrent qu'à se tenir sur la défensive. L'Amérique respira. Ce fut pour elle tut avantage qu'on ne lui fournit point les secours maritimes, nécessaires pour continuer ses victoires ; elle eût acheté par le sang d'un grand nombre d'hommes ce que le temps suffisait pour lui donner. Dans ces jours d'un repos glorieux, les officiers français visitèrent le pays qu'ils étaient venus défendre. Le spectacle qui s'offrait à leurs yeux les charmait : ils voyaient les grandes scène, d'une nature sauvage ; et, près de là, des terres cultivées avec soin, des villes animées par une population laborieuse. Partout ils étaient accueillis avec empressement ; la politesse des Américains, plus vraie que la nôtre, se manifestait avec cordialité. L'égalité de ces républicains n'avait rien d'offensant : ils obéissaient souvent très-mal ; cependant ils respectaient les hommes revêtus du pouvoir, ils leur 'tonnaient même des titres[12]. Les idées sur les droits naturels de l'homme et sur la liberté politique, revenaient fréquemment dans la conversation, et faisaient goûter à nos jeunes Français des émotions nouvelles, sans blesser leur fidélité pour le gouvernement monarchique. Toujours les Américains, aux éloges de l'indépendance, mêlaient des bénédictions pour Louis XVI ; toujours les toasts à la prospérité des États-Unis étaient accompagnés de toasts au roi de France, à la reine de France. Les Américains n'avaient pas la folie de vouloir imposer leurs lois à d'autres États ; ils étaient trop sensés et trop fiers pour croire que tous les peuples en fussent dignes. Le bien qu'ils désiraient propager était la liberté civile et religieuse, qui peut exister sous les diverses formes de gouvernement. Le vœu d'en voir jouir tous les hommes était d'accord avec, les idées reçues par les jeunes Français dans leur patrie ; et l'amour de Louis XVI pour le bonheur public donnait l'assurance que ces idées se trouvaient aussi dans son cœur.

La campagne de 1781, dont nous avons vu le plus grand événement, fut encore marquée par d'autres succès.

Le jour, où le comte de Grasse avait quitté Brest, le commandeur de Suffren[13] en était sorti avec cinq vaisseaux et des frégates ; il faisait voile pour le cap de Bonne-Espérance, vers lequel se dirigeait aussi une escadre anglaise d'égale force, aux ordres du commodore Johnstone. Suffren l'attaqua dans la baie de Praye, et se rendit au Cap (21 juin), où il laissa des troupes ; ensuite, il poursuivit sa route vers les contrées où l'attendait la gloire.

Rodney, aussitôt qu'il connut la rupture de l'Angleterre avec la Hollande, fondit sur la colonie de Saint-Eustache, avec dix-sept vaisseaux et quatre mille hommes, commandés par le général Vaughan. Celte île était sans défense ; le gouverneur apprit par l'attaque la déclaration de guerre, et ne put que recommander la colonie à la clémence et à la merci des généraux britanniques (5 février 1781). Saint-Eustache était le centre d'un immense commerce ; cette île avait longtemps offert un port franc à toutes les nations ; et les prodigieuses richesses qui s'y trouvaient réunies furent évaluées à trois millions sterling. Les Américains avaient tiré quelques avantages du commerce de Saint-Eustache ; Rodney et Vaughan saisirent ce prétexte. Leur conduite fut celle de deux forbans ; ils confisquèrent cet amas énorme de marchandises, comme une prise légitime dont une part devenait leur propriété. Vainement on leur représenta que les biens des particuliers ne peuvent être assimilés à ceux de l'État ; leur principe fut que tout ce qui était dans l'île appartenait à la Hollande ; ils n'écoutèrent pas même les négociants anglais, et les traitèrent comme les négociants américains. Tandis qu'ils se montraient fort irrités de ce qu'on avait vendu, dans la colonie, des marchandises utiles aux ennemis de l'Angleterre, ils firent annoncer la vente de leurs confiscations, dont une grande partie fin achetée pour le compte des Américains, des Français et des Espagnols. Ces généraux corsaires tenaient pour ennemi quiconque avait des marchandises, dont ils pouvaient faire leur proie, et pour amis tous ceux qui voulaient les leur acheter. L'Europe et l'Amérique durent se souvenir que d'Estaing, vainqueur à la Grenade, avait séquestré jusqu'à la paix les biens des absents, et que la France avait fait lever sur-le-champ le séquestre. Rodney et son complice firent partir pour l'Angleterre un nombreux convoi de riches dépouilles, escorté par quatre vaisseaux de guerre. La Motte-Piquet apparut comme un ministre de la vengeance du ciel ; il fondit sur ce convoi, enleva vingt-deux bâtiments et dispersa les autres, dont plusieurs furent pris par des corsaires.

Les généraux anglais avaient laissé garnison à Saint-Eustache, lorsque Bouillé, vers la fin de l'année, se porta sur cette ile. La rapidité de l'attaque fut extrême ; les Anglais se retirèrent précipitamment dans le fort, et les Français y pénétrèrent avec eux. L'île fut obligée de capituler (26 novembre). On y trouva encore des restes de la curée de Rodney et de Vaughan. Seize cent mille livres qu'on jugea leur appartenir, quoique étant le fruit de leurs rapines, furent distribuées aux troupes de terre et de mer ; d'autres sommes et des marchandises furent rendues aux propriétaires dépouillés.

C'est dans cette campagne que les Hollandais livrèrent le seul combat où ils firent reconnaitre la valeur qui leur avait acquis une si haute renommée. L'amiral Zontman escortait avec sept vaisseaux un de leurs convois, lorsqu'il rencontra sur le Doggers-Bank, l'amiral Hyde-Parker, un des plus vieux marins de l'Angleterre, qui ramenait de la Baltique un convoi avec un nombre égal de vaisseaux. Dès qu'ils se furent reconnus, ils quittèrent les navires qu'ils accompagnaient, et s'approchèrent pour combattre avec l'acharnement que donnent les haines nationales. Ils ne commencèrent à vomir le feu de leur artillerie que lorsqu'ils furent à demi-portée de mousquet. Les deux amiraux s'attaquèrent bord à bord, tous les capitaines suivirent cet exemple. Après qu'ils eurent, durant quatre heures, déployé leur furie, le combat cessa par l'impossibilité de combattre encore. Tons les vaisseaux étaient tellement endommagés qu'aucun ne put continuer les manœuvres ; il fallut, pour regagner les ports, que les vaisseaux de guerre fussent remorqués par des frégates. Dans cette journée il n'y avait eu que des vainqueurs. Les Hollandais reçurent avec enthousiasme leurs marins ; et pour caractériser le stathouder, il suffit de dire que la gloire de Doggers-Bank l'attrista. L'Angleterre fit à son escadre un digne accueil : George III alla voir Hyde-Parker à son bord, et l'on peut dire qu'il en fut mal reçu. Le viens marin se répandit eu plaintes contre l'amirauté qui ne lui avait pas donné des forces suffisantes ; il déclara qu'il ne voulait plus servir : Je vous souhaite, dit-il au roi, de plus jeunes marins et de meilleurs vaisseaux.

