HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Le pays de l'Inde. — Les combats au delà de l'Indus. — Le passage de l'Indus. — Marche vers l'Hydaspe. — Le prince de Taxila. — Guerre contre le roi Porus. — Bataille de l'Hydaspe. — Combats contre les tribus franches. — L'armée sur les bords de l'Hyphase. — Retour.

L'Inde est un monde à part. Complètement isolée par le caractère spécial de sa nature, de sa population, de sa religion et de sa civilisation, elle n'a guère été dans l'antiquité, des siècles durant, connue que de nom en Occident, et seulement comme une terre merveilleuse, placée à l'extrémité orientale de la terre. Elle est baignée de deux côtés par des Océans à travers lesquels l'industrie et la science ne devaient que plus tard ouvrir les voies à des rapports plus sûrs et plus faciles ; sur ses deux autres côtés s'élèvent en pyramides, et formant une double et une triple muraille, des massifs couronnés par les plus hautes montagnes de la terre, dont les défilés couverts de neige au nord et les gorges brûlantes ouvertes dans les rochers à l'ouest semblent n'offrir de passage qu'avec difficulté, et seulement au pieux pèlerin, au trafiquant nomade ou au pirate du désert, sans pouvoir servir aux relations des peuples et du monde.

Pour la population de l'Inde elle-même, depuis qu'elle a cessé de s'appartenir, le souvenir de ses origines se confond et se perd dans de vaines imaginations sans relation avec le temps et l'espace ; mais il y a au delà tout un passé de grandes et multiples évolutions, la genèse et la maturation des institutions religieuses, hiérarchiques et politiques qui ont achevé l'édifice original de la civilisation hindoue. Le conquérant macédonien, le premier Européen qui ait trouvé le chemin de l'Inde, semble l'avoir vue à son apogée, avant qu'elle eût fait le premier pas dans la décadence.

Il trouva l'endroit qui est comme la porte de la région. Un fleuve fait là une trouée dans le rempart de montagnes qui sépare l'Inde du monde occidental ; sorti des hautes montagnes où prennent naissance, tout près les uns des autres, les fleuves de l'Ariane et les affluents de la rive droite de l'Oxus, le Cophène se précipite dans la direction de l'est, se grossit de nombreux affluents venus du nord, et va se jeter dans le lit du puissant Indus. En vain, à droite et à gauche de ce cours d'eau qui arrive de l'Occident s'entassent les rochers les plus sauvages ; ils ouvrent à ses eaux rapides une étroite vallée, au bout de laquelle la riante plaine de Peschâvar donne accès dans la région tropicale et fertile de l'Inde. Mais ce n'est pas encore l'Inde véritable qui se présente ici ; les cinq cours d'eau du Pandjab, les inondations des mois d'été, la large ceinture de désert à l'est et au sud du Pandjab font de l'Inde occidentale comme un second rempart pour protéger la terre sacrée du Gange. On dirait que la nature a voulu garantir un objet de sa prédilection contre les dangers auxquels elle avait frayé le chemin. Tout ce que l'Hindou conne de grand et de saint se rattache à la terre du Gange. C'est la patrie de la vieille foi : là se maintient dans toute sa rigueur la distinction des castes engendrées de Brahma ; c'est là que sont les lieux de pèlerinage les plus vénérés et le fleuve à l'eau sacrée. Les tribus qui habitent à l'occident du désert, quoique parentes par la race et la croyance, ont cependant dévié de la rigoureuse pureté de la loi divine ; elles n'ont pas évité le contact avec le monde extérieur ; elles n'ont pas conservé la dignité du pouvoir royal, ni la pureté des castes, ni l'horreur de l'étranger impur, toutes choses cependant qui sont la condition, l'assurance et la preuve d'une vie sainte ; elles sont la partie dégénérée et abandonnée aux étrangers.

Il en était déjà de même au temps d'Alexandre. Les peuples brahmaniques très policés appartenant à la souche aryenne et qui habitaient alors les rives du Gange avaient oublié qu'ils avaient aussi jadis habité la terre des « sept fleuves » ; que, dans les migrations de l'obscure antiquité, ils étaient passés par cette porte de l'ouest, car les noms de leurs plus glorieuses lignées, qui se sont conservés sur les bords de l'Oxus et de l'Iaxarte, permettent de retrouver leur habitat primitif. D'autres peuples de langue et de mœurs aryennes suivirent dans le pays les migrations des premiers[1] ; mais, trop faibles ou trop peu entreprenants pour de grandes aventures ; ils restèrent avec leurs troupeaux dans les pâturages alpestres qui s'étendent le long du Cophène et de ses affluents septentrionaux jusqu'à l'Indus.

L'Assyrie alors était puissante ; partant des bords du Tigre, ses armées conquirent et le pays bas de Syrie et le pays haut de l'Asie ; mais on raconte que Sémiramis vit, au pont de l'Indus, les chameaux des steppes de l'Occident fuir devant les éléphants de l'Orient indien[2]. Puis vinrent les Mèdes, les Perses ; depuis le temps de Cyrus, Gandara comptait aussi au nombre des satrapies de l'empire, et des Gandaréniens, ainsi que d'autres Indiens, avaient fait partie de l'armée de Xerxès[3]. Darius, de sa ville de Caspatyros — probablement Caboul —envoya vers l'Indus un Hellène qui devait descendre le fleuve jusqu'à la mer et revenir ensuite par la mer Arabique, et l'envoi de cet explorateur fait pressentir l'étendue des plans du Grand-Roi ; mais les luttes engagées par les Perses en Occident ainsi que l'écroulement rapide de leur empire les empêchèrent d'aboutir.

Jamais la puissance des Achéménides ne s'est étendue au delà de l'Indus ; la plaine située au pied du Paropamisos, avec les tribus occidentales des populations indiennes, avait été le dernier territoire que les Grands-Rois eussent possédé ; c'est de là qu'étaient venus les éléphants du dernier roi de Perse, peut-être les premiers que vit le monde occidental, et, avec ces éléphants, les Indiens limitrophes de la Bactriane, sous la conduite de Bessos, les Indiens montagnards, sous celle de Barsaëntès, satrape d'Arachosie, qui avaient pris part à la bataille de Gaugamèle. De l'autre côté de l'Indus se trouvait une série d'États indépendants qui s'étendaient sur les cinq fleuves jusqu'au désert, du côté de l'orient, et jusqu'aux bouches de l'Indus, du côté du sud, offrant des échantillons de grands et de petits peuples, de principautés et de républiques, un pêle-mêle confus de dissensions politiques et de confusion religieuse, toutes ces peuplades n'ayant de commun entre elles que leur jalousie réciproque et un va-et-vient perpétuel d'astucieuses alliances et de querelles intéressées.

En soumettant la Sogdiane, Alexandre avait achevé de prendre possession de l'empire des Perses ; la satrapie du Paropamisos, dont il s'était emparé et dans laquelle il avait fondé Alexandrie du Caucase, était destinée à servir de point de départ pour la campagne de l'Inde. Nos sources ne disent pas quelle fut la pensée politique et militaire qui présida à cette expédition guerrière, mais elle se trouvera suffisamment indiquée par l'enchaînement des événements postérieurs.

Alexandre entretenait déjà de nombreuses relations au delà de l'Indus ; celles qu'il avait avec le prince de Taxila (Takschaçila) étaient particulièrement importantes. Le royaume de ce prince était situé sur la rive orientale de l'Indus, en face le confluent du Cophène, et s'étendait à l'est, vers l'Hydaspe (Vitasta), sur une superficie qu'on estimait égale à celle de l'Égypte. Ce prince, ennemi de plusieurs de ses voisins, notamment de Paurava ou Porus, un prince qui régnait sur les bords de l'Hydaspe, et en même temps désireux d'étendre son territoire, avait invité le roi, pendant son séjour en Sogdiane, à faire une incursion armée dans l'Inde, et s'était déclaré prêt à combattre, de concert avec lui, les Indiens qui oseraient lui résister[4]. Déjà même un prince des pays situés au delà de l'Indus se trouvait dans l'entourage du roi ; c'était Sisicottos, qui, lorsque les Macédoniens avaient quitté l'Arachosie pour marcher en avant, était allé trouver Bessos en Bactriane, puis, lorsque l'entreprise du satrape eut misérablement échoué, s'était tourné vers le vainqueur et depuis lors le servait avec un fidèle dévouement[5]. Au moyen de ces relations, Alexandre pouvait s'instruire suffisamment de tout ce qui se rapportait à l'Inde, de la nature du sol et de ses habitants, pour déterminer avec quelque précision la marche de son entreprise, ainsi que les préparatifs et les forces qu'elle exigeait.

Dans les dispositions qu'il avait prises au cours de la dernière année, on ne peut méconnaître une appréciation exacte des difficultés qui l'attendaient. L'armée disponible, qui depuis l'anéantissement de la puissance des Perses n'avait pas besoin d'être fort importante pour soumettre séparément les satrapies, ne constituait pas, avec l'effectif qu'elle avait eu en Bactriane durant les deux dernières années, une force suffisante pour lutter contre les États de l'Inde, lesquels possédaient une nombreuse population et des forces militaires considérables. Sans doute, grâce aux milliers de recrues incessamment acheminées sur l'Asie, — Macédoniens tenus probablement au service militaire[6], mercenaires thraces, agrianes, hellènes, alléchés par le butin et la gloire, — le premier effectif de 35.000 combattants, avec lequel Alexandre avait commencé son expédition en 334, avait dû doubler dans l'espace de six ans[7], et cela malgré les pertes dues aux efforts incessants, aux marches à travers des montagnes couvertes de neige et des déserts, aux influences du climat et à la mauvaise hygiène d'une existence qui connaissait aussi souvent les privations que l'excessive abondance. Mais, d'autre part, le roi avait renvoyé dans leurs foyers les alliés hellènes et thessaliens ; il avait aussi laissé des troupes en grand nombre comme garnison des pays occupés et des principales places d'armes. Le territoire bactrien, à lui seul, occupait un corps de 10.000 fantassins et de 3.500 cavaliers[8], et Alexandrie d'Arachosie, Ecbatane, Babylone, l'Égypte, etc., ne devaient pas absorber moins de forces militaires, bien que, très probablement, les satrapies de l'Ouest tirassent le complément de leur garnison, non pas de la grande armée, mais bien d'Europe. Pour la campagne de l'Inde, le roi avait renforcé son armée à l'aide des populations guerrières des pays de l'Ariane et de l'Oxus[9]. L'équipement de la flotte de l'Indus montrera bientôt qu'il se trouvait aussi dans l'armée un nombre considérable de Phéniciens, des Cypriotes et des Égyptiens[10]. D'après un renseignement qui mérite confiance, l'armée, au moment de son départ pour l'Inde, comptait 120.000 combattants[11].

On voit donc que cette armée, si elle était encore, au point de vue de l'organisation[12], une armée gréco-macédonienne, ne l'était plus au point de vue matériel ; et lofait même que la prochaine campagne fut accomplie avec cette armée permet de tirer des conclusions certaines sur la forte discipline, sur l'administration et l'organisation des troupes, sin. l'autorité des chefs, et principalement sur l'esprit militaire et la haute capacité du corps des officiers ; toutes choses dont les documents de ce temps ne disent, il est vrai, à peu près rien, et qui sont pourtant des plus nécessaires pour apprécier la valeur historique et militaire d'Alexandre. L'armée, qui recevait une telle quantité d'éléments étrangers dans le cadre d'une solide organisation [macédonienne et se les assimilait, devenait un noyau et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, une école d'adaptation hellénistique qui, en même temps qu'elle naissait de la nature même du nouvel empire, pouvait seule en rendre la formation possible. Quand on voit Alexandre, ainsi qu'il l'avait fait en Égypte, dans les contrées de la Syrie, dans l'Iran et a Bactriane, laisser aussi dans l'Inde des milliers de ses soldats, comme garnison et comme citoyens des nouvelles cités, on devine le motif pour lequel il admit un si grand nombre d'Asiatiques dans son armée, et c'est là, plus que tout le reste, une preuve de la logique hardie de sa pensée et de la confiance qu'il avait dans la justesse et la puissance de son plan : Aussi comprend-on qu'il ne se soit pas laissé dévoyer par l'opposition que tentait de lui faire l'orgueil macédonien et le libéralisme hellénique. Avec le prestige impérieux attaché à sa personne, il était certain de faire plier malgré tout à sa volonté les fiertés et les timidités qu'il pourrait encore rencontrer.

Vers la fin du printemps de 327, Alexandre quitta la Bactriane. Les passages des montagnes qui avaient donné tant de peine deux ans auparavant étaient maintenant débarrassés de leur neige, et on avait trouvé d'abondantes provisions. En suivant une route plus courte[13], on atteignit en dix jours de marche la ville d'Alexandrie, située sur le versant méridional de la chaîne.

Le roi ne trouva pas cette ville dans l'état qu'il espérait ; Niloxénos, qui n'avait pas rempli sa charge de commandant avec la prudence et la fermeté nécessaires, fut destitué ; le Perse Proéxès perdit également sa place de satrape des Paropamisades. La population de la ville fut augmentée d'individus racolés dans le voisinage ; les hommes de l'armée qui étaient inutiles au service restèrent aussi dans cette cité. Nicanor, qui faisait partie des hétœres[14], obtint le commandement de la garnison et de la ville, avec ordre d'en continuer la construction. Tyriaspe fut nommé satrape de ce pays[15]. Alexandre traversa cette belle contrée, riche en fleurs et en fruits, et se dirigea d'abord sur Nicæa[16]. Les sacrifices qu'il offrit à Athéna marquèrent, suivant sa coutume, le commencement d'une nouvelle campagne.

L'armée s'approcha des frontières des Paropamisades, qui devaient se trouver à l'endroit où finit la plaine supérieure du Cophène. Le fleuve, déjà large, entre ici dans la vallée rocheuse qui forme comme une porte pour pénétrer dans le pays de l'Indus. Sur sa rive sud, il est accompagné par les contreforts du haut Sefid-Kouh, qui, depuis Dâka jusqu'à la forteresse d'Ali-Mesdjid et à Djamroud, un peu avant Peschâvar, forment, sur la rive droite du fleuve, les défilés de Khaïbar, longs de sept milles ; tandis que, sur la rive gauche, de nombreuses et importantes ramifications se détachent de la haute chaîne de l'Himalaya occidental comme des barres transversales venant du nord, et atteignent presque jusqu'à la rive. Le Choaspe (Kameh ou Kounar) et, plus loin à l'est, le Gouræos (Pandjkora), tous deux accompagnés d'un grand nombre d'affluents et de vallées qui viennent y aboutir, forment les nombreux cantons alpestres de ce pays en deçà de l'Indus, dont les habitants sont compris sous le nom générique d'Açvaka, bien que chaque district, la plupart du temps gouverné par un prince particulier, porte un nom qui lui est propre. Dans la vallée du Cophène même habitent les Astacéniens, qui sont peut-être ainsi nommés parce qu'ils habitent à l'ouest (asta) de l'Indus.

Alexandre avait envoyé de Nicæa aux princes indiens qui régnaient sur le Cophène inférieur et sur la rive de l'Indus des hérauts, les invitant à se rendre près de sa personne pour lui présenter leurs hommages. C'est alors que vinrent le prince de Taxila et beaucoup de rajahs des pays en deçà de l'Indus, avec tout le faste des princes indiens, montés sur des éléphants parés de riches ornements et avec une suite brillante. Ils apportèrent au roi de riches présents et lui offrirent leurs éléphants, qui étaient au nombre de vingt-cinq et pouvaient servir à tous les usages. Alexandre leur déclara qu'il espérait pacifier tout le territoire jusqu'à l'Indus dans le cours de l'été, qu'il récompenserait les princes qui étaient venus à lui et saurait contraindre à l'obéissance ceux qui ne se seraient pas soumis. Son intention, leur dit-il, était de passer l'hiver sur les bords de l'Indus et de châtier, au printemps suivant, les ennemis de son allié le prince de Taxila. Il partagea alors toutes ses forces en deux armées, dont l'une, sous la conduite de Perdiccas et d'Héphestion, devait descendre la rive droite du Cophène jusqu'à l'Indus, tandis que lui-même voulait s'avancer avec l'autre par la région, beaucoup plus difficile, qui s'étend au nord du fleuve et qui était habitée par des populations guerrières. Il voulait, par ce double mouvement, rendre impossible une résistance commune de la part des tribus au nord et au sud du Cophène en les attaquant simultanément, et les empêcher de se prêter mutuellement secours ; en même temps qu'il s'avancerait par les vallées transversales du nord, on forcerait les défilés du sud, et, en s'avançant par ces défilés, on prendrait en flanc les tribus du nord contre lesquelles se portaient les colonnes du roi ; enfin, on se réunirait dans la plaine située entre Peschâvar et Attok. Une fois maîtresse des routes et des défilés placés derrière elle, l'armée pourrait se mettre en marche pour passer l'Indus[17].

Héphestion et Perdiccas s'avancèrent donc, avec les phalanges de Gorgias, de Clitos, de Méléagre, la moitié de la cavalerie macédonienne et toute la cavalerie mercenaire, en descendant le cours du Cophène, sur la rive droite, qu'habitaient les Gandaréniens, pendant que les princes indiens qui avaient rendu hommage au roi s'en retournaient avec eux dans leur pays. Ils avaient reçu l'ordre d'occuper toutes les places importantes et de les soumettre par la force, au cas où elles refuseraient de se rendre ; puis de commencer, aussitôt qu'ils seraient arrivés sur les bords de l'Indus, le pont sur lequel Alexandre avait l'intention de passer pour s'avancer dans l'intérieur de l'Inde[18].

Alexandre lui-même, avec les hypaspistes, l'autre moitié de la cavalerie, le plus grand nombre des phalanges[19], les archers, les Agrianes et les acontistes à cheval, traversa le Cophène et se dirigea vers l'est par les défilés de Djêllalabâd. Le Choès ou Choaspe[20], qui prend sa source dans les glaciers du Pouschti-Kour, du côté des hauts sommets, se jette ici dans le Cophène, après avoir formé vers le haut, le long des puissantes assises du Khond, une vallée sauvage dont l'autre côté est fermée par la chaîne de montagnes, à peine moins élevées, qui sépare cette vallée de celle du Gouræos. C'était un terrain extrêmement difficile pour les mouvements militaires. Le peuple des Aspasiens[21] y avait ses habitations, ses forteresses et ses nombreux troupeaux ; la capitale se trouvait sur le Choaspe, à quelques jours de marche vers le nord, et offrait de l'importance, à cause de la route des montagnes qui passe à côté (dans la vallée de Chitral) et se dirige en franchissant la chaîne vers les sources de l'Oxus[22]. Dès qu'Alexandre eut traversé le Choaspe et atteint les frontières sud du pays des Aspasiens, en suivant la vallée qui se rétrécit peu à peu, les habitants s'enfuirent en partie dans les montagnes et en partie dans les places fortes, résolus à résister aux Macédoniens. Alexandre hâta d'autant plus sa marche en avant ; accompagné de toute la cavalerie et de huit cents hypaspistes, auxquels on donna également des chevaux, il s'avança et parvint bientôt à la première ville des Aspasiens. Cette ville était munie d'une double muraille et avait, au pied des remparts, des forces considérables pour les défendre. Le roi, aussitôt arrivé, commença l'attaque ; après un combat acharné, où Alexandre lui-même reçut une blessure à l'épaule et où les gardes du corps Ptolémée et Léonnatos furent aussi blessés à ses côtés, les Barbares durent se retirer derrière les murailles de leur cité. L'approche de la nuit, l'épuisement des troupes, la blessure du roi empêchèrent de continuer le combat ; les Macédoniens établirent leur camp tout près des murs. Le lendemain matin commença l'assaut ; la muraille fut escaladée et prise ; c'est alors seulement qu'on aperçut le second mur, qui était plus fort que le premier et gardé avec le plus grand soin. Cependant le gros de l'armée avait suivi les premiers assaillants ; un nouvel assaut fut aussitôt donné ; tandis que les archers envoyaient de tous les côtés leurs traits contre les postes établis sur les murs, les échelles furent placées ; bientôt çà et là les créneaux furent escaladés ; les ennemis ne tinrent pas pied plus longtemps et cherchèrent à s'échapper hors des murs de la ville, par les montagnes ; un grand nombre furent massacrés ; les Macédoniens, exaspérés par la blessure du roi, n'épargnèrent personne, et la ville elle-même fut rasée[23].

