HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE QUATRIÈME. — CHAPITRE PREMIER.

 

 

Le départ. — Combats dans le pays des Orites. — Marche de l'armée à travers le désert de Gédrosie. — Arrivée du reste de l'armée en Carmanie. — Néarque à Harmozia. — Désordres dans l'empire. — Châtiments infligés par le roi. — Retour en Perse. — Deuxième fuite d'Harpale. — Les noces à Suse — Nouvelle organisation de l'armée. —Départ pour Opis.

La contrée de l'Indus est bornée à l'ouest par de hautes montagnes qui descendent depuis le fleuve du Cophène jusqu'à l'Océan ; les dernières masses de leurs rochers dominent encore de près de 900 pieds les brisants de la mer. Ces montagnes, que traversent un petit nombre de défilés, forment un mur de séparation complète entre la région du delta de l'Indus et le littoral désert de la Gédrosie, ainsi qu'entre le pays du Sindh et la haute satrapie de l'Ariane. A l'est, on trouve la température chaude et humide des tropiques, de nombreux cours d'eau, une végétation luxuriante, une faune riche, une population dense, dont les relations sociales s'étendent au loin, avec les mille productions et les mille besoins d'une civilisation vieille comme le monde. De l'autre côté des montagnes-frontières, dont les roches nues s'étagent en assises superposées, on trouve un labyrinthe de rocs escarpés, de crêtes abruptes, de steppes montagneuses, et au milieu le plateau de Kélat, nu, triste, glacé par un froid sec ou surchauffé par les feux d'un été court et brûlant, un véritable désert de la pauvreté[1]. Au nord et à l'ouest, cette contrée est entourée par des rochers en pente raide, au pied desquels la mer de sable du désert de l'Ariane étend sa nappe unie, comme un Océan sans fin, avec son atmosphère rougeâtre qui réverbère les ardeurs des sables mouvants, avec ses ondulations semblables à des vagues formées par des dunes toujours en mouvement, au milieu desquelles le voyageur s'égare et le chameau succombe. Telle est la triste route qui traverse l'intérieur du pays, et cependant le désert de la côte et le chemin qui le traverse en se dirigeant à l'ouest est encore plus solitaire et plus terrible. Lorsqu'en sortant de l'Inde, on a gravi les défilés de la grande chaîne qui sépare les deux contrées, une région basse se déploie : à gauche, la mer ; vers l'ouest et le nord, des montagnes ; au fond, un fleuve qui roule vers l'Océan, le dernier cours d'eau qu'on rencontre sur ce chemin ; au pied des montagnes, des champs de blé ; puis des villages et des bourgs disséminés dans la plaine, et qui sont les derniers qu'on rencontrera pendant un voyage de plusieurs mois. Vers le nord, de mauvais défilés, tracés en zigzag dans les montagnes désertes de Kélat, conduisent hors de cette plaine[2] ; à l'ouest, les montagnes des Orites descendent jusqu'à la mer. Lorsqu'on les a franchies, le désert commence dans toute son horreur ; la côte est plate, sablonneuse, brûlante, sans herbe et sans buissons, sillonnée par des lits que les torrents desséchés ont creusés dans le sable, presque inhabitable ; çà et là de misérables cabanes de pêcheurs, à plusieurs milles les unes des autres, sont disséminées sur la côte ; elles sont construites avec des arêtes de poisson et du limon de la mer et protégées par des groupes isolés de palmiers ; les quelques hommes qu'on rencontre sont encore plus misérables que leur pays. A un jour de marche vers l'intérieur des terres s'étendent des chaînes de rochers nus, traversées par des torrents qui, dans la saison des pluies, s'enflent tout à coup et se précipitent en grondant et en mugissant vers la côte, où ils creusent des lits profonds pour se déverser dans la mer, tandis qu'ils restent à sec pendant tout le reste de l'année, couverts de genêts, de mimosas et de tamaris, remplis de loups, de chacals et d'essaims de moucherons. Derrière ces chaînes de rochers s'étend le désert de Gédrosie, large de plusieurs jours de marche et parcouru par des tribus nomades isolées qui sont plus que redoutables pour l'étranger. La solitude, l'aridité, le manque d'eau sont ici les moindres maux ; on a à supporter un soleil torride, une poussière brûlante qui enflamme l'œil et oppresse la respiration ; la nuit, une fraîcheur pénétrante ; le hurlement des bêtes sauvages affamées retentit dans l'obscurité ; nulle part un abri, nulle part un peu de gazon ; rien à manger, rien à boire ; aucune voie assurée, aucun terme au voyage. Ce fut par ce désert, dit-on, que revint des Indes la reine Sémiramis, des cent mille soldats de son armée, elle ne ramena pas vingt hommes avec elle à Babylone. On raconte que Cyrus aussi suivit cette route dans sa retraite et subit un destin semblable ; le fanatisme musulman lui-même n'a pas osé poursuivre à travers ce désert sa marche conquérante ; le calife interdit à son général Abdallah l'entrée de ce pays, que la colère du prophète avait manifestement frappé.

Cette route, Alexandre osa la prendre, et ce ne fut pas pour accomplir un exploit plus grand que ceux de Cyrus et de Sémiramis, comme l'a prétendu l'antiquité, ni pour faire oublier par un plus grand désastre les pertes qu'avait causées la campagne de l'Inde, ainsi que l'ont imaginé certains historiens modernes à vues pénétrantes. Il devait choisir cette voie ; il était de son devoir de ne pas laisser, entre les satrapies de l'Indus et de lamer Persique, une immense étendue dépourvue de maître, et de ne pas permettre à des tribus insoumises de rompre la continuité de l'occupation ; il fallait d'autant moins leur en laisser la faculté que les chaînes de rochers qui s'étendent aux confins du désert auraient offert un asile toujours prêt aux hordes de pillards et aux satrapes rebelles. L'importance était encore plus grande par rapport à la flotte qui devait ouvrir la voie de la mer entre l'Inde et la l'erse, eu suivant les côtes désertes ; il lui était impossible, en effet, de se munir de vivres et d'eau pour un voyage de plusieurs mois ; pour s'en procurer, il était nécessaire qu'elle abordât de temps en temps à la côte, dont l'art nautique de cette époque lui interdisait absolument de s'éloigner. Si cette expédition devait avoir quelque heureux résultat et atteindre son but, qui était d'ouvrir la navigation de l'Euphrate à l'Indus, il était nécessaire avant tout de rendre la côte accessible, de creuser des puits, de pourvoir aux vivres, d'empêcher la résistance du côté des indigènes et de rattacher à l'empire les populations, particulièrement celles des districts les plus riches. Tels furent les motifs qui poussèrent le roi à prendre à son retour la voie de la Gédrosie, bien que la nature de la contrée ne pût lui être inconnue ; il ne devait pas abandonner son grand plan à cause de dangers qui étaient inévitables ; il ne devait pas reculer devant les sacrifices que lui coûterait une entreprise dont il espérait à bon droit les plus grands résultats. Sibyrtios, satrape de Carmanie[3], dut recevoir l'ordre d'envoyer d'Occident, aussi promptement que possible, tout ce qui était nécessaire à l'armée, et les renseignements apprirent bientôt que la contrée qui confinait immédiatement à l'Inde était habitée à l'intérieur et possédait assez de fertiles vallées pour qu'elle pût, si elle était occupée, fournir les provisions nécessaires au voyage le long de la côte.

Les documents ne permettent pas d'indiquer, même approximativement, à combien se montait l'effectif des troupes que le roi conduisit à travers la Gédrosie. On peut évaluer la flotte à environ 100 vaisseaux, et les hommes qui la montaient à 12.000, plus environ 2.000 matelots. L'armée que Cratère conduisait par l'Arachosie devait être notablement plus forte. D'après un rapport de source sûre, les forces du roi, lorsqu'il était à Alexandrie Sogdienne, comprenaient en tout 4 20.000 hommes ; en estimant à 30.000 environ les hommes qui étaient restés dans la satrapie de l'Inde et dans les villes nouvellement fondées, on peut estimer à 30 ou 40.000 le nombre des combattants qui suivirent le roi. Nous ne donnons ces chiffres que pour rappeler ce qu'on devrait savoir pour se faire une idée pragmatiquement claire de l'expédition accomplie par Alexandre à son retour.

On pouvait être à la fin d'août de l'année 325 lorsque Alexandre quitta Pattala et le pays de 'l'Inde. Bientôt on eut atteint les montagnes qui en forment la limite ; on gravit les défilés qui se trouvent le plus au nord, et, vers le neuvième jour[4], on pénétra dans le bassin de l'Arbios. Les Arbites[5] habitaient en deçà de ce fleuve, tandis que les Orites occupaient la rive opposée jusqu'aux montagnes. Comme ces deux tribus ne s'étaient pas encore soumises, Alexandre partagea son armée de manière à parcourir leur contrée en divers sens, et, au besoin, à la dévaster. Quelques colonnes, sous les ordres du roi, de Léonnatos et de Ptolémée, descendirent dans leur pays, tandis qu'Héphestion conduisait derrière le reste de l'armée. Profitant de la circonstance pour faire creuser des puits le long de la côte en prévision des besoins de sa flotte, Alexandre se porta sur la gauche, vers la mer, afin de tomber à l'improviste sur les Orites, qui avaient la réputation d'être un peuple nombreux et guerrier. A l'approche des Macédoniens, les Arbites avaient abandonné leurs villages et s'étaient enfuis dans le désert. Le roi arriva sur le bord de l'Arbios, qu'il franchit facilement, car l'eau était basse et le lit étroit ; puis, continuant sa marche pendant la nuit, à travers la contrée sablonneuse qui s'étend vers l'occident à partir de la rive droite du fleuve, il se trouva, au lever du jour, près des champs bien cultivés et des villages des Orites. Aussitôt la cavalerie reçut l'ordre de se porter en avant par escadrons espacés à une distance convenable, afin d'occuper d'autant plus de terrain, tandis que l'infanterie suivait en ligne compacte. Les villages furent ainsi attaqués et pris les uns après les autres ; lorsque les habitants tentaient de résister et osaient combattre les lances macédoniennes avec leurs flèches empoisonnées, ils étaient facilement vaincus, leur village était livré aux flammes, et 'eux-mêmes étaient massacrés ou faits prisonniers et réduits en esclavage. La région basse des Orites fut soumise sans pertes bien importantes, et le Lagide Ptolémée lui-même, dont la vie avait été mise en danger par un coup de flèche, fut promptement et heureusement guéri de sa blessure[6]. Alexandre s'arrêta sur le bord d'un cours d'eau et y établit son camp, pour attendre l'arrivée d'Héphestion. Lorsque celui-ci l'eut rejoint, il s'avança avec lui vers le bourg de Rambacia, qui était le plus considérable du pays des Orites ; comme sa position semblait favorable pour le commerce et pour la défense de la contrée, Alexandre résolut d'en faire la capitale de la satrapie d'Oritide et de la coloniser ; Héphestion reçut l'ordre d'y fonder Alexandrie Oritique[7]. Le roi lui-même, avec la moitié des hypaspistes et des Agrianes, l'escorte de sa cavalerie et les archers à cheval, s'avança contre les montagnes qui séparent le territoire des Orites de celui des Gédrosiens, car on lui avait rapporté que ces deux peuples, en nombre très considérable, s'étaient portés dans les défilés à travers lesquels passe la route de la Gédrosie, afin d'y barrer la route aux Macédoniens au moyen de leurs forces réunies. Mais, dès que les troupes s'approchèrent de l'entrée de ces défilés, les Barbares s'enfuirent devant un ennemi dont ils redoutaient l'irrésistible énergie autant que la colère après la victoire ; les chefs des Orites descendirent et se soumirent humblement au roi, se rendant à merci, eux et leur pays. Alexandre les reçut avec plus de bienveillance qu'ils ne l'avaient espéré, les chargea de rassembler de nouveau les habitants des villages qui s'étaient dispersés, et de leur promettre en son nom paix et sécurité ; il leur recommanda vivement d'obéir à son satrape Apollophane, sous le commandement duquel il les plaça, ainsi que les Arbites et le pays des Gédrosiens, et surtout d'exécuter exactement les ordres qui leur seraient donnés en vue des besoins de la flotte macédonienne[8]. Le garde du corps Léonnatos, avec une armée considérable comprenant tous les Agrianes, une partie des archers, quelques centaines de cavaliers macédoniens et helléniques et un nombre correspondant de soldats pesamment armés et de troupes asiatiques, fut laissé dans la nouvelle satrapie, avec ordre d'attendre l'arrivée de la flotte sur cette partie de la côte, de préparer tout ce qu'il fallait pour la recevoir, d'achever la colonisation de la nouvelle ville, de réprimer les désordres et les résistances qui pourraient encore se produire de la part du peuple, et de faire tous ses efforts pour gagner au nouvel ordre de choses les Orites, qui jusqu'ici avaient été indépendants. Apollophane fut chargé d'employer tous les moyens pour réunir du bétail à abattre et des provisions dans l'intérieur du pays des Gédrosiens, afin que l'armée ne souffrit pas des privations.