Les Espagnols pressaient la France de les aider dans leur téméraire entreprise contre Gibraltar ; et de conquérir avec eux la Jamaïque. Cette dernière expédition, plus sage que la première, exigeait des préparatifs ; en attendant, le ministère français proposa d'attaquer l'ile de Minorque. De grandes forces furent déployées. Le comte de Guichen sortit de Brest (juin), avec dix-huit vaisseaux, et alla joindre à Cadix une flotte espagnole de trente vaisseaux, commandée par Louis de Cordova. Dix mille Espagnols tinrent embarqués sous les ordres du duc de Crillon, qui était au service de la cour de Madrid. Le ministère anglais n'avait point prévu l'attaque projetée ; la garnison ne s'élevait qu'à deux mille hommes, elle fut obligée de s'enfermer dans le fort Saint-Philippe, en abandonnant Port-Mahon et le reste de l'île (19 août). Le duc de Crillon, dont l'armée fut encore augmentée de quatre initie Français, commença le siège du fort, admirablement défendit par la nature et par l'art, et où le gouverneur Murray était résolu à tenir jusqu'à la dernière extrémité.

Guichen et Cordova repartirent pour chercher la flotte anglaise : cinquante vaisseaux étaient sous leurs ordres ; ils espéraient battre la flotte ennemie, enlever des convois, et porter des coups terribles à quelques villes maritimes de l'Angleterre. L'amiral Darby, qui n'avait que vingt et un vaisseaux, succombait, s'il n'eut été averti de l'approche des alliés, par un bâtiment neutre que le hasard lui fit rencontrer. Aussitôt il se réfugia dans la baie de Torbay, où Guichet' proposa de l'attaquer. Le chef d'escadre de Beausset prétendit, dans le conseil, que la position de l'ennemi rendait inutile l'avantage du nombre, et qu'il fallait ne songer qu'à s'emparer d'un riche convoi que l'Angleterre attendait des Indes. Un chef d'escadre espagnol, Vincent Droz, s'éleva fortement contre cette opinion, et demandait à conduire l'avant-garde : ce fut en vain que Guichen et lui invoquèrent l'honneur des pavillons alliés ; Cordova, presque tous les membres du conseil, se rangèrent à l'avis de Beausset. Les marins seuls peuvent juger ce différend ; mais, lorsque l'on considère qu'en se décidant pour l'attaque, si elle réussissait, une grande victoire était remportée sur la marine anglaise, et que si elle ne réussissait pas, les alliés avaient seulement quelques vaisseaux endommagés, on regrette que l'avis de Guichen n'ait pas été suivi. Le convoi ne fut point intercepté. Cette expédition se termina connue celle du comte d'Orvilliers : les vents contrarièrent les alliés ; une maladie qui se manifesta d'abord sur les vaisseaux espagnols, affaiblit les équipages : Guichen rentra à Brest, et Cordova à Cadix.

Un événement funeste marqua la fin de 1781. Le ministère français avait fait de grands préparatifs pour tenter, dans la campagne suivante, de renverser la puissance anglaise aux Antilles, et de changer notre situation aux Indes orientales. D'importants convois de munitions en tous genres étaient prêts. Guichen sortit de Brest, avec dix-neuf vaisseaux, pour les escorter jusqu'à ce qu'ils fussent à l'abri des croisières anglaises. Kempenfeld, chargé de s'opposer au passage, n'avait que treize vaisseaux. Le hasard seconda son audace ; il se trouvait au vent de la flotte française lorsqu'il rencontra le convoi (12 décembre) ; il le dispersa, et prit vingt bâtiments. Le lendemain, une tempête acheva le désastre ; deux vaisseaux et quelques transports purent seuls continuer leur route ; les autres, très-endommagés, rentrèrent à Brest. Cet événement fut comme le signal des revers qui nous attendaient.

Les commencements de 1782, cependant, offrirent encore des victoires. Le siège du fort Saint-Philippe continuait. En voyant les difficultés du succès, le cabinet de Madrid ordonna au duc de Crillon d'essayer les moyens de séduction près du gouvernent- Murray. Celui-ci t'appela au général des troupes espagnoles qu'un Crillon, à qui Henri Ill demandait d'assassiner Guise, répondit : L'honneur me le défend. Crillon fit connaitre à Murray qu'il s'attendait à son refus, ce que désormais ils n'auraient ensemble que des relations dignes de tous cieux. Cent onze pièces de canon et trente-trois mortiers vomirent la destruction contre le fort pendant vingt-neuf jours. Dans une attaque, le duc de Crillon monta au sommet d'une tour, pour arracher un drapeau. Comme on le blâmait de cette témérité peu convenable au chef d'une armée, il ne déguisa point qu'il l'avait jugée nécessaire pour communiquer l'ardeur française aux Espagnols. Le nombre des assiégés s'affaiblissait chaque jour ; aux fatigues excessives se joignaient les ravages de cieux maladies contagieuses : il n'y avait plus que six cent soixante hommes portant les armes, encore la plupart étaient-ils malades, lorsque Murray capitula (4 février). La garnison sortit avec les honneurs de la guerre, qu'elle avait si bien mérités. Les vainqueurs, en voyant ces soldats épuisés qui ressemblaient plus à des spectres qu'a des hommes, rendirent hommage à leur vaillance, et leur offrirent à l'envi des consolations et des secours.

La prise du fort Saint-Philippe excita dans Paris un enthousiasme qui contraste avec le peu de sensation qu'avait produit la défaite de lord Cornwallis. Peut-être, dans tous les temps, le grand nombre eût-il été plus frappé d'un avantage remporté près de nous, par un général né Français, que d'une victoire lointaine obtenue sous un généralissime américain. Mais il faut observer que, lorsqu'on reçut la nouvelle de la capitulation de York-Town, un autre événement préoccupait les esprits, et répandait la tristesse dans la capitale : cet événement était la retraite de Necker.