Ce premier et rapide succès ne manqua pas de produire l'effet qu'on en espérait. Une deuxième ville, Andaca, se rendit aussitôt, et Cratère y fut laissé avec l'infanterie pesante, afin de forcer les autres villes des environs à se soumettre, et avec l'ordre de traverser ensuite les montagnes, pour gagner Arigæon, dans la vallée du Gouræos (Pandjkora)[24]. Alexandre se dirigea de sa personne avec le reste des troupes du côté du nord-est, vers l'Euaspla, afin d'atteindre aussi vite que possible la ville où il espérait pouvoir s'emparer du prince du pays[25]. Dès le second jour, il atteignit la ville, mais déjà la nouvelle de son arrivée l'avait précédé ; la ville était en flammes et les routes qui conduisaient aux montagnes étaient couvertes de fuyards. Un massacre épouvantable commença alors ; mais le prince lui-même, avec sa garde nombreuse et bien armée, avait atteint déjà des hauteurs où l'on ne pouvait l'atteindre. Ptolémée, qui, au milieu de la confusion, avait reconnu le cortège du prince et l'avait vivement poursuivi, mit pied à terre aussitôt que la pente devint trop raide pour ses chevaux, et, à la tête du petit nombre d'hypaspistes qui étaient autour de lui, il continua la poursuite des fuyards avec toute la rapidité possible. Le prince, faisant alors subitement volte-face avec son escorte, se précipita sur les Macédoniens, se jeta lui-même sur Ptolémée et lui porta un coup de lance dans la poitrine. Ptolémée, sauvé par sa cuirasse, envoya au prince un coup de lance à travers les hanches et le jeta mourant sur le sol. La chute du prince décida de la victoire ; tandis que les Macédoniens poursuivaient et massacraient les ennemis, le Lagide commença à dépouiller le cadavre de ses armes. Les Aspasiens le virent du haut des montagnes, et, remplis d'une fureur sauvage, ils se précipitèrent pour sauver au moins le corps de leur prince. Alexandre, pendant ce temps, était aussi arrivé ; un combat acharné s'ensuivit et ce ne fut qu'avec peine que les Macédoniens conservèrent le cadavre ; mais enfin, après une lutte sanglante, les Barbares se retirèrent privés de leur chef dans les profondeurs des montagnes.

Ne voulant pas s'avancer davantage dans ces hautes montagnes, Alexandre se dirigea vers l'Euaspla, qu'il remonta vers l'est, afin d'atteindre la ville d'Arigæon[26] en traversant les défilés des montagnes, qui mènent ici à la vallée du Gouræos. Il trouva la cité incendiée et abandonnée ; les habitants s'étaient enfuis dans les montagnes. L'importance de cette localité, qui commande la route du Choaspe, décida le roi à charger Cratère, lequel arrivait du sud, de faire reconstruire la ville, en même temps qu'il donnait l'ordre d'y établir tous les Macédoniens impropres au service ainsi que tous les habitants de la contrée qui se déclarèrent prêts à le faire. De cette manière, les deux défilés qui conduisent au Choaspe furent au pouvoir d'Alexandre, au moyen des garnisons d'Andaca et d'Arigæon. Cependant, il semblait nécessaire de faire sentir la supériorité des armes macédoniennes aux vaillants indigènes qui habitaient les alpes au nord de la ville, et qui possédaient dans les montagnes une position menaçante. Alexandre s'avança donc d'Arigæon contre la région des alpes et dressa son camp le soir même au pied des montagnes. Ptolémée, envoyé en reconnaissance, rapporta la nouvelle qu'il y avait un grand nombre de feux sur les hauteurs et qu'on devait en conclure que l'ennemi avait une supériorité numérique considérable. L'attaque fut immédiatement résolue. Une partie de l'armée conserva sa position au pied des montagnes, et le roi, avec le reste des troupes, commença à gravir les hauteurs ; aussitôt qu'il fut parvenu en vue des feux ennemis, il donna l'ordre à Léonnatos et à Ptolémée de tourner à droite et à gauche les positions des Indiens, afin de partager leurs forces en les attaquant de trois côtés à la fois, et il s'avança lui-même contre les hauteurs où se tenait la plus grande masse des Barbares. A peine ceux-ci eurent-ils aperçu les Macédoniens qui s'avançaient, que, confiants dans leur nombre, ils se précipitèrent sur Alexandre, et il s'ensuivit un combat acharné. Pendant le combat, Ptolémée montait de son côté, mais, comme de ce côté les Barbares ne descendirent pas, il fut obligé de commencer la lutte sur un terrain inégal. Enfin, au prix d'efforts extraordinaires, il parvint à gravir la pente ; les ennemis, qui combattaient avec un grand courage, se retirèrent du côté des hauteurs que le Macédonien avait laissées inoccupées afin de ne pas pousser les Indiens à une résistance désespérée en les investissant complètement. Léonnatos avait également obligé les ennemis à plier, et Alexandre poursuivait déjà le corps principal du centre après l'avoir battu. Un affreux carnage acheva cette victoire péniblement remportée : 40.000 hommes furent faits prisonniers ; d'immenses troupeaux de bœufs, qui formaient la richesse de ces montagnards, tombèrent aux mains des vainqueurs ; Ptolémée rapporte que le nombre des têtes de bétail montait à plus de 230.000 et qu'Alexandre choisit les plus beaux de ces animaux pour les envoyer en Macédoine, où ils devaient servir au labourage[27].

Cependant on avait reçu la nouvelle que, dans le bassin limitrophe, celui du Souastos, les Assacéniens se préparaient en toute hâte, qu'ils avaient fait venir des mercenaires de l'autre côté de l'Indus et avaient déjà réuni des troupes au nombre de 30.000 fantassins, 20.000 chevaux et trente éléphants. Pour atteindre leur pays, le roi devait descendre d'abord la vallée du Gouræos, fleuve profond et rapide, dont il avait soumis le bassin supérieur. Il s'avança rapidement avec une partie de ses troupes, tandis que Cratère, avec le reste des hommes et les lourdes machines, quittait Arigæon et marchait lentement sur ses traces. Les sentiers des montagnes et les nuits froides rendaient la marche pénible, mais la vallée où l'on descendait n'en parut que plus riante et plus riche : autour de soi l'on apercevait des vignobles, des bocages d'amandiers et de lauriers, de paisibles villages construits sur la pente des montagnes et d'innombrables troupeaux paissant sur les alpes. On raconte que les personnages les plus nobles du pays, ayant Acouphis à leur tête, vinrent trouver le roi dans cette vallée, et que, lorsqu'en entrant dans sa tente ils le virent assis dans tout l'éclat de ses armes, appuyé sur sa lance et la tête couverte d'un casque élevé, ils furent saisis d'étonnement et se prosternèrent. Le roi les invita à se relever et à parler. Ils annoncèrent que leur place forte se nommait Nysa ; qu'ils étaient venus de l'Occident dans ce pays ; que depuis ce temps ils avaient vécu indépendants et heureux, sous une aristocratie de trente nobles. Alors Alexandre leur déclara qu'il leur laisserait leur liberté et leur indépendance, qu'Acouphis aurait la préséance parmi les nobles du pays, et qu'enfin ils devaient envoyer quelques centaines de cavaliers à l'armée du roi. Telle doit être à peu près la vérité sur un fait qu'on raconta ensuite en l'ornant des circonstances les plus merveilleuses. Les Nyséens prétendaient être les descendants directs des compagnons de Dionysos, dont la mythologie grecque étendait déjà les expéditions jusqu'à l'Inde ; les preux Macédoniens, si loin de leur patrie, se sentirent comme. chez eux et entourés des souvenirs du pays[28].

De Nysa, le roi s'avança vers l'est, en traversant le cours rapide du Gouræos, jusqu'au pays des Assacéniens, qui se retirèrent à son approche dans leurs villes fortifiées. Parmi ces villes, la plus importante était Massaga[29], et le prince du pays espérait pouvoir s'y maintenir. Alexandre se dirigea contre elle et posa son camp sous ses murs. Les ennemis, confiants dans leurs forcés, opérèrent immédiatement une sortie ; les Macédoniens, par une fausse retraite, les attirèrent jusqu'à une demi-lieue des portes, et les Indiens les poursuivirent à la hâte et sans ordre, en poussant de grands cris de victoire. Tout à coup les Macédoniens se retournent et s'avancent au pas de charge sur les Indiens, l'infanterie légère en avant, suivie par le roi qui marche à la tête des phalanges. Après un combat qui ne dura que peu de temps, les Indiens, qui avaient fait des pertes considérables, prirent la fuite ; Alexandre les poursuivit de près, avec l'intention d'entrer dans la ville avec eux, mais son espoir fut trompé. Il s'approcha alors des murailles, afin de déterminer le point à attaquer pour le lendemain ; mais à ce moment, un trait, lancé des créneaux de la ville, l'atteignit et il revint au camp avec une légère blessure au pied. Le lendemain matin, les machines commencèrent à fonctionner, et bientôt une brèche fut pratiquée ; les Macédoniens cherchèrent à en profiter pour pénétrer dans la ville ; mais la courageuse et vigilante résistance de l'ennemi les força enfin vers le soir à se replier. Le jour suivant, l'assaut fut renouvelé avec vigueur, sous la protection d'une tour de bois qui, par ses projectiles, tenait les assiégés éloignés d'une partie des murailles ; cependant il fut impossible de faire un seul pas en avant. La nuit fut employée en préparatifs ; on fit approcher des murailles de nouveaux béliers, de nouvelles tortues, et enfin une nouvelle tour mouvante dont le pont volant devait amener les soldats directement sur les créneaux. Le matin, les phalanges s'avancèrent, tandis que le roi lui-même introduisait les hypaspistes dans la tour, en leur rappelant que c'était ainsi qu'ils s'étaient emparés de Tyr. Tous les soldats brûlaient du désir de combattre et de prendre cette ville qui leur résistait depuis déjà trop longtemps. Le pont volant fut abattu ; les Macédoniens se précipitèrent dessus ; chacun voulait être le premier ; mais le pont, surchargé, se rompit et les plus braves furent précipités dans le vide. A cette vue, les Indiens poussèrent de grands cris ; du haut des créneaux, ils lancèrent sur les Macédoniens des pierres, des poutres, toutes sortes de projectiles ; puis ils s'élancèrent hors des portes, en rase campagne, pour mettre à profit la confusion des assiégeants. Partout les Macédoniens se retirèrent ; c'est à peine si la phalange d'Alcétas, à laquelle le roi en avait donné l'ordre, put arriver à sauver les mourants de la fureur des ennemis et à les porter dans le camp. Tout cela ne fit qu'augmenter l'exaspération et la soif de combat que ressentaient les Macédoniens ; le jour suivant, la tour fut de nouveau approchée des murs, et le pont volant s'abattit de nouveau ; toutefois les Indiens furent encore heureux dans leur résistance, bien que leurs rangs allassent s'éclaircissant et que le danger devînt pour eux toujours plus grand. Leur prince fut alors atteint par un trait de catapulte qui le tua raide. Cette circonstance porta enfin les assiégés à nouer des négociations pour se rendre à la merci du vainqueur.

Alexandre, appréciant avec équité la valeur de ses ennemis, se prêta volontiers à faire cesser une lutte qu'on n'aurait pu terminer sans une grande effusion de sang. Il exigea que la ville fût rendue, que les mercenaires indiens fussent incorporés dans l'armée macédonienne et que la famille princière lui fût livrée[30]. Les conditions furent acceptées ; la mère et la fille du prince vinrent dans le camp du roi ; les mercenaires indiens sortirent en armes et allèrent camper à quelque distance de l'armée à laquelle ils devaient désormais être unis. Mais, pleins de mépris pour les étrangers et ne pouvant supporter la pensée d'être obligés de combattre avec eux leurs propres compatriotes, ils prirent la malheureuse résolution de s'échapper pendant la nuit et de se retirer au delà de l'Indus. Alexandre en fut averti, et, persuadé que les pourparlers seraient inutiles et les hésitations dangereuses, il les fit cerner et massacrer pendant la nuit. C'est ainsi qu'il se rendit maitre des postes importants du territoire des Assacéniens[31].

Massaga prise, l'occupation de ce pays dépourvu de maitre paraissait facile. Après ces événements, Alexandre envoya vers le sud quelques troupes, sous les ordres de Cœnos, vers la forteresse de Bazira, convaincu qu'à la nouvelle de la chute de Massaga elle se rendrait. Une autre division, conduite par Alcétas, se dirigea au nord, contre la forteresse d'Ora[32], avec ordre de bloquer la ville jusqu'à l'arrivée du principal corps d'armée. Mais de fâcheuses nouvelles ne tardèrent pas à arriver de ces deux côtés : Alcétas avait éprouvé des pertes en repoussant une sortie des Orites, et Cœnos, bien loin de trouver Bazira disposée à se rendre, avait de la peine à se maintenir devant la ville. Déjà le roi voulait se mettre en marche pour rejoindre Cœnos quand il apprit la nouvelle qu'Ora avait fait alliance avec le prince Abisarès (de Kaschmir)[33] et avait reçu par son intermédiaire un renfort considérable de troupes recrutées parmi les montagnards du Nord. En conséquence, il envoya à Cœnos l'ordre d'établir un camp retranché devant Bazira, pour couper les relations de la place, puis de venir le rejoindre avec le reste de ses troupes. II marcha lui-même en toute hâte vers Ora ; la ville, quoique forte et bravement défendue, ne put tenir ; elle fut prise d'assaut ; un riche butin, parmi lequel se trouvaient quelques éléphants, tomba aux mains des Macédoniens. Cependant Cœnos avait commencé à exécuter l'ordre qu'il avait reçu de se retirer de devant Bazira ; dès que les Indiens remarquèrent ce mouvement, ils se ruèrent par les portes et se jetèrent sur les Macédoniens ; il s'ensuivit un combat acharné dans lequel les Indiens furent enfin contraints de se replier. Bientôt la nouvelle se répandit qu'Ora elle-même était tombée au pouvoir des Macédoniens, et les Bazirites, désespérant de pouvoir tenir dans leur place forte, abandonnèrent la ville sur le minuit, et se retirèrent dans la forteresse d'Aornos, construite sur un rocher près de l'Indus et non loin des frontières sud du territoire des Assacéniens.

Par la possession de ces trois places de Massaga, d'Ora et de Bazira, Alexandre était maitre de la contrée montagneuse qui s'étend au nord du Cophène, et au sud de laquelle se trouvait le territoire du prince Astès de Peucéla[34]. Ce prince avait, parait-il, agrandi son pays aux dépens de ses voisins et s'était même implanté solidement au sud du Cophène ; Sangæos, qui s'était retiré près de Taxile en qualité de fugitif, avait été dépouillé par lui de sa puissance ; lorsque les hérauts d'Alexandre avaient convoqué à Nicæa les princes de l'Inde, Astès n'avait pas plus obéi qu'Assacénos. Mais l'heureux progrès des armes macédoniennes, l'approche du roi, la mort d'Assacénos, poussèrent le prince de Peucéla à abandonner son pays d'origine et à chercher un refuge sur son nouveau territoire, au sud du Cophène, afin de ne pas se trouver, en personne du moins, en face du grand roi et de sa terrible armée. Dans ce pays, et retranché dans une forteresse construite sur un rocher, il espérait pouvoir tenir tête à l'armée macédonienne du sud. Cependant Héphestion s'étant avancé, avait pris position devant la place et s'en était emparé après un siège de trente jours ; Astès lui-même avait trouvé la mort dans l'assaut, et Sangæos, qui se trouvait près de Taxile, fut mis en possession de la ville avec l'agrément d'Alexandre. Peucéla[35] elle-même, sans chef et sans défenseurs, se soumit volontairement, dès qu'Alexandre s'avança du pays des Assacéniens, qui était voisin, et elle reçut une garnison macédonienne. Son exemple fut suivi par les autres villes moins importantes jusqu'à l'Indus, et le roi atteignit le fleuve, en descendant vers Embolima, à quelques milles au-dessus de l'embouchure du Cophène[36].

La région des Paropamisades jusqu'à l'Indus fut ainsi soumise dans le cours de l'été, au moyen d'une série de combats sérieux et pénibles. Sur la rive sud du Cophène, où la vallée fluviale est bientôt fermée par des montagnes désertes, Héphestion avait pris possession du pays, et les châteaux-forts d'Astès ainsi qu'Orabatis, dont il s'était emparé et où il avait placé des garnisons macédoniennes, devinrent des points d'appui assurant la possession de la rive sud. Au nord, les bassins du Choaspe, du Gouræos et du Souastos furent successivement traversés, ainsi que les territoires des Aspasiens, des Gouræens, des Assacéniens et des Peucélaotes ; les Barbares du Choaspe supérieur et du Gouræos furent refoulés dans les montagnes ; enfin la sécurité fut assurée dans la vallée des Gouræens par les places fortes d'Andaca et d'Arigæon, dans le territoire des Assacéniens par Massaga, Ora et Bazira, et enfin sur la rive ouest de l'Indus par Peucéla. Dès lors, ce pays, bien que restant en grande partie sous des princes particuliers[37], demeura désormais dépendant des Macédoniens, et reçut, sous le nom d'Inde citérieure, un satrape particulier.

Dans le voisinage de l'Indus, les Indiens n'occupaient plus qu'une seule forteresse, située sur une montagne ; les Macédoniens la nommaient Aornos, comme si le vol des oiseaux n'eût pu l'atteindre. A environ cinq milles du confluent du Cophène et de l'Indus, les montagnes du nord-ouest projettent comme dernier contrefort un rocher isolé qui, d'après les données des anciens, aurait environ quatre milles de tour à la base et une hauteur de cinq mille pieds[38]. Sur la plate-forme de cette montagne escarpée se trouvait cette étonnante forteresse, dont les murs renfermaient des jardins, des sources et un bois, de sorte qu'elle pouvait entretenir des milliers d'hommes pendant une année entière. Un grand nombre d'Indiens du pays plat s'y étaient refugiés, pleins de confiance dans la sûreté de ce trône imposant dont un grand nombre de récits, partout colportés, vantaient la position imprenable[39]. Il n'en était que plus nécessaire pour le roi de s'en emparer, car il pouvait compter sur l'impression morale que ne manquerait pas de faire sur ses troupes et sur les Indiens une heureuse entreprise contre Aornos ; il devait surtout songer que ce point important pouvait, tant qu'il serait aux mains des ennemis, provoquer des mouvements dangereux sur ses derrières et leur fournir un appui. Maintenant que la contrée environnante était soumise et que, par la forte position prise sur l'Inclus, il était devenu possible d'approvisionner l'armée assiégeante tant que pourrait durer le siège, Alexandre commença l'exécution de son entreprise, aussi téméraire que périlleuse.

