HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME DEUXIÈME. — HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (DIADOQUES)

LIVRE DEUXIÈME. — CHAPITRE PREMIER (319-316).

 

 

Considérations générales. - La maison royale. - Polysperchon gouverneur général de l'empire. - Fuite de Cassandre. - Mesures prises par Polysperchon. - Eumène s'échappe de Nora. - Eumène chez les argyraspides. - On cherche à attenter à sa vie. - La situation d'Antigone. -Plans d'Arrhidæos. - Antigone contre Arrhidæos. - La Lydie occupée par Antigone. - Cassandre auprès d'Antigone. - Polysperchon proclame la liberté des Hellènes. - Lutte des partis à Athènes. - Mort de Phocion. - Cassandre au Pirée. - Polysperchon devant Mégalopolis. - Guerre maritime entre Clitos et Antigone. - Cassandre s'empare d'Athènes. - Mort de Nicanor. - Alliance d'Eurydice avec Cassandre. - Retour d'Olympias en Macédoine. - Mort de Philippe et d'Eurydice. - Expédition de Cassandre en Macédoine. - Æacide chassé de l'Épire. - Olympias assiégée à Pella. - Mort d'Olympias. - Cassandre maitre de la Macédoine.

Par suite du partage de Triparadisos, la royauté d'Alexandre avait été ramenée d'Asie en Europe, son berceau : elle avait cessé d'être représentée par une puissance indépendante, qui commandât le respect. Le gouverneur de Macédoine la prit sous sa garde, avec le titre de gouverneur général de l'empire. Ainsi la Macédoine, berceau de la royauté, prit vis-à-vis des autres parties de l'empire une situation tout à fait contraire aux intentions, du grand fondateur de la monarchie. Tandis que la royauté qu'Alexandre avait commencé à développer dans un sens vraiment hellénistique redevenait macédonienne de fait, elle perdait, avec sa mission, la force de dominer ces pays asiatiques qui avaient déjà été gagnés à la vie hellénistique.

Puisque nous appelons de ce nom la pénétration réciproque du génie grec et du génie oriental envisagé d'une manière générale, il est évident que la grande diversité des régions et des races asiatiques apportait dans cette combinaison trop d'éléments disparates pour qu'ils n'en vinssent pas, avec le temps, à se séparer en subissant une foule de modifications ; mais, pour le moment, ces éléments étaient encore confondus pêle-mêle et dans une violente fermentation : les luttes des Diadoques marquent la longue et sanglante réaction au cours de laquelle ils continueront à se décomposer et à se précipiter pour prendre enfin des formes nouvelles. Mais, pour rendre ceci possible, la réunion en un empire unique devait disparaître : les potentats macédoniens en Europe, en Asie et en Afrique devaient poursuivre et détruire tout d'abord la royauté qui les avait investis de leurs fonctions, puis se détruire eux-mêmes tant qu'ils resteraient comme Macédoniens à la tète d'armées macédoniennes, jusqu'à ce qu'enfin, tout en conservant l'unité d'une civilisation hellénistique devenue cosmopolite, les nationalités transformées pussent se constituer en royaumes distincts, en nouvelles individualités politiques.

On dit que l'histoire est juste : elle l'est pour les principes, dont la lutte est le sujet même qui l'occupe, mais non pour les personnes qui les représentent. Serait-ce justice, par hasard, que la grandeur d'Alexandre ait dû être expiée par sa race, qui subit une ruine affreuse et ignominieuse ? C'est une lourde et émouvante fatalité qui, pas à pas et avec une froide logique, achemine la dynastie royale au-devant d'une ruine inévitable et la fait devenir coupable, afin que, égarée, trébuchante et appelant sur elle les représailles, elle rencontre plus sûrement sa perte. Si le grand roi n'avait pas eu d'héritier, ses fidèles auraient pu se partager le butin et honorer sa mémoire : mais il y a là un enfant posthume, un fils bâtard, un frère idiot, une vieille mère et des sœurs auxquelles une hérédité contre nature a fait passer le courage et la décision qui auraient pu faire la gloire des fils et du frère. N'est-il pas naturel qu'elles s'efforcent de conserver ou de conquérir pour leur propre compte le pouvoir qu'Alexandre avait fondé dans leur maison, pouvoir si mal géré maintenant par ces grands perfides, égoïstes, et avides de gouverner en leur nom personnel ? Pour échapper à la haine d'Antipater, la reine-mère Olympias a dû fuir en Épire ; elle croit, et beaucoup le pensent avec elle, qu'Antipater a causé la mort d'Alexandre, que son fils Iollas lui a. donné du poison. Comme elle n'a pas à elle toute seule la force de se venger, elle et son illustre fils, elle offre la main de sa fille Cléopâtre au gouverneur général Perdiccas. Celui-ci tombe, et avec lui s'évanouit cet espoir. Elle vit maintenant en Épire comme en exil ; avec elle se trouve la jeune princesse Thessalonice, que le roi Philippe avait eue de la nièce du tyran de Phères et qu'elle aime comme sa propre fille. Cléopâtre habite au loin, à Sardes ; là même, Antipater cite la princesse devant un tribunal macédonien, et elle n'est sauvée que par son courage et son éloquence hardie d'une condamnation mort Cynane, fille du roi Philippe et d'une Illyrienne, négligée et presque oubliée en Macédoine, conduit, à la tête d'une troupe en armes, sa fille Eurydice en Asie pour la marier au roi : une mort violente est son châtiment. Sa fille essaye de Prendre les rênes du gouvernement au nom de son époux idiot ; les phalangites se groupent avec enthousiasme autour de la jeune reine, émule des Amazones : mais Antipater, avec une Prévoyance perfide, l'éloigne de l'armée ; elle est obligée de raccompagner en Macédoine. Sous ses yeux, elle est contrainte à l'inaction. Là vit aussi la veuve du roi, Roxane, la mère de l'enfant auquel doit revenir l'empire d'Alexandre ; elle est une étrangère au milieu de ces Macédoniens, au milieu de la. cour européenne, auprès du trône auquel elle a donné un héritier. Ici Antipater est le maître ; incapable de maintenir les satrapes de l'empire qu'il gouverne dans le devoir et l'obéissance, indifférent à l'invasion de la Syrie par le Lagide, fermant les yeux sur les empiètements audacieux d'Antigone, il emploie ses dernières forces à abaisser la maison royale.

A la mort d'Antipater, le gouvernement passe à Polysperchon. Celui-ci était originaire de la contrée de Tymphæa, située sur la frontière qui sépare la Macédoine de l'Étolie[1], et issu des anciens princes de ce petit pays. Sous Alexandre, il était commandant de phalange et avait montré en mainte circonstance sa bravoure et ses capacités. En 324, il était retourné au pays avec les vétérans d'Opis, et, vu la santé chancelante de Cratère, il avait commandé ces troupes en sous-ordre. Les Macédoniens faisaient grand cas de lui[2]. C'était un excellent capitaine, solide, loyal, et d'une jovialité soldatesque ; on le vit plus d'une fois aux banquets, vieux comme il l'était, quitter son manteau de guerre pour prendre des habits de fête, des chaussures de Sicyone, et se livrer à la danse[3] ; fidèle au devoir, brave, et bon surtout pour servir sous les ordres d'un supérieur, il n'avait pas assez d'étoffe pour représenter la royauté dans des circonstances si difficiles. La succession d'Antipater lui avait donné une charge au-dessus de ses forces, et les difficultés de sa position, dont il ne savait pas prévoir toutes les graves conséquences, le poussèrent bientôt à une série de demi-mesures, de méprises, d'actes faux, indignes même, qu'on n'aurait pas attendu d'un caractère d'ailleurs si honorable. Polysperchon a pu avoir l'intention de gouverner l'empire dans le sens de son prédécesseur, et Antipater, au fond, avait tout passé aux autres satrapes, se contentant d'être le maître de la maison royale, le maître de la Macédoine et de la Grèce. Mais Polysperchon laissa tomber l'influence à laquelle sa dignité lui donnait droit sur les satrapies de l'empire[4], sans posséder chez lui une autorité incontestée et sans pouvoir en user avec fermeté. C'est Cassandre, le fils d'Antipater, qui mit en question son autorité et sa dignité, qui le força d'abandonner la politique d'Antipater vis-à-vis de la maison royale et l'attira dans des complications où les membres de la maison royale, divisés entre eux et prenant parti les uns pour Cassandre, les autres pour Polysperchon, devaient bientôt dissiper eux-mêmes les dernières forces de la royauté.

Ce sont là les grandes lignes des événements qui suivent la mort d'Antipater. Dans les derniers temps déjà, Cassandre avait dirigé au nom de son père la plus grande partie des affaires ; maintenant il était obligé de remettre le sceau royal et le pouvoir suprême, qu'il avait la plus ferme espérance de conserver, à un autre, à un Polysperchon, et de se contenter de la seconde place, de la chiliarchie ; il lui fallait se mettre aux ordres d'un vieillard dont il avait depuis longtemps l'habitude d'être le supérieur. Il avait l'humeur trop despotique et trop de confiance en lui-même, le pouvoir suprême dans l'empire était pour lui un enjeu trop séduisant pour qu'il ne cherchât pas à s'en emparer à tout prix. Il espérait qu'en engageant l'action il trouverait des adhérents ; il croyait pouvoir compter en Grèce sur les commandants et les garnisons macédoniennes, et sur les oligarchies instituées par son père dans les cités ; il ne doutait pas non plus qu'il ne parvint à gagner les gouverneurs de l'Asie par quelques concessions. En Macédoine, il voyait pour le moment Polysperchon trop populaire pour qu'il pût tenter là le premier pas : il dut donc chercher à l'attaquer du dehors. Le deuil de la mort de son père lui fournit un prétexte pour quitter la cour avec ses amis et se retirer à la campagne. Là il leur communiqua, à chacun en particulier, ses craintes, ses espérances, ses intentions, et s'assura de leur fidélité. Il envoya son ami dévoué, Nicanor de Stagire, à Munychie, avant que la nouvelle de la mort d'Antipater et des nouvelles dispositions qui avaient été prises n'y fût arrivée, pour y relever le gouverneur actuel, Ményllos, et recevoir en son nom les serments des chefs de la ville.

Il envoya de même dans les autres États de la Grèce, et l'on prit avec les oligarques des cités les arrangements nécessaires. D'autres ambassades se rendirent en Asie, chez les satrapes et les stratèges, pour annoncer qu'Antipater était mort, et que c'était non pas Cassandre, mais Polysperchon qui avait été nommé gouverneur général, lui, le parent de Polémon et d'Attale[5] : on pouvait prévoir que le parti perdiccanien à peine écrasé relèverait encore une fois la tête. Il était de l'intérêt de tous de prévenir ce malheur ; et lui, Cassandre, comptait sur leur assistance pour s'opposer à un régime que son père avait accepté à l'heure de la mort, au moment où ses facultés étaient affaiblies. Il s'adressa surtout à Ptolémée et lui rappela leur alliance de famille et leur amitié jusqu'alors, lui montrant les dangers que susciterait la nomination de Polysperchon pour tous les gouverneurs de l'empire et notamment pour lui. Il l'invitait donc à conclure une alliance offensive et défensive pour la garantie de leurs intérêts communs, à envoyer une flotte dans l'Hellespont pour prévenir tout au moins le danger le plus imminent[6].

Tandis qu'il expédiait ces messages tic tous les côtés, et que ses amis les plus fidèles gagnaient secrètement en toute hâte l'Hellespont, emportant de l'argent, des armes et tout ce qui est nécessaire pour la fuite, lui-même, en apparence inactif et indifférent aux affaires du monde, continuait à porter son deuil dans la tranquillité de la campagne. On organisa alors une grande partie de chasse de plusieurs jours, soi-disant pour distraire le chiliarque : il voulait essayer s'il pourrait enfin atteindre en dehors de la piste et frapper à mort un sanglier, pour n'être pas obligé de rester seul assis parmi les Macédoniens alors que les autres se couchaient pour prendre leur repas. Il se dirigea avec ses amis vers la frontière montagneuse et boisée pour chasser[7]. Déjà Polysperchon se félicitait sans doute que le chiliarque si redouté parût tourner le dos pour toujours à la scène politique. On apprit alors que, pendant cette grande chasse, Cassandre s'était échappé, était arrivé dans la Chersonèse, y avait rallié ses amis et avait passé en Asie pour se joindre à Antigone : bientôt après, on sut qu'Antigone avait effectivement accueilli le chiliarque et que Ptolémée avait conclu une alliance avec lui ; que Nicanor, le partisan le plus dévoué de Cassandre, avait su s'emparer de Munychie. Le gouverneur général ne pouvait plus douter de ce qui se préparait. Tout dépendait donc de la rapidité avec laquelle on prendrait des mesures pour prévenir un danger si menaçant ou pour y faire face.

Il convoqua donc les chefs de l'armée et les notables du pays ; il délibéra avec eux sur ce qu'il fallait faire. On devait supposer que Cassandre se dirigerait sur la Grèce : c'est là que se trouvaient les garnisons macédoniennes et les commandants nommés soit par son père, soit par lui-même au nom de son père. Les oligarchies dans les différents États se composaient d'amis et de partisans d'Antipater et se mettraient certainement à la disposition de son fils. L'alliance de celui-ci avec le satrape d'Égypte, déjà trop puissant, avec l'ambitieux stratège Antigone, qui tous deux avaient à leur disposition de fortes sommes d'argent et des ressources considérables pour la guerre, qui étaient les maîtres des pays les plus riches de l'empire, faisait prévoir une lutte qu'on n'espérait pouvoir soutenir que si l'on savait, par des mesures énergiques et radicales, attirer à soi et déchaîner sur eux des forces auxquelles ils ne seraient plus de taille à résister.

On prit des résolutions dans ce sens. Tout était perdu si on laissait l'ennemi gagner la Grèce, où Cassandre était déjà maître des points stratégiques les plus importants ; un seul moyen s'offrait, c'était de restaurer la liberté hellénique. Il est vrai qu'ainsi la pierre angulaire de la politique macédonienne, telle que Philippe et Alexandre l'avaient fondée, était abandonnée. Mais c'était aussi le seul moyen qui restât encore de brouiller le jeu de l'ennemi et d'opposer à la puissance des alliés la puissance plus forte encore de l'opinion publique et l'approbation de ceux dans lesquels l'esprit hellénique voyait ses chefs. On convoqua donc les ambassadeurs des États helléniques présents à la cour ; on leur remit l'acte d'affranchissement, pour qu'ils se rendissent aussitôt dans leur pays et y fissent connaître la décision des rois et de leurs grands officiers[8].

Cette mesure fut suivie d'une autre non moins importante. Cassandre était, plus encore que son père, ennemi de la maison royale, et son union actuelle avec Antigone et Ptolémée, dont l'opposition au pouvoir royal s'était déjà manifestée assez clairement, le constituait à l'état d'ennemi déclaré de la maison royale. Il était naturel que Polysperchon se posât d'autant plus résolument en défenseur de la dynastie, qu'il invoquât pour sa cause toute l'autorité du nom royal et l'attachement inné du peuple macédonien pour la maison royale, qu'il cherchât à entrer en relations intimes avec le chef de la famille, cette Olympias sans cesse insultée et persécutée par Cassandre. Il est vrai qu'en engageant directement la maison royale, comme telle, dans le conflit, au lieu de la couvrir, il donnait à cette lutte imminente un sens qu'il aurait dû écarter autant que possible, s'il avait été dévoué à la mémoire de Philippe et d'Alexandre. Il expédia des envoyés en Épire, et invita la reine-mère à revenir en Macédoine pour diriger l'éducation du jeune roi Alexandre, ajoutant qu'il, s'estimerait heureux de la rendre au royaume d'où les persécutions d'Antipater et de Cassandre l'avaient forcée de s'éloigner[9].

Enfin, on prit dans l'assemblée convoquée par Polysperchon une troisième mesure qui, si elle recevait l'accueil qu'on espérait, promettait les plus grands succès dans la lutte à venir. Déjà, vers la fin de l'année précédente, Eumène avait fait dire de Nora au gouverneur général d'alors qu'Antigone prenait évidemment des dispositions pour se détacher de l'empire, qu'il avait repoussé pour son compte les propositions faites par le stratège et qu'il était prêt à sacrifier pour la maison royale sa fortune et sa vie. Que l'ambassade fût alors arrivée ou non à Pella, on y savait certainement qu'Eumène était toujours retranché dans sa forteresse ; on était sûr que jamais il ne ferait cause commune avec Antigone : c'était bien l'homme capable de tenir tète aux ennemis de la royauté. Si Polysperchon réussissait à le gagner, on pouvait dire que la victoire en Asie était décidée. On lui fit dire, au nom des rois, que son heure était venue ; qu'il ne devait engager aucune négociation avec Antigone, mais persévérer dans sa fidélité envers les rois. Polysperchon attendait une décision de sa part, soit qu'il lui plût de venir en Macédoine exercer conjointement avec lui le gouvernement général, soit qu'il préférât rester en Asie comme stratège, avec de pleins pouvoirs et armé des ressources nécessaires en hommes et en argent pour faire la guerre à Antigone, qui ne faisait plus mystère de sa défection. La satrapie qu'Antigone lui avait arrachée lui fut confirmée au nom des rois, ainsi que toutes les possessions, donations et biens qu'il avait eus en Asie : comme dédommagement pour les pertes qu'il avait subies jusqu'à présent, il devait prélever 500 talents sur le Trésor qui récemment avait été transporté à Cyinda par les argyraspides. Les 3.000 argyraspides eux-mêmes reçurent l'ordre de lui prêter serment s'il avait besoin de troupes plus nombreuses ; le gouverneur général en personne, avec les rois et toute l'armée de la Macédoine, accourrait en Asie pour châtier avec lui les traîtres qui profanaient la mémoire d'Alexandre. C'eût été certainement la plus efficace des mesures décidées à ce moment, si l'ordre des rois et du gouverneur général avait suffi à procurer à Eumène assez de forces et d'argent pour qu'il pût rendre tous les services qu'on attendait de lui.

Durant plusieurs mois[10], en effet, du haut de son nid d'aigle, il avait bravé les assiégeants et leur avait infligé des pertes sensibles, de différentes manières, sans qu'ils eussent pu eux-mêmes l'atteindre : exerçant ses chevaux dans ce réduit exigu, plaisantant au milieu des maigres repas qu'il partageait avec ses fidèles, et coupé de toute communication avec le monde extérieur, il attendait tranquillement ce que le temps lui apporterait. C'est ainsi que l'hiver s'était passé ; le printemps arriva sur ces entrefaites ; Antipater mourut en Europe ; Cassandre se réfugia chez Antigone ; les armements commencèrent pour une grande lutte contre le gouverneur général et les rois. Eumène ne savait rien encore de tout cela ; il croyait que son ami Hiéronyme négociait toujours avec Antipater, et qu'il pourrait bientôt rentrer furtivement dans le fort avec une bonne nouvelle[11]. Un beau jour, Hiéronyme revint en effet devant les portes du fort, mais ouvertement et accompagné par les assiégeants, qui lui faisaient honneur. Dans l'état actuel de nos sources, on ne peut savoir s'il était arrivé à temps en Macédoine pour négocier encore avec Antipater. Cette fois-ci, il venait de la part d'Antigone, avec les propositions suivantes[12] : Antigone lui réitérait ses premières, propositions, le priant d'oublier les anciens dissentiments et de conclure avec lui alliance et amitié, d'être le premier entré ses lieutenants, le compagnon de tous ses succès. Il recouvrerait sur-le-champ tout le territoire qu'il avait possédé autrefois, avec espoir de pouvoir y ajouter bientôt de plus grands domaines encore. Il s'agissait de lutter contre le gouverneur général actuel, Polysperchon. Cassandre devait recevoir sa place, qu'il désirait, mais avec des restrictions essentielles à sa compétence. Lui, Antigone, serait alors maitre de l'Asie, et il ne désirait rien tant que d'être alors l'obligé reconnaissant du glorieux satrape de la Cappadoce.

