HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XVI

TOME PREMIER

 

LIVRE DEUXIÈME.

 

 

Clugny et Amelot remplacent Turgot et Malesherbes. — Discrédit ; établissement de la loterie royale. — Clugny meurt ; position de Necker, détails sur sa vie. — Taboureau est nommé contrôleur-général, Necker lui est adjoint avec le titre de directeur chi Trésor. — Taboureau donne sa démission, Necker est nommé directeur général des finances. Coup d'œil sur la cour. — Légèreté de Marie-Antoinette. — Sa société intime. — Faiblesse de Louis XVI. — Voyages des frères de la reine en France : l'archiduc Maximilien. — Joseph II. — Dans le conflit élevé entre la Grande-Bretagne et ses colonies de l'Amérique du Nord, les ministres français sont d'avis de garder la neutralité. — Le public désire qu'on arme contre l'Angleterre. — Situation, mœurs des Américains. — Projets de lord Bute ; résistance des colonies. — Débats au parlement anglais ; lord Chatam. — Lord North. — Congrès ; déclaration des droits. — Première victoire des insurgents. — Ils sont battus au combat de Breed's Hilt. — -Washington est nommé généralissime. Envoi de troupes allemandes contre les Américains. — Expédition des insurgents dans le Canada. — Délivrance de Boston. — Le congrès déclare l'indépendance des États-Unis. — Les Américains, débuts à Brooklyn, sont conduits par Washington derrière la Delaware. — Progrès des Anglais ; Washington reprend l'offensive. — Arrivée de Franklin à Paris. — La Fayette part pour défendre la liberté américaine. — Combat de Brandy-Wine ; les Anglais entrent à Philadelphie. — Leurs succès et leurs revers sous le commandement de Burgoyne. — Son armée est faite prisonnière. — Traités de la France avec les États-Unis. Contradictions du gouvernement français ; état de la presse. — Retour de Voltaire dans la capitale. — Sa mort. — Mort de Rousseau. — Observations sur l'influence de ces deux écrivains. — Opérations financières de Necker. — Ses réformes. — Ses enthousiastes plus nombreux de ses ennemis. — Profonde mésintelligence entre Maurepas et Necker. — Celui-ci fait renvoyer Sartine du ministère de la marine. — Piège que lui tend Maurepas. — La reine et le directeur des finances font nommer Castries au ministère de la marine. — Bientôt après, ils obtiennent la nomination de Ségur au ministère de la guerre. — Necker présente au roi le Compte rendu, et la publication en est autorisée. Examen de ce compte célèbre. — Attaques multipliées contre Necker. — Un mémoire qu'il avait remis au roi, et qui est clandestinement imprimé, irrite les parlements. — Ses réformes lui font pins d'ennemis que ses torts. — il croit nécessaire que le roi lui accorde un haut témoignage de confiance ; Maurepas l'empêche de l'obtenir. — Il donne sa démission ; regrets qu'elle excite. — Parallèle de Turgot et de Necker.

 

Maurepas adoptait four à tour les différentes opinions qui lui paraissaient propres à garantir son pouvoir et son repos. Pour titre applaudi dans les salons où l'on souhaitait des réformes, il avait appelé Turgot an ministère ; les réformes excitaient des clameurs, il bisait disparaître Turgot. Pour être à l'avenir certain de dominer le contrôleur général, il voulut le placer : immédiatement sous ses ordres, et se fit nommer chef de conseil des finances ; il prit un moyen plus sûr encore, en désignant pour la place vacante, un homme qui lui était dévoué, Clugny, intendant de Bordeaux. Ce choix rassura les partisans des abus ; Clugny pouvait même rappeler aux courtisans le règne de Louis XV : c'était un homme sans mœurs, sans principes, qui fit de l'hôtel du contrôle général un séjour de plaisirs, dont le trésor public payait les dépenses.

La reine désirait que Malesherbes fut remplacé par le baron de Breteuil, ambassadeur à Vienne ; mais le vieux ministre déconcerta ce projet, et fit nommer Amelot, dont le père avait été son ami. Lui-même plaisantait sur la nullité de son protégé. Comme ou avait prétendu, lors des nominations précédentes, qu'il flattait les gens de lettres, les philosophes, du moins, dit-il, on ne m'accusera pas d'avoir choisi celui-là pour son esprit. Une des principales occupations d'Amelot dans son ministère, fut de recueillit : les bruits de ville et les anecdotes secrètes dont Maurepas allait ensuite amuser la cour[1].

Le renvoi de Turgot avait porté un coup fatal an crédit : les effets publics baissèrent, l'intérêt de l'argent haussa ; les Hollandais ne voulurent plus réaliser le prêt de soixante millions qu'ils avaient promis ; les directeurs de la caisse d'escompte s'excusèrent de ne pouvoir trouver dix millions qu'ils devaient fournir ; et, comme on rentrait sous l'empire de la faveur, ils furent dispensés de cette avance. Le nouveau contrôleur général, pour subvenir aux besoins du trésor, eut recours à des moyens honteux ; on le vit manquer à des engagements, rétablir des sous pour livres supprimés, et donner à la France le plus immoral des impôts, la loterie royale. Déjà il existait quelques loteries formées au profit d'établissements publics, tels que l'hospice des Enfants-trouvés ; mais leur dangereuse influence était très-circonscrite. La loterie royale appela tous les Français à tenter la fortune ; ses bureaux multipliés excitèrent les ouvriers et les domestiques à porter leurs épargnes an jeu le plus inégal qu'ait inventé la friponnerie. Le gouvernement avait plusieurs fois songé à spéculer sur cette scandaleuse ressource ; mais, jusqu'alors, le parlement en avait garanti la France. Clugny se passa d'enregistrement ; il dit que, les mises étant volontaires, la loterie n'était point un impôt ; et il l'établit par un simple arrêt du conseil.

Maurepas et Clugny voulaient dissiper les craintes des ordres privilégiés, et donner satisfaction A la magistrature ; en conséquence, ils s'attachèrent à détruire les améliorations de Turgot. L'affranchissement de l'industrie, proclamé en lit de justice le 12 mars, fut révoqué le 11 août, et l'exécution de l'édit relatif à la corvée fut suspendue. Turgot était sorti du ministère avec calme ; mais, lorsque, dans sa retraite, il apprit qu'on recréait les abus dont il avait délivré la France, des larmes mouillèrent sa paupière[2].

Cependant les services de l'ancien ministre ne furent pas entièrement perdus. Les jurandes et les corporations ne reparurent pas avec tout ce qu'elles avaient d'oppressif, quelques-uns des usages les plus onéreux restèrent supprimés. Les corporations furent moins multipliées qu'auparavant ; il en résulta moins de procès et moins de gêne pour l'industrie. Malheureusement, l'édit de suppression n'avait pas été exécuté dans les provinces, en sorte qu'elles profitèrent peu des réformes.

La classe nombreuse était bien étrangère aux affaires de gouvernement ; on l'avait vue indifférente à la chute de Turgot ; mais les nouveaux édits instruisirent le peuple de la perte qu'il avait faite. On fut, clans plusieurs provinces, obligé d'employer la force pour ramener les paysans à des travaux dont ils se croyaient affranchis. Eu suspendant l'édit sur la corvée pour satisfaire les hommes qui ne voulaient pas payer l'impôt, les ministres étaient si persuadés de leur injustice, qu'ils laissèrent aux écrivains quelque liberté pour défendre, la cause des campagnes.

Il est affligeant de voir détruire des améliorations ; mais la politique de Maurepas causait encore un mal plus irréparable ; elle achevait de dévoiler aux Français la faiblesse, la versatilité de leur jeune monarque. Dans un court espace de temps, Louis XVI avait assuré de sa protection un parlement, et l'avait renvoyé ; les magistrats rappelés avaient subi un lit de justice ; et, peu de mois après, leur résistance triomphait. On avait vu Terray, la Vrillière, remplacés par Turgot, par Malesherbes ; et l'on voyait succéder à ceux-ci un Clugny, un Amelot. Ces variations perpétuelles, ces contradictions manifestes, affaiblissaient l'autorité et laissaient les esprits incertains de savoir s'il n'y avait pas de gouvernement ou s'il en existait plusieurs.

Louis XVI était le seul à la cour qui ne sût rien du gaspillage et des débauches du contrôleur général. Maurepas les voyait avec indifférence ; mais il pouvait d'autant moins se dissimuler les embarras et la pénurie du trésor, que les circonstances prenaient une haute gravité. Le soulèvement des colonies anglaises contre leur métropole retentissait en Europe ; les armements d'une puissance rivale exigeaient des préparatifs de la part de la France ; et, si le sort voulait qu'elle fût *Éraillée dans une guerre, il fallait que le contrôleur général eût un crédit et des talents dont Clugny était évidemment dépourvu. Son renvoi était décidé, lorsqu'il tomba malade et mourut.

Parmi les prétendants au contrôle général, on distinguait un étranger dont les partisans, déjà nombreux, vantaient les talais et la probité. C'était Necker il aspirait à diriger les finances du royaume, excité par les deux mobiles les plus actifs qui puissent faire ambitionner une place élevée : la conviction qu'on opérera le bien, et l'ardeur d'acquérir une grande renommée. Autant il est facile de faire ou le panégyrique ou la satire de cet homme célèbre, autant il est difficile de l'apprécier avec une exacte justice.

Né à Genève, fils d'un professeur de droit public, sa jeune ambition se dirigea d'abord vers la carrière des lettres ; mais la volonté de son père et son définit de fortune le déterminèrent à suivre la roule du commerce, où il porta l'activité de son esprit, et son désir de se distinguer. Placé à Paris chez un banquier, dont il devint l'associé, ses bénéfices et les fonds que lui prêta son protecteur le mirent à la tête d'une maison qui devint la plus considérable de France. Les anecdotes imaginées pour porter atteinte à sa délicatesse n'ont jamais trouvé de crédit parmi les hommes impartiaux ni même dans le public. Les principales sources de son opulence furent de vastes spéculations sur les grains et d'importantes opérations de finance avec le gouvernement[3]. Un trait caractéristique de Necker, c'est qu'il fit une grande fortune sans aimer l'argent : une autre passion occupait son âme. Lorsqu'il abandonna le commerce, à quarante ans, il lui était facile, avec ses talents, ses capitaux et ses relations, d'accroître immensément sa fortune ; il ne voulut pas même conserver un intérêt dans la banque. L'ambition des richesses lui paraissait vulgaire. Acquérir de la renommée, en dirigeant les finances d'un empire, exciter l'enthousiasme des Français, mériter leur reconnaissance, obtenir l'admiration de l'Europe, tels étaient les desirs d'un homme qui avait une habileté remarquable et dont l'orgueil surpassait de beaucoup l'habileté.

Necker devait à sa femme une partie de ses admirateurs. Fille d'un ministre protestant sans fortune, qui l'avait élevée avec soin, belle, sage, instruite, elle avait inspiré à Necker la plus vive tendresse : leur union dura trente ans et ne fut jamais troublée. Cette femme éprouvait pour son mari un amour piété de vénération ; ambitieuse pour lui seul, elle voulait la gloire de celui qu'elle regardait comme un être parfait ; elle pensait avec délices qu'un jour le bonheur public serait l'ouvrage de l'homme à qui sa destinée était unie ; elle lui vouait une sorte de culte.

Le salon de madame Necker réunissait des hommes de lettres, des gens de qualité, des administrateurs et des banquiers. Cette société, était du nombre de celles où l'on parlait de littérature et de philosophie, mais elle différait de toutes les autres ; elle était plus grave. Madame Necker n'était point exempte de pédantisme ; la crainte de ne pas rendre sa maison aussi agréable qu'elle l'eût désiré donnait quelque chose d'apprêté à ses prévenances et de contraint à ses paroles ; mais son âme douce et pure faisait trouver en elle un charme qui remplaçait la grâce dont elle était dépourvue. Necker, moins homme du monde que ses convives, pour éviter des comparaisons dangereuses, affectait souvent la distraction d'un esprit occupé de grands intérêts ; il savait garder le silence, jusqu'à ce qu'il lui vint une observation judicieuse, une pensée remarquable, et quelquefois il laissait échapper des traits pleins de finesse. Sa société plaisait à des hommes qui en connaissaient de plus aimables. Il n'en existait pas où les idées du bien public fussent offertes sous un aspect plus moral. Jamais des discours frivoles n'insultaient à des objets sacrés. La vie des maîtres de la maison confirmait la sagesse de leurs principes. L'enthousiasme de madame Necker pour l'objet de toutes ses affections était trop vrai pour n'être pas communicatif ; et, près d'elle, on éprouvait bientôt l'influence du sentiment exalté que lui inspirait son mari.

Necker était résident de Genève près du cabinet de Versailles ; et cette place, dont il avait refusé les appointements, lui plaisait parce que c'était une hilare politique. L'Académie française venait de couronner son Éloge de Colbert, qu'il avait composé : pour se montrer initié aux connaissances de la haute administration, et dans l'espoir de faire dire qu'on ne pouvait si bien apprécier le ministre créateur du commerce, sans être digne de le remplacer. Son livre de la Législation des grains avait pour but de prouver que Turgot et ses admirateurs étaient des théoriciens, des gens à systèmes, et que lui seul possédait l'expérience, les lumières qui doivent assurer la prospérité publique. Parmi ses prôneurs, les uns lui savaient gré de ses liaisons avec des philosophes, et les autres de son inimitié pour les économistes. En même temps que des gens de lettres et des administrateurs répandaient ses louanges, les commerçants, les banquiers, manifestaient leur confiance en lui : elle était grande ; puis ils étaient flattés de l'idée qu'un homme sorti de leurs rangs pourrait être élevé au contrôle général.

Lorsque Maurepas, du vivant de Clugny, songeait à lui donner un successeur, il n'apercevait pas d'homme plus en état que Necker de diriger les finances ; et il était entretenu dans ses dispositions favorables par le marquis de Pezay, qu'il voyait fréquemment. Déjà ce marquis avait protégé le prince de Montbarrey, dont la femme lui inspirait, dit-on, un sentiment très-vif ; et il était parvenu à le faire adjoindre au comte de Saint-Germain, sous le titre de directeur de la guerre. Son ambition était aiguillonnée par ce succès, et il désirait avec ardeur obtenir pour Necker le contrôle général. Necker, par son intermédiaire, avait fait remettre à Maurepas un mémoire sur les finances, où il indiquait les moyens de combler le déficit[4] ; et montrait comment, en cas de guerre, on parviendrait à couvrir les dépenses, si l'on savait inspirer aux capitalistes une entière confiance ; c'est-à-dire qu'il traçait avec art un plan séduisant que, bien évidemment, il était seul en état d'exécuter, par la nature de ses relations et l'étendue de, son crédit. Ce mémoire, qui promettait, même en temps de guerre, l'abondance au Trésor royal, enchantait Maurepas ; mais de nombreux obstacles s'opposaient à la nomination de l'auteur. Necker était, étranger, protestant et banquier. Appeler au contrôle général un étranger, c'était déclarer qu'aucun Français ne convenait à cette place ; un protestant, c'était s'exposer à soulever le clergé ; un banquier, c'était changer les usages ; on ne prenait les contrôleurs généraux que dans les familles de magistrats ou parmi les intendants.

Les difficultés furent éludées par le moyen dont Pezay s'était servi lorsque, voulant frayer la route du ministère au prince de Montbarrey, il l'avait fait nommer directeur de la guerre. Maurepas proposa an roi de choisir un contrôleur général et de lui adjoindre Necker en qualité de directeur du Trésor. C'était créer une place nouvelle, aucun usage ne pouvait donc titre invoqué contre celui qu'on appelait à la remplir ; il était précédé d'une haute réputation financière, et l'on ne craignait pas de lui des innovations semblables à celles de Turgot, dont il était l'antagoniste. Ce choix fut goûté même de la plupart des courtisans : très-sérieusement ils se flattèrent qu'un homme pourvu de tant d'habileté en finance n'aurait pas besoin d'économie.

Un conseiller d'État, Taboureau des Réaux, cédant aux instances de Maurepas, se laissa nommer contrôleur général, et Necker eut le titre de directeur du Trésor (22 octobre 1776). Celui-ci ne voulut point accepter d'émoluments : Louis XV1 hésita d'abord à permettre ce refus ; mais il pensa qu'un sentiment noble ne pouvait l'offenser. Le marquis de Pezay se garda d'imiter ce désintéressement ; il retrouva une ancienne réclamation que son père avait faite au gouvernement pour un compte de fournitures ; et cette réclamation, rejetée trente ans auparavant, lui valut trois cent mille livres ; il se fit en outre nommer inspecteur général des côtes du royaume, avec soixante mille livres de traitement. Les succès l'enivrèrent ; son insolence, dans sa première inspection, excita les plaintes de quel personnes en crédit ; il fut exilé, et mourut de chagrin à trente-six ans.

Le contrôleur général en titre était un homme de mœurs douces, exempt d'intrigue et d'ambition, qui n'avait de grandes ressources ni dans l'esprit ni dans le caractère. L'adjoint, par ses bleus et par son activité, l'emportait de beaucoup sur le titulaire qui, dans le public, passait pour n'être qu'un simple prête-nom. Maurepas, en qualité de chef du conseil des finances, prononçait sur leurs dissentiments. Dans les conférences, Taboureau attaquait assez bien les projets de Necker ; mais il était inhabile à leur en substituer d'autres, et Necker reprenait l'avantage. Celui-ci, après avoir supporté pendant quelques mois sa situation équivoque, en sortit par im acte de vigueur. Il y avait an contrôle général six intendants des finances, entre lesquels se divisait la surveillance des différentes branches de l'administration. On ne voit pas qu'ils aient empêché les déprédations des contrôleurs généraux, ni réprimé les abus ; mais c'étaient presque toujours des hommes de mérite, et ils étaient puissants, Car ils étaient inamovibles. Necker, pour donner de l'unité et de la force an ministère qu'il regardait comme le sien, demanda la suppression de ces intendants, et sut faire entrer Maurepas dans ses vues. Taboureau jugea combien de murmures éclateraient quand on verrait remplacer les conseillers permanents du contrôle général par des commis amovibles ; il lui répugnait de nuire à des hommes qu'il estimait, et de blesser des familles honorables ; il ne voulut point participer à ce changement, et donna sa démission d'une place qu'il était trop honnête homme pour garder longtemps, puisqu'il s'y trouvait inutile.

Necker fut nommé directeur général des finances (29 juin 1777), titre qu'un imagina pour qu'un protestant ne fût pas contrôleur général. C'était plus qu'une différence de mots ; le nouveau titre ne donnait point entrée au conseil, Necker ne pouvait aller y discuter, y soutenir ses plans ; immense désavantage pour un administrateur. Cette concession n'empêcha point un certain nombre de personnes, surtout dans le clergé, de se répandre en plaintes contre l'élévation de celui qu'elles appelaient le banquier genevois, et de rappeler avec amertume que les lois du royaume excluaient les protestants de tout emploi public. Un évêque exprimait son mécontentement de voir ces lois enfreintes pour Necker ; Nous vous l'abandonnons, lui dit gaiement Maurepas, si le clergé veut payer les dettes de l'État.