Les colonies de Démérary, d'Essaquébo et de Berbice, enlevées aux Hollandais par Rodney, furent reprises par Kersaint (février). De Crasse et Bouillé résolurent la conquête de Saint-Christophe ; ils y abordèrent avec six mille hommes (11 janvier) : la Basse-Terre se soumit, et ils investirent Brimstone-Hill, où s'était retirée la faible garnison. Hood accourut au secours de l'île : ici vont commencer les fautes de l'amiral de Crasse. Il est impossible de juger ce marin si l'on ne divise pas en deux parties sa carrière. Depuis son départ de Brest, on l'a vu déployer des talens et de l'activité ; les hommes placés sous ses ordres avaient confiance dans son habileté ainsi que dans sa valeur[14] : je ne sais quelle révolution s'opéra tout à coup en lui, il ne fit plus qu'une suite de fautes. Il avait trente-deux vaisseaux, dans une rade inexpugnable ; Hood n'en commandait que vingt-deux. Si les Français battaient cette flotte, leur avantage était immense ; Rodney qui avait seulement douze vaisseaux, ne pourrait plus songer qu'à éviter sa défaite. Hood, cependant, s'avança vers la rade ; et de Grasse, ne doutant point que les Anglais allaient paver cher cette audace, sortit avec célérité pour livrer le combat. Hood qui lui tendait un piège, recule, l'attire au large, et le tournant par une manœuvre adroite, va se placer dans cette même rade que les Français venaient d'abandonner. La commotion violente qu'éprouva de Crasse, en se voyant si complètement joué, en subissant un si cruel affront, a peut-être affaibli ses difficultés intellectuelles. La fureur succéda dans son âme à la surprise : il voulut forcer les Anglais dans une position qui rendait le succès impossible, il se vit repoussé, et tenta une seconde attaque, qui fut et devait être aussi malheureuse que la première. Hood débarqua treize cents hommes pour secourir Brimstone-Hill. Bouillé les battit, les contraignit à se rembarquer ; et menaçait la forteresse d'un assaut, lorsque le gouverneur capitula (15 lévrier). L'île de Névis eut le sort de Saint-Christophe ; et, peu de jours après, l'ile de Montserrat se rendit au comte de Barras. L'amiral de Grasse qui bloquait la flotte anglaise, ayant besoin de vivres, se décida, pour en avoir plus tôt, à s'approcher de l'île de Névis. Il hésita d'autant moins que ce mouvement ne lui faisait pas perdre l'avantage du vent, et qu'il jugeait impossible que les vaisseaux ennemis osassent passer devant une flotte qui leur était si supérieure en nombre ; il reprendrait le blocus dès le lendemain. Hood, le trompant avec une nouvelle adresse, échappa dans la nuit, et alla joindre ses forces à celles de Rodney.

D'après les ordres de Versailles et de Madrid, la jonction des flottes alliées devait s'opérer à Saint-Domingue, et présenter l'appareil formidable de soixante vaisseaux, ayant à bord vingt mille hommes de débarquement : on projetait d'enlever la Jamaïque aux Anglais. Le comte de Grasse emmena les troupes qui n'étaient pas nécessaires à la défense de Saint-Christophe, et alla prendre des munitions arrivées à la Martinique : il fit voile ensuite pour Saint-Domingue (S avril), précédé d'un convoi de cent cinquante bâtiments de transport ; il avait trente-trois vaisseaux ; Vaudreuil commandait l'avant-garde, et Bougainville l'arrière-garde. Rodney s'avançait avec trente-six vaisseaux, dont l'artillerie était beaucoup plus considérable que celle des Français : son avant-garde était conduite par Hood, et son arrière-garde par le contre-amiral Drake.

La rencontre des deux avant-gardes amena entre elles un engagement où les Français obtinrent l'avantage. De Grasse, qui semblait avoir recouvré la prudence, ne se laissa point entrainer par ce succès à une action générale ; il poursuivit sa route, jugeant qu'il fallait avant tout opérer sa jonction avec les Espagnols. Les Anglais, obligés de réparer leurs dommages, ne purent aussitôt le suivre ; et le 11, il avait assez d'avance pour faire présager la réunion prochaine des flottes alliées.

Un vaisseau, le Zélé, qui déjà dans la nuit du 10 au 11 avait abordé et tellement endommagé le Jason, qu'il avait fallu envoyer celui-ci à la Guadeloupe pour le réparer, aborda dans la nuit du 12 la Ville-de-Paris, et reçut des avaries qui ralentirent sa marche ; il se trouvait séparé de la flotte, ainsi que la frégate envoyée pour le remorquer. Les Anglais allaient s'en emparer. Un vain point d'honneur fit penser à de Grasse qu'il ne devait pas abandonner un vaisseau et une frégate, il s'imagina sans doute aussi qu'il pourrait les sauver et éviter le combat ; il se décida donc à leur porter secours. Le vaisseau et la frégate délivrés purent se rendre à la Guadeloupe sans danger ; mais une action générale fut inévitable. La bataille (12 avril) dura dix heures[15]. Rodney, secondé par un vent aussi favorable aux Anglais qu'il était fatal aux Français, parvint à couper la ligne[16] avec son vaisseau amiral et trois autres ; aussitôt il donna le signal à toute sa flotte de le suivre, et chaque vaisseau obéit avec précision. Sa victoire fut alors assurée. C'était une armée disciplinée qui combattait une aimée en désordre. Pour juger, cependant, avec quelle intrépidité se défendirent les Français, il suffit d'observer qu'ils soutinrent encore pendant huit heures le combat. Le Glorieux, dont le capitaine (d'Escars) fut tué, était déjà entièrement démâté lorsque la ligne fut coupée, et ne se rendit qu'entre trois et quatre heures du soir. Le César soutenait le feu de trois vaisseaux ; le capitaine (de Marigny), sommé d'amener son pavillon, le fit clouer à un mât, et fut tué en le défendant ; l'officier qui le remplaça combattit longtemps, avec la même valeur, avant de se rendre. Le Diadème (capitaine de Monteclerc) ne se rendit point et fut coulé bas. La Ville-de-Paris, que montait l'amiral, fut attaqué par sept vaisseaux ; quelques-uns des siens tentèrent de le secourir, et furent contraints de l'abandonner. Hood, monté sur le Barfleur, de 90 canons, s'approcha de la Ville-de-Paris, et lui lança des bordées à mitraille qui causèrent d'affreux ravages. De Grasse, à qui il ne restait plus que son courage, le déploya tout entier. Quatre cents hommes périrent à son bord ; il invoquait une fin pareille, et courait sur tous le : points du bâtiment où il croyait pouvoir l'obtenir. ll ne restait plus sur le pont que trois hommes qui ne fussent pas blessés, et il avait le malheur d'en être un. Enfin, après avoir poussé la résistance jusqu'aux dernières extrémités, il amena son pavillon ; il se rendit à Hood, celui de tous les Anglais dont la présence pouvait le plus ajouter à son supplice.