Sa volonté inébranlable de prendre cette forteresse était la seule chose qui pût faire espérer un heureux succès. Il renvoya Cratère à Embolima, sur l'Indus ; puis il prit avec lui seulement les Agrianes, les archers, le régiment de Cœnos et des fantassins légers choisis dans les autres régiments, deux cents cavaliers des hétœres et cent archers à cheval, et établit son camp, avec ce corps, au pied du rocher. Un seul chemin conduisait au sommet, et il avait été si adroitement tracé qu'il pouvait être, sur chaque point, facilement et parfaitement défendu. A ce moment, des gens qui habitaient le voisinage vinrent trouver le roi, firent leur soumission et s'offrirent à le conduire sur un point du rocher d'où il pourrait attaquer la forteresse et la prendre sans difficulté. Ptolémée, fils de Lagos, le garde du corps, fut chargé de gravir la hauteur avec les Agrianes, le reste des troupes légères, les hypaspistes d'élite et les Indiens. Par un sentier rude et difficile, il arriva au lieu désigné, sans avoir été remarqué par les Barbares ; il s'y retrancha à l'aide de palissades ; puis il fit briller le feu qui était le signal convenu. Dès que le roi l'eut aperçu, il résolut de donner l'assaut le lendemain, espérant que Ptolémée attaquerait en même temps du haut de la montagne[40]. Cependant il était impossible à ceux qui attaquaient d'en bas d'arriver au moindre succès, et les Indiens, complètement rassurés de ce côté, se tournèrent avec d'autant plus de hardiesse contre les hauteurs occupées par Ptolémée, de sorte que ce fut seulement au prix des plus grands efforts que le Lagide parvint à se maintenir derrière ses retranchements. Ses archers et ses Agrianes avaient fort maltraité l'ennemi, qui se retira dans sa forteresse à la tombée de la nuit.

Par cette malheureuse tentative, Alexandre s'était convaincu qu'il était impossible d'arriver à son but en restant dans la plaine. Il envoya donc à Ptolémée, pendant la nuit et par un homme qui connaissait le pays, un ordre écrit pour l'informer qu'il tenterait le lendemain un assaut, sur un point aussi rapproché que possible du lieu où lui-même se trouvait, et qu'au moment où les assiégés se précipiteraient hors de la forteresse contre les assaillants, il devrait descendre de ses hauteurs, tomber sur les derrières de l'ennemi et tenter d'effectuer à tout prix sa jonction avec le roi. Il fut fait ainsi. Le lendemain, à la première lueur du jour, Alexandre était au pied de la montagne, du côté où Ptolémée était monté. Bientôt les Indiens accoururent sur ce point pour défendre les étroits sentiers, et on combattit avec acharnement jusqu'à midi, heure à laquelle les ennemis commencèrent à plier un peu. De son côté, Ptolémée faisait ce qu'il pouvait ; vers le soir, les sentiers étaient gravis et les deux divisions de l'armée réunies. La retraite des ennemis, qui s'accélérait à chaque instant, et le courage de ses vaillants soldats échauffé par le succès portèrent le roi à poursuivre les Indiens en déroute, espérant peut-être s'introduire de force dans la place à la faveur de la confusion ; mais il ne put y réussir, et, pour un assaut, l'espace était trop étroit.

Il se retira sur les hauteurs où Ptolémée avait élevé des retranchements, et qui, plus basses que la forteresse[41], en étaient séparées par un ravin large et profond. Il s'agissait de surmonter les désavantages topographiques de cette position et de construire une levée qui traversât le ravin, de manière à approcher au moins de la place assez près pour que les projectiles atteignissent les murailles. On se mit au travail le lendemain matin ; le roi était partout, pour louer, pour encourager, pour mettre même la main à l'œuvre ; on travaillait avec la plus vive émulation ; les arbres coupés roulaient dans l'abîme ; des quartiers de rocs s'entassaient par-dessus ; puis venait une couche de terre : dès la fin du premier jour, on avait comblé le ravin sur une étendue de deux cents pas. Les Indiens, qui d'abord ne trouvaient pas assez de railleries contre la folle témérité de l'entreprise, cherchèrent dès le lendemain à déranger le travail ; mais bientôt la levée fut assez avancée pour que les frondeurs et les machines pussent de sa hauteur s'opposer à leurs attaques. Le sixième jour, la levée atteignait presque le sommet d'une élévation qui était de niveau avec bit forteresse et que l'ennemi occupait. Défendre ce sommet ou le conquérir devait avoir une influence décisive sur le sort de la place. Un bataillon de Macédoniens d'élite fut envoyé pour s'en emparer ; une lutte effroyable commença ; Alexandre lui-même accourut à la tête de ses gardes du corps, et, après les plus grands efforts, la hauteur fut emportée. A ce coup, et voyant le progrès continuel de la levée que rien ne pouvait plus empêcher, les Indiens désespérèrent de pouvoir longtemps résister à un ennemi que n'arrêtaient ni les rochers, ni les abîmes, qui prouvait au monde étonné que la volonté et la force humaine était capable de surmonter la dernière barrière élevée par la nature elle-même dans ses gigantesques ouvrages, et de la transformer en moyen d'atteindre son but. Ils envoyèrent à Alexandre un héraut pour lui offrir la reddition de la place à des conditions favorables ; mais ils ne voulaient que gagner du temps jusqu'à la nuit, afin de quitter alors la forteresse par des chemins cachés et de se disperser dans le pays plat. Alexandre s'aperçut de leur dessein ; il retira ses postes et laissa les ennemis commencer tranquillement leur retraite. Choisissant alors sept cents hypaspistes, il gravit le rocher au milieu du silence de la nuit et commença à escalader les murailles abandonnées ; lui-même arriva en haut le premier. Dès que ses soldats, qui montaient par différents points, l'eurent rejoint, ils se précipitèrent tous en poussant de grands cris de guerre sur les ennemis, qui n'étaient préparés que pour la fuite ; un grand nombre furent massacrés ; les autres furent précipités dans l'abîme, et le lendemain matin l'armée pénétra dans la place, au son des trompettes. De nombreux sacrifices d'actions de grâces célébrèrent cette heureuse fin d'une entreprise que seules l'audace d'Alexandre et la bravoure de ses troupes pouvaient accomplir. Les fortifications de la citadelle elle-même furent augmentées par de nouveaux ouvrages[42] ; une garnison macédonienne y fut placée, et le prince Sisicottos, qui avait su gagner la confiance du roi, en fut nommé commandant. La possession de cette forteresse fut d'une grande importance pour maintenir l'Inde citérieure dans la dépendance, car elle commandait la plaine qui s'étend entre le Souastos, le Cophène et l'Indus, et dans laquelle le regard plonge à une grande distance du haut du rocher, ainsi que l'embouchure du Cophène dans l'Indus[43].

Pendant ce temps, une agitation pleine de périls s'était manifestée dans le pays des Assacéniens ; le frère du prince Assacénos[44] tombé à Massaga, avait réuni une armée de 20.000 hommes et de quinze éléphants et s'était jeté dans les montagnes du haut pays ; la forteresse de Dyrta était dans ses mains[45] ; il pensait être suffisamment protégé par la difficulté de pénétrer dans ces gorges sauvages, et il espérait que le roi, en continuant à s'avancer, lui fournirait bientôt l'occasion d'étendre sa puissance. Il n'en était que plus nécessaire de le réduire. Aussitôt que le roi se fut emparé d'Aornos, il marcha à la hale, avec quelques milliers d'hommes appartenant à l'infanterie légère, vers Dyrta, dans le haut pays. L'annonce de son approche avait suffi pour mettre en fuite le prétendant ; la population des environs s'était enfuie avec lui. Le roi envoya quelques corps détachés pour parcourir les environs et rechercher les traces du prince fugitif, et particulièrement celles des éléphants. Ayant appris que tout le monde, hommes et animaux, s'était enfui dans les montagnes du côté de l'est, il se mit à leur poursuite. Une épaisse forêt vierge couvre cette région, et l'armée dut s'y frayer péniblement, un chemin. On s'empara de quelques Indiens isolés ; ils annoncèrent que la population s'était réfugiée au delà de l'Indus, dans le royaume d'Abisarès, et qu'on avait abandonné en liberté dans les prairies du bord du fleuve les éléphants, qui étaient au nombre de quinze. A ce moment arriva un premier groupe de soldats indiens ayant fait partie de l'armée en déroute et qui, mécontents de la maladresse du prince, s'étaient révoltés et l'avaient massacré ; ils apportaient sa tête. Alexandre, qui ne se souciait guère de poursuivre une armée sans chef à travers des contrées peu praticables, se dirigea vers les prairies de l'Indus pour s'emparer des éléphants ; accompagné d'Indiens habitués à capturer ces animaux, il leur donna la chasse ; deux d'entre eux tombèrent dans des précipices et les autres furent pris. Le roi fit couper des arbres en cet endroit dans les épaisses forêts des bords de l'Indus et construire des bateaux. Bientôt une flotte d'eau douce, telle que l'Indus n'e n avait pas encore vue, fut prête, et le roi avec son armée s'en servirent pour descendre le largo fleuve, dont les deux rives étaient couvertes d'un grand nombre de villes et de villages ; on débarqua près du pont qu'Héphestion et Perdiccas avaient déjà fait jeter sur l'Indus[46].

Dans les récits qui sont parvenus jusqu'à nous, on retrouve assez vives les fortes impressions que l'armée venue d'Occident éprouva dans ce monde indien, où elle avait pénétré depuis le printemps de 327. Les formes vigoureuses de la nature, la végétation luxuriante, les animaux sauvages et domestiques, les hommes, leur religion, leur mœurs, leur gouvernement, leur manière de faire la guerre, tout y était étrange et surprenant ; toutes les merveilles qu'Hérodote et Ctésias avaient racontées de ce pays semblaient de beaucoup surpassées par la réalité. Bientôt on devait se convaincre qu'on n'avait encore vu jusqu'ici que le vestibule de ce nouveau monde.

L'armée séjourna sur les bords de l'Indus pour se reposer des fatigues de la campagne d'hiver à travers les montagnes, campagne à laquelle une grande partie des troupes avait pris part[47]. Puis, vers le commencement du printemps, l'armée, renforcée par les contingents des princes de la satrapie citérieure, se disposa à traverser l'Indus.

A ce moment parut devant le roi une ambassade du prince de Taxila, apportant à Alexandre, avec la nouvelle assurance de la soumission de son maître, de riches présents : trois mille animaux pour les sacrifices, dix mille brebis, trente éléphants de guerre, deux cents talents d'argent et enfin sept cents cavaliers indiens formant le contingent fourni par leur maître à son allié ; cette ambassade livra au roi la résidence du prince, ville magnifique située entre l'Indus et l'Hydaspe.

Alors Alexandre donna l'ordre de commencer la cérémonie destinée i consacrer le passage de l'Indus ; au milieu des luttes gymnastiques et équestres, on offrit des sacrifices sur la rive du fleuve et les signes de ces sacrifices furent favorables. Le passage du grand fleuve commença alors ; une partie de l'armée te traversa sur le pont de bateaux ; d'autres soldats furent transportés sur des bateaux ; le roi lui-même et sa suite passèrent sur deux yachts à trente rameurs, qui avaient été pré-. parés à cet effet. De nouveaux sacrifices célébrèrent le passage heureusement accompli. Puis la grande armée continua sa marche sur la route de Taxila, à travers une région très peuplée et brillante de tout l'éclat du printemps ; vers le nord s'élevaient les hautes montagnes couvertes de neige qui forment les frontières de Kaschmir ; au sud s'étendaient les vastes et magnifiques plaines qui remplissent l'intervalle entre l'Indus et l'Hydaspe. Une heure avant d'arriver à la résidence, l'armée vit avec étonnement pour la première fois des pénitents indiens qui, nus, solitaires, immobiles sous les rayons brûlants du soleil de midi comme sous les intempéries de la saison des pluies, accomplissaient l'œuvre pieuse de leurs vœux[48].

Lorsque le roi fut près de Taxila[49], le prince vint au-devant de lui en grande pompe, avec des éléphants caparaçonnés, des troupes sous les armes et une musique militaire. Alexandre donna l'ordre à son armée de s'arrêter et de se mettre en rangs ; le prince s'élança en tête du cortège, vint droit au roi, le salua de la façon la plus respectueuse et lui remit son royaume et sa personne. Alors Alexandre, à la tête de son armée, ayant le prince à ses côtés, fit son entrée dans la somptueuse résidence. On y donna, en l'honneur du grand roi, une suite de fêtes dont l'éclat fut relevé par la présence de nombreux princes du pays, qui étaient venus pour offrir leurs présents et leurs hommages. Alexandre les confirma tous dans leurs possessions, et augmenta le territoire de quelques-uns, d'après leurs désirs et leurs mérites ; il agrandit en particulier le royaume de Taxile, et ce prince reçut en même temps des présents du plus haut prix, pour le soin qu'il avait pris de l'armée du sud et pour l'attention avec laquelle il était venu plusieurs fois au-devant du roi[50]. Le chef de district Doxaris envoya aussi une ambassade et des présents[51]. Abisarès lui-même, le prince de Kaschmir, envoya à Taxila une ambassade composée des principaux nobles de son royaume et conduite par son frère ; celui-ci apportait en présent des joyaux, de l'ivoire, de riches tissus et des objets précieux de toute espèce, se portait garant de la fidèle soumission du prince son frère et démentait formellement la protection secrète qu'on l'accusait d'avoir accordée aux Assacéniens.

Il est impossible de distinguer nettement de quelle manière furent alors organisées les affaires de la région comprise entre les deux fleuves ; en tous cas, les agrandissements de territoire se firent en prenant sur la satrapie citérieure, et d'autre. part tous les princes acceptèrent) a suzeraineté d'Alexandre ; Taxile obtint peut-être le principat parmi les rajahs en deçà de l'Hydaspe ; du moins on ne parle dorénavant de lui que comme allié d'Alexandre. On laissa dans sa résidence une garnison macédonienne, ainsi que les hommes impropres au service, et la satrapie indienne fut confiée à Philippe, fils de Machatas, dont la haute naissance et le dévouement à Alexandre, dévouement attesté par tant de preuves, répondaient à l'importance de ce poste. En dehors de sa province, qui comprenait tout le territoire situé à droite de l'Indus, cet officier avait encore la surveillance sur toutes les troupes laissées en arrière dans les royaumes de Taxile et des autres princes[52].

L'adhésion chaleureuse que le prince de Taxila avait témoignée au roi avait peut-être sa raison d'être dans l'inimitié qui existait entre lui et son puissant voisin, le prince Porus, de l'ancienne race des Paurava, qui de l'autre côté du fleuve voisin, de l'Hydaspe, régnait sur plus de cent villes ; il était de plus à la tête d'importantes forces militaires et avait pour alliés plusieurs princes voisins, particulièrement celui de Kaschmir. Ce prince et ses alliés, qui avaient pour ennemi, du côté de l'Indus, le prince de Taxila, avaient également pour adversaires, du côté opposé, les peuples libres habitant les contreforts de l'Himalaya dans les entre-deux des rivières au delà de l'Acésine et les basses régions du Pandjab. L'inimitié de ces peuples sans roi (Arattas) envers les princes, — parmi lesquels le Paurava, qui régnait entre l'Hydaspe et l'Acésine, était le plus puissant, — paralysait la résistance du riche et populeux Pandjab contre l'invasion des Occidentaux.

De Taxila, Alexandre avait envoyé des hérauts à Porus, pour lui ordonner de venir à sa rencontre aux frontières de sa principauté et de lui rendre hommage. Porus avait fait répondre qu'il irait attendre le roi aux confins de son royaume, les armes à la main ; en même temps, il avait appelé ses alliés aux armes et demandé au prince Abisarès de lui envoyer promptement les troupes auxiliaires qu'il lui avait promises, malgré les assurances de soumission qu'il avait récemment données à Alexandre ; puis il s'était avancé lui-même sur le fleuve qui formait la frontière de son royaume et avait établi son camp sur la rive gauche, bien résolu à barrer à tout prix le passage à l'ennemi. A cette nouvelle, Alexandre renvoya le stratège Cœnos en arrière, vers l'Indus, avec l'ordre de scier les bateaux qui composaient la flotte d'eau douce, pour pouvoir les transporter par terre, et de les amener sur des chariots aussi vile que possible aux bords de l'Hydaspe. En même temps, après les sacrifices et les tournois habituels, l'armée partit de Taxila ; elle était renforcée par cinq mille hommes des troupes indiennes de Taxile et des princes voisins ; les éléphants dont Alexandre s'était emparé comme butin dans l'Inde, ou qu'il avait reçus en présent, restèrent en arrière[53], parce que les chevaux macédoniens n'étaient pas habitués à leur vue et parce qu'ils n'auraient d'ailleurs été que gênants, eu égard à la manière particulière dont les Macédoniens conduisaient leur attaque.

Pendant la marche commencèrent les premières averses des pluies tropicales ; les torrents roulaient avec plus de fracas ; les chemins devenaient plus difficiles ; de fréquents orages, accompagnés d'ouragans, retardaient souvent la marche. On s'approchait des frontières méridionales de la principauté de Taxila ; sur ce point, un défilé long et assez étroit conduisait sur le territoire de Spitacès, parent et allié de Porus, et ce passage était barré par les troupes de ce prince, qui occupaient les hauteurs des deux côtés. Les ennemis, surpris par une manœuvre hardie de cavalerie, exécutée par Alexandre en personne, furent chassés de leur position et tellement pressés qu'ils ne purent gagner la rase campagne qu'après avoir éprouvé une perte considérable. Spitacès lui-même, sans penser à défendre davantage sa principauté, se hâta de rejoindre Porus avec le reste de ses troupes[54].