Mon but principal est de faire connaître l'administration de la France ; mais, pour qu'il soit possible de la juger, il faut examiner la situation des esprits, et les circonstances où se trouvait le royaume. Des sujets d'observation variés se présentent ; souvent ils offrent des contrastes frappants : l'intérieur d'une cour frivole appelle nos regards, et bientôt il faudra les porter sur l'Amérique, dont la guerre fut si féconde en graves résultats.

Louis XVI aurait eu besoin de fermeté et de vigilance pour dominer les éléments de discorde pli se développaient. Déjà nous avons vu combien sa versatilité dans le gouvernement de l'État lui faisait perdre de son pouvoir : il n'en perdit pas moins peut-être par la faiblesse qu'il montra dans l'intérieur de sa famille et de sa cour.

Sans doute, le temps était venu de modifier une minutieuse et fatigante étiquette. Louis XIV en avait surchargé la cour. La pompe du monarque impose à la multitude dans les cérémonies publiques ; Louis XIV avait voulut que, dans l'intérieur des pubis, la sévérité de l'étiquette produisit une impression analogue sur les courtisans. Ce moyen pouvait servir à l'abaissement des seigneurs féodaux attirés à Versailles ; mais les circonstances et les esprits étaient changés. Tel usage qui devait, au dix-septième siècle, imprimer le respect, n'offrait plus, dans le dix-huitième, qu'une espèce de mystification pour les courtisans et pour les princes. La faute n'était point de vouloir supprimer des usages surannés, gênants et ridicules ; la !bute était de s'en affranchir,- an gré du caprice, pour se jeter dans la dissipation ; tandis qu'il eût fallu réformer avec sagesse, afin de rendre les mœurs plus simples et les goûts plus solides.

La reine était sans expérience et fut laissée sans guide. Il aurait été plus facile pie sa légèreté ne le ferait supposer de lui inspirer le goût des mœurs de famille, dont il fallait se rapprocher pour donner au pouvoir la dignité qui convenait à cette époque. Sous l'étourderie même de la jeune reine, on aperçoit des qualités dont il était possible de tirer le plus heureux parti : elle désirait échapper aux grandeurs, elle voulait saler les d'armes de la vie privée ; elle attachait l'idée du bonheur à trouver une amie qui la chérit pour elle-même ; et l'on peut remarquer, à son avantage, que les deux femmes sur lesquelles s'arrêta successivement son choix, l'intéressèrent parce qu'elles n'étaient pas dans une situation heureuse.

Madame de Lamballe, veuve à dix—huit ans d'un prince victime de la déhanche, donnait des soins à la vieillesse de son beau-père, le pieux duc de Penthièvre, quand elle fut distinguée par sa souveraine. Marie-Antoinette, dans ses offres, dans ses dons, ne consultait guère que son cœur. Un roi faible, un premier ministre intéressé à ce qu'elle eût des goûts frivoles, n'opposaient point d'obstacle à ses désirs. Marie-Antoinette voulut qu'on rétablit, pour sa favorite, la place de surintendante de la maison de la reine ; et cette place inutile, dès longtemps supprimée, fut doublement onéreuse ; il fallut en parer les émoluments, et consoler, par des faveurs, les femmes dont les emplois perdaient de leur éclat. Une d'elles donna sa démission, les autres se soumirent à regret ; les ennemis de la reine devenaient plus nombreux, et le public murmurait des prodigalités de la cour.

Un an s'était à peine écoulé, que déjà la jeune reine était infidèle en amitié. La comtesse hiles de Polignac parut au bal de la cour : on remarqua sa beauté, sa grâce naturelle ; un charme séduisant était répandu sur toute sa personne. La reine, surprise de ne l'avoir pas encore vue embellir sa cour, lui demanda, avec bienveillance, la cause qui l'en avait éloignée. La comtesse Jules répondit avec franchise, avec simplicité, que sa modique fortune l'obligeait à vivre dans la retraite. Marie-Antoinette fut émue et se prit aussitôt d'amitié pour cet être charmant. La comtesse Jules ne semblait point formée pour l'ambition ; et l'on s'accorde à dire que sa famille ressentit son bonheur plus vivement qu'elle-même. Toutefois il est, près dit trône, peu d'amitiés entièrement désintéressées : la princesse de Lamballe s'était prêtée à ce qu'on rétablit une place qui devait susciter des ennemis à sa bienfaitrice ; la comtesse de Polignac, pour s'élever, descendit à une intrigue. La reine goûtait chaque jour davantage le caractère et la conversation de sa nouvelle amie, mais ne lui donnait pas encore des marques de sa munificence. La famille des Polignac voulut téter le moment d'en obtenir. Une lettre pour la reine fut dictée à la comtesse, et cette lettre renfermait des adieux. Avec un peu d'expérience, la reine aurait vu ce que signifiait une pareille lettre, et n'eût point pardonné à la femme assez peu sensible à l'amitié pour devenir l'instrument d'une intrigue. Marie-Antoinette se laissa tromper et pleura. La comtesse de Polignac fut logée au château, et son mari fut nommé écuyer de la reine. Alors se forma cette société composée de pareils de la favorite, et de personnes assez heureuses pour leur plaire, cette société intime qui fut la cause d'un grand nombre de fautes et de malheurs.

C'est au sein de la fat-Mille royale que la reine aurait pu déposer l'étiquette avec dignité ; c'est dans min intérieur convenable aux vertus de Louis XVI qu'elle aurait donné un utile exemple, et que le respect et la reconnaissance l'eussent environnée ; c'est là qu'elle aurait goûté le bonheur ; elle ne trouva que les plaisirs dans une société particulière, dont elle acquittait les dépenses, fort exagérées par la malignité publique. Dès qu'on vit au château s'élever une famille qui posséderait le plus puissant moyen de disposer à son gré des places et des faveurs, la jalousie mit en mouvement les grandes haines et les petites intrigues de cour. Dans le publie, les hommes sensés furent inquiets de voir Louis XVI laisser la reine s'entourer de personnes qu'il n'avait pas choisies, et qui exerceraient sur elle l'empire que n'avait su prendre ni le roi ni l'époux. Cependant les soirées que Marie-Antoinette passait citez la comtesse Jules ne furent d'abord remplies que par des amusements enfantins, par de petits jeux dont la liberté lui frisait délicieusement oublier les ennuis de la grandeur, si fatigants pour elle[5].

Dans ces réunions, il r avait beaucoup d'amabilité, d'esprit et de grave ; mais la reine s'y forma des habitudes, des goûts qui affaiblirent en elle le sentiment des convenances, Il en est qu'elle aurait dû ne jamais oublier. Louis XVI était jugé sévèrement à la cour ; on exagérait ses défauts, on rabaissait ses vertus. C'était à la reine, aux personnes qu'elle honorait de sa bienveillance, à rappeler par leur exemple le respect pour le roi. Leurs imprudences produisirent souvent l'effet opposé. Louis XVI, dont les habitudes étaient très-régulières, se retirait chaque jour à la même heure : un soir, Marie-Antoinette, qui projetait quelque visite, avança furtivement l'aiguille d'une pendule. On croirait que cette espièglerie, dont sa société in-lime fut seule témoin, resta secrète : le lendemain, toute la cour en riait. C'est ainsi que des étourderies de la reine encourageaient les courtisans à plaisanter sur un prince, trop honnête homme pour avoir les qualités qui leur plaisent.

Entraînée de plus eu plus par sa légèreté naturelle et par son glatit d'indépendance, Marie-Antoinette dédaigna de veiller sur ses actions, dans un temps où les bruits injurieux pour une femme se répandaient avec facilité. Le vice n'était plus en honneur, comme à la cour de Louis XV ; mais les mœurs de la haute classe n'avaient pas cessé d'être fort dissolues : beaucoup de gens étaient intéressés à dire ou disposés ô croire que la contagion était universelle, et qu'elle atteignait même le trône. La reine cherchait des plaisirs qui fussent en contraste avec son rang : les bals de l'Opéra l'enchantèrent, elle y fut assidue. Une nuit qu'elle s'y rendait, accompagnée d'une clame de la cour, sa voiture cassa, et ce fut dans un fiacre qu'elle acheva sa course. Cette aventure lui parut si plaisante, qu'elle eut hèle de la raconter aux premières personnes de sa connaissance qu'elle aperçut dans le bal. Tout Paris en fut rapidement informé. La simplicité, l'abandon avec lequel la reine elle-même avait dit ce singulier événement, prouve qu'il ne cachait rien de coupable ; mais l'anecdote circula commentée par la calomnie. La reine dans les rues de Paris, en fiacre, la nuit, avec une seule femme ! On broda sur ce fond vingt histoires scandaleuses et romanesques. Marie-Antoinette, par ses imprudences, compromit sa réputation et jeta du ridicule sur le roi. Si les personnes de sa société intime ne voyaient pas les dangers d'une conduite aussi légère, comment excuser leur défaut de raison et de principes ? Si elles voyaient ces dangers, comment leur pardonner de n'oser éclairer, par un avis sincère, celle qui les comblait du tant de faveurs et d'amitiés ? Dans les deux hypothèses, une accusation accablante pèse sur cette société, si peu digne de la confiance dont la reine eut le malheur de l'honorer.

Pendant le cruel hiver de 1776, les Parisiens virent se prolonger, sur les boulevards, des courses en traîneaux dont la reine avait eu la fantaisie, et pour lesquelles de jeunes seigneurs déployaient un luxe extraordinaire. Ce spectacle excita des murmures ; on disait que le froid, cause de tant de misère, était pour la cour un moyen de plaisir. On sut que Marie-Antoinette avait pris à Vienne le goût de ce genre d'amusement, peu connu en France ; et c'est alors que le reproche d'être toujours autrichienne, qui d'abord n'avait été fait que dans MI certain monde, commença à se répandre dans le peuple. Louis XVI n'empêchait point ces jeux, que cependant il blâmait. Un jour il montra aux courtisans une longue file de voitures qui passaient chargées de pain pour les pauvres : Messieurs, leur dit- il, voilà mes traineaux. Nobles paroles ! qui ne frappaient guère ces hommes, qu'il eût fallu mieux maintenir dans le respect et l'obéissance. Le roi improuvait les fautes qu'il voyait commettre et ne savait pas les réprimer. Il témoignait son mécontentement à tel grand seigneur qui venait de dépenser huit cent mille livres pour une femme publique ; il n'osait le chasser de sa présence. Quelquefois il avait encore des mouvements de brusquerie ; mais il suffisait aux courtisans d'éviter ou de supporter ce qu'ils appelaient les coups de boutoirs du roi ; ils étaient maitres ensuite de continuer le genre de vie qui venait d'exciter l'humeur du monarque.

Louis XVI fut informé des bruits répandus contre la reine ; il eut sous les yeux des libelles, des chansons infâmes. Convaincu de l'innocence de Marie-Antoinette, craignant de l'affliger, toujours faible, il consulta Maurepas. Ce ministre, dans l'intérêt de son influence exclusive, répondit qu'il ne fallait pas alarmer inutilement la reine, qu'elle avait beaucoup d'esprit, et qu'elle saurait trouver elle-même les meilleurs moyens de faire cesser de vains bruits. Vergennes fut aussi consulté : il jugeait très-ambitieux les Polignac, il voulait à tout prix les éloigner des affaires d'État ; et sa politique fut d'accord avec l'égoïsme de Maurepas.

Ces deux ministres craignaient d'autant plus que la reine, dirigée par les personnes qui l'entouraient, ne parvint à gouverner, qu'on la voyait acquérir chaque jour de l'ascendant sur son époux. Après n'avoir pas su la guider par ses conseils, il semblait destiné à prendre d'elle ses volontés. Les aimables et bonnes qualités de Marie-Antoinette avaient de plus en plus charmé Louis XVI, et son affection pour elle croissait avec le temps. L'art des médecins triompha de sa triste infirmité (1777) ; et dès lors sa tendresse pour la reine devint extrême, on le vit aimer à lui complaire. Marie-Antoinette accoucha d'une fille en 1778. Cette époque pouvait être celle d'un changement d'existence ; mais trop de légèreté d'une part, trop de faiblesse de l'autre, ne permirent pas aux vœux de la raison d'être écoutés.

Dans les premières années du règne de Louis XVI, deux frères de la reine vinrent successivement en France ; et tous deux nuisirent à la cour de Versailles, l'un par sa sottise et l'autre par son esprit. L'archiduc Maximilien (1775) voulait, en qualité d'altesse impériale, avoir la première visite des princes qui n'étaient qu'altesses sérénissimes ; et la reine soutint cette prétention. Les princes s'éloignèrent de l'archiduc et passèrent dans leurs terres le temps de son séjour à Versailles. Marie-Antoinette se souvenait trop des leçons de sa mère, qui d'ailleurs lui étaient rappelées par l'abbé de Vermond, l'un des hommes dont les conseils lui furent le plus funestes[6]. Le tort que la reine avait eu d'approuver les prétentions de son frère causa dans le public un effet d'autant plus fâcheux pour elle, que cc prince était tus personnage fort ridicule. On s'égayait de ses naïvetés ; tout Paris savait que Buffon. lui avait offert ses œuvres, et qu'il avait répondu : Monsieur, je serais bien fâché de vous en priver.

L'empereur Joseph II voyageait sous le nom de comte de Falkenstein, et descendit à Versailles dans un hôtel garni (1777). Le but secret de son voyage était de juger si Louis XVI serait disposé à s'allier avec lui contre la Russie, dont il redoutait l'agrandissement et l'ambition ; mais avec laquelle il s'unit plus étroitement, après avoir vu qu'il ne pouvait compter sur le secours de la France. Ce fils de Marie-Thérèse roulait sans cesse lie grands projets dans sa tête. Contemporain de Frédéric, il voulait être comme lui monarque guerrier et monarque philosophe : il ne fut ni l'un ni l'autre ; mais c'était un prince distingué par son esprit et par ses connaissances. Dans nos établissements publics, où il se rendait sans être attendu, il savait discuter avec les administrateurs, qu'il charmait par des manières simples et dignes. On pensait que Louis XVI vivait trop renfermé dans le château de Versailles, et que la reine s'affranchissait trop librement de l'étiquette ; Joseph II paraissait offrir le mélange de grandeur et de simplicité qu'on désirait dans un souverain : ajoutons que le plaisir de fronder la cour disposait à le juger favorablement.

Ce prince s'expliquait avec une caustique franchise sur ce qui lui déplaisait dans les parures, dans les manières et la conduite de sa sœur. Il s'étonna que Louis XVI n'eût jamais vu ni les Invalides ni l'École militaire ; il lui parla de l'établissement formé, par l'abbé de l'Épée, que la cour ne connaissait point[7] ; il le plaisanta sur son goût pour la chasse, et lui dit qu'au lieu de courir les bois il devrait visiter les principales villes de son royaume. Les reproches de l'empereur n'étaient que trop fondés ; et il se refusait d'autant moins le plaisir de les faire assez publiquement, qu'un secret dépit l'animait. L'éclat de la France était trop supérieur à celai de l'Autriche, pour ne pas exciter l'envie d'un prince aussi avide de renommée. Lorsqu'il parcourut quelques-unes de nos provinces, et qu'il se trouva au milieu des merveilles de l'industrie lyonnaise, il ne put cacher des sensations qui décelaient sa jalousie.

En retournant dans ses États, l'empereur passa près de Ferney sans visiter le grand poète qui s'était flatté de le recevoir. A Paris, il était allé aux séances des académies ; mais il n'avait pas eu de relation particulière avec les philosophes. Ses goûts et son ardeur pour la célébrité l'auraient porté à les accueillir ; mais, fils respectueux, il évita de blesser la dévotion de Marie-Thérèse.

Je ne pense pas que, dans des circonstances différentes, Joseph II eût fait adopter par Louis XVI ses vues contre la Russie. Lorsqu'il vint, ses projets ne pouvaient pas même être écoutés en France. D'autres pensées occupaient nos diplomates ; l'attention du comte de Vergennes se portait tout entière sur la lutte de l'Angleterre avec ses colonies.

Au commencement de 1776, chacun des ministres avait été appelé à donner son opinion sur le parti qu'il convenait de prendre dans la situation où se trouvaient l'Angleterre et l'Amérique. Tous avaient répondu que l'intérêt de la France était de rester neutre, en laissant aux Américains la liberté de faire les achats et les emprunts qui pourraient accroître leurs forces, et que la neutralité ne prescrit pas d'interdire. Tous avaient aussi conseillé de se préparer à la guerre, la volonté de rester neutre ne les assurant point du maintien de la paix. Le cabinet de Saint-James pouvait se déterminer à pacifier ses colonies par de grandes concessions, par de pénibles sacrifices ; et, aussitôt après, apaiser l'orgueil britannique et rallier les esprits en attaquant les possessions françaises dans les deux Indes.

Turgot, alors contrôleur général, avait donné un mémoire fort remarquable. Ses vœux étaient pour la paix ; il regardait l'accroissement de dépense qu'entraînait la guerre comme destructif des projets d'économie et d'amélioration, dont il attendait la prospérité de la France. Il ne partageait point l'opinion, alors si répandue, que l'émancipation des colonies anglaises serait funeste à leur métropole ; il pensait que la Grande-Bretagne s'affaiblirait beaucoup plus si elle reprenait violemment l'autorité sur ses colonies : en effet, ou leur ruine serait complète, et les frais qu'exigerait leur possession seraient en pure perte, ou elles conserveraient des forces et, par cela même, un désir de liberté qui rendrait longtemps nécessaire une surveillance dispendieuse. Turgot, s'élevant à de hautes considérations, annonçait que le temps approchait où les métropoles seraient forcées d'abandonner toute domination lointaine, de laisser leurs colonies commercer librement, et de ne conserver avec elles d'autres avantages que ceux qui résultent des liens d'amitié.

Necker, en arrivant à l'administration, fut également consulté : il jugea les nombreux obstacles que les frais d'une guerre apporteraient à ses vues d'amélioration, et fut d'avis de la neutralité.

Le public ne traitait pas cette grande question avec la même réserve que les ministres. Les Anglo-américains, désignés alors sous le nom de Bostoniens[8] et d'insurgents, trouvaient une vive sympathie en France. Les militaires appelaient de tous leurs vœux la guerre contre les Anglais : une paix qui durait depuis douze ans leur paraissait un long et fatigant repos ; ils disaient que le temps était venu d'effacer les affronts de 1763 et d'humilier l'orgueil britannique. De jeunes colonels plaidaient à cause des insurgents à la cour de Versailles. La reine les écoutait sans défaveur ; sa fierté la rendait sensible à la gloire militaire ; elle désirait que l'honneur français fût vengé.

Nos villes maritimes recueillaient des bénéfices dus à la rupture des colonies anglaises avec leur métropole. Ces premiers avantages en faisaient espérer de plus considérables ; et nos commerçants sollicitaient le gouvernement de leur assurer les nouvelles sources de richesses qui s'ouvraient devant eux.