Les Français avaient eu trois mille hommes tués, les deux tiers de plus que l'ennemi ; ils avaient perdu six vaisseaux[17] ; six de leurs capitaines avaient péri. De ce nombre était la Clochetterie, qui, sur la frégate la Belle-Poule, avait commencé d'une manière brillante cette guerre maritime. Les vaisseaux pris étaient tellement endommagés, que le Glorieux et la Ville-de-Paris coulèrent bas, avant d'arriver en Angleterre.

Rodney, dont la flotte avait souffert, ne poursuivit point les Français. Il se rendit à la Jamaïque, où il fit une entrée triomphale, amenant avec lui prisonnier l'amiral de Crasse, qui, peu de jours auparavant, semblait destiné à paraître dans cette île en vainqueur.

Bougainville conduisit à Saint-Eustache les vaisseaux qui avaient le plus besoin de réparations. Vaudreuil arriva avec les autres à Saint-Domingue, où le convoi était parvenu. Les alliés avaient trente-neuf vaisseaux, plus de seize mille hommes de débarquement, et un grand désastre à venger ; il leur manquait un chef, un homme qui jugeât ses ressources et ses devoirs. Les Espagnols retournèrent à la Havane. Vaudreuil alla sur les côtes des États-Unis : il envoya la Pérouse, avec un vaisseau et deux frégates, à la haie d'Hudson, pour y détruire les établissements formés par des négociants anglais. Ceux-ci éprouvèrent une perte de plusieurs millions. Étrange destinée des militaires ! La Pérouse, si digne de n'avoir jamais que des missions pacifiques, en remplit une qui le forçait à exécuter des dévastations. Il montra de l'habileté dans une âpre contrée où il faillit à se trouver enfermé par les glaces.

Les élans du patriotisme se mêlèrent en France à la douleur causée par le funeste combat. Louis XVI ordonna la construction de douze vaisseaux. Monsieur, le comte d'Artois, les États de Bourgogne, les corps de négociants des principales villes, les compagnies financières, offrirent au roi des vaisseaux. Le clergé fit, sous le nom de don gratuit extraordinaire, un prêt de seize millions. Louis XVI accepta les offres des corps ; mais il refusa les souscriptions des particuliers, ne voulant pas ajouter au poids de leurs impôts.

L'enthousiasme pour Rodney éclata dans toute l'Angleterre. Une circonstance ajoutait à son triomphe : au moment où il remportait une si grande victoire, son commandement lui était retiré. Le pillage de Saint-Eustache avait soulevé l'indignation coutre lui ; ceux qui demandaient qu'on cessât de l'employer venaient enfin d'être écoutés, parce qu'il était tory, et qu'un changement avait eu lien dans le ministère. Sa gloire voila ses bassesses ; le roi l'éleva à la pairie, et le parlement lui décerna une récompense. Hood fut nommé pair d'Irlande.

L'arrivée du comte de Grasse à Londres excita vivement la curiosité naturelle aux Anglais : ils se plurent à lui prodiguer des éloges qui tournaient à leur gloire. Trompé par son amour-propre, de Grasse ne sentit pas assez pourquoi on le vantait, pourquoi ou l'appelait le valeureux Français ; il cédait au désir que le public avait de le voir, et n'eut point la dignité qui convient au malheur. Sa conduite en Angleterre le fit mépriser en France, où le déchaînement contre lui était universel. Il y eut de sanglantes épigrammes, il y en eut même qui l'accusèrent de lâcheté[18], et cependant les preuves de son courage étaient incontestables. On prétendit qu'il avait voulu sauver le Zélé, parce que ce vaisseau portait un trésor qui lui appartenait. Devait-il s'attendre à cette calomnie, celui qui, à Saint-Domingue, avait offert d'engager sa fortune pour emprunter l'argent nécessaire à l'armée ?

Le sort ne nous dédommagea point en Europe des pertes éprouvées dans un autre hémisphère. La cour d'Espagne, après la prise du fort Saint-Philippe, s'obstina plus que jamais à vouloir réduire Gibraltar. Cette place était défendue par Elliot, général habile, dont la sagesse égalait la valeur. Sa position presque inexpugnable lui donnait de la sécurité, sans rien ôter à sa vigilance. Il n'avait à craindre que la disette ; et les marins anglais savaient l'en garantir. Darby ravitailla la place en 1781, comme avait fait Rodney l'année précédente. Le feu des Espagnols détruisait la ville, sans endommager les fortifications ; Elliot faisait des sorties, renversait les ouvrages des assiégeants, et semblait se jouer de leurs efforts. Le vainqueur de Minorque, le duc de Crillon, fut appelé à commander le siège. Les Français envoyèrent douze mille hommes au camp de Saint-Roch. On résolut de pénétrer dans la place, après avoir écrasé les fortifications par la quantité de projectiles qui seraient lancés sur tous les points à la fois. Les assiégeants avaient douze cents bouches à feu de gros calibre, ils étaient soutenus par cinquante vaisseaux ; et, pour assurer encore l'attaque du côté de la mer, l'ingénieur d'Arçon imagina des batteries flottantes. On en construisit dix qui portaient cent cinquante pièces de vingt-quatre. Les batteries flottantes résistaient au boulet ; elles étaient mises à l'abri de la bombe, par le toit dont elles étaient couvertes ; et elles devaient être garanties de l'effet des boulets rouges par l'eau qui circulait dans ]'intérieur de ces bâtiments.

An milieu d'immenses préparatifs pour l'attaque décisive, le camp de Saint-Roch ressemblait à un camp de plaisance ; les concerts et les bals, la table et le jeu, faisaient passer aux officiers d'agréables heures. Le comte d'Artois et lu lue de Bourbon arrivèrent au camp ; c'était annoncer à l'Europe que Gibraltar allait être pris. Cependant les intrigues ajoutaient aux difficultés da succès : un esprit de rivalité rendait les chefs des troupes alliées peu d'accord entre eux ; il existait des préventions et des jalousies. A ce mal, déjà si grand, se joignit la précipitation. L'inquiétude causée par la prochaine arrivée d'une floue anglaise fit hâter l'attaque : en vain d'Arçon demanda-t-il un court délai, pour perfectionner ses batteries.