Eumène se rendait parfaitement compte de la situation ; les événements qu'il attendait s'étaient accomplis, mais toutes les raisons qui l'avaient déterminé jadis à rester attaché à la cause des rois avaient à ce moment plus de force que jamais. Il se montra disposé à entrer en négociations avec Antigone et se fit communiquer le texte du contrat réciproque qu'Antigone avait déjà rédigé. Dans ce traité, il n'était fait mention des rois qu'au début et par manière d'acquit ; tout le reste, et notamment la formule du serment, ne s'appliquait qu'à Antigone. Eumène introduisit des modifications dans le projet, et inscrivit en tête de la formule du serment les noms des rois Philippe et Alexandre et de la reine Olympias : il ne promettait pas seulement de rester fidèle à Antigone, d'avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis que lui, mais il jurait en même temps une fidélité inviolable aux rois et à la reine Olympias. C'est cette formule ainsi modifiée qu'Eumène fit parvenir au camp, en priant les Macédoniens de décider si le texte transformé ne valait pas mieux. La décision des Macédoniens fut telle qu'il l'attendait : ils firent prêter serment à Eumène et invitèrent Antigone à jurer à son tour. Puis ils levèrent le siège et se disposèrent au départ.

Eumène descendit alors en toute hâte du fort, avec sa petite troupe en parfait état, au grand étonnement de tous. Il remit en liberté les otages des Cappadociens et reçut les présents des villes, chevaux, mulets et bêtes de somme. Puis il fit un appel à ses anciens soldats, dont bon nombre étaient encore dispersés en Cappadoce. La nouvelle qu'il avait reparu suscita partout l'allégresse, et, en quelques jours, 2.000 hommes s'étaient enrôlés chez lui ; après quoi, il gagna en toute hâte l'intérieur du pays.

Les choses se passèrent comme il l'avait prévu. Dans la formule modifiée du serment, Antigone vit bien que le rusé Cardien cherchait à lui brouiller son jeu. Il donna aussitôt l'ordre de recommencer le siège, mais l'ordre arriva trop tard. Les tentatives qu'il fit pour se débarrasser de cet ennemi dangereux par un assassinat échouèrent : Eumène était en sûreté[13].

Il resta jusqu'à l'automne, quelque part en Cappadoce, attendant les événements et se préparant avec le plus grand soin à la lutte inévitable. C'est alors qu'il reçut les propositions faites par le gouverneur général au nom des rois. Le message l'invitait à diriger la guerre contre Antigone en Asie, mettait à sa disposition le trésor de Cyinda et les argyraspides, le nommait enfin stratège de toute l'Asie avec des pouvoirs illimités. D'autres lettres venues de Macédoine lui disaient qu'Antigone inspirait les plus vives inquiétudes, et qu'on redoutait le sort le plus cruel pour la Macédoine et la maison royale. Il recevait en même temps une lettre particulière de la reine Olympias, qui le priait de la façon la plus touchante de s'intéresser à elle et à la cause des rois, disant qu'il était le seul et véritable ami de la maison royale, le seul capable de la relever et de la sauver ; que Polysperchon l'avait invitée à venir en Macédoine ; qu'elle demandait l'avis d'Eumène pour savoir s'il ne valait pas mieux qu'elle reste en Épire, afin de ne pas être obligée de se confier aujourd'hui à celui-ci, demain à celui-là, tous personnages qui se (lisaient bien gouverneurs généraux, mais ne songeaient en réalité qu'à confisquer la loyauté à leur profit : peut-être, au contraire, serait-il d'avis qu'elle aurait plus d'avantage à rentrer. Elle le priait enfin de prendre avec lui en Asie le petit Alexandre, qui n'était pas assez en sûreté en Macédoine et dont la vie même était menacée, et de se charger de son éducation. Eumène recommanda à la reine de rester dans l'Épire, qui était un lieu sûr, jusqu'à la fin de la guerre prochaine. Au cas où elle se déciderait néanmoins à retourner en Macédoine, il la conjurait, au nom (le l'empire et de la maison royale, d'oublier le passé et de ne faire sentir à personne le ressentiment de toutes les injures qu'elle avait essuyées. Au gouverneur général Polysperchon, il répondit qu'il était entièrement dévoué à la maison royale ; qu'il l'avait prouvé en tout temps, et même dans la situation la plus critique ; qu'il saurait représenter en Asie la cause de la royauté : il n'y avait de salut que si tous ceux qui étaient dévoués à l'empire sans arrière-pensée se réunissaient pour résister aux plans criminels d'Antigone, Cassandre et Ptolémée[14].

Eumène, après avoir ainsi resserré de nouveau et en quelque sorte proclamé officiellement ses attaches avec la royauté, se hâta de quitter la Cappadoce. Il ne prit pas le temps de rallier toutes les troupes qui avaient été engagées à son compte de tous côtés ; il s'empressa de marcher sur la Cilicie avec ses 500 cavaliers et 2.000 fantassins, attendu qu'Antigone avait déjà envoyé une armée importante sous les ordres de Ménandre pour le repousser, ou du moins pour le couper de la Cilicie. Il avait une avance de trois jours, et, en dépit des marches forcées de Ménandre, il franchit heureusement les défilés du Taurus.

Les argyraspides étaient en Cilicie depuis le printemps, sous les ordres d'Antigène et de Teutamas, qui avaient ramené les trésors de Suse et. les avaient déposés provisoirement dans la forteresse de Cyinda, d'où ils (levaient être transportés plus loin par mer[15]. Pour garder ces trésors, dont on avait déjà distrait 600 talents expédiés en Macédoine sur quatre vaisseaux rhodiens, les argyraspides avaient pris leurs quartiers à demeure en Cilicie. L'ordre était déjà venu d'Europe que le satrape de Cilicie et les trésoriers de Cyinda devraient compter à Eumène 500 talents comme présent des rois et le laisser prendre toutes les sommes dont il aurait besoin ultérieurement, car Eumène avait été nommé stratège de l'Asie avec des pouvoirs illimités : les argyraspides devaient lui prêter serment et attendre ses ordres. Quand on apprit au camp des argyraspides qu'Eumène arrivait de la Cappadoce, Antigène, Teutamas et de nombreux amis allèrent au loin à sa rencontre, le saluèrent comme leur nouveau stratège, le félicitant d'avoir échappé aux plus grands dangers pour le bien de la royauté, et l'assurèrent de leur dévouement. Il fut reçu avec le même respect par les troupes de vétérans elles-mêmes. Cependant Eumène voyait Merl que sa position était extrêmement précaire ; il sentait que les deux commandants, malgré toutes leurs protestations de dévouement, le regardaient d'un œil jaloux, et que les vétérans argyraspides trouvaient au-dessous de leur dignité d'avoir reçu pour les commander un homme qui n'était pas Macédonien. Il craignait que ces vétérans, trop fiers pour obéir, arrogants au souvenir de leur vieille gloire et habitués à vivre à leur guise, ne fussent pas disposés à lui rester soumis en toute circonstance, à lui qui avait été condamné à mort par leur jugement et celui des autres Macédoniens, à lui qui arrivait maintenant chez eux sans avoir la force en main, presque en fugitif, et qui devait prendre une partie du Trésor remis à leur garde pour continuer la guerre. Bientôt, en effet, des difficultés de cette nature se présentèrent : certaines formalités de l'étiquette militaire, auxquelles on ajoutait une grande importance dans l'armée, choquèrent les chefs des vétérans. Il leur parut qu'il ne convenait pas à des hommes de leur rang de se rendre dans la tente d'Eumène pour tenir conseil. Avec une heureuse et habile prudence, Eumène prévint ces scrupules ; il convoqua les vétérans en assemblée, et dit que, sans doute, il avait été nommé stratège de l'Asie avec des pouvoirs illimités et que les rois lui avaient assigné 500 talents sur le Trésor ; mais une si grande somme ne lui était pas nécessaire, car il ne cherchait pas, comme tant d'autres, à acquérir richesse et puissance aux dépens de la royauté. Il préférait conserver pour les rois l'argent à lui destiné, ou l'employer à défendre leur juste cause ; aussi n'avait-il pas cherché à acquérir la stratégie ; il avait même redouté d'assumer dans un temps si difficile de si grandes responsabilités, d'autant plus qu'il n'était pas Macédonien et n'avait pas d'autres droits aux dignités de l'empire que ses longs et loyaux services ; il était épuisé de fatigues, las de faire campagne, d'errer çà et là, d'avoir toujours les armes à la main ; il soupirait après le repos, mais l'ordre exprès des rois, l'espoir aussi de pouvoir de son côté faire quelque chose pour eux, l'avaient décidé à accepter une fonction qui, à côté d'une foule de préoccupations et de périls, ne lui offrait que le plaisir de se retrouver au corps de ses anciens camarades, le seul qui fût encore intact et conservant ses cadres parmi ceux qui avaient assisté à Issos et à Gaugamèle, fait l'expédition des Indes et de la Bactriane et les glorieuses campagnes d'Alexandre. Il ajouta qu'il avait eu pour la seconde fois un songe qui lui paraissait digne d'attention, à lui et certainement aussi à tous ceux qui avaient foi dans la puissance du grand roi mis au rang des dieux et exerçant encore sur eux l'action vivante de son génie. Alexandre lui était donc apparu, au milieu d'une tente royale, couvert de pourpre et le diadème en tête, donnant des ordres et prenant des dispositions. Alexandre lui aurait dit que, si on se soumettait à ses ordres, tous s'en trouveraient pour le mieux ; sinon, ils étaient tous menacés de périr. Élevons donc, dit Eumène en terminant, une tente royale, et au milieu d'elle un trône d'or, sur lequel nous déposerons le diadème, le sceptre, la couronne et les autres ornements du glorieux roi ; puis, nous autres chefs, nous nous réunirons tous les matins dans sa tente, nous lui offrirons le sacrifice du matin et nous nous placerons autour de son trône pour délibérer et prendre des résolutions en son nom, comme s'il vivait parmi nous et gouvernait par nos mains. Ces paroles furent accueillies par une vive approbation. Aussitôt la tente d'Alexandre fut dressée avec l'appareil le plus somptueux ; le trône fut élevé, et on y déposa le diadème, le sceptre, l'épée, l'armure et le baudrier du roi ; devant le trône, on disposa un autel où les chefs offraient à tour de rôle en sacrifice de l'encens et de la myrrhe dans une coupe d'or : tout autour se trouvaient les sièges d'argent où les chefs prenaient place, après le sacrifice, pour délibérer[16].

Par cette fiction, qui indiquait le vrai caractère de la cause qu'Eumène représentait et l'esprit de sa politique, non seulement il avait rassuré les chefs, qui voyaient la forme sauvée, tandis qu'au fond, c'était précisément cette forme qui, vu la supériorité de son coup d'œil et son incomparable habileté, affermissait entre ses mains la direction des affaires, mais, ce qui était plus important encore, cette mesure communiqua un nouvel élan au corps des argyraspides et lui donna une mission de nature à l'élever au-dessus de lui-même. Il faut se figurer ces vétérans blanchis et endurcis dans le métier des armes, et voir avec quelle indifférence, quel mépris ils regardaient chacun des chefs vivants, combien ils trouvaient le présent mesquin, vantant le passé et se glorifiant eux-mêmes avec les exagérations les plus bizarres, tout à leur rêve et s'exaltant au souvenir de celui qui donnait son nom à leur passé glorieux. Alexandre est leur héros ; ils célèbrent ses exploits, qui prennent chez eux des proportions fabuleuses, exploits plus grands, disent-ils avec orgueil, que ceux d'Héraclès et de Dionysos ; ils citent de lui mille légendes ; ils lui attribuent sincèrement tout ce qu'il y a de plus étonnant, de plus merveilleux, de plus surhumain. Bientôt son caractère historique disparaît complètement ; il devient une figure mythique, une idole qu'ils mettent leur orgueil à embellir, à célébrer, à diviniser. C'est par ce côté qu'Eumène s'empare d'eux : il est sûr de leur dévouement, dès qu'il peut donner un aliment et une expression séduisante à leur vanité, à leurs superstitions soldatesques, à ces habitudes bizarres qui datent des feux des bivouacs et des cantonnements transportés dans tous les pays et chez tous les peuples imaginables. Il dresse donc la tente royale et le trône d'or pour Alexandre ; les argyraspides se sont figuré sans doute qu'elle contenait assez de merveilles et de mystères ; ils se sont imaginé que, par une merveille incompréhensible, le grand roi y était réellement présent, que de là il parcourait dans le silence de la nuit le camp de ses fidèles, comme il faisait jadis, ou que, dans leurs marches, il précédait leurs colonnes à la façon d'un génie invisible[17]. Et puis, l'habile capitaine se mêle à la foule, parlant à chacun avec prévenance, en camarade, traitant les chefs comme ses égaux, plaisantant avec eux ; pour tout le monde, il n'est que le serviteur fidèle de la maison royale.

C'est ainsi qu'en peu de temps Eumène prit sur ces orgueilleux argyraspides un ascendant auquel nul n'eût osé même prétendre depuis la mort d'Alexandre. C'est avec le nom d'Alexandre et de la maison royale qu'il les dominait ; il n'hésitait plus maintenant à puiser dans les trésors de Cyinda pour enrôler des troupes. Des hommes sûrs furent envoyés dans bous les pays pour embaucher des recrues ; ils réussirent surtout en Lydie, en Pisidie, en Cilicie et en Syrie ; on établit des bureaux de recrutement jusque dans l'ile de Cypre. Lorsque l'on connut la solde élevée qu'Eumène donnait à ses soldats, les mercenaires arrivèrent en foule de très loin, et même de la Grèce, en Cilicie. En peu de temps, Eumène avait renforcé son armée de 10.000 fantassins et de 2.000 cavaliers. Il se forma ainsi dans les premiers mois de l'année 318, presque soudainement, une armée improvisée[18] qui, vu le talent éprouvé de son général et ses grandes ressources financières, promettait à bref délai de grands succès.

Ses adversaires comprirent le danger qui s'apprêtait pour eux en Cilicie. Si étonnant que cela fût, le Cardien, proscrit, sans dignités, sans honneurs, sans argent il y a quelques mois, avait maintenant tout cela ; de plus, les Macédoniens célébraient son nom comme celui du seul champion des rois, et, quoique n'étant pas Macédonien lui-même, il allait protéger, la royauté macédonienne. Ce prodige inconcevable était pourtant réel ; les forces d'Eumène augmentaient tous les jours, et avec elles le danger pour ses adversaires. Il fallait se hâter de le prévenir : certainement, c'était la personnalité d'Eumène seule qui avait fait toutes ces merveilles ; si l'on parvenait se débarrasser de lui, les forces concentrées en Cilicie se débanderaient, et l'on pourrait employer l'élite de ses troupes à renforcer l'armée des coalisés. Ptolémée d'Égypte, l'allié d'Antigone, se trouvait déjà avec une flotte près de la Cilicie. Il débarqua au cap Zéphyrion, à l'embouchure du Calycadnos[19]. Il envoya de là quelques-uns de ses amis aux chefs des argyraspides, pour les exhorter, par respect pour leur gloire, à ne pas obéir à un homme qui avait été condamné à mort par eux et par les autres Macédoniens. Il invitait les commandants et le trésorier de Cyinda à ne pas remettre d'argent à Eumène, disant qu'il était lui-même à proximité, pour les protéger contre tout péril. Ces deux invitations restèrent sans effet appréciable ; ni les argyraspides ni les gens de Cyinda ne continuèrent les pourparlers. La tentative avortée de Ptolémée ne servit qu'à confirmer l'autorité d'Eumène, et à attacher plus étroitement l'armée aux intérêts de la maison royale et au stratège investi de pleins pouvoirs par Olympias et Polysperchon.

Ses adversaires l'observaient avec d'autant plus d'inquiétude, lui et son armée. Il n'était pas encore possible à Antigone, toujours très occupé dans les contrées de l'ouest, de se diriger vers la Cilicie avec des forces suffisantes. Il essaya donc des voies détournées pour se débarrasser de cet adversaire redouté : il choisit parmi les amis un homme astucieux, nommé Philotas, pour porter une proclamation aux argyraspides et aux autres Macédoniens. Il le fit accompagner de trente Macédoniens, gens habiles, intrigants, ayant l'habitude de la parole, avec mission de s'adresser aux chefs des argyraspides pour les exciter contre Eumène et organiser, si faire se pouvait, un complot contre lui, d'exciter notamment à la trahison Antigène et Teutamas, le premier en lui promettant une satrapie plus grande que sa Susiane, le second en lui donnant de l'argent et de grandes espérances. Ces affidés reçurent l'ordre de faire des largesses aux argyraspides, de recourir à tous les moyens possibles pour fomenter un soulèvement contre Eumène, et de provoquer au besoin un attentat contre sa personne. Ils arrivèrent au camp de Cilicie et commencèrent leurs menées, mais sans succès ; aucun des chefs n'entra en relations avec eux. Enfin ils réussirent à gagner Teutamas, lequel promit d'essayer s'il ne pourrait pas également gagner Antigène. Mais celui-ci lui déclara que ce serait une folie insigne d'abandonner la cause d'Eumène et de prêter leur concours à ses adversaires. Antigone, s'il remportait la victoire, leur enlèverait bientôt leur puissance, leurs biens et leurs satrapies, pour les donner à ses créatures, car ils lui avaient été longtemps hostiles : il se fraierait ainsi le chemin à un pouvoir unique, qui anéantirait non seulement les droits légitimes de la maison royale, mais plus encore les avantages de tous ceux qui ne se soumettraient pas servilement à sa volonté. Eumène, n'étant pas Macédonien de naissance, n'oserait jamais porter la main sur le pouvoir souverain et se contenterait de la stratégie ; il apprécierait d'autant plus leur amitié que la fortune se déclarerait plus ouvertement en sa faveur ; il leur laisserait tous leurs droits et possessions, et chercherait toujours à se les attacher en leur accordant de nouveaux privilèges, de nouvelles richesses. II ne lui fut pas difficile de convaincre Teutamas, et les négociateurs envoyés par Antigone renoncèrent à aboutir par ce moyen.

Alors parut Philotas, avec les proclamations de son stratège. Il les remit entre les mains de quelques capitaines, et le bruit s'en répandit bientôt dans le camp, grossi par des exagérations de toutes sortes. On chuchotait la nouvelle, d'un air mystérieux et important ; on se plaisait à en parler avec des mines significatives : enfin, comme s'il y avait eu un mot d'ordre, les argyraspides et les autres Macédoniens se réunirent sur la place où se tenaient les assemblées du camp et demandèrent lecture de la proclamation. Elle portait de graves et sérieuses accusations contre Eumène ; elle faisait appel aux troupes, les sommant d'arrêter le stratège et de l'exécuter : sinon, Antigone arriverait avec toute son armée, et les récalcitrants seraient justement punis. La lecture de ce singulier document produisit une effervescence extraordinaire : les troupes redoutaient les forces supérieures d'Antigone et, d'autre part, craignaient d'abandonner la cause des rois. On délibérait bruyamment. A ce moment, Eumène se présenta dans l'assemblée spontanément et la tète haute ; il se fit remettre la proclamation, qu'il lut d'un air indifférent, après quoi il prit la parole.

Certainement sa vie, dit-il, était entre leurs mains : mais il se savait en sûreté au milieu d'eux ; il avait prêté le même serment qu'eux ; il était en communion d'idées avec eux. Ils savaient aussi bien que lui que leur fidélité était le seul espoir de la royauté en danger, et ils ne refuseraient jamais d'obéir aux ordres des rois ; encore bien moins se laisseraient-ils entraîner à un forfait aussi odieux par les offres de ce traître qui levait l'étendard de la rébellion ouverte contre l'empire. Les troupes accueillirent ce discours par de bruyantes acclamations, déclarèrent qu'Antigone était un rebelle et un traître, et qu'ils voulaient vivre et mourir avec leur stratège[20].