Divers sentiments multipliaient les partisans, les admirateurs des Américains[9]. Un spectacle qui saisira toujours le cœur de l'homme est celui que présentent la faiblesse et l'inexpérience luttant, pour une cause juste, contre la force et l'habileté. Les Anglais n'étaient pas aimés ; et le peuple soulevé contre eux semblait servir notre vengeance. Toutes les sociétés où l'on parlait de philosophie s'enflammaient pour les insurgents ; elles les regardaient comme éclairés par nos écrivains et destinés à répandre de nouvelles lumières sur l'Europe. Cependant un sage observateur, en formant des vœux pour l'Amérique, aurait pu dire que les Français ne recevaient pas, sur cette terre lointaine, les leçons qui leur auraient été le plus utiles. Déjà nourris dans l'admiration de Sparte et de Rome, nous allions prendre encore, an sein de la république naissante, des idées de législation impossibles à réaliser parmi nous. Nos mœurs deviendraient-elles semblables à celles du peuple, objet de notre enthousiasme ? Jamais peuple ne fut mieux préparé pour la liberté et ne put en jouir avec plus d'étendue. Les colonies de l'Amérique du Nord avaient été fondées par des hommes d'une piété exaltée ; longtemps battus des tempêtes civiles, toujours fidèles à ce qu'ils jugeaient être la voix du devoir, ils avaient quitté leur patrie, ils avaient mis l'espace des mers entre eux et leurs persécuteurs. Arrivés sur une terre sauvage, ils l'avaient défrichée, fécondée de leurs mains : le prix consolateur de tant de sacrifices était la liberté. Les premières leçons qu'entendaient les enfants nés sur le sol américain leur parlaient des maux qu'il faut braver pour suivre sa conscience. Les pères inspiraient à leurs fils une foi vive et rendaient grâce avec eux l'auteur des êtres, qui semblait devenir visible dans ces contrées vierges où l'on n'apercevait d'autre puissance que la sienne. La métropole avec laquelle ils conservaient des liens, jouissant d'un gouvernement libre, avait favorisé pour les colons l'établissement d'une législation analogue à la sienne. Chacune des treize colonies était administrée par une assemblée que nommaient les habitants, et par un gouverneur que le roi choisissait ; encore, deux États le nommaient-ils eux-mêmes. Les Américains avaient le jugement par jurés, même en matière civile, la liberté de conscience et la liberté de la presse. Les distinctions de naissance leur étaient étrangères ; les richesses ne mettaient encore entre eux que de faibles différences ; ils ne connaissaient guère que les inégalités de vertu, d'instruction, de talent ; et ils les respectaient[10]. La population, peu nombreuse, trouvait facilement à vivre sur un immense territoire, et par conséquent était paisible ; le bon sens qui la caractérisait lui faisait donner, pour la direction des affaires publiques, une confiance entière et durable à ceux qui en étaient le plus dignes. L'Amérique avait alors de grands hommes, dont la gloire arrivera pure aux siècles à venir ; les Washington, les Franklin, nie paraissent être, parmi les hommes populaires, ce que les Antonin sont parmi les empereurs. Toutes les circonstances favorables à la liberté se trouvaient réunies ; et, pour une république, il suffisait aux Américains de déclarer qu'ils cuisaient de reconnaître un roi, dont quinze cents lieues le séparaient.

Partout il faut des garanties contre le despotisme ; mais les sujets d'une vieille monarchie s'exposent à d'étranges mécomptes s'ils veulent s'approprier les lois démocratiques d'un peuple tel (pie celui dont je viens d'esquisser la situation et les mœurs[11]. Sous un autre rapport encore, les relations intimes avec la nouvelle république pouvaient être dangereuses. Les Français demandaient des améliorations paisibles : il était à craindre que l'exemple des Américains ne leur fit croire que la violence est nécessaire pour opérer le bien, et ne finit pur substituer en eux au désir d'avancer vers les réformes, celui de se précipiter dans les révolutions.

Sans écrire l'histoire d'Amérique ni celle d'Angleterre, je dois indiquer les principaux évènements qui amenèrent le cabinet de Versailles à entrer dans une grande lutte contre celui de Saint-James.

George III eut un funeste conseiller, lord Bute, qui rêvait encore pour les rois d'Angleterre le retour du pouvoir des Stuarts. Ce ministre voulut tenter un premier pas vers l'arbitraire, en imposant l'Amérique sans le concours des assemblées coloniales. Au moment d'exécuter ce dessein, pour éviter toute responsabilité, pour concilier son épicuréisme et son ambition, lord Bute quitta le ministère et ne cessa point d'eu être l'aime. Le roi de Prusse le comparait à ces génies malfaisants dont on parle toujours, et qu'on ne voit jamais.

George Grenville, que lord Bitte s'était donné pour successeur, proposa au parlement d'assujettir les Anglo-américains à l'impôt du timbre. Lu tel projet porta le trouble au delà des mers ; et lorsque l'Amérique entendit retentir ces mots, if le bill du timbre est adopté, une opposition violente éclata. Ou vit se former soudain une association dont les membres promirent d'aller partout où il faudrait défendre la constitution anglaise, c'est-à-dire s'opposer à l'exécution du bill. Un orme sous lequel ils se réunissaient à Boston fut appelé l'arbre de la liberté ; ci, de proche en proche, on planta des arbres de la liberté. Les cafés avaient leurs orateurs, les journaux faisaient circuler les opinions favorables aux droits des Américains. A New-York, le bill fut réimprimé ; et, dans les rues, dans les campagnes, les vendeurs criaient : Voici la folie de l'Angleterre, et la ruine de l'Amérique. Des mannequins qui représentaient les employés du fisc furent brûlés ; et des maisons où devaient être établis les bureaux de timbre furent démolies.

Le besoin de donner plus de force à la résistance, et de s'opposer au désordre, fit concevoir le projet d'une association générale. La colonie de Massachusetts proposa de convoquer une assemblée de députés des treize provinces ; ils se réunirent à New-York, le 7 octobre 1765. Ce congrès, en protestant de la fidélité des Américains, exposa leurs droits et leurs griefs dans des pétitions an roi et an parlement d'Angleterre.

Les négociants de New-York, par une de ces nobles déterminations qui honorent la résistance d'un peuple opprimé, s'étaient engagés à ne plus acheter de marchandises anglaises ; leur résolution fut adoptée dans la plupart des villes commerçantes. On vit les hommes, les femmes, cesser de faire usage des produits anglais ; et, de toutes parts, ou s'efforça de donner une grande impulsion aux Fabriques américaines.

Les négociants anglais furent consternés de ces résolutions inattendues, et se répandirent eu plaintes amères contre les ministres. George Ill voyait se former une tempête ; il voulut l'éviter, et remplaça Grenville par Rockingham qui blâmait le bill du timbre. C'est alors que Franklin fut appelé à la barre de la chambre des communes, et que, dans son interrogatoire, il soutint les droits de son pays avec tant de calme, de dignité et d'adresse.

Parmi les membres du parlement qui voulaient la révocation du bill, Fox et Burke se distinguèrent. La chambre des lords entendit la voix de Chatam qui, durant son ministère, avait élevé si haut la puissance de la Grande-Bretagne, et qu'idolâtrait la nation. Lord Chatam semblait avoir été formé à l'école des anciennes républiques : c'était le même mépris pour les droits de l'étranger, le même dévouement aux droits des citoyens. Ce fier insulaire avait improuvé le traité de 1765, le jugeant trop doux pour la France, qu'il abhorrait comme un Romain abhorrait Carthage. Il défendit avec éclat les Anglais d'Amérique, et prouva qu'un parlement, où ils n'étaient point représentés, ne pouvait les imposer sans leur consentement ; il se félicita de leur résistance qu'il jugeait utile à la liberté de l'Angleterre elle-même ; il blâma leurs excès, et rehaussa leurs vertus.

Le bill fut révoqué (19 mars 1766) ; mais cet événement célébré, en Angleterre avec autant de joie qu'eu Amérique, n'amena qu'une espèce de trêve. Lord Bute ne perdait point de vue ses projets, et le ministère fut changé de nouveau. Les Américains faisaient une grande différence entre les impôts directs et les taxes sur les marchandises ; on les avait accoutumés à regarder les bills relatifs à ces taxes comme des règlements de commerce, dont le parlement seul était juge. Les ministres imaginèrent de mettre des droits sur le thé, sur le verre, les papiers peints, etc., importés en Amérique. Puis, sous prétexte de soulager les colons, on emploierait ces droits à salarier les magistrats qui jusqu'alors avaient reçu leurs émoluments de l'Amérique elle-même : on voulait donner ainsi plus d'influence à la couronne, et lui créer une sorte de nouvelle liste civile.

Toutes les discussions recommencèrent en Amérique. Le cri général fut que les ministres tentaient, par la ruse d'imposer les colonies à leur gré. Les actes d'opposition se renouvelèrent ; les plaintes du commerce anglais devinrent plus vives que jamais, et le ministère fut encore changé. Lord North en prit la direction an commencement de 1770. Son caractère était celui des hommes qui n'en ont pas : versatile, tour à tour doux et violent, toujours faible, il ne sut ni satisfaire les Américains par la justice, ni les soumettre par la force.

Ce ministre, qui désirait calmer les esprits, et cependant constater le pouvoir d'imposer à volonté, fit révoquer les nouvelles taxes, sauf le droit sur le thé. Les Américains qui voulaient n'être pas arbitrairement imposés, dédaignèrent les concessions, et s'élevèrent contre la taxe maintenue. Persuadé que l'effervescence finirait par s'apaiser d'elle-même, lord North passa trois ans sans paraître occupé d'établir la perception du nouveau droit ; mais, en 1775, le thé encombrait les magasins de la compagnie des Indes, il en fut embarqué pour l'Amérique une quantité considérable. Au moment où les bâtiments abordèrent à Boston, l'agitation fut violente. Une troupe de gens déguisés que le peuple suivait, se jeta sur les navires de la compagnie des Indes, et précipita dans la mer plus de quatre cents caisses de thé. New-York, Philadelphie, surent résister avec calme ; aucun de leurs habitants ne voulut ni acheter, ni recevoir en dépôt le thé qu'on leur offrait.

Lord North déploya la rigueur ; il fit adopter un bill qui fermait le port de Boston. Le Massachusetts, dont cette ville est la capitale, fut privé du droit d'élire ses magistrats ils seraient nommés par le roi, et révocables à volonté ; tout habitant de cette colonie, accusé de crime capital dans une sédition, pourrait être transporté en Angleterre pour y être jugé.

A la nouvelle que le port de Boston serait fermé le 1er juin (1774), l'agitation devint extrême. Là, le bill était bridé ; ailleurs, il était réimprimé sur du papier bordé de noir. On arrêtait que le 1er juin serait consacré au jeûne et à la prière ; on déclarait que les provinces faisaient cause commune entre elles, et l'on proclamait le droit de résistance à l'oppression. De toutes parts, les Américains étaient occupés à se procurer des armes, de la poudre, des balles. L'assemblée de Massachusetts ordonna une levée de douze mille hommes.

Un congrès général se réunit à Philadelphie (4 septembre). Les provinces avaient choisi des hommes probes, connus par leurs lumières, ainsi que par leur amour du bien public ; et la plupart offraient encore les garanties que donne la richesse. Tons n'avaient pas les mêmes opinions ; les uns ne voulaient que le redressement des griefs, les autres, en minorité, aspiraient à l'indépendance ; tuais tous sentaient les difficultés et la dignité de leur position. Pour se préserver de l'effervescence, ils décidèrent que leurs discussions ne seraient pas publiques. C'est avec calme qu'ils prirent des arrêtés très-fermes : ils approuvèrent la résistance des habitants du Massachusetts, et l'appui que leur prêtaient les autres colonies ; ils déclarèrent que, si l'on tentait de leur faire violence, la force repousserait la force, et ils interdirent tout commerce avec l'Angleterre, dans un délai déterminé. Ce fut ce congrès qui rédigea la fameuse Déclaration des droits : il envoya une adresse an roi d'Angleterre ; il en fit une au peuple anglais ; et, avant de se séparer, il arrêta qu'un nouveau congrès général s'assemblerait le 10 mai 1775.

Tandis que la résistance croissait et prenait un caractère imposant, les ministres continuaient de s'abuser. Le refus d'adhésion d'une province à un acte du congrès, les frappait plus que l'accord de toutes les autres. Lord North prenait ses renseignements près d'officiers de la couronne revenus des colonies, fort mécontents et pleins de préventions. A les en croire, une poignée de factieux tenait sous le joug les colons, presque tous dévoués au gouvernement. britannique ; le parti turbulent ne pouvait fournir que de lèches milices qui fuiraient, devant l'uniforme anglais ; l'Amérique souffrait, plus que l'Angleterre de la cessation du commerce, et bientôt elle implorerait la fin de ses misères. Parement, dans les cours, se fait-on une idée juste de la volonté et des forces d'un peuple. Les ministres ne doutèrent point que, pour rétablir l'ordre, il suffirait de faire passer dix mille hommes de renfort en Amérique.

Le général Gage qui commandait les Anglais à Boston, envoya un détachement pour enlever un dépôt d'armes, formé par les Américains à quelques lieues de la ville. Ce détachement avant rencontré une troupe d'insurgents, l'officier leur cria : Bas les armes, rebelles ! et, sur leur relus, il commanda le feu qui les dispersa. Une seconde troupe fut également mise en fuite ; mais de tous côtés, au bruit du tocsin, des milices accoururent, excitées à la vengeance par le sang répandu. Les Anglais rencontraient à chaque pas des embuscades ; une action s'engagea avec eux près du bourg de Lexington ; et tous peut-élire auraient péri, sans le secours d'un nouveau détachement qui vint protéger leur entrée dans Boston.

Le cri de victoire retentit : les milices américaines avaient forcé à la retraite les vieux soldats de l'Angleterre ! La joie, l'orgueil d'un premier succès enivraient les antes. Les insurgents se pressèrent devant Boston, et établirent un camp pour former le blocus. Heureuse époque ! La gaieté était répandue dans cette multitude animée d'un même sentiment. On ne s'inquiétait ni d'être mal armé, ni d'avoir peu de munitions ; on était plein de courage et d'espérance. A peine savait-on qui commandait ; chaque jour des milices, usant de leur liberté, reprenaient le chemin de leurs loyers ; elles étaient remplacées par d'autres plus nombreuses. Ou avait peu d'argent, mais les propriétaires, les cultivateurs entretenaient l'armée dans l'abondance. Le temps d'un patriotisme si pur disparait avec rapidité ; il est pont. un peuple ce que la jeunesse est pour l'homme.

L'arrivée à Boston des généraux Howe, Clinton et Burgoyne, qui amenaient les renforts annoncés, ne refroidit point l'ardeur des Américains. Ceux-ci voulurent établir des batteries sur les hauteurs qui dominent la ville, les assiégés firent une sortie pour les débusquer, La victoire l'ut disputée avec une admirable valeur ; on vit des miliciens qui n'avaient pas de baïonnettes, se défendre dans une redoute, à coups de crosse de fusil. Les insurgents tuèrent beaucoup de monde ; mais le combat de Breed's Hill fut décidé en faveur des Anglais.

Le premier élan des Américains n'empêchait point les pics sensés d'entre, eux de penser que le temps, les dangers, les revers affaibliraient le dévouement, qu'il fallait établir la discipline et régulariser les moyens de défense. Le Congrès avait décidé qu'il nommerait un généralissime. Pour de telles fonctions, il fallait unir aux talents militaires les vertus clignes d'inspirer la confiance aux citoyens, et l'estime aux ennemis eux-mêmes ; un vote unanime désigna le colonel Washington (15 juin 1776). Cet officier avait rendu d'importants services dans la dernière guerre entre les Anglais et les Français ; et depuis, retiré dans son domaine de Mont-Vernon, il s'occupait d'agriculture. Le choix du Congrès a sauvé l'Amérique ; et, peut-être, n'a-t-on pas encore élevé assez haut la gloire de Washington. La prudence paraît dominer en lui, et cette qualité a peu d'éclat ; mais si ce grand homme l'employa souvent, c'est qu'elle fut la plus constamment demandée par les circonstances où il était placé. Le vulgaire ignore combien cette prudence exigeait d'élévation d'âme, et combien, pour la rendre féconde, il fallait y joindre d'habileté, de justesse de coup d'œil, d'étendue dans les vues ut d'indomptable courage. On peut dire sans exagération que, dans plusieurs mourons, Washington fut à lui seul l'armée américaine. Les États-Unis doivent beaucoup au roi de France ; ils doivent plus encore â Washington.

Le Congrès, dont le zèle était sans cesse excité par la correspondance du général, le Congrès ordonna que, dans tontes les provinces on fabriquât des armes et de la poudre, que les hommes de seize à cinquante ans se formassent en compagnies, el que le quart des milices se tint toujours prêt à partir. L'argent manquait ; le pays n'était guère plus accoutumé aux impôts qu'aux armées permanentes, et il fallait craindre d'exciter le mécontentement : on eut recours au papier-monnaie ; ressource désastreuse, mais elle était la seule. Le Congrès dont l'autorité ne reposait sur aucune charte, sur aucune loi, sentait le besoin de rendre positive cette autorité incertaine ; il proposa que chaque province Mt souveraine pour ses affaires intérieures, et décrétât sa constitution ; mais qu'une assemblée de représentants des treize colonies fiit revêtue du pouvoir de décider les affaires générales et d'élire un conseil exécutif. Ce projet, dont l'adoption pouvait seule donner de l'unité aux moyens de défense, rencontra partout des obstacles. Chaque province craignait de laisser empiéter sur ses droits, et voulait rester juge des sacrifices qu'elle devait s'imposer pour la cause commune. Ajoutons que le projet offert parut se lier à des idées d'indépendance, et que la plupart des Américains redoutaient encore de rompre leurs derniers liens avec la métropole.

Les gouverneurs furent successivement contraints d'abandonner leurs résidences ; mais plusieurs, pour se maintenir ou pour se venger, firent de cruels efforts que secondèrent les royalistes[12]. Le gouverneur de la Virginie, lord Dunmore, affranchit les noirs qui appartenaient à des insurgents, et qui s'armeraient contre leurs maîtres. Campbell, dans la Caroline du Sud, enrôla des brigands connus sous le nom de régulateurs, gens qui prétendaient rendre la justice eux-mêmes, et que les lois poursuivaient. Des colonies turent en proie à la guerre civile ; et le Congrès, violant les droits qu'il avait proclamés, ordonna l'arrestation des personnes suspectes.

Les ministres anglais, résolus à dompter la résistance, s'étaient adressés, mais inutilement, à la Russie et aux Provinces-Unies, pour obtenir des troupes que la Grande-Bretagne prendrait à sa solde ; ils avaient mieux réussi en Allemagne, plusieurs princes leur avaient vendu des soldats. Les troupes étrangères, les régiments anglais qu'on allait envoyer en Amérique, et ceux qui s'y trouvaient déjà, formeraient une armée de cinquante-cinq mille hommes, sous laquelle succomberaient les insurgents ; de nombreux vaisseaux, répandus sur leurs rivages, anéantiraient leur commerce et leur faible marine ; enfin, pour réunir tous les moyens d'amener la soumission, le général Howe et son frère, amiral de la flotte, étaient autorisés à donner des amnisties aux hommes, aux villes, aux provinces qui rentreraient dans le devoir (1775, derniers mois).