Alexandre quitta ensuite le pays des Orites et se dirigea vers la Gédrosie. Déjà le bord du littoral, chaud et plat, devenait plus large, plus désert ; la chaleur était plus brûlante, la route plus pénible ; pendant des journées entières, on voyageait dans une contrée sablonneuse et déserte, où de temps à autres quelques groupes de palmiers offraient une ombre misérable contre les rayons presque perpendiculaires du soleil ; les buissons de myrrhe devenaient plus fréquents ; sous l'ardeur du soleil, ils exhalaient une odeur pénétrante et laissaient suinter en abondance une résine dont on ne tirait aucun parti. Les négociants phéniciens qui suivaient l'armée avec de nombreux chameaux firent là une riche récolte de cette précieuse marchandise, si estimée en Occident sous le nom de myrrhe d'Arabie[9]. Dans le voisinage de la mer et des rivières fleurissait l'odorant tamaris ; le sol était couvert des racines entrelacées du nard et des pousses de buissons épineux, dans lesquels les lièvres effrayés par l'approche de l'armée venaient se prendre comme des oiseaux dans un lacet. On passait la nuit dans le voisinage d'un de ces endroits, et les soldats préparaient leur couche avec des feuilles de myrrhe et de nard. Mais, à chaque nouvelle étape, la côte devenait plus déserte et plus difficile ; les ruisseaux s'absorbaient dans le sable brûlant ; la végétation cessa ; sur une immense étendue on n'apercevait aucune trace d'homme ou d'animal ; on commença à marcher la nuit, pour se reposer pendant le jour ; on s'avança dans l'intérieur des terres pour s'éloigner un peu de ce désert et en même temps afin d'apporter sur la côte des provisions pour la flotte ; quelques troupes détachées furent envoyées sur le rivage pour emmagasiner les provisions, creuser des puits et chercher sur la côte les points accessibles aux vaisseaux. Quelques-uns de ces cavaliers, sous les ordres de Thoas, rapportèrent la nouvelle qu'il se trouvait sur le rivage quelques misérables huttes de pêcheurs, construites avec des côtes de baleine et des coquillages ; les habitants, pauvres et d'une intelligence bornée, vivaient de poissons desséchés et réduits en farine et buvaient l'eau saumâtre conservée dans les trous du sable : on avait atteint le territoire des Ichthyophages. En s'avançant dans l'intérieur dés terres, on trouvait, disait-on, quelques villages ; l'armée dut s'y rendre, car déjà le manque de vivres commençait à se faire sentir. Après de longues et pénibles marches, dans lesquelles on ne pouvait déjà plus conserver une discipline et un ordre rigoureux, on atteignit enfin l'endroit désigné ; on partagea entre les troupes, avec le plus d'économie possible, les provisions qui s'y trouvaient, pour envoyer le reste à la côte, après avoir fait des paquets scellés du sceau royal qu'on chargea sur des chameaux. Mais, à peine Alexandre s'était-il mis en marche pour continuer sa route avec les premières colonnes, que les hommes qu'on avait préposés à la garde des vivrés brisèrent les sceaux et partagèrent avec leurs camarades affamés, qui les entouraient en poussant des cris, les provisions qu'ils devaient garder, préférant encourir la peine de mort plutôt que de mourir de faim. Alexandre laissa le fait impuni ; il fit hâte pour se procurer de nouvelles provisions et les envoyer sous une protection plus sûre ; il commanda aux habitants d'amener de l'intérieur du pays autant de blé, de dattes et de bestiaux qu'il était possible, et de les conduire à la côte ; des hommes de confiance furent laissés en arrière pour prendre soin de ces transports.

Pendant ce temps, l'armée continuait sa marche ; elle approchait de la partie la plus redoutable du désert ; la faim, la misère, l'indiscipline prenaient des proportions effrayantes. A dix, à quinze milles à la ronde, pas une goutte d'eau ; partout un sable profond et brûlant, amassé en larges dunes, comme les vagues d'une mer houleuse, et sur lequel on se traînait avec peine en enfonçant profondément à chaque pas, pour recommencer aussitôt à nouveaux frais le même travail ; à, ces fatigues venaient s'ajouter l'obscurité de la nuit, le relâchement de toute discipline, qui prenait des proportions effrayantes ; ce qui restait de forge était épuisé par la faim et la soif ou exalté par une convoitise égoïste. On abattait les chevaux, les chameaux, les bêtes de somme pour manger leur chair ; on dételait les bêtes qui traînaient les voitures des malades et on abandonnait ceux-ci à leur sort pour marcher en avant avec une triste précipitation ; celui que la fatigue ou la faiblesse retenait en arrière retrouvait à peine le matin quelques traces de la grande armée, et, s'il les découvrait, c'était en vain qu'il s'efforçait de rejoindre ses compagnons ; il tombait en proie à d'horribles convulsions sous les brûlants rayons du soleil de midi, ou s'égarait dans le labyrinthe des dunes pour succomber lentement à la faim et à la soif. Heureux ceux qui avant le lever du jour atteignaient une fontaine pour se reposer ; mais souvent il fallait encore marcher lorsque déjà le soleil dardait ses rayons au milieu d'une atmosphère de feu, lorsqu'ils sentaient le sable brûlant sous leurs pieds endoloris ; alors les animaux tombaient en râlant et les hommes s'affaissaient, tandis qu'un flot de sang jaillissait soudain de leurs yeux et. de leur bouche, ou succombaient sous le poids de la fatigue, pendant que les soldats, en bandes désordonnées, chancelants et silencieux comme des spectres, passaient à côté de leurs camarades mourants. Arrivait-on enfin près d'une source, alors tous se ruaient et buvaient avec une avide précipitation, pour expier ensuite ce dernier soulagement dans les tortures d'une mort douloureuse. Un jour, l'armée campait et se reposait sous les tentes dans un de ces endroits près duquel passait un cours d'eau presque desséché ; tout à coup le lit du torrent se remplit, les eaux roulent en mugissant[10] ; armes, animaux, tentes, hommes, sont entraînés, et, avant qu'on ait eu le temps de revenir de sa surprise, avant qu'on ait pu se protéger, le désordre est déjà à son comble ; la tente d'Alexandre, une partie de ses armes deviennent la proie des eaux, et lui-même n'échappe qu'avec peine à leur violence. Ainsi s'augmentait l'effroi ; puis, lorsqu'enfin tout fut prêt pour continuer la marche, un vent violent se mit à pousser les unes contre les autres les dunes du désert et fit disparaître toute trace de chemin ; les guides indigènes s'égaraient et ne savaient plus de quel côté se diriger ; les plus intrépides perdaient courage ; tous croyaient leur perte certaine. Alexandre réunit autour de lui les cavaliers les plus vigoureux, pour chercher la mer à la tête de ce petit escadron ; il les conjura de rassembler leurs dernières forces et de le suivre. En proie à la soif et à l'épuisement le plus profond, ils chevauchèrent à travers les dunes élevées, se dirigeant vers le sud ; les chevaux s'affaissèrent, les cavaliers ne purent se traîner plus loin ; seul, le roi infatigable poursuivit sa route avec cinq autres soldats. Enfin ils aperçurent l'azur de la mer ; ils descendirent de cheval, creusèrent le sable avec leur épée pour chercher de l'eau douce, et une source jaillit pour les ranimer. Alexandre courut retrouver l'armée et la conduisit sur cette côte moins brûlante et vers les sources d'eau potable qui s'y trouvaient. Alors les guides reconnurent leur chemin et conduisirent l'armée pendant sept jours encore dans le désert, où l'on ne souffrit plus du manque d'eau et où l'on trouva également ici et là quelques provisions et quelques villages. Le septième jour, on se dirigea du côté de l'intérieur des terres et on marcha, à travers une contrée fertile et plus riante, vers Poura, résidence du satrape de Gédrosie[11]

C'est ainsi que l'armée atteignit enfin le but de son voyage ; mais en quel état ! La traversée du désert, depuis la frontière des Orites, avait duré soixante jours[12] ; mais les souffrances et les pertes qu'on eut à supporter pendant cette marche furent plus grandes que toutes les précédentes ensemble. L'armée, qui était sortie si riche et si fière de l'Inde, était réduite à un quart de son effectif[13], et les tristes restes de ces troupes qui avaient conquis le monde étaient exténués, défigurés, vêtus de haillons, presque sans armes ; les quelques chevaux survivants étaient amaigris et sans forces ; le tout formait une scène représentant la misère, le désordre et l'abattement. C'est ainsi que le roi arriva à Poura ; là, il fit halte, pour laisser ses troupes épuisées se refaire et permettre à ceux qui s'étaient égarés pendant la route de rejoindre le corps. Le satrape d'Oritide et de Gédrosie, qui avait reçu l'ordre de pourvoir de vivres les routes du désert et dont la négligence avait privé l'armée même des soulagements compatibles avec le désert, fut destitué, et Thoas fut désigné pour lui succéder dans la satrapie[14].

Alexandre partit ensuite pour la Carmanie, où il espérait rencontrer Cratère avec son armée, ainsi que plusieurs commandants des provinces supérieures qu'il avait convoqués dans ce pays. On pouvait être alors au commencent de décembre. On n'avait pas la moindre nouvelle de la flotte et de ce qui pouvait lui être arrivé. Néarque était un homme de cœur ; mais l'expédition qui lui avait été confiée était déjà par elle-même pleine de périls, et la complète incertitude sur la marche de l'entreprise était fort inquiétante ; Alexandre, surtout après les événements qui venaient de se passer et après leur indescriptible horreur, pouvait donc bien être porté à tout redouter, plutôt qu'à espérer la réussite d'un grand plan. Cette côte, où la plus grande partie de son armée avait trouvé une mort misérable, était le dernier, le seul refuge pour la flotte, et, déserte, sablonneuse, sans port comme elle était, elle semblait être plutôt propre à augmenter les dangers des coups de vents inattendus et des tempêtes qu'à offrir contre eux un abri ; un seul ouragan, et flotte et armée pouvaient disparaître sans laisser de traces ; une seule course imprudente, et l'Océan était assez grand pour qu'on pût s'y égarer à l'infini sans espoir de salut.

Dans ce moment l'hyparque du pays[15] vint trouver le roi et lui apporter des nouvelles : Néarque avait heureusement abordé avec la flotte à cinq jours de marche vers le sud, à l'embouchure de l'Anamis, et, après avoir appris que le roi se trouvait dans le haut pays, il avait fait établir pour son armée un camp retranché par des murs et des fossés ; il ne tarderait pas à se présenter en personne devant Alexandre. Au premier moment, la joie du roi fut extraordinaire ; mais bientôt revinrent l'impatience, le doute, les poignantes inquiétudes ; on attendait en vain l'arrivée de Néarque, et les jours se succédaient ; on envoya messager sur messager ; les uns revenaient, annonçant qu'ils n'avaient rencontré nulle part les Macédoniens de la flotte, que nulle part ils n'en avaient eu de nouvelles ; les autres ne revenaient pas du tout. Enfin Alexandre donna l'ordre d'arrêter et de mettre aux fers l'hyparque félon qui avait forgé des contes et s'était fait un jeu du deuil de l'armée et de celui du roi. Il était plus triste qu'avant ; sa pâleur accusait les souffrances d'âme et de corps qu'il éprouvait.