Eumène avait fait plus que surmonter le danger ; il avait obtenu la preuve frappante qu'il était maître de ses soldats, qu'ils lui étaient fidèles et dévoués. Si, en sa qualité d'Hellène, il avait eu d'abord à vaincre de nombreuses jalousies, dédains et préjugés, avant de pouvoir prendre vis-à-vis de ses troupes l'attitude que le premier chef macédonien venu avait en débutant, cette rapidité et cette sûreté avec lesquelles il avait conquis le suffrage des troupes étaient une preuve d'autant plus remarquable de la grande supériorité intellectuelle du Grec, et montraient ce que les rois pouvaient attendre de lui en Asie.

Il y avait environ un an qu'Antipater était mort, et quelques mois seulement qu'Eumène avait été nommé stratège avec pleins pouvoirs. Il se trouvait à la tête d'une armée qui, sans être encore assez forte pour prendre l'offensive contre Antigone, pouvait cependant entrer en campagne au printemps. Antigone, qui avait peut-être l'intention de passer en Europe pour y frapper un grand coup et y vider la querelle des révoltés, et qui avait déjà occupé les positions sur lesquelles il comptait pour assurer sa marche vers l'Occident, voyait ses plans entravés : il avait maintenant sur ses derrières une armée formée par Eumène au nom de la royauté.

En effet, Antigone, pendant l'année 319, grâce à sa grande activité et à sa prévoyance, favorisé outre mesure par les événements d'Occident, maitre des plus grandes forces qui fussent réunies alors sous un seul commandement, Antigone s'était fait en Asie-Mineure une situation qui l'autorisait à former les projets et les espérances les plus hardies. Dans l'automne de 320, il avait complètement battu Eumène et, avec un corps d'armée, l'avait si étroitement cerné dans le fort de Nora qu'il pouvait espérer s'être rendu tout à fait maitre de son adversaire. Il avait vaincu ensuite en Pisidie les Perdiccaniens, dont les chefs étaient les uns prisonniers, les autres morts. Il revenait précisément de Pisidie ; il méditait encore sur les moyens les plus opportuns et les plus efficaces pour faire défection à l'empire, et tout d'abord au gouverneur général, quand il reçut à Crétopolis la nouvelle de la mort d'Antipater et de la nomination de Polysperchon comme gouverneur général. Les nombreux inconvénients qu'offrait une lutte avec Antipater disparaissaient tout à coup : il pouvait prévoir entre Polysperchon et Cassandre une rupture qui lui offrirait une excellente occasion de se déclarer contre le gouverneur général, sous prétexte de prendre la défense de Cassandre. Son intention était de commencer par occuper les provinces l'une après l'autre, pour les donner à des hommes de son parti, d'enlever ainsi au gouverneur général toute espèce de pouvoir, et, lorsqu'il verrait la royauté sans appui, sans espérances et sans partisans, de faire d'elle ce que bon lui semblerait. Ses forces étaient largement suffisantes pour qu'il pût s'engager dans cette voie hardie, ou plutôt pour continuer la route commencée, route bien aplanie déjà par les changements survenus en Macédoine. Il disposait de 60.000 hommes d'infanterie, 10.000 cavaliers, et de tous les éléphants de l'empire, qui étaient restés en Asie : ses ressources pécuniaires étaient suffisantes, et il espérait encore les augmenter en s'emparant des trésors royaux en Asie, de façon à pouvoir doubler ses forces, s'il était nécessaire, par de nouveaux enrôlements.

On nous parle encore d'un événement important, qui précéda le grand dénouement. On était à peu près au mois d'avril 319 ; Eumène était encore étroitement cerné à Nora ; Antigone avait marché avec son armée jusqu'à Célænæ : c'est de là qu'il envoya Hiéronyme à Nora avec ces propositions dont il devait croire l'effet immanquable. Il convoqua alors les amis, pour leur annoncer qu'il ne pouvait reconnaître Polysperchon comme gouverneur général et leur dire ce qu'il comptait faire[21]. Il leur déclara en même temps qu'il avait l'intention de répartir entre eux les stratégies et les satrapies qui deviendraient disponibles au cours de son entreprise. Naturellement, ces promesses du général furent bien accueillies. Il s'assura ainsi, grâce au lien puissant de la solidarité des intérêts, de ses officiers supérieurs, et par eux de l'armée, qui, par cet acte de son stratège, participait complètement à la révolte contre le nouvel ordre de choses.

Il ne pouvait avoir l'idée de gagner à ses intérêts les satrapes dont les provinces se trouvaient visées tout d'abord pair ses projets d'agrandissement ; il n'avait pour allié naturel que le plus puissant parmi le reste des satrapes de l'empire, Ptolémée d'Égypte, que l'occupation de la Phénicie avait mis en possession d'une marine sans rivale et que sa conduite à l'égard de Laomédon de Syrie avait jeté dans la même opposition contre l'empire. Quand Cassandre les invita tous deux à le soutenir contre Polysperchon, à ne pas laisser tomber l'empire entre les mains d'un étranger, Antigone et Ptolémée conclurent une alliance en règle et se mirent bientôt à agir de concert. Si Hiéronyme réussissait dans sa mission et si Eumène accédait à la coalition, ils avaient partie gagnée.

La nouvelle de la mort d'Antipater avait sans doute provoqué aussi en Asie-Mineure bien des mouvements de diverse nature. Plusieurs satrapes et dynastes durent croire l'occasion bonne et mettre à profit un changement si important pour augmenter leurs prérogatives et leur indépendance. Les vraies intentions d'Antigone n'étaient pas encore connues à ce moment, paraît-il, sans quoi les petits potentats, que la puissance du stratège, avec ses progrès inquiétants, menaçait bientôt d'engloutir, n'auraient rien eu de plus pressé que de se rattacher avec tout le zèle imaginable au gouverneur général. Aucun détail ne nous est parvenu sur des mouvements de cette nature en Asie-Mineure, et, s'il yen a eu, l'attitude bientôt si énergique d'Antigone a dû les arrêter avant qu'ils eussent des conséquences. Seul Arrhidæos, dans la Phrygie d'Hellespont, exerça une certaine action sur la marche générale des affaires. It comprenait le danger qui le menaçait du côté du stratège : celui-ci devait attacher une importance capitale à sa satrapie, car elle lui ouvrait le chemin de l'Europe. Arrhidæos n'était pas le moins du monde disposé à se laisser enlever sa possession légitime, et, bien qu'à l'heure présente, lui qui avait été jadis gouverneur général ne fût pas précisément satisfait de la nomination de Polysperchon, il s'agissait pour lui non pas de gagner des avantages mais de repousser un préjudice. Il se croyait assez fort pour se maintenir ; il avait plus de 10.000 hoplites mercenaires, 4.000 Macédoniens, 500 archers et frondeurs perses, 800 cavaliers, des approvisionnements considérables de catapultes et de balistes ; il était abondamment pourvu de tout ce qu'il fallait pour la guerre en rase campagne et les sièges. Il protégea les places fortes de sa satrapie en y mettant des garnisons suffisantes, et il comptait bien écarter toute attaque de la part du stratège en lui opposant une suite de solides forteresses. Il prévoyait cependant qu'Antigone, allié avec Ptolémée, pourrait au besoin attaquer également ses provinces par mer. La position la plus importante qu'il y eût sur ses côtes était la ville de Cyzique : elle dominait la Propontide et était remarquablement fortifiée. Une fois en possession de cette place, il espérait pouvoir attendre tranquillement une attaque par mer. Aussi résolut-il de s'en emparer, quoiqu'elle fût une des villes libres et colonies grecques[22]. L'ayant surprise à l'improviste, il fit prisonniers un grand nombre de Cyzicéniens habitant la campagne qui n'avaient pas fui assez vite, et il demanda que la ville reçût une partie de ses troupes comme garnison. Les Cyzicéniens, quoiqu'ils ne fussent nullement préparés à la lutte et bien qu'attaqués par des forces supérieures, résolurent cependant de se défendre de leur mieux, eux et leur indépendance. Pendant qu'ils envoyaient en toute hâte deux ambassadeurs au satrape, pour négocier avec lui, comme s'ils étaient disposés à accepter toutes ses conditions, sauf l'entrée de troupes étrangères dans leur ville, ils appelèrent les citoyens sous les armes, armèrent aussi leurs esclaves, occupèrent les remparts et les tours, si bien que les ambassadeurs purent montrer au satrape campé sous les murs de la 'ville comment les Cyzicéniens étaient prêts à défendre leur liberté. Arrhidæos maintint sa demande ; les négociations continuèrent le jour et toute la nuit suivante ; Les Cyzicéniens gagnèrent ainsi le temps de compléter leurs armements, de demander par exprès à Byzance des troupes, des munitions et des vivres, de mettre en état leurs trirèmes et d'en envoyer quelques-unes sur la côte pour recueillir et ramener les fugitifs. Ainsi renforcés, pourvus à Byzance de troupes et de matériel, protégés par la situation très forte de leur ville, qui commande les ponts entre le continent et l'île considérable où elle est placée, les Cyzicéniens purent repousser les assauts de l'ennemi, qui commencèrent le lendemain et se multiplièrent. Arrhidæos fut obligé de lever le siège, après avoir subi des pertes sérieuses, et de rentrer dans sa satrapie[23].

La nouvelle de l'attaque de Cyzique parvint au satrape Antigone à Célænæ : il semblait que la fortune voulût l'aider à chaque pas dans l'exécution de ses plans. Il pouvait dès lors, comme stratège du pays, agir contre Arrhidæos, qui avait attaqué une ville libre, reconnue comme telle par l'empire, aller de suite la débloquer et lui laisser pour sa défense une garnison qui lui assurerait à lui-même le port le plus important de la Propontide. Il partit donc en toute hâte pour la Phrygie avec 20.000 hommes d'infanterie et 3.000 cavaliers ; là il apprit que Cyzique avait pourvu elle-même à sa défense. Il crut donc bon de se borner pour le moment à féliciter la ville de s'être sauvée et à faire parvenir à ces vaillants citoyens l'assurance de sa sympathie. Quant à Arrhidæos, il lui envoya un message pour lui dire qu'ayant osé attaquer sans motif et sans raison une ville grecque alliée, dont la liberté était reconnue par l'empire, et qu'ayant montré par ce fait et d'autres opérations militaires de ce genre son intention de se détacher de l'empire pour n'être plus dorénavant le satrape, mais le souverain du pays, il lui ordonnait, en vertu de ses pouvoirs de stratège des rois dans l'Asie occidentale, de se démettre de ses fonctions de satrape. Il ajoutait qu'il lui assignerait une ville, dont les revenus lui permettraient d'y vivre comme simple particulier[24]. Le satrape repoussa ces injonctions de la façon la plus énergique, en disant que le stratège n'avait pas à le juger ; on savait en Asie aussi bien qu'en Macédoine quels étaient les desseins d'Antigone, et l'usurpation qu'impliquait cette sentence soi-disant légale en donnait une nouvelle preuve, s'il en était besoin encore. La Phrygie était préparée à la guerre et ne céderait qu'à la force des armes. Quelle que dût être l'issue du conflit, on allait voir que ce n'était pas lui, mais bien Antigone, qui était le rebelle et l'ennemi de l'empire. C'est ainsi qu'Arrhidæos congédia les ambassadeurs. II renforça les troupes et les ouvrages de défense dans les places fortes de la frontière, et envoya à marches forcées en Cappadoce, où Eumène était encore à ce moment assiégé dans Nora, un corps de troupes destiné à débloquer le fort et à délivrer Eumène. Il invitait celui-ci à s'allier avec lui contre Antigone[25].

On ne nous dit pas s'il fit également appel au secours de son voisin immédiat, Clitos de Lydie ; mais il serait étonnant qu'il n'eût pas demandé du secours au gouverneur général, qui devait en effet avoir grand intérêt à le soutenir contre Antigone. En tout cas, de quelque côté qu'il se soit tourné pour trouver aide et appui, il fut déçu dans ses espérances. Antigone était un adversaire trop prévoyant et trop prompt pour lui avoir laissé le temps de nouer des alliances. Il fit aussitôt marcher une partie de ses troupes contre Arrhidaeos, qui, délogé de ses positions l'une après l'autre, se retira enfin dans la ville de Cios, riveraine de la Propontide, sur la frontière de Bithynie[26].

Antigone, dans l'intervalle, était parti avec le reste de l'armée en Lydie ; nous ne savons sous quel prétexte, ni même s'il y eut un prétexte mis en avant. Le but de l'expédition était d'enlever à Clitos sa satrapie. Celui-ci avait prévu cette attaque, et, après avoir suffisamment pourvu de garnisons les places fortes du pays, il s'était hâté de passer en Macédoine pour apporter aux rois et au gouverneur général la nouvelle de l'attaque d'Antigone contre la Phrygie et de la Lydie, de sa défection manifeste, et pour demander du secours. Ces faits pouvaient se passer à l'époque où Cassandre rompit soudain le deuil qu'il était censé observer depuis la mort de son père, pour se diriger vers l'Hellespont avec quelques fidèles. Polysperchon pouvait prévoir que Cassandre, appuyé par Antigone, se jetterait sur la Grèce. Il ne jugeait sans doute pas prudent d'engager dans ces circonstances difficiles une guerre d'outremer, et d'attaquer Antigone sur le terrain où il avait la supériorité. Nous avons déjà dit qu'avec assentiment d'une assemblée d'amis et de grands, il envoya des messages à Eumène pour lui offrir la stratégie de l'Asie et la direction de la guerre contre Antigone. Il aurait aussi adressé Clitos au nouveau stratège, qui juste à ce moment venait de trouver moyen de sortir de Nora, si Antigone n'avait pas été plus à proximité et plus prompt à exécuter ses plans : sur quoi le satrape Clitos préféra rester à la cour des rois et prendre bientôt après le commandement de la flotte macédonienne, qu'il avait déjà dirigée si glorieusement quelque temps auparavant[27].

Déjà Antigone était entré dans la satrapie de Lydie, et s'était avancé jusqu'aux villes ioniennes du littoral. Il s'était emparé d'Éphèse sans difficulté, avec le concours d'un des partis de la cité[28]. Il y trouva dans le port une escadre de quatre vaisseaux, commandée par le Rhodien Eschyle, qui venait de Cilicie et devait conduire en Macédoine le premier envoi du Trésor de Cyinda, s'élevant à la somme de six cents talents. Il les saisit, cette fois encore, paraît-il, en vertu de ses pouvoirs de stratège, et se fit livrer l'argent, sous prétexte qu'il en avait besoin pour engager des mercenaires. Après s'être assuré du littoral et avoir fermé ainsi les ports à un débarquement éventuel de troupes venant d'Europe, il gagna les villes de l'intérieur et les occupa, les unes de vive force, les autres par capitulation.

C'est alors que le chiliarque fugitif, Cassandre, après avoir passé l'Hellespont, arriva au camp d'Antigone. Il n'était accompagné que de quelques fidèles et n'avait pour le moment aucune puissance ; mais son parti en Grèce, ses relations dans l'armée, les amis qu'il avait en Macédoine même, et surtout les prétentions qu'il élevait sur la dignité de gouverneur général, lui donnaient une importance qui devait être d'un grand poids au premier succès. Il avait déjà négocié avec Ptolémée et Antigone : des traités avaient été ou furent conclus à ce moment entre eux, traités par lesquels on s'engageait à ne pas reconnaître la nomination de Polysperchon au gouvernement général, mais à faire rentrer à tout prix Cassandre en possession de cette charge qui lui appartenait et de la Macédoine, à garantir à Antigone la stratégie de l'Asie avec pleins pouvoirs, à confirmer à Ptolémée la possession de la Syrie et à lui faciliter la conquête de Cypre[29]. Il était dans la nature des choses que Cassandre exprimât le désir de tenir tête à Polysperchon en Grèce, où il pouvait compter sur les oligarques alors au pouvoir et sur les garnisons macédoniennes. Antigone offrit de mettre à sa disposition des vaisseaux et des troupes ; il alla au-devant de ses vœux en lui proposant de marier son fils Démétrios avec Phila, veuve de Cratère. Le deuil de cette femme, veuve du plus noble des Macédoniens, les exhorterait à venger la mort de son époux sur celui qui en avait la responsabilité[30].

Certainement Antigone avait intérêt à ce que le gouverneur général Mt assez occupé en Europe pour qu'il ne pût rien entreprendre contre l'Asie : lui-même y avait encore suffisamment à faire. Eumène, dans son ancienne satrapie de Cappadoce, se préparait à une sérieuse résistance ; Arrhidæos, dans la Petite-Phrygie, n'était nullement abattu encore. En Cilicie se trouvaient les argyraspides avec le riche Trésor de Cyinda, et, vu leur attachement à la royauté, on ne pouvait guère s'attendre à ce qu'ils abandonnassent la cause de Polysperchon et de la maison royale. Ptolémée occupait la Syrie depuis trop peu de temps pour qu'on pût de là rien tenter de sérieux contre Eumène et la Cilicie.

On voit combien les combinaisons des alliés étaient encore incertaines et dépendaient des circonstances. Ils s'attendaient encore moins aux mesures hardies par lesquelles Polysperchon ruina leurs plans sur la Grèce, à ce décret qui rendait aux villes helléniques leur liberté et leur autonomie. Le rescrit royal est assez remarquable pour que nous le citions à peu près en entier[31].

Comme il est arrivé à nos ancêtres d'obliger à plusieurs reprises les Hellènes, nous voulons conserver leurs traditions et donner à tous une preuve de la bienveillance que nous continuons à porter aux Grecs. Lorsqu'Alexandre mourut et que la royauté passa entre nos mains, nous avons envoyé un manifeste à toutes les villes grecques, dans l'espoir qu'elles pourraient toutes recouvrer la paix et les constitutions données par notre royal père Philippe. Mais, tandis que nous ne songions nullement à la guerre, quelques Grecs, dans leur aveuglement, ont attaqué la Macédoine et ont été vaincus par nos stratèges : cette guerre a causé aux villes bien des malheurs, et vous étiez convaincus que nos stratèges seuls en étaient la cause. Nous, au contraire, demeurant fidèles aux principes établis dès le début, nous vous accordons la paix ; nous vous confirmons vos constitutions, telles qu'elles étaient sous Philippe et Alexandre, et tout le reste, aux termes des stipulations qu'ils ont posées. Nous réintégrons dans leur patrie les exilés et ceux qui ont été bannis par nos stratèges depuis le départ d'Alexandre pour l'Asie, et les citoyens que nous réintégrons recouvreront leurs anciens droits et possessions ; ils resteront tranquilles, de même que nous oublierons le passé : toutes les dispositions prises contre eux sont abrogées du même coup. Seront exceptés uniquement ceux qui sont bannis pour meurtre ou pour sacrilège, ainsi que les gens de Mégalopolis exilés avec Polymnétos pour cause de trahison, et de plus les habitants d'Amphissa[32], de Tricca[33], de Pharcadon et d'Héraclée[34]. Tous les autres pourront rentrer, jusqu'au dernier jour du mois de Xanthicos[35]. Si les constitutions données par Philippe et Alexandre renferment des dispositions contraires, les villes devront s'adresser à nous à cet effet, pour que nous puissions décider au mieux de nos intérêts et de ceux des villes. Les Athéniens garderont ce qu'ils possédaient sous Philippe et Alexandre : Oropos restera aux Oropiens ; en revanche, nous rendons Samos aux Athéniens, attendu que notre père Philippe la leur avait aussi laissée. Tous les Hellènes devront voter de concert une résolution portant qu'aucun d'entre eux ne nous fera la guerre ou ne tentera rien contre nous : quiconque contreviendra à ces dispositions sera expulsé avec toute sa famille, et ses biens confisqués. Nous avons ordonné que Polysperchon réglerait avec vous les détails, sur ce point comme pour le reste. Vous, de votre côté, comme nous l'avons dit, faites bien attention à ceci : car si quelqu'un d'entre vous faisait résistance aux ordres émanés de notre initiative, celui-là serait traité par nous sans le moindre égard.