Le Congrès jugeait nécessaire de soutenir par l'éclat d'une expédition heureuse le courage des Américains. Trois mille hommes furent envoyés dans le Nord. Montgommery qui les commandait, général habile, soldat intrépide, vainqueur généreux, eut dans le Haut-Canada, une suite de succès d'autant plus honorables qu'il combattait Carleton, digne en tout d'être son adversaire. Après avoir laissé des garnisons à Montréal et dans plusieurs forts, il descendit vers Québec. Washington, pour lui assurer la victoire, avait confié l'exécution d'un projet hardi au colonel Arnold, l'un des plus vaillants guerriers de l'Amérique. Il s'agissait de parvenir à Québec, par une route que les habitants du Canada croyaient impraticable. Arnold partit du camp de Boston, et se hasarda dans les déserts avec onze cents hommes ; ils marchèrent pendant cinq semaines ; et, surmontant tous les obstacles, ils arrivèrent devant Québec. Après vingt et un jours d'attente, Arnold vit paraitre Montgommery (30 décembre). Beaucoup de soldats touchaient an ternie de leur engagement ; la rigueur du froid devenait excessive ; Montgommery se décida pour l'assaut, et il fut près de réussir. Déjà il avait mis en fuite la troupe qui défendait la barrière contre laquelle il s'était avancé, lorsqu'un coup de canon à mitraille le jeta sans vie parmi les siens. Arnold, qui dirigeait une autre attaque, tombe atteint d'une grave blessure à la jambe. Le capitaine Morgan le remplace, fait des prodiges de valeur ; mais, succombant sous le nombre, il est forcé de se  rendre. Les débris de la troupe américaine se portèrent en arrière, où Arnold, épuisé de souffrances, vint leur servir de point de ralliement[13]. Les revers se succédèrent avec rapidité dans le Nord.

Le généralissime était maitre des hauteurs d'où l'on peut foudroyer Boston ; mais Howe avait reçu du ministère l'ordre d'abandonner cette place, pour se porter sur New-York ; il demanda à se retirer sans être attaqué ; et Washington, pour épargner la ville, y consentit (17 mars, 1776). La délivrance de Boston excita la joie des Américains ; ils trouvèrent, clans la place, une artillerie nombreuse et des munitions considérables. Au milieu des fêtes, l'assemblée de Massachusetts traita les loyalistes avec une rigueur extrême ; non-seulement ceux qui avaient suivi le général Howe, mais ceux qui étaient restés dans Boston, virent leurs Liens confisqués et vendus.

Les Américains les plus éclairés jugeaient qu'il serait avantageux de se séparer entièrement de l'Angleterre. Leur opinion faisait de nombreux prosélytes, depuis que les colons s'indignaient à l'idée que la métropole lançait contre eux des étrangers, des Allemands achetés pour les combattre. Un livre de Thomas Payne, intitulé Le sens commun, manifeste violent contre la monarchie en faveur de la république, était lu avec avidité. Franklin eut la plus grande influence ; il représenta, dans le congrès, qu'aucune détermination ne pouvait ajouter au courroux des Anglais, ni leur faire déployer plus de forces ; et que, si l'on voulait trouver un appui dans les souverains de l'Europe, il était nécessaire que la déclaration d'indépendance assurât que l'Amérique ne se rapprocherait jamais de l'Angleterre. La discussion fut calme, elle se prolongea près d'un mois ; et le congrès proclama l'indépendance des États-Unis, le 8 juillet 1776. Les armoiries de la Grande-Bretagne disparurent de tous les lieux publics ; et, dans la plupart des villes, ce fut la multitude qui se précipita pour les enlever. Des portraits de George III furent brûlés ; sa statue, à New-York, fut renversée, brisée et fondue en halles de mousquet. L indépendance Dit célébrée dans de nombreux banquets ; on y portait des toasts à la prospérité des États-Unis, à leurs amis dans toutes les parties du monde.

Les différents États s'occupaient de leurs constitutions. A voir l'activité de leurs travaux législatifs, on eût dit que les dangers de la guerre s'étaient évanouis ; et, cependant, jamais l'Amérique ne fut aussi près de sa ruine.

L'armée, très-inférieure en nombre à celle des Anglais, se composait d'hommes inexpérimentés, dont une partie était sans armes. Les ordres du congrès pour les levées militaires n'étaient point exécutés dans plusieurs États, et ne l'étaient, dans les autres, que d'une manière incomplète et lente. Les milices ne s'enrôlaient guère que pour un an, pour neuf mois, ou même pour un temps plus court. Le défaut d'unité et de force, dans le pouvoir civil, faisait manquer les approvisionnements de tous genres ; et l'armée n'avait qu'une solde en papier.

Le général Howe qui se dirigeait vers New-York, où l'avait devancé Washington, fut joint par la flotte anglaise, et se trouva à la tête de vingt-quatre mille hommes, que de nouveaux renforts allaient porter à trente-cinq mille. Ces troupes étaient an nombre des meilleures de l'Europe ; le mélange de corps anglais et de corps allemands y répandait un esprit d'émulation, et leurs généraux ne pouvaient douter du succès. Howe descendit dans Long-Island, où une partie de l'armée américaine campait à Brooklyn ; il l'attaqua, et la victoire fut décidée presque aussitôt en sa faveur. Washington arriva de New-York, et rit le désastre des siens ; il amenait des renforts, il pouvait tenter de changer la fortune ; tout autre général eût peut-être perdu l'Amérique, en exposant le reste de l'armée pour arracher la victoire ou périr avec honneur : Washington ne voulut point jouer le salut de la patrie, et donna l'ordre de se replier sur New-York. Bientôt, il fallut abandonner cette ville à des forces supérieures. Washington conduisit un reste d'armée découragée, que la désertion affaiblissait encore chaque jour, et passa enfin la Delaware (8 octobre), mettant ce fleuve entre lui et les Anglais, et s'en faisant un rempart. Dans sa marche savante, il avait constamment occupé des positions où l'ennemi ne pouvait le forcer à un combat inégal ; et il avait saisi toutes les occasions d'avoir des engagements où quelques succès devaient ranimer l'espérance de ses soldats. Mais, dans sa longue route, il avait laissé de l'artillerie, des munitions ; et il ne restait pas trois mille hommes sous ses chapeaux. Washington vit les Anglais maîtres des provinces de New-York, de Rhode-Island, de la plus grande partie de celle de New-Jersey, et Philadelphie menacée de si près que le congrès en sortit. Dans une situation qui pouvait abattre le plus ferme courage, ce grand homme se montra toujours calme, toujours supérieur à la fortune ; ou cuit dit qu'initié aux secrets de la Providence il avait appris d'elle que, l'avenir de son pays serait heureux.

Le congrès l'investit d'une sorte de dictature pendant six mois, sur tout ce qui concernait l'armée, et redoubla d'efforts pour le seconder. Howe regardait les Américains, de l'autre côté, de la Delaware, comme une proie qui ne pouvait lui échapper : au lieu de les poursuivre sans relâche, il perdit du temps ; Washington n'en perdit point. Ce général accrut sa faible armée, il la porta à sept mille hommes. Surveillant tous les mouvements des Anglais, afin de profiter de boutés leurs fautes, il s'aperçut que Howe divisait ses troupes sur fine trop grande étendue de terrain. Aussitôt il repassa la Delaware, et se montra terrible aux yeux de ceux qui croyaient l'avoir anéanti. Trois régiments allemands furent contraints, à la journée de Trenton, de mettre bas les armes. Washington avait repris l'offensive comme par un prodige, et recouvra presque en entier le New-Jersey. L'Amérique retentit d'acclamations à sa gloire, et le congrès décida que son avis l'emporterait toujours dans les conseils de guerre. Washington ne se laissa pas plus enivrer par les succès qu'il ne s'était laissé troubler par les revers. Sa position lui commandait encore de ne rien hasarder ; l'hiver et même le printemps de 1777 se passèrent sans action importante[14].

Des envoyés du congrès étaient chargés de demander aux cabinets de -Versailles, de Madrid, de Vienne, à la Hollande, des secours contre l'Angleterre. Dans Paris, l'enthousiasme pour les Américains prit un nouvel essor à l'arrivée de Franklin, dont les collègues étaient Arthur Lee et Silas Deane. La haute réputation de Franklin, la noble figure de ce vieillard, alors figé de soixante-dix ans, les vêtements simples de ces envoyés, leurs cheveux sans pondre, excitaient tille curiosité mêlée de respect. On crut voir des sages de l'antiquité revenus sur la terre pour rappeler aux hommes des idées de liberté et de justice.

Le gouvernement n'aurait put, sans rompre avec l'Angleterre, recevoir les envoyés américains. Le comte de Vergennes communiquait avec eus par des intermédiaires. Franklin parut vivre dans la retraite ; il habitait Passy, il voyait des savants, il consultait nos économistes, nos philosophes, snr des établissements utiles à son pays ; il allait, dans son voisinage d'Auteuil, charnier de sa bonhomie tout empreinte d'esprit, la petite société de madame Helvétius. On citait ses mots pleins de sens, ses douces épigrammes. Les femmes témoignaient pour ce vieillard un vif intérêt. Son portrait fut gravé avec l'inscription :

Eriquit cœlo fulmen, sceptrumque tyrannis[15].

Lus hommages qu'on lui prodiguait étaient bien légitimes. Savant illustre, législateur vénéré, diplomate habile, moraliste ingénieux et populaire, écrivain toujours simple et toujours spirituel, philosophe pratique, Franklin est peut-être l'homme le plus complet qui jamais ait existé.

Silas Deane, dans une première mission, avait déjà rendit des services à son pays : il avait traité avec Beaumarchais pour une fourniture d'armes considérable ; il avait facilité le passage à plusieurs militaires, et fait partir de nos villes maritimes divers approvisionnements. Les dispositions du ministère devinrent encore plus tolérantes, lorsque la présence des trois envoyés eut excité un nouvel intérêt en faveur de leur cause.

Un exemple brillant, donné par un jeune seigneur de la cour, produisit la plus vive sensation. Le marquis de la Fayette n'avait pas vingt ans ; marié à seize avec une femme qu'il chérit toute sa vie, il était près d'être père pour la seconde Ibis, lorsqu'il résolut de quitter sa douce situation et d'aller combattre sous les drapeaux américains. La Fayette portait un nom trop illustre pour que son départ ne dût pas inquiéter l'Angleterre sur les dispositions de la France ; le gouvernement, instruit de son projet, lui défendit de l'exécuter. Loin de se décourager, ii achète secrètement un vaisseau, le fait charger d'armes, et l'envoie dans un port d'Espagne. Lorsqu'il allait furtivement s'embarquer, il est arrêté par ordre de la cour ; mais il échappe à ses surveillants, atteint son vaisseau et franchit les mers.

Le cabinet de Saint-James se plaignait de l'appui que les insurgeas trouvaient en France. Vergennes répondait par des dénégations, puis se plaignait des vexations que les comptoirs français éprouvaient aux Indes orientales, et de la saisie de nos bâtiments, lorsqu'ils portaient des marchandises présumées convenir aux Américains. Les Anglais, à leur tour, faisaient des dénégations et renouvelaient leurs plaintes. Le cabinet de Versailles interdit aux armateurs américains de vendre leurs prises dans nos ports, et donna des ordres pour empêcher le départ des munitions achetées par les Etats-Unis ; mais ces ordres n'étaient que diplomatiques ; la vente des prises et le départ des munitions furent bientôt secrètement autorisés.

Cependant les envoyés des États-Unis sollicitaient et n'obtenaient point une alliance. Le comte de Vergennes désirait que les secours indirects qu'on accorde sans danger suffissent aux Américains pour abaisser l'Angleterre. D'ailleurs, si la déclaration d'indépendance était une première condition essentielle pour traiter avec eus, une seconde ne l'était pas moins ; il fallait que leurs forces militaires donnassent un juste espoir de n'être pas compromis en s'alliant avec eux.

Howe avait inutilement essayé d'entraîner Washington à une action décisive ; Washington savait ne combattre que lorsqu'il le voulait. Le général ennemi, désespérant de l'attirer dans un piège, monta sur la flotte, avec une grande partie de l'armée. Ce fut pour l'Amérique une époque de vives alarmes que celle où cet embarquement laissait incertain de savoir sur quel point allaient fondre les Anglais.

La flotte vint aborder à Elk-Ferry : c'était donc Philadelphie que Howe menaçait. Washington, jugeant qu'une victoire pouvait seule sauver cette ville, livra bataille près du Brandy-Wine (11 septembre 1777). Howe fut vainqueur ; il le dut au nombre et à la discipline de ses troupes. Cette bataille malheureuse est la première à laquelle assista la Fayette : il n'avait demandé aux Américains que de servir leur cause en qualité de volontaire, mais le congrès lui avait donné le grade de major général. Washington l'accueillit avec un intérêt paternel ; et malgré la différence de leurs âges, une amitié qui fut inaltérable les unit bientôt. La Fayette se distingua sur les bords du Brandy-Witte, et reçut une blessure qui fut enviée à Versailles, en France, par tous les militaires[16]. Après cette journée, les Anglais entrèrent avec orgueil dans Philadelphie. Leurs forces cessèrent alors d'être réunies, et Washington attaqua vivement les corps restés au camp de German-Town ; mais la fortune le trahit, un épais brouillard donna l'avantage à la discipline anglaise. Le salut de la faible armée américaine exigea que Washington prît ses quartiers d'hiver sur le plateau de Valley-Forge, position facile à rendre inattaquable, mais où nous le verrons supporter des misères plus grandes encore que celles qui l'avaient assailli pendant sa retraite sur la Delaware.

D'autres événements se passaient dans le nord de l'Amérique. Burgoyne, qui avait remplacé Carleton, eut d'abord de grands succès, que souillèrent des atrocités. Enivré par ses victoires, il passa l'Hudson, sans bien connaître ni les forces des Américains, ni les ressources que pouvait lui offrir le pays. Un des hommes qui ont acquis le plus de gloire dans la guerre de l'indépendance, le général Gates, lui fut opposé par le congrès. Les deux armées se livrèrent une bataille où l'acharnement fut égal de part et d'autre ; la nuit seule sépara les combattants, et laissa douter à qui restait l'avantage. Gates recevait des renforts envoyés par le généralissime qui, lui-même, aurait eu besoin de troupes nouvelles ; tuais Washington n'était jamais distrait de l'intérêt public par le soin de sa renommée. Le général anglais voyait ses soldats exposés à la disette ; et, pour ramener la fortune, il s'avança à la tête de ses troupes d'élite ; son adversaire le repoussa, et son camp fut près d'être écrasé. Arnold déploya une valeur brillante, et reçut un coup de feu à la même jambe où il avait été blessé à l'assaut de Québec. Ce fut encore la nuit qui sépara les combattants ; mais les Anglais avaient fait des pertes considérables en hommes, en artillerie, en munitions ; et les Américains sous les armes attendaient le point du jour pour achever la victoire. Burgoyne changea de position avec habileté. Alors Gates se disposa sagement, non plus à attaquer, mais à envelopper une armée contre laquelle la famine allait combattre pour lui. Burgoyne retourna vers l'Hudson qu'il espérait passer ; mais Gates avait envoyé des forces sur l'autre rive. De tous les côtés où les Anglais voulaient se faire jour, ils trouvaient les Américains arrivés avant eux. Burgoyne était investi par quinze mille hommes victorieux, et n'en avait pas sept mille, tous supportant leurs revers avec constance, mais épuisés par les fatigues, sans cesse harcelés par les escarmouches et par le feu de l'ennemi ; enfin, n'ayant plus de vivres que pour trois jours, il fut réduit à signer la fameuse capitulation de Saratoga, Fr laquelle son armée se rendit prisonnière (17 octobre). Six mille quarante hommes qui restaient de dix mille avec lesquels avait commencé l'expédition, mirent bas les armes.

Ce grand événement qui, à Londres, consterna l'opposition même, excita dans Paris des transports d'admiration et de joie. Les envoyés des États-Unis avaient, dans les jours malheureux pour leur patrie, demandé au comte de Vergennes de prendre une résolution définitive, afin que l'Amérique pût recouvrer la paix, soit par notre alliance, soit par un arrangement avec l'Angleterre. Après la victoire, les envoyés réclamèrent une réponse catégorique et prompte. Vergennes jugeait qu'un moment favorable s'offrait à la France, pour réparer les malheurs de 1765, pour abaisser l'Angleterre, et s'élever au premier rang en Europe. Si l'on refusait de tels avantages, on s'exposait à des dangers. Beaucoup d'Américains, mécontents des lenteurs de la cour de Versailles, ne demandaient aux Anglais que de reconnaître l'indépendance, pour s'allier contre nous avec eux. Le général Gates venait d'écrire dans ce sens à des Anglais influents. Tout annonçait que nous avions le choix entre deux guerres, dont l'une promettait d'être glorieuse, et Bout l'autre pouvait être féconde en désastres : Vergennes n'hésita plus, Maurepas était disposé en faveur des Américains par son désir de plaire à l'opinion publique ; et la seule crainte des deux ministres fut de trouver le roi opposé à leurs vues.

Louis XVI, bien qu'il se montrât quelquefois importuné de la domination anglaise, voulait garder la neutralité : il aimait la paix ; les Anglais ne l'attaquaient point, il répugnait à prendre les armes contre eux. Maurepas et Vergennes présentèrent leur projet de manière à calmer ses scrupules. Un traité de commerce serait signé avec les envoyés américains ; et ce traité, avantageux aux deux États, laisserait subsister la neutralité. L'Angleterre, disaient les ministres, ne pourrait blâmer la France d'user de ses droits ; si cependant elle osait les méconnaître, et s'irriter au point d'eu venir à une rupture, ce serait le cabinet de Saint-James, et non celui de Versailles, qui déclarerait la guerre. La prudence obligeant à prévoir cet événement, on signerait, en même temps que le traité de commerce, un traité éventuel d'alliance défensive, par lequel les deux puissances contractantes s'engageraient, dans le cas d'une guerre entre la France et l'Angleterre, à se porter mutuelle-meut secours, à ne point accepter de paix séparée, et à ne poser les armes qu'après que l'indépendance des États-Unis attrait été formellement ou tacitement reconnue et assurée. Louis XVI adopta ce projet, et les traités furent signés le 6 février 1778.

C'était, pour l'ambassadeur français à Londres, une tache difficile à remplir avec dignité que celle d'annoncer au cabinet de Saint-James nos relations avec ses colonies, et de l'assurer que l'intention du roi de France était de maintenir entre les deux cours la bonne intelligence et la paix. La réponse plus noble de l'Angleterre fut un ordre à son ambassadeur de quitter Paris sur-le-champ. Je suspens ce récit, pour réunir dans le livre suivant tous les faits relatifs à la guerre de la France.

Ce royaume offrait de singuliers contrastes. Taudis que les déclarations du Congrès américain et les discours de l'opposition anglaise circulaient dans Paris, et faisaient applaudir des idées d'indépendance exaltées, la presse continuait d'être asservie à de rigoureuses entraves. Le principe donné aux censeurs était encore que le public duit ne pas s'occuper de l'administration, et que les écrivains doivent ne rien publier qui puisse déplaire aux administrateurs.

Depuis quelque temps, les presses clandestines et les presses étrangères répandaient moins de livres contre la religion et les mœurs. Cette amélioration était dite surtout à la présence de Necker au ministère, à l'influence de ses opinions connues. Le clergé devenait moins méticuleux à l'égard des savants. Un folliculaire prétendit avoir trouvé des propositions malsonnantes dans l'Histoire de l'astronomie ; cependant les craintes qu'éprouva Bailly ne se réalisèrent point. Les censures ecclésiastiques menacèrent un ouvrage de Buffon, les Époques de la nature ; mais Louis XVI fit écrire â la Sorbonne : l'auteur fut protégé par cette lettre, par son âge et par sa gloire.

