HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME DEUXIÈME. — HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (DIADOQUES)

LIVRE PREMIER. — CHAPITRE QUATRIÈME (321-320).

 

 

Coup d'œil rétrospectif. - Le partage de Triparadisos. - Les Étoliens contre Polysperchon. - Les partisans de Perdiccas en Asie-Mineure. -Retour d'Antipater par l'Asie-Mineure. - Eumène dans ses quartiers d'hiver. - Passage d'Antipater en Europe. - Antigone, stratège de l'Asie-Mineure. - Retraite d'Eumène. -Eumène à Nora. - Ptolémée occupe la Phénicie. - Antigone contre Alcétas et Attale. - L'armée d'Antigone en Asie-Mineure. - Situation de la Grèce : Phocion et Démade. - Mort de Démade. - Mort d'Antipater.

Dans ce qu'on appelle le second partage des satrapies de l'empire macédonien, rien ne fut changé quant à la forme ; il y eut seulement quelques noms nouveaux substitués aux anciens. On reconnaît assez clairement cependant que la situation des satrapes vis-à-vis de l'empire était essentiellement modifiée. Les événements des deux dernières, années écoulées depuis la mort d'Alexandre avaient déjà indiqué suivant quelles lignes l'empire d'Alexandre allait se morceler au milieu des luttes ultérieures des Diadoques.

Lors de la répartition des satrapies telle qu'elle avait été faite à Babylone dans l'été de 323, on s'était proposé surtout de maintenir l'unité de l'empire et de continuer à le gouverner au nom des héritiers du grand roi ; à cette fin, le gouverneur général avait reçu en mains l'autorité suprême sur les satrapes et le droit de disposer de l'armée royale. Même au cas où Perdiccas eût pu compter sur l'armée, même. si les satrapes eussent eu sincèrement la volonté de conserver avec abnégation l'unité de l'empire, le rôle du gouverneur général eût été bien difficile encore ; au lieu de cela, il eut à lutter sans cesse contre l'opposition et les prétentions des Macédoniens de l'armée, et les grands de l'empire, se prévalant de leur pouvoir territorial qui se constituait déjà, cherchèrent de toutes les manières à relâcher les liens de dépendance qui les rattachaient à l'empire. Perdiccas lui-même ne regardait le pouvoir qui lui fut confié que comme un moyen d'acquérir pour lui-même l'autorité suprême de fait, et même de nom, s'il était possible. Il eut des succès tant que son intérêt fut d'accord avec celui des rois. Pithon de Médie dut plier devant lui ; la Cappadoce fut conquise ; Antigone de Phrygie, qui avait refusé l'obéissance, fut obligé de fuir. Sans posséder une province en particulier comme fondement de sa puissance, Perdiccas gouvernait au nom de la majesté impériale ; il représentait la bonne cause. Toute insubordination, toute résistance contre lui était une rébellion contre l'empire et un acte criminel ; il avait grand air, une attitude digne et irréprochable. Puis il commença à séparer ses intérêts de ceux.des rois. Son union avec la reine Cléopâtre devait lui frayer le chemin au trône ; il se fit le meurtrier de la princesse Cynane ; il répudia la fille d'Antipater ; avec une injustice criante, il mit la main sur les provinces d'Asie-Mineure ; il força Antipater et Ptolémée à la guerre. C'en était fait de sa fortune, et bientôt de sa vie.

Au point de vue de l'intérêt de l'empire, la mort de Perdiccas fut un grand malheur ; s'il avait été victorieux, le pays se trouvait réuni dans une seule main, et, même si les rois avaient été écartés, l'empire serait resté à la branche féminine de la maison. Perdiccas assassiné, Ptolémée dédaigna de prendre la dignité de gouverneur général : il lui enleva son autorité en la partageant ; il la donna à deux hommes à qui il payait ainsi une dette de reconnaissance. Ceux-ci ne purent se maintenir contre les intrigues de la reine Eurydice ; on vit bientôt que l'autorité de l'empire ne suffisait plus par elle-même à contenir dans l'obéissance même l'armée, qui seule pouvait la faire reconnaître. Les troupes choisirent pour gouverneur général le gouverneur de Macédoine : il fallait maintenant, pour exercer ces fonctions, une autre espèce d'autorité, une sorte de puissance territoriale. Dorénavant, les rois furent moins représentés que protégés, la royauté moins affirmée que tolérée.

Voilà le changement essentiel que subit l'empire, par suite de la mort de Perdiccas et par l'effet de ses conséquences immédiates. La royauté, quel que fût son représentant, avait subi une défaite de la part des satrapes ; sortis vainqueurs de la lutte, ils conservèrent l'indépendance plus large qu'ils avaient ambitionnée. La plupart d'entre eux, destitués par Perdiccas, rentrèrent dans leurs anciennes places avec de nouvelles prérogatives : on commençait à parler des droits acquis par la force des armes. En face du droit héréditaire de la maison royale, il y avait maintenant le droit de conquête, revendiqué par chaque potentat en particulier[1]. Antipater, stratège des provinces européennes, avait entre les mains, comme gouverneur général, l'autorité suprême à laquelle il aurait dû être soumis lui-même. En retournant dans ses provinces et en y emmenant les rois, bien qu'il n'ait jugé à propos de le faire qu'à la suite 'de complications ultérieures, il transportait le centre de l'empire d'Asie en Europe, ou, pour mieux dire, l'empire cessait d'avoir un centre, d'autant plus qu'Antipater morcela l'armée royale, qu'il en laissa la plus grande partie en Asie, qu'il la confia à d'autres mains, qu'il l'éloigna de l'entourage des rois. Ceci a contribué plus que toute autre chose, extérieurement du moins, à la destruction de la royauté et à la dissolution de l'empire.

Les dispositions les plus importantes adoptées lors de la répartition des honneurs et des satrapies, telle qu'elle fut faite par Antipater à Triparadisos, étaient les suivantes :

Ptolémée garda naturellement sa satrapie, telle qu'il la voulait. On lui garantit la possession de l'Égypte, de la Libye, de l'Arabie et de toutes les conquêtes qu'il ferait du côté de l'ouest ; sans doute on faisait allusion par là à Carthage, qui, du reste, avait envoyé des secours aux Cyrénéens.

La Syrie resta entre les mains de Laomédon d'Amphipolis, Lesbien de naissance ; ce personnage avait pu se justifier, paraît-il, de sa conduite envers Perdiccas, auquel tout au moins il ne s'était pas montré ouvertement hostile.

En Cilicie, Philoxénos avait été nommé, il est vrai, par Perdiccas, mais il semble bien qu'à l'approche d'Antipater il s'était immédiatement déclaré pour celui-ci : il resta en possession de sa province.

Parmi les satrapies dites supérieures, la Mésopotamie et l'Arbélitide furent enlevées à leur satrape actuel et données à Amphimachos[2]. La Babylonie aussi reçut un nouveau satrape dans la personne de Séleucos, le ci-devant chiliarque, dont Antipater avait appris à apprécier, dans la dernière révolte, le dévouement et la fidélité. Bien que Babylone cessât d'être la résidence des rois, elle restait cependant, à tous les points de vue, une des villes les plus importantes de l'empire, le trait d'union entre les satrapies de l'Orient et de l'Occident. C'était une situation que Séleucos ne manqua pas, plus tard du moins, d'exploiter à son profit.

La province voisine, la Susiane, reçut, elle aussi, un nouveau satrape ; ce fut Antigène, qui déjà sous Alexandre était chef de l'agéma des hypaspistes, corps appelé depuis les argyraspides, c'est-à-dire, Boucliers d'argent. Ce corps se composait uniquement de vétérans des campagnes d'Asie ; c'est à peine, à ce qu'on nous dit, s'il y en avait un parmi eux qui n'eût pas soixante ans. Les argyraspides passaient pour invincibles, pour l'élite de l'armée macédonienne. Ils étaient pleins de morgue, bravaient tout ordre qui leur déplaisait, se faisaient les meneurs de toutes les mutineries et n'étaient fidèles qu'à la maison royale[3]. Antipater désirait les éloigner et les occuper, mais il ne le pouvait qu'en leur donnant une mission honorable. Il décida donc que 3.000 d'entre eux accompagneraient Antigène à Suse, pour transporter à la côte les trésors qui y étaient accumulés[4].

Il laissa généralement les satrapies de l'extrême Orient aux mains de ceux qui les possédaient. Peucestas conserva la Perse ; Tlépolémos, la Carmanie ; Sibyrtios, la Gédrosie et l'Arachosie ; Oxyartès, le pays des Paropamisades ; Pithon, fils d'Agénor, l'Inde citérieure ; Taxile, le pays au delà de l'Indus, sur l'Hydaspe ; Porus, tous les pays riverains de l'Hydaspe jusqu'à l'embouchure de l'Indus. Les seuls changements faits en Orient furent les suivants. La Bactriane et la Sogdiane furent réunies dans les mains de Stasanor de Soles : Philippe, jusqu'alors satrape de la Sogdiane et Bactriane, prit la satrapie de Parthie ; Stasandros de Cypre, la Drangiane et l'Asie ; enfin, Pithon, fils de Crateuas, conserva sa satrapie de Médie jusqu'aux défilés Caspiens, et, pour le dédommager de la dignité de gouverneur général, il fut encore nommé stratège des satrapies supérieures, à moins qu'il ne l'ait été qu'un peu plus tard[5].

Il est surprenant que, dans les listes qui nous sont parvenues du partage de Triparadisos, il ne soit fait mention ni de la Médie septentrionale ni de l'Arménie. Nous savons qu'Atropatès s'est maintenu comme souverain héréditaire dans la Médie, qui lui était échue au partage de 323 ; et Orontès, qui à la bataille de Gaugamèle avait combattu dans l'armée perse en qualité de satrape d'Arménie, se retrouve trois ans après en possession de son ancienne province[6].

La Cappadoce, qui y touche du côté de l'ouest, administrée avec tant de soin par Eumène et déjà visiblement relevée, fut destinée à Nicanor[7]. Antigone devait rentrer en possession de la Grande-Phrygie et de la Lycie, avec les provinces voisines de Lycaonie et de Pamphylie. Asandros aussi fut confirmé dans son ancienne satrapie de Carie. Ménandre ne retourna pas en Lydie et resta désormais à l'armée[8] ; Clitos, qui avait été jusque-là navarque dans les eaux helléniques, devait administrer cette satrapie à sa place. Enfin, la Phrygie sur l'Hellespont fut destinée à l'ancien gouverneur général Arrhidæos.