Ce décret nous apprend, plus qu'aucun autre document, dans quelle profonde décadence la Grèce était -tombée, et comme elle était courbée sous le joug de la Macédoine. Cette proclamation de la liberté, à laquelle Polysperchon appelait les villes, n'était qu'un appel fait au parti humilié naguère, pour le soulever contre les oligarques favorisés jusque-là par la Macédoine et attachés à la cause de Cassandre. Pour rendre hommage à la vérité, il est juste de reconnaître que, grâce à l'oligarchie, dans la forme qu'elle avait prise sous l'influence macédonienne après de longues et terribles luttes de partis, la tranquillité et la stabilité étaient revenues dans les villes grecques ; mais, il faut l'avouer, c'étaient les épées des garnisaires macédoniens qui maintenaient partout le peuple dans la crainte et l'obéissance. Il se produisait maintenant un renversement bizarre de toutes les situations ; tout d'un coup, la royauté macédonienne et la démocratie ne formaient plus qu'un seul et même parti. Au nom de la plus haute autorité qu'il y eût au monde, le parti populaire, si profondément abattu, relevait la tête ; il le fit avec cette passion sauvage et cette exaltation qui l'avait jadis rendu si redoutable à la royauté. C'étaient précisément ces dispositions que Polysperchon prenait soin d'entretenir. Il expédia à Argos et dans d'autres villes[36] l'ordre d'expulser ceux qui avaient été mis à la tête de la cité par le choix d'Antipater, d'exécuter les chefs des gouvernements oligarchiques et de confisquer leurs biens : C'est ainsi qu'il espérait anéantir le parti de Cassandre[37].

L'effervescence en Grèce a dû être terrible. Les traits caractéristiques de cette révolution se découvrent, même en l'absence de traditions précises ; l'exaspération du peuple qui se sent tout d'un coup en possession de toute sa puissance, qui a le droit de juger à son tour ces aristocrates détestés et de prendre sur eux sa revanche, de remplir les coffres de l'État par la confiscation de leurs biens et d'assouvir sa haine cupide en les jetant dans la misère, la foule de ces exilés qui rentrent maintenant dans leur pays avec un air de triomphe ironique, et qui se dédommagent par une vengeance rapide et cruelle d'avoir été privés de leur patrie pendant des années. Ajoutez-y cette fougue véritablement hellénique, cette passion impitoyable, qu'aucun malheur n'a pu instruire, et qui, sans souci de l'éventualité, possible cependant, d'un nouveau changement à bref délai, suit l'impulsion du moment, qui, complètement absorbée par les intérêts mesquins du présent le plus actuel, est d'autant plus ardente dans l'admiration ou la haine vouée au concitoyen, au voisin, au frère.

Nous n'avons pas d'autres détails sur ce qui s'est passé immédiatement après en Grèce. Ce n'est qu'à Athènes que nous pouvons observer jusqu'à un certain point ces désordres dans leurs traits principaux. Là, depuis la mort de Démade, Phocion dirigeait les affaires d'une façon plus exclusive encore que par le passé, s'efforçant toujours de garantir la ville de tout dommage et de la maintenir à flot au milieu des tempêtes qui menaçaient de nouveau. Les citoyens avaient espéré que Démade leur obtiendrait le rappel de la garnison de Munychie : cette faveur leur fut refusée. Il paraît que les Athéniens n'élevèrent même pas de plaintes au sujet de la mort honteuse de leur ambassadeur. Si des propositions ont été faites dans ce sens, comme on peut le supposer, Phocion aura pris soin de les faire échouer[38]. Ensuite Nicanor vint au Pirée pour relever Ményllos, qui avait commandé jusque-là la garnison. Quelques jours plus tard, on eut des renseignements précis sur la mort d'Antipater et ses dernières dispositions. On se douta bien que la mesure prise à Munychie en était le contrecoup. De toutes parts on reprocha à Phocion d'avoir été au courant de l'intrigue qui s'était nouée à la cour de Macédoine, et d'avoir gardé le silence par complaisance pour Nicanor, favorisant ainsi un changement qui tout au moins entraînait Athènes dans la lutte des partis. Phocion s'inquiéta peu de ces récriminations : il eut à plusieurs reprises des entrevues avec Nicanor ; il le mit au courant de la situation de la ville et le décida à se montrer doux et prévenant envers les Athéniens, à gagner le peuple par quelques largesses et des fêtes publiques[39].

Alors parut le décret libérateur, accompagné d'une lettre de Polysperchon au peuple athénien[40]. Cette lettre, qui insistait particulièrement sur le passage du décret royal où il était dit que tous les Athéniens prendraient part désormais au gouvernement des affaires, fut prise pour une allusion dirigée contre Phocion. Si grande qu'a dû être à Athènes l'effervescence provoquée par ce message, pour le moment, rien de sérieux ne fut tenté contre Phocion et son parti ; Nicanor, avec ses troupes do Munychie, était prêt à marcher pour le soutenir. Nicanor alla même jusqu'à inviter la ville à rester fidèle à Cassandre, qui, appuyé sur de solides alliés, parerait bientôt en Grèce avec des forces imposantes pour protéger ses amis. Les Athéniens ne se laissèrent pas séduire par ses promesses ; ils étaient d'avis qu'avant tout il fallait que la garnison macédonienne se retirât de Munychie. Nicanor demanda au moins quelques jours de délai ; il était, disait-il, sur le point de prendre une mesure utile pour la ville et demandait l'autorisation de paraître dans l'assemblée pour y faire des communications à ce sujet[41]. Ceci lui fut accordé : le Conseil fut convoqué au Pirée et Nicanor invité à y paraître, Phocion se portant garant de sa sûreté personnelle, car l'irritation du peuple était grande contre Nicanor, et on parlait déjà d'enrôlements secrets, de surprises et de trahisons que le commandant machinait. Nicanor se présenta : Dercyllos, le stratège de la région[42], avait pris des dispositions pour l'arrêter. Le commandant n'eut que le temps de s'enfuir. Alors on se mit à vociférer contre Phocion ; on disait qu'il avait laissé à dessein Nicanor s'échapper, qu'il ne voulait pas le bien de la ville et qu'il était le complice des oppresseurs. Maintenant Nicanor avait se venger, et l'on était désarmé contre un ennemi puissant : Phocion allait causer la perte d'Athènes. Phocion répondit qu'il avait confiance en Nicanor et ne redoutait rien de lui, mais qu'en cas de malheur, il aimait mieux subir l'injustice que de la commettre. Comme le bruit se confirmait que Nicanor renforçait ses troupes par de nouveaux enrôlements, qu'il en voulait au Pirée, qu'il avait débarqué des mercenaires à, Salamine et cherchait à attirer dans son complot quelques habitants du Pirée, comme le stratège Dercyllos vint signaler aussi de nouveaux indices du danger soupçonné et rappeler à Phocion que la ville était en péril d'être coupée de ses communications avec la mer, et par là privée des subsistances nécessaires, Phocion repoussa également ces allégations comme calomnieuses et exagérées et déclara faux les témoignages à ce sujet, disant que, lorsque le moment -serait venu, il ferait son devoir de stratège. On décida néanmoins, dans une des nombreuses délibérations sur les meilleures mesures à prendre contre Nicanor, qu'on prierait Polysperchon et le roi de venir au secours de la ville et de faire de l'autonomie promise une réalité. Dans une nouvelle délibération, Philomélos de Lamptra[43] proposa un décret qui fut ratifié par le peuple ; tous les Athéniens devaient prendre les armes et se tenir à la disposition de Phocion. Mais c'est en vain qu'on attendit de jour en jour l'ordre de marcher sur Munychie pour assiéger la forteresse du port. Un beau matin, la nouvelle arriva subitement que Nicanor était sorti de Munychie durant la nuit, et qu'il avait occupé les murs et les digues du Pirée, ainsi que les Longs Murs[44].

Il y eut alors un tumulte épouvantable à Athènes. Phocion appela aux armes, mais les citoyens lui refusèrent l'obéissance, disant qu'il était trop tard maintenant et qu'il voulait peut-être aussi les trahir. En attendant, le secours qu'on avait demandé en Macédoine était encore bien loin, et Nicanor, en possession des ports d'Athènes, n'arrêtait pas seulement toutes les relations avec les pays d'outre-mer, mais, en interceptant les navires chargés de blé à destination d'Athènes et les bateaux qui, chaque jour de marché, apportaient des vivres du Péloponnèse ; il pouvait encore à bref délai réduire aux plus terribles privations cette population si mal pourvue d'approvisionnements. On désespérait de s'emparer de vive force du port, bien fortifié par lui-même, suffisamment défendu par les troupes de Nicanor. Il ne restait plus qu'à tenter la voie des négociations. On envoya donc comme ambassadeurs à Nicanor, en compagnie de Phocion, Conon et Cléarchos[45] ; tous deux étaient des hommes riches, très considérés, le premier, fils de l'illustre Timothée, l'autre, du stratège Nausiclès. Ils avaient pour mission de protester au nom du peuple contre l'occupation irrégulière du Pirée et de demander qu'on accordât aux citoyens l'autonomie et l'indépendance qui leur avaient été assurées par le décret royal ; qu'en attendant, à tout le moins, le port ne fût pas barré. Nicanor répondit qu'il fallait s'adresser pour cela à Cassandre, qui l'avait nommé commandant de la garnison ; lui ne pouvait agir de son propre chef[46].

Vers le même temps, Nicanor reçut aussi de la reine Olympias une lettre lui enjoignant de rendre aux Athéniens Munychie et le Pirée ; il apprit du même coup qu'Olympias, étant dans les meilleurs termes avec le gouverneur général, retournerait prochainement en Macédoine pour se charger de l'éducation du jeune roi et exercerait une grande influence sur les affaires de l'empire. Cette union dans les sphères du pouvoir, ce mouvement prononcé en Grèce en faveur de Polysperchon et de son parti, enfin, le fait qu'il ne se sentait pas lui-même en mesure de résister à une attaque sérieuse et que l'arrivée de Cassandre, qu'on attendait avec de grandes forces, paraissait bien reculée, le décidèrent à faire en attendant les promesses les plus gracieuses, pour gagner du temps tout au moins et ne pas pousser les choses à la dernière extrémité.

Les Athéniens étaient remplis de joie par la lettre de la reine : ils croyaient déjà avoir recouvré leurs ports, et s'imaginaient que la liberté et l'indépendance du bon vieux temps étaient revenues. Ils se réjouissaient de cette entente cordiale avec la royauté macédonienne, qui, suivant la promesse de Nicanor, devait leur rapporter à eux aussi, et tout de suite, une foule d'avantages. Mais les jours succédaient aux jours, et Nicanor ne s'en allait pas. Alors arriva la bonne nouvelle qu'une armée macédonienne allait entrer en Grèce, et que Polysperchon envoyait en avant un corps de troupes sous les ordres de son fils Alexandre, qui allait venir en Attique pour délivrer les ports. Alexandre arriva en effet avec ses troupes, accompagné d'un grand nombre d'Athéniens qui étaient les uns des bannis, les autres des émigrés de l'an 322. Des étrangers s'étaient joints à eux, des gens sans aveu, des esclaves fugitifs et des vagabonds de toute sorte, qui entrèrent dans la ville sous le nom de bons citoyens athéniens et remplirent désormais l'assemblée populaire, pour tenir, au milieu des clameurs et du vacarme, des séances vraiment démocratiques.

Cependant plusieurs de ceux qui avaient dirigé jusque-là la cité, et parmi eux Phocion, s'étaient rendus auprès d'Alexandre. Ils pouvaient se dire que Nicanor, s'étant conduit comme un ennemi de la ville en occupant le Pirée, comme un antagoniste déclaré de l'empire en renvoyant l'affaire à Cassandre, avait rompu lui-même de cette façon les liens qui les attachaient jusque-là, eux et la ville, au commandant macédonien ; ils pensaient faire une démarche correcte en s'adressant à Alexandre, qui venait au nom des rois et qui présentement pouvait plus nuire à la ville et au pays que Nicanor ne pouvait lui faire de bien. Ils lui firent entendre combien il serait à désirer que l'Attique ne fût pas dégarnie de force armée, maintenant que la lie de la population était revenue et qu'il fallait s'attendre à toutes sortes de dissensions intérieures et de désordres. Seule la force armée pouvait intimider jusqu'à un certain point la populace. C'est pourquoi ils conseillèrent au général d'occuper les ports avec ses troupes, et de ne les rendre aux Athéniens qu'après la défaite de Cassandre. Alexandre, qui campait déjà aux environs du Pirée, préféra poursuivre d'abord ses plans sans leur concours. Il eut une entrevue personnelle avec Nicanor[47] et négocia secrètement avec lui.

On se douta à Athènes qu'il se préparait quelque chose : on craignit que les deux chefs ne tombassent d'accord et ne fissent leur paix aux dépens de la ville : on savait que les oligarques avaient négocié avec Alexandre ; le démos, qui s'était reformé à nouveau, craignait pour sa liberté et son indépendance. On réunit donc une assemblée où Phocion fut destitué solennellement de sa charge et où de nouveaux stratèges furent nommés[48] ; sur la proposition d'Agnonide, on décida aussi que les Partisans et les soutiens des oligarques seraient mis en accusation comme traîtres à la patrie ; si on les reconnaissait coupables, ils seraient les uns condamnés à l'exil et leurs biens confisqués, les autres à mort. De ce nombre était le stratège Phocion, puis Callimédon, Chariclès, Hégémon, Nicoclès, Démétrios de Phalère et beaucoup d'autres.

Parmi ceux qui se trouvaient sous le coup de cette accusation, les uns, comme Démétrios, Callimédon et Chariclès, cherchèrent leur salut dans la fuite. D'autres se rendirent avec Phocion au camp d'Alexandre, qu'ils croyaient s'être obligé. Ils furent très bien accueillis par lui, et il leur assura toute la protection possible. On ne sait pas au juste comment on pouvait en appeler au roi et à ses représentants pour décider dans la querelle entre les oligarques et la démocratie rétablie, à moins que la question de l'extradition ne fût l'occasion de cette démarche. En tout cas, Alexandre envoya Phocion et ses amis à son père, avec des lettres de recommandation où il le priait expressément de ne leur faire aucun mal, car ils avaient montré d'excellentes dispositions à son égard et étaient prêts à le soutenir en toute occasion[49]. En même temps, le peuple envoyait en Phocide une ambassade, avec Agnonide à sa tête. Nous savons de bonne source que Polysperchon aurait désiré occuper le Pirée et Munychie, et que dans ce but il. avait eu l'intention de protéger Phocion : mais il changea d'avis par la suite, quand il put se convaincre que cette occupation, contraire au décret royal qui venait de paraître, lui ferait perdre la confiance des Hellènes[50].

Sur la route d'Élatée aux Thermopyles, à un demi-mille au sud de Thronion, dans une gorge boisée de la montagne de Cnémis, dominée par le pic d'Acrourion, sur l'emplacement de Tarphé, détruite par les tremblements de terre et les inondations, se trouve le bourg de Pharygæ, ainsi nommé à cause d'une hauteur voisine, surmontée d'un temple de Héra[51]. C'est là que campait l'armée macédonienne qui, sous le commandement du gouverneur général, était entrée en Grèce avec le roi Philippe Arrhidée pour faire exécuter le décret de libération, partout où besoin serait. C'est là que se rendirent les ambassadeurs athéniens et Phocion, avec les co-accusés ses amis, auxquels se joignirent, par amitié pour lui, Solon de Platée et Dinarque de Corinthe, personnages qui croyaient avoir quelque influence sur Polysperchon. Plutarque[52] nous raconte ce qui se passa dans un récit assez chargé d'anecdotes et de détails caractéristiques, mais qui n'est pas aussi digne de foi qu'intéressant. Le roi Philippe y est représenté assis sous un baldaquin d'or ; le gouverneur général et ses amis l'entourent ; une foule d'étrangers sont venus assister à ce singulier procès, ainsi que beaucoup de soldats macédoniens qui n'ont pas autre chose à faire dans le camp. Les deux parties s'avancent. Tout d'abord, Polysperchon commande d'arrêter le Corinthien Dinarque, de le mettre à la torture et de l'exécuter[53] : puis la parole est donnée aux Athéniens. Un vacarme épouvantable se produit ; les deux parties font assaut de calomnies ; chacun cherche à couvrir la voix de l'autre. Agnonide s'écrie : Mettez-nous dans une souricière[54] et envoyez-nous à Athènes, pour que nous puissions, là-bas, parler et répondre. Le roi rit de tout son cœur : les étrangers et les soldats qui font galerie s'amusent de la querelle et désirent que les débats continuent ; ils crient aux ambassadeurs d'exposer leurs griefs. Pendant que Phocion répond à leurs accusations, Polysperchon l'interrompt à plusieurs reprises, s'irrite. et, frappant violemment la terre de son bâton de commandement, lui défend de continuer. Les autres oligarques parlent ensuite, et parmi eux Hégémon. Il dit que Polysperchon lui-même pouvait témoigner de la bienveillance qu'il avait toujours montrée pour le peuple : à quoi le gouverneur général répond d'un ton rogue qu'il n'entend pas être calomnié plus longtemps en présence du roi. Le roi se lève alors brusquement, se rue sur Hégémon, la lance à la main, et l'aurait transpercé si Polysperchon ne l'avait retenu. Celui-ci fait alors voter les amis, qui prononcent la culpabilité des accusés ; puis il adresse aux ambassadeurs des paroles bienveillantes, disant qu'après s'être convaincu du bien-fondé de leurs plaintes, il voulait que l'affaire fût décidée à Athènes. Il fait mettre aux fers Phocion et ses amis, et les remet à Clitos pour les conduire à Athènes, soi-disant afin que les Athéniens prononçassent le verdict, mais, en réalité, afin qu'ils se chargeassent de l'exécution. Plutarque raconte ensuite, avec le même luxe de détails, comment Clitos conduisit à Athènes les accusés sur des chars escortés par des valets de l'armée macédonienne, pour les soumettre au jugement du peuple réuni en assemblée au théâtre de Dionysos.

Le caractère tumultueux de ces événements se remarque très bien, même dans la version la plus digne de foi. Suivant cette tradition, le gouverneur général envoie les accusés enchaînés à Athènes, laissant le peuple athénien libre de les acquitter ou de les mettre à mort. Devant l'assemblée constituée en tribunal, l'accusation a la parole : elle remonte jusqu'aux événements de la guerre Lamiaque ; elle déclare les accusés coupables de l'asservissement de leur patrie, de la dissolution de la démocratie, du renversement des lois. Après l'accusation, dit la suite du récit, Phocion obtient le premier la parole pour sa défense ; mais le tapage que fait la foule l'empêche longtemps de commencer, et, quand il a enfin pris la parole, des cris incessants l'interrompent. Une foule de petites gens qui avaient été expulsés, et qui, contre toute espérance, avaient obtenu la permission de rentrer, étaient on ne peut plus exaspérés contre ceux qui les avaient privés de leurs droits de citoyens autonomes. Les premiers rangs pouvaient seuls entendre ce que disait Phocion : ceux qui se trouvaient éloignés ne voyaient que les gestes véhéments du vénérable stratège, pour qui c'était une question de vie ou de mort, Enfin, las de raisonner inutilement, il s'écria qu'on pouvait bien le condamner à mort, mais épargner les autres. Il est probable que son exclamation ne fut pas entendue davantage par les auditeurs plus éloignés. Quelques-uns de ses amis s'avancèrent alors pour parler en sa faveur. On écoutait les premiers mots de leurs discours ; mais, dès qu'on voyait où ils voulaient en venir, leur voix était également couverte par le vacarme et les vociférations.