Le châtelet condamna au bannissement perpétuel l'auteur de la Philosophie de la nature (1777) ; et son jugement fit vendre un des livres les pins fastidieux que la manie d'écrire ait jamais produits. Le parlement réforma cet acte de rigueur ; et se contenta d'admonester l'homme que le châtelet semblait avoir voulu saurer un instant de l'oubli. La cour souveraine fut plus sévère à l'égard de Raynal ; mais l'ambitieux rhéteur s'obstinait à vouloir une condamnation. L'Histoire philosophique, plusieurs fois réimprimée, se vendait presque sans mystère ; Raynal publia une édition où il fit entrer des déclamations nouvelles, des allusions contre Maurepas ; et, en tête de son livre, il mit son nom et son portrait. Cette bravade excita l'animadversion des magistrats ; l'ouvrage fut brûlé et l'auteur fut banni[17].

Les philosophes n'excitaient pas seuls les inquiétudes de la magistrature. Un président au parlement demanda l'assemblée des chambres et dénonça les jésuites : il les accusait de regarder leur société comme encore existante, de recevoir les ordres de leurs anciens supérieurs, de se réunir à Paris et à Lyon, où ils avaient formé une compagnie de commerce pourvue de grands capitaux, d'admettre des novices, d'établir des associations du Sacré-Cœur[18], et de répandre un ouvrage dont l'auteur prédisait qu'eu cette année 1777 on verrait le rappel des jésuites, et la domination universelle du pape tellement établie que l'état serait dans l'Église. Le parlement chargea les gens du roi d'informer. L'avocat général, quelques semailles après, fit condamner au feu l'ouvrage intitulé Plan de l'Apocalypse ; et, dans son réquisitoire, il annonça que les intrigues jésuitiques seraient surveillées, mais qu'elles étaient sans danger. Les jansénistes s'indignèrent de sa sécurité, et répandirent une brochure où ils l'accusaient de favoriser les entreprises ultramontaines. Un édit du roi défendit aux ex-jésuites de se réunir pour vivre plusieurs en société, et de correspondre avec ceux de l'étranger, leur interdit l'enseignement dans les séminaires et dans les maisons d'éducation, les exclut des bénéfices à charge d'âmes, du vicariat dans les villes, et leur permit seulement d'être curés ou vicaires dans les campagnes, après avoir adhéré par écrit à la suppression de leur compagnie. Le parlement fit des difficultés pour enregistrer cet édit, qu'il ne jugeait pas assez rigoureux ; plusieurs dispositions qu'il voulait y ajouter furent rejetées sur une déclaration royale. Ces débats n'agitèrent pas le public ; mais un observateur devait être frappé de la divergence des opinions : quelques hommes appelaient sur l'Europe la domination pontificale, et d'autres la liberté américaine.

Le parlement s'occupa des protestants, vers la tin de l'année suivante, et discuta s'il fallait leur accorder un moyen légal de constater leurs mariages et d'assurer l'état de leurs enfin-1s. Louis XVI le désirait, la plupart des ministres et la majorité du parlement le voulaient, une partie des évêques y consentait ; le clergé eut cependant le crédit de rendre inutiles ces dispositions humaines et justes. Après avoir hésité, Louis XVI manda le premier président pour lui dire de suspendre les délibérations sur ce grave sujet ; et le parlement déclara qu'il s'en remettait, pour la décision, à la sagesse du roi (décembre 1778).

C'est dans la même année que l'arrivée de Voltaire émut la capitale (28 février). Vainement une cour l'environnait-elle à Ferney, vainement son âge rendait-il effrayantes les fatigues d'un long voyage, il voulut revoir Paris. L'arrivée d'aucun monarque n'eût excité un intérêt aussi vif ; et, tandis qu'une foule brillante se pressait dans son appartement, une foule non moins enthousiaste s'assemblait au dehors, pour apercevoir un moment le vieillard dont la renommée remplissait depuis soixante ans l'Europe.

De grands seigneurs, peu soucieux de savoir s'ils déplairaient à Louis XVI, faisaient leur cour à Voltaire. Madame Necker lui rendit une visite ; il déploya pour elle toutes les grâces de son esprit. Franklin lui présenta son petit-fils, en lui demandant de le bénir : le vieillard étendit ses mains sur la tête du jeune Américain, en prononçant ces mots : Dieu et la liberté. Voltaire reçut Turgot avec enthousiasme : Laissez-moi, lui dit-il, laissez-moi baiser cette main qui a signé le bonheur du peuple.

On agitait à la cour la question de savoir si l'on y recevrait Voltaire. La reine le souhaitait, Maurepas était indécis ; Louis XVI n'hésita point, il voyait dans Voltaire un auteur irréligieux, obscène, qu'il devait éloigner de sa présence. Parmi les déterminations entre lesquelles on avait pu choisir, la moins convenable était de laisser Voltaire se livrer à l'admiration des Parisiens, et de vouloir lui marquer du dédain. Avant d'exécuter ce voyage, il en avait parlé pendant plus d'une année, afin de pressentir la cour et le parlement, et de savoir s'il serait en sûreté : on avait eu bien du temps pour lui dire de rester à Ferney.

Tandis que les Parisiens l'applaudissaient avec ivresse, le clergé indigné tentait de le faire expulser de la capitale. Les dévots parlaient de lui comme d'un exilé qui a rompu son banc ; et s'étonnaient que le parlement où la police n'en fit pas prompte justice. Mais, de tous les ouvrages condamnés, aucun ne portait son nom, et n'avait fait lancer contre lui de lettre de cachet. Autant il était facile de prévenir son arrivée, autant il était difficile d'ordonner son départ. Louis XVI repoussa le conseil de forcer ce vieillard à recommencer un voyage qui, dans la saison rigoureuse, pouvait lui devenir mortel. C'eût été pour la France un opprobre que de faire succomber sous une persécution l'auteur de la Henriade, de Mérope, le défenseur des Calas, illumine chargé d'ans et de gloire, à qui plusieurs cours étrangères se fussent honorées d'offrir un asile.

Épuisé par les hommages dont il était comme assailli, et par ses efforts pour achever sa tragédie d'Irène, qu'il brûlait de voir représenter, Voltaire tomba dangereusement malade. Le clergé passa du projet de le renvoyer au projet de le convertir. Le marquis de Villette, chez lequel il demeurait, n'osa fermer sa porte aux ecclésiastiques. Voltaire se confessa et donna un écrit signé, où il déclare que si Dieu dispose de lui, il meurt dans la religion catholique, il termine par ces mots : Si j'avais scandalisé l'Église, j'en demande pardon à Dieu et à elle. Cette déclaration sans bonne foi, ce mensonge au lit de mort fut improuvé de tous les partis ; les dévots y virent une profanation nouvelle, et les philosophes un acte de faiblesse.

Cependant Voltaire était destiné à se ranimer un moment pour éprouver les plus vives jouissances qu'il ait ressenties dans le cours de cette longue carrière où tant de succès ont enivré son âme, il revit ses admirateurs. Il se rendit à unie séance de l'Académie française, où il fut reçu non comme un confrère illustre, mais comme un maitre qu'entourent de respectueux disciples. L'académie alla au-devant de lui, honneur qu'elle ne rendait pas même aux têtes couronnées[19]. Après la séance, il fit une visite à d'Alembert ; et partit pour la Comédie française, où l'on donnait la sixième représentation d'Irène. Les spectateurs, qui remplissaient la salle, avaient les yeux attachés sur la loge des gentilshommes de la chambre, où l'attendaient madame Denis et madame de Villette. Dès qu'il parut, l'enthousiasme alla jusqu'au délire. Les peuples qui divinisaient leurs grands hommes ne les célébrèrent jamais avec plus d'effusion. On demandait à grands cris une couronne, elle fut apportée ; Voltaire l'éloigna de lui et s'écria : Français, vous me ferez mourir de plaisir ! Le prince de Beauvau, au milieu d'acclamations frénétiques, le couronna. Après la pièce, les acteurs tirent une espèce d'apothéose de Voltaire. Son buste était sur la scène ; on récita des vers, on entoura de guirlandes l'image du poète. A sa sortie, la foule se pressait sur son passage ; on voulait s'approcher du grand homme, et le respect faisait craindre de le gêner ; on briguait l'honneur de soutenir un montent ses pas ; on touchait ses vêlements : on fut près de dételer les chevaux de sa voiture[20].

Les émotions si vives qui semblaient devoir anéantir un vieillard à peine convalescent, lui donnèrent, pour quelques jours encore, des forces extraordinaires. Il rendit des visites, il fut reçu franc-maçon à la loge des Neuf-Sœurs, il repartit à l'Académie. Ses amis, pour qu'aucun nuage n'obscurcit son bonheur, obtinrent du garde des sceaux un ordre aux censeurs de ne rien laisser imprimer contre Voltaire ; ordre qui cependant fut retiré, lorsqu'un prédicateur du roi eut dénoncé en chaire, presque nominativement, le ministre qui l'avait accordé. Voltaire usait dans un enchantement continuel les restes de son existence ; et bientôt les progrès de ses infirmités devinrent alarmants. Il soutint avec courage les douleurs d'une strangurie cruelle. Le curé de Saint-Sulpice pénétra plusieurs fois près de son lit, sans obtenir aucun des actes qu'il demandait. Voltaire, âgé de 84 ans, mourut trois mois après son arrivée à Paris (30 mai 1778). Le curé de Saint-Sulpice refusa de l'enterrer : Mignot, abbé de Salières et neveu de Voltaire, fit transporter le corps dans cette abbaye. Une lettre de résèque de Troyes, qui s'opposait à l'inhumation, arriva vingt-quatre heures après la cérémonie funèbre[21].

L'autorité interdit aux journaux de parler de Voltaire, et aux théâtres de jouer ses pièces. Bientôt, un prospectus de de Beaumarchais annonça qu'une édition des œuvres de Voltaire allait être imprimée à Ken ; et de nombreux mandements parurent pour défendre de souscrire. Quelques-uns de ces mandements formaient un étrange contraste avec les mœurs et les opinions de ceux qui les publiaient. Les ateliers de Kell étaient appelés des forges d'impiété par le prince de Rohan, évêque de Strasbourg, qui affichait l'irréligion et le libertinage. La faculté de théologie se rendit près du garde des sceaux, pour lui demander qu'on empêchât l'édition de pénétrer en France, et se retira fort mécontente de ce que le ministre lui avait fait entendre que cette affaire concernait le gouvernement seul. L'autorité, cependant, ne négligeait pas de multiplier les règlements sur la librairie ; un arrêt du conseil venait encore d'ordonner la recherche et la saisie des livres suspects dans toutes les bibliothèques que des particuliers mettraient en vente.

J. J. Rousseau mourut le 5 juillet, à l'âge de 66 ans, dans la retraite que le marquis de Girardin lui avait fait accepter à Ermenonville. Quelques personnes ont prétendu qu'il imita la lieu de sa malheureuse existence ; mais leur opinion ne soutient point un examen impartial[22]. L'ami qui avait essayé vainement d'adoucir la vieillesse de Jean-Jacques lui fit élever mi tombeau modeste, entouré de peupliers, dans une île solitaire. Ce séjour devint un élysée, où s'empressèrent de se rendre les enthousiastes du philosophe de Genève, et une foule de curieux. La reine visita Ermenonville ; beaucoup de gens de cour firent ce voyage. Delille, Ducis, le duc de Nivernais, célébrèrent, dans leurs vers, Jean-Jacques et son asile.

Voltaire et Rousseau différaient de situation, de caractère et d'opinion ; mais tous deux portèrent leurs contemporains à dédaigner les doctrines et les lois existantes. On dirait même que la nature les fit apparaître ensemble pour réunir tous les moyens d'entraîner leur siècle à de grands changements : l'un pouvait captiver les esprits les plus frivoles, et l'autre s'emparer des esprits les pins méditatifs. Leur génie novateur léguait de grands périls à la génération qui s'élevait ; mais, qu'on ne s'abuse point, il était impossible d'étouffer leurs erreurs, si l'ou ne commençait par opérer des réformes sévères dans l'État et dans le clergé.

Lorsqu'on voit, d'une part, l'activité des esprits, les besoins de la société, tant de réclamations justes auxquelles se mêlent tant d'idées hasardées, dangereuses, coupables, ct, d'une autre part, l'aveuglement des hommes intéressés au maintien des abus, la faiblesse de la cour, le discrédit dans lequel elle tombe, ou juge combien il aurait été nécessaire qu'un homme d'État vint donner de nouveaux appuis à la monarchie. Ou avait éloigné Turgot ; nous allons examiner le ministère de Necker.

Aux embarras ordinaires de l'administration des finances se joignirent ceux qui résultent des préparatifs d'une guerre imminente, et bientôt ceux d'une guerre ouverte. On était accoutumé à voir des contrôleurs généraux obérés multiplier les mesures vexatoires, et se débattre en vain dans leur situation critique : voici un homme devant lequel tout obstacle parait s'aplanir. Les emprunts de Necker s'élevèrent à 490 millions[23]. Il obtint cette somme, sans créer d'impôts pour servir de gage aux prêteurs. Les économies qu'il affirmait avoir faites sur les dépenses étaient la seule garantie qu'il offrait ; et l'on croyait généralement à cette garantie, par la confiance qu'inspiraient ses talents et sa probité. Les Français trouvaient doux de remporter des victoires sans payer de contribution nouvelle, et de ne s'apercevoir des dépenses de la guerre que par la facilité merveilleuse avec laquelle le directeur général faisait affluer des millions au trésor. L'économie étant la base nécessaire de ses ressources, on célébrait la fois ses lumières et son zèle à réformer les abus : il charma les Français, il devint l'objet de l'enthousiasme public.

Co n'est pas sérieusement qu'on reprocherait à cet administrateur d'avoir eu recours aux emprunts ; la situation dit royaume lui en faisait une loi, que tout autre aurait également subie. Mais sa manière d'emprunter fut-elle la plus convenable à l'intérêt public ? Ses adversaires l'ont vivement blâmé de n'avoir pas établi d'impôt qui servit de gage aux prêteurs[24]. Il répondait qu'un nouvel impôt est inutile lorsque l'économie rend libre une partie du revenu suffisante pour assurer l'exécution des engagements contractés. C'est un fait qu'il se procura de l'argent à un taux moins élevé que n'en obtenaient ses prédécesseurs[25]. Toutefois, clans l'état des finances, la garantie qu'il offrait n'étant pas positive, évidente, il sentait le besoin d'y ajouter des moyens de succès. Bien ne fut négligé de ce qui pouvait attirer, séduire les capitalistes. Necker employa la ressource immorale des emprunts viagers ; et pour ses autres emprunts, il fut contraint d'exposer le trésor aux embarras qu'entrainent les remboursements à époques fixes et rapprochées.

On est juste et non sévère, lorsqu'on dit que l'administration de Necker annonce un très-habile banquier plutôt qu'un véritable ministre des finances. Supposons Machault dans cette position difficile ; sans doute il aurait eu moins de crédit personnel, et cependant il aurait obtenu des résultats tout autrement avantageux. On aurait vu cet homme d'État combiner ses idées sur l'égalité de l'impôt et sur l'amortissement, pour établir dans les finances un ordre permanent, et pour fonder le crédit public. Les circonstances même lui agiraient paru favorables : si la paix est d'un heureux secours à qui veut tenter des améliorations, il n'est pas moins certain que la guerre, surtout en France, donne une grande force au gouvernement pour exiger des sacrifices. Mais, en admettant que Necker sentit tous les avantages des conceptions financières que je viens de rappeler, il n'aurait pas été capable de les réaliser. Sa religion le tenait dans une crainte perpétuelle de blesser le clergé, qui pouvait facilement s'irriter contre lui[26]. Étranger, homme enrichi par le commerce, il était loin de se trouver dans la position qui dit permis à un contrôleur général d'attaquer avec succès les privilèges pécuniaires des premiers ordres du royaume.

Le parlement n'opposa d'abord aucune résistance aux projets de ministre, et ne chercha point è les modifier. Ce corps avait peu de lumières sur les hautes questions de finance, et consultait beaucoup son intérêt en matière d'impôt. Lorsque le premier emprunt fut envoyé à l'enregistrement (janvier, 1777), d'Esprémesnil l'attaqua avec véhémence, et parla de la nécessité de convoquer les états généraux ; mais il fit d'autant moins d'impression, qu'on le savait ennemi personnel de Necker, avec qui il avait en des discussions aux assemblées de la compagnie des Indes, dans laquelle tous deux étaient intéressés. Le parlement enregistra l'édit, è une très grande majorité, en adressant au roi quelques observations, pour lui demander de porter l'économie jusque dans les moindres détails, et d'arrêter le cours des déprédations. Necker lui-même, par ses intelligences avec des magistrats, avait secrètement provoqué ces observations conformes à ses vues.

Tout avait été préparé pour faire réussir l'emprunt ; il était rempli avant d'être enregistré. On aurait pu se dispenser d'appeler le public au trésor royal ; mais on en ouvrit les portes, et l'on eut soin de mettre en évidence une garde nombreuse pour maintenir l'ordre parmi les préteurs. Dans le jour, l'opération fut terminée ; et déjà de premiers prêteurs avaient revendu avec bénéfice leur part de l'emprunt.

On voit que le directeur des finances ne dédaignait pas quelques ressources du charlatanisme ; mais il en avait de plus sûres : la sévérité contre les dépenses inutiles, l'économie pour les dépenses utiles. Ces moyens de crédit lui étaient commandés par le besoin de prouver qu'il acquitterait les emprunts ; son caractère le disposait d'ailleurs à vouloir adoucir les charges de la classe malheureuse ; et son orgueil même était trop éclairé pour ne pas l'exciter à chercher la gloire dans les services rendus à l'État. Ses nombreuses réformes sont la partie vraiment honorable de son administration ; c'est celle qui prouve le mieux qu'à défaut de Turgot ou de Machault, d'un homme à idées plus justes, plus étendues et mieux arrêtées, la France aurait été heureuse encore de conserver ce ministre.

Necker énonçait un principe que Louis XVI était digne de comprendre, c'est qu'il n'est point permis d'établir un impôt on de faire un emprunt avant d'avoir épuisé les ressources que peuvent produire l'ordre et l'économie. Ce sont des vertus dont il pensait que le monarque doit le premier donner l'exemple, et son attention se porta d'abord sur les abus criants qui existaient dans la maison du roi. Il n'y avait pas de dissipateur, livré aux usuriers, dont la maison offrit plus de désordre : les fournitures n'étaient payées que trois on quatre ans après avoir été faites[27]. Ces retards augmentaient la dépense ; les fournisseurs grossissaient leurs mémoires, et s'arrangeaient avec les vérificateurs : Necker appauvrit bien des gens en payant avec exactitude.

Le roi consentit à n'accorder des faveurs pécuniaires qu'à la fin de l'année, pour qu'il fût possible de comparer le montant des demandes et les ressources du trésor. Auparavant, les faveurs se multipliaient chaque jour ; et le monarque savait si peu à quoi il s'engageait, qu'en général on ne pouvait commencer à payer les pensions que plusieurs années après les avoir accordées. Par un autre abus, il en était donné sur différentes caisses, et l'on ignorait le total des sommes reçues par tel adroit courtisan. Il fat arrêté que toutes les pensions se payeraient au trésor[28].