Antipater lui-même gardait, comme autrefois, les provinces européennes. II est à remarquer que, du moins d'après le statut de Triparadisos, il semble avoir fait bon marché de son pouvoir de gouverneur général ; il fallut des complications ultérieures pour le décider à diviser l'armée impériale et à transporter la résidence des rois en Europe. Pour le moment, il décida qu'Antigone, outre sa satrapie, recevrait encore, en qualité de stratège autocrate[9], le commandement en chef des troupes de l'empire et continuerait, selon ses désirs, la guerre contre les restes du parti de Perdiccas, notamment contre Eumène. En même temps, on remit les rois à ses soins, de sorte que le pouvoir exercé en entier par Perdiccas fut divisé d'une façon qui laisse supposer qu'Antipater se croyait parfaitement sûr du dévouement do son stratège, ou qu'il n'a pu se soustraire aux exigences d'Antigone. Pour ne rien négliger de ce que réclamait la prudence, il nomma son propre fils Cassandre chiliarque et l'adjoignit à Antigone, espérant sans doute opposer ainsi une barrière suffisante à Antigone, si, enivré par le pouvoir certainement très grand qu'on lui avait confié, il se laissait aller à de mauvais desseins. Enfin, il institua gardes du corps du roi Philippe Autolycos, frère de Lysimaque de Thrace[10], Amyntas, frère de Peucestas de Perse, Alexandre, fils du stratège Polysperchon, et Ptolémée, fils de Ptolémée[11].

Telles furent, en substance, les dispositions qu'Antipater prit à Triparadisos dans l'automne de 321. Elles furent acceptées avec une satisfaction générale ; et, pour consolider le nouvel état des choses, on décida dans ce moment même le mariage du Lagide Ptolémée avec la fille d'Antipater, Eurydice[12].

Cependant le parti de Perdiccas n'était rien moins qu'anéanti ; sur plus d'un point, il avait encore le dessus et restait debout, armé pour la résistance la plus opiniâtre. Il est vrai qu'en Europe les Étoliens, qui, à l'instigation de Perdiccas et d'Eumène, avaient recommencé la guerre au printemps de cette almée, étaient déjà vaincus. Ils s'étaient avancés jusqu'en Thessalie ; la population de ce pays s'était soulevée contre les Macédoniens[13]. Une armée de 25.000 fantassins et 4.500 cavaliers était prête à envahir la Macédonie. Tout à coup arriva la nouvelle que les Acarnaniens avaient franchi la frontière étolienne, qu'ils parcouraient l'Étolie, ravageant et pillant partout, et assiégeaient les principales villes du pays. Aussitôt les Étoliens, laissant leurs alliés sous les ordres de Ménon de Pharsale pour couvrir la Thessalie, regagnèrent en toute hâte leur pays et réussirent à chasser les Acarnaniens. Mais, dans l'intervalle, Polysperchon, qu'Antipater avait laissé comme stratège en macédoine, était venu en Thessalie avec une armée considérable, avait battu ses adversaires, tué leur capitaine Ménon, passé la plus grande partie des ennemis au fil de l'épée et reconquis la Thessalie. On ne dit pas s'il a accordé la paix aux Étoliens, ni à quelles conditions[14].

Plus dangereuse pour le gouverneur actuel était l'attitude du parti de Perdiccas en Asie-Mineure. Eumène y avait pris décidément le dessus, à la suite de la double victoire remportée dans le courant de l'été sur Néoptolème et Cratère. Aussitôt après son succès, il était allé s'emparer des satrapies du littoral, et tout le pays depuis le Taurus jusqu'à l'Hellespont était en son pouvoir. En apprenant que Perdiccas avait été assassiné, que lui-même était déclaré déchu de ses dignités et condamné à mort par l'armée des Macédoniens, il se prépara avec d'autant plus d'activité à la résistance.

Dans les provinces situées tout à fait au sud de l'Asie-Mineure se trouvait encore Alcétas, frère de Perdiccas[15]. Il avait su notamment s'attacher si bien les Pisidiens qu'il pouvait compter entièrement sur la fidélité de ces montagnards sauvages et aguerris. Ce pays, hérissé de châteaux et semblable, avec ses montagnes, à une forteresse, devait être, dans la lutte qui menaçait d'éclater, un poste d'observation et un refuge à peu près inexpugnable, d'où l'on pouvait recommencer sans cesse des incursions aux alentours : Eumène y eut bientôt réuni des forces importantes. Il était naturel que tout ce qui était encore attaché à Perdiccas prît le chemin de l'Asie-Mineure. Au nombre de ses partisans, on remarquait avant tout Attale, dont l'épouse Atalante, sœur de Perdiccas, avait été exécutée dans le camp, immédiatement après la défaite de son frère. En apprenant la mort de sa femme, Attale, qui se trouvait avec sa flotte devant Péluse, avait aussitôt gagné le large. Il aborda à Tyr : le Macédonien Archélaos, commandant de la garnison, lui remit la ville et le trésor de 800 talents que Perdiccas y avait déposé[16]. Tous les partisans de Perdiccas, qui s'étaient échappés du camp en Égypte et s'étaient dispersés dans toutes les directions, se rallièrent à lui. Bientôt ses forces s'élevèrent à 10.000 fantassins et 800 cavaliers, avec lesquels il se dirigea vers les provinces méridionales de l'Asie-Mineure.

Ainsi les forces considérables du parti de Perdiccas étaient réunies en Asie-Mineure. La flotte d'Attale leur assurait la supériorité sur mer. Si elles s'étaient réunies pour une action commune, ou si seulement elles avaient agi de concert, elles auraient pu en effet braver longtemps le nouvel ordre de choses, et notamment barrer le chemin à Antipater qui regagnait l'Europe. Mais, alors que l'union était le plus nécessaire, ni Alcétas ni Attale ne se montrèrent disposés à se soumettre au Cardien Eumène, contre lequel ils n'avaient pas caché leur jalousie, du vivant même de Perdiccas. Attale se dirigea avec, sa flotte vers la Carie, pour s'emparer du littoral depuis Cnide jusqu'à Caunos et, si faire se pouvait, de l'île de Rhodes, tout au moins pour appliquer le droit de la guerre au commerce maritime extraordinairement actif que Rhodes entretenait entre l'Europe et l'Asie. Mais les Rhodiens, qui aussitôt après la mort d'Alexandre avaient chassé leur garnison macédonienne[17], vivaient depuis lors dans une heureuse indépendance sous une sage constitution ; en possession d'un commerce excessivement vaste, ils étaient arrivés en peu de temps à une prospérité qui ne devait pas tarder à faire de leur île une des premières puissances maritimes de ces parages. Ils mirent en mer une flotte sous les ordres de Démarate. Il y eut une bataille navale où Attale fut vaincu : il s'enfonça avec les débris de se forces dans l'intérieur du continent. A ce moment même, conformément aux instructions d'Antipater, Asandros marchait sur la Carie, la satrapie qui lui avait été assignée ; il rencontra Alcétas, auquel s'était joint Attale. Le combat qui eut lieu, quoique indécis, suffit à faire échouer leurs plans[18].

Cependant, au cours de l'été, Eumène avait, comme on l'a dit plus haut, gagné les provinces occidentales de l'Asie-Mineure, frappé des contributions sur les villes éoliennes, remonté superbement sa cavalerie dans les haras royaux du mont Ida[19]. Delà il descendit aux environs de Sardes, pour y attendre dans ces vastes plaines de la Lydie, le meilleur de tous les champs de bataille pour sa nombreuse cavalerie, Antipater et l'armée qui regagnait avec lui la Macédoine. La reine Cléopâtre se trouvait à Sardes. Il voulait lui montrer que lui, le vainqueur de Cratère, était tout aussi capable de tenir tête au vieil Antipater : son intention était de se poser en défenseur de la reine, qui avait d'ailleurs offert sa main à Perdiccas, et de continuer en son nom la lutte contre les nouveaux détenteurs du pouvoir. Elle le conjura de s'éloigner, sinon les Macédoniens croiraient que c'était elle qui causait cette nouvelle guerre. Sur ses instances, il se décida à quitter la Lydie et se retira à Célænæ, dans l'ouest de la Phrygie, pour y prendre ses quartiers d'hiver[20]. Cette position lui offrait le double avantage d'être, d'un côté, assez près des autres partisans de Perdiccas qui se trouvaient encore présentement dans les provinces maritimes du sud pour lui permettre de se réunir à leurs forces et à celles des Pisidiens, les fidèles partisans d'Alcétas, d'autre part, d'attirer ainsi Antigone, qui s'avançait de l'est avec l'armée royale, sur un champ de bataille dangereux par la nature des lieux et le voisinage des contrées montagneuses de la Pisidie. Le plan d'Eumène dut être de se maintenir dans sa position de Célænæ, qui commande les routes principales entre l'intérieur du pays et les côtes de l'ouest, et d'y rester sur la défensive, en face d'un ennemi aux forces supérieures duquel il ne croyait pas pouvoir résister en rase campagne.

Pendant ce temps, Antipater s'était avancé en Lydie, nous ignorons par quelle route[21], avec les troupes qu'il avait emmenées d'Europe au début de la campagne. Arrivé à Sardes, il demanda formellement compte à la reine Cléopâtre de ce qu'elle avait offert sa main à Perdiccas, lequel était déjà marié avec sa. fille, et provoqué ainsi la guerre sanglante de cette année ; ensuite, de ce qu'elle n'était pas revenue à de meilleurs sentiments, même après la chute de Perdiccas, et était restée en rapports avec Eumène mis au ban de l'empire.

Cléopâtre, impliquée probablement dans un procès en règle, se défendit devant l'armée réunie avec une éloquence hardie, extraordinaire pour une femme. Elle reprocha en face au gouverneur général la façon dont il avait déshonoré la famille royale, traité indignement la reine-mère Olympias, et fait passer son intérêt personnel avant la dignité de l'empire. Elle était en son pouvoir ; il pouvait lui faire subir à son tour ce qu'avait souffert de Perdiccas sa sœur Cynane ; la race de Philippe et d'Alexandre semblait destinée à être anéantie par ceux mêmes qui leur devaient tout. Antipater n'osa pousser les choses plus loin : il laissa la reine tranquille dans sa résidence de Sardes. Sans plus tarder, il se mit en marche vers l'Hellespont[22].