Il parait que les autres accusés n'eurent pas la parole pour se défendre, qu'on ne vota pas non plus séparément sur le sort de chacun d'eux, et qu'enfin le verdict ne fut pas rendu dans les formes traditionnelles, avec des cailloux pour suffrage. Agnonide, dit Plutarque, fit valoir le décret du peuple, évidemment celui qui avait été rendu sur sa dénonciation ; or, il était dit déjà dans le décret que le jugement ne serait pas rendu par le jury, mais dans l'assemblée du peuple, et que l'on voterait non pas avec des cailloux, mais par mains levées. Il parait qu'il ne fut plus question de l'alternative qu'on avait laissée dans cette proposition au sujet de la pénalité, la mort, ou l'exil et la confiscation. On dit qu'après la lecture du décret, beaucoup demandèrent une disposition additionnelle portant que Phocion serait d'abord mis à la torture et qu'on ferait venir les bourreaux avec la roue du supplice. Mais Agnonide, voyant que Clitos manifestait vivement son mécontentement à propos de cette cruauté brutale et inutile, aurait répondu : Quel supplice nous restera-t-il donc pour Callimédon, si nous parvenons à le prendre ? Là-dessus une voix cria dans le peuple : Et pour toi donc ? La mort fut votée presque à l'unanimité[55]. Les condamnés furent ensuite conduits dans la prison des Onze, et, durant le trajet même, le peuple les accompagnait de ses huées et de ses railleries. Le jour où avait lieu en l'honneur de Zeus Olympios la procession des chevaliers couronnés, — beaucoup d'entre eux ôtèrent cette fois leur couronne — Phocion et ses amis vidèrent la coupe de ciguë. Leurs cadavres furent jetés sans sépulture hors du territoire attique, abandonnés à la voracité des chiens et des oiseaux de proie[56].

Voilà quel fut le premier exploit de la démocratie rétablie à Athènes : c'est un acte plus répugnant encore que l'assassinat juridique consommé quatre-vingts ans auparavant par le peuple d'Athènes sur la personne des généraux vainqueurs aux Arginuses. A ce moment-là, du moins, on pouvait prétexter les devoirs sacrés envers les morts, négligés par les généraux. Il y avait une excuse dans l'irritation des esprits, surexcités, après des périls et des efforts extraordinaires, par la tension extrême de toutes les facultés. Ici, rien que la fermentation malsaine d'un ramassis de gens de toute espèce, qui reçoit inopinément le droit de jouer de nouveau au peuple souverain et qui commence à exercer son appétit criminel en s'attaquant au meilleur citoyen d'Athènes. Sa destinée est une sorte de parabole. Pendant le cours de sa longue vie, il n'avait eu en vue que le bien de la cité, et il ne se trompait pas en croyant que le temps de la démocratie, de la grandeur politique d'Athènes, était passé ; que les gouvernants actuels n'avaient autre chose à faire que de sauvegarder par une direction modeste et sûre la tranquillité et les intérêts du peuple, qui n'avait plus la fierté et les grands sentiments d'autrefois. S'il a toujours fait prévaloir ces vues, alors même que, devant la puissance écrasante de Philippe et d'Antipater, l'enthousiasme et les pensées de grandeur et de liberté commençaient à renaître à Athènes, s'il ne croyait plus à la force salutaire de l'idéal ou des illusions avec lesquelles les orateurs en renom espéraient pouvoir rajeunir le peuple athénien affaibli, ce fut là, on peut le dire, la faute pour laquelle plus tard, lorsque ses prévisions s'étaient déjà réalisées de la façon la plus triste, il dut subir une mort imméritée, après une vie vertueuse dont la dignité planait au-dessus de toute passion mesquine. Ce n'était pas l'acte d'un peuple soulevé pour l'antique liberté et la grandeur d'autrefois, et qui, brisant les chaînes de la domination oligarchique, avait soif de se venger sur celui qui couvrait cette oligarchie de son prestige, mais une intrigue politiqué tramée par la puissance à laquelle il avait été attaché par conviction pendant toute sa vie, et qui, sans être disposée le moins du monde à servir la démocratie, s'en servait comme d'un instrument contre un ennemi auquel elle-même disputait la domination d'Athènes ; c'est là ce qui valut cette mort ignominieuse au dernier homme d'honneur qui rappelât encore des jours meilleurs.

Polysperchon avait cru enlever complètement Athènes à la cause de Cassandre par la mort de Phocion et des autres oligarques, et s'assurer ainsi une position stratégique importante pour la guerre prochaine. Mais Nicanor occupait toujours le Pirée et Munychie : de nombreux transfuges athéniens se ralliaient à lui. C'est précisément à ce moment que parut Cassandre, qui, dans les lents progrès de Polysperchon en Grèce et dans ce fait que les ports de Munychie étaient toujours occupés par un chef à sa dévotion, pouvait voir une preuve que sa cause était loin d'être perdue. Il arriva avec une escadre de 35 vaisseaux et 4.000 soldats qu'Antigone lui avait donnés. Nicanor lui remit le Pirée, et se retira lui-même à Munychie. A cette nouvelle, Polysperchon accourut en toute hâte de Phocide, et vint camper sous les murs du Pirée avec l'armée macédonienne. Il avait 20.000 hommes d'infanterie macédonienne, sans compter 4.000 alliés, 1.000 cavaliers macédoniens et 65 éléphants. C'est avec ces troupes qu'il commença le siège[57]. L'affaire traîna en longueur ; le pays ne pouvait entretenir longtemps une armée aussi forte : Polysperchon dut se résoudre à lever le siège. Ne laissant, pour observer le port, que juste l'effectif de troupes que le pays pouvait aisément nourrir, sous le commandement de son fils Alexandre, il se dirigea lui-même avec le reste de l'armée vers le Péloponnèse, pour anéantir là aussi les oligarchies attachées à Cassandre et mettre en vigueur le décret de liberté.

Il convoqua un congrès des villes[58] et déclara que les oligarchies instituées par Antipater étaient dissoutes ; que l'autonomie des États était rétablie ; qu'il restaurait la Ligue telle qu'elle avait existé avant la guerre Lamiaque[59]. En même temps, il envoya l'ordre aux différentes villes d'exécuter les magistrats oligarchiques, si elles ne l'avaient pas déjà fait, et de rétablir les démocraties ; sinon, il était prêt, avec son armée, à faire respecter les ordres du roi. Presque partout ces ordres furent exécutés de la façon la plus sanguinaire : une foule de partisans d'Antipater et de Cassandre furent égorgés ; après quoi, les villes contractèrent alliance avec Polysperchon.

Seule, la ville de Mégalopolis refusa d'obéir à cette injonction. Elle était restée fidèle aux rois Philippe et Alexandre ; elle avait, du moins après la. guerre Lamiaque, étroitement embrassé les intérêts d'Antipater ; elle était entrée dans l'alliance de Cassandre, ayant déjà éprouvé jadis que, dans ces époques agitées, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de persévérer et de rester conséquent, une fois qu'on a choisi un parti. Les Mégalopolitains s'armèrent pour la lutte : ils nommèrent stratège Damis, qui, sous Alexandre, avait fait les campagnes d'Asie. Tous les biens meubles furent transportés de la campagne dans la ville : ils armèrent leurs esclaves et les étrangers domiciliés, ce qui leur permit de mettre 15.000 hommes sur pied. On se prépara à la défense avec la plus grande ardeur : devant la ville, les ouvrages avancés furent renforcés par un fossé profond. On enfonça in terre des palissades coupées dans les vergers des environs ; on forgea des armes ; on construisit des balistes et des catapultes ; partout régnait une activité fiévreuse. En présence d'un ennemi dont la puissance était singulièrement augmentée par la renommée terrible des éléphants de guerre, les premiers qui entraient dans le Péloponnèse, on ne désespérait pas. A peine ces préparatifs indispensables étaient-ils terminés que Polysperchon s'avança avec son armée et ses éléphants[60]. Il fit camper sous les murs de la ville d'un côté les Macédoniens, de l'autre, les alliés ; il fit construire aussitôt des tours en bois plus élevées que les remparts, et les fit avancer en regard des endroits favorables, pour que les machines de trait et les soldats installés au haut de ces tours pussent éloigner les assiégés du mur d'enceinte. En même temps, des mineurs creusaient des galeries jusque sous les remparts ; puis les madriers qui soutenaient les terres du rempart furent allumés : le sol s'affaissa sous le mur, et les trois tours les plus fortes de l'enceinte s'écroulèrent avec les portions de murailles qui les reliaient entre elles. Les Macédoniens, poussant des cris de joie, marchèrent à l'assaut contre la brèche. Les habitants de la ville se divisèrent rapidement, de telle sorte que, tandis que les uns repoussaient l'ennemi, favorisés qu'ils étaient par l'accès difficile du point d'attaque encore tout couvert de débris de constructions, les autres barraient en toute hâte la brèche par un fossé et, travaillant sans relâche le jour et la nuit suivante, construisaient derrière ce fossé une seconde muraille avec un angle rentrant. Sur le soir, voyant avec quel courage et quel succès la brèche était défendue, et sachant par les hommes postés dans les tours que derrière on avait déjà creusé un fossé et commencé un nouveau mur, Polysperchon fit sonner la retraite. Alors, les Mégalopolitains se retirèrent derrière le nouveau mur. Le lendemain, les assiégés virent que les ennemis travaillaient en grand nombre sur le lieu du combat à enlever les débris de maçonnerie et à niveler le terrain. Damis comprit l'intention de l'ennemi, qui voulait faire avancer là les éléphants. Il fit garnir un nombre considérable de grandes portes avec des clous ayant la pointe en l'air ; on posa à plat ces panneaux dans des fosses peu profondes, en dedans des nouveaux ouvrages, à certains endroits où l'on avait ménagé des passages, et on les recouvrit d'une légère couche de terre : puis il garnit le mur de l'angle rentrant avec des archers, des frondeurs et des machines de trait de toute espèce, en ayant soin de laisser sans défenseurs les ouvrages qui dominaient les passages. Lorsque les assaillants s'avancèrent hors du camp en ordre de bataille et que la ligne formidable des éléphants s'ébranla sans que personne leur tînt tête, les Macédoniens crurent la chute de la ville assurée et marchèrent à l'assaut. Les Indiens juchés sur le cou des éléphants les dirigèrent sans obstacle contre les nouveaux ouvrages, et les engagèrent dans les passages. Alors les animaux allèrent l'un après l'autre s'enfoncer dans les fosses : ils poussaient des hurlements lorsqu'ils sentaient les pointes meurtrières s'enfoncer profondément dans les moignons du pied ; ils se blessaient de plus en plus en se démenant pour trouver une issue. En même temps, les machines de trait se mirent à les prendre en flanc ; des pierres, des flèches, lancées dru comme grêle, sifflaient dans l'air : la plupart dos Indiens tombèrent morts ou blessés sous les pieds ensanglantés des animaux qui, privés de leurs cornacs, effarouchés par les cris poussés des deux côtés, exaspérés par leurs plaies cuisantes, firent volte-face et se frayèrent un passage à travers les lignes macédoniennes, écrasant un grand nombre de soldats et jetant le désordre partout.

L'insuccès de cet assaut, qui coûta cher au gouverneur général, sauva la ville[61]. Devant une résistance aussi énergique, il ne pouvait espérer une victoire décisive à bref délai. Il dut se hâter de retirer ses troupes affaiblies avant que l'ennemi ne s'aperçût de leur situation et ne fit des sorties, d'autant plus que la nouvelle lui était arrivée d'Asie qu'Antigone se préparait à passer l'Hellespont et à attaquer la Macédoine elle-même. Déjà aussi, en plusieurs endroits de la Grèce, des mouvements avaient éclaté en faveur de Cassandre, qui, de son côté, appuyé sur le Pirée, avait pris Égine, tenté une attaque contre Salamine, et occupé cette île après avoir livré un combat naval aux Athéniens[62]. Laissant un corps d'observation devant la ville, le gouverneur général se hâta d'évacuer le Péloponnèse, pour parer aux dangers les plus pressants[63].

Ce qu'il craignait surtout, c'était une invasion d'Antigone en Europe. Il espérait qu'Eumène, qui avait déjà réuni des forces imposantes en Cilicie, attaquerait celui-ci du côté de l'est et protégerait ainsi l'Europe. Or, il apprenait maintenant que le stratège n'avait pas marché sur les provinces occupées par Antigone, mais qu'il avait préféré envahir la Phénicie et la Syrie. Bien que ce mouvement fût habilement combiné et promît de grands résultats, il exposait pour le moment la Macédoine à un grave danger. Le gouverneur général espéra le prévenir en envoyant toutes les forces maritimes dont il pouvait disposer, sous le commandement d'un amiral éprouvé, Clitos, dans les eaux de l'Hellespont. Clitos avait mission de surveiller soigneusement les communications entre l'Asie et l'Europe, de rallier Arrhidæos, qui se trouvait encore à Cios, pour occuper de concert les villes de la Propontide.

Dès que la nouvelle de l'envoi de la flotte macédonienne fut arrivée au Pirée, Cassandre remit à son général Nicanor l'escadre qu'il avait lui-même amenée, avec ordre de prendre au plus vite la mer et de se diriger vers l'Asie, de faire sa jonction avec la flotte d'Antigone et d'attendre les ordres de celui-ci. Le plan fut exécuté. Nicanor, avec toute la flotte réunie, qui comptait 130 vaisseaux[64], traversa l'Hellespont et entra dans la Propontide, tandis qu'Antigone le suivait avec l'armée de terre en longeant les côtes d'Asie. Clitos était déjà dans ces eaux depuis plusieurs jours ; il avait rallié Arrhidæos, occupé plusieurs villes maritimes, et il était maintenant à l'ancre non loin de Byzance, à l'entrée du Bosphore. C'est là[65] que la flotte de Nicanor vint l'assaillir, en ordre de bataille. Clitos avait pour lui le courant qui se dirige du Bosphore dans la Propontide : l'ennemi ne put résister à la poussée du courant et au choc des trirèmes, dont il augmentait la force d'impulsion ; bientôt il fut en pleine déroute ; dix-sept vaisseaux étaient coulés bas, quarante pris par Clitos ; le reste se réfugia dans le port voisin de Chalcédoine.

Antigone y arriva vers le soir. Il ordonna aussitôt de tenir prêts les vaisseaux encore intacts, au nombre de soixante, pour prendre la mer durant la nuit. Il répartit les plus vigoureux de ses hypaspistes sur ces vaisseaux, avec l'ordre (car cette défaite subite avait semé un découragement général) de menacer des châtiments les plus sévères quiconque refuserait de combattre. En même temps il fit venir de Byzance, qui était tout proche et bien disposée pour lui, autant de bâtiments de transport que possible, afin de faire passer, au milieu du silence de la nuit, les peltastes, les frondeurs et 1.000 archers sur la rive opposée. C'était là en effet que Clitos avait jeté l'ancre après sa victoire de la veille ; croyant que la flotte ennemie ne pourrait tenir la mer, il avait laissé ses équipages et les soldats embarqués sur les vaisseaux descendre à terre pour se reposer. Au point du jour, il fut réveillé par une grêle de flèches et de pierres de fronde. Tout à fait surpris et dans un désordre croissant, les matelots coururent aux vaisseaux, tirèrent sur les câbles des ancres et remontèrent les échelles. Les blessés erraient sur la plage ; quelques-uns essayaient de gagner les vaisseaux à la nage ; beaucoup furent faits prisonniers, et tout ce qu'on avait apporté à terre devint la proie des ennemis. Quand le désordre fut au comble, on vit s'avancer en bon ordre la flotte ennemie, ayant à bord quantité d'hypaspistes. Tout était perdu ; après un court combat, les vaisseaux de Clitos furent coulés ou capturés ; seul le vaisseau amiral put s'échapper. Clitos s'y trouvait. Pour se mettre à l'abri des poursuivants, il se fit bientôt débarquer, dans l'intention de se réfugier par voie de terre en Macédoine. Il tomba entre les mains d'une bande armée au service de Lysimaque et fut tué[66].

Telle fut l'issue de cette expédition maritime sur laquelle Polysperchon avait fondé tant d'espérances. Antigone était maitre de la mer : le passage en Europe lui était ouvert. Si les succès d'Eumène en Asie, succès dont il sera bientôt question, ne l'avaient pas obligé de porter son attention de ce côté, et surtout si la domination de la mer, qu'il croyait mainte-pouvoir s'assurer à bref délai[67], ne lui avait promis plus d'avantages encore pour la réussite de ses plans, Polysperchon aurait été attaqué simultanément par lui et par Cassandre, dont la puissance avait rapidement augmenté en Grèce, et aurait infailliblement succombé.

En effet, avant même que la nouvelle de la bataille navale de Byzance et de la destruction de la flotte macédonienne ne fût arrivée en Grèce, la cause de Polysperchon y avait déjà énormément perdu. Lui qui avait proclamé la liberté, qui, en entrant en Grèce avec une armée imposante, avait commencé à parler en maître, comme si nul adversaire n'était capable de résister à sa puissance, il n'avait pas été capable d'arracher à son adversaire les ports d'Athènes, et une ville du Péloponnèse avait pu braver l'armée royale de la Macédoine. L'effectif de son armée avait été considérablement réduit à la suite de ce malheureux assaut donné à Mégalopolis : une grande partie des éléphants était perdue. L'expédition commencée pour faire pleinement reconnaître l'autorité de Polysperchon n'avait servi qu'à l'affaiblir complètement. De quoi servait au gouverneur général d'avoir laissé çà et là quelques garnisons ? c'était une charge pour les pays où elles étaient cantonnées : elles ne servaient qu'à lui aliéner davantage les sympathies déjà bien refroidies des Grecs, qui comprenaient enfin de quelle façon il entendait rétablir la démocratie. Partout les partisans de Cassandre commençaient à relever la tète ; ils disaient que Cassandre était un tout autre homme, plus fort, plus sûr, et certain du succès ; que bientôt il terrasserait complètement Polysperchon, et qu'alors on serait forcé quand même de lui obéir. II valait mieux pour les citoyens se rallier à lui de bonne grâce et assurer ainsi leur propre avenir. Déjà à ce moment plusieurs villes embrassèrent ouvertement la cause de Cassandre.

A Athènes, où tout d'abord on s'était jeté complètement dans les bras de Polysperchon, le zèle pour sa cause devenait de jour en jour plus tiède ; on avait espéré qu'il délivrerait les ports, et on avait été déçu ; la lettre de la reine Olympias était également restée sans effet. Au contraire, les ennemis avaient pardessus le marché occupé Salamine, et les troupes d'Alexandre étaient inutilement à la charge du territoire attique. Enfin, l'un des notables proposa dans l'assemblée de nouer des négociations avec Cassandre, disant que l'alliance avec lui pouvait seule encore sauver la ville. La première effervescence qu'excita cette proposition une fois passée, on se décida à envoyer des ambassadeurs à Cassandre et à traiter avec lui aux meilleures conditions possibles. Après bien des négociations, le traité de paix fut rédigé comme il suit[68] : les Athéniens gardent leur ville, leur territoire, leurs revenus, leurs navires et tout le reste, et sont désormais les alliés et les amis de Cassandre. Cassandre, en revanche, reste quant à présent en possession de Munychie et occupera Panacton[69], forteresse située en Attique, sur la frontière de la Béotie, jusqu'à l'issue de la guerre contre les rois. Le reste des anciennes possessions athéniennes, notamment Salamine, demeure détaché d'Athènes : la constitution de la ville est modifiée par certaines restrictions ; ainsi, ceux-là seuls seront comptés comme citoyens dont la fortune imposable s'élève au moins à mille drachmes. Enfin, les citoyens choisissent pour administrateur de la ville un Athénien, qui sera confirmé dans sa charge par Cassandre. Les Athéniens élurent Démétrios, fils de Phanostrate, du dème de Phalère[70], et Cassandre approuva ce choix qu'il avait peut-être suggéré lui-même. En remettant entre ses mains un pouvoir absolu, au fond, en dépit de la constitution démocratique d'Athènes, il le rendait responsable envers lui de la tranquillité et de la soumission du peuple, et Athènes, tout en conservant les apparences de l'autonomie, était en réalité sujette[71].