Au signal de l'attaque générale (15 septembre), on eût dit qu'un volcan s'ouvrait devant Gibraltar. Les alliés, après cinq heures de combat, pouvaient espérer le succès ; les batteries flottantes avaient fait brèche dans l'ouvrage appelé le Vieux-Môle ; mais quelques-uns de ces navires furent enflammés par les boulets rouges que lançaient les Anglais. Le combat ne fut pas interrompu par la nuit, l'incendie l'éclairait. Cependant, les efforts des assiégeants se ralentissaient par degrés, tandis que ceux des assiégés redoublaient. Des Espagnols halèrent eux-mêmes deux batteries flottantes qui n'étaient pas atteintes par l'ennemi, et prétendirent qu'elles seraient tombées en son pouvoir. Plusieurs bâtiments légers accoururent pour saliver les malheureux qui se trouvaient entre la flamme et les flots ; mais la capitaine anglais Curtis, qui, avec douze chaloupes canonnières, avait pris eu liane les batteries flottantes, fit reculer ceux qui leur apportaient du secours. Le désordre fuit alors au comble parmi les alliés. Le jour parut ; Elliot vainqueur pouvait accroître le nombre des victimes ; il fit cesser de tirer. Aloi Curtis secourut les infortunés (pli périssaient ; bravant les explosions qui avaient lien sur les batteries flottantes, excitant ses soldats et ses matelots à déployer le nouveau courage qu'exigeait d'eux l'humanité, il sauva pins de quatre cents hommes. Des divisions et trop de précipitation rendirent impossible lm succès qui aurait été très-problématique, alors nième qu'on eût agi avec beaucoup d'ensemble et de prudence.

Les alliés pouvaient encore espérer que la famine leur livrerait Gibraltar ; mais une flotte sortie de Portsmouth (8 septembre), sous le commandement de l'amiral Howe, remplit la mission dont elle était chargée : Gibraltar fut ravitaillé pour la troisième fois.

Suffren, après avoir pourvu à la défense du cap de Bonne-Espérance, était allé à l'Île-de-France réunir son escadre à celle du comte d'Orves, qui dirigea la flotte vers les Indes. Dévoué à ses devoirs, à la France, d'Orves, quoique atteint d'une maladie mortelle, ne voulut point quitter la mer. Ses derniers filoniens furent heureux ; il vit Suffren forcer un vaisseau anglais à se rendre, et lui remit avec sécurité le commandement (5 février 1782), peu de jours avant d'expirer. Suffren hâta la marche de la flotte ; son dessein était de fondre à l'improviste sur les Anglais, et de leur révéler sa présence par une victoire décisive. Il ne put leur cacher son approche ; mais si, dans les cinq combats qu'il livra sur les mers de l'Inde, aucun n'amena cette victoire décisive, et si l'on doit dire que son adversaire, l'amiral Hughes, combattit presque toujours avec des forces un peu inférieures à celles des Français, Suffren mérite sa haute renommée par la justesse de coup d'œil, l'habileté, le courage et l'activité qui lui firent remporter des avantages signalés, sur des mers où les pertes de la France et de la hollande lui fermaient tant de ports ; où il n'avait point de magasins, où il ne savait pas même dans quel hospice déposer ses malades et ses blessés. Ajoutons que plusieurs de ses officiers montraient peu de subordination, et qu'il eut besoin d'une inébranlable fermeté.

L'Indoustan avait alors un grand homme. Cette belle contrée était dès longtemps ravagée par des conquérants asiatiques, lorsque l'Angleterre y rouit un nouveau fléau, la rapacité mercantile. Les crimes des Espagnols en Amérique ont peut-être été surpassés par ceux des Anglais en Asie. Hyder Aly osa lutter coutre les destinées de son pays. Cet homme qui ne savait ni lire ni écrire, était capable de concevoir et d'exécuter de vastes desseins. Fils d'un officier, et d'abord volontaire dans mie compagnie qui appartenait à l'aimé de ses frères, il s'était élevé par ses talents et son courage au commandement de l'armée du rajah de Mysore. La puissance fut alors dans ses mains, il régna ; mais, faisant servir la prudence il son ambition, il ne prit que le litre de régent, et de temps à autre il montrait encore le rajah à ses sujets. Hyder étendit l'empire de Mysore ; son armée s'éleva jusqu'à deux cent mille hommes, sans compter les alliés ; ses dépenses ne l'empêchèrent point d'amasser un trésor ; mais ce qui lui mérita une véritable gloire, fut le hardi projet de chasser de l'Indoustan les Anglais, eu formant contre eux une ligne de tous les princes indiens. La tactique et la discipline des Anglais, leurs intrigues et leurs séductions qui corrompaient ses alliés, lui firent éprouver des revers : craignant d'être abandonné, il pensait à rentrer dans ses États, lorsque le canon de la flotte française se fit entendre. Hyder et Suffren eurent une entrevue sur la côte de Coromandel (26 et 27 juillet). Déjà trois combats avaient rendu le nom de Suffren fameux dans ces parages. Hyder reçut avec honneur, celui qui venait de prouver que la France pouvait balancer les forces de l'Angleterre. L'activité de l'amiral était communicative, il exaltait facilement les hommes faits pour le comprendre ; l'espérance à sa voix rendra dans l'hile d'Hyder Aly. Mais cinq mois ne s'étaient pas écoulés que le fier Indien mourut (9 décembre), laissant à son fils Tipoo-Saëh son trône, son courage, et non pas son génie. Suffren arrivé quelques années plus tôt dans les Indes, en eût peut-être expulsé les Anglais, de concert avec leur implacable ennemi. Quel a-t-été, pour l'avenir de cette terre lointaine, le résultat d'un si grand changement ? Des malheurs cruels auraient été vengés, mais non pas réparés. Ni le prince indien, ni le gouvernement français, n'auraient semé alitant de germes de civilisation que l'Angleterre en répand aujourd'hui. L'Indoustan a passé l'époque où il fut heureux sous l'influence de lois religieuses pleines de douceur, et celles où ses enfants l'ensanglantèrent par leur ambition et leurs conquêtes ; il est aujourd'hui sous la main des Anglais ; il aura l'époque de son indépendance. Alors seulement on pourra mettre en balance le bien et le mal causés par ses maîtres actuels. Alors, les juges impartiaux, tout en abhorrant les crimes de la cupidité, décideront sans doute que le bien l'emporte sur le mal, au moins par sa durée. Les Anglais civilisent le monde, en le parcourant pour gagner de l'argent.