Deux jours après environ, Alexandre atteignit la rive de l'Hydaspe, qui avait alors une largeur de près de douze cents pas[55] ; sur la rive opposée, on apercevait le camp du prince Porus qui se déployait au loin et toute l'armée qui s'était avancée en ordre de bataille, précédée par trois cents éléphants de guerre semblables aux tours d'une forteresse ; on remarqua que l'on avait détaché de chaque 'côté des corps importants, pour fortifier la ligne des postes tout le long de la rive, et spécialement pour surveiller le petit nombre d'endroits que le fleuve grossi laissait encore guéables. Alexandre reconnut l'impossibilité de passer la rivière sous les yeux de l'ennemi, et il établit son camp sur la rive droite, en face des Indiens. Au moyen de mouvements militaires multipliés, il commença à fatiguer l'attention de l'ennemi et à faire en sorte qu'il ne pût savoir sur quel point on avait l'intention de passer ; en même temps, il envoya un autre détachement de son armée reconnaître de tous les côtés la rive voisine, puis un autre pour mettre à contribution le territoire de Spitacès, complètement dépourvu de défenseurs, et il fit apporter de tous côtés une grande quantité d'approvisionnements, comme s'il avait l'intention de rester encore longtemps dans cet endroit ; il sut même répandre jusque dans le camp ennemi le bruit qu'il tenait pour impossible de traverser le fleuve en cette époque, et qu'il voulait attendre la fin des pluies pour tenter l'attaque on passant la rivière lorsque les eaux auraient baissé. Mais en même temps les mouvements perpétuels de la cavalerie macédonienne, les allées et venues de bateaux tout remplis d'hommes, les marches répétées des phalanges qui, malgré les torrents de pluie, restaient souvent pendant des heures entières sous les armes et comme prêtes au combat, tenaient le prince Porus dans la crainte continuelle d'une attaque soudaine. Deux îles situées au milieu du fleuve donnèrent lieu à de petits 'combats ; il semblait qu'elles dussent être d'une importance décisive dès qu'on en viendrait à une bataille sérieuse.

Pendant ce temps, Alexandre apprit qu'Abisarès de Kaschmir, malgré les assurances plusieurs fois renouvelées de sa soumission, non seulement entretenait des relations secrètes avec Porus, mais encore s'approchait déjà avec toutes ses forces pour rejoindre son allié[56]. Dès le principe même, il n'était jamais entré dans la pensée du roi de rester pendant toute la saison des pluies inactif sur la rive droite du fleuve, et cette nouvelle ne fit que le porter davantage à penser sérieusement à une attaque prochaine, puisque le combat contre les forces réunies d'Abisarès et de Porus pouvait devenir difficile, sinon périlleux. Mais il était impossible de passer ici le fleuve sous les yeux de l'ennemi, car son lit, à cause de la hauteur et de la rapidité de l'eau, n'était pas sûr, et la rive opposée était plate et couverte de bas-fonds ; vouloir conduire les phalanges jusqu'à la rive opposée sous les projectiles d'un ennemi qui se tenait en rangs serrés sur un terrain plus élevé eût été une témérité folle, et de plus il fallait considérer que les chevaux macédoniens, en approchant des éléphants qui couvraient l'autre rive, seraient effrayés par leur odeur et leurs cris rauques, qu'ils chercheraient à s'enfuir, à se précipiter hors des bateaux et causeraient la plus dangereuse confusion. Le tout était d'atteindre la rive ennemie ; sur le minuit, Alexandre fit donc retentir les trompettes dans le camp, ordonna à la cavalerie d'avancer sur divers points de la rive et de se disposer à traverser le fleuve au son des trompettes et en poussant le cri de guerre, donna l'ordre aux bateaux de partir et aux phalanges de s'avancer vers les endroits guéables à la lueur des feux de garde. Aussitôt le camp ennemi se remplit de bruit ; on fit avancer les éléphants ; les troupes s'approchèrent de la rive ; jusqu'au matin, on attendit l'attaque, mais elle ne fut pas donnée. La même manœuvre se répéta les nuits suivantes, et toujours Porus se voyait trompé de nouveau ; enfin, fatigué de faire passer inutilement les nuits à ses troupes exposées à la pluie et au vent, il se contenta de faire garder le fleuve par les postes ordinaires.

La rive droite du fleuve est défendue par une succession de hauteurs escarpées qui s'étendent jusqu'à trois milles en amont, et là se transforment en montagnes élevées, couvertes d'épaisses forêts. Au pied de leur versant septentrional coule une petite rivière qui va se jeter dans le fleuve. Au confluent, l'Hydaspe, qui descend du Kaschmir jusque-là en ligne droite, du nord au sud, change sa direction subitement et presque à angle droit[57] pour se diriger à l'ouest, entre une chaîne de montagnes escarpées à droite, et une vaste plaine basse et fertile à gauche. En face de l'angle que forment les montagnes, au-dessous du confluent de cette petite rivière, se trouve, au milieu du fleuve, l'île boisée de Yamad, au-dessus de laquelle la route ordinaire de Kaschmir traverse l'Hydaspe. C'était ce point qu'Alexandre avait choisi pour passer le fleuve. Une série de postes avancés fut placée le long de la rive, assez proches les uns des autres pour qu'on pût se voir et s'appeler ; leurs appels, leurs feux de garde nocturnes, les nouveaux mouvements de troupes dans le voisinage du camp auraient dû complètement tromper l'ennemi sur l'endroit où allait s'effectuer le passage, si déjà l'accoutumance ne lui eût appris à n'accorder que peu d'importance à toutes ces manœuvres. Alexandre, de son côté, à la nouvelle qu'Abisarès n'était plus éloigné que de trois jours de marche, avait tout préparé pour risquer le coup décisif. Cratère resta dans le voisinage du camp avec son hipparchie, la cavalerie des Arachosiens et des Paropamisades, les phalanges d'Alcétas et de Polysperchon, et les cinq mille hommes fournis par les princes des districts. indiens ; il avait la consigne de se tenir tranquille jusqu'à ce qu'il vît sur l'autre bord les ennemis sortis de leur camp ou battus dans le voisinage. S'il remarquait au contraire que l'ennemi divisât ses forces, et que les éléphants restassent sur la rive en face de lui, il ne devait pas risquer le passage ; mais si l'on faisait remonter le fleuve à ces animaux pour les opposer au corps de Macédoniens qui aurait traversé par l'île, il devait aussitôt passer le fleuve avec toutes ses troupes, car les éléphants pouvaient seuls mettre obstacle au succès d'une charge de cavalerie[58]. Un second corps, composé des phalanges de Méléagre, de Gorgias et d'Attale et des mercenaires à pied et à cheval, s'avança à un demi-mille en amont, avec ordre de traverser le fleuve en masse dès qu'ils verraient la bataille commencée sur la rive opposée[59]. Le roi lui-même quitta le camp dès le matin, avec les hipparchies d'Héphestion, de Perdiccas et de Démétrios, l'agéma des cavaliers sous Cœnos, les cavaliers scythes, bactriens et sogdiens, les archers dahes à cheval, les chiliarchies des hypaspistes, les phalanges de Clitos et de Cœnos, les Agrianes et les gens de trait. La pluie, qui ne cessait pas de tomber, rendit, il est vrai, ces mouvements plus difficiles, mais en même temps elle les dissimula aux yeux de l'ennemi. Pour plus de sûreté, le roi s'avança par derrière les hauteurs boisées qui s'élevaient le long de la rive, jusqu'à l'endroit qu'il avait choisi pour la traversée. La soirée était avancée lorsqu'il y arriva ; déjà les bateaux démontés que Cœnos avait transportés de l'Indus avaient été remis en état et cachés à l'abri de l'épaisse forêt ; on avait également une provision de peaux et de poutres pour construire des radeaux et des bacs. On employa toute la nuit à préparer la traversée, à lancer les bateaux, à remplir les peaux de paille et d'étoupe, à construire des radeaux. Des torrents de pluie, accompagnés d'orage et de tempête, firent que le bruit des armes et les coups des charpentiers ne purent être entendus de l'autre rive ; l'épaisse forêt qui couvrait l'avancée des montagnes ainsi que l'île cachait les feux de bivouac des Macédoniens.

Vers le matin la tempête s'apaisa ; la pluie cessa ; le fleuve grondait en heurtant ses flots aux berges élevées de l'île : c'était juste au-dessus que l'armée devait traverser. Le roi en personne, accompagné des gardes du corps Ptolémée, Perdiccas, Lysimaque et Séleucos, qui conduisait les hypaspistes royaux[60], se trouvait sur le yacht qui ouvrait le convoi ; les autres hypaspistes suivaient sur les autres yachts, la cavalerie et le reste de l'infanterie sur des bateaux, des canots, des bacs et des radeaux ; il y avait en tout 4.000 cavaliers, 1.000 archers à cheval, environ 6.000 hypaspistes ; enfin les gardes du corps à pied, les Agrianes, les acontistes, les archers, formant environ 4.000 hommes. Les deux phalanges restèrent sur la rive droite pour couvrir et surveiller la route de Kaschmir[61]. Déjà les yachts passaient devant la rive haute et boisée de l'île ; dès qu'on eut dépassé sa pointe nord, on aperçut les cavaliers des avant-postes ennemis qui, à la vue de l'armée qui traversait, s'élançaient à toute bride dans la plaine. Ainsi la rive ennemie n'avait point de défenseurs ; personne n'était là pour empêcher le débarquement. Alexandre fut le premier sur la rive ; après lui atterrirent les autres yachts, bientôt suivis de la cavalerie et du reste de l'armée ; puis toutes les troupes furent formées en colonnes de marche pour se porter en avant. On s'aperçut alors qu'on se trouvait sur une île ; la force du courant, dont le lit à cet endroit s'infléchit vers l'ouest, avait miné la berge par le bas et formé un nouveau bras, où l'eau coulait en abondance. Longtemps les cavaliers cherchèrent un gué, mais en vain ; l'eau était partout trop large et trop profonde. Il semblait que le seul parti à prendre fût de reprendre les bateaux et les radeaux et de contourner la pointe de l'île. Le plus grand danger était que, par suite de ce retard, l'ennemi n'eût la possibilité d'envoyer un corps de troupes considérable, de manière à rendre le débarquement difficile et même impossible. Enfin on trouva un point qui était guéable ; les hommes et les chevaux eurent toutes les peines du monde à lutter contre la force du courant ; l'eau montait jusqu'à la poitrine des fantassins et les chevaux n'avaient que la tête hors de l'eau. Peu à peu les différentes divisions atteignirent la rive opposée ; enfin l'armée s'avança en lignes serrées, à droite la cavalerie touranienne, tout à côté les escadrons macédoniens, ensuite les hypaspistes, et enfin, à l'aile gauche, l'infanterie légère ; puis, faisant demi-tour à droite, elle se dirigea vers le camp ennemi en descendant le cours du fleuve. Pour ne pas fatiguer les fantassins, Alexandre les laissa suivre lentement, tandis qu'il les devançait lui-même d'une demi-lieue, avec tous les cavaliers et les archers commandés par Tauron. Il pensait pouvoir soutenir le combat à la tête de sa cavalerie, qui était excellente et supérieure à celle des Indiens, jusqu'à l'arrivée de ses fantassins, dans le cas où Porus s'avancerait contre lui avec toutes ses forces ; au contraire, si les Indiens, effrayés par son apparition soudaine, se retiraient, il croyait avoir assez de ses 5.000 cavaliers pour les charger et les poursuivre.

Porus, de son côté, dès qu'il avait été averti, par ses avant-postes qui s'étaient repliés en toute hâte, que des forces importantes s'approchaient, avait cru au premier moment que c'était Abisarès de Kaschmir avec son armée ; mais son allié aurait-il pu négliger ; de lui annoncer son approche, ou du moins, comment, après avoir passé le fleuve, n'aurait-il pas envoyé avis de son heureuse arrivée ? Il n'était que trop clair que ceux qui avaient débarqué étaient des Macédoniens, que l'ennemi avait opéré heureusement et sans obstacle le passage du fleuve qui aurait dû lui coûter des milliers d'hommes, et qu'on ne pouvait plus lui disputer la rive du côté de l'Inde. Cependant les masses de troupes que le prince voyait encore en amont et en aval de l'autre côté du fleuve, semblaient prouver que le corps auquel on avait fait passer le fleuve ne pouvait être bien important. Porus aurait dû tenir avant tout à couper et à anéantir ce corps qui avait traversé l'eau ; il aurait dû prendre immédiatement l'offensive, ce qui, avec ses chars de bataille et ses éléphants, était chose facile et tout indiquée ; mais, au lieu de cela, il ne s'occupa pour le présent qu'à empêcher l'ennemi d'avancer et à éviter toute rencontre décisive jusqu'à l'arrivée d'Abisarès. Il envoya son fils avec deux mille cavaliers et cent vingt chariots de guerre à la rencontre des Macédoniens ; il espérait pouvoir arrêter le roi Alexandre avec ce détachement[62].

Dès qu'Alexandre aperçut ce corps marchant à sa rencontre à travers prés le long de la rive, il ne put s'empêcher de croire que Porus s'approchait avec toute son armée et que ce détachement formait l'avant-garde. Il donna donc l'ordre à ses cavaliers de s'apprêter au combat ; puis il remarqua que ces cavaliers et ces chars n'étaient pas suivis par d'autres troupes, et il donna aussitôt le signal de l'attaque. De tous côtés, les cavaliers touraniens se précipitèrent sur l'ennemi pour le cerner et jeter la confusion dans ses rangs ; les escadrons macédoniens accoururent derrière pour charger. En vain les Indiens cherchèrent à résister, à se replier ; en peu de temps, malgré leur courageuse résistance, ils furent entièrement battus ; quatre cents morts, parmi lesquels se trouvait le prince royal, restèrent sur le champ de bataille, et les chariots, hors d'état de fuir rapidement sur le sol détrempé et défoncé de la prairie, tombèrent aux mains des Macédoniens, qui s'avancèrent alors bouillants d'une ardeur nouvelle.

Les restes du corps dispersé rapportèrent dans le camp la nouvelle de leur défaite, de la mort du prince et de l'approche d'Alexandre. Porus vit trop tard quel ennemi il avait à combattre ; le temps pressait pour prévenir, autant qu'il était encore possible, les suites d'une demi-mesure qui n'avait fait que hâter le danger. Le seul moyen de salut était de se jeter maintenant avec des forces supérieures sur l'ennemi qui s'approchait, de l'anéantir avant qu'il n'eût le temps de faire traverser d'autres troupes et d'enlever ainsi à Porus son dernier avantage, celui du nombre. Cependant on ne pouvait dégarnir la rive sur le point opposé au camp macédonien, pour que les troupes qui y étaient demeurées et qui se tenaient toutes prêtes au combat ne pussent traverser le fleuve et menacer sur ses derrières la ligne de bataille des Indiens. Porus laissa donc dans son camp quelques éléphants et plusieurs milliers d'hommes pour observer les mouvements de Cratère et couvrir la rive ; puis il s'avança lui-même contre Alexandre avec toute sa cavalerie, forte de quatre mille chevaux, avec trois cents chars de bataille, trente mille fantassins et deux cents éléphants. Aussitôt qu'il eut traversé la prairie au sol marécageux qui s'étendait sur le bord du fleuve et qu'il eut atteint la rase campagne, dont le sol sablonneux était également favorable au développement de ses forces et aux mouvements de ses éléphants, il rangea son armée en bataille d'après l'usage indien : en avant, la ligne terrible des deux cents éléphants, qui se déployait sur une longueur de près d'un mille, car ces animaux étaient placés à cinquante pas l'un de l'autre[63] ; derrière eux, le second rang était formé par l'infanterie groupée en détachements de cent cinquante hommes placés chacun entre deux éléphants ; aux derniers détachements de l'aile droite et de l'aile gauche, qui dépassaient la ligne des éléphants, venaient s'adjoindre de chaque côté deux mille hommes de cavalerie, et les deux extrémités de cette immense ligne de bataille étaient couvertes par cent cinquante chariots dont chacun portait deux soldats pesamment armés, deux hommes de trait avec de grands arcs, et deux conducteurs également armés. La force de cette ligne de bataille consistait dans les deux cents éléphants, dont l'effet devait être d'autant plus terrible que la cavalerie, sur laquelle Alexandre fondait son espoir de succès, n'était pas en état de tenir en face d'eux.

En effet, une attaque bien conduite aurait peut-être pu anéantir les Macédoniens ; les éléphants, protégés par chaque détachement d'infanterie comme des machines de guerre le seraient par des archers avancés, auraient pu se porter contre la ligne ennemie, chasser la cavalerie loin du champ de bataille et écraser la phalange, tandis que la cavalerie indienne, avec les chariots de guerre, pouvait poursuivre les fuyards et, leur couper la retraite en les empêchant de traverser le fleuve ; la ligne de bataille elle-même, extraordinairement développée et dépassant de beaucoup l'ennemi, pouvait avoir un grand effet : si les chariots et les cavaliers placés aux deux ailes s'avançaient en même temps que les éléphants, il leur suffirait de faire un demi-tour pour prendre l'ennemi en flanc. Dans tous les cas, Porus, à peine arrivé en face de l'ennemi, devait prendre l'initiative, pour ne pas laisser à celui-ci l'avantage de l'offensive et spécialement le choix du point sur lequel devait commencer le combat. Il hésita ; Alexandre s'avança contre lui le premier et mit tout en œuvre de son côté, employant la prudence et la hardiesse qui, seules, pouvaient contrebalancer la supériorité numérique de son ennemi.

C'est à peine si sa petite armée égalait, sous le rapport de l'étendue qu'elle occupait, le quart de la ligne de bataille ennemie, avec ses éléphants et les chars de guerre qui terminaient ses ailes. Comme dans ses précédentes batailles, il devait encore ici s'avancer en ligne oblique et se jeter sur un seul point en y employant toute sa force. Il pouvait, et, avec des troupes comme les siennes, il devait même s'élancer par pelotons détachés, pour ainsi dire, sur les masses lourdes et maladroites de l'ennemi, puis attendre, comme résultat du progrès victorieux de chaque détachement de troupes, qu'ils se réunissent au moment et sur le point convenable. Comme la supériorité des Indiens consistait dans les éléphants, le coup décisif devait les éviter ; il devait être porté contre le point le plus faible de la ligne ennemie et, pour réussir complètement, être porté par la division de l'armée dont la supériorité était indubitable. Alexandre avait cinq mille hommes de cavalerie, tandis que l'ennemi n'en avait à l'extrémité de chaque aile que deux mille environ, formant deux groupes trop éloignés l'un de l'autre pour se soutenir mutuellement en temps convenable, et qui ne pouvaient trouver qu'une protection douteuse dans les cent cinquante chars placés près d'eux. En partie pour suivre les usages militaires des Macédoniens, en partie par désir d'attaquer aussi près du fleuve que possible, afin de ne pas être tout à fait séparé du corps de Cratère qui était placé sur l'autre rive, le roi avait désigné l'aile droite pour ouvrir le combat. Dès qu'il aperçut de loin la ligne indienne rangée en bataille, il donna l'ordre à ses cavaliers de faire halte, jusqu'à ce que les différentes chiliarchies des fantassins les enlisent rejoints. Ceux-ci, pleins du désir de se mesurer avec l'ennemi, arrivaient au pas de course ; afin de leur laisser reprendre haleine et-de-tenir l'ennemi éloigné jusqu'à ce qu'ils se fussent mis en ordre, les cavaliers durent occuper l'ennemi en s'avançant çà et là Enfin la ligne d'infanterie était formée : à droite se trouvait la garde noble de Séleucos, ensuite l'agéma et les autres chiliarchies sous Antigone, en tout environ six mille hypaspistes ; à leur gauche, l'infanterie légère commandée par Tauron. Les fantassins reçurent l'ordre de ne pas prendre part à l'action avant d'avoir vu l'aile gaucho de l'ennemi culbutée par la charge des cavaliers, et de plus son infanterie, qui formait la seconde ligne, mise en désordre.