L'hiver approchait : Eumène était déjà dans ses quartiers, sur le cours supérieur du Méandre ; il employait ses moments de loisirs à faire des incursions dans les pays avoisinants, qui lui étaient hostiles. Il inventa pour ses soldats une manière toute nouvelle et vraiment bien militaire de gagner leur solde : il vendait aux différentes troupes des terres, châteaux et autres propriétés situées sur le territoire ennemi, avec tout ce qu'elles contenaient, hommes, bestiaux et instruments de labour ; il leur donnait congé et leur fournissait l'équipage nécessaire pour s'emparer de ces places, et les camarades partageaient ensuite le butin. Par ce procédé, les hommes conservaient leur belle humeur, leur vigueur militaire et leur entrain, choses qui ne se perdent nulle part plus vite que dans les cantonnements[23]. Cependant Eumène prenait activement toutes ses dispositions pour la guerre qui devait recommencer, dès que la saison le permettrait. Il commença par nouer des négociations avec Alcétas et les restes du parti de Perdiccas rassemblés autour de lui, les invitant à se joindre à lui pour tenter une action commune contre l'ennemi. Attale et Alcétas reçurent le message du stratège : on disputa le pour et le contre dans le conseil des intimes ; enfin, à la majorité des voix, on se décida pour le parti le moins sensé. Alcétas, Attale et les autres se refusèrent à opérer sous Eumène, ou même à ses côtés. Ils lui répondirent qu'il ferait bien de leur céder le commandement : Alcétas était le frère de Perdiccas, Attale son beau-frère, et Polémon le frère d'Attale ; c'était donc à eux que revenait le commandement, et Eumène devait se soumettre à leurs arrangements. Cette réponse fit tomber les espérances du général. C'est comme le proverbe : et de mort, il n'en est pas question ! s'écria-t-il, douloureusement ému. Il vit que c'en était fait de la cause de son parti, mais il voulut du moins résister aussi longtemps que possible. Il pouvait compter sur ses troupes : même les Macédoniens de son armée lui étaient dévoués de tout cœur. Ils savaient qu'aucun général ne prenait soin de ses hommes avec plus de sollicitude et de bonté. A plusieurs reprises, on trouva dans le camp des lettres annonçant qu'Eumène était condamné à mort et que son meurtrier recevrait du Trésor royal cent talents de récompense ; mais il ne se trouva personne pour commettre cette action infâme. Eumène convoqua les troupes en assemblée, remercia les soldats de leur fidèle attachement, se félicitant d'avoir remis sa vie entre leurs mains ; il avait vu ses troupes soutenir honorablement cette épreuve trop forte et trop témérairement choisie peut-être, et il y voyait une garantie pour l'avenir, car, certainement, de semblables tentatives ne se renouvelleraient que trop tôt de la part de l'ennemi. La foule, avec un étonnement approbateur, écoutait le général présenter si habilement les choses, et ajoutait foi à la tournure qu'il leur donnait. Pour le préserver de dangers à venir, ils s'offrirent à l'envi à lui servir de gardes particuliers et résolurent enfin de former un corps de mille capitaines, chefs de bataillons et autres hommes éprouvés, qui protégeraient sa personne et lui feraient de jour et de nuit une sûre escorte. Ces braves se réjouirent alors de recevoir de leur général les honneurs que les rois avaient coutume de distribuer aux amis. Eumène avait en effet le droit de conférer la causia rouge et les manteaux d'honneur, les insignes les plus enviés de la faveur royale chez les Macédoniens[24].

Devant la disposition d'esprit où se trouvait l'armée d'Eumène et la solidité de la position qu'elle occupait, le nouveau gouverneur général n'avait pas jugé à propos de rien entreprendre contre le proscrit avant que le stratège Antigone fût à portée. Seul, Asandros de Carie avait été envoyé contre Attale et Alcétas ; mais il avait fini par se retirer après un combat indécis, et l'ennemi restait le maître pour le moment dans la Carie, la Lydie et la Pisidie.

Cependant Antigone s'avançait par le Taurus avec l'armée de l'empire et les rois : le chiliarque Cassandre l'accompagnait. Déjà des dissentiments fâcheux avaient éclaté entre les deux chefs ; le rude et fier chiliarque ne voulait pas se soumettre à l'austère stratège, qui maintenait ferme la discipline militaire, pas plus que celui-ci n'était disposé à tolérer les, prétentions d'un jeune homme n'ayant pour lui rien que le nom de son père et quelques souvenirs désagréables des dernières années d'Alexandre. Le vieil Antipater avait une fois déjà imposé silence à son fils, au sujet de ses plaintes et de ses récriminations contre Antigone : mais l'effet de sa réprimande ne fut que de courte durée[25].

Dans le courant de l'hiver, lorsque l'armée royale se fut rendue en Phrygie, — par la route de Gordion, selon toute apparence, — pour prendre ses quartiers d'hiver dans les contrées qui n'avaient pas encore souffert de la guerre, Cassandre courut en personne au camp de son père, qui se trouvait dans la Phrygie d'Hellespont. Il lui dénonça la conduite équivoque d'Antigone et les préparatifs que celui-ci faisait pour des entreprises évidemment dangereuses ; il le conjura de ne pas aller plus loin et de ne point quitter l'Asie avant d'avoir déjoué dès le début les desseins du stratège et de s'être assuré, lui et les rois, contre de grands périls. Cependant Antigone lui-même s'était rendu au camp du gouverneur général. Peut-être travaillait-il déjà en silence à d'autres projets, mais, pour l'instant, il ne pouvait faire autrement que de rester encore en bons termes avec Antipater. Il se justifia complètement et montra combien il était loin de sa pensée de vouloir contrecarrer Antipater, auquel il devait tout. Il rappela son dévouement pour lui, sa conduite passée et le témoignage de tous ses amis. Antipater l'assura qu'il quittait l'Asie sans autre inquiétude, ajoutant qu'il jugeait bon toutefois de tenir les rois à l'écart du tumulte continuel de la guerre et des dangers possibles auxquels ils étaient exposés au milieu d'une armée en campagne. Il les emmènerait donc avec lui en Europe. Pour la lutte imminente avec Eumène, on ne pouvait avoir dans les Macédoniens de l'armée royale, qui avaient longtemps servi sous Perdiccas et s'étaient plusieurs fois montrés indociles, toute la confiance qu'il fallait pour les opposer à un tel ennemi. A la place de ce corps, il lui laisserait une partie des Macédoniens avec qui il était venu lui-même d'Europe, à savoir 8.500 fantassins ; plus, sous le commandement du chiliarque, autant de cavaliers qu'il en avait eu jusqu'alors ; enfin, la moitié des éléphants, c'est à dire 70[26]. Après avoir pris ces dispositions extrêmement importantes pour la marche ultérieure des événements, Antipater se dirigea vers l'Hellespont, accompagné du roi et de son épouse Eurydice, du jeune roi Alexandre, âgé maintenant de deux ans et demi, et de sa mère Roxane. Il emmenait aussi la plus grande partie des fantassins macédoniens de l'ancienne armée de Perdiccas, un effectif qu'on peut bien évaluer à 20.000 hommes, déduction faite des argyraspides commandés par Antigène, des troupes laissées dans les différentes garnisons, et de ceux qui s'étaient enfuis auprès d'Attale. Quant à la chevalerie des fidèles de la grande armée, il en reste une grande partie en Asie sous le commandement de Cassandre. En revanche, Antipater emmenait la moitié des éléphants de guerre, les premiers qu'on devait voir en Europe.

Les vétérans d'Alexandre avaient espéré de nouvelles guerres et un nouveau butin ; maintenant, ils devaient rentrer au pays sans même avoir reçu les gratifications qu'Alexandre leur avait destinées et qu'Antipater leur avait formellement promises. Il se peut que la reine ait encore nourri cette fois le mécontentement des troupes, car elles se révoltèrent de nouveau dans la marche, réclamant les présents promis et menaçant le vieil Antipater. Il s'engagea à donner le tout, ou du moins le plus fort acompte, quand on aurait atteint Abydos et l'Hellespont. L'armée eut foi en ses paroles et continua tranquillement sa route vers Abydos, comptant sur les paiements. Mais Antipater partit au milieu de la nuit, avec les rois et quelques fidèles, passa l'Hellespont et se rendit auprès de Lysimaque ; il  pensait que les troupes, en se voyant sans chefs et abandonnées à elles-mêmes, craindraient enfin de ne rien recevoir du tout et rentreraient aussitôt, dans l'obéissance. Ce fut en effet ce qui arriva. Dès le lendemain, les vieux soldats traversèrent l'Hellespont et se soumirent aux ordres du gouverneur général : il ne fut plus question des gratifications promises. C'est ainsi qu'Antipater retourna en Macédoine : on pouvait être au mois de février de l'an 320[27].

A cet endroit, il se trouve dans nos documents une lacune qui comprend les événements de quelques mois. Au bout de ce temps, nous trouvons la situation de l'Asie-Mineure déjà bien changée. Eumène a abandonné ses positions de Célænæ ; il est en route pour se retirer dans son ancienne satrapie de Cappadoce. Il se tient prêt pour la lutte décisive. Antigone, de son côté, a fait sortir ses troupes de leurs quartiers d'hiver et poursuit Eumène avec ses forces réunies. Par ce déplacement du théâtre de la guerre, la majeure partie de la péninsule est entre les mains des satrapes désignés à Triparadisos ; Arrhidæos a pris possession de la Phrygie sur l'Hellespont, Clitos, de la Lydie ; Asandros, lui aussi, est, parait-il, installé en Carie ; quant à Attale et Alcétas, ils se sont retirés dans les montagnes de la Pisidie. En marchant de la Phrygie sur la Cappadoce, Antigone les a complètement séparés d'Eumène. Ce dernier, en effet, de tous les capitaines le plus habile, à la tête d'une armée considérable et de plus maintes fois victorieuse, était l'adversaire qu'il fallait combattre tout d'abord.

On cite comme un trait particulier du caractère d'Antigone que, lorsqu'il avait en ligne une armée supérieure en nombre, il faisait la guerre avec timidité et lenteur, mais qu'en présence d'un ennemi plus fort, il était infatigable, toujours prêt à tout risquer et ardent au combat jusqu'à la témérité[28]. Tel était alors son cas. Eumène avait sur lui une supériorité marquée, et néanmoins il s'était lancé à sa poursuite. Il est vrai qu'il trouva dans l'armée même de son ennemi un appui qui paraissait lui assurer le succès. Avec la fortune d'Eumène, la fidélité de ses troupes semblait également chanceler. L'un de ses lieutenants, du nom de Perdiccas, avait refusé obéissance avec un corps de 3.000 fantassins et de 500 cavaliers à lui confiés, et n'était pas rentré dans le camp. Contre ces révoltés, Eumène envoya Phœnix de Ténédos avec 4.000 hommes d'infanterie et 1.000 cavaliers qui, au milieu du silence de la nuit, les surprirent dans leur campement, l'occupèrent et firent Perdiccas prisonnier. Eumène le punit de mort, lui et les autres meneurs ; quant aux troupes, que le général croyait simplement dévoyées, elles ne furent pas autrement châtiées, mais on les répartit dans les autres corps. A la vérité, Eumène regagna par sa douceur le cœur de ses troupes ; mais la preuve avait été donnée que son pouvoir était déjà miné par le dedans, et Antigone se hâta d'en tirer profit à son avantage. Il y avait dans l'armée d'Eumène un commandant de cavalerie du nom d'Apollonide[29]. Antigone noua des intelligences secrètes avec lui et l'acheta à très haut prix. Apollonide promit, lorsque les deux armées en viendraient aux mains, de passer avec ses troupes du côté d'Antigone.