Suffren, après son entrevue avec Hyder Aly, commença ses plus glorieux exploits. Il résolut de reprendre aux Anglais la place de Trinquemale, dans l'île hollandaise de Ceylan. Une célérité extrême était nécessaire pour prévenir l'arrivée de la flotte ennemie : cinq jours suffirent à Suffren, et la flotte anglaise parut trois jours après la reddition de Trinquemale. Satisfaits de ce succès, la plupart des capitaines voulaient éviter le combat de mer ; mais leur chef ne supporta point l'idée de t'ester sans combattre, lorsqu'il avait quatorze vaisseaux contre douze. Ses signaux furent mal compris, l'action s'engagea avant que sa ligne fût en ordre : la flotte française courut de grands périls. Suffren déploya toutes les ressources d'un général, et toute la bravoure d'un soldat ; il soutint le combat jusqu'à la nuit, et il avait tellement endommagé les vaisseaux anglais qu'ils allèrent se réparer à Madras.

L'année suivante (1785), le marquis de Bussy, bloqué dans Gondelour, par une flotte et par des troupes de terre, allait être forcé de se rendre. Suffren courut le délivrer, quoiqu'il n'eût que quinze vaisseaux contre dix-huit. Les Anglais sortirent de la rade de Gondelour ; l'amiral français, par d'habiles manœuvres, s'approcha de la terre et entra dans la rade. Bientôt, il en sortit à son tour, et livra un combat (20 juin) après lequel la flotte anglaise se retira. Bussy, en le recevant sur la plage, dit noblement : Voilà notre sauveur ; et les soldats voulurent le porter en triomphe. C'était le prélude de l'enthousiasme et des fêles qui l'attendaient en France. Suffren se concertait avec Bussy pour faire lever le siège, lorsqu'on apprit (29 juin) que les préliminaires de paix étaient signés ; les hostilités furent aussitôt suspendues.

Le roi de France avait toujours désiré la paix. L'Angleterre la désirait aussi : les pertes de son commerce, les frais d'une guerre qui ajouta deux milliards cinq cents millions à sa dette publique causaient une irritation générale. Lorsque les Français avaient embrassé la défense des Américains, le patriotisme anglais avait prescrit à l'opposition des ménagements envers les ministres : lord Chatam, qui s'était si noblement prononcé. en faveur des colons, mourut à cette époque, et son dernier soupir fut un cri de guerre contre la France. Bien que l'opposition reprit des forces à mesure qu'on voyait s'accroître inutilement les sacrifices de l'État, elle ne se souleva qu'au moment où l'on apprit la défaite de lord Cornwallis. Le discours du roi, à l'ouverture du parlement (fin de 1781), atténuait les revers et promettait des succès. Fox, Burke, le jeune Pitt, fils de Chatam, se distinguèrent par la vigueur de leurs raisonnements et de leur éloquence. Le ministère ne conservait qu'une majorité presque nulle ; il obtint cependant les moyens de continuer la guerre, le parlement vota des fonds pour cent mille marins ; mais il n'y avait point de contradiction entre vouloir la paix et consentir à déployer des forces capable d'imposer à l'ennemi. On ne cessait de répéter que toutes les prédictions sur les calamités qu'entraînerait l'administration de lord North étaient accomplies. De sévères motions poursuivaient un ministère chancelant. Le général Conway (mars 1782) fit improuver la guerre d'Amérique, et déclarer coupables de trahison ceux qui conseilleraient au roi d'employer plus longtemps la force des armes contre les colons. Enfin, le comte de Surrey demanda que le roi tilt supplié de renvoyer ses ministres. On discutait cette proposition : elle allait être adoptée, quand lord North entra dans la chambre des communes : il annonça que le roi venait d'accepter la démission des ministres ; et, continuant avec dignité, il dit qu'il était prêt à rendre compte de tous les actes de son administration, et qu'il n'en craignait point l'examen[19].

Les nouveaux ministres lurent choisis dans les rangs des wighs. Le marquis de Rockingham, lord Shelburne, Fox, le duc de Richmond, devinrent membres du cabinet. Ou croyait que la paix allait être conclue ; dix mois s'écoulèrent avant la signature des préliminaires. Les ministres anglais essayèrent de diviser les alliés, pour les amener à traiter séparément. La cour d'Espagne la, aussi des retards à la paix, par sa folie de vouloir obtenir Gibraltar, lorsqu'il était évident que jamais un ministre de l'Angleterre ne serait assez hardi pour céder slip ce point.

Rockingham mourut : Shelburne et Fox se divisèrent aussitôt, l'un et l'autre aspirant à diriger le cabinet. Fox se retira lorsqu'il vit son compétiteur l'emporter. Celui-ci dut en partie son succès aux conseils de Pitt, et le fit nommer chancelier de l'échiquier. Pitt n'avait guère alors que vingt-trois ans : on lui avait offert, à la chute de lord North, la place de vice-trésorier d'Irlande ; mais il sentait sa force, et n'avait pas voulu d'un poste secondaire.

Deux envoyés du ministère anglais étaient en France ; l'un négociait avec le comte de Vergennes, l'autre avec les envoyés des États-Unis. Franklin et ses collègues signèrent, le 30 novembre, leur traité[20], en stipulant qu'il ne pourrait recevoir d'exécution avant que la paix tilt conclue entre la France et l'Angleterre. Cette clause était formelle ; cependant le cabinet de Versailles, qui jugeait l'intention de celui de Saint-James, se plaignit vivement de la précipitation des commissaires américains. Beaucoup d'Anglais rêvèrent l'alliance de la Grande-Bretagne et des États-Unis contre la France : le duc de Richmond était à la tête du parti qui se flattait de réaliser ce projet ; mais les préliminaires de paix furent enfin signés entre la France, l'Angleterre, l'Espagne et la hollande, le 20 janvier 1785.

L'Angleterre nous céda l'île de bingo, la rivière de Sénégal, ses dépendances, et plusieurs forts sur la côte d'Afrique, un agrandissement de territoire pour Pondichéry et pour Karical. La honteuse stipulation relative à Dunkerque cessa d'exister. On convint de s'occuper d'un traité de commerce entre les deux États.