Déjà les cavaliers avec lesquels le roi pensait attaquer, les hipparchies d'Héphestion et de Perdiccas, ainsi que les archers dahes, formant environ trois mille hommes, s'avançaient rapidement en obliquant à droite, tandis que Cœnos, avec l'agéma et l'hipparchie de Démétrios, descendait plus sur la droite, avec ordre de se jeter sur les derrières des cavaliers ennemis qu'ils avaient en face d'eux, dès qu'ils les verraient se diriger à droite pour aller porter secours à ceux que le premier choc aurait ébranlés[64].

Dès qu'Alexandre fut arrivé à portée de trait de la ligne des cavaliers ennemis, il lança en avant les mille Dahes, pour jeter le désordre parmi les cavaliers indiens au moyen d'une grêle de traits et par l'impétuosité de leurs chevaux sauvages. Il s'avança lui-même encore plus à droite, vers le flanc des cavaliers indiens[65], afin de se précipiter sur eux avant qu'ils eussent le temps de se remettre en ligne et de lui faire face, et pendant qu'ils seraient encore dans le trouble et le désordre que leur aurait causé l'attaque des Dahes. L'ennemi, apercevant l'imminence de ce danger, se hâta de réunir sa cavalerie et de l'opposer au choc de ses adversaires[66]. Mais aussitôt Cœnos s'élança pour tomber sur les derrières des cavaliers qu'il avait en face de lui, au moment où ils faisaient conversion à droite. Complètement surpris par ce second danger et troublés dans leurs mouvements, les Indiens cherchèrent à faire face aux deux troupes de cavaliers qui les menaçaient à la fois, et à former un double front. Alexandre saisit le moment où s'opérait cette transformation pour donner la charge, de sorte qu'il fut impossible aux ennemis d'attendre son choc ; ils s'enfuirent de leur position pour aller chercher un abri derrière la forte ligne des éléphants. Porus fit alors tourner une partie des animaux et les fit avancer contre la cavalerie ennemie ; les chevaux macédoniens ne purent supporter leurs cris rauques ; ils tournèrent bride épouvantés. En même temps, la phalange des hypaspistes accourait au pas de charge ; les autres éléphants de la ligne s'avancèrent contre eux : un combat effrayant commença ; les animaux rompaient et écrasaient les rangs les plus compactes, les abattaient avec leur trompe en poussant des hurlements et les transperçaient avec leurs défenses ; chaque blessure qu'ils recevaient augmentait leur fureur. Les Macédoniens ne cédaient pas ; quand leurs rangs étaient rompus, ils luttaient contre les gigantesques animaux, comme dans un combat singulier, mais sans arriver à un autre résultat que celui de ne pas être exterminés ou chassés du champ de bataille. Les cavaliers indiens avaient repris courage en voyant s'avancer les éléphants : s'étant ralliés et reformés promptement, ils s'avancèrent à l'attaque contre les cavaliers macédoniens, mais ceux-ci, qui leur étaient de beaucoup supérieurs en force physique et en expérience, les culbutèrent pour la seconde fois, de sorte qu'ils se réfugièrent de nouveau derrière les éléphants. Déjà, par suite de la marche du combat, Cœnos s'était aussi réuni avec les hipparchies du roi, de sorte que la cavalerie macédonienne tout entière pouvait maintenant s'avancer en masse compacte. Elle se jeta de toute sa force contre l'infanterie indienne, et celle-ci, incapable de résister et poursuivie de près par l'ennemi, qui lui fit éprouver de grandes pertes, s'enfuit à la h&te et en désordre vers l'endroit où combattaient les gigantesques animaux. Ainsi des milliers de soldats se pressaient sur l'horrible champ de bataille des éléphants ; déjà amis et ennemis se trouvaient confondus dans une mêlée épaisse et sanglante ; les animaux, privés pour la plupart de leurs conducteurs, effrayés et surexcités par les cris sauvages des combattants, rendus furieux par leurs blessures, abattaient et écrasaient tout ce qui était près d'eux, amis et ennemis. Les Macédoniens avaient toute l'étendue de la vaste plaine pour se mouvoir librement en face des éléphants ; quand ceux-ci s'avançaient, ils se repliaient ; dès que les éléphants se retournaient, ils les poursuivaient et les accablaient de traits, tandis que les Indiens, qui devaient se mouvoir au milieu d'eux, ne pouvaient ni se cacher ni s'enfuir. Enfin Porus, qui du haut de son éléphant dirigeait le combat, réunit, dit-on, vingt de ces animaux qui étaient encore sains et saufs, pour décider le sort de cette sanglante bataille en chargeant avec eux. On raconte qu'Alexandre leur opposa ses archers, ses Agrianes et ses acontistes qui, déjà habitués comme ils l'étaient à les éviter, lançaient de loin leurs traits contre eux et contre leurs conducteurs dès qu'on poussait sur eux ces animaux déjà effrayés, ou bien encore s'approchaient doucement et avec circonspection pour leur couper les jarrets avec leurs haches. Déjà beaucoup de ces animaux avaient roulé expirants sur le champ de bataille couvert de morts et de mourants ; d'autres, agités par une fureur impuissante et soufflant avec force, s'avançaient encore une fois en chancelant contre les phalanges, qui maintenant serraient leurs rangs et ne les craignaient plus.

Pendant ce temps, Alexandre avait réuni sa cavalerie au delà du champ de bataille, tandis qu'en deçà les hypaspistes se formaient, bouclier contre bouclier. Le roi donna alors le signal d'une charge générale contre l'ennemi cerné de toutes parts et dont cette double attaque devait écraser la masse disloquée. Alors toute résistance cessa ; échappa qui put à l'affreuse boucherie, les uns dans l'intérieur des terres, les autres dans les marais du fleuve ou dans le camp. Déjà, d'après les ordres qu'ils avaient [reçus, Cratère ainsi que les autres stratèges qui se tenaient sur la rive opposée avaient traversé le fleuve et gravi la berge sans rencontrer de résistance ; ils arrivaient à temps pour épargner la poursuite aux troupes fatiguées par un combat qui avait duré huit heures.

Vingt mille Indiens environ avaient été tués ; parmi eux se trouvaient deux fils de Porus, le prince Spitacès, ainsi que tous les chefs de l'infanterie et de la cavalerie, tous les conducteurs de chars et d'éléphants ; trois mille chevaux et plus de cent éléphants gisaient sans vie sur le champ de bataille ; quatre-vingts de ces gigantesques animaux environ tombèrent entre les mains du vainqueur[67]. Le roi Porus, lorsqu'il avait vu ses forces brisées, ses éléphants domptés, son armée cernée et dans un désordre complet, avait cherché la mort en combattant ; longtemps son armure dorée et la prudence du fidèle animal qui le portait le protégèrent ; enfin un trait l'atteignit à l'épaule droite. Incapable de continuer le combat et craignant de tomber vivant dans les mains de l'ennemi, il détourna sa monture pour s'éloigner de la mêlée. Alexandre n'avait pas quitté des yeux la haute stature du vieux roi indien sur son éléphant caparaçonné, partout donnant des ordres et excitant les combattants, souvent au plus fort de la mêlée. Plein d'admiration pour la bravoure du prince, Alexandre le suivit à la hâte pour lui sauver la vie[68] ; mais son vieux cheval de bataille, son fidèle Bucéphale tomba sous lui, épuisé par la chaleur de la journée. Alors il envoya le prince de Taxila sur les traces du fugitif ; mais, lorsque celui-ci aperçut son vieil ennemi, il retourna son éléphant et lança son javelot de toute la vigueur de son bras contre le prince, qui ne dut son salut qu'à l'agilité de son cheval. Alexandre envoya d'autres Indiens, et parmi eux le prince Méroès, qui jadis avait été lié d'amitié avec le roi Porus. Celui-ci, épuisé par la perte de son sang et tourmenté par une soif ardente, l'écouta avec résignation ; alors son éléphant s'agenouilla et le posa doucement à terre avec sa trompe. Porus but et se reposa un peu ; puis il demanda au prince Méroès de le conduire vers Alexandre. Lorsque le roi le vit venir, il alla vivement à lui, accompagné de quelques-uns de ses fidèles ; il admira la beauté du vieux prince et la noble fierté avec laquelle, bien que vaincu, il venait à sa rencontre. Après l'avoir d'abord salué, Alexandre lui demanda, dit-on, comment il désirait se voir traiter. En roi, répondit Porus ; et l'on rapporte qu'Alexandre reprit : C'est bien ainsi que, de mon côté, je veux agir ; pour vous, vous n'avez qu'à demander ce que vous désirerez. Porus répliqua que tout était compris dans ce seul mot[69].

Alexandre se comporta royalement envers le vaincu ; sa générosité était la meilleure politique. Le but de la campagne de l'Inde n'était pas de s'emparer de la domination immédiate sur ce pays. Alexandre ne pouvait pas avoir la prétention d'incorporer tout d'un coup à un royaume macédonien-perse des peuples dont la civilisation développée et originale lui était d'autant plus étrangère qu'il s'avançait plus loin. Être maitre de tout le pays jusqu'à l'Indus, acquérir une prépondérance politique décisive au-delà de ce fleuve et y assurer à la vie hellénique une telle influence qu'avec le temps une réunion même immédiate de l'Inde avec le reste de l'Asie devint possible, tels étaient, parait-il, les desseins qui avaient dirigé la politique d'Alexandre dans l'Inde ; ce n'était pas les peuples, mais, bien les princes qui devaient dépendre de lui. La position que Porus avait occupée jusqu'alors dans le bassin de l'Indus pouvait servir de mesure pour la politique d'Alexandre. Il était visible que, jusqu'ici, Porus avait eu ou avait cherché la prépondérance dans la région des Cinq-. Fleuves et que c'était précisément ce qui avait excité la jalousie du prince de Taxila. Il est vrai que son royaume immédiat ne comprenait que les plaines très cultivées entre l'Hydaspe et l'Acésine, mais son cousin Spitacès, à l'ouest de l'Hydaspe, et Porus son petit-neveu, à l'est de l'Acésine, dans la Gandaritide[70], tenaient vraisemblablement de lui leur puissance ; de telle sorte que le territoire soumis à son influence politique s'étendait à l'est jusqu'à l'Hyarotès, qui formait frontière du côté des peuples indiens libres. Il y a plus ; de concert avec Abisarès, il avait osé étendre la main sur leur pays, et, si ses efforts avaient échoué contre la bravoure de ces tribus, il lui était cependant resté une prépondérance incontestée dans les contrées de l'Indus. Alexandre avait déjà augmenté considérablement la puissance de Taxile ; il ne pouvait laisser tout reposer sur la fidélité d'un seul prince, car soumettre toute la région des Cinq-Fleuves au sceptre de ce prince allié eût été le meilleur moyen de le dégoûter de la dépendance d'Alexandre et lui mettre entre les mains la possibilité de s'y soustraire, d'autant plus que la vieille inimitié de Taxile contre Porus lui aurait fait trouver facilement des alliances parmi ces tribus libres. Alexandre ne pouvait fonder son influence dans l'Inde sur une base plus solide que sur la jalousie de ces deux princes. A ces considérations s'en ajoutait une autre : s'il reconnaissait Porus comme prince, il acquérait par là même le droit d'attaquer les peuples de l'est, comme étant ennemis de son nouvel allié, et de fonder l'extension de son influence dans ces régions sur leur assujettissement. Il devait agrandir la puissance de Porus de telle sorte qu'elle pût contrebalancer celle du prince de Taxila ; il devait même lui confier une puissance plus grande et aller jusqu'à lui donner la domination sur ceux qui avaient été jusqu'ici ses adversaires, puisque dorénavant c'était uniquement dans la faveur du roi de Macédoine que Porus pouvait trouver son droit et son recours contre eux, aussi bien que contre Taxile.

Tels furent à peu près les motifs qui déterminèrent Alexandre, après sa victoire sur l'Hydaspe, non seulement à confirmer Porus dans sa puissance, mais encore à augmenter celle-ci d'une façon considérable[71]. Il se contenta de fonder des villes grecques sur les deux points les plus importants pour la traversée de l'Hydaspe ; l'une, qu'il nomma Bucéphale, était située à l'endroit où la route de Kaschmir descend vers le fleuve, c'est-à-dire au point par lequel les Macédoniens avaient pénétré dans le royaume de Porus ; l'autre, nommée Nicæa[72], fut bâtie à environ deux milles plus loin en aval, sur le champ de bataille même. Alexandre laissa son armée se reposer trente jours dans cette belle et riche contrée ; les solennités en l'honneur de ceux qui étaient tombés dans le combat, les sacrifices d'actions de grâces, accompagnés de joutes de toutes sortes, le premier établissement des deux nouvelles villes, suffirent pleinement à remplir ce laps de temps.

Le roi s'occupa lui-même des dispositions multiples qui devaient assurer les effets de sa victoire. Il importait avant tout de régler les relations politiques avec le prince Abisarès, qui, malgré les traités jurés, avait eu l'intention de prendre part au combat contre Alexandre. Vers ce même temps, Sisicottos, commandant d'Aornos, fit parvenir la nouvelle que les Assacéniens avaient massacré le prince nommé par Alexandre et s'étaient révoltés. Les relations précédentes de ces peuples avec Abisarès et la félonie manifeste de ce prince ne rendaient que trop vraisemblable qu'il avait été pour quelque chose dans cette dangereuse agitation. Les satrapes Tyriaspe, sur le Paropamisos, et Philippe, dans la satrapie de l'Inde, reçurent l'ordre de s'avancer avec leurs armées pour réduire les rebelles. Vers le même temps arriva une ambassade du prince Porus de Gandaritide, du lâche Porus, comme l'appelaient les Grecs, qui semblait vouloir se faire un mérite de ne pas avoir soutenu contre Alexandre le prince, son parent et son protecteur, et qui croyait l'occasion favorable pour se débarrasser de ses obligations envers son vieux parent en se soumettant à Alexandre. Quel ne dut pas être l'étonnement des ambassadeurs quand ils virent ce même prince, qu'ils s'étaient attendus à trouver dans les liens et les chaînes aux pieds de son vainqueur, entouré des plus grands honneurs et assis aux côtés d'Alexandre, dans la possession complète de son royaume ! Ce ne dut pas être une réponse bien favorable que le roi magnanime les chargea de porter à leur maitre. Les hommages que les ambassades des tribus libres voisines apportèrent en même temps quo de riches présents furent reçus d'une manière plus amicale ; ces tribus se soumirent volontiers à un roi sous la puissance duquel le plus puissant prince de la région des Cinq-Fleuves avait dû plier.

Il était d'autant plus nécessaire de soumettre par la force des armes celles qui hésitaient encore. De plus, Abisarès, malgré sa défection manifeste et comptant peut-être sur la position de sa principauté, que des hauteurs protégeaient, n'avait envoyé aucun présent et même n'avait rien fait pour se disculper auprès d'Alexandre. Une expédition dans la région des montagnes devait tout à la fois soumettre les tribus montagnardes et rappeler au prince félon et son devoir et le péril où il se trouvait. Après un repos de trente jours, Alexandre quitta la rive de l'Hydaspe, laissant derrière lui Cratère et la plus grande partie de l'armée pour achever la construction des deux villes. Accompagné des princes Taxile et Porus, avec la moitié de la cavalerie macédonienne, l'élite de chaque division de l'infanterie, la plus grande partie des troupes légères, auxquelles Phratapherne , le satrape de Parthie et d'Hyrcanie, venait d'adjoindre les Thraces qu'on lui avait laissés, Alexandre se dirigea vers le nord-est contre les Glauses ou Glaucanices, comme les appelaient les Grecs, qui habitaient les contreforts boisés au haut de la plaine. C'était un mouvement qui ouvrait en même temps à travers les montagnes la route de Kaschmir. Alors enfin, Abisarès se hâta par un prompt revirement de mériter le pardon du roi ; par une ambassade à la tête de laquelle était son frère, il se soumit, lui et son pays, à la merci du roi, et témoigna de sa soumission par le don de quarante éléphants. Alexandre se défiait de ces belles paroles ; il donna l'ordre qu'Abisarès parût aussitôt devant lui en personne, ajoutant qu'autrement il irait lui-même le trouver à la tête d'une armée macédonienne[73]. Puis il continua à gravir les montagnes. Les Glauses se soumirent ; leur populeuse contrée fut placée sous l'autorité de Porus[74] : ce territoire comptait trente-sept villes, dont aucune n'avait moins de cinq mille habitants et dont plusieurs en avaient plus de dix mille, et de plus un grand nombre de bourgs et de villages. Les forêts de ces environs offraient en abondance ce qu'Alexandre désirait ; il fit couper du bois en grande quantité et le fit descendre par le fleuve jusqu'à Bucéphale et à Nicæa. C'est là que, sous les yeux de Cratère, devait être construite la grande flotte d'eau douce sur laquelle le roi avait l'intension de descendre vers l'Indus et la mer, lorsqu'il aurait assujetti l'Inde[75].

L'armée s'avança en descendant à l'est vers l'Acésine[76]. Alexandre avait reçu la nouvelle que le prince Porus de Gandaritide[77], inquiet à cause des rapports qui s'étaient établis entre Alexandre et son grand-oncle, et jugeant impossible qu'on lui pardonnât le vil motif de sa soumission, avait réuni autant d'hommes armés et autant de trésors qu'il avait pu et s'était enfui du côté du Gange. Arrivé sur le bord du large fleuve de l'Acésine, Alexandre renvoya dans son pays le roi Porus, avec mission de lever des troupes et de les lui amener avec tous les éléphants qui étaient encore propres à combattre après la bataille sur l'Hydaspe. Alexandre lui-même, avec son armée, traversa le fleuve qui était très grossi ; il roulait ses vagues dans un lit large de près de trois quarts de lieue[78] et rendu périlleux par des écueils et des pointes de rochers, aussi ce fleuve rapide et parsemé de nombreux tournants fut-il funeste à beaucoup de ceux qui le traversaient sur des canots ; ceux qui le passèrent sur des peaux de tentes furent plus heureux. Cœnos resta ici en arrière, sur la rive gauche du fleuve, avec sa phalange, pour veiller au passage des divisions qui s'avançaient derrière Alexandre et pour tirer des pays de Porus et de Taxile tout ce qui était nécessaire pour l'entretien de la grande armée. Alexandre lui-même parcourut rapidement la partie septentrionale de la Gandaritide sans rencontrer de résistance, en continuant de se diriger vers l'est ; il espérait pouvoir encore rejoindre le traître Porus ; il laissa dans les places les plus importantes des garnisons qui devaient attendre les corps de Cratère et de Cœnos. Étant arrivé à l'Hyarotès, qui formait la frontière orientale de la Gandaritide, il détacha vers le sud Héphestion avec deux phalanges, son hipparchie, celle de Démétrios et la moitié des archers, avec mission de parcourir dans toute son étendue le territoire du prince fugitif, de soumettre les quelques tribus franches qui habitaient entre l'Hyarotès et l'Acésine, de fonder une ville sur la rive gauche de l'Acésine, sur la grande route, et de remettre toute la contrée au fidèle Porus. Puis Alexandre lui-même, avec le gros de l'armée, traversa le fleuve, qui offrait alors moins de difficultés, et entra sur le territoire des tribus qu'on appelait les Indiens libres.