Eumène se trouvait dans le pays des Orcyniens[30]. II avait choisi pour champ de bataille cette contrée favorable pour sa cavalerie. Il avait 20.000 hommes d'infanterie et 5.000 cavaliers. Antigone, par contre, n'avait avec lui que 10.000 fantassins, dont la moitié étaient Macédoniens, 2.000 cavaliers et 30 éléphants[31]. Confiant dans les promesses d'Apollonide, il engagea le combat. Des deux côtés on se battit avec acharnement ; puis, au moment décisif, Apollonide passa du côté d'Antigone avec ses cavaliers. Le sort de la journée était décidé : 8.000 hommes de l'armée d'Eumène restèrent sur le champ de bataille ; tous les bagages tombèrent aux mains du vainqueur. Eumène se retira en aussi bon ordre que possible. Un hasard favorable lui livra le traître, qu'il fit pendre incontinent. De savantes marches et d'habiles détours rendirent à l'ennemi la poursuite impossible. Eumène revint alors sur ses pas, campa sur le champ de bataille, fit élever des bûchers avec les portes et les poutres des maisons des environs et brûla ses morts ; puis il continua sa marche. Lorsqu'Antigone revint de sa poursuite, après avoir perdu les traces de l'ennemi vaincu, il ne put assez s'étonner de la hardiesse et de l'intelligente conduite d'Eumène[32].

L'intention d'Eumène était de se replier sur l'Arménie pour essayer de s'y faire des alliés. En effet, non seulement son armée était singulièrement réduite, mais il craignait encore davantage que la défaite essuyée et la perle de tous les bagages n'eussent découragé ses troupes. Il redoubla de prudence dans ses combinaisons et ses mouvements ultérieurs. N'étant plus en état de tenir tète à l'ennemi, il ne pouvait plus que l'inquiéter par d'heureux coups de main et couvrir sa propre retraite. C'est ainsi que, plusieurs jours après la bataille, il surprit les bagages d'Antigone ; le long train des équipages, commandé par Ménandre, s'était arrêté dans la plaine où Eumène allait justement s'engager. C'eût été une occasion non seulement de reconquérir les bagages de ses gens, perdus dans la dernière bataille, mais de faire en outre une capture exceptionnelle de femmes, de valets, d'argent et autres objets utiles ou précieux. Mais il craignit que ses soldats, chargés de butin, ne fussent plus assez lestes pour les rapides mouvements de la retraite ; qu'une nouvelle et riche proie ne les rendit soucieux de la conserver et impropres aux fatigues et aux coups de main à venir. Pourtant, il n'osa pas leur refuser tout net ce riche butin qu'ils n'avaient qu'à prendre. Il leur ordonna de se livrer d'abord au repos et de faire manger les chevaux, pour tomber ensuite sur l'ennemi avec des forces toutes fraîches. Pendant ce temps il envoyait, en bon ami, prévenir secrètement Ménandre de sa présence dans le voisinage et du danger dont lui, Ménandre, était menacé ; il lui faisait dire de quitter la plaine au plus vite et de se retirer sur les montagnes, où lui-même ne serait pas en état do le suivre. Aussitôt, Ménandre se retira dans la montagne. Cependant Eumène envoya une troupe de cavaliers en reconnaissance, donna l'ordre à la cavalerie de seller les chevaux, et à l'infanterie de se tenir prête à marcher. Quand les éclaireurs revinrent avec la nouvelle que l'ennemi avait gagné les montagnes et que sa position était inexpugnable, lui-même feignit d'éprouver un violent dépit d'avoir laissé échapper cette riche capture et continua sa marche. Ménandre arriva sain et sauf auprès d'Antigone et lui vanta l'action d'Eumène.

Les troupes macédoniennes firent tout haut son éloge ; elles vantaient le respect qu'il avait témoigné pour elles, pour les Macédoniens de l'armée royale, et aussi son humanité, attendu qu'il pouvait, en définitive, faire prisonniers leurs femmes et leurs enfants ou les abandonner à l'exaspération de ses troupes, et qu'il avait préféré, pour les sauver, sacrifier son propre intérêt. Antigone se mit à rire : Ce n'est pas par sollicitude pour vous, bonnes gens, qu'il les a laissés échapper, mais bien par précaution pour lui-même : il n'a pas voulu, quand il s'agit de fuir, s'attacher des entraves aux pieds[33].

En dépit de toute son habileté, le Cardien ne réussit pas à atteindre l'Arménie : il se trouva serré de plus en plus près ; les chemins étaient barrés devant lui ; ses soldats commençaient à désespérer de sa cause et passer à l'ennemi[34] ; bientôt il lui devint impossible de fuir plus loin. Il ne lui restait plus qu'à se jeter dans Nora, un fort bâti sur un rocher, et à s'y maintenir, si faire se pouvait, jusqu'à ce que quelque retour favorable de la fortune lui rendît ses coudées franches ; car, s'avouer perdu n'était pas dans le tempérament d'un homme aussi hardi et aussi expérimenté, et ce temps était trop fertile en revirements inattendus et bizarres de la chance pour que, dans l'adversité, on ne pût compter sur un retour prochain du succès. Eumène congédia ce qui lui restait encore de troupes en leur disant qu'il espérait bien, le moment venu, les appeler de nouveau aux armes ; il ne garda avec lui que 500 cavaliers, 200 fantassins, choisis parmi les plus éprouvés ; et même, sur ce petit nombre de fidèles, il en congédia encore une centaine qui ne se sentaient pas la force de rester étroitement enfermés dans un lieu si incommode et dans de si tristes circonstances. Nora, en effet, était au haut d'un rocher : les murailles et les tours étaient bâties sur les parois à pic du rocher ; le fort n'avait que 600 pas de tour, mais la nature et l'art l'avaient rendu tellement inexpugnable que la disette seule pouvait le contraindre à capituler. Le cas avait été prévu : Eumène y avait fait accumuler des provisions de bouche, du combustible, des objets de toute sorte, en telle quantité qu'il aurait pu se maintenir plusieurs années dans ce nid d'aigle[35].

Il n'avait plus, il faut le dire, que ce fort et sa personne. Le reste de son armée était déjà passé au service d'Antigone : son adversaire avait occupé ses satrapies, s'en était approprié les revenus et avait ramassé de tous côtés autant d'argent qu'il avait pu ; il était plus puissant en Asie-Mineure que ne J'avait jamais été Eumène aux jours de ses plus brillants succès, et en même temps que sa puissance grandissait chez lui le désir de la faire sentir, de se proclamer d'abord le maître en Asie-Mineure, puis le moment venu, de se débarrasser d'une subordination qui lui pesait vis-à-vis du gouverneur général ; enfin, quand les bases de sa puissance seraient affermies, il comptait bien jouer vis-à-vis des autres satrapes, et même vis-à-vis des rois, le rôle que Perdiccas avait eu la sottise de ne pas savoir prendre. L'ambition d'Antigone avait été déjà, dit-on, remarquée d'Alexandre[36] : à mesure que ses succès allaient grandissant, cette pensée prenait dans son âme une place plus large et une forme plus arrêtée : elle dirigea désormais chacun de ses pas.

Il fallait tout d'abord, il est vrai, procéder avec la plus grande prudence, entretenir de bonnes relations avec le gouverneur général jusqu'à ce que le fruit fût mûr : Eumène, l'ennemi le plus redouté des puissants du jour, serait son allié naturel ; l'intérêt d'Antigone exigeait qu'il nouât de bons rapports avec cet adversaire qui, bien qu'impuissant pour le moment et proscrit, par ses qualités militaires, son habileté politique, sa connaissance des affaires, sa fidélité résolue à la cause qu'il avait une fois embrassée, paraissait l'auxiliaire le plus précieux pour l'accomplissement de grands desseins. Antigone croyait l'obliger doublement en offrant au vaincu, dont il tenait le sort entre ses mains, la liberté, des honneurs et de nouvelles espérances.

Antigone s'était avancé jusqu'au devant de la forteresse escarpée et campait au pied de la montagne. Il enferma la place dans une double enceinte de murs, de remparts et de fossés. L'offre qu'il fit de négocier lui fournit un prétexte pour inviter Eumène à se rendre dans son camp. Eumène répondit qu'Antigone avait assez d'amis qui pourraient conduire ses troupes s'il venait à leur manquer ; que les siennes étaient complètement abandonnées, s'il leur faisait défaut : si Antigone voulait lui parler, il fallait qu'il lui donnât des garanties suffisantes pour sa sécurité personnelle. Antigone fit répondre qu'il était le maître et que c'était à Eumène de se soumettre. Eumène répliqua qu'il ne reconnaissait la supériorité de personne, tant qu'il avait encore l'épée à la main. Si Antigone voulait envoyer son neveu Ptolémée[37] dans le fort comme otage, dans ce cas, il était prêt à se rendre dans son camp et à négocier. Cela fut fait. Antigone alla à la rencontre d'Eumène et lui montra beaucoup d'affabilité. Les deux généraux s'embrassèrent et rivalisèrent dee démonstrations affectueuses pour témoigner la joie qu'ils avaient de se revoir comme de vieux amis et camarades. Puis les négociations commencèrent. Antigone confia à Eumène que son désir le plus ardent était d'entrer en rapports plus intimes avec lui ; qu'il avait agi jusque-là au nom du gouverneur général, mais que, si Eumène voulait se joindre à lui, son associé trouverait certainement l'occasion de tirer avantage de cette situation et d'occuper parmi les grands de l'empire la place qui était due à sa vieille réputation et à ses brillantes aptitudes. Eumène déclara qu'il ne pouvait continuer les négociations qu'à la condition qu'on lui laisserait ses anciennes satrapies, qu'on démentirait les accusations portées contre lui, et qu'on l'indemniserait des pertes causées par une guerre injuste. Les amis présents d'Antigone s'étonnaient de cette assurance hardie du Cardien, qui parlait, disaient-ils, comme s'il se trouvait encore à la tète d'une armée. Antigone refusa de prendre sur lui une décision si grave et renvoya toutes les propositions à Antipater : il espérait sans doute que le siège, en se prolongeant, amènerait à composition l'assiégé étroitement bloqué avant que la réponse ne fût arrivée de Pella. Cependant, lorsque le bruit se fut répandu qu'Eumène était au camp, les Macédoniens s'étaient réunis en groupes compactes devant la tente du général, désireux de voir le célèbre Cardien. En effet, depuis qu'il avait vaincu Cratère, il était de tous les grands celui dont on avait dit le plus de bien et le plus de mal, et les événements de la dernière année avaient fait mieux sentir encore ce que cet homme pesait à lui tout seul. Quand il sortit de la tente avec Antigone, la foule devint si pressée de tous côtés, les apostrophes et les cris si équivoques, qu'Antigone, craignant qu'on ne fit violence à Eumène, cria d'abord aux soldats de reculer et jeta des pierres à quelques-uns qui s'approchaient de trop près : puis, voyant qu'il n'obtenait rien et que la poussée devenait toujours plus forte, il entoura Eumène de ses bras, fit faire la haie par ses gardes, et l'emmena ainsi hors de la foule[38].