Les dispositions prises par Turgot pour ne plus donner de croupes furent renouvelées, et reçurent une application plus générale. Un rapport célèbre de Necker fait connaitre à quel point les faveurs avaient été sollicitées et prodiguées. Acquisitions de charges, projets de mariage ou d'éducation, pertes imprévues, espérances avortées, tous ces évènements étaient devenus une occasion de recourir à la munificence du souverain. On eût dit que le trésor royal devait tout concilier, tout aplanir, tout réparer ; et comme la voie des pensions, quoique poussée à l'extrême, ne pouvait ni satisfaire toutes les prétentions, ni servir assez bien la cupidité honteuse, l'on avait imaginé d'autres tournures, et l'on en eût imaginé chaque jour : les intérêts dans les fermes, dans les régies, dans les étapes, dans beaucoup de places de finance, dans les pourvoiries, dans les marchés de toute espèce, et jusque dans les fournitures d'hôpitaux, font était bon, tout était digne de l'attention des personnes souvent les plus éloignées, par leur état, de semblables affaires[29].

Necker avait assez de prudence et d'adresse pour éviter la précipitation dans ses réformes. Ce ne fut qu'en 1780 qu'il osa supprimer, dans la maison du roi, une foule de places scandaleusement inutiles. Jamais on n'a parlé de cette suppression sans plaisanter sur les titres bizarres que donnaient ces places singulières[30]. La plupart avaient été aliénés, à titre de revenu casuel, aux possesseurs des grandes charges de la maison du roi, qui les vendaient, et les vendaient fort cher, parce que les acquéreurs étaient libres de se dédommager par des gains illicites. Il résultait de cet état de choses qu'on ne pouvait toucher un mince officier de la papeterie, sans soulever contre soi tous les grands officiels de la couronne. En vain le remboursement de ces places fut-il réglé avec libéralité, en vain le roi s'engagea-t-il à dédommager les possesseurs des grandes charges qui, cependant, ne devaient ce honteux casuel qu'à la prodigalité et à la faiblesse du gouvernement, le château retentit de clameurs contre le directeur des finances. Les grands officiers l'accusaient très-sérieusement d'attenter à leur propriété ; ils prétendaient aussi que ces suppressions ôtaient à la couronne son éclat : c'est alors qu'ils dirent que Necker voulait gouverner un grand royaume comme sa petite république, et qu'il faisait un désert autour du roi.

Beaucoup d'emplois furent supprimés dans l'administration des finances ; il en résulta plus de probité, d'ordre et de célérité dans l'expédition des affaires. Les bénéfices des financiers furent diminués : une seule amélioration, dans le nouveau bail de la ferme générale, ajouta quatorze millions au revenu public. Les fermiers généraux se prêtèrent loyalement à diminuer leurs gains. Ces financiers n'étaient plus ceux que le Sage livrait à la risée publique, on ne trouvait plus parmi eux l'ignorance brutale et les mœurs impudentes des Turcaret ; ils s'honoraient d'avoir eu dans leurs rangs Helvétius et d'y compter Lavoisier. Toutefois leur administration adoucie était encore très-oppressive. On voit, par une lettre de Necker aux fermiers généraux, que souvent les détentions étaient perpétuées pour de modiques fraudes, et que des malheureux condamnés à l'amende, s'ils étaient trop pauvres pour la payer, subissaient la peine des galères.

Le directeur des finances voulait. remplacer ou modifier les impôts vexatoires ; mais il différait des améliorations qu'il ne se croyait pas encore assez puissant pour entreprendre. La résistance qu'une mesure très-équitable rencontra, peut faire juger combien il était difficile de supprimer les abus. On sait que, pour les vingtièmes, les roturiers étaient taxés è la rigueur, tandis que les nobles faisaient des déclarations souvent illusoires ; un arrêt du conseil ordonna la vérification du revenu des propriétés (1777). Le parlement se souleva contre cet arrêt, et dit dans ses remontrances : Tout propriétaire a le droit d'accorder des subsides, par lui-même ou par ses représentants ; s'il n'use pas de ce droit en corps de nation, il faut bien y revenir indirectement ; autrement, il n'est plus maitre. de sa chose, il n'est plus tranquille propriétaire. La confiance aux déclarations personnelles est donc la seule indemnité du droit que la nation n'a pas exercé, mais n'a pH perdre, d'accorder et de répartir elle-même les vingtièmes. On ne saurait défendre les privilèges d'une manière plus anarchique. Le parlement disait aussi que les vingtièmes étaient un don gratuit. Depuis soixante-sept ans que le premier vingtième existait, on n'avait jamais en cette idée ; mais, en l'admettant, aurait-il été digne de la noblesse d'accorder un don, et de recourir ensuite an mensonge pur en diminuer la valeur ? Enfin, le parlement prétendait que les vingtièmes n'étant pas un impôt de répartition, on pouvait favoriser des contribuables, sans que les autres eussent à se plaindre ; j'ai déjà réfuté ce misérable argument. Il est étrange qu'une assemblée de magistrats montre si peu de lumières ou si peu de bonne foi.

Necker s'occupa de créer des administrations provinciales : il n'avait pas un vaste système, tel que celui dont j'ai donné l'esquisse dans le livre précédent. Son projet était de former simplement une administration dans claque généralité. Les trois ordres y seraient distincts, et présidés par le clergé ; mais les vois seraient comptées par tête. Les membres devaient être choisis par quart, dans le clergé, dans la noblesse, dans le tiers état des villes et dans celui des campagnes. Le parlement, beaucoup de nobles trouvèrent que Necker traitait le clergé trop favorablement ; et il réduisit du quart au cinquième le nombre des ecclésiastiques. Pour la première formation, le roi nommerait mi tiers des membres, et ce tiers élirait les deux autres ; les renouvellements seraient partiels, et alors les choix seraient faits par les administrations provinciales elles-mêmes, avec l'approbation du roi. Je cloute que l'auteur du projet ait jamais examiné mûrement quel pourrait être, sur l'esprit de ces assemblées, l'effet d'un mode de nomination qui n'appartenait ni au roi, ni aux propriétaires, et qui donnait aux administrateurs le droit de désigner leurs collègues.

Ces assemblées devaient être établies successivement. Leur création éprouva des obstacles ; et il n'y en avait encore que deux en plein exercice lorsque Necker sortit du ministère. La première, formée dans le Berri, en 1778, avait cependant offert des résultats heureux : elle avait supprimé la corvée, et recueilli, en quelques mois, deux cent mille livres de contributions volontaires, pour des objets d'utilité publique.

Un des actes par lesquels Louis XVI honora son règne, fut l'abolition de la mainmorte dans ses domaines. Deux sortes de servitudes rappelaient les temps de barbarie. L'homme sujet à la servitude de tennement ne pouvait disposer ni de sa personne, ni de ses biens, sans la permission de son seigneur ; elle lui était indispensable pour se marier, pour laisser à ses en-fans le fruit de son travail, à moins qu'il ne fit ménage commun avec eux ; et si, pour fuir la tyrannie, il allait vivre en lieu franc, son héritage était dévolu ô. son seigneur. La servitude qu'on appelait de cou ôtait même la ressource d'affranchir sa personne en abandonnant ses biens. Le serf de corps qui avait pris la fuite pouvait être rappelé par son seigneur, ou arbitrairement imposé ; rien de ce qu'il acquérait en pays étranger ne lui appartenait ; le seigneur était aviné contre lui du droit de suite. L'édit d'affranchissement dans les domaines royaux (1779) exprime le regret que les droits de la propriété ne permettent pas au monarque d'abolir la mainmorte clans toutes les seigneuries de France. Necker n'osa supprimer complètement que le droit de suite. Montyon et d'autres écrivains lui reprochent d'avoir reconnu comme de véritables propriétés les restes de la barbarie féodale ; mais ou ne doit pas oublier les obstacles qu'il rencontrait. Louis XVI, par un sentiment de justice, craignait d'abuser de son pouvoir ; et le parlement n'enregistra qu'avec cette réserve : Sans que les dispositions du présent édit puissent nuire aux droits des seigneurs. Quelques-uns s'empressèrent de suivre le touchant exemple du roi. On vit avec indignation le chapitre de Saint-Claude y rester insensible ; il aurait, disait-il, perdu vingt-cinq mille livres de rente ; et, pour affranchir les serfs du Jura, il voulait être indemnisé par le gouvernement.

Un nouvel acte d'humanité qui plut an cœur de Louis XVI fut l'abolition de la question préparatoire (1780). Ce roi, qui respirait la bonté et qui voulait la justice, limita son pouvoir sur un point important pour la classe malheureuse. J'ai dit que la taille ne pesait que sur le peuple, el qu'on l'augmentait par de simples arrêts du conseil : Louis XVI régla le montant de la taille pour chaque généralité, et déclara que cette fixation ne pourrait plus être changée que par des édits enregistrés dans lus parlements[31].

Le directeur des finances avait des ennemis, mais un bien plus grand nombre d'enthousiastes. Son administration, souvent digne de reconnaissance, toujours brillante, jetait les Français dans une sorte d'enchantement. Nous avons vu qu'une partie du clergé lui pardonnait d'être protestant. Tons les nobles qui s'occupaient d'améliorations étaient ses admirateurs. A la cour, il avait des appuis. La reine le protégeait : elle voyait, avec un dépit toujours croissant, l'influence éternelle du vieux Maurepas ; elle aimait d'ailleurs à suivre l'opinion de Choiseul ; et cet ancien ministre, qui conservait l'espérance de recouvrer du crédit, pensait que Necker pourrait un jour servir à son rappel. La société intime de Marie-Antoinette louait d'autant plus volontiers le réformateur qu'elle avait peu à s'inquiéter de ses économies[32]. Les ministres ne l'aimaient point : Vergennes, Miroménil, Sartine, cherchaient à lui nuire ; mais il les éclipsait.

La satisfaction que devaient inspirer à Necker l'éclat de sa position et les services qu'il avait rendus n'était pas cependant sans mélange. Maurepas était à redouter pour lui. Longtemps il sut le ménager, en homme trop habile pour lutter contre des forces supérieures aux siennes. Ce Necker, si plein de confiance dans ses idées, si certain de la supériorité de ses talents, comprimait son amour-propre afin de ne pas blesser un chef ombrageux ; et l'on peut juger, en lisant ce passage[33], des tourments que leurs relations lui causaient : Je me rappelle encore cet obscur et long escalier de M. de Maurepas, que je montais avec crainte et mélancolie, incertain du succès, auprès de lui, d'une idée nouvelle dont j'étais occupé, et qui tendait le plus souvent à obtenir un accroissement de revenu, par quelque opération juste, mais sévère. Je me rappelle encore ce cabinet en entresol, placé sous les toits de Versailles, mais au-dessus des appartements du roi ; et qui, par sa petitesse et sa situation, semblait véritablement un extrait, et un extrait superflu de toutes les vanités et de toutes les ambitions. C'est là qu'il fallait entretenir de réformes et d'économie un ministre vieilli dans le faste et les usages de la cour. Je me souviens de tous les ménagements dont j'avais besoin pour réussir ; et comment, plusieurs fois repoussé, j'obtenais enfin quelques complaisances pour la chose publique ; et je les obtenais, je le voyais bien, à titre de récompense des ressources que je trouvais au milieu de la guerre. Je me souviens encore de l'espèce de pudeur dont je me sentais embarrassé, lorsque je mêlais à mes discours, et nie hasardais à lui présenter quelques-unes des grandes idées morales dont mon cœur était animé.

Par amour du bien publie et par orgueil, Necker bufflait, au fond de l'âme, de s'affranchir de la tutelle du vieux ministre. Pendant quelques mois, il eut l'espoir d'y réussir, plusieurs évènements parurent le seconder. Sartine ayant outrepassé de vingt millions les fonds extraordinaires accordés à son ministère, le directeur des finances s'éleva contre un pareil désordre, et déclara qu'il fallait ou recevoir sa démission, ou renvoyer cc ministre. Maurepas, jaloux de l'empire que Necker exerçait sur l'opinion publique, eût accepté sa démission avec joie ; mais il ne pouvait le sacrifier, dans cette circonstance, sans blesser trop ouvertement la justice et sans s'exposer à l'animadversion générale. Après quelque hésitation, Sartine fut renvoyé. Ce ministre avait donné de l'activité aux constructions navales ; il avait fait cesser ou du moins apaisé de grands débats d'amour-propre entre les marins ; il y avait réussi, précisément parce qu'il était étranger à la marine, et qu'on ne pouvait l'accuser d'intérêt et de partialité, dans les décisions relatives à ces débats. Mais, en temps de guerre, il était fort au-dessous de sa place, par son inexpérience-et son peu de lumières. Son défaut d'ordre achevait d'en faire un mauvais ministre ; la dépense était excessive, et d'importantes parties du service n'en restaient pas moins négligées[34]. Madame de Maurepas avait élevé trop haut cet homme médiocre, qui n'aurait jamais dû s'offrir aux yeux de Louis XVI, après avoir bassement servi dans la police les débauches de Louis XV.

Maurepas aspirait au moment où Necker succomberait à son tour ; mais l'habitude du vieux courtisan n'était pas d'attaquer eu face, il s'étudiait à voiler ses pièges, et regardait comme d'heureux moyens de nuire les honneurs prodigués à un ennemi pour le mettre en position de se perdre lui-même. Il proposa an directeur des finances de joindre à son administration celle de la marine ; et lui rappela, avec finesse, que Colbert avait réuni les deux ministères : il espérait que Necker, eu acceptant, multiplierait ses embarras, dévoilerait son ambition, et se donnerait un ridicule. Necker aperçut le piège, et jugea plus conforme à ses intérêts de faire remplacer Sartine par un homme qui entrerait an conseil, et qui l'y défendrait, lorsque sa personne on ses plans y seraient attaqués. Ses vues se portèrent sur le marquis de Castries, qui lui avait voué une profonde estime. La reine prenait intérêt à ce militaire distingué ami du duc de Choiseul. Le hasard voulut qu'un accès de goutte retînt, pendant quelques jours, Maurepas éloigné de Louis XVI. La reine qui, depuis si longtemps, souhaitait de faire nommer un ministre, et le directeur des finances qui travailla seul avec le roi, obtinrent la nomination qu'ils désiraient (14 octobre 1780). Un autre choix honorable, un nouveau triomphe sur Maurepas, eut lien deux mois après. Le prince de Montbarrey, qui avait remplacé le comte de Saint-Germain, aimait trop le plaisir et la paresse pour convenir au ministère de la guerre, dans d'importantes circonstances : il eut pour successeur le marquis de Ségur. Ce choix fut encore déterminé par l'ascendant de la reine : le dépit qu'en éprouva Maurepas donne la mesure de la satisfaction de Necker. La faveur de celui-ci devint très-grande à la cour. On répandait des bruits fâcheux pour Maurepas ; on disait que son esprit baissait, que la confiance du monarque en lui s'affaiblissait. Les courtisans, malgré tous leurs sujets d'inimitié contre le directeur général des finances, cherchaient déjà les moyens de plaire an futur successeur d'un vieux ministre, dont le règne était près de finir.

Ce fut peu de jours après la nomination de Ségur que Necker présenta ce compte des recettes et des dépenses du royaume, qui fut accueilli par tant d'applaudissements ; mais qui devint aussi l'objet d'accusations violentes. Necker, a-t-on dit, en appelant les Français à connaître, par conséquent à juger l'administration des finances, changea les usages de la monarchie, et l'ébranla profondément. La publicité donnée au Compte rendu était, en effet, une des plus grandes innovations que pût tenter un ministre ; mais beaucoup de personnes en parlent avec passion, et sans avoir les premières idées qu'exige la discussion d'un pareil sujet. Les frais d'une guerre dispendieuse obligeaient à recourir aux emprunts : Necker n'avait point fait cette situation ; il s'y trouvait. Dès qu'un gouvernement emprunte, le crédit lui est indispensable ; or, le crédit et le mystère ne peuvent exister ensemble. Necker avait beaucoup d'habileté ; et cependant, ses ressources diminuaient d'une manière alarmante. On n'avait obtenu, en 1780, que vingt et un millions d'emprunt, en recourant à la médiation des pays d'états ; et l'on avait pourvu aux dépenses excédantes par des anticipations qui s'élevaient à cent cinquante-cinq millions. Il devenait impossible de subvenir aux frais de la guerre, si l'on ne trouvait un moyen de convaincre les capitalistes que la France jouissait d'une prospérité financière qui devait leur donner une entière confiance dans les opérations du gouvernement. Ce moyen ne pouvait être qu'un compte favorable et public de l'état des finances.

N'attrait-il pas fallu du moins le réduire à des chiffres, et supprimer les considérations qui ne sont pas purement administratives ? On pouvait retrancher les phrases inspirées par la vanité de l'auteur : l'amour-propre se retrouve toujours, comme premier mobile on comme mobile secondaire, dans les déterminations de Necker. Mais les finances font partie d'un tout ; un administrateur ne peut les faire prospérer, il ne peut en parler, si l'on exige qu'il les isole d'un certain ensemble d'idées politiques, ou hème, en apparence, uniquement morales. Dans le Compte rendu, tout ce qui annonce l'amour de l'économie, la volonté d'opérer des réformes, de faire régner la justice, était nécessaire ; et contribua, autant et plus que les chiffres, à répandre la confiance. On peut considérer encore la question sous un autre point de vue. Si l'on croit qu'il fallait conserver les abus, qu'à leur maintien était attachée l'existence de la monarchie, ou doit regarder la publication de Necker comme un acte funeste à la France ; mais si l'on croit, au contraire, que l'autorité se Dit affermie en supprimant des abus qu'elle seule pouvait réformer paisiblement, on ne saurait blâmer Necker d'avoir cherché dans l'opinion publique un moyen de soutenir la faiblesse d'un monarque honnête homme, et de déconcerter les intrigues d'un ministre égoïste.

La sensation produite par le Compte rendu fut prodigieuse. Les Français voyaient pour la première fois soulever le voile qui, jusqu'alors, avait couvert le secret des finances. Chaque page du rapport offrait des vues de bien public, et des idées morales qui parlaient à l'âme des lecteurs. Les résultats annoncés, dont nous aurons à vérifier l'exactitude, étonnaient et confondaient l'imagination. Au milieu de la guerre et sans contribution nouvelle, non-seulement le déficit avait disparu, mais les revenus excédaient de dix millions deux cent mille livres les dépenses ordinaires : encore le directeur des finances disait-il qu'on pourrait ne point compter, dans ces dépenses, dix-sept millions trois cent mille livres qu'il destinait à des remboursements. Il faisait observer qu'un état si prospère s'améliorerait chaque année, que les pensions, que les rentes viagères, s'éteindraient, et que de nouvelles économies étaient préparées. L'amour-propre dont regorge cet ouvrage fut excusé par la plupart des lecteurs. Necker dit, dans la plénitude de son orgueil : Un homme de mon caractère... Je crois, autant qu'un autre, à la puissance active d'un seul homme qui réunit à l'intelligence, la fermeté, la sagesse et la vertu. On fut moins frappé de ces phrases que d'autres réellement nobles, telles que celle-ci : Si quelqu'un doit à ma simple faveur une pension, une place, un emploi, qu'on le nomme. Les élans de la vanité ne parurent à beaucoup de lecteurs que la franchise d'un homme de génie, à qui l'on doit pardonner de sentir sa supériorité. Les étrangers mêlèrent leurs voix à celles des Français. Burke et d'autres membres de l'opposition firent entendre l'éloge de Necker dans le parlement d'Angleterre. Au bruit d'un concert universel de louanges, la confiance se ranima ; le directeur général ouvrit des emprunts ; et deux cent trente-six millions furent, en peu de mois, apportés au Trésor.