L'hyparque cependant avait dit vrai ; Néarque avec la flotte avait abordé à la côte de Carmanie, après avoir heureusement accompli une entreprise encore sans pareille sous le rapport des dangers et des prodiges, et rendue plus difficile par un enchaînement de circonstances accidentelles. Les difficultés avaient commencé lorsqu'on était encore sur les rives de l'Indus. A peine Alexandre avait-il passé les frontières de l'Inde avec l'armée de terre, que les Indiens, se croyant alors affranchis, avaient commencé à se livrer à une agitation suspecte, tellement que la flotte ne paraissait plus être en sûreté sur l'Indus[16]. Néarque, considérant qu'il n'avait pas reçu mission de contenir le pays, mais seulement de conduire la flotte dans le golfe Persique, s'était rapidement préparé au départ, sans attendre l'époque où le vent d'est prend une direction constante ; il avait mis à la voile le 21 septembre et dépassé en peu de jours les canaux du delta de l'Indus. Le vent, qui soufflait du sud avec violence, l'avait alors obligé d'aborder au-dessous du promontoire qui sépare l'Inde du pays des Arbites, dans un port auquel il avait donné le nom d'Alexandre, puis de descendre à terre et de s'y arrêter pendant vingt-cinq jours, jusqu'à ce qu'enfin les vents eussent pris un cours régulier. Le 23 octobre, il s'était embarqué de nouveau, et, au milieu de dangers de toutes sortes, tantôt naviguant entre des écueils, tantôt luttant contre la houle puissante de l'Océan, il avait dépassé l'embouchure de l'Arbios. Après une terrible tempête, qui arriva le 31 octobre et fit couler trois embarcations, il était descendu à terre près de Couda, pour se reposer pendant dix jours et réparer les avaries de ses vaisseaux ; c'était dans cet endroit que Léonnatos, peu de temps auparavant, avait vaincu les Barbares des environs dans une sanglante rencontre où le satrape de Gédrosie, Apollophane, avait trouvé la mort. Néarque s'était pourvu de vivres en abondance et avait eu plusieurs entrevues avec Léonnatos ; puis il avait quitté cette plage pour se diriger vers l'ouest avec la flotte, qui était arrivée le 10 novembre à l'embouchure du Toméros. Des troupes d'Orites armés se tenaient sur les rives de ce fleuve, pour en barrer l'entrée aux vaisseaux ; mais une attaque hardie suffit pour les mettre en déroute et assurer pendant quelques jours aux Macédoniens une rive où ils purent descendre à terre en sécurité.

Le 21 novembre, la flotte était arrivée en face de la côte du pays des Ichthyophages, ce pauvre et terrible désert où les souffrances de l'armée de terre avaient commencé ; l'armée de mer en eut aussi beaucoup à supporter dans ces parages ; le manque d'eau douce et de vivres devenait chaque jour plus pressant. Enfin, derrière le promontoire de Bagia, on trouva dans un village de pêcheurs un indigène nommé Hydracès, qui s'offrit à accompagner la flotte en qualité de pilote et qui lui fut d'une grande utilité ; sous sa conduite, on put dorénavant faire de plus longues navigations et y employer les nuits, où la température était plus fraîche. Ce fut au milieu des privations toujours croissantes qu'on passa devant la côte sablonneuse et déserte de la Gédrosie, et déjà le mécontentement des troupes avait atteint une intensité menaçante, lorsqu'on atteignit enfin les côtes de la Carmanie, couvertes de bois de palmiers et de vignobles. Maintenant la détresse était passée ; maintenant on approchait de l'entrée de la mer Persique, après laquelle on soupirait depuis si longtemps ; ou était en pays ami. Sur la gauche, on apercevait la pointe de l'Arabie, nommée Macéta, qui s'avançait au loin dans la mer et d'où l'on apprit que la cannelle, ainsi que d'autres marchandises de l'Inde, était transportée à Babylone.

La flotte aborda sur la côte d'Harmozia, à l'embouchure de l'Anamis, et les troupes qui la montaient campèrent sur la rive du fleuve, pour se reposer après tant de fatigues et réfléchir aux dangers qu'on avait surmontés ; plus d'un, sans doute, avait craint de n'en pas réchapper. De l'armée de terre on ne savait rien ; depuis la côte des Ichthyophages, on en avait perdu toute trace[17]. Un jour quelques-uns des gens de Néarque, qui s'étaient un peu avancés dans l'intérieur afin de se procurer des vivres, aperçurent dans le lointain un homme vêtu du costume hellénique ; aussitôt ils coururent à lui et reconnurent, en versant des larmes de joie, que c'était un mercenaire grec. Ils lui demandèrent d'où il venait, qui il était ; il répondit qu'il venait du camp d'Alexandre et que le roi n'était pas loin de là. Remplis de joie, ils le conduisirent alors devant Néarque ; cet homme lui apprit qu'Alexandre se trouvait à une distance d'environ cinq jours de marche dans l'intérieur des terres et s'offrit en même temps à le conduire à l'hyparque du pays. A cette nouvelle, Néarque se consulta sur la manière dont il pourrait aller rejoindre le roi. Pendant qu'il retournait vers les vaisseaux pour y tout disposer et pour faire retrancher le camp, l'hyparque, dans l'espoir de gagner la faveur du roi en étant le premier à lui annoncer l'heureuse arrivée de la flotte, était remonté en toute hâte vers l'intérieur des terres, par le plus court chemin, et avait porté ce message qui, en tardant à se confirmer, lui attira tant de désagréments.

La suite de ce récit est racontée par Néarque lui-même. Les dispositions prises pour la sécurité de la flotte et du camp furent enfin assez avancées pour permettre à Néarque de quitter ses troupes et de remonter vers l'intérieur du pays ; il était accompagné d'Archias de Pella, qui commandait la flotte en second, et de cinq ou six autres personnages. Quelques-uns des messagers envoyés par Alexandre les rencontrèrent en route ; mais l'extérieur de Néarque, aussi bien que celui d'Archias, était tellement changé qu'ils ne les reconnurent ni l'un ni l'autre ; leurs cheveux et leur barbe étaient longs, leur visage pâle, leur corps amaigri, leurs vêtements en lambeaux et souillés de goudron, et, comme ils demandaient dans quelle direction pouvait bien se trouver le camp d'Alexandre, ces hommes leur donnèrent le renseignement et continuèrent leur route. Toutefois Archias soupçonnait la vérité et disait : Il semble que ces hommes soient envoyés pour nous chercher, mais nous sommes tellement changé et si différents de ce que nous étions dans l'Inde, qu'il n'est pas étonnant qu'ils ne nous reconnaissent pas. Disons-leur qui nous sommes, et demandons-leur où ils vont. Son compagnon suivit ce conseil, et les hommes répondirent qu'ils cherchaient Néarque et l'armée embarquée sur la flotte. Alors le commandant reprit : C'est moi que vous cherchez ; conduisez-nous au roi ! Ils les prirent avec une grande joie dans leurs voitures et revinrent au camp. Quelques-uns coururent en avant à la tente du roi en criant : Voilà Néarque et Archias, et cinq autres avec eux, qui arrivent ! Mais, comme ces hommes ne savaient rien du reste de l'armée ni de la flotte, le roi crut que ceux qu'on nommait avaient pu sans doute se sauver d'une manière inattendue, mais que l'armée et la flotte avaient péri, et sa douleur fut plus grande encore qu'auparavant. Enfin Néarque et Archias entrèrent : Alexandre put à peine les reconnaître ; il tendit la main à Néarque, le prit à part et pleura longtemps ; enfin il s'écria : En te voyant, toi et Archias, je sens diminuer la douleur que j'éprouve de cet immense désastre ; mais parle, comment ma flotte et mon armée ont-elles péri ? Néarque répondit : Ô roi, tu possèdes encore l'une et l'autre, ta flotte et ton armée, et nous sommes venus vers toi pour t'annoncer leur conservation. Alors Alexandre versa des pleurs plus abondants encore ; une bruyante allégresse se répandit autour de lui, et il fit serment par Zeus et par Ammon que ce jour lui était plus cher que la possession de l'Asie tout entière[18].

Déjà Cratère, après une marche heureuse à travers l'Arachosie et la Drangiane, était aussi arrivé en Carmanie avec son armée et ses éléphants[19] ; à la nouvelle des pertes immenses qu'Alexandre avait éprouvées, il s'était hâté de lui amener son armée fraîche et vigoureuse. Les commandants qui depuis cinq ans se tenaient en Médie se rencontrèrent avec lui ; c'étaient Cléandros avec les vétérans des mercenaires ; Héracon, avec les cavaliers mercenaires que Ménidas avait précédemment commandés ; Sitalcès, avec l'infanterie thrace ; Agathon, avec les cavaliers odryses ; en tout cinq mille fantassins et mille cavaliers[20]. Stasanor, satrape d'Arie et de Drangiane, et Pharasmane fils de Phratapherne, satrape de Parthie, étaient aussi arrivés en Carmanie, avec des chameaux, des chevaux et des troupeaux de bétail, surtout avec l'intention de pourvoir aux besoins de l'armée dans sa marche à travers le désert, car ils ne pensaient pas qu'elle fût déjà arrivée ; toutefois, ils n'en furent pas moins bien reçus, même à cette heure, avec ce qu'ils amenaient ; les chameaux, les chevaux et le bétail furent partagés entre les troupes de la façon accoutumée. Tout ceci, ajouté à l'heureux climat de la Carmanie, aux soins et au repos qui furent donnés aux soldats, enfin à la présence immédiate du roi, dont l'activité n'avait jamais été ni plus grande ni plus vigilante, fit disparaître en peu de temps les traces de l'affreuse misère et rendirent à l'armée macédonienne sa force et sa confiance en elle-même. Alors on célébra des fêtes de toutes sortes, pour rendre grâces aux dieux de l'heureux achèvement de la campagne de l'Inde, du retour de l'armée et de la merveilleuse conservation de la flotte. On sacrifia à Zeus sauveur, à Apollon qui éloigne la malédiction, à Poséidon qui ébranle la terre et aux dieux de la mer ; on fit des processions solennelles ; on chanta des hymnes de fête ; on donna en spectacle des joutes de toutes sortes. Dans le pompeux cortège, Néarque marchait à côté d'Alexandre ; tous deux portaient une couronne, et les troupes remplies d'allégresse leur jetaient des fleurs et des banderoles de mille couleurs[21]. Devant toute l'armée rassemblée, le navarque refit le récit de sa navigation, et le roi honora par des présents, des promotions et des distinctions de toutes sortes le navarque et les autres chefs, ainsi qu'un grand nombre des officiers de l'armée ; Peucestas, en particulier, qui jusqu'alors avait été porte-bouclier d'Alexandre et son écuyer à l'attaque de la ville des Malliens, fut adjoint, comme huitième, aux somatophylaques, dont le nombre était précédemment de sept.

En même temps, le roi donna des ordres pour continuer la marche : la flotte devait reprendre sa navigation le long des côtes du golfe Persique, s'engager dans l'embouchure du Pasitigris et remonter le fleuve de Suse. Afin d'éviter les chemins difficiles, la neige et les froids de l'hiver, Héphestion devait s'avancer, avec la plus grande partie de l'armée de terre, les éléphants et les bagages, sur le bord plat du littoral ; il avait assez de provisions et devait y trouver, dans cette saison, un air doux et un chemin commode[22] ; il avait ordre de se réunir ensuite au reste de l'armée et à la flotte dans la plaine de Suse. Alexandre voulait se rendre en personne dans cette ville, avec la cavalerie macédonienne et l'infanterie légère, particulièrement avec les hypaspistes et une partie des archers, en prenant le plus court chemin à travers les montagnes et en passant par Pasargade et Persépolis[23].

C'est ainsi qu'Alexandre revint dans les contrées qui lui étaient soumises depuis plusieurs années. Des désordres scandaleux, de dangereuses innovations s'étaient fait jour sur plus d'un point ; l'esprit d'indiscipline et d'usurpation qui avait régné dans l'ancien empire des Perses ne s'était que trop vite introduit aussi près des lieutenants et des chefs actuels. Sans surveillance et en possession d'une puissance presque illimitée pendant l'absence du roi, bien des satrapes, Macédoniens aussi bien que Perses, avaient opprimé les peuples de la manière la plus terrible ; ils avaient lâché la bride à leur cupidité et à leurs appétits voluptueux ; ils n'avaient épargné ni les temples des dieux, ni les tombeaux des morts eux-mêmes, et avaient été jusqu'à s'entourer déjà de troupes mercenaires et à prendre toutes les mesures afin de pouvoir au besoin se maintenir à main armée en possession de leurs gouvernements, dans le cas où Alexandre ne reviendrait pas des contrées de l'Inde. Les plans les plus téméraires, les désirs les plus extravagants, les espérances les plus exagérées étaient à l'ordre du jour ; l'agitation démesurée de ces années où tout ce qui était habituel et certain avait été mis de côté, où ce qu'il y avait de plus invraisemblable paraissait possible, ne trouvait plus d'assouvissement que dans les entreprises les plus indisciplinées et dans l'étourdissement de jouissances et de pertes immodérées. Les hasards terribles de la guerre qui avaient asservi l'Asie pouvaient aussi facilement se retourner ; si un seul coup de dés suffisait pour faire monter la fortune du roi jusqu'à une immense hauteur, il n'en fallait pas davantage non plus pour que tout s'en allât en fumée. La nationalité perse elle-même, après avoir été renversée, commençait à se relever avec de nouvelles espérances, et déjà plus d'une tentative avait été faite du côté des grands pour fonder des principautés indépendantes, en brisant les liens de l'empire à peine formés, ou bien pour exciter les peuples à la défection, au nom de la vieille royauté des Perses, qui certainement devait être restaurée. Et comme maintenant, après que le roi avait été absent pendant plusieurs années, après que le désordre et l'usurpation avaient étendu leurs ravages de tous côtés, la nouvelle se répandait que l'armée avait péri dans le désert de Gédrosie, l'agitation atteignait, dans tous les pays et dans tous les esprits, un degré qui faisait craindre l'écroulement de tout ce qui subsistait.