L'Espagne obtint Pile de Minorque et la Floride occidentale. La Hollande recouvra ses possessions, excepté Négapatnam, fut obligée d'abandonner à l'Angleterre. Il ne fut rien stipulé de relatif aux droits des neutres. Les puissances du Nord ne montrèrent pas la vigilance et la fermeté qu'on devait espérer d'elles ; la France craignit de compliquer la difficulté de s'entendre, et le ministère britannique évita facilement les discussions sur un point qu'il ne voulait pas régler.

A l'allégresse que répandit en France la conclusion de la paix, se mêlait un juste sentiment d'orgueil : la France voyait triompher la cause qu'elle avait protégée ; elle reprenait son rang en Europe, et les affronts de 1765 étaient effacés. En Angleterre, beaucoup d'hommes qui avaient demandé la paix avec ardeur, manifestèrent de l'indignation quand le traité fut conclu. On reprochait aux ministres d'avoir compromis l'honneur de la Grande-Bretagne, par des concessions trop importantes, et par le peu d'intérêt qu'ils avaient montré pour les loyalistes, victimes de leur dévouement à la métropole. Shelburne se retira ; et son exemple fut suivi par Pitt, qui devait bientôt reparaître à la tête du gouvernement.

La paix excita peu de joie dans les Etats-Unis ; ils n'étaient pins en guerre depuis la prise de York-Town ; et la reconnaissance que l'ancienne métropole faisait de leurs droits leur paraissait être une espèce de formalité presque indifférente. Ce moment, d'ailleurs, n'était pas exempt pour eux de graves préoccupations. La paix amenait le licenciement d'une aimée à laquelle il était du beaucoup plus d'argent que le congrès ne pouvait en payer. Un grand nombre d'officiers, une partie des soldats, menacèrent la tranquillité publique, l'existence même du gouvernement. Washington, par l'ascendant qu'il exerçait, sauva encore une fois la liberté de son pays et la gloire de son armée. Après avoir rétabli l'ordre, il donna sa démission, et reprit les travaux d'agriculture qui l'occupaient avant la guerre.

La Fayette était revenu en France bientôt après la défaite de Cornwallis. Le jour de son arrivée, la reine assistait à une fête que la ville de Paris donnait pour la naissance du Dauphin ; elle voulut conduire elle-même, dans sa voiture, madame de la Fayette à l'hôtel de Noailles, où le général était descendit. Peu de temps après, on sut qu'elle avait copié de sa main des vers de Gaston et Bayard, que les applaudissements du public venaient d'appliquer au jeune vainqueur[21]. Ce qu'il y avait de chevaleresque dans la conduite de la Fayette charmait l'imagination de la reine. Le nom de cet officier jetait un tel éclat que le jour où le comte du Nord[22] assista à une audience de la grande chambre du parlement, l'avocat général, après avoir adressé un compliment au prince, eu fit un à madame de la Fayette qui se trouvait présente. Les jeunes magistrats étaient enthousiastes du défenseur des Américains, et voulaient le faire nommer conseiller d'honneur ; il ne se prêta point à leur projet, craignant le ridicule qu'aurait pu lui attirer cette espèce de travestissement. Pour juger la situation des esprits à cette époque, il faut observer que les hommages prodigués au jeune général n'eurent rien de populaire, qu'il les reçut à la cour, dans la haute société, et dans un des grands corps de l'État.

Les officiers français, à leur retour d'Amérique, furent recherchés avec, curiosité, écoutés avec intérêt. La plupart vantaient tout ce qu'ils avaient vu, les sites, les mœurs et les lois. On entendait parler beaucoup du bonheur que la liberté répandait dans tut autre hémisphère, très-peu des maux que la révolution avait fait peser sur l'Amérique. On s'entretint souvent de la dépréciation du papier monnaie, parce qu'elle donnait lien de citer des anecdotes singulières, plaisantes ; mais on ne connut guère d'autres fléaux, les réquisitions forcées, le maximum, les confiscations, les emprisonnements. Bien des personnes crurent toujours les Américains unanimes dans leurs vœux, tandis que des divisions cruelles avaient pénétré au sein de leurs familles. La mère de Washington le vit à regret sous les drapeaux américains, et le fils de Franklin resta fidèle au roi d'Angleterre. On ne nous disait point de réfléchir à tous les fléaux qui fondraient sur nos vieilles sociétés de riches et de pauvres, de nobles et de roturiers, si elles voulaient un jour imiter un peuple jeune, né dans l'égalité. La France semblait être à jamais garantie des révolutions violentes, par les lumières de ses enfants, et par leur caractère, mélange heureux de bonté, d'insouciance et de gaieté.

On vit, dans les lieux publics, des officiers français paraître avec une décoration inconnue : ceux qui la portaient excitèrent un vif intérêt, et même une sorte de respect, lorsqu'on sut qu'elle leur était envoyée par les officiers américains qui venaient de fonder entre eux un ordre de Cincinnatus. Cependant les Cincinnatis, considérés en France comme des héros de la liberté, furent regardés en Amérique comme des hommes qui blessaient les droits de l'égalité ; leurs compatriotes craignirent de les voir semer des germes de noblesse, d'autant plus qu'ils rendaient la décoration héréditaire dans leurs familles. Tonte hérédité dans les distinctions fut interdite par le congrès ; et les Cincinnatis américains cessèrent même de porter le signe de leur association. Mirabeau et Chamfort traduisirent ou plutôt imitèrent un ouvrage américain qui censurait l'institution nouvelle ; ils ajoutèrent à cet écrit et publièrent une satire ardente contre la noblesse.