C'est un phénomène remarquable et dû à la configuration particulière du Pandjab que, dans tous les siècles, tantôt sous un nom, tantôt sous un autre, il s'y est toujours formé et maintenu des États républicains, bien que cette forme de gouvernement soit. le contre-pied du despotisme implanté dans les autres régions de l'Asie et un objet d'horreur pour les vrais croyants de la vallée du Gange ; aussi les fidèles donnent-ils aux Pandjanadas le nom méprisant d'Arattas, de peuples sans roi ; les princes eux-mêmes, si ces peuples en ont, ne sont de race ni antique, ni sacrée ; ils ne possèdent pas de droits anciens ; ce sont des usurpateurs. Il semble presque que la dignité princière de Porus elle-même ait eu ce caractère[79] ; mais sa tentative de courber tous les Indiens sans roi sous sa domination avait échoué contre les tribus guerrières et puissantes de l'autre côté de l'Hyarotès ; il fallait les armes européennes pour les subjuguer. Il n'y en eut qu'un petit nombre qui se soumirent sans tenter la lutte ; la plupart attendirent l'ennemi les armes à la main ; parmi ceux-ci se trouvaient les Cathéens ou Cathares, qui avaient la réputation d'être la tribu la plus guerrière du pays et qui non seulement étaient eux-mêmes parfaitement préparés pour la guerre, mais avaient encore appelé aux armes les tribus libres voisines et se les étaient adjointes[80].

A la nouvelle de leurs préparatifs, Alexandre s'avança rapidement à l'est, à travers le territoire des Adræstes[81], qui se soumirent volontairement. Le troisième jour, il était près de Sangala, capitale des Cathéens. Cette ville, d'un périmètre considérable, était entourée de fortes murailles ; d'un côté un lac la protégeait ; de l'autre, à quelque distance des portes, s'élevait une montagne qui commandait la plaine. Les Cathéens, avec leurs alliés, avaient occupé cette montagne aussi fortement que possible ; ils l'avaient entourée de leurs chariots de guerre, les entrecroisant de manière à en former une triple barrière, et ils étaient eux-mêmes campés au milieu de ce puissant retranchement de voitures ; inattaquables eux-mêmes, ils pouvaient s'opposer rapidement et avec des forces considérables à chaque mouvement de l'ennemi. Alexandre reconnut ce que cette position avait de menaçant ; elle répondait parfaitement à la renommée de hardiesse et d'habileté guerrière que possédait ce peuple ; mais, plus il avait à craindre des attaques imprévues et les coups de main hardis qu'ils pouvaient tenter, plus il pensa qu'il fallait porter promptement un coup décisif.

Il envoya immédiatement en avant les archers à cheval pour tourner autour des ennemis en leur lançant des traits, afin de les empêcher de faire une sortie contre les troupes avant qu'elles ne fussent rangées en bataille. Pendant ce temps, l'agéma de la cavalerie, l'hipparchie de Clitos, les hypaspistes, les Agrianes, s'avançaient à l'aile droite ; les phalanges et l'hipparchie de Perdiccas formaient l'aile gauche, qui était sous la conduite de cet officier ; les archers furent partagés entre les deux ailes. Pendant la marche, l'arrière-garde rejoignit l'armée, et lés cavaliers qui la formaient se partagèrent entre les deux ailes, tandis que l'infanterie servit à rendre la phalange plus compacte. Aussitôt Alexandre commença l'attaque ; il avait remarqué que, du côté gauche de l'ennemi, la rangée de chariots était moins épaisse et le terrain plus libre, et. il espérait, par une attaque vigoureuse de la cavalerie contre ce point faible, porter l'ennemi à faire une sortie, ce qui aurait fait ouvrir la barrière de voitures. Il s'élança, à la tête de ses deux hipparchies, contre cet endroit : l'enceinte de chariots resta fermée ; une grêle de javelots et de traits accueillit la cavalerie macédonienne, qui naturellement n'était pas l'arme propre à forcer un retranchement formé par des chariots et à le prendre d'assaut. Alors Alexandre sauta de cheval, se mit à la tête de l'infanterie qui précisément s'approchait et la conduisit à l'attaque. Les Indiens furent culbutés sans grande peine et se retirèrent dans la seconde enceinte de chariots, où, resserrés dans un plus petit espace et plus nombreux pour défendre chaque point du périmètre, ils pouvaient combattre avec plus de succès. Les difficultés de l'attaque étaient redoublées pour les Macédoniens, car ils devaient d'abord écarter, en les entassant les uns sur les autres, les chariots et les débris de la première enceinte déjà forcée, puis s'introduire par l'ouverture ainsi pratiquée, division par division. Un combat meurtrier commença, et le courage des Macédoniens, aux prises avec des ennemis habiles dans l'art militaire et combattant avec le dernier acharnement, fut mis à une rude épreuve. Lorsqu'enfin la trouée eut été faite dans cette seconde ligne de voitures, les Cathéens désespérèrent de pouvoir se défendre encore derrière leur troisième enceinte contre un ennemi aussi redoutable, de sorte que, prenant la fuite en toute hâte, ils allèrent se réfugier à l'abri des murailles de la ville.

Le même jour, Alexandre investit la ville avec son infanterie, sauf un côté qui était baigné par un lac d'ailleurs peu profond. Il fit entourer la pièce d'eau par ses cavaliers, car il pensait que les Cathéens, effrayés par le résultat de la journée, essaieraient de s'enfuir de leur ville à la faveur de la tranquillité de la nuit et choisiraient la voie du lac pour s'échapper. Il ne s'était pas trompé dans ses conjectures. Vers l'heure de la seconde veille, les postes de cavaliers remarquèrent, de l'autre côté du lac et près des murs de la ville, une grande multitude d'hommes ; ceux-ci commencèrent à traverser l'eau à la nage, puis essayèrent de gravir la rive et de gagner le large. Ils furent pris et taillés en pièces par les cavaliers ; les autres regagnèrent la ville en poussant des cris ; le reste de la nuit se passa tranquillement.

Le lendemain matin, Alexandre fit commencer les travaux de siège. A partir du bord du lac, tout autour de la ville, il fit construire un double mur jusqu'à l'autre côté du lac, qui fut lui-même entouré d'une double ligne de postes ; des tortues et des béliers furent dressés contre les murs, pour manœuvrer et ouvrir dés brèches. A ce moment, des transfuges dé la ville apportèrent la nouvelle que les assiégés voulaient tenter une sortie la nuit suivante et qu'ils pensaient faire irruption à côté du lac, à l'endroit où le mur de circonvallation offrait une solution de continuité. Pour faire échouer le plan de l'ennemi, le roi fit occuper l'endroit où l'on pouvait à peu près sûrement attendre l'ennemi par trois chiliarchies des hypaspistes, par tous les Agrianes et par un régiment d'archers, sous les ordres du garde du corps Ptolémée, en lui ordonnant de s'opposer de toute sa force aux Barbares s'ils tentaient de faire leur sortie, et en même temps de faire sonner l'alarme afin que le reste des troupes pût s'avancer et courir au combat. Ptolémée se hala d'aller occuper son poste et de le fortifier autant que possible ; il fit approcher le plus grand nombre qu'il put des chariots qui étaient encore restés de la veille, et les fit placer en travers ; il fit également amonceler en divers endroits, entre les murs et l'étang, les pieux qui n'avaient pas encore été enfoncés, afin de barrer aux ennemis fuyant dans l'obscurité les chemins qu'ils connaissaient bien. Une bonne partie de la nuit fut consacrée à ces travaux. Enfin, vers la quatrième veille, la porte de la ville qui donnait sur le lac s'ouvrit et les ennemis sortirent en masse. Aussitôt Ptolémée fit sonner l'alarme et se mit en mouvement avec ses troupes, qui se tenaient toutes prêtes. Tandis que les Indiens cherchaient encore leur route à travers les voitures et les monceaux de pieux, Ptolémée était déjà au milieu d'eux avec ses troupes, et, après un long combat sans ordre, les assiégés se virent contraints de se retirer sur la ville.

Ainsi tous les chemins par où les Indiens pouvaient fuir étaient coupés. En même temps Porus revenait ; il amenait les éléphants qui étaient restés et cinq mille Indiens. Les machines destinées à l'assaut étaient prêtes ; on les dressa contre la muraille, qui fut minée en plusieurs endroits et avec tant de succès qu'en peu de temps des brèches furent ouvertes sur divers points. Les échelles furent alors appliquées et la ville prise d'assaut ; un petit nombre des assiégés s'échappa, et le nombre de ceux que les Macédoniens exaspérés massacrèrent dans les rues de la ville n'en fut que plus grand ; on en porte le chiffre à 17.000, ce qui n'est pas invraisemblable, car Alexandre, pour rendre possible l'assujettissement de cette tribu guerrière, avait donné l'ordre rigoureux de massacrer tout homme armé ; les 70.000 prisonniers dont il est fait mention semblent avoir été constitués par le reste de la population de la ville indienne. Les Macédoniens eux-mêmes comptèrent environ cent morts et un nombre exceptionnel de blessés, c'est-à-dire douze cents, parmi lesquels se trouvèrent le garde du corps Lysimaque et un grand nombre d'autres officiers[82].

Aussitôt après la prise de la ville, Alexandre envoya le Cardien Eumène, avec trois cents cavaliers, vers les deux villes alliées avec les Cathéens, afin de les informer de la chute de Sangala et de les sommer de se rendre ; si elles se soumettaient volontairement au roi, elles ne devaient pas avoir plus à redouter que tant d'autres Indiens qui commençaient à comprendre que l'amitié avec les Macédoniens était leur véritable salut. Mais les fugitifs de Sangala avaient fait les récits les plus horribles de la cruauté d'Alexandre et de la soif de sang qui animait ses soldats ; personne ne crut aux paroles amicales des conquérants ; les habitants des deux villes prirent la fuite en toute hâte, emportant tout ce qu'ils pouvaient de leurs biens. A cette nouvelle, Alexandre quitta promptement Sangala pour se mettre à la poursuite des fuyards, mais ils avaient trop d'avance ; quelques centaines seulement, dont la fatigue avait retardé la fuite, tombèrent entre ses mains et furent massacrés. Le roi revint à Sangala ; la ville fut rasée et son territoire partagé entre les tribus voisines qui s'étaient volontairement soumises. Celles-ci durent accepter dans leurs villes Ides garnisons que Porus fut chargé d'y conduire.

Après le châtiment de Sangala et l'effroi qu'avait répandu de tous côtés la réputation exagérée de sauvage cruauté qu'on avait faite aux conquérants étrangers, Alexandre sut apaiser d'autant plus efficacement les esprits par sa douceur et sa générosité toutes les fois que l'occasion s'en présenta. Bientôt on n'eut plus besoin de combats ; partout où il arrivait, les populations se soumettaient. Il entra alors sur le territoire du prince Sopithès[83], dont la domination s'étendait sur les premières chaînes de montagnes de l'Imaos et dans les contrées où se trouvent les gisements de sel gemme, près des sources de l'Hyphase. L'armée s'approcha de la capitale, dans laquelle on savait que Sopithès se trouvait ; les portes étaient fermées, les créneaux des murailles et les tours étaient sans défenseurs. La ville était-elle abandonnée, ou bien avait-on à craindre quelque trahison ? Comme on était dans l'incertitude, les portes s'ouvrirent, et le prince Sopithès, dans l'appareil varié et brillant d'un rajah indien, revêtu d'un costume de couleur claire, portant des colliers de perles et de pierres précieuses ainsi que des ornements d'or, accompagné d'une musique retentissante et d'une suite nombreuse, vint à la rencontre du roi et lui offrit un grand nombre de présents de haut prix, parmi lesquels se trouvait une meute de chiens tigrés, puis il présenta ses hommages ; le roi le maintint dans sa principauté, qui fut, paraît-il, agrandie[84]. Alexandre s'avança ensuite sur le territoire voisin, celui du prince Phégée[85], qui se hâta, lui aussi, de lui offrir ses hommages et ses présents et resta dans sa principauté. C'était la terre la plus orientale qu'Alexandre devait fouler dans le cours de ses victoires.

La tradition historique a obscurci d'une manière remarquable ce point de l'histoire d'Alexandre. Même en ce qui concerne les opérations extérieures, on n'a que des récits insuffisants et contradictoires ; beaucoup de Macédoniens durent rapporter dans leur patrie des récits incroyables ; ainsi l'on dit que Cratère écrivit à sa mère qu'ils s'étaient avancés jusqu'au Gange et qu'ils avaient vu ce fleuve démesuré rempli de requins et houleux comme la mer[86]. D'autres désignaient pour terme de l'expédition macédonienne l'Hyphase, ainsi que ce fleuve le fut en réalité ; mais en même temps, pour expliquer d'une façon quelconque le motif qui mit fin à la conquête, ils ont rattaché la cause dernière du retour à un ensemble de motifs sur la valeur desquels ni la véracité dont font souvent preuve les chroniqueurs d'autrefois, ni la foi naïve qu'on leur accorde depuis deux mille ans ne doivent pas nous induire en erreur.

Alexandre, dit-on[87], s'était avancé sur l'Hyphase dans le dessein de soumettre également la contrée qui s'étend de l'autre côté, car il lui semblait que la guerre ne pouvait se terminer tant qu'il aurait encore un ennemi quelque part. Ayant appris que, de l'autre côté de l'Hyphase, se trouvait une contrée riche, habitée par un peuple qui cultivait assidûment la terre et portait les armes avec courage, il se réjouit en voyant leur sage constitution, car les plus nobles gouvernaient le peuple sans oppression ni jalousie. Dans ce pays, les éléphants de guerre étaient, dit-on, plus grands, plus sauvages et en plus grand nombre que partout ailleurs dans l'Inde. Tout cela excitait chez Alexandre le désir d'aller plus avant. Mais les Macédoniens s'inquiétèrent en voyant leur roi entasser fatigue sur fatigue, danger sur danger ; ils couraient pêle-mêle à travers le camp, se plaignant de leur malheureux sort ; ils se juraient les uns aux autres de ne pas aller plus loin, lors même qu'Alexandre le commanderait. Lorsque le roi apprit ce qui se passait, il se hâta de convoquer les chefs des régiments[88], avant que le désordre et le découragement des troupes ne s'étendissent davantage. Il leur dit que puisqu'ils ne voulaient pas le suivre plus loin de bonne volonté, il les avait rassemblés, soit pour les convaincre de l'utilité de la continuation de la campagne, soit pour qu'ils le persuadassent de l'utilité du retour. Si la lutte qu'il avait soutenue jusqu'ici ou la manière dont il les avait conduits leur semblait digne de blâme, il n'avait rien à ajouter ; quant à lui, il ne connaissait pour l'homme de cœur d'autre but à toute lutte que la lutte elle-même, et il voulait que tout le monde sût bien que le terme de sa campagne n'était plus de parvenir jusqu'au Gange et jusqu'à la mer d'Orient, car, arrivé à ce point, il montrerait à ses Macédoniens la route de la mer vers l'Hyrcanie, la mer de Perse, la côte de Libye et jusqu'aux colonnes d'Héraclès. Les limites que Dieu avait posées au monde devaient être les limites du royaume macédonien. Mais derrière l'Hyphase, jusqu'à la mer d'Orient, se trouvaient encore de nombreuses populations à assujettir, et de là jusqu'à la mer d'Hyrcanie erraient encore les hordes indépendantes des Scythes. Les Macédoniens étaient-ils donc las des dangers ? oubliaient-ils et leur gloire et leurs espérances ? lorsqu'ils auraient subjugué le monde, il les ramènerait en Macédoine, riches de biens, de gloire et de souvenirs.

Un long silence succéda à ce discours d'Alexandre ; personne n'osait élever la voix pour le contredire, personne pour l'appuyer. En vain le roi leur ordonna-t-il à plusieurs reprises de parler, disant qu'il était prêt à écouter même un avis opposé. On se tut longtemps. Enfin Cœnos, fils de Polémocrate et stratège de la phalange des Élymiotes, qui s'était distingué souvent et dernièrement encore dans la bataille sur l'Hydaspe, se leva. Le roi, dit-il, voulait que l'armée obéit moins à ses ordres qu'à son propre sentiment ; il ne parlait donc pas en son nom, ni en celui des autres chefs, puisqu'ils étaient préparés à tout, mais bien au nom de la majeure partie de l'armée, non pas pour plaire, mais pour dire ce qui serait le plus sûr pour le roi lui-même actuellement et pour l'avenir ; son âge[89], ses blessures, la confiance du roi lui donnaient le droit de franchise ; plus Alexandre et l'armée avaient fait de grandes choses, et plus il était nécessaire de poser enfin une limite. Les vieux soldats, tous tant qu'ils étaient, les uns dans l'armée, où ils se trouvaient en petit nombre, les autres dispersés dans les villes, soupiraient après la patrie, après leur père et leur mère, après leur femme et leurs enfants ; c'était dans leur patrie qu'ils voulaient passer le soir de leur vie, au sein de leur famille, au milieu des souvenirs de leur vie active et en possession de la gloire et des biens qu'Alexandre avait partagés avec eux. Une telle armée n'était plus propre à de nouveaux combats ; Alexandre devait la ramener en Macédoine il reverrait sa mère, il ornerait de trophées les temples de sa patrie, et, si de nouveaux exploits le tentaient, il lèverait une nouvelle armée et la conduirait contre l'Inde ou la Libye, vers la mer d'Orient ou de l'autre côté des colonnes d'Héraclès, et la faveur des dieux lui réservait encore de nouvelles victoires. Le plus grand bienfait des dieux était d'être modéré dans la fortune ; ce n'était pas l'ennemi qui était à craindre, mais les dieux et le destin qu'ils tiennent en réserve. Cœnos termina son discours au milieu de l'émotion générale ; beaucoup ne pouvaient retenir leurs larmes, et il était facile de voir combien la pensée de la patrie remplissait leur cœur. Alexandre, mécontent des déclarations du stratège et de l'assentiment qu'elles avaient trouvé, congédia l'assemblée. Le lendemain, il la convoqua de nouveau et annonça qu'il continuerait bientôt à marcher en avant, mais qu'il ne forcerait aucun Macédonien à le suivre ; il y avait encore assez de braves qui soupiraient après de nouveaux faits d'armes ; le reste pouvait se retirer, il le permettait ; en rentrant dans leur patrie, ces guerriers pourraient raconter qu'ils avaient abandonné leur roi sur la terre ennemie. Après ces paroles, il quitta l'assemblée et se retira dans sa tente. Il resta trois jours sans se montrer aux Macédoniens ; il attendait que les dispositions de l'armée changeassent et que les troupes se décidassent à une nouvelle campagne.

Les Macédoniens furent très sensibles à la disgrâce de leur roi, mais leur sentiment ne changea pas. Malgré cela, le quatrième jour, le roi sacrifia sur la rive du fleuve, pour obtenir un heureux passage ; mais, comme les signes n'avaient pas été favorables, il convoqua les hétœres les plus anciens et les plus dévoués à sa personne et leur annonça à eux-mêmes, et par eux à toute l'armée, qu'il avait décidé le retour. Les Macédoniens pleurèrent de joie et firent éclater leur allégresse ; ils se pressaient autour de la tente du roi et le félicitaient hautement de ce que, toujours vainqueur, il s'était laissé vaincre par ses Macédoniens.