Aussitôt après la conclusion de cette paix avec Athènes, vers le commencement du mois de novembre 318[72], Nicanor revint de la Propontide, avec ses vaisseaux ornés des trophées de la victoire navale et des éperons des trirèmes vaincues. Cassandre le reçut avec de grandes marques d'honneur, et, voulant diriger en personne les autres opérations avec la flotte, il lui remit son ancien commandement de Munychie[73]. Bientôt Cassandre crut s'apercevoir que, après de tels succès, le général avait maintenant des visées plus hautes ; qu'il cherchait à s'attacher la garnison de Munychie, qui était restée si longtemps sous ses ordres : on eût dit qu'il songeait à prendre rang parmi les généraux qui se disputaient le pouvoir souverain. Rompre ouvertement avec lui était pour le moment chose impossible ; le laisser faire était encore plus dangereux, car Cassandre était obligé de partir. Il fallait user de ruse. Déjà les vaisseaux étaient prêts à faire voile et Cassandre sur le point de s'embarquer, lorsqu'arriva un courrier de Macédoine, apportant des lettres de ses amis de là-bas ; ils lui disaient que, vu le mécontentement général contre Polysperchon, les Macédoniens désiraient le voir prendre sa place auprès des rois. Aussitôt il manda Nicanor auprès de lui, lui communiqua les lettres et l'embrassa avec effusion, disant qu'ils avaient maintenant l'un et l'autre des choses plus importantes à faire, et qu'il fallait prendre sur le champ des dispositions provisoires au sujet de l'empire. Tout en parlant ainsi, il conduisit Nicanor dans une maison voisine, pour l'entretenir seul à seul. Là il changea insensiblement le ton de la conversation : une troupe d'hypaspistes qui s'étaient tenus cachés dans la maison sortit à son appel et s'assura de la personne de Nicanor. Aussitôt Cassandre convoqua l'armée en assemblée et invita qui voudrait à accuser Nicanor. Tandis qu'il faisait occuper Munychie par quelques troupes sous les ordres de Dionysios, l'assemblée, ayant pris connaissance de nombreuses et graves accusations portées contre Nicanor, le condamna à mort.

L'invitation que Cassandre prétextait avoir reçue de Macédoine n'était point entièrement supposée. La jeune reine Eurydice avait noué une intrigue qui ébranla encore plus profondément, et au point le plus vulnérable, la situation de l'empire si embrouillée déjà A la mort d'Antipater, Eurydice avait sans doute espéré qu'elle pourrait enfin jouer son rôle sous le nom de son époux. Au lieu de cela, Polysperchon, la jugeant peut-être trop jeune pour les grandes affaires, avait invité la reine-mère, qui se trouvait en Épire, à se rendre en Macédoine. Sur le conseil d'Eumène, la vieille reine était restée dans sa retraite ; la situation, considérable au début, de Polysperchon fit sans doute qu'Eurydice hésita d'abord par prudence. Elle aura noué ses intrigues en silence. Comme à ce moment il y eut une tentative d'assassinat sur le jeune roi Alexandre, et que sa mère Roxane s'enfuit avec lui en Épire, on soupçonna qu'Eurydice était pour quelque chose dans l'affaire[74]. Mais quand son époux fut rentré en Macédoine, que la puissance de Polysperchon eût éprouvé un échec devant le Pirée et Mégalopolis, qu'en Macédoine et en Grèce l'opinion publique se souleva contre lui, elle jeta le masque et se mit à agir plus ouvertement. En peu de temps, vu la complète nullité de son époux, elle eut l'influence qu'elle désirait. Il était dans la nature des choses qu'elle s'adressât aux ennemis de Polysperchon. Cassandre était le plus à proximité : elle entra en négociation avec lui. Les vastes perspectives que lui ouvrait cette alliance l'ont sans doute aidé à prendre si rapidement et d'une façon définitive la haute main en Grèce, quoiqu'il n'eût pas de forces importantes, et ont décidé, par exemple, Athènes à se livrer à lui. En même temps survint la victoire de Byzance. Polysperchon était obligé de regagner la Macédoine en toute hâte ; pour réparer ses échecs, il devait désirer jeter de nouvelles forces dans la balance. Olympias se décida alors à revenir. Si elle rentrait, si Polysperchon rentrait aussi, Eurydice reconnaissait que c'en était fait du pouvoir qu'elle commençait à peine à acquérir. Elle se décida à appeler Cassandre pour la protéger et le nomma gouverneur général au nom de son époux. Quant à Polysperchon, elle lui envoya l'ordre de remettre l'armée à Cassandre, que le roi avait nommé pour lui succéder au gouvernement général. Elle envoya le même message à Antigone en Asie[75].

Ainsi la grande lutte entre les puissants de l'empire prenait sinon une nouvelle forme, du moins de nouveaux noms. Ce n'était plus la royauté qui était en jeu, et la guerre ne se faisait plus pour ou contre elle : la lutte était maintenant entre Olympias et Eurydice, entre le jeune Alexandre et Arrhidée, entre la race d'Alexandre et celle de Philippe. On mettait en avant des noms de partis, comme on l'avait fait immédiatement après la mort d'Alexandre, à cette différence près qu'autrefois les factions s'étaient formées pour servir les intérêts de la royauté, tandis qu'aujourd'hui, au contraire, la maison royale suivait l'intérêt des partis, et, tout en cherchant à sauver son autorité, allait se perdre, elle et la royauté.

Ici, dans les renseignements qui nous sont parvenus, se trouve une lacune très sensible. Cassandre, une fois débarrassé de Nicanor, passe en Macédoine[76]. Beaucoup de ses compatriotes embrassèrent sa cause ; les villes grecques montrèrent même une véritable ardeur pour entrer dans son alliance, car Polysperchon semblait traiter les intérêts de l'empire et des alliés avec négligence et d'une façon déraisonnable, au lieu que Cassandre, en se montrant affable pour tout le monde et appliqué aux affaires, gagna beaucoup de partisans[77]. Au printemps suivant, après avoir fait venir de Macédoine les éléphants que Polysperchon n'avait pas emmenés, Cassandre se trouve de nouveau en Grèce, et lutte avec avantage dans le Péloponnèse[78]. Il nous manque l'histoire de cette expédition en Macédoine, qui remplit l'hiver de 348 à 317. Cassandre a dû rallier beaucoup de partisans, notamment dans les hautes classes des Macédoniens, et réunir, en dehors des éléphants de guerre, des forces importantes. Il semble avoir pensé qu'après cette révolution complète dans le pays, Olympias elle-même n'oserait pas y retourner, et qu'au besoin l'armée restant à la disposition d'Eurydice suffirait à défendre la Macédoine. Quant à lui, il retourna certainement en Grèce pour écraser Polysperchon et réduire les garnisons que celui-ci avait laissées çà et là en différentes villes.

Cependant les événements prirent une autre tournure. Il parait que Polysperchon, avec son armée extrêmement affaiblie, s'était retiré en Étolie ou en Épire. Cassandre jugea sans doute plus important de s'assurer de la Grèce. Pendant qu'il descendait dans le Péloponnèse, Polysperchon se mit en rapports avec le roi d'Épire Æacide et le décida à armer ses sujets pour ramener en Macédoine, avec son concours, la reine Olympias et le fils d'Alexandre, alors âgé de six ans[79]. On lui promit que sa fille Déidamia épouserait un jour le jeune prince[80]. Eurydice, à cette nouvelle, envoya des messages pressants à Cassandre pour demander un prompt secours : avec des présents et de grandes promesses, elle gagna à sa cause les plus actifs et les plus énergiques des Macédoniens ; à la tète de l'armée, elle marcha à la frontière, au-devant de l'ennemi, pour lui barrer l'entrée du pays ; son camp était à Evia[81]. Olympias désirait voir terminer la guerre d'un seul coup. Les deux armées campaient l'une en présence de l'autre[82]. Mais les Macédoniens, dans l'armée d'Eurydice, déclarèrent que jamais ils ne combattraient contre la mère de leur grand roi ; ils passèrent du côté d'Olympias. Aussitôt après, Philippe Arrhidée fut fait prisonnier avec toute sa cour. Eurydice réussit à s'enfuir à Amphipolis avec un de ses intimes, Polyclès ; mais elle y fut rejointe et mise sous bonne garde. Partout la Macédoine accueillit avec allégresse la mère du grand Alexandre. Elle avait maintenant le pouvoir de venger toutes les insultes qu'elle avait subies ; les sombres passions de cette âme sauvage, qui avaient couvé durant de si longues années, éclatèrent avec une énergie d'autant plus redoutable. N'était-ce pas Antipater qui l'avait outragée, elle, la mère du conquérant du monde, et l'avait forcée à s'enfuir en Épire ? N'était-ce pas lui qui avait traduit sa fille Cléopâtre devant un tribunal macédonien pour demander sa mort ? N'était-ce pas son fils à cet Antipater, Iollas, qui, au dire de tout le monde, avait donné à Alexandre la coupe empoisonnée ? N'était-ce pas encore un fils d'Antipater qui, allié avec les potentats rebelles de l'Asie, luttait contre le gouverneur général, comme champion de cette odieuse Eurydice ? Elle se rappelait aussi le passé. Souvent le roi Philippe l'avait délaissée pour des femmes thraces ou thessaliennes. Elle détestait les bâtards, comme jadis elle avait brûlé de jalousie contre leurs mères ; elle haïssait cet Arrhidée idiot, fils d'une danseuse thessalienne ; elle haïssait doublement cette Eurydice, la fille de la sauvage Cynane, elle qui, dans sa présomption, avait songé à s'emparer de l'empire par un coup de main. Ce couple odieux, leurs partisans, les amis de Cassandre, tous ceux qui l'avaient outragée jadis pour faire leur cour à Antipater, toute la Macédoine enfin était maintenant dans sa main. On eût dit que, dans son âme, il n'y avait plus qu'une seule et unique pensée, la pensée de la vengeance. Elle ordonna d'emmurer Arrhidée et Eurydice dans un étroit espace, et de leur faire passer par une petite ouverture des aliments, juste assez pour que la mort par la faim ne finît pas trop vite leurs tortures. L'effroyable supplice de ces malheureux la comblait de joie ; elle prenait plaisir à y ajouter de nouvelles tortures. Les cœurs endurcis des soldats en furent eux-mêmes touchés ; bientôt le mécontentement fut général. Pour prévenir un éclat, la reine ordonna à quelques Thraces de percer de leurs flèches le roi dans sa tour. Eurydice, hautaine jusque dans la mort, criait tout haut, de façon à, être entendue des" passants, qu'elle seule avait des droits à la royauté ; que son père Amyntas avait été frustré du trône, son héritage paternel, par le roi Philippe et mis à mort par le roi Alexandre ; elle était l'héritière de la royauté et l'épouse du roi de Macédoine. Bientôt après, Olympias lui envoya une épée, une corde, et une coupe de poison, en lui disant. de choisir ; sans laisser échapper une plainte, mais suppliant les dieux de faire qu'un jour Olympias fût heureuse de recevoir les mêmes présents, elle pansa les blessures de son époux frappé à mort, le couvrit de son manteau, et, attachant sa propre ceinture au chambranle de la porte, elle se pendit[83]. Ainsi débarrassée du roi et de la reine, Olympias tourna sa fureur contre leurs amis. Elle lit assassiner Nicanor, frère de Cassandre, violer la tombe de son autre frère Iollas, exécuter des centaines de ses partisans, qui appartenaient à la plus haute noblesse du pays. C'est avec cette hâte cruelle qu'Olympias accomplit l'œuvre de sa vengeance. Les Macédoniens, qui avaient salué son retour avec allégresse, se détournaient maintenant d'elle avec horreur ; tout le monde soupirait après un changement au pouvoir, que la colère des dieux semblait avoir fait tomber aux mains d'une reine pareille aux Furies.

Cassandre assiégeait la ville de Tégée dans le Péloponnèse lorsqu'il fut informé de la victoire d'Olympias, des actes de cruauté commis ensuite, de l'irritation générale parmi les Macédoniens. Il résolut d'aller aussitôt en Macédoine. En vain les alliés le conjurèrent de ne pas les abandonner, de ne pas les livrer à Alexandre, qui était sur le point d'envahir le Péloponnèse avec une armée : c'était plus que jamais le moment opportun pour se saisir de la Macédoine ; une fois maitre du pays, Cassandre espérait venir facilement à bout de ses adversaires en Grèce. Il repassa l'isthme avec une hâte extrême et arriva en Béotie ; là il apprit que, pour plaire à Olympias et à Polysperchon, les Étoliens s'étaient avancés jusqu'aux Thermopyles et barraient le passage. Pour ne pas perdre de temps, il réunit autant de navires qu'il put en trouver en Eubée et en Locride, afin de se transporter par mer en Thessalie[84].

En apprenant que Cassandre accourait du Péloponnèse, Polysperchon é(ait parti de Macédoine et s'était rendu par les montagnes dans la province de Perrhébie : là, il avait occupé les passages, espérant du reste que la difficulté de franchir les Thermopyles arrêterait longtemps l'ennemi. Tout à coup, Cassandre parut avec son armée en Thessalie. Polysperchon n'était pas en mesure de couvrir à la fois les défilés de la Perrhébie et la route de Tempé ; il envoya en Macédoine, pour dire qu'on expédiât le plus vite possible des troupes chargées d'occuper les passages de Tempé. Déjà Cassandre avait détaché contre lui personnellement le stratège Calas[85], pour le tenir en haleine pendant que Dinias, à la tête d'un corps de troupes suffisant, prenait les devants, s'emparait rapidement de Tempé et refoulait les troupes envoyées là par Olympias. L'armée victorieuse était maîtresse de la route qui va à Pella par Dion et Pydna ; elle grossissait de jour en jour, en accueillant dans ses rangs ceux qui détestaient la domination d'Olympias.

Olympias comprit la gravité du danger qui la menaçait ; comme Polysperchon avait fort à faire pour couvrir tout au moins l'accès des provinces supérieures et les routes qui mènent en Épire, elle nomma stratège Aristonous, fils de Pisæos, qui avait déjà fait partie des sept gardes du corps d'Alexandre, en lui enjoignant de défendre le plat pays contre Cassandre ; quant à elle, elle se jeta dans la ville forte de Pydna, au bord de la mer. Elle avait avec elle le jeune roi et sa mère Roxane, Thessalonice, Déidamia, la fille du roi Æacide, la fille d'Attale, et quantité de dames nobles. C'était une cour trop nombreuse pour le siège auquel il fallait s'attendre ; il n'y avait même pas d'approvisionnements suffisants dans la forteresse. En fait de forces défensives, la reine avait quelques cavaliers ambraciotes, la plus grande partie des troupes au service de la maison royale[86], tous les éléphants, Cassandre ne les ayant pas emmenés avec lui dans le dernier hiver. Ces forces n'étaient certainement pas suffisantes pour résister au nombre ; mais elle espérait pouvoir tenir jusqu'à ce qu'elle reçût des secours par mer, notamment de la part du fils de Polysperchon, Alexandre, et des Grecs, qui défendraient son gouvernement et l'intérêt de la démocratie. Elle comptait qu'Æacide viendrait d'Épire la débloquer, qu'Aristonous se joindrait à Polysperchon et chasserait l'ennemi.

Cependant, changeant de route, Cassandre avait envahi la Macédoine par les défilés de Perrhébie[87] et s'était dirigé sur Pydna à marches forcées. Il cerna rapidement la ville, et l'entoura d'une ligue d'ouvrages et de fossés allant de la mer à a mer ; il fit dire aux États qui seraient disposés à lui prêter leur concours[88] d'envoyer des vaisseaux, des projectiles et des machines de guerre de toute sorte, pour assiéger en même temps la ville du côté de la mer. A la nouvelle qu'Æacide allait quitter l'Épire avec une forte armée pour délivrer la reine, il envoya Atarrias[89] avec une partie de ses troupes contre lui, et celui-ci fit une telle diligence que les défilés de l'Épire étaient occupés avant l'arrivée des Épirotes. Si ceux-ci s'étaient déjà rendus de mauvaise grâce à l'appel de leur prince, ils murmuraient bien plus fort maintenant qu'il fallait attaquer l'ennemi en possession des défilés ; bientôt ils se mirent en révolte ouverte. £acide licencia ceux qui ne voulaient pas aller plus loin, pour atteindre d'autant plus sûrement Pydna avec les gens décidés ; mais le nombre de ceux qui lui restèrent fidèles était trop petit pour qu'à leur tète il pût forcer le passage. Ceux qui étaient rentrés sans lui au pays provoquèrent un soulèvement général en Épire. Pour la première fois, depuis des siècles que les descendants d'Achille régnaient sur les Molosses, le roi, d'un accord unanime, fut déclaré déchu. Beaucoup de ses amis furent tués, d'autres échappèrent par la fuite. Quelques fidèles emportèrent le fils unique du roi, Pyrrhos, alors âgé de deux ans, au milieu des plus grands dangers, et le menèrent dans le pays du prince des Taulantins, Glaucias[90] Les Épirotes firent alliance avec Cassandre, et celui-ci leur envoya Lyciscos comme gouverneur et stratège[91]. Avec la tournure qu'avaient prise les événements, non seulement la reine perdait son principal allié, mais beaucoup de Macédoniens qui avaient hésité jusque-là à prendre parti, regardant la cause d'Olympias comme perdue, passèrent dès lors du côté de Cassandre. Aristonous avait, il est vrai, réuni quelques milliers de soldats ; mais il était trop faible pour pouvoir débloquer Pydna. L'unique espoir de la reine, c'était donc Polysperchon ; mais Calas, lieutenant de Cassandre, qui campait en face de lui, trouva moyen de distribuer aux soldats de son adversaire de riches présents : ils désertèrent en foule et passèrent dans son camp. Le gouverneur général n'en conserva qu'un petit nombre ; lui non plus ne pouvait rien faire pour délivrer la reine[92].