Le gouvernement tombait dans de malheureuses contradictions ; on eût dit qu'il s'étudiait à rendre complet le désaccord entre les lois et les mœurs. Tandis qu'une armée était envoyée au secours d'une république où régnait l'égalité, mie ordonnance était rendue (1781) pour n'admettre aux places d'officier que des hommes qui feraient preuve de quatre degrés de noblesse, à moins qu'ils ne fussent fils de chevalier de Saint-Louis. Auparavant les places d'officier étaient déjà réservées aux nobles ; mais on n'avait besoin de constater sa noblesse que par une déclaration signée de quatre gentilshommes. Souvent ce certificat était donné par complaisance ; et même certains gentilshommes endettés trafiquaient de leur signature. Le ministre fermait volontiers les yeux sur les preuves ; il paraissait convenu que, pour titre officier, il suffisait d'être homme vivant noblement, c'est-à-dire ayant de l'aisance et une éducation libérale. Beaucoup de nobles avaient adressé des réclamations à Louis XVI ils représentaient qu'ils ne pouvaient suivre d'autre carrière que celle des armes, et qu'ils la trouvaient obstruée par des roturiers ou des parvenus. Le gouvernement rendit la complaisance inutile et la fraude impossible, eu exigeant que ceux qui solliciteraient des brevets d'officier fissent preuve de quatre degrés de noblesse, par un certificat du généalogiste de la cour. Aucun acte du pouvoir n'a plus vivement offensé les Frappais. Un grand nombre de familles furent contraintes de renoncer à l'espoir d'ouvrir la carrière militaire à quelques-uns de leurs enfants. Des fils de riches négociants, d'administrateurs, de magistrats, s'ils voulaient servir dans l'armée, ne pouvaient plus être que soldats, Un sentiment de justice se révoltait autant que l'amour-propre à cette idée. La nouvelle ordonnance n'ôtait point aux sergents la perspective de devenir officiers de fortune ; elle les irrita cependant, parce qu'elle était une insulte de la noblesse à la roture, et le ressentiment qu'ils en conservèrent exerça sur eux une grande influence aux premiers jours de la révolution.

 

 

 



[1] Ils furent acquittés.

[2] Voici cette phrase, dont on a beaucoup parlé : Le comte d'Orvilliers fit signal d'arriver à l'escadre bleue ; le signal ne fut pas d'abord aperçu, et lorsque l'intention du général fut connue de cette escadre, le mouvement ne pouvait plus être exécuté assez promptement pour avoir son effet, qui était de couper l'arrière-garde ennemie. Supplément de la Gazette de France, du 17 août 1778.

[3] On disait, dans Paris, qu'il était colonel-général des têtes légères.

[4] Colbert avait voulu nous inspirer ce zèle. Les instructions qu'il écrivit pour son fils, devenu son collaborateur, se terminent par ces mots : Il faut que mon fils sente aussi vivement les désordres qui arriveront dans le commerce, et les pertes que feront le‹ marchands, comme si elles étaient les siennes.

[5] Le congrès adressa des remercîments au généralissime, et un conseil de guerre suspendit Lee des fonctions de général pendant un an.

[6] Les officiers de la flotte de d'Estaing furent d'avis d'aller à Boston. Les généraux américains prétendirent que ces officiers voulaient mettre obstacle aux succès de l'amiral, qu'en effet ils n'aimaient point. D'Estaing, était ce qu'on appelait un intrus ; il avait pitié les troupes de terre pour entrer dans la marine, et n'avait pas passé par tous les grades.

[7] La carrière militaire du comte d'Orvilliers finit à cette époque ; bientôt après il se retira dans un couvent.

[8] On croit généralement, en Angleterre, que Louis XVI fit proposer à Rodney, par Biron, d'entrer au service de France. Cette anecdote est passée d'une Vie de Rodney, avouée par sa famille, dans l'histoire anglaise. (Voyez la continuation de Hume et de Smolett, par Hughes, tom. I.) Le caractère moral de Louis XVI rend peu probable qu'il ait voulu offrir à un homme de l'argent et des honneurs pour le déterminer à s'armer contre son pays ; ensuite, le roi de France ne pouvait croire essentiel au succès de la guerre d'ajouter à la liste de ses officiers le nom de Rodney, qui n'était point alors aussi célèbre qu'il l'est devenu ; enfin, le maréchal de Biron, au lieu d'accepter une mission si peu conforme à sa délicatesse, eût fait sentir au roi l'impossibilité que la marine française consentit à recevoir dans ses rangs un commandant anglais. Cette anecdote est donc tout à fait invraisemblable, et l'on peut, sans crainte d'erreur, assurer qu'elle est fausse.

[9] L'année suivante, les Espagnols conduits par le général Galvès et par l'amiral Solano, prirent Pensacola (9 mai) et toute la Floride occidentale, conquête qui les rendit maîtres du golfe du Mexique. Un fait doit entrer dans l'histoire des opinions et des mœurs de ce temps. L'aumônier du vaisseau que montait Solano le surprit un jour lisant l'Histoire philosophique ; il la lui arracha, jeta le livre dans la mer, menaça l'amiral de le déférer à l'inquisition, et le soumit à une pénitence publique.

[10] Ce complot coûta la vie au jeune André, aide de camp de Clinton. Il fut pris déguisé : sa jeunesse, sa candeur, le calme de son courage, firent éprouver ses juges une émotion profonde. En voyant le gibet infamant destiné aux espions, il eut un moment de trouble ; mais il se remit aussitôt, et dit à ceux qui l'entouraient : Vous êtes témoins que je meurs comme un homme d'honneur.

[11] Philadelphie avait déjà cent mille habitants.

[12] On écrivait à Son Excellence le généralissime Washington, à Son Excellence le docteur Franklin. Dans les pétitions adressées au congrès, on demandait humblement la permission, etc.

[13] Il n'eut le titre de bailli qu'après ses premiers succès dans l'Inde.

[14] Il était d'une très-haute taille, les marins disaient : Le comte de Grasse a six pieds, et six pieds un pouce les jours de combat.

[15] De huit heures un quart du malin à six heures du soir.

[16] Deux heures après le commencement de l'action.

[17] Le surlendemain, ils en perdirent encore deux qui allaient de la Guadeloupe à Saint-Domingue, et que Hood rencontra.

[18] Les femmes portaient des croix à la Jeannette ; c'étaient des croix d'or, surmontées d'un cœur. On en fit à la de Grasse ; la seule différence, c'est qu'elles étaient sans cœur.

Parmi les plaisanteries méritées, celle-ci eut du succès. On assura que le comte de Grasse racontait que le roi d'Angleterre, l'avait reçu parfaitement et lui avait dit : Je vous reverrai arec plaisir à la tête des armées françaises.

[19] Lord Bute ne conservait plus alors d'influence : il en avait beaucoup perdu, en 1772, par la mort de la princesse de Galles, à qui il devait son élévation. Il est mort en 1792, complètement oublié de tous les partis.

[20] L'ancienne métropole reconnaissait l'indépendance des Etats-Unis, et leur donnait quelque accroissement de territoire.

[21] Eh ! que fait sa jeunesse,

Lorsque de mûr je lui vois la sagesse, etc.

[22] C'est sous ce nom que voyageait le fils de l'impératrice de Russie.