Le Compte rendu fait époque dans l'histoire financière et politique de la France. Après tous les éloges et tontes les critiques dont il a été l'objet, on demande encore s'il était exact.

Ce compte de finance est singulièrement incomplet : il n'est relatif qu'aux recettes et aux dépenses ordinaires ; il ne fait point connaître les charges extraordinaires, les sommes que la guerre exigera pour acquitter l'arriéré des différents services, et pour subvenir à de nouveaux efforts. Aucun ministre, à celle époque, n'efit osé publier de tels renseignemens ; le silence de Necker ne peut donc étonner. Sans doute les capitalistes dont il réclamait la confiance, auraient pu lui répondre qu'on ne prêle pas à l'homme dont on ne connaît qu'à moitié les affaires ; mais les Français charmés de ce qu'on leur disait, songèrent peu à ce qu'on ne leur disait pas ; ils s'attachèrent à ce résultat que le chiffre des recettes et des dépenses ordinaires annonçait que l'État pouvait facilement payer les intérêts d'emprunts considérables.

Le Compte rendu, cependant, était encore très-incomplet pour les recettes et les dépenses ordinaires. On ne pouvait donner un tableau exact et détaillé des finances. Un grand nombre de caisses, tant à Paris que dans les provinces, recevaient directement les sommes nécessaires à différents services ; et l'on n'avait, au contrôle général, qu'une connaissance très-imparfaite de leurs opérations. Necker s'occupait d'établir une comptabilité régulière ; mais les mesures qu'il avait prises n'étaient pas encore exécutées. Dans ce désordre, bien que le revenu de l'État fût d'environ quatre cent trente millions, le compte de Necker n'était relatif qu'à deux cent soixante-quatre millions reçus et payés par le Trésor royal : quant aux cent soixante-six :nitres, versés dans différentes caisses, il l'allait supposer que la recette et la dépense se balançaient exactement.

Certes, un pareil compte de finance ne serait admis par aucune assemblée représentative : mais, du moins, l'exposé de Necker présente-t-il avec exactitude les charges ordinaires du Trésor[35] ? Les recettes et les dépenses dont il fait mention offrent-elles réellement un excédant de dix millions en faveur des premières ? Quelques explications doivent précéder la réponse. Naturellement on devait croire, et tonte la France s'imagina que l'aperçu présenté faisait connaitre la situation financière de 1781, année dans laquelle on entrait. C'était niai saisir le point de vue général, et l'on peut dire abstrait, que Necker avait choisi pour calculer les recettes et les dépenses ordinaires. Son aperçu, qui repose sur une sorte de fiction, ne pouvait s'appliquer à aucune année. C'est ce que deux exemples vont éclaircir. Les receveurs généraux versaient annuellement cent dix-neuf millions au Trésor. Plusieurs dépenses extraordinaires leur étant assignées pour 1781, ils ne verseraient dans cette année, que cent huit millions ; mais, ce changement étant accidentel, Necker, qui veut faire connaitre d'une manière générale les revenus du Trésor, n'en porte pas moins cette partie de la recette à cent dix-neuf millions. Necker divise le don gratuit du clergé entre les années pour lesquelles ce don est accordé ; et le porte, dans son état des recettes, pour trois millions quatre cent mille livres : cette manière de compter est régulière dans son système ; cependant, le don gratuit n'était. d'aucun secours en 1 781 ; il était dépensé depuis l'année précédente. Sans pousser plus loin ces recherches, on voit déjà que deux articles présentent une différence de quatorze millions quatre cent mille livres, au préjudice de la recette annoncée. Le compte n'en est pas moins exact, si l'on veut se piéter à la fiction de l'auteur ; mais il est inexact, dès qu'on l'applique à une année déterminée, à une année réelle. En dernier résultat, le Compte rendu était un travail fort ingénieux, qui paraissait prouver beaucoup et qui ne prouvait rien[36].

La publication de ce compte célèbre anima d'une égale ardeur les partisans et les antagonistes du directeur des finances. Maurepas fut vivement blessé de ne pas être nommé dans ce rapport ; et sans doute l'auteur, en ne lui donnant pas une phrase d'éloge, observait peu les convenances. Maurepas fit plus qu'y manquer ; chef du conseil des finances, il avait dû vérifier le travail de Necker ; il l'avait approuvé, et s'était ainsi rendu garant de son exactitude. Il n'en donna pas moins le signal aux faiseurs d'épigrammes, et le jour même de la publication, il disait à tous les courtisans qu'il rencontrait dans la galerie de Versailles : Avez-vous lu le conte bleu ? Bon mot que bien des personnes firent le même jour, parce que le Compte rendu était couvert en papier bleu.

Vergennes montrait, avec plus de gravité, son inimitié pour le directeur des finances. Aussitôt que l'exposé de Necker fut attaqué, Louis XVI se trouva fort incertain de ce qu'il en devait penser, et consulta quelques personnes eu secret, particulièrement Vergennes. Ce ministre s'attacha, dans un mémoire confidentiel, à prouver qu'il était très-dangereux de laisser dans les mains d'un étranger, d'un républicain, d'un protestant, la plus délicate des administrations du royaume. Son idée principale est qu'un étranger, ne connaissant point nos mœurs et nos maximes, détruira le calme dont la France est parvenue à jouir, grâce aux longs efforts de sages ministres. Ce calme, il le caractérise en ces mots : Il n'y a plus de clergé, ni de noblesse, ni de tiers état en France, la distinction est fictive, purement représentative, et sans autorité réelle. Le monarque parle, tout est peuple et tout obéit.

Tandis que Necker était en butte à de nombreuses attaques, les unes publiques, les autres secrètes, un mémoire sur les administrations provinciales, qu'il avait lu au roi, en 1778, tomba dans des mains infidèles, fut imprimé, et fournit de nouvelles armes à ses adversaires. Dans ce mémoire, Necker disait toute sa pensée sur les parlements ; on y trouve des passages tels que celui-ci : Les impôts sont à leur comble, et les esprits sont plus que jamais tournés vers les objets d'administration ; en sorte que, tandis que la multiplicité des impôts rend l'administration infiniment difficile, le public, par la tournure des esprits, a les yeux ouverts sur tous les inconvénients et tous les abus. Il eu résulte une critique inquiète et confuse qui donne lin aliment continuel au désir que les parlements out de se mêler de l'administration. Ce sentiment de leur part se manifeste de plus en plus, et ils s'y prennent, comme tous les corps qui veulent acquérir du pouvoir, en parlant an nom du peuple, en se disant les défenseurs des droits de la nation ; et l'on ne doit pas douter que, bien qu'ils ne soient forts ni par l'instruction, ni par l'amour pur du bien de l'État, ils ne, se montrent dans toutes les occasions aussi longtemps qu'ils se croiront appuyés par l'opinion publique. Il faut donc ou leur ôter cet appui, ou se préparer à des combats répétés qui troubleront la tranquillité du règne de Votre Majesté, et conduiront successivement ou à une dégradation de l'autorité, on à des partis extrêmes, dont on ne peut mesurer au juste les conséquences. On conçoit quelle irritation la lecture de cet écrit excita dans les parlements. Pour lier l'intérêt du royaume à leur intérêt propre, les magistrats attaquèrent surtout une partie du mémoire où l'auteur insinue qu'un jour on pourrait se passer de l'enregistrement des cours souveraines, et qu'on traiterait plus facilement avec des administrations provinciales. Plusieurs conseillers voulaient qu'on décrétât le ministre audacieux qui songeait 5 rendre illusoire, à détruire l'enregistrement. Il fallut que Louis XVI dit au premier président qu'un mémoire destiné au roi seul, ne pouvait être l'objet des recherches du parlement. Ce corps se dédommagea eu refusant d'enregistrer l'édit de création d'une assemblée provinciale, et en arrêtant qu'il serait rédigé des remontrances contre ce mode d'administration.

Les magistrats avaient été blessés de trouver dans le Compte rendu, ces mots, Lorsque les circonstances l'exigent, l'augmentation des impôts est soumise à la puissance du roi ; et dans le mémoire dont je viens de parler, on lisait cette phrase encore plus positive, plus absolue : C'est le pouvoir d'ordonner des impôts qui constitue la grandeur souveraine. Opinion funeste pour les princes ; opinion contraire aux maximes des états généraux, repoussée par la nation, et que les rois de France se fussent gardés de proclamer même en lit de justice. C'est bien alors que Necker put être accusé d'ignorer la législation du royaume. Étrange contradiction ! il avait soumis à l'enregistrement la taille, seul impôt que l'usage permit d'accroitre arbitrairement ; et il énonçait, sur les impôts en général, une erreur du pouvoir arbitraire. Malgré ses prétentions aux lumières de l'homme d'État, il y avait souvent de l'incohérence et du vague dans ses idées politiques.

Ce n'étaient pas ses erreurs, c'étaient ses réformes qui lui suscitaient les plus dangereux ennemis ; il augmenta leur haine et leur nombre, en s'occupant de deux projets utiles. Les familles en crédit trouvaient un moyen d'accroitre leur fortune, dans la spoliation des domaines de la couronne. Le directeur des finances voulait faire rentrer l'État dans une partie de sus droits ; il voulait aussi affranchir le commerce d'une multitude de péages que des particuliers percevaient. Ces réformes venaient d'être préparées par plusieurs arrêts du Conseil ; et toutes les personnes intéressées à maintenir les abus poussaient des cris contre Necker, dont le l'envoi pouvait seul dissiper leurs alarmes.

Plusieurs pamphlets, en critiquant le Compte rendu, recherchaient la vie privée de Necker, l'origine de sa fortune, et répétaient d'odieuses calomnies. On distribuait gratis des libelles, on en faisait circuler de manuscrits. Necker eut la faiblesse d'être, jusqu'à l'excès, sensible à ces attaques ; il cher-citait à déguiser les souffrances de son amour-propre, et disait sans cesse que, révoquer eu doute la fidélité du Compte rende, c'était altérer le crédit public, et se rendre coupable envers l'État. Il fit saisir des brochures, il poursuivit quelques auteurs ; et son courroux fût devenu redoutable, si la police n'eût pas été dans les mains de ses adversaires. Madame Necker, avec beaucoup de candeur et bien peu de connaissance de la cour, rendit en secret une visite à Maurepas pour lui confier quels tourments elle voyait éprouver à son mari, et pour lui demander d'employer son pouvoir à faire cesser ce débordement d'écrits satiriques. On juge combien le malin vieillard dut jouir en apprenant les souffrances de l'homme qu'il voulait accabler, et combien il se sentit encouragé à redoubler ses attaques[37].

Les frères du roi s'étaient prononcés dès longtemps contre le ministre réformateur ; et tous les chefs des finances de leurs maisons étaient ses antagonistes. lin d'eux, premier commis sous Terray, renvoyé par Turgot, et qui fit dans la suite une banqueroute de plusieurs millions, publia une critique du Compte rendu. Sa qualité de trésorier d'un prince de la famille royale donnait de l'importance à cette brochure très-répandue. Necker demanda que les faits contestés fussent vérifiés en conseil. Maurepas, Miroménil et Vergennes, chargés de cet examen, attestèrent l'exactitude des faits énoncés par k directeur des finances. Le comte d'Artois n'en conserva pas moins son trésorier, et celui-ci affecta de se montrer en public avec l'assurance d'un homme soutenu par de puissants protecteurs. Necker pensa que, pour imposer à ses ennemis, une marque éclatante de la confiance du roi lui était nécessaire ; et il exprima le désir d'entrer au Conseil. Sa demande ne fuit point accordée ; et Maurepas lui dit, par une dérision insultante, qu'il serait nommé conseiller d'État s'il voulait changer de religion. En abandonnant une prétention qu'il voyait repousser, Necker insista sur la nécessité où il se trouvait de réclamer un témoignage public de la confiance du roi ; il demanda que le directeur des finances eût une inspection sur les marchés de la guerre et de la marine, que l'intendant du Bourbonnais, très-opposé à l'établissement d'une assemblée provinciale, fût changé, et que des lettres de jussion tissent enregistrer l'édit qui créait cette administration. De nouveaux refus le blessèrent au point qu'il écrivit à Louis XVI : La conversation que j'ai eue avec M. de Maurepas ne me permet plus de différer de remettre entre les mains du roi ma démission. J'en ai l'âme navrée, et j'ose espérer que Sa Majesté daignera garder quelque souvenir des cinq années de travaux heureux, mais pénibles, et surtout du zèle sans borne avec lequel je m'étais voué à la servir. (19 mai).

Louis XVI n'aurait pas renvoyé Necker, mais il reçut sa démission avec quelque plaisir ; il était gêné par la présence de ce ministre qui lui semblait toujours vouloir le régenter. La reine fit appeler Necker, essaya de le retenir ; mais son orgueil le rendit inflexible.

Sa retraite produisit l'effet d'une calamité publique.. Paris et dans les provinces, OH accusa hautement les intrigues de cour ; on gémit de voir que les abus allaient renaitre, et l'on prodigua les regrets au ministre qui ne succombait que pour avoir détendu l'intérêt général. Ses ennemis furent obligés de dissimuler leur joie : on s'exposait à des querelles si, dans les promenades publiques, dans les foyers des spectacles, on se permettait un mot contre Necker[38]. La police eut la négligence de laisser la Comédie-Française jouer la Partie de chasse de Henri IV ; toutes les allusions à un ministre frappé d'une injuste disgrâce, à un roi trompé par ses courtisans, huent saisies avec transport. Necker était retiré à sa campagne de Saint-Ouen. Beaucoup de personnages éminents s'empressèrent de lui rendre visite : on remarqua le prince de Condé, les ducs d'Orléans et de Chartres, le prince de Beauvau, le duc de Luxembourg, le maréchal de Richelieu, l'archevêque de Paris et d'autres prélats. Madame Louise lui écrivit de son couvent. L'Europe sembla partager les regrets de la France ; Joseph II, l'impératrice de Russie, exprimèrent à Necker leur estime, et leur hante confiance dans ses talents.

La douleur excitée par la retraite de Necker, et le peu d'intérêt qu'avait obtenu celle de Turgot, forment un contraste frappant. Cinq années s'étaient écoulées, et les idées politiques étaient bien plus répandues. Celui dont la retraite rut un si grand éclat n'était pas le plus regrettable ; ces deux ministres nie semblent très différents.

Tous deux aimèrent le bien public, et poursuivirent les abus. Mais Turgot avait le désintéressement d'un sage qui, s'oubliant lui-même, est tout entier aux intérêts de l'État et de l'humanité. Necker n'était désintéressé qu'en matière d'argent, et le besoin de renommée le tournicotait sans cesse. Turgot avait foi dans ses principes ; Necker avait foi eu lui-même.

Les circonstances dans lesquelles celui-ci administra les finances étaient plus difficiles que celles où se trouvait. son devancier ; mais ce Int par des ressources dangereuses, et quelquefois immorales, qu'il pourvut aux besoins du Trésor. Turgot n'aurait pu, dans la guerre, éviter les emprunts ; mais ses principes et sa fermeté attestent qu'il cuit profité de la difficulté même des circonstances pour opérer une grande réforme, et que ses vues auraient été d'accord avec relies de Machault.

Turgot avait des idées législatives ; il voulait donner un gouvernement durable à la France. Necker combattait des abus partiels ; et nous verrous que, même dans un temps où il devait avoir plus d'expérience, où les circonstances exigeaient impérieusement qu'il eût un plan de législation, il manqua toujours d'opinions arrêtées.

Turgot voulait que les propriétaires eussent part à l'administration, il les appelait à veiller sur l'intérêt. commun. Necker, sans s'en apercevoir, jetait quelquefois des idées hostiles dans la classe nombreuse. Contradicteur du ministre qu'il voulait remplacer, il dit, dans sa Législation des grains : Presque toutes les institutions civiles ont été faites pour les propriétaires. On est effrayé, en ouvrant le code des lois, de n'y découvrir partout que cette vérité. On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé la terre, ont fait des lois d'union et de garantie contre la multitude, comme ils auraient mis des abris dans les bois pour se défendre des bêtes sauvages. Cependant, on ose le dire, après avoir établi les lois de propriété, de justice et de liberté, on n'a presque rien l'ait. encore pour la classe la plus nombreuse des citoyens. Que nous importent vos lois de propriété ? pourraient-ils dire, nous ne possédons rien. Vos lois de justice ? nous n'avons rien à défendre. Vos lois de liberté ? si nous ne travaillons pas demain, nous mourrons[39]. L'administrateur qui parle ainsi avait si peu d'idées sur d'importantes parties de l'économie politique, qu'il était partisan de ces jurandes, de ces corporations qui gênaient cruellement l'industrie glu pauvre, et que Turgot attachait un si grand et si juste intérêt à détruire.

Turgot voulait, faire l'éducation politique et morale des Français ; il voulait former l'opinion publique. Necker la croyait fort éclairée ; il s'inclinait devant elle. L'un parlait au peuple en législateur, et l'autre en courtisan[40].

Souvent les hommes d'État succombent lorsqu'ils viennent d'atteindre au plus haut degré de puissance. Turgot succomba peu après ce lit de justice, où il paraissait avoir triomphé de tous les obstacles opposés à ses projets ; et Necker, peu après ce compte rendu qui lui avait fait obtenir tant d'hommages.

Turgot mourut (18 mars, 1781) deux mois avant que Necker donnât sa démission ; il n'avait que cinquante-quatre ans, et vivait dans la retraite, occupé des sciences et des lettres. On doit regretter que Necker, bien que très-inférieur à Turgot, à Machault, ait quitté l'administration ; c'est ce qu'on reconnait surtout en voyant les hommes ; qui lui ont succédé. Ce ministre savait que, pour diriger la France, il fallait gouverner dans l'intérêt général ; et c'était beaucoup que de connaître une vérité si simple. Il réformait des abus, et pouvait prévenir des orages. Ses détracteurs ont souvent répété qu'il affaiblit l'autorité royale. Necker faisait bénir le nom du roi est-il un de ses successeurs à qui l'on puisse donner le même éloge ?

Une faute grave dans laquelle l'entraîna son indomptable amour-propre, fut de ne pas chercher plus longtemps à se maintenir au pouvoir. Maurepas était près du terme de Si funeste carrière, et l'aurait bientôt délivré du seuil adversaire redoutable pour lui. Necker s'est plus d'une fois repenti d'avoir si brusquement envoyé sa démission ; mais, dans son orgueil, il n'avait pas douté qu'on serait obligé de le rappeler, et qu'alors il aurait la toute puissance d'un homme qu'on avoue n'avoir pu remplacer. Il se trompait eu croyant que son retour serait prompt ; il ne prévoyait pas que, lorsqu'il reviendrait, la situation de l'État serait bien différente, qu'il ne retrouverait plus les mêmes idées, la même nation ; et que les circonstances exigeraient des talents très supérieurs à ceux que demandait son premier ministère, le seul dont il était capable de soutenir le fardeau.