Cependant Cassandre tenait Pydna étroitement assiégée ; si la rigueur de la saison l'empêchait de donner l'assaut aux solides fortifications de la ville, en revanche, celle-ci était d'autant plus soigneusement cernée par terre et par mer. Bientôt on y manqua du nécessaire : déjà les soldats ne recevaient plus que cinq chénices de farine pour un mois, juste autant qu'un esclave en recevait autrefois pour une ration de cinq jours. Pour nourrir les éléphants, on fit broyer des poutres qu'on leur servait en guise de nourriture, et l'on abattit les chevaux pour manger leur chair. Olympias espérait toujours voir arriver une armée de secours et ne voulait pas entendre parler de reddition. Les éléphants, mourant de faim avec cette misérable nourriture, tombaient l'un après l'autre. Les cavaliers qui ne faisaient pas partie de la levée régulière[93] furent privés de leurs rations ; la plupart moururent de faim, ainsi que beaucoup de soldats macédoniens. Quelques Barbares se nourrissaient des cadavres des morts. Les chefs des troupes de la maison royale faisaient enterrer les morts ou ordonnaient de les jeter par-dessus les murs, mais le nombre en était trop considérable. Bientôt la ville fut remplie de cadavres en décomposition et d'émanations fétides, de telle sorte que :non seulement les princesses, mais les vieux soldats eux-mêmes ne pouvaient plus supporter cette puanteur, ce spectacle épouvantable, cette affreuse misère. Seule, la vieille reine restait inébranlable. La saison s'avançait ; les rayons plus chauds du soleil exaltèrent encore l'odeur de la putréfaction. Impossible de trouver de la nourriture pour les soldats ; à peine pouvait-on subvenir aux besoins de la reine et de son entourage immédiat. Les troupes demandaient ou la reddition de la ville ou leur congé. Elles furent licenciées. Cassandre leur fit bon accueil et les répartit dans les différentes villes du pays. En donnant cette preuve de mansuétude, et en propageant la nouvelle qu'Olympias était dans une situation désespérée, il comptait arrêter les soulèvements qui commençaient en maint endroit en faveur de la reine. En effet, les provinces éloignées étaient encore aux mains des stratèges Aristonous et Monimos, et la fermeté orgueilleuse avec laquelle la reine résistait, le triste sort de la maison royale, devaient provoquer des sympathies qu'il suffirait d'exploiter pour amener la délivrance. Mais les récits des soldats licenciés montrèrent que la cause d'Olympias était perdue. Aussi les provinces du nord elles-mêmes se déclarèrent-elles en faveur de Cassandre. Aristonous et Monimos[94] n'étaient plus en état de tenir en rase campagne ; ils se retirèrent, l'un sur Amphipolis, l'autre sur Pella, abandonnant la partie. Alors, perdant tout espoir d'être secourue, Olympias résolut de s'enfuir. Une pentère fut mise à la mer pour la recevoir, elle et les siens. Quand elle arriva sur la plage, le vaisseau n'y était plus : Cassandre l'avait capturé. Un déserteur lui avait appris le projet de la reine. Elle comprit qu'il ne lui restait plus d'espoir[95]. Elle envoya donc des ambassadeurs à Cassandre pour négocier un traité. Il demanda la reddition à merci ; c'est à peine si elle obtint la vie sauve, et elle n'obtint de garantie que pour sa propre personne. C'est ainsi que Pydna fut prise au printemps de 316 : la famille royale était entre les mains de Cassandre[96].

Il envoya des troupes devant Pella et Amphipolis, pour demander la reddition de ces places. Monimos se rendit sans faire de résistance. En revanche, Aristonous avait, quelques jours auparavant, défait Crateuas, stratège de Cassandre, passé au fil de l'épée la plus grande partie de son corps d'armée, et il tenait le reste, environ 2.000 hommes, assiégé dans une ville de la Bisaltie où Crateuas s'était jeté ; celui-ci fut obligé de capituler. Aristonous espérait maintenant pouvoir tenir à Amphipolis jusqu'à ce que Polysperchon et son fils amenassent des renforts ; il comptait aussi qu'Eumène enverrait des secours d'Asie. Aussi refusa-t-il de se rendre, disant qu'il voulait défendre la cause du roi et de la reine, et qu'il mourrait plutôt que de violer son serment de fidélité. Mais quand il eut reçu des lettres de la reine qui lui prescrivaient '.de rendre la ville et le déliaient de ses engagements, il ouvrit les portes. Il obtint sécurité complète pour sa personne.

Cassandre était maître de la Macédoine ; son premier soin fut de s'assurer la possession de sa conquête, sur laquelle il fondait des espérances plus hardies encore. Il craignait les vaincus, cet Aristonous qui, jadis avantagé par Alexandre et tenu en haute estime par les Macédoniens, dévoué complètement à la cause de la royauté, pouvait entraver ses projets, et qui était certainement disposé à recommencer : il craignait cette vieille reine Olympias pour qui, dans quelque exil qu'elle vécût humiliée et impuissante, le nom de son fils Alexandre le Grand était une source intarissable de puissance ; il craignait ce petit Alexandre, héritier légitime de l'empire, autour duquel les mécontents pouvaient se rallier à la première occasion, cet enfant dont les droits pouvaient devenir un levier puissant aux mains des autres potentats et les autoriser, sous prétexte de défendre la dynastie, à intervenir sans ménagement ni scrupule. Cassandre n'osait agir ouvertement ; il tâcha d'arriver à son but par des détours. A quelque temps de là, on apprit que des parents de Crateuas avaient assassiné le garde du corps Aristonous. Une assemblée générale des Macédoniens fut convoquée. Cassandre leur demanda ce qu'ils voulaient qu'on fit d'Olympias : les proches parents de ces cent nobles que la reine avait fait exécuter l'année précédente se présentèrent en habits de deuil, se lamentant sur la perte des leurs, et demandèrent sa mort. La sentence fut prononcée, sans qu'elle fût présente pour se défendre ou que personne parlât en sa faveur. Cassandre envoya prévenir la reine en toute hâte, disant qu'elle avait encore le temps de fuir, et il lui fit offrir un vaisseau qui la transporterait à Athènes en toute sécurité. Il voulait non pas la sauver, mais la voir reconnaître et confirmer le jugement en prenant la fuite ; si l'on se débarrassait d'elle en route, elle aurait l'air d'avoir bien mérité son sort. Olympias répondit qu'elle n'avait pas l'intention de sauver sa vie par la fuite, et qu'elle était prête à défendre sa cause devant les Macédoniens. Mais Cassandre n'osa pas s'exposer à ce danger ; il craignait sa hardiesse, l'impression que produirait cet orgueil indompté, la mémoire de Philippe et d'Alexandre qu'elle ne manquerait pas d'invoquer, enfin, l'esprit changeant des Macédoniens et un mouvement subit en faveur de la reine. Elle devait mourir. Deux cents hommes furent envoyés pour exécuter le jugement, avec ordre de la tuer sans autre forme de procès. Ils entrèrent au château où se trouvait Olympias. Couverte de pourpre, ornée du diadème, appuyée sur deux femmes de sa suite, elle s'avança à leur rencontre. Ils reculèrent ; ils n'osaient porter la main sur la mère d'Alexandre. Alors Cassandre chargea de cette corvée sanglante les parents des Macédoniens qui avaient été exécutés. Accablée de pierres auxquelles elle offrait sa poitrine, le regard assuré, sans plaintes et sans larmes, préoccupée encore en mourant d'arranger ses cheveux gris et d'envelopper dans les plis de sa robe son corps qui s'affaissait, Olympias rendit l'âme[97].

C'est un spectacle émouvant que de voir la grandeur aux prises avec la grandeur et succomber ; mais, quand les derniers géants d'une grande époque, emportés de faute en faute par la folie des passions déchaînées, se trouvent enlacés et renversés par une astuce patiente qui les guette, afin qu'une race plus petite, accomplissant l'arrêt divin, se partage leurs dépouilles et se pavane sous leur parure, alors on dirait que la destinée se joue de la grandeur et de sa chute.

La mort d'Olympias délivrait Cassandre de sa plus grave préoccupation. Il aurait bien voulu aussi se débarrasser de Roxane et de son fils, pour ceindre son propre front du diadème de l'enfant. Mais, pour le moment, on parlait trop de la mort d'Olympias pour qu'il pût risquer immédiatement le dernier pas et arriver à son but. Il ne savait pas non plus quelle tournure prendrait la grande lutte en Orient. Il se contenta donc de tenir prisonniers l'enfant et sa mère à Amphipolis, sous la surveillance de Glaucias. Il ordonna d'éloigner les enfants qui étaient élevés avec le jeune roi, et d'écarter d'eux toute espèce de cour : les prisonniers devaient être confinés et tenus à part, pour qu'ils apprissent à oublier que le diadème du monde leur appartenait. Par ses soins, Cynane, Philippe Arrhidée et Eurydice furent ensevelis à Ægæ dans le tombeau des rois, avec les plus grands honneurs, et de superbes jeux funèbres furent célébrés à cette occasion[98]. Lui-même épousa Thessalonice, fille du roi Philippe[99] : elle devait lui apporter des droits sur la royauté, dont il évitait seulement encore de prendre le nom. Pour tout le reste, il agissait comme s'il était le roi du pays. Il fonda même une ville à laquelle il donna son nom, Cassandria, sur la presqu'île de Pallène, et il y appela le reste des populations de Potidée, d'Olynthe et de quelques autres villes chalcidiennes détruites par Philippe[100]. La ville fut dotée on ne peut plus largement de terres propres à la culture et de droits de toute sorte[101]. Personne ne pouvait plus douter des intentions de Cassandre. Comme la suite du récit le montrera, la seule chose qui l'arrêtait encore, c'était la peur de froisser les potentats qui, en Asie, poursuivaient le même but ; du côté de l'armée et du peuple, point d'obstacles, à vrai dire, sur sa route. Ceci prouve que tout le monde regardait la maison royale d'un œil indifférent, ou bien encore, que la crainte du sanguinaire vainqueur était plus forte que l'attachement à la malheureuse famille du grand roi. Peut-être aussi Cassandre s'imaginait-il justifier, par son mariage avec la fille de Philippe, sa conduite avec la mère d'Alexandre et ce qu'il comptait faire de sa veuve et de son fils.

Parmi les Diadoques et les Épigones, il n'en est peut-être aucun dont le caractère ait été plus diversement jugé que celui de Cassandre. On fait ressortir que c'était un esprit d'une haute culture, et qu'il aimait démesurément Homère[102] ; qu'il avait entretenu des relations avec des hommes d'une très grande valeur scientifique. On peut bien dire aussi que sa position était plus difficile et ses actions plus sujettes à être mal interprétées que celles des autres grands ; que sa situation le mit constamment en conflit avec les Grecs et la maison royale, adversaires envers lesquels on n'est que trop disposé à la partialité ; qu'il faut louer sous plus d'un rapport sa perspicacité, le choix intelligent des voies et moyens, sa fermeté et sa persévérance dans l'exécution de ce qu'il jugeait nécessaire. II faut avouer aussi que jamais, comme, par exemple, Polysperchon, il n'a compromis ses chances de succès par des demi-mesures et des scrupules qui peuvent être la marque d'un bon cœur, mais non pas une preuve d'intelligence. En réalité, c'est un caractère ; il a l'énergie de poursuivre d'un pas sûr le but qu'il s'est fixé et de l'atteindre à tout prix. Mais on ne trouve pas chez lui un seul trait qui puisse vous réconcilier avec la dureté et la froideur de son tempérament, encore que les circonstances puissent y être pour quelque chose. Pendant que les hommes de son âge (il a dû naître vers 354) traversaient l'Asie en combattant avec le grand roi, il avait vécu dans ses foyers, auprès de son père. Le premier fait que la tradition nous rapporte sur son compte, c'est qu'il fut envoyé à Babylone pour présenter la justification de son père, qu'Alexandre voulait mander auprès de lui, et qu'il offensa son maitre et la majesté royale en souriant ironiquement de choses que comportait l'étiquette de la cour. Le temps et le but élevé qu'il voyait devant lui ont pu lui apprendre à contenir les éclats de son caractère brutal et violent ; mais sa conduite avec la famille royale, sa haine et son mépris pour tout ce qui rappelle la mémoire du grand roi, blesseront toujours le sentiment. Si sa prudence sait à l'occasion paraître clémente, conciliante, généreuse, ce masque ne dissimule pas son vrai caractère, qui parait plus repoussant à mesure qu'on le trouve plus égoïste, impitoyable et tyrannique. Il a un trait bien accusé du principe volendosi mantenere de Machiavel : il entend les crudeltà ben usate, et il a appris a essere non buono ed usarlo non usarlo secondo la necessità.

Tandis qu'une nouvelle époque, de nouveaux progrès, se développent sous le sceptre des autres Diadoques, son action à lui n'apparaît que ions une forme négative ; il n'a fait qu'abaisser l'esprit macédonien qui s'était élevé si haut, détruire ce qu'une grande époque et de grandes actions avaient créé. Le Destin l'a choisi entre tous pour être le bourreau de la famille royale.

 

 

 



[1] TZETZES, ad Lycophr., v. 802. C'est pour cela que Pausanias l'appelle Étolien.

[2] DURIS, fr. 29 ap. ATHEN., IV, p. 455 c. — DIODORE, XVIII, 48. Le roi Pyrrhos déclara expressément que Polysperchon était à ses yeux le meilleur général.

[3] DURIS, fr. 29.

[4] Ce qu'on lit dans le décret des Nasiotes en l'honneur de Thersippos, prouve seulement qu'il considérait les cités helléniques comme rentrant également dans sa juridiction, et non pas qu'il y exerçait une grande influence.

[5] Ceci n'est pas dit expressément par les auteurs ; mais Polysperchon est de la famille princière des Tymphéens ; son père s'appelle Simmias ; or Attale, fils d'Andromène, celui qui a épousé Atalante, la sœur de Perdiccas, est aussi un Tymphéen (ARRIAN, Ind., 18), et il a pour frères Simmias, Polémon, Amyntas, tous bien connus par les guerres d'Alexandre.

[6] DIODORE, XVIII, 49, 54.

[7] Diodore dit d'abord (XVIII, 49) ; κυνηγίας έπί πολλάς ήμέρας συστησάμενος, et plus loin (c. 54) : έφ' ήμέρας τινάς σχολήσας καί κυνήγια συστησάμενος. Il n'y a pas là, en fin de compte, un écart tellement grand qu'on en doive conclure, comme on l'a fait tout dernièrement, que Diodore puise ici à deux sources différentes.

[8] DIODORE, XVIII, 55.

[9] DIODORE, XVIII, 49. D'après ce qui se passe ensuite, il parait bien que cette prostasie d'Olympias devait être un peu plus qu'un simple decus regium.

[10] Diodore (XVIII, 53) emploie des termes inexacts. Cornélius Nepos (Eumen., 5) précise : tenuit se uno loco quamdiu fuit hiems, — ver adpropinquabat, simulata deditione, etc. Le siège ne peut pas avoir duré beaucoup plus de six mois. La sortie de Nora et ce qui s'ensuit sont des faits qui appartiennent certainement à l'année 319 : Diodore les raconte à sa manière, c'est-à-dire que, pour suivre le fil de son récit, il transpose les événements et relate les premiers plus tard, à l'année 318.

[11] A quo cum auxilia Eumeni missa Antigonus didicisset, ab obsidione recessit (JUSTIN, XIV, 2). D'après le contexte, a quo désigne Antipater ; Justin, dans son abrégé sommaire, a probablement passé les phrases où il était question de Polysperchon, auquel il faut rapporter a quo.

[12] DIODORE, XVIII, 50. On a prétendu trouver là la preuve certaine que Diodore n'a pas puisé ses renseignements dans Hiéronyme, attendu qu'évidemment Hiéronyme n'a pas pu se donner lui-même pour un individu acheté. Que l'on ne tienne pas compte de la mention que fait Diodore dans ce même passage des écrits d'Hiéronyme, soit : mais le fait que, deux lignes plus loin, Antigone fait offrir à Eumène, par l'intermédiaire d'Hiéronyme : des présents beaucoup plus considérables que ceux qu'il avait eus antérieurement, [d'accepter] à recevoir un gouvernement plus étendu et enfin à faire avec lui, comme le premier de ses amis, cause commune, pour s'emparer de l'autorité souveraine, aurait dû interdire une pareille argumentation, sans compter les expressions analogues qu'on rencontre ailleurs (DIODOR., XX, 28) et sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

[13] DIODORE, XVIII, 50. 53.

[14] Les comptes-rendus de Diodore (XVIII, 58. cf. CORN. NEPOS, Eumen., 8. PLUTARQUE, Eumen., 13) sont probablement des analyses des documents authentiques dont Hiéronyme s'est servi dans son ouvrage.

[15] MANNERT croit avec Suidas (s. v. Άναζαρβος. cf. VALES, ad Ammian. Marc., VIII, 8) que Cyinda est identique à Anazarbe sur le fleuve Pyrame ; et, en effet, le château d'Anavasy ou Naversa occupe une forte position, comme celle qu'on attribue à Cyinda. Mais ce système a contre lui le témoignage de Strabon (XIV, p. 762). Cette indication s'accorde avec la description du ruined castle on a small round hill about a mile from the sea que l'on trouve dans BEAUFORT, Karamania, p. 267.

[16] DIODORE, XVIII, 80. POLYÆN, IV, 8, 2. PLUTARQUE, Eumen., 13, avec quelques légères divergences.

[17] DIODORE, XVIII, 61.

[18] DIODORE, XVIII, 63.

[19] WESSELING (ad Diodore, XVIII, 62) se demandait si ce cap Zéphyrion était celui du Calycadnos ou son homonyme, voisin d'Anchiale, que Strabon (XIX, p. 671) distingue de l'autre. A coup sûr, ce n'est pas ce dernier, car il n'aurait été qu'à une lieue de distance du camp d'Eumène. Le Zéphyrion en question a été indiqué sur la carte de LEAKE plus exactement que dans BEAUFORT, tout près de l'embouchure du Calycadnos.

[20] DIODORE, XVIII, 62 sqq.

[21] DIODORE, XVIII, 50.

[22] DIODORE, XVIII, 52. Ce qui a été dit plus haut (Hist. d'Alexandre) de la condition des villes helléniques d'Asie-Mineure se trouve confirmé une fois de plus par cet exemple.

[23] DIODORE, XVIII, 51. Cette entreprise a dû avoir lieu en mars 319. C'est à elle que fait allusion le décret des Nasiotes en l'honneur de Thersippos. On a déjà fait remarquer que, confronté avec l'inscription, le nom d'Άρριδαΐος donné par les auteurs est une corruption remontant à l'antiquité : on a dit aussi que le passage de Polyænos (VII, 30) doit avoir trait à cette tentative d'Άριβαΐος sur Cyzique, bien que son récit ne concorde pas tout à fait avec celui de Diodore.

[24] DIODORE, XVIII, 52.

[25] DIODORE, loc. cit. C'est ici que je placerais volontiers l'assertion de Justin (XIV, 2, 4), à savoir, qu'Antipater avait envoyé à Eumène des secours, et qu'à leur arrivée le corps d'Antigone se retira.

[26] DIODORE, XVIII, 72.

[27] DIODORE, XVIII, 52.

[28] De quel parti s'agit-il ? Quelque temps avant la mort d'Alexandre, l'hyparque Philoxénos avait mis une garnison dans la ville, parce que les citoyens avaient refusé de livrer les trois frères Anaxagoras, Codros et Diodoros, coupables d'avoir assassiné le tyran Hégésias ; il avait emmené les trois individus en question dans la forteresse de Sardes ; mais ils avaient trouvé moyen de s'enfuir et de se réfugier à Athènes. Diodoros seul avait été pris et conduit à Babylone. Après la mort d'Alexandre, Perdiccas avait renvoyé le prisonnier à Éphèse, pour qu'il y fût jugé ; mais les deux autres, apprenant la mort du roi, étaient revenus au pays et avaient sauvé leur frère (POLYÆN., VI, 49). Il est probable que Clitos avait aussi mis garnison à Éphèse, malgré l'autonomie ;de la cité, et que le parti autonomiste s'est soulevé en faveur d'Antigone.

[29] Dans les extraits d'Hiéronyme que donne Diodore, extraits par trop sommaires, il n'est pas fait mention expresse de traités semblables, et il n'est question dans Polybe (V, 67) des conventions relatives à la Syrie qu'à propos de celles qui furent conclues ensuite entre Ptolémée et Séleucos, et qui datent vraisemblablement de 315.

[30] DIODORE, XVIII, 54. XIX, 59. C'est à cette époque que dut avoir lieu le mariage de Démétrios avec Phila, la sœur de Cassandre ; on en peut juger par l'âge de leur fils Antigone Gonatas, qui est mort en 239 dans sa quatre-vingtième année (LUCIAN, Macrob., 11).

[31] DIODORE, XVIII, 56. Ce document a dû être copié en entier par Diodore, tel qu'il était dans Hiéronyme, et il n'y a pas de doute à avoir sur son authenticité ; une preuve de plus qu'il est authentique, c'est qu'il est publié seulement au nom du roi Philippe. Des faussaires n'auraient pas manqué de nommer les deux rois. Probablement, à l'époque où le décret fut rendu, Roxane s'était déjà enfuie en Épire avec son enfant.