C'était dans de telles circonstances qu'Alexandre revenait au milieu des provinces de l'Ouest, avec les débris de son armée. Tout était en jeu ; un signe d'inquiétude ou de faiblesse, et l'empire tombait en ruines sur ses fondements. Seule une fermeté hardie, une force de volonté et d'action résolue, pouvait sauver le roi et son empire ; la bonté, la longanimité eussent été des signes d'impuissance et auraient frustré de leur dernier espoir les peuples qui étaient encore attachés au roi. La justice la plus rigoureuse, la plus implacable, était nécessaire pour garantir aux peuples opprimés sans merci leurs droits et les empêcher de perdre leur confiance dans la puissance du roi ; il fallait des mesures promptes et efficaces pour rendre tout son éclat à la majesté du trône et répandre au loin l'effroi de sa colère. Et peut-être Alexandre était-il déjà dans la sombre disposition qui rend si terrible l'autocrate irrité. Qu'il était loin à cette heure de l'enthousiasme du commencement de sa victorieuse expédition ! Qu'il était loin de cette confiance juvénile et pleine d'ardeur, de ces espérances qui n'avaient pas de bornes ! Cette confiance, elle avait été trop souvent trompée ; il avait appris à soupçonner, à être dur et injuste. Il est possible qu'il ait cru tout cela nécessaire. Il avait transformé un monde, il se l'était identifié ; il s'agissait maintenant pour lui de prendre en main et de tenir avec fermeté les rênes de sa toute-puissance ; il fallait maintenant une prompte justice, une obéissance nouvelle, un gouvernement vigoureux.

Déjà, en Carmanie, Alexandre avait trouvé à punir. Il avait destitué le satrape Aspastès, qui, en 330, s'était soumis et avait conservé sa place. Vainement Aspastès s'était avancé avec la plus humble soumission à la rencontre du maître qui s'approchait ; comme l'examen confirma les soupçons qui pesaient sur lui, il fut livré à la main du bourreau, et Sibyrtios fut destiné à lui succéder en Carmanie. Sur ces entrefaites Thoas, qui devait aller remplacer Apollophane dans le pays des Orites, tomba malade et mourut ; Sibyrtios fut alors envoyé dans ce pays, et à sa place, on mit en Carmanie Tlépolémos, fils de Pythophane, qui avait fait ses preuves dans la satrapie des Parthes[24] La mort de Ménon, satrape d'Arachosie[25], arrivée, paraît-il, à la même époque, laissa le champ libre aux désordres qui se produisirent dans l'intérieur de l'Ariane, à l'instigation du Perse Ordanès ; mais Cratère les réprima sans peine en traversant ces contrées, et amena le rebelle enchaîné devant Alexandre. Le roi lui infligea la punition qu'il avait méritée, et la satrapie d'Arachosie, devenue vacante, fut réunie avec celle d'Ora et de Gédrosie, sous les ordres de Sibyrtios[26].

Les nouvelles qu'on reçut de l'Inde étaient également mauvaises ; Taxile faisait savoir qu'Abisarès était mort et que Philippe, satrape de l'Inde citérieure, avait été massacré par les mercenaires qui servaient sous ses ordres ; toutefois, les gardes du corps du satrape, qui étaient des Macédoniens, avaient aussitôt étouffé la révolte et mis à mort les rebelles. Alexandre confia l'administration provisoire de la satrapie au prince de Taxila et à Eumène, chef des Thraces qui se trouvaient dans l'Inde, et leur ordonna de reconnaître le fils d'Abisarès comme successeur de son père sur le trône de Kaschmir.

Héracon, Cléandros et Sitalcès[27], qui avaient reçu l'ordre de venir en Carmanie avec la plus grande partie de leurs troupes, étaient arrivés ; les habitants de la province et leur propres troupes les accusaient de plusieurs méfaits : ils avaient pillé les temples, profané les tombeaux, et s'étaient livrés à toutes sortes d'exactions et de crimes envers leurs sujets. Seul Héracon sut se justifier et fut mis en liberté ; Cléandros et Sitalcès furent complètement convaincus, ainsi qu'une foule de soldats qui avaient été leurs complices et dont on porte le nombre à six cents ; ils furent immédiatement mis à mort. Cette prompte et sévère justice produisit partout l'impression la plus profonde ; on pensait que le roi tiendrait compte de tous les motifs qu'il avait d'épargner ces hommes, exécuteurs secrets de la sentence de mort portée contre Parménion, ainsi que du nombre considérable de ces vieux soldats dont il avait si grand besoin maintenant. Les peuples purent se convaincre que réellement le roi était leur protecteur et que sa volonté n'était pas qu'ils fussent traités comme des valets ; les satrapes et les commandants, au contraire, durent comprendre quel sort leur était réservé, à eux aussi, s'ils ne pouvaient paraitre devant lui avec une conscience pure. On raconte que plusieurs d'entre eux, qui avaient conscience de leurs crimes, cherchèrent à rassembler de nouveaux trésors, à renforcer leurs troupes mercenaires et à se préparer pour faire résistance au besoin ; mais un rescrit royal fut alors adressé aux satrapes pour leur enjoindre d'avoir à licencier immédiatement tous les mercenaires qui n'étaient pas enrôlés au nom du roi[28].

Cependant le roi était parti de Carmanie pour gagner la Perse : le satrape Phrasaorte, qu'il y avait établi, était mort pendant la campagne de l'Inde, et Orxinès, un des principaux seigneurs du pays[29], ose fiant à son origine et à son influence, avait usurpé la satrapie ; mais on reconnut bientôt qu'il n'était pas à la hauteur des devoirs attachés à la fonction qu'il avait usurpée sans y être appelé. Déjà le roi avait été fort irrité en trouvant, dans le bois de Pasargade, le tombeau du grand Cyrus négligé ; lors de son précédent séjour à Pasargade, il avait fait ouvrir la coupole du monument dans lequel se trouvait le sarcophage et fait de nouveau orner le tombeau, en même temps qu'il avait donné l'ordre aux mages qui le gardaient de continuer leur pieux service ; il voulait que la mémoire du grand roi fût honorée de toute façon : et maintenant le tombeau était brisé ; tout avait été arraché de la bière et du sarcophage ; le couvercle en avait été enlevé, le cadavre jeté dehors et toutes les choses précieuses volées. Il donna l'ordre à Aristobule de replacer dans le cercueil les restes du grand roi, de remettre tout dans l'état où le tombeau se trouvait avant la profanation, de restaurer la porte en pierre du sommet et de la sceller du sceau royal. Il rechercha lui-même qui avait commis ce crime : les mages qui avaient eu la garde du tombeau furent arrêtés ; on les mit à la torture afin de leur faire nommer le coupable, mais ils ne savaient rien, et il fallut les relâcher ; on poursuivit les recherches, mais elles ne révélèrent aucun indice certain ; il n'y avait personne sur qui faire retomber le crime, mais la faute de négligence n'en pesait pas moins sur le satrape qui gouvernait le territoire où cette profanation avait eu lieu[30]. Le temps approchait où de plus grands forfaits, commis par le satrape, allaient être mis au jour. Alexandre était partit de Pasargade pour Persépolis, résidence d'Orxinès ; dans cette ville,les plaintes des habitants contre lui se firent plus hautement entendre ; il avait commis, disait-on, les abus du pouvoir les plus révoltants pour satisfaire sa cupidité, profané les sanctuaires, brisé les sépulcres des rois qui étaient dans la ville et dépouillé les cadavres de leurs ornements. Les recherches confirmèrent int culpabilité, et il fut pendu[31]. Le garde du corps Peucestas, fils d'Alexandre, reçut la satrapie ; il semblait plus apte que tout autre à administrer cette contrée, qui était la principale du royaume des Perses, car il s'était complètement façonné aux mœurs asiatiques ; il portait le vêtement des Mèdes, s'exprimait facilement dans la langue des Perses, connaissait le cérémonial de ces peuples et s'y conformait volontiers et avec grâce, toutes choses que les Perses voyaient avec grand plaisir dans leur nouveau chef.

Vers le même temps, Atropatès, satrape de Médie, vint trouver le roi ; il amenait le Mède Baryaxès, qui avait osé usurper la tiare et se proclamer roi des Perses et des Mèdes, comptant sans doute que les populations de la satrapie, révoltées par les crimes des garnisons macédoniennes, seraient prêtes à faire défection. Baryaxès et ceux qui avaient pris part à sa conjuration furent exécutés[32].

Le roi se dirigea ensuite vers Suse, en traversant les défilés persiques. Les scènes de la Carmanie et de Persépolis se renouvelèrent. Les populations ne craignaient plus de faire entendre hautement leurs plaintes contre leurs oppresseurs ; elles savaient qu'Alexandre les écoutait. Le satrape Aboulitès et son fils Oxyathrès, satrape des Parætacènes, coupables des crimes les plus odieux, furent livrés au bourreau à Suse. Héracon, qui n'avait été mis en liberté qu'avec peine lors du procès au sujet des exactions commises en Médie et qui. précédemment avait résidé à Suse, fut convaincu d'avoir profané les temples et fut exécuté[33].

Ainsi les châtiments les plus sévères se succédaient coup sur coup, et c'était à bon droit que ceux qui ne se sentaient pas exempts de fautes étaient inquiets sur leur sort futur. Parmi ceux-ci se trouvait Harpale, fils de Machatas, de la race des princes d'Élymiotide. Cher au roi, à cause de relations antérieures et d'importants services rendus, Alexandre l'avait comblé depuis le commencement de son règne des plus grandes marques de faveur et l'avait nommé trésorier dès le début de la guerre contre les Perses, parce que sa conformation physique le rendait impropre au service des armes. Déjà, une première fois, il s'était rendu coupable de malversations graves ; peu de temps avant la bataille d'Issos, et de concert avec un certain Tauriscon qui lui avait suggéré son plan, il s'était enfui avec la caisse royale pour se rendre près d'Alexandre, roi des Molosses, qui combattait alors en Italie ; mais ensuite, changeant d'avis, il était allé se fixer à Mégare, pour y vivre dans les plaisirs. Le roi, se rappelant alors les temps où Harpale, avec Néarque, Ptolémée et un petit nombre d'autres, avait pris son parti contre le roi Philippe, ce qui avait attiré sur lui des affronts et le bannissement, pardonna au libertin, le rappela et le rétablit dans sa charge de trésorier ; les immenses richesses de Pasargades et de Persépolis transportées à Ecbatane furent confiés à son administration, et il parait même que le roi plaça alors sous sa surveillance les trésoriers des satrapies inférieures ; son influence s'étendait sur toute l'Asie occidentale[34]. Pendant ce temps, Alexandre s'avançait toujours plus loin dans l'Orient ; Harpale, peu soucieux de la responsabilité qui pesait sur lui et habitué aux plaisirs et aux dépenses, commença à vivre dans la débauche la plus effrénée aux dépens des trésors royaux. Sa vie était un scandale pour le monde entier, et la raillerie des comiques grecs rivalisait avec le mécontentement des hommes sérieux pour livrer son nom au mépris universel. A cette époque parut une épître publique de Théopompe au roi, dans laquelle l'historien invitait Alexandre à mettre un terme à ces désordres. Harpale, disait cette lettre, ne se contente pas des femmes lascives et de mauvaise vie que possède l'Asie ; il a fait venir près de lui la Pythionice, la femme galante la plus décriée d'Athènes, qui a commencé par servir près de la chanteuse Bacchis, puis s'est retirée avec elle dans le lupanar de l'entremetteuse Sinope. Il s'est laissé conduire de la manière la plus indigne par les caprices de cette femme ; puis, lorsqu'elle est morte, il lui a fait construire deux monuments, avec une prodigalité éhontée, et c'est à bon droit qu'on s'étonne de voir déjà s'élever, à Athènes et à Babylone, les monuments les plus magnifiques à la mémoire d'une prostituée, lorsqu'on n'en a pas encore consacré un seul au souvenir des braves qui sont tombés à Issos pour la gloire d'Alexandre et la liberté de la Grèce, ni à la mémoire d'aucun autre des lieutenants du roi.' Harpale, qui se dit l'ami et l'agent d'Alexandre, a eu l'audace d'élever à cette Pythionice, qui pendant assez longtemps dans Athènes a appartenu à qui la voulait payer, un temple et un autel, les consacrant, comme un sanctuaire, à Aphrodite Pythionice, sans craindre le châtiment des dieux et comme pour insulter à la majesté du roi. Non content de ces infamies, Harpale, aussitôt après la mort de cette femme, a écrit pour faire venir d'Athènes une seconde maîtresse, la non moins décriée Glycère ; il lui a donné pour résidence le palais de Tarse, lui a érigé une statue à Rossos, où il avait l'intention de faire élever la sienne propre à côté de celle du roi, et fait savoir que personne ne devait lui offrir une couronne d'honneur sans en consacrer une en même temps à sa maîtresse, qu'on devait se prosterner devant elle et la saluer du nom de reine. En un mot, le grand-maître de la Trésorerie a prodigué à la courtisane athénienne tous les honneurs qui ne seraient dus qu'à la reine-mère ou à l'épouse d'Alexandre[35]. Ces nouvelles et d'autres semblables étaient arrivées jusqu'au roi, qui d'abord avait refusé d'y croire ou du moins les avait taxées d'exagération, tant il était persuadé qu'Harpale ne se risquerait pas d'une façon aussi insensée à perdre une faveur dont il s'était déjà fait un jeu une première fois[36] ; mais bientôt après le trésorier confirmait lui-même toutes ces accusations en prenant la fuite. Il s'était flatté qu'Alexandre ne reviendrait pas, et maintenant il était témoin de la justice sévère qui frappait ceux qui s'étaient laissés aller à la même erreur ; désespérant d'obtenir son pardon, il recueillit tout ce qu'il put se procurer d'argent, ce qui se montait à la somme respectable de cinq mille talents, enrôla en son nom six mille mercenaires, traversa l'Asie-Mineure avec eux, accompagné de sa Glycère et d'une fille en bas âge qu'il avait eue de Pythionice[37], descendit sur la côte d'Ionie et réunit trente vaisseaux pour passer en Attique. Il était citoyen honoraire d'Athènes et lié d'amitié avec les hommes les plus considérables de la cité ; s'était concilié l'amour du peuple par d'abondantes distributions de blé, de sorte qu'il ne doutait pas d'être bien reçu dans la ville avec ses trésors, et se croyait assuré de n'être pas livré à Alexandre[38].