 

 

 



[1] La place d'Amelot était faite par un nommé Robinet, qu'il avait pris pour son secrétaire. Lorsqu'il demanda pour son fils une intendance, Maurepas lui dit que ce jeune homme était bien peu en état d'administrer une province. Oh ! répondit-il, je lui donnerai Robinet. — Et vous ? répliqua le caustique vieillard.

[2] Les écrivains économistes éprouvèrent des persécutions. Un recueil, les Éphémérides du citoyen, où plusieurs d'entre eux exposaient leurs vues de bien public, fut supprimé. Les administrations financières, dont ils avaient dévoilé les vices, los attaquèrent en calomnie. Bandeau, cité au Châtelet, se défendit lui-même, tonna contre les financiers, et reçut de l'auditoire des marques d'intérêt. Gerbier, qui plaidait contre lui, excita des murmures. Le gouvernement donna l'ordre au Chatelet de hâter la fin de ce procès. Quelque temps après, Bandeau et un autre économiste, Roubaud, furent exilés en province.

Plusieurs écrits, favorables à Turgot, circulaient clandestinement. Voltaire lui adressa l'Épître à un homme ; et le public vit avec satisfaction le grand poète plus fidèle à ce ministre qu'il ne l'avait été à quelques autres.

[3] Ces opérations commencèrent sous le duc de Choiseul et devinrent beaucoup plus considérables sous Terray. Plusieurs passages des lettres écrites à Necker par les bureaux de ce contrôleur général révèlent, non-seulement la détresse de l'administration, mais le degré de turpitude où elle était tombée : Nous vous supplions de nous secourir dans la journée, daignez venir notre aide... nous avons recours à votre amour pour la réputation du trésor royal, etc.

[4] Il l'évaluait à vingt-sept millions, et disait qu'il faudrait le porter à trente-sept, afin de n'être point gêné et d'obtenir du crédit.

[5] La reine aimait la musique. On n'a pas oublié l'espèce de fureur avec laquelle les Parisiens se divisèrent outre Gluck et Piccini. Presque tous les gens de lettres prirent parti pour l'un ou l'autre de ces compositeurs ; et l'homme qui voulait goûter toue à tour les beautés de leurs ouvrages si différents était déclaré traites par les deux factions. Tandis que des gens de lettres s'accablaient d'épigrammes, et que de jeunes étourdis mettaient l'épée à la main pour soutenir leurs opinions musicales, Gluck et Piccini, plus sensés que leurs enthousiastes, dînaient gaiement ensemble. La reine eut le bon esprit de les protéger tous deux.

[6] L'impératrice avait témoigné beaucoup de bienveillance à cet instituteur, elle l'invitait à ses cercles ; Louis XVI ne lui adressait jamais la parole ; en conséquence, le cabinet de Vienne avait sur le cabinet de Versailles une grande prépondérance dans l'esprit de l'abbé de Vermond.

[7] Ce bienfaiteur des sourds-muets et de l'humanité avait consacré tout ce qu'il possédait à fonder son institution ; pour la soutenir il se refusait même le nécessaire ; et jamais il n'avait reçu du gouvernement aucune marque d'intérêt. Sous Louis XV, l'archevêque l'avait interdit comme janséniste.

[8] C'est à Boston que l'insurrection avait commencé.

[9] On vit, jusque dans les petites villes, des personnes dont les habitudes n'étaient rien moins que turbulentes, abandonner le whist, jeu anglais pour lui substituer un autre jeu, auquel on donna le nom de boston.

[10] Telles sont cependant les contradictions humaines, que l'esclavage des noirs existait déjà sur ce sol de liberté.

[11] Je ne pense même pas que ces lois puissent convenir longtemps à aucune nation. Le caractère, les mœurs des Américains, se prêtaient à les recevoir : mais, quand la génération qui fonda l'indépendance dormirait sous la tombe, quand les enfants de l'Amérique seraient mêlés à une foule d'émigrants de tous les pays, et que le désintéressement aurait fait place à la cupidité dans les âmes, quel serait l'effet des institutions nées sur la terre vierge ? Ces lois, qui donnent à la multitude le pouvoir absolu, ne réduiraient-elles pas à une sorte d'ilotisme les hommes instruits, les conseillers les plus sages ? Ces lois de liberté illimitée ne deviendraient-elles pas complices de la mauvaise foi dans les relations particulières, et de la violence dans les affaires publiques ? Les nouveaux Américains impriment momentanément une activité prodigieuse à l'industrie ; mais, sous des rapports plus essentiels, ils font rétrograder leur civilisation. De vrais disciples de Washington et de Franklin seraient aujourd'hui méconnus sur la terre natale ; ils y seraient regardés comme gens inhabiles à gagner de l'argent.

[12] On désignait ainsi les Américains, qui, soit par un motif d'intérêt, soit par un sentiment de fidélité désiraient le triomphe de la couronne.

[13] Carleton fit rendre par son année les honneurs funèbres à Montgommery. Burke et d'autres membres de l'opposition donnèrent des louanges à sa mémoire, au sein même du parlement. Que les ministres, dit Fox, ne m'accusent point de pleurer un ennemi ; c'est moi qui les accuse de nous avoir fait un ennemi d'un homme si distingué par ses talents et ses vertus.

[14] On lira sans doute avec intérêt les détails suivants sur Washington. Je les trouve dans une lettre inédite de Barbé-Marbois qui accompagna, en qualité de secrétaire de légation, le chevalier de la Luzerne, lorsque celui-ci fut nommé ministre plénipotentiaire aux États-Unis. ... Malgré toutes les instances de M. de la Luzerne, le général -Washington était venu au-devant de lui jusqu'à Liskill : il nous reçut avec une urbanité noble, modeste et douce, qui semble faire le fond de son caractère. Il a cinquante ans ; il est bien fait, un peu maigre ; il a de la liberté et une sorte de grâce militaire, dans toute sa personne ; il a l'air mâle, sans que ses traits en soient moins doux. Je n'ai vu à personne une politesse plus aisée et plus naturelle. Il a les yeux bleus et assez grands, la bouche, le nez réguliers, le front ouvert. Son uniforme ne diffère point de celui du soldat. Autrefois, dans les jours solennels, je veux dire dans les jours de combat, il portait un large ruban bleu ; il a renoncé à cette décoration peu républicaine. On m'a dit qu'il conservait dans les batailles, ce caractère d'humanité qui, dans les camps, le rendait si cher à ses soldats. Je l'ai vu pendant quelque temps dans sa famille ; et il m'a paru toujours égal, tranquille, réglé dans ses occupations, dans ses discours. Il interroge peu, il écoute attentivement, répond très-bas, et en peu de paroles. Il est grave en affaires ; hors de là, il se laisse aller à une gaieté réservée. Sa conversation est simple, comme ses mœurs et son extérieur. Il n'a aucune espèce de prétention ; il fait les honneurs de sa maison avec dignité, mais sans morgue et sans adulation. Ce sont ses aides de camp qui président à sa table et qui donnent les toasts. Avant d'être à la tête de l'armée américaine, il ne dédaignait pas les soins de sa ferme ; aujourd'hui, il joue quelquefois à la balle, pendant des heures entières, arec ses aides de camp. Il est pieux sans bigoterie ; abhorre les jurements, et les punit avec la plus grande sévérité.

[15] Ce vers est de Turgot. Mirabeau l'a traduit dans son discours sur la mort de Franklin :

Il sut dompter la foudre et les tyrans.

[16] Un autre Français, le major de Fleury, eut un cheval tué sous lui. Pulawski fut remarqué à cette bataille ; il était venu, ainsi que Kosciusko, se distraire des malheurs de sa patrie, en combattant pour la liberté dans un autre hémisphère.

[17] En 1787, il obtint l'autorisation de rentrer en France, mais non dans le ressort du parlement de Paris.

[18] Christophe de Beaumont introduisit la Fête du Sacré-Cœur dans le Missel de Paris, en le faisant réimprimer ; mais le parlement ne se mêla pas de cette affaire, le garde des sceaux se fit apporter l'édition et la séquestra.

[19] Les seuls ecclésiastiques présents étaient l'abbé Millot et l'abbé de Boismont.

[20] La reine était partie de Versailles pour l'Opéra, avec l'intention d'aller incognito a la Comédie Française. Un billet du roi, qu'elle reçut en route, ne lui permit pas d'exécuter ce projet.

[21] Terray mourut le même mois. Lorsqu'ou lui purin lu viatique, il y eut quelque rumeur parmi le peuple ; des poissardes trièrent que le bon Dieu n'empêcherait pas le diable de l'emporter. Dans la crainte que le convoi ne l'Ut insulté, la police envoya One escorte de soldats du guet. L'intendant de Montauban, neveu du Terray, lui fit élever un mausolée en marbre blanc, où l'on voyait la déesse de la justice et le génie des art, pleurer la mort de l'ancien contrôleur général.

[22] Ceux qui croient au suicide de Rousseau ne sont pas d'accord entre eux ; les uns disent qu'il se tira un coup de pistolet, d'autres qu'il s'empoisonna. L'empreinte que le statuaire Houdon prit sur la figure du mort fait voir que le coup de pistolet est une fable. Le procès-verbal de l'autopsie du corps n'indique aucune trace de poison, et prouve qu'un épanchement séreux dans la tête fut la cause très-naturelle de la mort de Rousseau.

[23] Dans sa discussion avec Calonne, Necker dit que ses emprunts ont été de cinq cent trente millions, y compris un accroissement d'anticipations de quarante millions. Je retranche cette sentine, l'usage n'autorisant pas à confondre les anticipations et les emprunts.

[24] En 1787, Mirabeau écrivit contre Necker une brochure, où on lit ce passage :

Il a fait la guerre sans impôt, c'est un Dieu !... Voilà le cri universel.

Mais il s'élève un impie qui dit :

Ce que vous lui imputez à gloire est son triste ; ce que volts regardez comme son bienfait est l'aggravation de vos maux. Emprunter sans imposer, c'est livrer une nation aux usuriers, car eux seuls prêtent sans gage ; c'est tromper tout un peuple sur sa véritable situation ; c'est enivrer les gouvernements, en leur présentant comme faciles ces projets de dépenses et de destructions qui désolent l'humanité ; c'est rejeter sur les générations à venir le poids des iniquités d'un ministre qui ne voit que sa gloire personnelle et ses succès présents... Peuple crédule irritez-vous de l'admirer ; vos enfants le maudiront un jour.

[25] Le zèle que déployaient pour lui les banquiers n'alla pas jusqu'à leur faire oublier le soin de leur fortune ; et terme, dans une de ses opérations, te directeur des finances se trouva dupe d'une intrigue. Des banquiers genevois lui avaient donné l'idée d'un emprunt qui rut ouvert sur une, deux, trois, quatre têtes. Les ardeurs du projet placèrent sur des personnes jeunes et robustes, ce qui renversa les bases du calcul de probabilité employé par le ministre.

[26] Cependant Necker sut se concilier l'estime et la bienveillance d'ecclésiastiques fort peu tolérants. L'archevêque de Paris, Cristophe de Beaumont, le voyait souvent, disait quelquefois avec lui ; et les plaisants expliquaient cette intimité, en disant que Necker n'était pas janséniste, qu'il était seulement protestant.

Un témoignage de confiance bien honorable lui fut donné. Cristophe de Beaumont, ayant gagné contre la ville de Paris un procès de trois cent mille livres, désira que cette somme fût employée par Necker à quelque objet d'utilité publique, et l'acte qu'il rédigea se termine ainsi : ... Consentant à ce que M. Necker dispose de ces fonds pour le plus grand avantage de l'Etat, et nous en rapportant à son zèle, à son amour du bien public et à sa sagesse pour l'emploi le plus utile desdits fonds, et voulant de plus qu'il ne lui soit demandé compte de cet emploi par filmique personne que ce soit. La somme fut consacrée à l'Hôtel-Dieu.

[27] Les abus de ce genre étaient anciens, et ils avaient été portés plus loin. lin curé de Versailles disait à Louis XV que des valets rouverts de sa livrée mendiaient dans les rues. Je le crois bien, répondit le roi, on ne les paye pas.

[28] Lorsque Necker publia le Compte rendu, les pensions s'élevaient à vingt-Luit millions : a Je doute, dit-il, si tous les souverains de l'Europe ensemble payent en pensions plus de moitié d'une pareille somme.

[29] Compte rendu.

[30] Il y avait des coureurs de vin, des hâteurs de rôts, des galopins, etc.

[31] Le conseiller d'une disposition si juste a, cependant, violé quelquefois ses principes. Necker donna de l'extension à quelques impôts ; on évalue de 5 à 6 millions la somme que ce moyen illégal fit entrer au trésor. Il y eut aussi des extensions données à des emprunts déjà fermés.

[32] Cette société, haïe de la plupart des courtisans, voyait avec un malin plaisir telle réforme qui les désolait. On sait que les gens de cour ne sont pas fort charitables les uns envers les autres. Besenval, dans ses Mémoires, blâme des suppressions qu'il juge prématurées ; mais il ajoute : Je conviens que les déprédations des grands seigneurs qui sont à la tête des dépenses de la maison du roi suai énormes, révoltantes... Necker a pour lui l'avilissement où sont tombés les grands seigneurs ; il est tel qu'assurément ils ne sont pas à redouter et que leur opinion ne mérite pas d'entrer en considération dans aucune spéculation politique.

[33] Sur l'administration de M. Necker, par lui-même.

[34] Lorsque Sartine quitta le ministère, l'escadre du coude d'Orvilliers n'avait pas touché de solde depuis quatorze mois, et ce n'était pas la plus en souffrance.

[35] Il existait dès longtemps une dette non constituée, arriérée et exigible, qui fut évaluée par Clugny à 205 millions. Calonne dit qu'en.1781, elle était au moins de 150 millions ; Necker prétend qu'elle n'était alors que d'une vingtaine de millions. Ce qu'il y a de certain, c'est que le Compte rendu ne porte dans les dépenses aucune somme, soit pour payer les intérêts de cette dette, soit pour eu faire des remboursements partiels. Ou n'a pas prouvé d'autre omission dans la partie de, dépenses qui tombaient à la charge du Trésor.

[36] Je le répète, on ne se forma point une idée juste du Compte rendu. Un financier distingué, M. Mailly, le dernier qui en ait parlé, dit encore : C'était un simple aperçu arithmétique des recouvrements et des payements appartenant à l'année 1781. Voilà précisément l'erreur dans laquelle tombèrent ceux qui reçurent avec tant de confiance le travail de Necker.

Je vais indiquer la recette et la dépense réelles de 1781, d'après le relevé de l'état au vrai que donne M. Bailly, dans son Histoire financière de la France.

Les impositions et droits réalisés pendant l'exercice de 1781, ont produit, avec douze millions de recettes accidentelles, une somme de 456.900.000 liv.

Les payements effectués sur les dépenses du même exercice se sont élevés à 526.600.000 liv.

Par conséquent, l'excédant des payements sur les ressources de l'exercice était de 89.700.000

En outre, les anticipations acquittées en 1781 avaient dépassé les fonds des exercices antérieurs qui étaient affectés à leur payement de 121.250.000 liv.

Et il a été payé pour remboursements d'emprunts à terme ou par forme de loterie 7.880.000 liv.

D'où il résulte, entre les ressources et les dépenses acquittées de l'exercice de 1781, une différence totale de 218.850.000

On se procurera, pur les emprunts ouverts et réalisés sous le ministère de Necker 256.000.000 liv.

Et par ceux qui furent ouverts et réalisés au commencement du ministère de Fleury  100.000.000 liv.

Ce qui produisit un excédant de 207.170.000 liv.

Cette somme fut appliquée au remboursement d'anticipations assignées sur les exercices de 1782 à 1787.

[37] Necker s'était donné un léger ridicule, en parlant de sa femme dans le Compte rendu : elle le secondait dans ses travaux de bienfaisance, et dirigeait avec beaucoup d'intelligence et de soin un hospice modèle.

Dès le commencement de son ministère, Necker s'était occupé d'améliorer le régime des Hôpitaux et des prisons ; mais d'effroyables abus existaient encore, lorsqu'il fit un rapport au roi, en 1780 : J'ai trouvé à Bicêtre, dit-il, le spectacle le plus affreux, les infirmités les plus dégoûtantes et les plus cruelles réunies dans un même lit, qui contenait jusqu'à neuf vieillards enveloppés dans des linges corrompes : et les lits même étaient entassés les uns sur les autres dans des lieux infects...

A la Salpêtrière, près de mille folles sont entassées dans différentes loges, où on les enchaine quatre et cinq à la fois, dans un espace qui pourrait à peine eu contenir deux : elles sont si près, qu'elles se blessent et se tuent même dons leur rage ; et un grand nombre moins féroces n'ont d'autre asile qu'un banc de pierre où elles passent les jours et les nuits.

[38] Quelques jours après son renvoi, on a vu la duchesse de Lauzun, de toutes les femmes la plus douce, et surtout la plus timide, attaquer dans un jardin public, un inconnu qu'elle entendait mal parler de Necker, et sortir de son caractère au point de lui dire des injures. Sénac de Meilhan.

[39] La classe nombreuse a grand intérêt aux lois de propriété ; d'abord, parce que tout homme possède quelque chose ; ensuite, parce que si l'on bouleversait les propriétés, si l'on détruisait les capitaux, elle n'aurait plus ni travail, ni subsistance. Cette classe est intéressée aux lois de justice pour que l'ordre règne, et que le riche ne puisse pas plus être impunément coupable envers le pauvre, que le pauvre envers le riche ; elle est intéressée aux lois de liberté, sans lesquelles les personnes, l'industrie el les marchandises sont à chaque pas arrêtées par l'arbitraire, les privilèges et la fiscalité. Sans doute, Necker voulait dire qu'il faut améliorer les lois, les rendre protectrices de tous ; mais, trop occupé de produire de l'effet, il semble appeler le renversement des lois. Comment la haute classe s'accommoda-t-elle mieux de pareils principes que de ceux de Turgot ? La raison en est fort simple. Tel propriétaire noble craignait la rivalité du propriétaire roturier, et ne s'imaginait pas que le prolétaire voulût jamais lui disputer son rang.

[40] Le respect de Necker pour l'opinion publique ne fui pas toujours le même. Peu d'années après son premier ministère, les assertions de Calonne contre lui ayant fait impression sur un certain nombre de personnes, il dit, dans sa réponse : La partie du public de Paris dont la voix se fait le plus entendre, et qui prend goût, depuis quelque temps, aux affaires de finance, ou qui se plait du moins à en parler, a besoin encore de beaucoup ;le leçons. Plus tard. son langage change davantage encore. Je ne sais trop pourquoi, dit-il, l'opinion publique n'est plus à mes yeux ce qu'elle était. Le respect que je lui ai religieusement rendu s'est affaibli, quand je l'ai vue soumise aux artifices des méchants, quand je l'ai vue trembler devant les hommes qu'autrefois elle eût lait paraître è son tribunal, pour les vouer à la honte. et les marquer du sceau de sa réprobation. Sur l'administration de M. Necker, par lui-même, Préface.