Antigone, que les mouvements des Perdiccaniens appelaient en Pisidie, laissa alors dans le camp des troupes en nombre suffisant pour cerner le rocher. Le siège en règle de la forteresse commença à la fin de 320. On raconte des choses extraordinaires au sujet d'Eumène et des dispositions qu'il prit durant le siège. Il avait du sel, de l'eau et du blé en abondance, mais c'était tout ; néanmoins, ses soldats restaient en belle humeur, malgré ces maigres repas que le général partageait avec eux, les assaisonnant de sa bonté, de ses saillies et de ses récits merveilleux sur le grand roi et ses campagnes. Le fort était si exigu qu'il n'y avait pas même de place pour se donner du mouvement et promener les chevaux : aussi le plus Brand logement, celui du haut, qui n'avait que 30 pieds de profondeur, fut transformé en halle pour servir de promenoir. Pour les chevaux, Eumène imagina quelque chose d'original : il leur faisait passer autour du cou des câbles solides fixés par le haut à une poutre, et on les hissait par ce moyen assez haut pour qu'ils ne pussent plus toucher le sol de leurs pieds de devant ; puis on faisait claquer les fouets, si bien que les chevaux impatientés se mettaient à ruer, cherchaient à prendre terre avec leurs pieds de devant, piaffaient, se démenaient de tout leur corps, soufflaient bruyamment et finissaient par se mettre tout en sueur. Cet exercice violent, renouvelé tous les jours, les maintint vigoureux et en bonne santé[39].

Eumène était convaincu que, s'il persévérait, son temps viendrait. Les offres d'Antigone avaient bien l'avantage de le ramener pour l'instant dans le grand courant de la politique générale, et il devait être persuadé qu'elles seraient  confirmées à ce moment encore, s'il tendait la main au stratège. Mais Eumène n'était pas homme à sacrifier l'avenir aux intérêts du moment : il savait fort bien que, Grec de naissance, il ne se ferait jamais une place à côté des grands macédoniens qu'en  se dévouant tout entier à la cause de la maison royale, qui les gênait tous ; jamais il n'aurait joué qu'un rôle secondaire à côté d'Antigone, qui le sacrifierait du reste dès qu'il aurait tiré de lui tout ce qu'il voulait. Le stratège lui avait laissé plonger le regard trop avant dans ses projets : il était évident que tôt ou tard une rupture ouverte éclaterait entre lui et le gouverneur général. En le renvoyant à celui-ci, Antigone lui avait fourni le moyen de continuer les négociations commencées, négociations au cours desquelles il aurait peut-être l'occasion de faire un usage opportun de ces confidences. Révéler au gouverneur général les plans du stratège, c'était pour Eumène le moyen le plus facile et le plus sûr de rentrer sur la scène ; et, en vue des complications nouvelles qui se préparaient, Antipater avait intérêt à se faire des amis puissants et habiles en Asie. Il envoya donc à Antipater son fidèle Hiéronyme de Cardia, pour négocier avec lui dans le sens indiqué[40].

Pendant que ceci se passait en Asie-Mineure, Ptolémée d'Égypte songeait à un agrandissement de territoire : c'était le premier pas dangereux dans ce système de compensations réciproques tout récemment inauguré par les détenteurs du pouvoir. L'Égypte avec Cyrène ne lui suffisait plus. Pour assurer la sécurité du commerce égyptien, qui prospérait à vue d'œil, et plus encore pour développer pleinement l'influence que l'Égypte allait acquérir sur la politique générale, il avait besoin d'une marine ; or l'Égypte n'avait qu'un très petit nombre de ports. Elle manquait du bois nécessaire à la construction d'une flotte, tandis qu'on en trouvait, et d'excellent, dans l'Ile de Cypre et dans les forêts du Liban. Le pays lui-même pouvait être facilement défendu ; mais, autant il était protégé par sa situation géographique, autant il était isolé du reste du monde. Pour pouvoir entrer dans le mouvement de la politique générale, Ptolémée devait posséder la Syrie, qui lui ouvrait le chemin des pays de l'Euphrate et du Tigre, l'ile de Cypre, qui le mettait à proximité du littoral de l'Asie-Mineure, le champ de bataille le plus important des partis et celui où ils devaient se rencontrer tout d'abord. Il ne fallait pas songer pour le moment à conquérir les villes cypriotes, qui entretenaient une flotte importante : c'est par la Syrie que devait commencer le développement de sa puissance.

A la vérité, s'il s'emparait de la Syrie de gré ou de force, l'organisation de l'empire, la répartition territoriale des pouvoirs et dignités était modifiée d'une façon très sensible : le satrape d'Égypte occupait alors les positions d'attaque contre les pays de l'Euphrate et l'Orient, contre le Taurus et l'Occident. Tandis que la puissance impériale transférée en. Macédoine et enchaînée là-bas par les troubles récents ne possédait pas les moyens de s'opposer à des changements aussi subversifs, par le fait même que la Syrie passait en d'autres mains, les voisins immédiats et les plus directement intéressés après eux, c'est-à-dire les satrapes de Cilicie, de Phrygie, de Carie, de Mésopotamie, de Babylonie, de Susiane, se trouvaient séparés les uns des autres comme par un coin enfoncé dans le groupe, et Ptolémée se glissait au milieu d'eux, plus puissant que les uns et les autres. S'il réussissait, suivant son désir, à obtenir cette possession importante par un arrangement à l'amiable, il ne pouvait y avoir d'opposition sérieuse nulle part, à plus forte raison, chez l'homme qui avait reçu la stratégie en Asie avec l'armée impériale pour soumettre les restes du parti de Perdiccas, encore assez groupés et menaçants en Asie-Mineure. Le satrape de Syrie lui-même pouvait passer pour un adhérent de ce parti.

C'était Laomédon l'Amphipolitain, natif de Mytilène, qui avait reçu cette satrapie de Perdiccas. S'il n'avait pas joué de rôle dans la grande lutte entre Perdiccas et Ptolémée, c'est qu'il n'avait pas 'eu assez de forces ou assez d'ambition pour risquer gros jeu ; on l'avait maintenu dans sa satrapie lors du partage de Triparadisos. Ptolémée lui fit entendre qu'il allait occuper son gouvernement, mais qu'il était disposé à lui allouer une indemnité pécuniaire. Laomédon repoussa cette proposition. Alors une armée, sous les ordres de Nicanor, un des amis de Ptolémée, envahit la Palestine. Jérusalem fut prise pendant le repos du sabbat. Les Égyptiens s'avancèrent sans trouver de résistance ; ils finirent par rencontrer Laomédon, qui fut fait prisonnier et envoyé en Égypte. Des postes égyptiens furent alors mis dans les places fortes du pays ; des navires égyptiens s'emparèrent des villes maritimes de la Phénicie. Un grand nombre de Juifs furent transportés à Alexandrie, où on leur donna droit de cité. Sans qu'il y eût aucune modification dans l'administration locale et la constitution de la Syrie, la province passa sous l'autorité du satrape d'Égypte. Laomédon trouva l'occasion de s'échapper d'Égypte et s'enfuit en Carie chez Alcétas, qui, juste à ce moment, se jetait dans les montagnes de la Pisidie pour engager de là une lutte décisive contre Antigone[41].

Celui-ci était encore dans ses quartiers d'hiver en Cappadoce[42] quand il fut informé des mouvements d'Alcétas et d'Attale[43] ; ces nouvelles le décidèrent à partir au plus vite. Il se dirigea à marches forcées vers le sud-ouest, par la route qui va d'Iconion en Pisidie. En sept jours et sept nuits de marche, il avait fait environ soixante milles et atteint les défilés de la ville de Crétopolis sur la rivière de Cataracte[44].

Les ennemis étaient bien loin de supposer qu'il arriverait si vite. Il réussit à occuper les hauteurs et les positions d'un accès difficile, et à lancer l'avant-garde de sa nombreuse cavalerie sur les derniers contreforts de la vallée avant que les Perdiccaniens s'aperçussent de sa présence. C'est alors seulement que ceux-ci, campés dans la vallée aux alentours de Crétopolis, comprirent la gravité du danger. Aussitôt Alcétas fit avancer son infanterie en ordre de bataille, et lui-même, à la tête de sa cavalerie, s'élança sur le mamelon le plus voisin pour en déloger les escadrons qui l'occupaient déjà Un combat violent de cavalerie s'engagea ; des deux côtés, la lutte fut opiniâtre et lei pertes sensibles : Antigone appela aussitôt la réserve de sa cavalerie, forte de 6.000 chevaux, et se jeta avec elle dans la vallée qui séparait les phalanges ennemies du champ de bataille, pour couper Alcétas et ses cavaliers. La manœuvre réussit. En même temps, l'avant-garde attaquée par Alcétas, favorisée par le terrain et renforcée de quelques escadrons, repoussait de plus en plus vigoureusement les cavaliers ennemis. Coupés de leurs phalanges, cernés des deux côtés par Antigone, lès cavaliers d'Alcétas se voyaient perdus : c'est à grand'peine, et en essuyant de grandes pertes, qu'Alcétas réussit à se faire jour avec un petit nombre des siens jusqu'à ses phalanges.

Pendant ce temps, le reste de l'armée d'Antigone avec les éléphants avait franchi les montagnes et s'avançait en bataille contre les Perdiccaniens, qui ne comptaient plus que 16.000 hommes d'infanterie et quelques centaines de cavaliers. En face d'eux se déployait une ligne de 40.000 fantassins, 7.000 cavaliers et 30 éléphants de guerre. Déjà on avait poussé les éléphants en avant pour ouvrir le combat : la cavalerie ennemie débordait leurs deux ailes, et des hauteurs boisées descendaient dans la vallée les lourdes phalanges des Macédoniens. L'ennemi avait exécuté si rapidement ses manœuvres, qu'il ne restait plus le temps de se ranger d'une façon quelconque pour livrer bataille et de couvrir les flancs. La journée était perdue avant même que le combat n'eût commencé. Au premier choc, les phalanges d'Alcétas furent ébranlées : en vain Attale, Polémon, Docimos, s'efforcèrent de soutenir la lutte ; bientôt ce fut une déroute générale. Eux-mêmes furent faits prisonniers avec un grand nombre de capitaines. On ne tua pas beaucoup de monde : la plupart des Macédoniens de l'armée vaincue jetèrent bas les armes et se rendirent à Antigone, qui leur fit grâce, les répartit dans ses phalanges et s'efforça de les attacher du mieux qu'il put par sa bonté et sa clémence[45].

Alcétas s'enfuit dans la direction du sud avec ses propres hypaspistes, les pages[46] et les fidèles Pisidiens qui avaient fait partie de son armée. Il se jeta dans la ville de Termessos qui, située à quatre journées de marche environ du côté du sud, au delà des montagnes, commande les défilés allant de la vallée de la Cataracte dans la région alpestre de Milyade[47]. Il avait avec lui environ 6.000 Pisidiens, d'une bravoure et d'un dévouement éprouvés, qui lui renouvelèrent solennellement la promesse de ne jamais l'abandonner et le prièrent de ne pas se décourager. Pendant ce temps, Antigone s'était avancé avec toutes ses forces ; il somma Alcétas de se rendre. Les anciens de la ville conseillèrent de ne pas s'exposer aux dernières extrémités et de se résigner, en cas de nécessité, à livrer Alcétas : les plus jeunes crièrent que jamais ils n'abandonneraient leur général et résolurent de résister avec lui à outrance. Voyant que toutes les représentations étaient vaines, les anciens décidèrent, dans un conseil tenu secret, d'envoyer pendant la nuit des ambassadeurs à Antigone, pour lui dire qu'ils lui livreraient Alcétas mort ou vif, et le prier de faire pendant quelques jours de fausses attaques contre la ville pour attirer la jeunesse hors des murs ; il feindrait ensuite de fuir pour se faire poursuivre, et, pendant ce temps, eux trouveraient l'occasion d'exécuter leur dessein. Antigone accepta ces propositions. Aussitôt que les jeunes gens furent sortis, les vieillards envoyèrent quelques hommes sûrs et vigoureux s'emparer d'Alcétas. Celui-ci ne s'attendait pas à cotte surprise : voyant qu'il ne lui restait plus de salut, il se jeta sur la pointe de son épée. Son cadavre fut déposé sur un banc, recouvert d'un vieux drap et transporté devant la porte de la ville, où les gens d'Antigone le reçurent. C'est ainsi que finit le frère de Perdiccas, et avec lui cette lignée ambitieuse d'Oronte, qui jadis avait donné des princes à l'Orestide leur patrie et qui, tout récemment encore, avait étendu la main vers le diadème d'Alexandre.