Tel est le récit d'Arrien[90] ; dans Quinte-Curce et dans Diodore[91], quelques circonstances accessoires, qui font pour ainsi dire partie du domaine de la rhétorique, sont changées et amplifiées : Alexandre, pour pousser les troupes à continuer la campagne en avant, les aurait envoyées marauder dans les riches environs de la rive de l'Hyphase, et par conséquent sur le territoire ami de Phégée ; puis, pendant l'absence des troupes, il aurait fait présent aux femmes et aux enfants des soldats de vêtements et de provisions de toutes sortes et spécialement de la solde d'un mois ; ensuite, lorsque les soldats étaient rentrés avec leur butin, il les avait convoqués en assemblée et avait agité l'importante question de la continuation de la campagne, non peut-être en conseil de guerre, mais devant l'armée réunie.

Strabon rapporte qu'Alexandre fut poussé au retour par certains signes sacrés, par les dispositions de l'armée qui se refusait à continuer la campagne. à cause des fatigues inouïes qu'elle avait déjà endurées, mais surtout parce que les troupes avaient eu beaucoup à souffrir des pluies continuelles[92]. Il faut avoir devant les yeux toute l'importance de ce dernier point pour comprendre le mouvement rétrograde qui commença sur l'Hyphase. Clitarque, dont on reconnaît l'inspiration sous les paroles de Diodore, fait de la misère des troupes le sombre tableau que voici : Il ne restait plus, dit-il, qu'un petit nombre de Macédoniens, et ce petit nombre était près du désespoir ; les sabots des chevaux étaient. usés par la longueur de la campagne ; après tant de combats, les armes des soldats étaient émoussées et brisées. Personne ne portait plus de vêtements helléniques ; des haillons, provenant du butin sur les Barbares et les Indiens et grossièrement cousus les uns aux autres, couvraient les corps cicatrisés des conquérants du monde ; depuis soixante jours, des torrents d'une pluie diluvienne, mêlés à la foudre et à la tempête, n'avaient cessé de tomber du ciel. Il est certain qu'alors les Peschekal ou pluies tropicales, accompagnées du débordement des fleuves, étaient dans toute leur violence. Qu'on se représente ce qu'une armée d'Occidentaux, depuis trois mois dans les camps ou en marche, dut souffrir de cette terrible température, de l'humidité vaporeuse d'un climat auquel elle n'était pas accoutumée, de la privation inévitable de vêtements et des moyens d'existence les plus vulgaires ; combien d'hommes et de chevaux durent succomber aux intempéries et aux maladies qu'elles engendraient[93] ; combien enfin les forces morales, en même temps que les forces physiques, devaient être brisées par les maladies qui étendaient leurs ravages, par les tourments incessants qui venaient de la température, des privations, des mauvais chemins et des marches continuelles, par la misère, la mortalité, le désespoir qui grandissaient d'une manière effrayante ; qu'on se représente tout cela, et on comprendra que, dans cette armée jadis si enthousiaste et si avide de combats, le découragement, la nostalgie, le relâchement, l'indolence, se soient introduits, avec le désir général et particulier d'avoir ce pays bien loin derrière soi avant que revinssent pour la seconde fois les mois terribles des pluies tropicales. Si Alexandre n'opposa pas une implacable sévérité à ces dispositions de l'armée ainsi qu'au refus de poursuivre la campagne ; si, au lieu de briser et de punir par tous les moyens disciplinaires cette opposition, il lui céda au contraire, c'est une preuve qu'au fond de tout cela il n'y avait ni mutinerie, ni haine contre le roi, mais que c'était une suite trop facile à comprendre des souffrances sans fin des trois derniers mois.

Il semble bien que la volonté d'Alexandre avait été de porter ses armes victorieuses jusqu'au Gange et jusqu'à la mer d'Orient ; mais les motifs qui l'y déterminaient ne se laissent pas apercevoir avec une égale vraisemblance. C'était peut-être le récit de la puissance colossale des princes de la région du Gange, des inépuisables trésors entassés dans les capitales de ces pays, de toutes les merveilles de l'extrême Orient, telles qu'il les avait entendu célébrer en Europe et en Asie ; peut-être n'était-ce pas moins le désir de trouver dans la mer Orientale un terme aux victoires et de nouveaux chemins pour des découvertes et pour des relations cosmopolites ; peut-être était-ce une tentative pour exciter par un moyen extrême le courage des troupes, dont la force morale succombait sous la puissance terrible de la nature des tropiques. Il pouvait espérer que la hardiesse de son nouveau plan, que le grand avenir qu'il montrait aux regards découragés de ses Macédoniens, que son appel et l'enthousiasme rallumé par une marche incessante en avant feraient oublier à son armée toutes les souffrances et l'enflammeraient en lui donnant des forces nouvelles. Il s'était trompé ; son appel trouva pour écho l'impuissance et la plainte. Le roi essaya le moyen plus sérieux de la honte et de son mécontentement ; il se déroba aux regards de ses fidèles ; il leur fit sentir tout son déplaisir ; il espérait, au moyen de la honte et du repentir, les élever au-dessus de leur misère et de leur démoralisation : les vétérans s'affligèrent de la colère de leur roi, mais ils ne purent retrouver leur vigueur. Pendant trois jours, un anxieux silence régna dans le camp ; Alexandre dut reconnaître que tous les efforts étaient vains et que des tentatives plus énergiques étaient périlleuses. Il fit offrir des sacrifices sur la rive du fleuve pour célébrer le passage, et la bonté des dieux refusa de lui donner des signes favorables à la continuation de la campagne ; ils ordonnaient de retourner. Le cri du retour, qui maintenant retentissait à travers le camp, opéra comme un prodige sur l'esprit des soldats découragés : maintenant les souffrances étaient oubliées ; maintenant tout était espérance et joie ; maintenant une force nouvelle et un nouveau courage les animait tous ; seul Alexandre, au milieu de ses troupes, dut jeter vers l'Orient un regard de regret.

Ce mouvement de retour qu'Alexandre exécuta sur les bords de l'Hyphase — et qui fut pour lui le commencement de sa décadence, si l'on croit trouver la somme de sa vie et de ses efforts dans la devise de ce monarque de l'Occident moderne qui le premier put se flatter que le soleil ne se couchait pas sur son empire, et dans le nec plus ultra, — ce retour, disons-nous, était une nécessité au point de vue de la tâche historique qu'il avait à remplir ; il était préparé et indiqué d'avance par l'enchaînement de tout ce qu'Alexandre avait fait et fondé jusqu'alors ; et sa signification reste la même, bien qu'on puisse douter si ce furent ses propres desseins ou la force des circonstances qui lui inspira cette résolution . Continuer à marcher vers l'Orient aurait été, pour ainsi dire, abandonner l'Occident ; déjà même arrivaient des provinces de la Perse et de la Syrie des nouvelles qui montraient assez clairement quelles seraient les suites d'une plus longue absence du roi et de l'éloignement à plus grande distance des forces militaires : les désordres de toute sorte, l'oppression envers les sujets, les prétentions des satrapes, les désirs dangereux et les tentatives criminelles des grands de Perse et de Macédoine, qui, pendant qu'Alexandre s'était avancé jusqu'à l'Indus, commençaient à se sentir sans surveillance et sans responsabilité, auraient pu, si là campagne eût été poussée jusque dans les régions du Gange, se multiplier sans obstacle et amener peut-être une dissolution complète de l'empire, qui n'était encore rien moins que solidement fondé. En admettant même qu'Alexandre, grâce à son génie extraordinaire, eût pu, même de l'extrême Orient, tenir d'une main ferme et vigoureuse les rênes du gouvernement, les plus grands succès dans les contrées du Gange eussent été très dangereux pour l'existence de l'empire ; l'immense étendue du bassin de ce fleuve aurait demandé pour les garnisons un nombre démesuré de soldats occidentaux, et enfin aurait rendu impossible un véritable assujettissement et une véritable fusion de ces pays avec l'empire.

Il faut encore ajouter une seconde considération : un désert, qui n'est pas beaucoup moins étendu que la presqu'île de l'Asie-Mineure, sépare l'Inde orientale de la région des Cinq-Fleuves ; sans arbres, sans herbe, sans autre eau que l'eau croupie de puits étroits dont la profondeur atteint jusqu'à 300 pieds, rendu insupportable par les tourbillons de sable mouvant, par la poussière brûlante qui voltige dans l'atmosphère étouffante, plus périlleux encore par la transition soudaine de la chaleur du jour à la fraîcheur des nuits, ce triste désert forme comme un rempart impénétrable qui protège les contrées du Gange. Un seul chemin conduit du nord, on suivant le bord de la chaîne de l'Imaos, depuis l'Hyphase et l'Hésudros jusqu'aux bras du Gange, et les Orientaux l'appellent avec raison un lien trop faible pour rattacher la riche contrée de l'Inde à la couronne de Perse.

Il faut dire enfin que la politique d'Alexandre, lorsqu'on la suit depuis son entrée dans la terre de l'Inde, fait conclure avec assurance que son dessein ne fut pas de prendre la région des Cinq-Fleuves comme partie immédiate de son empire ; il est inutile, à plus forte raison, de parler de la région du Gange. L'empire d'Alexandre avait sa frontière naturelle dans la satrapie de l'Inde, à l'ouest de l'Indus ; par les hauts défilés du Caucase, il commandait tout à la fois, au nord, le bassin de l'Oxus et du Sogd, au sud, celui du Cophène et de l'Indus ; la contrée qui s'étendait à l'est de l'Indus devait rester indépendante sous des princes particuliers, tout en demeurant soumise à l'influence macédonienne telle qu'elle était établie, avec assez de sécurité, sur la situation particulière des princes Taxile et Porus vis-à-vis l'un de l'autre et vis-à-vis du roi. Porus lui-même, qui fut si largement favorisé, n'obtint pas tout le territoire jusqu'au fleuve qui forme la frontière orientale du Pandjab. Pour faire contrepoids d'un côté à Taxile, on plaça de l'autre les principautés indépendantes de Phégée et de Sopithès, deux princes trop insignifiants pour oser quelque chose avec leurs forces particulières et qui ne pouvaient trouver de force et d'appui que dans leur soumission envers Alexandre. Ainsi l'assujettissement de ces princes au pouvoir d'Alexandre, lors même qu'il retournerait en Occident, était garanti, comme dans la Confédération moderne du Rhin, par une crainte et une jalousie mutuelles. La conquête de la région du Gange eût-elle été possible, qu'Alexandre aurait été forcé de soumettre complètement le pays des Cinq-Fleuves, ainsi qu'il avait fait précédemment pour la Bactriane et la Sogdiane, dût-il y employer les mêmes moyens rigoureux et autant de temps ; et cependant, lorsqu'il avait été maitre de la Sogdiane, il avait abandonné son projet de s'avancer de là jusqu'à la mer, qu'il ne croyait pas éloignée dans la direction du nord, derrière le territoire des Scythes. D'ailleurs, Taxile et Porus avaient dû lui apprendre quelle immense distance il aurait eu à parcourir avant d'arriver au Gange et à la mer où le fleuve déverse ses eaux. De la même manière qu'il avait fondé en Sogdiane une Marche du Nord, ainsi, après s'être emparé d'une main ferme de la région du Cophène, il avait encore développé ce système de Marches en rendant dépendantes de sa puissance les principautés du pays des Cinq-Fleuves. Il semble avoir été persuadé, dès le principe, que les populations des pays de l'Indus étaient en possession d'une civilisation trop particulière, pour tout ce qui concerne la vie, l'État et la religion, et qu'elles étaient trop avancées dans leur civilisation pour pouvoir entrer tout de suite dans un royaume de forme hellénique, et Alexandre ne pouvait pas penser à incorporer à son empire, sous la forme d'une dépendance immédiate, une nouvelle série de conquêtes au delà des territoires de princes qui n'étaient que ses alliés. S'il fit commencer, aussitôt après la bataille sur l'Hydaspe, la construction d'une flotte sur laquelle son armée devait descendre l'Indus jusqu'à la mer Persique, c'est une preuve indubitable que son intention était de prendre pour son retour la voie de l'Indus, et non celle du Gange, et que par conséquent son expédition dans les contrées du Gange ne devait être qu'une incursion et une cavalcade. On est en droit de supposer que, s'il avait voulu qu'elle fût quelque chose de plus, n'ayant pour base d'opération que des principautés à peine soumises et attachées seulement au conquérant par les faibles liens de la reconnaissance, de la crainte et de l'égoïsme, elle aurait eu vraisemblablement un résultat aussi triste que la grande campagne de Napoléon contre l'Orient.

 

 

 



[1] C'est la conclusion à laquelle arrive C. RITTER (Ueber Alexanders Zug am Kaukasos dans les Abhandl. der Berl. Akad., 1829), d'après le nom du Choaspe et d'autres noms de ces régions.

[2] Tel est le récit fait par Diodore au début du second livre (II, 19), dont le contenu, suivant les recherches de JACOBY (in Rhein. Mus., N. F. XXX, p. 555 sqq.), est extrait de Clitarque, et non pas de Ctésias.

[3] HÉRODOTE, III, 94. 105. IV, 144. SPIEGEL, op. cit., I, p. 221. Cf. la remarque du scoliaste du Périple de Scylax (C. MÜLLER, Geogr. minor., XXXIII).

[4] DIODORE, XVII, 86. Du moins, à la façon dont Alexandre envoie ses instructions à des princes dans Arrien (IV, 22, 6), on doit supposer qu'il y a eu des négociations préalables.

[5] ARRIAN, IV, 30, 4. L'expression d'Arrien indique que le domaine de Sisicottos se trouvait dans l'Inde appartenant à la satrapie de Bactriane (au nord du fleuve Cophène). C'est à lui que pensait l'auteur suivi par Quinte-Curce (VII, 4, 6), lorsque Bessos promet à ses complices venturos... et Indos.

[6] C'est l'idée que suggère le καταλέξαι d'Arrien (I, 24, 2) — ή στρατιά καταλεχθεΐσα (I, 29, 4).

[7] Il est impossible, avec la façon sommaire dont Arrien le plus souvent note ces détails, de calculer la somme de renforts incorporés à l'armée depuis 333. Les renseignements fournis par Diodore et Quinte-Curce d'après Clitarque sont plus abondants, mais suspects. Suivant eux, l'armée a reçu : à Suse, 13.500 fantassins et 2.100 cavaliers ; en Médie, 5.000 fantassins et 1.000 cavaliers ; en Drangiane, 5.600 fantassins et 930 cavaliers ; en Bactriane, 17.000 fantassins et 2.600 cavaliers. Soit un total de 41.100 fantassins et 6.630 cavaliers

[8] C'est le chiffre donné par Arrien (IV, 22, 3).

[9] Arrien (V, II, 3) mentionne des cavaliers d'Arachosie et des Paropamisades, plus (V, 12, 2) des cavaliers bactriens, sogdiens, scythes, et des Dahes qui servent comme archers à cheval. Le chiffre de 30.000, donné par Quinte-Curce (VIII, 5, 1), doit provenir d'une confusion avec la levée de jeunes garçons qui sont incorporés en 324 à l'armée (ARRIAN, VII, 6, 3).

[10] ARRIAN, Ind., 18.

[11] ARRIAN, Ind., 19. Quinte-Curce (VIII, 5, 4) donne également ce chiffre de 120.000 au commencement de la campagne de l'Inde. Plutarque (Alex., 64) compte, brade l'embarquement sur l'Indus, 120.000 hommes de pied et 15.000 cavaliers.

[12] On rencontre, cités par leur nom, durant cette expédition de l'Inde, les régiments suivants : d'abord les anciens, celui de Cœnos (ARRIAN, IV, 25, 6), de Polysperchon (IV, 25, 6), de Méléagre (IV, 22, 7) ; celui de Cratère est mentionné pour la dernière fois dans la dernière expédition de Bactriane (IV, 22, 1) et ou bien est resté en Bactriane ou bien, par suite de la promotion de Cratère à un grade plus élevé, a été donné à un autre stratège ; puis viennent les régiments déjà nommés durant l'expédition de Bactriane : celui de Philotas (IV, 24, 1), d'Alcétas (IV, 22, 7), d'Attale (IV, 24, 1), de Gorgias (IV, 22, 7), de Clitos, probablement Clitos le Blanc (IV, 22, 7), de Bakema (IV, 24, 10) : enfin les régiments de Philippe (IV, 24, 40), de Pithon (VI, 6, 1), d'Antigène (V, 16, 3. VI, 17, 3). Comme Antigène est cité à plusieurs reprises au temps des Diadoques comme commandant d'hypaspistes, il résulte de l'expression d'Arrien (V, 16, 3), que le régiment d'Antigène n'était pas composé d'infanterie pesante et n'était point, par conséquent, une phalange proprement dite. Philippe, fils de Machatas, est déjà nommé satrape dans l'Inde avant la bataille de l'Hydaspe, et, si c'est ce même Philippe qui était le stratège de cette tente, elle a dû être donnée à un autre, peut-être à Pithon, fils de Crateuas (ARRIAN, VI, 6, 1). Le régiment de Pithon pourrait donc être le même que celui de Philippe. — Quant à la cavalerie macédonienne des hétœres, ses cadres s'étaient élargis peu à peu depuis 330. On nous dit qu'une moitié de la cavalerie marchait avec Héphestion et Perdiccas, et l'autre moitié avec le roi (ARRIAN, IV, 23, 1), et, dans un autre endroit, Arrien rapporte que le roi avait avec lui des Hypaspistes, l'autre moitié des Hétaires à cheval, des Hétaires à pied, des archers, des Agriens et la cavalerie des hommes de trait (IV, 24, 1). Par conséquent, la cavalerie comprenait huit hipparchies, sans compter l'agéma. Sur ces huit hipparchies, on trouve cités en passant cinq noms d'hipparques, à savoir : Héphestion, Perdiccas, Démétrios (V, 12, 2), Clitos (VI, 6, 4), Cratère (V, 11, 3). L'agéma est sous les ordres de Cœnos (V, 16, 3). On peut se faire une idée de l'effectif des hipparchies par ce qui se passe à la bataille de l'Hydaspe, où quatre de ces corps, avec les cavaliers sogdiens, bactriens, scythes, et les 1.000 archers dahes à cheval (V, 16, 4) forment 5.000 hommes (V, 14, 1). Naturellement, le fait qu'il a péri dans cette bataille 20 hétœres contre 200 Barbares (V, 18, 4) ne peut servir de règle pour apprécier l'effectif de tel ou tel corps.

[13] Arrien (IV, 22) dit : en dix jours ; Strabon (XVII, p. 697) : par d'autres chemins plus courts : il est impossible de décider s'il s'agit du col de Kipchak ou de celui de Bazarak ou de quelque autre.

[14] Ce Nicanor n'est ni celui de Stagire, qui proclama aux Jeux olympiques de 324 le retour des bannis (HARPOCRAT., s. v. DINARCH., I, § 81), ni le parent de Parménion, mais probablement le père du Balacros qui était à ce moment gouverneur de Cilicie.

[15] Le fait que le Caboul est désigné comme frontière de la satrapie (ARRIAN, IV, 22, 5) fait supposer que la région au sud du fleuve fut attribuée à la satrapie en deçà de l'Indus, ou plus probablement à l'Arachosie.

[16] Dans la Notice sur les colonies (Appendice du t. III), j'ai fait remarquer que Nicæa n'était pas l'ancienne capitale de la région, Kaboura (ou Orthospana), et LASSEN (II, p. 125) s'est rallié à cette opinion. Si Kaboura (Caboul) a été visitée par Alexandre, ç'a été sur le trajet qu'il fit en allant d'Arachosie au Paropamisos, au commencement de 329. Si Begram n'était pas trop près d'Alexandrie, ce serait là qu'on pourrait chercher Nicæa.