Tandis que le dernier coupable, parmi les grands de l'empire, cherchait ainsi à se soustraire à sa responsabilité, Alexandre était arrivé à Suse avec son armée, vers le mois de février. Bientôt après, Héphestion venait l'y rejoindre avec le reste des troupes, les éléphants et les bagages, et Néarque faisait remonter le fleuve à la flotte, qu'il avait conduite sans plus de dangers le long des côtes de la mer Persique. Les satrapes et les commandants, se conformant aux ordres du roi, s'y réunissaient avec leur suite ; les princes et les grands de l'Orient, invités par le roi, arrivaient avec leurs femmes et leurs enfants à la capitale ; de tous côtés les étrangers y affluaient de l'Asie et de l'Europe, afin d'assister aux grandes solennités qu'on y préparait.

Il s'agissait de célébrer une fête unique dans le cours des siècles. Dans les noces de Suse devait s'accomplir d'une manière symbolique la fusion de l'Occident et de l'Orient, la pensée hellénistique dans laquelle le roi espérait trouver la force et la durée de son empire.

Les témoins oculaires de cette fête, qui surpassa en pompe et en magnificence tout ce qu'on peut imaginer, nous en font à peu près la description suivante[39]. La grande tente royale était dressée pour cette solennité ; sa partie supérieure, recouverte d'étoffes de diverses couleurs richement brodées, reposait sur cinquante colonnes élevées, revêtues d'or et d'argent et ornées de pierres précieuses ; tout autour, des tapis splendides, brochés d'or et dont le tissu représentait les tableaux les plus variés, étaient fixés à des barreaux recouverts d'or et d'argent et fermaient en retombant l'espace laissé libre au milieu ; la tente entière avait quatre stades de tour. La table était servie au milieu de la salle ; d'un côté étaient rangés les cent divans des fiancés, reposant sur des pieds d'argent et recouverts de tapis de noces ; seul, celui du roi, placé au milieu, était d'or. En face de ces divans se trouvaient les places destinées aux hôtes du roi, et tout autour, des tables étaient disposées pour les ambassadeurs, les étrangers qui se trouvaient au camp, l'armée et les marins. Les trompettes de l'armée donnèrent, de la tente royale, le signal du commencement de la solennité ; les invités d'Alexandre, au nombre de neuf mille, se mirent à table. Puis le son des trompettes retentit de nouveau au milieu du camp, pour indiquer que le roi faisait des libations aux dieux ; les hôtes d'Alexandre l'imitèrent en se servant de coupes d'or, présents de fête du roi. Après une nouvelle fanfare, le cortège des fiancées voilées, selon l'usage des Perses, fit son entrée, et chacune d'elles s'approcha de son fiancé : Statira, la fille du grand roi, se dirigea vers Alexandre ; sa plus jeune sœur, Drypétis, vers Héphestion, le favori du roi ; Amastris, fille d'Oxathrès et nièce du Grand-Roi, vers Cratère ; la fille d'Atropatès, prince des Mèdes, vers Perdiccas ; Artacama, fille du vieil Artabaze, vers le Lagide Ptolémée, garde du corps, et sa sœur Artonis, vers Eumène, secrétaire particulier du roi ; la fille du Rhodien Mentor, vers Néarque ; la fille de Spitamène de Sogdiane, vers Séleucos, commandant de la troupe des jeunes nobles, et ainsi de suite, chacune vers son fiancé[40].

Pendant cinq jours consécutifs, les fêtes succédèrent aux fêtes. Les ambassades, les villes et les provinces de l'empire, les alliés d'Asie et d'Europe, présentèrent au roi d'innombrables présents de noces ; il reçut, rien qu'en couronnes d'or, la valeur de quinze mille talents. De son côté, il donna à pleines mains : beaucoup de fiancées n'avaient plus de parents, il leur tint lieu de père et les dota toutes ; il fit de riches présents à tous ceux qui se marièrent ce jour-là, et il exempta d'impôts tous les Macédoniens qui épousèrent des filles asiatiques ; le nombre de ceux qui s'inscrivirent monta à plus de dix mille[41]. De nouveaux festins de noces, de joyeux banquets, des spectacles, des cortèges de fête, des réjouissances de toutes sortes remplirent les jours suivants ; l'allégresse, une joie tumultueuse remplissait le camp ; ici des rapsodes, des joueurs de harpe venus de la Grande-Grèce et d'Ionie ; là des mages, d'habiles écuyers des contrées de la Perse ; puis des danseuses, des joueuses de flûte, des troupes d'acteurs helléniques. Il y eut en effet des représentations dramatiques, car on était précisément au temps des grandes Dionysies : on joua entre autres pièces un drame satyrique, Agèn, qu'on prétend avoir été composé par le Byzantin Python, rempli de joyeuses railleries sur la fuite d'Harpale, le grand-maître estropié de la Trésorerie[42]. Des hérauts proclamèrent ensuite que le roi prenait à sa charge et paierait les dettes de l'armée ; que chacun n'avait qu'à inscrire la somme qu'il devait et qu'il la recevrait ensuite. D'abord un petit nombre seulement déclarèrent leurs dettes ; la plupart, et spécialement les chefs et les hauts officiers, pouvaient craindre qu'Alexandre voulût seulement connaître ceux qui ne se contentaient pas de leur solde et vivaient avec trop de profusion. Le roi, informé de ce qui se passait, fut très blessé de cette défiance ; il fit disposer sur plusieurs points du camp des tables chargées de pièces d'or, et ordonna que tous ceux qui se présenteraient avec un compte en reçussent le montant, sans qu'on leur demandât leur nom. Tous se présentèrent alors, en se réjouissant moins encore de voir leurs dettes payées que de savoir leur nom ignoré, car tous ces braves troupiers avaient administré leurs affaires avec une incurie inimaginable ; malgré le butin, malgré les présents du roi, l'armée entière se trouvait tellement obérée, qu'il ne fallut pas moins de vingt mille talents pour couvrir ses dettes[43]. Les officiers, en particulier, avaient dépensé sans compter, et, comme le roi avait souvent exprimé son mécontentement de leur insouciante prodigalité, ils ne devaient pas être peu satisfaits de pouvoir se présenter aux tables chargées d'or et remettre promptement ordre à leurs finances compromises, sans qu'Alexandre en eût aucunement connaissance. On raconte qu'Antigène, commandant des hypaspistes à la bataille de l'Hydaspe, lui qui en 340 avait perdu un œil devant Périnthe et n'était pas moins connu par sa bravoure que par son avarice, se présenta aussi devant les tables et se fit remettre une somme considérable ; on constata ensuite que cet officier n'avait aucune dette et que tous les comptes qu'il avait produits étaient faux. Alexandre fut très irrité de l'indélicatesse de ce procédé ; il chassa Antigène de la cour et lui enleva son commandement. Cet affront mit le vaillant stratège hors de lui, et personne ne doutait que, poussé par la honte et le chagrin, il n'attentât à ses jours. Le roi en fut peiné : il pardonna au stratège, le rappela à la cour, lui rendit son commandement et lui laissa 'la somme qu'il avait réclamée[44]. En même temps que ce grand amortissement des dettes avait lieu, Alexandre distribua des présents vraiment royaux à tous ceux qui s'étaient distingués autour de sa personne par leur bravoure, les dangers qu'ils avaient surmontés ou leurs fidèles services ; il posa des couronnes d'or sur la tête du garde du corps Peucestas, satrape de Perse, qui dans la ville des Malliens l'avait couvert de son bouclier ; du garde du corps Léonnatos, commandant du pays des Orites, qui avait combattu à ses côtés dans cette périlleuse attaque, vaincu les Barbares sur le fleuve Toméros, et réussi, par son zèle, à mettre tout en ordre dans Ora ; de l'amiral Néarque, qui avait conduit la flotte avec tant de gloire de l'Indus à l'Euphrate ; d'Onésicritos, capitaine du vaisseau royal sur l'Indus et depuis l'Indus jusqu'à Suse, puis du fidèle Héphestion et des autres gardes du corps, Lysimaque de Pella, Aristonous fils de Pisæos, l'hipparque Perdiccas, le Lagide Ptolémée et Pithon d'Éordée[45].

C'est vers cette époque que doit avoir eu lieu une autre fête, une fête sérieuse et touchante dans son genre. Un des pénitents de la plaine de Taxila, sur l'invitation d'Alexandre dont il admirait la puissance et l'amour pour la sagesse, avait suivi l'armée macédonienne depuis l'Inde, malgré l'indignation de son maître et les railleries des pénitents ses compagnons. Sa gravité douce, sa sagesse et sa piété lui avaient gagné le respect du roi, et beaucoup de nobles macédoniens entretenaient volontiers des rapports avec lui, particulièrement le Lagide Ptolémée et le garde du corps Lysimaque. Ils le nommaient Calanos, d'après le mot dont il se servait habituellement pour les saluer, mais son nom propre semble avoir été Sphinès. Il était fort avancé en âge, et il se sentit malade, pour la première fois dans sa vie, dans les contrées de la Perse. Il dit alors au roi qu'il ne voulait pas traîner plus loin une vie affaiblie, car il était plus beau de mourir avant que la souffrance corporelle ne le contraignît à abandonner la règle de vie qui avait été la sienne jusqu'ici. Alexandre chercha en vain à s'opposer à son dessein : rien n'était plus indigne aux yeux de l'Hindou que la position d'un homme dont le calme d'esprit est troublé par la maladie ; la règle de sa croyance, disait-il, l'obligeait à monter sur le bûcher. Le roi vit bien qu'il fallait céder ; il donna l'ordre au garde du corps Ptolémée de préparer le bûcher et de disposer tout le reste avec la plus grande solennité. Dès le matin du jour fixé, l'armée s'avança rangée comme pour une fête ; en avant marchaient les cavaliers et les fantassins brillamment armés de toutes pièces, et les éléphants de guerre caparaçonnés, puis des bandes de gens portant de l'encens, et d'autres qui portaient des coupes d'or et d'argent ainsi que des vêtements royaux, pour les jeter dans les flammes avec les parfums ; enfin venait Calanos lui-même. Comme il ne pouvait plus marcher, on lui avait amené un coursier de Nysa ; mais il lui fut impossible de le monter, et on le porta dans une litière. Quand le cortège fut arrivé au pied du bûcher, Calanos sortit de sa litière, prit congé de chacun des Macédoniens qui se trouvaient autour de lui, en leur serrant les mains, leur recommanda de passer cette journée en fêtes joyeuses en mémoire de lui et avec leur roi, qu'il reverrait bientôt à Babylone ; puis il fit présent du cheval nyséen à Lysimaque, et donna les coupes et les habits à ceux qui l'entouraient. Ensuite le pieux Hindou commença sa bénédiction funèbre ; il s'aspergea comme une victime, se coupa une mèche de cheveux et la consacra à la divinité, se couronna selon la coutume de son pays, et monta sur le bûcher en chantant des hymnes hindous ; il jeta alors un dernier regard sur l'armée, tourna son visage vers le soleil et s'agenouilla pour prier. C'était le signal. Le feu fut mis au bûcher ; les trompettes sonnèrent, et l'armée poussa son cri de bataille. ; les éléphants eux-mêmes firent entendre leur voix étrange, comme s'ils voulaient rendre un dernier honneur au pénitent mourant, leur compatriote. L'Hindou s'étendit sur le bûcher en récitant ses prières ; il ne fit pas un mouvement jusqu'à ce que les flammes vinssent l'atteindre et le dérober à tous les regards[46].