[32] Amphissa fut plus tard complètement absorbée dans l'Étolie. Les Locriens qui prirent parti dans la guerre Lamiaque contre la Macédoine étaient probablement ceux d'Amphissa : leur cité a dû être détruite, en tant qu'État, par suite de la guerre, lors de la campagne de Cratère.

[33] Tricca et Pharcadon avaient été détruites par Philippe et leur territoire adjugé aux Pellinéens ; les exilés des deux villes ont essayé de rentrer au début de la guerre Lamiaque, ou lors de l'invasion des Étoliens en Thessalie.

[34] Je ne crois pas qu'il faille songer aux proscrits d'Héraclée sur le Pont, dont parle Memnon au chapitre 4, attendu qu'il s'agit ici des affaires de l'Hellade proprement dite. C'est bien d'Héraclée près des Thermopyles qu'il est question ; la ville peut avoir pris parti pour les alliés dans l'été de 323, après le combat qui se livra dans le voisinage, et les Macédoniens devaient tenir à en être bien maîtres, à cause des défilés que la ville commande.

[35] Xanthicos est le sixième mois et Dæsios le huitième de l'année macédonienne. Si l'on était plus sûr qu'on ne l'est pie Dœsios correspondait au mois de Thargélion ; que cette année (Ol. CXV, I) était aussi dans le comput macédonien une année intercalaire (C. I. ATTIC., II, n° 191) ; enfin que l'Artémisios était compté deux fois, à titre de mois intercalaire, entre Xanthicos et Dœsios ; alors le 30 Xanthicos tomberait à peu près à la fin de mai 319. Mais, en tenant compte des autres événements, cette date parait impossible.

[36] DIODORE, XVIII, 57. Dans la source où puise Diodore, ce τάς λοιπάς devait être expliqué par le contexte ; mais actuellement, cette explication nous échappe.

[37] DIODORE, XVIII, 57.

[38] On ne voit pas bien quel était le chef du parti libéral à Athènes ; le personnage qui apparaît bientôt après au premier plan est le triste démagogue Agnonide. Il est bon de remarquer, ce qui résulte du récit de Plutarque, que Phocion ne négociait plus avec les grands potentats de Macédoine, mais avec leurs stratèges à Munychie.

[39] PLUTARQUE, Phocion, 31. Il résulte des explications de KÖHLER (Mittheil., III, p. 229) que la notice de Suidas : άγονοθέτης est erronée, et que, par conséquent, on ne peut pas, comme je le croyais autrefois, tirer de l'anecdote de Plutarque une indication chronologique applicable à l'occupation de Munychie. Suivant l'argumentation prudente de Köhler, l'anecdote elle-même est suspecte ; il est probable que l'agonothésie a été introduite avec la réforme constitutionnelle de Démétrios de Phalère.

[40] PLUTARQUE, Phocion, 32 : c'est-à-dire à peu près de la même façon que la mesure prise tout à l'heure au sujet d'Argos.

[41] On me permettra de combiner de cette manière les données fournies par Plutarque et Diodore (XVIII, 64), qui puisent ici tous deux dans Hiéronyme.

[42] Dercyllos, ό έπί τής χώρας στρατηγός.

[43] C'est ainsi que l'appelle Plutarque (Phocion, 32). Son contemporain et homonyme, qui est plus connu, était de Pæania (BÖCKH, Seeurkunden, p. 24).

[44] DIODORE, XVIII, 64. PLUTARQUE, Phocion, 32. CORN. NEPOS, Phocion, 2. Diodore place par anticipation tout ce qui s'est passé jusqu'ici sous l'archontat d'Archippos, qui dans son système coïncide avec l'année 318. Il ne faudrait pas en conclure que les pourparlers avec Nicanor et la garnison n'ont eu lieu qu'en 318. Le décret proclamant la liberté ne peut pas avoir été rendu plus tard que mai 319, et l'occupation du Pirée doit avoir été effectuée au plus tard en août ou en septembre de la même année.

[45] Conon est plus connu par ses liturgies que par ses actes (Voyez Seeurkunden, X, 39 et les remarques de BÖCKH sur ce texte). Ce Cléarchos, que mentionnent les Seeurkunden (XIII, a 70. 120. 160. XIV, c. 238) est le fils de ...ένους Αίγιαεύς, si toutefois ...ένους est la leçon exacte. Comme on trouve plus loin (XIV, 238) παρά Ναυσικλέους Όήθεν κληρονόμου Κλεάρχου Αίγιλιώς, on peut supposer que le testateur de dème différent était son parent du côté maternel.

[46] DIODORE, XVIII, 85.

[47] Ce n'est pas sans doute par pur hasard que Plutarque et Diodore se rencontrent ici dans un détail d'expression insignifiant.

[48] DIODORE, XVIII, 66. Plutarque (Phoc., 33) parle seulement de l'élection de nouveaux stratèges. Il est probable que tous les magistrats élus furent destitués ; on ne voit pas si les fonctionnaires tirés au sort furent traités de même. Si l'on instruit contre eux en vertu de la νόμος είσαγγελτικός, le κατεδίκασε de Diodore est inexact, ou plutôt, il ne désigne que l'enregistrement de l'eisangélie et de la pénalité proposée en même temps pour le cas où les accusés seraient reconnus coupables, ainsi que la décision spécifiant si le verdict doit être rendu par un tribunal ou par le peuple en assemblée : jusque-là les accusés restent en prison. à moins qu'ils n'aient prévenu leur arrestation par la fuite.

[49] C'est l'expression de Diodore (XVIII, 66).

[50] DIODORE, XVIII, 66.

[51] PLUTARQUE, Phocion, 33. Cf. STRAB., IX, p. 428.

[52] Ce n'est certainement pas d'Hiéronyme que Plutarque a tiré ces détails sur ce qui se passait dans le camp macédonien, au lieu que ce qu'il dit d'Athènes s'accorde, au moins pour le fond, avec Diodore. Les incidents survenus dans le camp sentent tout à fait chez Plutarque la manière de Douris et son antipathie pour les Macédoniens ; il est possible, du reste, que Plutarque y ait mêlé quelques anecdotes épigrammatiques tirées d'Idoménée.

[53] Naturellement, ce n'est pas le célèbre orateur, qui vécut encore longtemps après ; c'est celui dont Suidas dit que nommé gouverneur du Péloponnèse par Antipater, il périt après la mort de celui-ci, parce que Polysperchon en voulait à sa vie. Dinarque parait avoir été poursuivi non pas comme Corinthien, mais comme fonctionnaire immédiat de l'empire, et la procédure menée en conséquence.

[54] Le mot exact dans Plutarque est piège à belettes.

[55] DIODORE, XVIII, 67.

[56] DIODORE, XVIII, 67. PLUTARQUE, Phoc., 37. CORN. NEPOS, Phoc. 3. On a supposé que cette procession des Olympia tombait dans la troisième année d'une olympiade, mais uniquement d'après Diodore, qui raconte la chose sous l'archontat d'Archippos (Ol. CXV, 3). L'enchaînement des faits ne permet pas de douter que la mort de Phocion n'ait eu lieu en Ol. CXV, 2, sous l'archontat d'Apollodoros, par conséquent en 318, vers le 10 mai. A. MOMMSEN (Heortologie, p. 702) fait remarquer que la mort de Phocion tombe à une époque où la théorie délienne était partie, mais n'était pas rentrée, c'est-à-dire en un moment où aucune sentence de mort ne devait être exécutée.

[57] Il est possible qu'il faille placer ici ce que dit Pausanias (I, 15, 1) du trophée érigé non loin de la Stoa Poikilé.

[58] DIODORE, XVIII, 69, 3. L'absence de l'article indique bien que le synédrion convoqué alors ne passait pas pour être l'ancienne diète de la Ligue de Corinthe.

[59] DIODORE, XVIII, 69 ; 75.

[60] Il n'avait avec lui qu'une partie des éléphants qu'Antipater avait amenés en Europe en 320 (DIODORE, XIX, 35).

[61] DIODORE, XVIII, 69-71.

[62] Comme il assiégeait Salamine, les Athéniens allèrent l'attaquer avec leur flotte et furent battus ; il relâcha sans rançon les Salaminiens prisonniers, et là-dessus l'ile se rendit (POLYÆN., IV, 11). Les Athéniens condamnèrent à mort le général qui commandait a Salamine, Ascétade, et jurèrent de se souvenir à tout jamais de la trahison des Salaminiens (PAUSAN., I, 35). Ceci se passait avant l'installation de Démétrios de Phalère (PAUSAN., I, 25), naturellement aussi avant le congé de Nicanor, c'est-à-dire maintenant (Cf. C. I. ATTIC., II, n° 594). C. F. HERMANN (Philologus, III, p. 548) a substitué Άσκληπιάδου au nom que donne Pausanias (I, 35, 2) : Άσκητάδου.

[63] DIODORE, XVIII, 82.

[64] Polyænos (IV, 6, 8) évalue le nombre des vaisseaux à 130 ; Diodore (XVIII, 72) à plus de 100.

[65] Polyænos (IV, 6, 8 et 9) se trompe et met l'Hellespont à la place du Bosphore.

[66] POLYÆN., loc. cit. DIODORE, XVIII, 72. La bataille navale a dû avoir lieu vers le mois d'octobre.

[67] C'est ainsi que le judicieux auteur dont s'inspire Diodore (XVIII, 72) comprend la situation.

[68] La marche des événements se trouve indiquée dans un décret du dème d'Æxonæ en l'honneur de Démétrios de Phalère (C. I ATTIC., II, n° 584).

[69] PAUSANIAS, I, 35, 5.

[70] Parmi le grand nombre de textes pouvant servir à faire apprécier le caractère de cet homme remarquable, les plus importants sont ATHÉN., XII, p. 542. DIOG. LAERT., V, 75. POLYB., XII, 13.

[71] Pausanias (I, 35, 6) l'appelle nettement tyran d'Athènes.

[72] Pour cette date, je n'ai d'autre preuve que la vraisemblance intrinsèque. L'assertion courante, à savoir que Démétrios est resté dix ans à la tète de la cité (DIOG. LAERT., V, 75. STRAB., loc. cit.), n'est pas tout à fait exacte.

[73] POLYÆN, IV, 11, 1. DIODORE, XVIII, 75. C'est, je crois, à cette époque et aux efforts de Nicanor que fait allusion un passage de Dion Chrysostome (Orat. XXXI, p. 348) où il est dit que ceux qui veulent railler la ville citent généralement l'épigramme de la statue de Nicanor.

[74] Il n'est pas possible que Roxane se soit réfugiée en Épire du vivant même d'Antipater : c'est ce qui résulte du récit de Plutarque (Eumen., 13).

[75] Cette lettre disait de Cassandre : in quem regni administrationem transtulerit (JUSTIN, XIV, 5, 3).

[76] DIODORE, XVIII, 75. C'est là la προτέρα έμβολή mentionnée par Diodore (XIX, 35).

[77] DIODORE, XVIII, 75.

[78] JUSTIN, XIV, 5, 4. Cf. DIODORE, XIX, 11.

[79] C'est la version de Diodore (XIX, 11) et de Pausanias (I, 11). Dexippos (ap. SYNCELL., p. 504 éd. Bonn.) et Justin (XIV, 5, 9) n'ont pas la même version. Je ne sais d'où vient cette allégation, qu'Olympias a été chassée par Æacide ; en tous cas, étant donné les relations des deux personnages, elle est invraisemblable.

[80] PLUTARQUE, Pyrrhus, 3.

[81] En ce qui concerne la situation géographique d'Evia, je ne sais rien de plus que ce que WESSELING (ad Diodore, XIX, 11) cite de Cl. Ptolémée, c'est-à-dire, que la ville se trouve sur la frontière des Dassarétiens. L'endroit en question serait donc aux alentours du lac Lychnitis, par conséquent, au nord de l'Épire, dans la région que possédait jadis l'Illyrien Clitos, et où plus tard son fils Pleuron et son petit-fils Agron s'étaient constitué une principauté. Probablement, les voies plus proches de la frontière thessalienne étaient barrées par les alliés de Cassandre en Thessalie, et l'Illyrie était alliée avec Æacide.

[82] Douris (fr. 24, ap. ATHÉN., XIII, p. 560) raconte à sa manière comment Olympias et Eurydice menèrent leurs armées au combat, la première à la façon des bacchantes, au bruit des tympanons, l'autre en Amazone, armée à la macédonienne.

[83] DIODORE, XIX, 11. ÆLIAN, Var. Hist., XIII, 36. PAUSANIAS, VIII, 7, 7. I, 11, 3. JUSTIN, XIV, 5, 3. Le texte de Dexippos (ap. SYNCELL., p. 504 éd. Bonn.) est fortement corrompu. Le Canon des Rois, document parfaitement authentique, qui fait commencer la première année de Philippe au 1er Thoth 324, lui accorde sept années, autrement dit, fait finir sa dernière année en novembre 317. On trouve une indication plus exacte dans Diodore (XIX, 11). Si l'élévation d'Arrhidée au trône a eu lieu vers le commencement de juillet 323, sa mort tombe à la fin d'octobre ou au commencement de novembre 317, sous l'archontat de Démogène (Ol. CXV, 4). C'est d'après cette date assurée qu'il faut ordonner les traditions souvent embrouillées qu'on rencontre à partir de la mort d'Antipater (janvier 319).

[84] DIODORE, XIX, 35. A cette époque, les Spartiates redoutaient une agression de la part de Cassandre, et ils élevèrent pour la première fois une muraille autour de leur ville (JUSTIN, XIX, 5).

[85] Ce Calas est-il celui qui, dans les premières années d'Alexandre, était satrape de la Petite-Phrygie, le fils d'Harpalos, ou était-ce un autre Calas, c'est ce qu'il est maintenant impossible de préciser.

[86] DIODORE, XIX, 35.

[87] Diodore (XIX, 36) dit : τά κατά τήν Περραιβίαν στενά, c'est-à-dire probablement le défilé de Voloustana (décrit avec précision par H. BARTH), qui conduit par Phylacæ (Seldvisdje) au milieu du bassin de l'Haliacmon, tandis que Polysperchon, pour couvrir les deux défilés qui se trouvent plus haut, a dû reculer plus loin du côté de l'ouest, vers Tricca, par exemple, ou avoir été refoulé par Calas.

[88] DIODORE, XIX, 36.

[89] Est-ce toujours le vieil Atharrias qui figure dans l'histoire d'Alexandre, tradition de Clitarque (CURT., V, 2, 5), c'est ce qu'on ne saurait dire.

[90] PLUTARQUE, Pyrrh., 2. On dit bien qu'il n'y a jamais eu d'autre révolte contre les princes épirotes, mais WESSELING émet là-dessus des doutes qu'il justifie en renvoyant à Diodore (XV, 13).

[91] DIODORE, XIX, 36. Plutarque (Pyrrh., 2) dit au contraire que les Molosses avaient chassé Æacide et l'avaient remplacé sur le trône par les enfants de Néoptolémos. En fait de fils de Néoptolémos (mort vers 360), nous n'en connaissons pas d'autres qu'Alexandre le Molosse, qui avait péri en Italie en 330, et il ne peut être question de ses deux filles, Olympias et Troas, d'Æacide. La nomination d'un intendant et stratège parait indiquer que l'Épire tomba sous la dépendance de la Macédoine. Néoptolémos, le fils d'Alexandre le Molosse, avait alors entre 17 et 20 ans, et, si les Épirotes l'avaient pris pour roi, il aurait pu gouverner sans tuteur : par conséquent, l'Épire était officiellement sous le protectorat de la Macédoine.

[92] DIODORE, XIX, 36.

[93] DIODORE, XIX, 49.

[94] Ce Monimos est sans aucun doute celui que Plutarque (fr. 18, ap. ATHÉN., XIII, p. 809) appelle fils de Pythion : il n'y aucune raison de corriger en Python.

[95] DIODORE, XIX, 50. Par conséquent, il y en avait là sur la plage, probablement dans les νεωσοίκοις de Pydna. D'après le récit de Polyænos (IV, 11, 3), Polysperchon envoie un messager avec une πεντεκοντήρη à Pydna : le messager est arrêté, puis envoyé avec la lettre du gouverneur général à la reine, qui, trompée de cette façon, essaie de fuir et se voit ou se croit trahie même par ses derniers fidèles. Nous ne chercherons point si ce détail est emprunté à Douris, car Justin (XIV, 6, 5), dans un extrait, il est vrai, très sommaire, se contente de dire : longæ obsidionis tædio pacta solute victori se tradidit.

[96] Diodore (XIX, 50, 1) commence par τοΰ έαρος άρχομένου... le dernier acte du siège : il le met sous l'archontat de Démoclide (Ol. CXVI, 1), c'est-à-dire, d'après sa manière de compter, en 316, et non pas en 315, comme le croit C. MÜLLER (Fragm. Hist. Græc., III, p. 694). Les chronographes (EUSEB., I, p. 231 éd. Schœne) adjugent à Philippe Arrhidée les sept années juliennes qu'ils comptent de Ol. CXIV, 2 à Ol. CXV, 4, c'est-à-dire de 323 à 317, et ils font entrer une année d'Olympias dans les 19 années de Cassandre.

[97] JUSTIN, XIV, 6, 6. DIODORE, XIX, 51. PAUSANIAS, IX, 7.

[98] D'après Diyllos, au XIe livre de son Histoire (ap. ATHEN., IV, p. 155 a), ceci arriva après la campagne de Grèce qui sera relatée plus loin.

[99] D'après le grammairien Lucillus ou Lucius de Tarrha, dans son Histoire de la ville de Thessalonique (STEPH. BYZ., s. v.), sa mère Nicésipolis aurait été une nièce de Jason de Phères. La tradition première (SATYRUS ap. ATHEN., XIII, p. 557. STRAB., VII, p. 330, fr. 24) ne parle pas de cette parenté avec le célèbre potentat thessalien, et l'on est tenté de croire que ce pourrait bien être une invention du patriotisme local. Voir ce que dit Diodore du mariage de Cassandre (XIX, 52, 1 ; XIX, 61, 2).

[100] DIODORE, XIX, 51. STRABON, VII, p. 231. TITE-LIVE, XLIV, 10, 11. SCYLAX, v. 628.

[101] Une entreprise non moins heureuse fut la fondation de Thessalonique, que l'on doit attribuer, avec la majorité des auteurs anciens, à Cassandre : d'autres disent, il est vrai, qu'elle fut fondée par Philippe à la suite d'une victoire sur les Thessaliens, ou parce qu'il avait vu là et épousé une jolie fille (ceci se rapporterait plutôt à Cassandre). Voyez ETYM. MAGN. STEPH. BYZ., s. v. CONSTANT. PORPHYROG., II, cap. De Therm. JULIAN. IMP., Orat., III, p. 107. Je mentionnerai encore la fondation d'Ouranopulis, au sommet du mont Athos (in cacumine. PLINE, Hist. Nat., IV, 10, § 37), sur l'emplacement, ou, comme le veut LEAKE, dans le voisinage d'Acrothoi (Άκράθωοι ap. STRAB., VII, p. 331. exe. § 33. Acrothon ap. POMPON. MEL., II, 2). La dite ville fut fondée, au rapport de Strabon (VII, p. 331. exc. § 35) par le frère de Cassandre, Alexarchos (et non pas Alexandros), un savant étonnant, en effet, comme le prouve la charmante anecdote racontée par Athénée (III, p. 98) et par Clément d'Alexandrie (Protrept., ch. 4, p. 10, éd. Sylburg). Son existence est confirmée par une monnaie qui porte la légende ΟΥΡΑΝΙΑΣ ΠΟΛΕΩΕ (ECKHEL, Doctr. Numm. V, p. 69) ainsi que par le tétradrachme récemment acquis par le cabinet de Berlin (dont le poids, il est vrai, n'excède pas 13 gr. 3) et portant la légende ΟΥΡΑΝΙΔΩΝ.

[102] ATHÉNÉE, XIV, p. 620.