Quand les jeunes volontaires pisidiens apprirent à leur retour qu'Alcétas avait été traîtreusement assassiné, toute leur fureur se retourna contre les vieillards. Ils se ruèrent par les portes de la ville, les armes à la main, occupèrent une partie de la ville, et, dans le premier mouvement, résolurent d'y mettre le feu pour se jeter ensuite dans les montagnes et dévaster les provinces d'Antigone, dont ils seraient éternellement les ennemis. Les prières et les supplications de leurs parents purent seules les empêcher de se porter à ces extrémités : ils se contentèrent de quitter la ville et de se disperser dans les montagnes, pour y subsister en allant s'embusquer sur les routes et faisant des incursions dans la plaine. Antigone, après avoir abandonné pendant trois jours aux insultes publiques le cadavre d'Alcétas, qui entrait déjà en putréfaction, le fit enfin jeter sans sépulture. Quelques Pisidiens compatissants l'enterrèrent aussi honorablement qu'ils purent[48].

Antigone s'en retourna par la route qu'il avait prise en venant, pour regagner la Phrygie. La défaite d'Alcétas, l'anéantissement complet du parti perdiccanien, le rôle de seigneur et maître qu'il avait pris en Asie-Mineure, le décidèrent sans doute à réaliser les plans qu'il méditait depuis si longtemps en silence. Il disposait d'une armée de 60.000 fantassins, 10.000 cavaliers et 70 éléphants de guerre : avec ces forces, il pouvait se croire à la hauteur de n'importe quel adversaire. Ce qu'il avait à faire maintenant, c'était ou de s'emparer du gouvernement général, ou de l'attaquer, lui et la royauté sur laquelle il s'appuyait, et de mettre son existence même en question. Dans les deux cas, Antipater, à qui il devait son relèvement et sa puissance actuelle, devenait son premier ennemi. Un heureux hasard débarrassa le stratège de difficultés qui, bien qu'il fût assez égoïste pour ne pas se laisser arrêter par des scrupules de conscience et par le sentiment de la reconnaissance, n'auraient pu tout au moins être écartées qu'avec une grande perte de temps. Au moment où, retournant en Phrygie, il arrivait à Crétopolis, le Milésien Aristodémos vint lui apporter des nouvelles d'Europe qui annonçaient un changement complet dans la situation.

Antipater était retourné en Europe depuis un an environ. Il avait trouvé les Étoliens vaincus, la Thessalie rentrée dans l'obéissance. Nulle part, ni dans l'Hellade-ni dans le Péloponnèse, l'ordre n'avait été troublé, malgré les succès des Étoliens au début. Les garnisons macédoniennes mises dans les villes, et les oligarchies qui avaient été instituées ou maintenues sous différents noms et différentes formes dans les villes importantes, défendirent le peuple contre les entraînements de cet enthousiasme dangereux pour la démocratie, l'autonomie et la liberté, qui n'était plus guère qu'un vain mot, un feu follet. Les États de la Grèce, avec leurs dimensions exiguës, leurs intérêts mesquins et leurs petites jalousies, s'effaçaient chaque jour davantage au milieu de ces grands mouvements de l'empire. Si les potentats macédoniens se préoccupaient encore de ce que disaient les Grecs, c'était en souvenir de leur nom dès longtemps célèbre, par égard pour la culture intellectuelle du pays, qu'on attribuait encore de temps en temps à ces petites communautés le rôle chimérique de puissances : en réalité, elles ne pouvaient plus être que des stations d'où la civilisation allait s'exporter pour l'Asie, des postes stratégiques dans la lutte des partis, objets de pitié ou de faveurs généreuses, auxquels l'un ou l'autre des potentats pouvait encore faire l'aumône de la liberté afin d'acquérir un bon renom dans le monde.

C'était surtout le cas d'Athènes. L'issue de la guerre Lamiaque lui avait fait perdre, par le fait, sa démocratie et son indépendance. Cependant elle jouissait de la paix au dehors, de la tranquillité au dedans, et acquérait rapidement une nouvelle prospérité[49]. Elle était aux mains de deux hommes qui, avec des tendances toutes différentes, semblaient dévoués au parti macédonien. Entre Phocion et Démade, il y avait un antagonisme de caractère, de pensées et d'actions qu'on peut regarder comme caractéristique pour l'Athènes d'alors. Tous deux, qu'ils occupent la tribune ou tiennent le timon de l'État, se conduisent absolument comme dans la vie privée : le pieux Phocion ressemble à un brave père de famille qui met au-dessus de tout l'ordre et la tranquillité chez lui,-qui se sent engagé par sa responsabilité à garantir aux siens ces conditions premières de l'existence. D'un caractère ferme et austère, estimable par sa droiture, sans égoïsme, ne pensant qu'à rendre service aux siens et à leur aplanir la route, plus peut-être qu'ils ne l'eussent voulu, il s'avançait vers la tombe avec l'illusion consolante qu'il pouvait aboutir. Au milieu de cette immense agitation, il voulait apprendre à son peuple à vivre dans une paisible et sûre retraite ; comblé de faveurs par les rois et les généraux, il regarde comme une vertu de pouvoir aussi bien s'en passer : autant qu'il le peut, il éloigne des affaires publiques les esprits inquiets et brouillons ; il s'efforce de ranimer chez les Athéniens l'amour de la campagne et de l'agriculture, et, chaque fois qu'une nouvelle occasion démontre l'inutilité de ses efforts, il persévère dans son illusion. Tout autre est Démade. D'un égoïsme achevé, ne connaissant d'autres considérations, d'autres intérêts que les siens propres, il ne voit dans ses rapports avec ses concitoyens qu'un moyen d'être quelque chose ou de gagner quelque chose. Il regrette de n'être qu'un Athénien : il se sentirait à sa place au milieu des intrigues de la cour de Macédoine, ou des machinations des partis qui s'agitent. dans l'empire ; il n'a ni l'ambition de gagner ou de refuser les bonnes grâces des grands, ni le désir patriotique de donner à sa république un rôle dans les affaires du monde. Et pourtant, il ne peut rester tranquille ; il faut qu'il intrigue, qu'il possède pour dissiper, qu'il soit quelque chose pour qu'on parle de lui. Il a beaucoup de talent, mais point de caractère ; il est spirituel et superficiel en tout. Il a une rare éloquence ; sa parole est frappante, colorée,.d'une vivacité entraînante ; jusque dans l'âge mûr, il conserve l'humeur mobile et vantarde du jeune homme : c'est l'Alcibiade d'Athènes en décadence.

Tels étaient les deux hommes qui représentaient à Athènes le parti macédonien. Antipater disait souvent que tous les deux étaient ses amis ; mais qu'à l'un il ne pouvait jamais persuader de rien accepter, et que l'autre, il ne pouvait jamais le rassasier, si généreux qu'il fût avec lui. Démade, disait-il encore, ressemblait à une victime qui finit par n'avoir plus que la langue et le ventre[50].

A côté d'eux se trouvait Ményllos, le commandant de la garnison macédonienne de Munychie, homme à idées libérales et entretenant de bons rapports avec Phocion, mais qui, malgré cela, devait nécessairement devenir importun aux Athéniens. Ils avaient espéré qu'Antipater, une fois le nouveau régime organisé, le retirerait, lui et ses troupes : ce régime lui-même ne semblait-il pas la meilleure garantie pour le maintien de la paix ? Cependant la garnison était là depuis deux ans déjà ; les citoyens prièrent Phocion de vouloir bien intervenir à ce sujet auprès d'Antipater. Il s'y refusa, non seulement parce qu'il désespérait de réussir, mais parce qu'il croyait que l'ordre et la tranquillité publique tenaient à la crainte inspirée par le voisinage des Macédoniens. Néanmoins, il obtint d'Antipater une diminution dans les contributions de guerre et des échéances plus éloignées. La bourgeoisie adressa alors les mêmes demandes à Démade ; celui-ci se chargea volontiers d'une mission où il pourrait montrer son influence sur l'homme le plus puissant du jour. Il avait, il est vrai, plus que négligé ses relations avec Antipater, lorsque Perdiccas était victorieux et que les Étoliens pénétraient en Thessalie : mais il espérait que ses négociations d'alors étaient restées complètement secrètes. A la fin de l'année 320, il se rendit donc en Macédoine, accompagné de son fils Déméas : ce fut pour son malheur. Dans les papiers de Perdiccas, Antipater avait trouvé des lettres de Démade qui invitait le gouverneur général à venir délivrer la Grèce, disant qu'elle n'était attachée que par une vieille corde pourrie ; Antipater était vieux et malade ; Cassandre était son bras droit[51]. Sur ces entrefaites arriva Démade ; il parla, suivant son habitude, avec vivacité et d'un air présomptueux, disant qu'Athènes n'avait plus besoin dorénavant de garnison et que le moment était venu de provoquer le rappel des troupes, comme on l'avait promis. Antipater ordonna de le saisir, lui et son fils, sans faire attention qu'en sa qualité d'ambassadeur il pouvait invoquer l'inviolabilité pour sa personne. Au tort de son père, Cassandre ajouta sa cruauté brutale. Il fit d'abord massacrer le fils de Démade sous les yeux du père et presque dans ses bras, au point que celui-ci fut éclaboussé de sang ; puis après lui avoir reproché violemment sa trahison et son ingratitude, il le fit transpercer lui-même[52].