Arrien rapporte qu'Alexandre ne voulut pas assister en personne à la mort de l'homme qu'il estimait[47] ; et, à ce propos, il nous apprend que le plus vieux de ces pénitents, qui était le maître des autres, répondit au roi qui l'invitait à le suivre, que tout fils de Zeus que pût être Alexandre, il l'était aussi lui-même, et ne désirait rien de tout ce que le maître Alexandre pourrait lui accorder, pas plus qu'il ne craignait les maux qu'il pouvait lui infliger ; pour lui, tant qu'il vivrait, il se contentait du sol de l'Inde, qui, d'année en année, lui fournissait le nécessaire en temps opportun, et lorsqu'il mourrait, il serait délivré de l'importune société de son corps et deviendrait participant d'une vie plus pure. On rapporte aussi qu'Alexandre, rempli d'étonnement par la mort de Calanos, aurait dit : Cet homme a vaincu des ennemis plus puissants que moi !

C'est une sorte de rapprochement symbolique que se soient ainsi rencontrés dans ce roi le monde de la pensée occidentale, tel que venait de l'achever son précepteur Aristote, et celui qui avait grandi dans la région du Gange, — c'est-à-dire les pôles de deux civilisations qu'il songeait à réunir et à fondre, en conservant toute la portée et toute la variété de ce qu'elles recélaient de formes pratiques, de conditions utilisables, et toute la somme d'idéal qu'elles portaient en elles.

S'il agissait ainsi, ce n'était ni par caprice, ni en s'appuyant sur de fausses prémisses, ni par un enchaînement de déductions trompeuses. De la première impulsion qui s'était communiquée à lui comme un résultat pour ainsi dire spontané de l'histoire de la vie hellénique découle, par des syllogismes parfaitement rigoureux, tout ce qu'il a fait par la suite ; et ce qui semble être une preuve suffisante qu'il concluait légitimement, c'est que chaque conclusion prochaine lui réussissait comme les précédentes. Il n'eut pas le bonheur de rencontrer un adversaire qui lui fixât le terme et la mesure ; seule, la lassitude de son armée, à bout de force morale sur les bords de l'Hyphase, avait pu le convaincre que ses moyens de puissance avaient aussi leurs bornes, et dans le désert de Gédrosie, il avait dû reconnaître que la nature était plus forte que sa volonté et que son pouvoir. Mais ni les formes dans lesquelles il espérait asseoir d'une manière durable l'œuvre qu'il avait créée, ni le nouveau système d'organisation qu'il avait introduit, n'avaient été contredits ni sur l'Hyphase ni dans le désert, et les oppositions du côté des Macédoniens et des Hellènes, ainsi que les rébellions tentées çà et là par les Asiatiques, avaient été jusqu'ici vaincues si rapidement et avec tant de facilité qu'elles ne pouvaient pas le faire dévier de sa ligne.

L'entreprise commencée le conduisait, le forçait elle-même à aller plus avant ; et, lors même qu'il l'aurait voulu, il eût été dans l'impuissance d'arrêter la marche du torrent impétueux et de le refouler en arrière. Les noces de Suse eurent un second acte d'une haute importance, et qui, préparé de longue main, devait maintenant s'accomplir de lui-même.

Depuis la mort de Darius, on avait enrôlé dans l'armée des troupes asiatiques ; mais jusqu'à présent, elles avaient combattu avec leurs armes et à la manière de leur pays ; elles n'avaient jamais été considérées que comme un corps auxiliaire de second ordre, et, malgré leur excellente coopération dans la campagne de l'Inde, l'orgueil macédonien ne les regardait pas comme des égales. Mais, plus le rapprochement des diverses nationalités se développait sous tous les autres rapports, plus il devenait nécessaire de faire également disparaître dans l'armée la distinction de vainqueurs et de vaincus.

Le moyen le plus efficace était d'incorporer les Asiatiques dans les rangs des troupes macédoniennes, avec les mêmes armes et les mêmes honneurs militaires. Déjà depuis cinq ans le roi avait pris les dispositions nécessaires pour cette innovation ; par exemple, dans toutes les satrapies de l'empire, il avait fait enrôler des jeunes gens, en ordonnant de les exercer et armer à la façon des Macédoniens. Aucune méthode n'était plus propre à faire pénétrer promptement et sûrement dans les populations l'esprit hellénique que celle d'attirer immédiatement les jeunes gens, après les avoir habitués aux armes et à la discipline des Hellènes, les avoir incorporés à l'armée impériale et les avoir imbus de l'esprit militaire, qui, jusqu'à nouvel ordre, devait tenir lieu dans l'empire d'une nationalité trop fraîchement unifiée.

Plusieurs considérations se réunissaient pour engager à effectuer précisément en ce moment cette incorporation. Le nombre total des Macédoniens qui se trouvaient dans l'armée active avait été réduit par les campagnes de l'Inde et par le voyage à travers la Gédrosie à environ 25.000 hommes, dont près de la moitié était sous les armes depuis le commencement de l'expédition, en 334[48]. On concevait facilement que ces vétérans, après de si grandes fatigues et particulièrement après les privations qu'ils avaient eu à supporter dans l'Inde et dans le désert de Gédrosie, n'étaient plus propres à de nouvelles entreprises et devaient soupirer après le repos et le bien-être final qu'ils avaient bien mérité. Alexandre n'aura pas été sans reconnaître qu'aux grands projets qu'agitait son esprit infatigable il fallait l'enthousiasme, l'émulation et la force physique et morale de jeunes troupes ; que l'orgueil, l'égoïsme, l'opiniâtreté de ces vieux Macédoniens, deviendraient facilement une entrave pour lui-même, d'autant plus que la vieille et intime camaraderie qui les unissait à leur roi les avait habitués à une liberté de jugement et de conduite qui semblait ne plus convenir, maintenant que les circonstances avaient totalement changé ; même il pouvait craindre qu'ils ne cherchassent à renouveler, dans une circonstance quelconque, les scènes qui s'étaient passées sur l'Hyphase, car ils étaient certainement bien persuadés que c'était leur ferme volonté de ne pas faire un seul pas en avant, et non la misère générale, qui avait forcé le roi à céder. Il semble que depuis ce moment on aperçoive dans l'armée une sorte de refroidissement entre le roi et les Macédoniens, et bien des événements survenus par la suite n'avaient pu que contribuer à rendre ce sentiment plus marqué ; la manière même dont l'armée avait reçu l'offre qu'il lui faisait de payer toutes les dettes lui avait montré jusqu'à quel point la défiance était déjà montée. Par sa générosité illimitée, les présents et les honneurs qu'il avait distribués aux Macédoniens, la solennité des noces qu'il avait célébrées avec des milliers de ses vétérans, il pouvait croire qu'il s'était rendu maître des esprits dans l'armée ; toutefois, il n'y était pas arrivé. Il pouvait s'attendre à une crise périlleuse, qui ne serait amenée que trop tôt par chaque pas qu'il ferait en avant pour constituer l'empire d'une façon hellénistique, et il devait redoubler de zèle pour s'entourer de forces militaires à la tête desquelles il pourrait, au besoin, résister à ses vieux phalangites.

Les satrapes des pays conquis et des villes nouvellement fondées arrivèrent dans le camp de Suse, avec les jeunes recrues qui avaient été enrôlées d'après les ordres donnés en 331, et qui comprenaient en tout 30.000 hommes armés à la manière des Macédoniens et formés à tous leurs exercices militaires[49]. Le corps de la cavalerie reçut alors une organisation toute nouvelle. Les hommes qui se distinguaient par leur rang, leur beauté ou par quelque autre avantage parmi les cavaliers bactro-sogdiens, arianes et parthes, aussi bien que parmi les évaques perses, furent en partie incorporés dans les escadrons de la cavalerie, tandis que l'autre portion, mêlée avec des cavaliers macédoniens, forma une cinquième hipparchie[50]. On introduisit également des Asiatiques dans l'agéma de la cavalerie, notamment Artabélos et Hydarnès, fils du défunt satrape Mazæos ; Cophène, fils d'Artabaze ; Sisinès et Phradasmane, fils de Phratapherne, satrape de Parthie ; Histanès, frère de Roxane ; les frères Autobarès et Mithrobæos, et enfin le prince bactrien Hystaspe, qui obtint le commandement de l'agéma[51].

Toutes ces dispositions irritèrent les troupes macédoniennes au plus haut degré ; on disait qu'Alexandre était maintenant tout aux Barbares et qu'il méprisait la Macédoine par amour de l'Orient ; que déjà, lorsqu'il avait commencé à se montrer revêtu du costume des Mèdes, les hommes graves avaient pressenti tous les malheurs qui seraient la suite de ce commencement ; qu'on sentait bien maintenant que ceux qui reniaient le langage et les mœurs de la patrie étaient les plus chers au roi, et que Peucestas avait été comblé d'honneurs et de présents par Alexandre précisément parce qu'il tenait le langage le plus insultant pour les souvenirs de la patrie. Qu'importait si Alexandre avait célébré ses noces en commun avec les Macédoniens ? n'étaient-ce pas des femmes asiatiques qu'on avait épousées et n'avait-on pas suivi les coutumes des Perses pour la solennité ? Et maintenant voilà ces jouvenceaux qui portent les armes macédoniennes ! ces Barbares qui reçoivent les mêmes honneurs que les vétérans de Philippe ! Il n'était que trop visible qu'Alexandre était las des Macédoniens, qu'il prenait toutes ses mesures pour n'avoir plus besoin d'eux, et qu'à la première occasion il les mettrait complètement de côté.

Ainsi parlaient les vieilles troupes ; il suffisait d'une seule secousse pour pousser les mécontents à une rupture, et cette secousse ne devait pas tarder à se produire.

 

 

 



[1] Dustibe-Dulut, d'après POTTINGER, qui a fourni le fond de l'exposé ci-dessus.

[2] Le nom de la province de Loussa a dans la langue youdgali cette signification. Les défilés ou Ioukhs sont : du côté du nord, la route des montagnes (Kohenwan ; voyez le journal de POTTINGER, 1er févr.) ; du côté de l'Inde, à l'est, la route qui va à Hyderabad et Kourache ; du côté de l'oued, celle de Hinglatz (Hingol, marquée comme station télégraphique sur la carte que H. KIEPERT a publiée dans la Zeitschr. der Gesellschaft. für Erdkunde [1870] V, 3, d'après les relevés de GOLDSMID), qui descend vers la plage, et le défilé de Bela sur la route qui va à Kedye. Cf. POTTINGER (p. 431 trad. all.).

[3] D'après Quinte-Curce, le roi avait nommé en 330 Aspastès satrape de Carmanie. Suivant Arrien (IV, 27, 1), Sibyrtios avait été installé peu de temps avant le retour de l'Inde.

[4] Ceci d'après Quinte-Curce (IX, 10, 5), qui du reste est, comme Diodore, absolument hors d'état de nous renseigner sur la géographie de cette région. De Pattala au défilé d'Hyderabad il y a environ 16 milles, et de là jusqu'au fleuve Arbios (le Pourally actuel), environ 12 milles.

[5] LASSEN (II, p. 189) démontre qu'Arba est le nom indigène.

[6] STRABON, XV, p. 723. CICÉRON, De Divin., II, 66, etc. Diodore (XVII, 103) et Quinte-Curce (IX, 8, 20) transportent l'épisode de la blessure du Lagide dans le delta de l'Indus.

[7] VINCENT, et VAN DER CHYS avec lui, croient retrouver Rambacia dans la Ramyour moderne, qui n'est indiquée ni sur la carte de Pottinger ni sur celle des stations télégraphiques. Diodore dit que, comme Alexandre désirait fonder une ville et qu'il trouva là un port sûr et un terroir bien situé, il y bâtit une Alexandrie. Quinte-Curce ajoute qu'elle fut peuplée d'Arachosiens (peut-être tirés de l'armée). Le journal de Néarque ne fait point mention de cette ville nouvelle : le Port des femmes, qu'il appelle άκλυστος, se trouve à l'est de l'Arbios. Les commentateurs de Diodore, de Quinte-Curce et d'Étienne de Byzance, ont démontré que la quatrième Alexandrie d'Étienne de Byzance, πόλις Νεαρτών έθνους Ίχθυοφάγων, et la ville Νεωρειτών de Diodore, n'est autre que cette Alexandrie Ώρειτών et la colonie mentionnée par Arrien à Rambacia. Sur une deuxième ville fondée dans ces régions par Léonnatos, voyez LASSEN (II, p. 188). On ne dit pas jusqu'où s'étendait au nord le pays des Orites ; cependant les chaînes de montagnes paraissent en marquer avec assez de précision les frontières du côté de l'ouest et du nord.

[8] On voit par un passage d'Arrien (VI, 27, 1) que cet ordre avait été donné à Apollophane. Ce qui permettait d'approvisionner la flotte, c'est qu'à 10 ou 15 milles de la côte, sur une longueur d'environ 10 milles, s'étendent les fertiles vallées de Kolvan et de Kedye, où l'on pénétrait facilement du pays des Orites par le col de Bela : surtout la vallée de Kedy, arrosée par l'abondante artère du Khori-desht (Voyez L. ROSS, Notes on Mekran dans les Transact. of the Bombay Geogr. Society, XVIII [1868], p. 36 sqq.) ; ce fleuve débouche dans la baie de Gvatar, évidemment le port Cophas où Néarque trouva de l'eau pure et en grande quantité (ARRIAN, Ind., 27, 6).

[9] Sur cette plante, voyez Asiatic Researches, vol. IV, p. 97 et 433.

[10] L. Ross n'a trouvé dans le Khori-desht, au mois de septembre, au moment où il l'a visité, que des flaques d'eau aux endroits les plus profonds ; mais il a entendu dire que, lors des grandes pluies d'hiver, ce cours d'eau occasionne d'effroyables inondations et monte parfois si vite que les gens du voisinage ont à peine le temps de se sauver et que, presque toujours, beaucoup d'entre eux périssent dans les flots.

[11] On a prétendu que le récit de la marche à travers le désert était entaché d'exagération. Des relations modernes, celle de POTTINGER notamment, en démontrent la véracité, garantie d'ailleurs par le nom de Néarque, dans les Mémoires duquel Arrien et Strabon ont puisé les traits assez concordants de leur description. On n'a qu'à comparer le journal de Pottinger, mois d'avril, avec Strabon (XV, p. 722) et Arrien (VI, 23). Il est naturellement impossible de suivre le détail de la marche ; cependant l'expédition ne paraît pas avoir jamais franchi les traînées de rochers qui se trouvent à une distance de 10 à i5 milles de la côte. On ne peut rien dire non plus de précis sur la position de Poura ; la seule raison qu'on a de regarder la Bounpour actuelle, située à près da 30 milles dans l'intérieur, comme l'ancienne capitale de la région, c'est qu'elle est située dans la partie fertile de la Gédrosie et sur la route qui va de la côte dans la Carmanie supérieure. (Cf. VINCENT, p. 303). La route suivie par Alexandre pourrait être à peu de chose près celle du capitaine Grant, qui est descendu de Bounpour et Geh à la côte. Alexandre pouvait la quitter à cet endroit sans se préoccuper davantage de sa flotte, attendu qu'on arrive tout de suite à la côte plus hospitalière de la Carmanie.

[12] Ces soixante jours paraissent en contradiction avec les immenses étapes de 400, de 600 stades, qu'Alexandre est censé avoir faites. La distance en droite ligne de la frontière des Orites à Bounpour est de près de 100 milles ; les détours et les méprises, le temps perdu à descendre à la côte et à remonter vers l'intérieur, ont pu allonger le chemin de moitié. On arriverait ainsi à une moyenne de deux milles et demi par jour, ce qui est déjà suffisant sur un terrain pareil.

[13] PLUTARQUE, Alex., 66. Cette proportion du quart, il se peut que Plutarque l'ait trouvée dans la source où il puise ; mais le corollaire, à savoir que le roi n'en a pas moins ramené de l'Inde 120.000 hommes de pied et 15.000 cavaliers, est de lui.

[14] ARRIAN, VI, 22, 1. Apollophane avait succombé dans l'intervalle en combattant les Orites.

[15] ARRIAN, Ind., 34, 1.

[16] C'est ce que rapporte Strabon (XV, p. 721) d'après Néarque. Arrien néglige ce détail dans ses extraits : il dit que la flotte avait mis à la voile après que les vents étésiens d'été se furent apaisés, ce qui est en effet exact : mais on n'en était pas encore aux vents étésiens d'hiver, que cependant Néarque aurait attendus si la chose eût été possible. On trouvera dans l'étude chronologique mise en Appendice à la fin du volume de plus amples renseignements sur cette date importante. Ce qui complique la question, c'est qu'Arrien (Ind., 21) se trompe d'archonte et qu'en même temps, au lieu de mettre en regard du quantième attique (20 Boédromion) la date macédonienne correspondante, il se contente d'indiquer l'année (l'an XI d'Alexandre). Cependant, l'affirmation positive que Néarque est parti de l'Indus le 29 Boédromion fournit une date relativement sûre : ce jour correspond, si l'on accepte pour la conversion en dates juliennes le tableau du cycle métonien calculé par IDELER, au 21 septembre. La traversée de l'Indus à Harmozia a été évaluée, suivant une estimation fort plausible, à 80 jours, et les dates indiquées ci-dessus ont été échelonnées en conséquence.

[17] Après les recherches si consciencieuses de VINCENT, je n'ose pas ajouter de détails plus circonstanciés sur les incidents de cette traversée ; il faudrait pour l'essayer une connaissance des travaux géographiques récents à laquelle on ne peut arriver que par une étude approfondie, et aussi plus d'espace que n'en comportent nos éclaircissements.

[18] C'est ainsi que Néarque raconte les faits (dans les Indica d'Arrien). On peut fixer la date de cette rencontre par l'itinéraire de Néarque. Celui-ci avait mis à la voile le 21 septembre et, d'après le calcul de VINCENT, avait dû aborder à l'embouchure de l'Anamis le quatre-vingtième jour, c'est-à-dire le 9 décembre : ce fut probablement entre le 15 et le 20 décembre qu'il rejoignit le roi. Il est plus difficile, il est rame impossible de déterminer le lieu où campait Alexandre. Diodore (XVII, 106) raconte qu'Alexandre se trouve avec son armée dans la ville de Salmos, au bord de la mer, et qu'on était justement réuni au théâtre lorsque Néarque avait abordé avec sa flotte et était venu immédiatement au théâtre pour rendre compte de sa traversée. Persuadé que dans ce récit, d'ailleurs parfaitement absurde, le nom de Salmos tout au moins était exact, VINCENT (p. 306) a supposé que ce nom (Salmoun) correspondait à la localité appelée Maaoun par les Orientaux. Cette hypothèse parait bien risquée. La seule indication qui puisse servir à déterminer à peu près la situation de l'endroit cherché, c'est que de là à l'ancrage de l'Anamis (fleuve Ibrahim) il y avait cinq jours de marche, c'est-à-dire de 15 à 20 milles. Il est par conséquent impossible de songer à Kerman, à Ioumali ou à quelqu'une des localités que POTTINGER a visitées au cours de son voyage. Si l'orographie de la Germanie n'était pas si mal connue, on arriverait tout au moins à situer avec quelque certitude la ville d'Alexandrie : peut-être est-ce là précisément qu'eut lieu la rencontre. On se demande si Giroft ne correspondrait pas à peu de chose près à l'endroit en question.

[19] En ce qui concerne la marche de Cratère, tous les renseignements font défaut. Il est à supposer qu'il a longé l'Hindmend en descendant, et passé par Lash et Nikh : de là il s'est dirigé à travers le désert sur Kerman, en suivant à peu près la route décrite par KHANIKOFF (Recueil de la Société de Géographie, VII, 2 [1865], p. 404 sqq.).

[20] ARRIAN, VI, 27. Quinte-Curce (X, 1, 1) donne le chiffre de 5.000.

[21] Les fêtes mentionnées ci-dessus (ARRIAN, VI, 28. Ind., 37) ont donné lieu à une exagération vraiment répugnante : on raconte que, sept jours durant, le roi parcourut la Carmanie en menant la bacchanale la plus échevelée, monté sur un char colossal attelé de huit chevaux, festoyant nuit et jour avec ses amis à une table d'or, tandis que le reste de ses compagnons suivait sur une infinité d'autres voitures ornées de tapis de pourpre et de couronnes multicolores, banquetant et buvant eux aussi ; il y avait le long des routes des tonneaux de vin et des tables servies, et toute l'armée à la file s'était traînée en chancelant de tonneau en tonneau : musique bruyante, chansons obscènes, filles de joie, images du phallus, bref, tout ce qu'on peut imaginer en fait de libertinage et d'excès se trouvait là réuni. On trouve ces belles choses dans Plutarque, dans Quinte-Curce, sans compter une foule d'allusions éparses çà et là dans les auteurs grecs ou romains. Il suffit de citer en regard les paroles d'Arrien (VI, 28) : Certains auteurs racontent aussi, ce qui ne me paraît pas croyable, qu'Alexandre traversa la Carmanie au son des flûtes, attablé avec ses amis sur une estrade faite de deux chars accouplés ; l'armée le suivait toute couronnée et en liesse, car elle trouvait des vivres et tout ce qui sert au plaisir apporté le long des chemins par les Carmaniens : on ajoute qu'Alexandre avait fait cela pour imiter la bacchanale de Dionysos, parce qu'on racontait qu'après avoir subjugué les Indiens, Dionysos avait parcouru en cet équipage la plus grande partie de l'Asie... Mais ces choses ne sont rapportées ni par Ptolémée fils de Lagos, ni par Aristobule fils d'Aristobule, ni par aucun autre écrivain digne de foi. Il va de soi que les fêtes de Carmanie furent célébrées avec toute la pompe imaginable.

[22] L'itinéraire d'Héphestion ne peut pas l'avoir mené immédiatement au bord de la mer, sans quoi Néarque n'aurait pas été surpris par les peuplades des montagnes en retournant à l'Anamis (ARRIAN, Ind., 36) : cependant, VINCENT parait le faire séjourner trop longtemps dans l'intérieur de la province. Il est probable qu'il a suivi jusqu'à Lar le chemin que décrit don GARCIAS DE SILVA FIGUEROA (Ambassade, trad. Wicquefort, p. 65 sqq ), et qu'il est descendu de Lar à la côte.

[23] L'itinéraire suivi par Alexandre parait être celui qu'indique EDRISI, de Giroft à Fasa.

[24] ARRIAN, VI, 27, 1. Par conséquent, la satrapie a été un moment sans administrateur (ARRIAN, Ind., 38, 8).

[25] Nuper interierat morbo (CURT., X, 10, 20).

[26] ARRIAN, VI, 27. V, 8,2.

[27] ARRIAN, VI, 27, 3. Ce sont les chefs nommés plus haut (III, 28) ; Sitalcès, commandant des acontistes odryses, Cléandros, des anciens mercenaires, et à ce qu'il semble, Héracon, commandant des mercenaires à cheval à la place de Ménidas, qui était peut-être mort. Quinte-Curce (X, 1, 1) cite encore Agathon, le chef des cavaliers thraces : il prétend aussi qu'ils amenèrent 5.000 hommes de pied et 1.000 cavaliers.

[28] DIODORE, XVII, 111. Ce renseignement important est de Diodore : la clause additionnelle — en tant qu'ils n'auraient pas été enrôlés au nom du roi — résulte des circonstances elles-mêmes.

[29] ARRIAN, VI, 29, 2. Quinte-Curce l'appelle Orsines (X, 1, 22) et le cite déjà parmi les chefs qui figurent à la bataille de Gaugamèle. Il dit que les Perses, Mardes, Sogdiens étaient alors sous les ordres d'Ariobarzane et Orontobate, ceux-ci étant chefs de corps particuliers, au lieu qu'Orsinès commandait le tout (IV, 12, 8). Il fait d'Orsinès un Achéménide excessivement riche (X, 1, 22). Arrien ne parle pas d'Orsinès à propos de cette bataille.

[30] ARRIAN, VI, 29. STRABON, XV, p. 730. Ces deux auteurs en parlent d'après Aristobule, lequel a reconnu à l'état du tombeau que le coup avait été fait par des maraudeurs et qu'il n'y avait point de la faute du satrape. D'après Plutarque (Alex., 69), l'auteur du sacrilège était Polymachos de Pella, un Macédonien de grande famille, qui fut pour ce fait puni de mort. Peut-être faut-il prendre προνομευτών dans le sens plus restreint de fourrageurs : il se pourrait alors que Polymachos avec un détachement de soldats eût commis cet attentat.