Antipater ne devait pas longtemps survivre à l'orateur ; il sentait ses forces décliner. C'est sans doute pour ce motif qu'il rappela son fils Cassandre de l'Asie et le chargea d'une partie des affaires du gouvernement général[53]. S'il jetait un coup d'œil sur son passé, il pouvait se dire qu'il avait accompli heureusement beaucoup de choses glorieuses, tant qu'il avait eu au-dessus de lui un Philippe ou un Alexandre. Prudent, actif, sûr, il s'était montré véritablement à sa place au second rang ; ni ses capacités, ni la force de son caractère ne s'élevaient plus haut, et ce mouvement énorme qui avait commencé avec la mort d'Alexandre ne lui donna ni une énergie supérieure ni une impulsion nouvelle. Trop prudent pour étendre jamais la main vers le pouvoir suprême, comme Perdiccas, trop égoïste et trop étroit par le cœur pour se dévouer fidèlement et sans réserve aux intérêts de la maison royale, il n'eut Iii le courage de transmettre ne fût-ce que sa dignité et sa puissance comme un héritage à ses descendants, ni la ferme résolution d'y renoncer. Il aurait bien voulu que son fils lui succédât ; mais il savait trop bien que les Macédoniens détestaient ce Cassandre dur et violent. Il se conforma donc au vœu public en nommant comme gouverneur général et son successeur en Macédoine le vieux et respectable Polysperchon, qui jadis avait ramené avec Cratère les vétérans d'Opis dans leur pays : quant à son fils Cassandre, il l'associa, en qualité de chiliarque, au gouverneur général[54]. A part cela, rien ne fut changé dans l'organisation de l'empire. En mourant, il avertit encore une dernière fois Polysperchon et Cassandre de ne laisser à aucun prix le pouvoir tomber aux mains des femmes de la maison royale[55].

Antipater mourut au commencement de l'an 319, âgé de 80 ans[56]. Sa mort marque une nouvelle et funeste crise dans les destinées de l'empire. Si peu qu'il ait eu de puissance colin me gouverneur général ou si peu qu'il ait fait sentir son autorité, il avait été institué dans cette charge élevée, qui représentait l'unité de l'empire, par un grand acte politique, et reconnu par tous les potentats qu'il y avait dans l'empire d'Alexandre comme le dépositaire de cette souveraineté. Polysperchon pouvait avoir l'affection de l'armée et du peuple ; il pouvait être un stratège capable, et absolument digne de la première charge de l'empire ; il n'en est pas moins vrai que la façon dont elle lui fut transmise n'était pas propre à diminuer les difficultés de ce changement de personnes. Antipater avait été, pour son propre compte, un gouverneur général assez modeste ; mais ce dernier acte de sa vie politique impliquait une compétence qui exagérait singulièrement l'étendue de ses pouvoirs, et ceux des potentats qui aspiraient à vivre à leur guise rte pouvaient manquer de contester la validité d'une nomination faite sans leur consentement, encore qu'au nom des rois.

C'est sur cette question du gouvernement général que se ranima la discorde à peine apaisée dans l'empire, et des luttes plus terribles recommencèrent qui eurent pour résultat immédiat la chute de la maison royale et son complet anéantissement.

 

 

 



[1] C'est à propos du partage de Triparadisos que Diodore (XVIII, 43, c'est-à-dire Hiéronyme, emploie pour la première fois, en parlant de l'Égypte, le mot significatif δορίακτητος (XVIII, 39). On voit par là ce que veut dire Diodore (XVII, 17), c'est-à-dire la tradition, émanée de Clitarque, lorsqu'il raconte qu'Alexandre, traversant l'Hellespont et approchant du rivage, brandit sa lance et l'enfonça dans la terre d'Asie.

[2] Arrien (ap. PHOT. 71 b. 27, § 35) l'adjuge τώ τοΰ βασιλέως άδελφώ, et on ne peut guère songer ici qu'à Antimachos, le frère de Lysimaque (ARRIAN, I, 18) ; cependant Diodore (XVIII, 39, 6) donne aussi Άμφίμαχος.

[3] PLUTARQUE, Eumen., 19. DIODORE, XVIII, 40 sqq. D'après Justin (XVIII, 12), Antigène, qui prit part à la sédition en Égypte, était au nombre des chefs qui retournaient au pays avec les vétérans, sous la conduite de Cratère, en 324 ; je ne sais trop comment concilier ces assertions, et s'il y avait des argyraspides parmi les 10.000 vétérans.

[4] ARRIAN ap. PHOT., 72 a. 10, § 38.

[5] DIODORE, XIX, 14. C'est un détail dont il n'est question, à propos du partage de Triparadisos, ni dans Arrien (§ 37), ni dans Diodore lui-même (XVIII, 39). Ce silence et la situation éminente d'Antigone permettraient peut-être de supposer que, dans cette nouvelle organisation de l'empire, Pithon ne reçut pas encore le titre de stratège.

[6] POLYÆN, IV, 8, 3. Cf. ARRIAN, III, 8, 9. Cet Orontès parait être la même que Diodore (XXXI, 19, 5) appelle Ardoatès.

[7] Harpocration et Photius (s. v.) mentionnent trois personnages de ce nom, le fils d'un Balacros, le fils de Parménion et le Stagirite. Le fils de Parménion tout au moins était déjà mort. Au temps des Diadoques, il y a quatre Nicanor, qu'il faut bien distinguer : d'abord, le susdit satrape de Cappadoce, qui était dévoué à Antigone ; puis l'ami et général de Ptolémée (DIODOR., XVIII, 43) ; ensuite le Stagirite, plus tard partisan de Cassandre et commandant de la garnison de Munychie, un fils adoptif d'Aristote (ZELLER, Philos. der Griechen, II, 2, p. 6) ; enfin, le frère de Cassandre (DIODOR., XIX, 11). Peut-être faut-il encore en ajouter un cinquième, d'après Malalas (III, p. 198) qui, parlant d'une époque un peu postérieure, assure que Séleucos confia l'administration de l'Asie à Nicomède et Nicanor.

[8] PLUTARQUE, Eumen., 9.

[9] Cette stratégie d'Antigone est une dignité exceptionnelle. On pourrait dire qu'elle équivaut à la Karanie, telle que la possédait, par exemple, Cyrus le Jeune, qui cumulait avec cela les satrapies de Lydie, de Phrygie et de Cappadoce. Alexandre parait n'avoir rien créé de semblable : du moins, Plutarque (Alex., 22) se trompe quand il qualifie Philoxénos de ό έπί θαλάττης στρατηγός, titre auquel Polyænos (VI, 49) substitue, sans plus de raison, celui d'ϋπαρχος Ίωνίας, et c'était aussi un office très différent que celui qu'Alexandre, d'après Arrien (III, 16, 10), confia à Ménès, nommé hyparque des régions comprises entre Babylone et la mer. Alexandre institua plusieurs stratèges côte à côte en Égypte, en Médie (ARRIAN, III, 5. VI, 27), un à Babylone, un en Susiane (ARRIAN, III, 16) ; l'έπίσκοπος σύν στρατία installé sur le Paropamisos paraît avoir été un fonctionnaire du même genre (ARRIAN, III, 28, 4). Dans le partage de l'an 323, on renonça à cette institution de la stratégie (l'Europe exceptée) ; comme l'armée ne fut plus. employée désormais à faire des conquêtes, le gouverneur général fut dorénavant le véritable stratège. Évidemment, les divers satrapes reçurent, chacun dans son territoire, les pouvoirs des stratèges ; mais il était entendu que le gouverneur général se réservait le droit de disposer de leurs forces militaires (Léonnatos, Antigone), ou même de nommer un stratège sous les ordres duquel ils seraient obligés de placer leurs troupes (Pithon, Eumène). La dignité de stratège conférée à Antigone était autre chose que le commandement déjà confié par Perdiccas au satrape Eumène, car Antigone reçut le droit de disposer d'une grande partie de l'armée de l'empire, c'est-à-dire qu'on lui donna, à proprement parler, la puissance militaire en Asie ; c'était un coup des plus sensibles porté à la dignité de gouverneur général, que l'on dépouillait ainsi du commandement militaire.

[10] Arrien (ap. PHOT., 72 a. 14 § 38) l'appelle fils d'Agathoclès ; comme on n'acceptait parmi les gardes du corps que des gens de haut parage, il n'y a rien de plus naturel que de songe à cet Agathoclès, père de Lysimaque, que le roi Philippe avait déjà élevé à un si haut rang, bien qu'on prétende que c'était auparavant un péneste de Cranon (THÉOPOMPE ap. ATHEN., VI, p. 260 a).

[11] Il n'y a pas lieu de penser à un fils du Lagide, à Céraunos, par exemple, qui probablement n'était pas né encore ; il est d'autant plus vraisemblable qu'il s'agit d'un fils de ce Ptolémée qui était garde du corps en 334, celui qui partit avec les nouveaux mariés pour la Macédoine et fut tué à Issos ; celui-là était fils de Séleucos. Il n'est pas impossible que ce Séleucos fût le grand-père du fameux Séleucos, qui aurait été, par conséquent, le cousin germain du susdit, Ptolémée ; ce nom, en effet, se rencontre fréquemment dans la maison des Séleucides, avant qu'elle ne se fût alliée à la maison d'Égypte.

[12] La date de ce fait n'est appuyée par le témoignage d'aucun auteur ancien, mais certains événements survenus plus tard la rendent vraisemblable.

[13] Il parait bien que Tricca, en particulier, et, Pharcadon sur le cours supérieur du Pénée, se sont déclarées pour eux (DIODOR., XVIII, 56). C'est à cette circonstance que doit faire allusion Pausanias (VI, 16, 2).

[14] DIODORE, XVIII, 38.

[15] Arrien (ad. PHOT., p. 72, a. 27 § 39) dit : έφυγε. D'où s'est-il enfui, je l'ignore.

[16] DIODORE, XVIII, 37.

[17] DIODORE, XVIII, 8. ARRIAN ap. PHOT., § 39.

[18] Arrien (§§ 39 et 41) raconte les affaires d'Attale et d'Alcétas dans son dixième livre ; elles se placent par conséquent avant le passage d'Antipater en Europe, c'est-à-dire vers le commencement de 320.

[19] PLUTARQUE, Eumen., 8. Les inscriptions nous apprennent qu'il y avait dans la région de l'Ida de grandes propriétés domaniales. Cf. Histoire d'Alexandre, p. 780.

[20] PLUTARQUE, loc. cit. ARRIAN, p. 72 a. 40. Vu l'insuffisance de nos renseignements sur ces mouvements (Diodore a ici, entre XVIII, 39 et 40, une lacune, où manque l'indication de l'archontat d'Archippos, Ol. CXIV, 4 = 321/0), il est difficile d'en déterminer le lieu stratégique ; l'exposé ci-dessus est ce qu'on a trouvé de plus vraisemblable.

[21] En tout cas, ce n'est sûrement pas la route venant de Cilicie à travers les régions de l'intérieur, car le chemin qu'il prit devait éviter Eumène, qui remontait le Méandre à partir de Sardes. Le plus probable, c'est qu'il venait du sud, de la Pamphylie probablement, et qu'il avait dû faire le trajet jusque-là par mer.

[22] ARRIAN ap. PHOT., p. 72 b, 3.

[23] PLUTARQUE, Eumène, 8.

[24] JUSTIN, XIV, 1. PLUTARQUE, Eumène, 9.

[25] Il devait être question de tout cela et de bien d'autres choses dans la collection des lettres d'Antipater à Cassandre, — collection que Cicéron a pu lire encore (De Off., II, 14), — si toutefois elle était authentique.