[31] C'est le récit d'Arrien (VI, 30). D'après Quinte-Curce (X, 1, 21), la mort d'Orxinès aurait été machinée par l'eunuque Bagoas, qui aurait été alors un favori d'Alexandre : à l'entendre, le satrape était non seulement innocent, mais exceptionnellement dévoué au roi. Quant à l'inclination d'Alexandre pour cet eunuque, Dicéarque racontait là-dessus dans son livre Sur le sacrifice à Ilion (ap. ATHÉNÉE, XVII, p. 603 b) une anecdote un peu leste, que Plutarque (Alex., 67) répète après lui.

[32] ARRIAN, VI, 29, 3. Le Phradate de Quinte-Curce (X, 1, 39) parait bien être le même personnage : cependant, je fais observer que cet auteur appelle également Phradate l'ancien satrape des Tapuriens, Autophradate.

[33] ARRIAN, VII, 4. VI,27, 12.

[34] ARRIAN, III, 6. PLUTARQUE, Alex., 10 et 35.

[35] THEOPOMP., fragm., 277. 278. Sur le titre de l'écrit de Théopompe, voyez C. MÜLLER, Fragm. Histor. Græc., I, p. LXXIII. Le Théocrite incriminé dans le fr. 276 (ap. ATHÉNÉE, IV, p. 230 f) est le rhéteur de Chios que Strabon (XIV, p. 645. Cf. SUIDAS, s. v. Θεόκριτος) signale comme un adversaire politique de Théopompe, et qui appliquait avec une ironie si amère à Alexandre le vers où il est question de la mort empourprée (PLUTARQUE, De educ. puer., 16. Cf. ILGEN, Scol. Græcorum, p. 162). Aristote lui-même ne fut pas toujours à l'abri de ses sarcasmes : voyez l'épigramme rapportée par Eusèbe (Præp. Evang., XV, p. 793 a).

[36] C'est à cela que songe Plutarque quand il dit qu'Éphialte et Cissos, ceux qui apportèrent les premiers la nouvelle de la fuite d'Harpale, furent appréhendés comme faux délateurs (PLUTARQUE, Alex., 41).

[37] PLUTARQUE, Phocion, 22.

[38] ATHÉNÉE, loc. cit. CURT., X, 2. Les événements survenus à Athènes indiquent avec une certitude suffisante que la fuite d'Harpale a eu lieu à cette époque (à la fin de 325 ou au commencement de 324).

[39] On peut combiner la narration de Charès (fr. 16, ap. ATHÉNÉE, XII, p. 538, et d'après lui ÆLIAN., VIII, 7) avec la description de la tente d'après Phylarque (fr., 42) qui vient immédiatement après, attendu que les deux écrivains ont en vue la même construction.

[40] Aristobule (ap. ARRIAN, VII, 4) dit qu'outre la fille de Darius, Alexandre épousa encore Parysatis, la fille du roi Ochos ; mais il ne cite à l'appui de son dire aucun autre témoignage. De même, Barsine, fille d'Artabaze et veuve de Mentor, n'a jamais été son épouse, bien qu'il ait eu des relations avec elle à Damas et plus tard : elle vivait avec ses enfants à Pergame au moins dés 323 (JUSTIN., XIII, 2, 7). Seule, Roxane était déjà l'épouse légitime d'Alexandre et habitait, au moins l'année suivante, avec lui. La fille de Darius s'appelait, suivant Arrien, Bardine, ou, dans le manuscrit dont Photius a fait des extraits (p. 68 b 7), Arsinoé tous les autres auteurs, au contraire (DIODOR., XVII, 107. PLUTARQUE, Alex., 70. CURT., IV, 5, 1. JUSTIN., XII, 10. MEMNON ap. PHOT., p. 224 a 50) l'appellent Statira, nom qui était aussi celui de sa mère (PLUTARQUE, Alex., 30. PHYLARCH., ap. ATHÉNÉE, XIII, p. 609 b). Peut-être la princesse, à l'exemple de quelques autres femmes d'Asie, a-t-elle en se mariant échangé son nom perse contre un nom hellénique. La reine Olympias elle-même, avant de porter ce nom, s'appelait Myrtale (JUSTIN., IX, 7, 13). L'Amastrine d'Arrien se nomme Amestris dans Diodore (XIX, 109) et Amastris dans Strabon (XII, p. 544) ainsi que sur les monnaies de la ville, dont elle était l'éponyme : les filles d'Artaban, outre la Barsine (Pharsine ap. SYNCELL., p. 504) mentionnée ci-dessus, sont : Artacama ou Apama (Apamea) et Adonis ou Barsine.

[41] C'est peut-être encore là un trait qui caractérise l'état de cette armée : les braves soldats n'avaient pas attendu ce moment pour chercher et trouver leurs femmes asiatiques : une bande de femmes et d'enfants devait partager avec eux la vie des camps.

[42] Ce drame satyrique intitulé Agèn fut, au dire d'Athénée (XIII. p. 575 e), représenté à la fête des Dionysies aux bords de l'Hydaspe, alors que déjà Harpale avait gagné la mer et couronné sa trahison. Ceci n'aurait pu avoir lieu qu'en 326, soit en avril, soit en mars, ou encore en octobre, après le retour des régions de l'Hyphase ; mais justement à cette époque, il est arrivé à l'armée des troupes envoyées par Harpale. Athénée a tout simplement écrit l'Hydaspe pour le Choaspe, le fleuve de Suse. C'est à Suse que fut représenté le drame satyrique. On cite comme auteur de la pièce Python de Byzance ou de Catane, ou même le roi : ce Python de Byzance est sans nul doute l'orateur qui était déjà un des familiers de Philippe et qui fut chargé par lui de missions importantes (voyez A. SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 351). D'après ce qu'Athénée raconte de lui (XII, p. 550), il parait avoir été assez spirituel pour composer un drame satyrique. Les deux fragments qui nous restent de l'Agèn (NAUCK, Trag fragm., p. 630) contiennent ce qui suit :

Il y a, au lieu où a poussé ce roseau que je tiens,

Un fronton bombé, sur la grande route à gauche ;

C'est la splendide chapelle d'une courtisane, que Pallidès

A bâtie, exploit après lequel il songea à prendre la fuite.

Certains mages barbares passant par là,

Et le voyant courbé en piteux état,

Lui persuadèrent qu'ils allaient ramener en ce monde l'âme

De Pythionice,

Plus loin, un interlocuteur demande :

.....Je désire que tu me renseignes,

Habitant, comme je fais, loin d'ici, sur ce qui se passe en Attique,

Comment les gens s'y trouvent et ce qu'ils font.

L'autre répond (il y avait eu une disette sérieuse à Athènes en l'année 326/5)

Tant qu'ils criaient : Nous menons une vie d'esclaves !

Ils avaient de quoi dîner. Maintenant, tout juste des légumes

Et du fenouil à manger : de froment plus guère.

Le premier reprend :

J'entends dire qu'Harpale leur a envoyé par milliers

— Autant au moins qu'Agèn lui-même —

Des boisseaux de farine et a été fait citoyen.

L'autre réplique :

C'était la farine de Glycère ; et c'est peut-être

L'annonce de leur perte plutôt que le gain de la belle.

Le nom de Pallidès appliqué à Harpale est une équivoque aussi grossière que le fronton bombé du deuxième vers : le sens des allusions de détail ressort du texte même.

[43] C'est le chiffre d'Arrien (VII, 5). Plutarque (Alex., 70) dit 970 talents : Quinte-Curce (X, 2, 10) et Diodore (XVII, 109) ne parlent pas, à vrai dire, de cette abolition des dettes à Suse : ils songent aux cadeaux faits à Opis aux vétérans qui ne retournaient pas au pays, mais ils confondent en effet ces largesses avec ce qui s'est fait à Suse.

[44] PLUTARQUE, Alex., 70. D'après [PLUTARQUE,] De fort. Alex., le héros de l'histoire s'appelle Tarras : c'est évidemment le même Atharrias, dans lequel nous avons cru pouvoir reconnaître un type de vétéran familier aux chroniqueurs que suit Quinte-Curce.

[45] ARRIAN, VII, 5. Cf. VI, 28,

[46] Cette description est faite d'après Arrien (VII, 3), Strabon (XV, p. 717 sqq.), Élien (Var. Hist., II, 41) et Plutarque (Alex., 69). On trouve d'autres détails dans Philon (p. 879, éd. de Francfort, 1691), Lucien (De mort. Peregr., 25. 39) et Cicéron (Tuscul., II, 22. De divin., I, 23) etc. Arrien ne dit mot de l'assaut de beuverie en l'honneur de Calanos. Quant au lieu où se célébra la fête, les auteurs ne sont pas d'accord. Strabon parait songer à Pasargade ; mais la chose est impossible, car Néarque était présent (fr., 37). Élien dit que le bûcher fut dressé dans le plus beau faubourg de Babylone ; l'assertion est tout aussi inexacte, car Alexandre n'est arrivé qu'un an plus tard à Babylone, tandis que Calanos tomba malade en Perse, comme le dit Arrien ; ou plus exactement à Pasargade, suivant Strabon, et se décida presque aussitôt (d'après Plutarque) à se brûler sur le bûcher. Ce n'est qu'à Suse qu'ont pu se trouver les éléphants amenés par Héphestion et Néarque avec l'armée de mer ; c'est là seulement qu'a pu être célébrée la fête des Morts, et c'est bien ainsi, ce semble, que l'entend Arrien. Cet auteur décrit d'abord le trépas de Calanos, puis le retour d'Atropatès en Médie, et ensuite les noces, sans prétendre observer strictement la chronologie : il est probable en effet qu'Atropatès était encore à Suse lors du mariage de sa tille et des autres princesses.

[47] ARRIAN., VII, 3, 5.

[48] D'après Quinte-Curce 2, 8), Alexandre conserva alors 13.000 hommes de pied et 2.000 cavaliers à son service, senioribus militum in patriam remissis, et ces vétérans congédiés étaient, suivant Diodore, qui du reste tire ses informations de la même source, au nombre de 10.000. Il faut dire qu'on ne peut guère se fier à ces indications.

[49] ARRIAN, VII, 6. Cf. PLUTARQUE, Alex., 71. DIODORE, XVII, 108. Ces auteurs placent en cet endroit les faits survenus plus tard à Suse. D'autres ont déjà fait remarquer qu'Arrien (VII, 6, 8) a le tort de donner à ces troupes le nom d'épigones, qui convient plutôt aux enfants nés de soldats macédoniens et de femmes asiatiques, enfants auxquels le roi se chargea de faire donner une éducation militaire. C'est ainsi que, cent ans plus tard, dans l'armée des Lagides (POLYB., V, 65), on appelle épigones non pas les guerriers armés à la mode macédonienne, mais les descendants des Galates appelés dans le pays par Ptolémée Philadelphe (SCHOL. ad. Callimach. In Del., p. 165). Arrien (VII, 11, 3) appelle ces nouvelles milices des Perses ; ailleurs (VII, 6, 3), il les dit amenées par les satrapes des nouvelles cités et des pays conquis : Diodore (XVII, 108) et Justin (XII, 12) emploient aussi l'expression de Perses. Évidemment, ces troupes nouvelles n'étaient pas uniquement des Perses, mais des recrues tirées de diverses satrapies et prélevées sur ces βασίλειοι παΐδες dont 6.000 avaient déjà été enrôlés et exercés en Égypte par ordre d'Alexandre.

[50] Ce nombre surprend quand on songe que, durant la campagne de l'Inde (ARRIAN, IV, 22, 7 : 23, 1 : 24, 1), il y avait huit hipparchies sans compter l'agéma. Est-ce que les pertes éprouvées durant la marche à travers le désert auraient été telles qu'il ne restait plus que l'effectif de quatre hipparchies ? C'est dans cet ordre d'idées qu'il faut sans doute chercher l'explication de ce que dit Arrien (VII, 29, 4), à savoir qu'Alexandre a incorporé dans les régiments macédoniens les anciens mélophores perses, c'est-à-dire les 10.000 Immortels portant la lance ornée de grenades d'or et d'argent (HEROD., VII, 40. 83. ARRIAN, III, 11, 5), et accepté dans les bataillons de l'agéma les όμότιμοι (probablement identiques aux έντιμοι. ARRIAN., II, 11, 8), c'est-à-dire les parents et sans doute aussi commensaux du Grand-Roi.

[51] Au sujet de l'orthographe des noms, il est bon de consulter les commentateurs d'Arrien (VII, 6, 5). Hystaspe est peut-être le parent de Darius nommé par Quinte-Curce (VI, 2, 7).