[26] ARRIAN. ap. PHOT., 72 b 25, § 43. Ainsi, à cette époque, le nombre total des éléphants aurait été de 140, tandis qu'Alexandre, lorsqu'il descendit le cours de l'Indus, en avait déjà 200 (ARRIAN., VI, 2, 2) : il est cependant peu probable que le nombre ait diminué d'autant en si peu d'années. Arrien n'explique pas bien nettement si peut-être l'armée royale n'était pas restée avec Antigone. J'ai cru devoir accepter l'hypothèse contraire, parce que l'armée royale était seule capable de faire une émeute pour réclamer des cadeaux en argent et qu'elle devait par conséquent être allée avec Antipater. Arrien dit que 8.500 hommes d'infanterie étaient restés avec Antigone.

[27] ARRIAN, loc. cit. Son histoire se terminait ici avec le dixième livre.

[28] POLYÆN, IV, 6, 5.

[29] DIODORE, XVIII, 40, 5, et 8. Il n'est pas probable qu'il ait commandé à fa fois les 5.000 cavaliers d'Eumène.

[30] DIODORE, XVIII, 40. Je n'ai pas réussi à découvrir d'autre renseignement que cet έν Όρκυνίοις. Peut-être est-ce la région que Strabon (XII, p. 567, 568, 576) place à gauche de la Grande-Phrygie, entre Pessinonte et la Lycaonie, au sud de ce qui fut plus tard le pays des Tectosages, et qu'il appelle τά περί Όρκαορικούς (Cf. LEAKE, Asia minor, p. 88). Il y a trop loin de là, ce semble, à cette Orcestos dont POCOCKE et HAMILTON ont lu le nom sur des inscriptions dans les ruines voisines d'Alekian (sur la route de Kara-Hissar ou Métropolis à Ancyre), inscription que MORDTMANN n'a plus retrouvée en 1859 (cf. C. I. GRÆC., III, n° 3822 b2, p. 1051. C. I. LAT., III, 1, n° 352). On pourrait plutôt songer à l'Oroanticus tractus (PLINE, V, 32. Cf. MANNERT, VI, 2, p. 180), situé sur la route de Célænæ à Mazaca par la Lycaonie, pays qui a été décrit par Artémidore (STRABON, XIV, p. 663), et en partie par ARUNDELL, à la fin de la première partie de son beau livre. Cependant, cette dernière hypothèse n'est guère plausible, à cause du caractère absolument montagneux de la région. Les trois contrées précitées se trouvent à la frontière occidentale de l'ancienne Cappadoce, de sorte que, si plus tard, comme c'était à prévoir, Eumène était obligé de se retirer du côté de l'Orient, il pouvait s'échapper par Nora.

[31] Il y a là bien moins de troupes qu'Antipater n'en avait laissé au stratège ; il y manque au moins 500 Macédoniens, et peut-être la majeure partie de la cavalerie, Il semble que ceux-ci aient été dans l'intervalle détachés ailleurs. Aucun auteur ancien ne nous apprend ce qu'on a fait durant cette année 320 contre Alcétas et Attale : Polyænos (IV, 6, 6) parle seulement de 3.000 hommes en Lycaonie, qui se révoltèrent plus tard en hiver.

[32] PLUTARQUE, Eumen., 10. DIODORE, XVIII, 40. Hunc persequens Antigonus, dum omni genere copiarum abundaret, sæpe in itineribus vexabatur, neque umquam ad manum accedere licebat nisi iis locis, quibus pauci multis possent resistere (CORN. NEPOS, Eumen., 5).

[33] PLUTARQUE, Eumen., 9. POLYÆN, IV, 8, 5.

[34] CORNEL. NEPOS, Eumen., 5. DIODORE, XVIII, 41.

[35] Nora ou Noroassos (STRABON, XII, p. 537) était située, d'après Cornelius Nepos, en Phrygie ; d'après Plutarque, sur la limite de la Lycaonie et de la Cappadoce. Les indications de Strabon (cf. XII, p. 558) ne sont pas de nature à permettre d'arriver à un résultat plus précis ; il n'y a rien non-plus, que je sache, dans les relations des voyageurs modernes qui caractérise de plus près ce château assis sur un rocher, comme on en trouve beaucoup dans l'intérieur de l'Asie-Mineure. Il parait avoir été situé à peu près à l'endroit où la route venant de Mazaca se bifurque pour aller d'un côté en Cilicie, de l'autre à Iconion.

[36] ÆLIAN, Var. Hist., XII, 16.

[37] Ptolémée est fils de Démétrios. On pourrait être tenté de reconnaître dans ce Démétrios l'amiral du roi Philippe, que signale A. SCHÆFER (Demosthenes, II, p. 476) ; mais on rencontre encore trois autres officiers supérieurs du nom de Démétrios dans l'année d'Alexandre.

[38] DIODORE, XVIII, 41. PLUTARQUE, Eumen., 10. Cette histoire n'est certainement pas de Douris, comme on l'a supposé ; elle n'est pas non plus dans ton que l'on est en droit d'assigner à la narration d'Hiéronyme, surtout le είδίως τήν τύχην όξέως μεταβάλλουσαν de Diodore.

[39] DIODORE, XVI I 42. PLUTARQUE, Eumen., 11. CORN. NEPOS, Eumen., 5. FRONTIN, Strateg., IV, 7, 34.

[40] DIODORE, XVIII, 42. Justin (XIV, 2) donne une version un peu différente.

[41] DIODORE, XVIII, 43. APPIAN, Syr. 52. JOSÈPHE, Ant. Jud., XII, 1. In Apion, I, 22. Diodore parle de cette occupation immédiatement avant le début de l'archontat d'Apollodoros (Ol. CXV, 2), qui pour lui correspond à l'an 319 ; par conséquent, elle tombe, suivant lui, sous l'archontat de Néæchmos (Ol. CXV, 1), qui ne figure pas dans son texte tel que nous l'avons aujourd'hui.

[42] C'est à ce moment (320/319) que se produit en Lycaonie la défection des 3.000 Macédoniens, qui furent ramenés à l'obéissance par une ruse habile et reconduits dans leur pays par Léonidas (POLYÆN, IV, 6, 6).

[43] Diodore (XVIII, 41) est seul à parler de ces mouvements : Antigone, selon lui, est parti έπί τούς πορευομένου ήγεμόνας, et il les trouva avec des forces considérables à Crétopolis, ville par laquelle passe la grande route allant de la côte de Pamphylie en Phrygie. On était au commencement de l'hiver 320/319. Probablement les chefs, comptant sur l'éloignement d'Antigone, avaient médité une incursion en Phrygie.

[44] MANNERT (VI, 2, p. 153) identifie, probablement avec raison, la ville de Crétopolis avec celle qui s'appela plus tard Sozopolis, d'où est venu le nom actuel, Sousou. L'endroit décrit ci-dessus, ainsi que les renseignements donnés par Polybe (V, 72, 5), s'accordent on ne peut mieux avec le paysage dépeint par ARUNDELL (II, p. 59). La ville est à 5 heures ½ au sud de Sagalassos, à 18 heures au nord d'Adalia (ARUNDELL, p. 85) : à 2 heures du côté de l'est se trouve dans les montagnes le remarquable fort de Cremna (Girmeh), d'où, suivant toute vraisemblance, Antigone marcha à l'ennemi. Diodore évalue à 2.500 stades la distance de Crétopolis à Nora ; son calcul s'accorde avec notre hypothèse, à savoir que Nora se trouvait sur la route de Mazaca, et non loin de cette ville. ARUNDELL (II, p. 101) veut que Bourdour, bâtie dans la montagne à l'entrée des défilés qui débouchent de Phrygie, soit Crétopolis ; mais sa conjecture n'est pas d'accord avec Polybe, lequel dit, en parlant de cette région, que les Selgiens avaient occupé les défilés, et que, pour cette raison, Garsyéris était arrivé à Crétopolis en traversant la contrée de Milyade.

[45] POLYÆN, IV, 6, 7. DIODORE, XVIII, 44, 45.

[46] Diodore dit : μετά τών ίδίων ύπασπιστών καί τών παιδών, ce qui ne peut désigner ni ses enfants, ni ses esclaves, comme le pense WESSELING.

[47] Termessos ou Termissos (STRABON, XIV, p. 666). Τερμήσσεις οί μείζονες sur les monnaies et dans Étienne de Byzance. Le général KÖHLER est parvenu à ces défilés le deuxième jour après son départ d'Idalia (LEAKE, p. 135). CORANCEZ, dans son Itinéraire d'une partie peu connue de l'Asie-Mineure (p. 394), publié sans nom d'auteur, décrit très exactement le pays ; derrière les ruines d'Isindos (à quatre heures au N.-E. d'Adalia), il traversa un bois, puis arriva bientôt dans un défilé encaissé entre d'énormes rochers calcaires ; le col lui-même monte en pente raide à partir de la plaine ; on y trouve encore quantité de ruines, et, à l'endroit le plus resserré du chemin, une muraille assez considérable est menée en travers. A une demi-lieue au delà du défilé, on voit des débris d'anciennes constructions, des tours, des murs, etc. Il faut ajouter aujourd'hui à ces renseignements ceux de SCHÖNBOHN, de FORBES, etc., et surtout les détails instructifs que donne G. HIRSCHFELD (Monatsber. der Berl. Akad. 1874, p. 716).

[48] DIODORE, XVIII, 47.

[49] DIODORE, XVIII, 48.

[50] Plutarque a raconté ces anecdotes et d'autres analogues dans la Vie de Phocion, et, suivant sa manière, il les a encore reproduites ailleurs. On fera bien de n'y pas attacher trop d'importance.

[51] ARRIAN ap. PHOT. 70 a. 4, § 14. Plutarque (Demosth., 31) rapporte que Dinarque le Corinthien s'est fait l'accusateur de Démade. Ce Dinarque est ou bien le célèbre orateur, ou l'administrateur du Péloponnèse, qui fut exécuté en 318, lorsqu'il vint trouver Polysperchon pour intercéder en faveur des oligarques d'Athènes.

[52] ARRIAN, loc. cit. DIODORE, XVIII, 48. Plutarque (Phocion, 30) dit que Démade avait noué ces négociations avec Antipater. C'est à coup sûr une erreur. On trouve d'autres renseignements également erronés dans Suidas sur la mort de l'orateur.

[53] Il n'est pas possible de savoir quand et comment Cassandre revint d'Asie et quitta le camp d'Antigone : cependant, on le voit par la suite, il dut se séparer en bons termes d'Antigone. Cf. les paroles de Dexippos (ap. SYNCELL., p. 504 éd. Bonn.).

[54] DIODORE, XVIII, 48.

[55] DIODORE, XIX, 11.

[56] έβίω δέ έτη όθ' (SUIDAS, s. v.). La chronologie de ces années offre dans Diodore de grandes difficultés, car non seulement il a omis entre le chapitre 36 et le chapitre 44 deux archontes (Archippos, Ol. CXIV, 4 : Neæchmos, Ol. CXV, 1), mais, induit en erreur probablement par un second Archippos, qui a été archonte en Ol. CXV, 3, il a embrouillé la répartition des événements. On trouvera de plus amples détails à ce sujet dans l'Appendice de l'Histoire d'Alexandre.