[17] Les auteurs ne disent pas, mais la force des choses montre que la marche sur deux colonnes au nord et au sud du Cophène avait le but indiqué dans le texte. Le roi laissa de côté les défilés de Kouroum au sud du Sefid-Kouh, parce qu'ils auraient décentré son mouvement. Strabon (XV, p. 697) motive autrement les opérations d'Alexandre : Il avait été informé que la région des montagnes, celle du nord, était la plus habitable et la plus fertile, au lieu que celle du sud, ici dépourvue d'eau, là exposée au débordement des fleuves, était partout brûlée du soleil et faite pour les animaux plutôt que pour les hommes. En conséquence, il se dirigea d'abord vers le pays qu'on lui avait vanté, comptant bien aussi que les fleuves qu'il lui fallait traverser seraient plus commodes à franchir près de leur source.

[18] Des quatre routes par lesquelles on descend de Caboul à l'Indus (voyez BABER, p. 140), il n'y a que celle de Lamghanat qui aille en suivant le Caboul jusqu'au confluent de cette rivière avec l'Indus, soit qu'on passe par le défilé de Kheiber sur la rive sud du Caboul (ELPHINSTONE, Kabul, II, 54, trad. Rühs), soit qu'on préfère le passage infiniment plus difficile de Karrapa sur la rive nord. La campagne d'Alexandre dans les montagnes de la rive gauche du Caboul ne saurait être encore éclaircie convenablement, avec les notions incomplètes que nous avons sur ces régions : on n'a aucune base notamment pour fixer la place des villes et forteresses mentionnées sur le cours du fleuve. Il n'y a qu'un seul point qui ait été fixé avec certitude par le général CUNNINGHAM, c'est la situation du fort Aornos, la montagne plate de Rani-gat, et, d'après la description que fait le Dr BELLEW des ruines laissées sur cette Pierre-du-Roi, on peut y reconnaître une reconstruction d'architecture hellénistique.

[19] τών πεζεταίρων καλουμένων τάς τάξεις (ARRIAN, IV, 23, 1), ce qui ne veut pas dire que les régiments de Méléagre, de Clitos, de Gorgias, ne fussent pas des πεζέταιροι. Quel était à l'époque l'effectif des pézétæres, c'est ce qu'il est impossible de préciser.

[20] Le nom de Choès se trouve dans Arrien (IV, 23, 2) ; Strabon (XV, p. 697) et Aristote (Meteor., I, p. 350 a. 24) disent le Choaspe.

[21] Sur ce nom d'Açvaka, traduit exactement par Ίππάστοι ou transformé par assonance en Άσσακήνοι, voyez LASSEN, II, p. 129. Dans Arrien (IV, 23, 1), ces noms sont employés pour désigner des tribus distinctes. Nous sommes obligés de suivre Arrien.

[22] C'est la route par laquelle un des agents du major Montgommery est allé en 1861 de Jellalabad à Yarkand, en remontant la vallée de Chitral jusqu'au bord méridional du plateau de Pamir.

[23] Arrien (IV, 23) ne donne pas le nom de la ville ; il dit seulement πόλις ώκισμένη.

[24] Sur la position d'Andaca et d'Arigæon, ainsi que sur le Gouræos (Pandjkora) qui se réunit avec le Souastos (Souat), voyez LASSEN, II2, p. 131. CUNNINGHAM, The ancient geography, I, p. 82.

[25] Arrien (IV, 24, 1) dit : έπί τόν ποταμόν τόν Εύάσπλα : le ms. A de C. Müller (Colbertinus) porte : Εύαπόλεως ; le B, Εύασπόλεως : s'il n'y avait pas là de nom de ville, le πρός τήν πόλιν qui vient après, sans nom à la suite, indique une lacune. LASSEN (II2, p. 130) considère l'Euaspla comme l'affluent oriental du Kounar, celui qui se jette dans ce fleuve à Gouyour.

[26] LASSEN (II2, p. 131) a démontré que la ville de Gorydala ou Gorys (?), comme l'appelle Strabon dans un passage corrompu (XV, p.697). n'est pas dans les régions élevées des montagnes, comme je le supposais jadis, mais tout près de l'endroit où le Gouræos se jette dans le Cophène. RITTER croyait retrouver Arigæon dans Bajor, sur le fleuve du même nom : mon opinion, adoptée par LASSEN (II2, p. 213) est que cette localité, se trouvait sur le Gouræos (Pandjkora).

[27] ARRIAN, IV, 25. Encore aujourd'hui, on laboure dans ces pays avec des taureaux (LASSEN, II2, p. 131.)

[28] ARRIAN, V, 1 sqq. Ind. 2. CURT., VIII, 10, 13. JUSTIN, XII, 7. STRAB., XV, p. 687. Après les travaux si connus du colonel TOD, de BOHLEN, de RITTER, etc. (cf. LASSEN, I2, p. 518. II2, p. 135), j'ai cru ne pas devoir m'étendre sur ces contes plus que ne l'exige l'enchaînement pragmatique des faits. Ce qui est sûr, c'est que, si Alexandre se plaisait à voir cette fière conviction répandue dans son armée, ce n'était pas chez lui pure vanité et envie de rivaliser avec les conquêtes de Dionysos. Comme les habitants ont bien des fois changé dans toute cette région, il est impossible d'établir avec quelque certitude des déterminations ethnologiques. Peut-être pourrait-on identifier le peuple des Nyséens, qu'Arrien (Ind. 2) désigne comme n'étant pas de sang indien, au vieux peuple indigène des Kaffres : du moins, tout ce que l'ambassade anglaise à Kaboul a appris sur leur compte (ELPHINSTONE, Kabul, II, 321) concorde avec les descriptions de Quinte-Curce et d'Arrien (V, 1) : encore aujourd'hui ces tribus mènent une vie dionysiaque ; leurs fifres et tambourins, leurs banquets et promenades aux flambeaux, le climat européen et la nature européenne de la contrée, tout cela a bien pu réellement produire sur l'entourage d'Alexandre une impression qui explique ce conte dionysiaque et lui donne la valeur d'un trait de mœurs. Le souvenir que ces peuplades gardent d'Alexandre et de ses Macédoniens, dont ils se prétendent les descendante, est sinon exact, du moins curieux.

[29] Il est impossible maintenant de préciser plus exactement la position de Massaga. CUNNINGHAM (Geogr., I, p. 82) place cette localité à Mangora ou Manglora, sur les bords du Souat. Pour ce qui est des noms de Dwdala et d'Acadira, que Quinte-Curce cite entre Nysa et Massaga, tout ce qu'on peut dire de la situation des dits endroits, c'est que le même Quinte-Curce fait encore franchir le Choaspe à l'armée entre ces villes et Massaga, ce qui est une erreur manifeste.

[30] L'auteur suivi par Quinte-Curce (VIII, 10, 22) et par Justin (XII, 7) donne pour conclusion à ce siège de Massaga une histoire d'amour entre Alexandre et la reine-mère (nuper Assacano, cujus regnum fuerat, defuncto) : il met la crédulité de ses lecteurs à une rude épreuve quand il prétend que l'honorable dame, par la séduction de ses charmes, vainquit son vainqueur et lui donna un fils du nom d'Alexandre. Après la lacune qui se trouve dans Diodore (XVII, 83-81), il est fait mention de la reine, qui admire la magnanimité d'Alexandre : puis, après une lacune plus courte, vient (XVII, 84) un récit dans lequel on reconnait à peu près la tournure du combat de Massaga, tel que le rapporte Arrien. Quant on entend dire que les Indiens ont été frappés de terreur par la tour ambulante d'Alexandre, on trouve l'assertion doublement absurde, attendu que ces auteurs ne se lassent pas de citer des choses infiniment plus étonnantes comme tout à fait ordinaires dans l'Inde.

[31] ARRIAN, IV, 28-27.

[32] C'est d'après la direction qu'il faut marquer l'emplacement de ces deux villes. Ora était plus à portée du domaine d'Abisarès, Bazira non loin de l'Aornos et de l'embouchure du Cophène. Abisarès ne vint pas en personne au secours de la place ; mais il décida les Indiens des montagnes voisines à la soutenir.

[33] On voit, par les légations qu'il envoie à Alexandre, qu'Abisarès était le prince de Kaschmir : son alliance avec Porus contre Alexandre, d'une part, et avec les peuples habitant à l'ouest de l'Indus, d'autre part, n'est possible que de Kaschmir : ajoutez à cela que, d'après WILSON, les anciennes annales de Kaschmir appellent la partie méridionale de la contrée Abhisdram (LASSEN, Penta potam., p. 18. Ind. Alterth., II2, p. 138).

[34] La Πευκελαώτις d'Arrien (IV, 28, 6) est Poushkalavati sur le Souat, au-dessous de son confluent avec le Gourmos (Pandjkora), à peu près deux lieues avant l'endroit où il se jette dans le Cophène. Le fleuve s'appelle Astès (ARRIAN, IV, 22, 8), probablement du nom des Άστακήνοι (ARRIAN, Ind., I, 1).

[35] Sur la situation de ces deux localités, les textes ne nous donnent pas de renseignements précis ; cependant le nom d'Orobatis, que reçut le fort occupé par les Macédoniens, joint à cette circonstance, qu'il devait être sur la rive sud du Cophène, paraît indiquer le col que franchit la route juste en face de l'Indus (voyez ELPHINSTONE, I, p. 117). Pour la forteresse d'Astès, je ne trouve pas d'endroit précis ce devait être le fort de Timroud ou plutôt Yamroud (BABER, p. 127), à sept lieues au sud-ouest de Peschawer, l'entrée orientale des défilés de Kheiber (voyez FORSTER, II, p. 53).

[36] D'après CUNNIGHAM, Embolima répond à Ambar-Ohind.

[37] On cite entre autres Acouphis à Nysa, Sangæos au sud du Cophène, Cophæos et Assagète, l'hyparque des Assacéniens (ARRIAN, IV, 28, 8), et il faut y ajouter tous ceux qui se sont trouvés à Nicæa : Taxile lui-même semble avoir reçu quelque territoire à l'ouest de l'Indus. Arrien mentionne comme satrape de la satrapie de l'Inde le même Nicanor qui était déjà stratège au Paropamisos : c'est peut-être une erreur ; en tout cas, plus tard, il n'y a plus que Philippe qui porte ce titre. Il doit y avoir une inexactitude analogue dans un passage (V, 20, 10) où Arrien appelle le satrape des Assacéniens Σισίλου (suivant un ms. ; un autre ms. donne Σισίκου : le Σισικόττου des éditions est une conjecture fondée sur un autre passage [IV, 30, 4]).

[38] L'identité de cette Aornos et du fort de Rani-Gat (Pierre-du-Roi) a été reconnue dès 1848 et justifiée depuis par CUNNINGHAM (The ancient Geogr., I, p. 59. Survey, II, p. 107). Le rocher a 2 milles anglais de longueur, et ½ mille de largeur ; sa hauteur est, suivant l'estimation de Cunningham, de 1,200 pieds au-dessus de la plaine. Le géographe anglais suppose que le nom d'Aornos est une forme grécisée du nom local Varni (Οΰαρνοι), le même qui se retrouve au fond de l'Aornos de Bactriane. Sur cette forteresse voir STRAB., XV, p. 688 ; CURT., VIII, 11, 7 ; DIODOR., XVII, 85. Par conséquent, Strabon a puisé ici dans Clitarque.

[39] C'est là, au dire des Macédoniens, que s'étaient arrêtées les victoires d'Héraclès : même Arrien (IV, 30, 4) dit : ή πέτρα ή τώ Ήρακλεΐ άπορος γενομένη, et donne son appréciation sur cette légende (V, 3). Les auteurs qui suivent la tradition de Clitarque (et le passage de Diodore [I, 19] doit venir aussi de Clitarque) s'imaginent qu'Alexandre n'avait pas d'autre dessein que de surpasser les exploits d'Héraclès : il y avait longtemps qu'il avait fait mieux.

[40] La montagne de Rani-Gal se termine au sommet par une plate-forme de 1.200 pieds de long sur 800 pieds de large : au nord, à l'ouest., au sud, le bord supérieur est un peu incliné vers le dedans, et au milieu, il y a encore une saillie du fond rocheux mesurant 500 pieds de long sur 400 de large : c'est sur ce ressaut que se trouvent les ruines d'un ancien fort. Entre le fort et le bord de la plate-forme, au nord et à l'ouest, il y a une dépression, comme qui dirait le fossé de la citadelle, de 200 pieds de largeur sur 100 à 150 pieds de profondeur ; elle est moins large et moins profonde sur la face sud, où aboutit le chemin frayé pour la montée. La paroi du côté de l'est, par où la montagne se rattache, au moyen d'une croupe plate, à une chaîne assez éloignée, monte verticalement jusqu'à la forteresse.

[41] C'est ce qui résulte de l'ίσόπεδον d'Arrien (IV, 30, I). Il est singulier de voir un peu avant (IV, 29, 7) jusqu'à des μηχαναί en batterie pour lancer des projectiles contre la forteresse.

[42] CUNNINGHAM (Survey, V [1875], p. 55) donne quelques détails sur Rani-gat : il nous apprend notamment que, du haut de la montagne, on voit dans la direction de l'ouest jusqu'à Hashtnagar sur le Souat, et que le Dr Bellew, qui l'a visitée à plusieurs reprises, insiste particulièrement sur le soin avec lequel les énormes blocs de la construction sont taillés et appareillés : The are the same pointed arches and underground passages, the same sort of quadrilaterals whit chambers, the statuary and sculptures also represent the same figures and scenes in the same materials, but the general aspect of these ruins is very different from that of the others, the neadness and accuracy of the architecture is wonderfull. Cette Aornos se distingue donc très nettement des autres châteaux-forts de la région de Yousoufzal ; pourtant, Cunningham cite entre autres ceux de Iamâl-Garhi et de Sahri-Balol, dans lesquels des chapiteaux d'acanthe et les profils des piédestaux accusent d'une façon très marquée l'influence hellénique.

[43] ARRIAN, IV, 30. Les allégations divergentes de Diodore et de Quinte-Curce se réfutent d'elles-mêmes : peut-être faut-il rapporter à cette entreprise l'assertion de Charès (fr. 11, ap. ATHÉNÉE, III, p. 127 c), lequel rapporte qu'Alexandre, lors du siège de Pétra dans l'Inde, ordonna de conserver de la neige.

[44] Quinte-Curce appelle ce prince Eryx, et Diodore, Aphrikès ; il résulte du récit même que ce personnage est le même que le frère d'Assacénos mentionné par Arrien.

[45] D'après COURT (Journ. of the Asiat. Soc. of B., VIII, p. 309), Dyrta est probablement Dhyr, sur un affluent du Tal. Cf. LASSEN, II2, p. 141.

[46] On a laissé de côté le passage où Quinte-Curce parle de seize étapes (VIII, 12, 4), car son ad flumen Indum sextisdecimis castris pervenit embrouille tout : ce qu'il y a de plus téméraire, c'est de vouloir, comme on l'a essayé, déterminer par ces seize jours la distance qu'il y a d'Embolima et d'Aornos à l'embouchure du Cophène. Le pont sur l'Indus (Arrien [V, 7] suppose seulement que c'était un pont de bateaux) doit avoir été jeté entre Embolima et l'embouchure du Cophène.

[47] ARISTOBULE, fr. 29.

[48] ARISTOBULE, fr. 34 a. ARRIAN, VII, 3.

[49] Je ne reproduis pas ici la note que j'avais consacrée autrefois à Taxila (Takschaçila), car aujourd'hui CUNNINGHAM (Geogr., I, p. 104. Survey, II, p. 111 sqq.) a démontré, d'une façon probante à mon sens, que la campagne couverte de ruines entre Shah-Deri et la rivière de Haro doit être l'emplacement de cette ville. Le prince de ce pays s'appelle Omphis dans Quinte-Curce et Mophis dans Diodore. TOD (Radjastan, II, p. 228) suppose que le nom est Όφις, c'est-à-dire serpent, traduction grecque de Tâk. Quinte-Curce et Diodore ajoutent sur le compte de ce personnage quelques détails qui méritent d'être relevés. Ils prétendent qu'à la mort de son père, auquel il avait conseillé de s'arranger avec Alexandre, il ne prit pas le titre princier de Taxila avant qu'Alexandre ne lui en eût donné la permission. Arrien (V, 8, 2, etc.) appelle le prince ΰπαρχος τής πόλεως.

[50] Quinte-Curce (VIII, 12, 17), Plutarque (Alex., 59) et Strabon (XV, p. 698) racontent qu'Alexandre lui envoya, entre autres présents, plus de 1.000 talents ; que ses stratèges en avaient été mécontents ; que Méléagre avait dit : Il fallait que le roi vint dans l'Inde, pour trouver à qui faire un pareil cadeau ! et Quinte-Curce assure que, sans le pénible souvenir de Clitos, le roi se serait porté à un nouvel acte de violence.

[51] Arrien (V, 8, 3) l'appelle νομάρχης ; c'est un titre qu'il donne aussi (V, 11, 3) aux princes qui ont fourni un contingent de 5.000 Indiens.

[52] Il semble qu'on peut combiner de cette façon les allégations divergentes qui concernent la satrapie de Philippe. Arrien (IV, 2, 5), se supposant placé avec Alexandre sur l'Hydaspe, appelle Philippe le satrape de l'Inde au-delà de l'Indus, c'est-à-dire de la contrée qui se trouve du côté de la Bactriane ; ailleurs (IV, 14, 6), il ajoute à sa province le pays des Malles. Quant à l'expression dont il se sert dans un autre endroit (Ind., 18), elle est trop générale pour qu'on en puisse déduire l'étendue de la satrapie de l'Inde supérieure. Ce Philippe, fils de Machatas, était de la famille des princes d'Élymiotide, le frère d'Harpale le Trésorier, le neveu du vieil Harpalos dont le fils, Calas, avait reçu la satrapie d'Asie-Mineure. D'après l'arbre généalogique de sa maison, il pouvait être né vers 385.

[53] Polyænos (IV, 3, 26) est seul à dire qu'Alexandre avait des éléphants dans son armée : Quinte-Curce, en désaccord avec ce qu'il dit lui-même ailleurs (VI, 6, 36), raconte que, durant cette marche, le prince indien Gamaxus et Barsaëntès, l'ex-satrape d'Arachosie, qui s'était réfugié chez lui, furent amenés enchaînés au roi que les trente éléphants du prince furent livrés au roi, lequel en fit cadeau au prince Taxile : et Arrien (III, 25, 14) rapporte que Barsentès s'était enfui dans l'Inde, ές Ίνδούς τούς έπί τάδε τοΰ Ίνδοΰ ποταμοΰ, qu'il fut livré par les Indiens et mis à mort à cause de sa participation au meurtre de Darius ; il relate le fait de manière à faire croire que Barsentès a été exécuté dès l'hiver de 330/329.

[54] POLYÆN., IV, 3, 21. C'est, peut-être le défilé dont parle ELPHINSTONE (I, p. 129) et le même chemin creux de Hambatou par où passa BABER. Du reste, dans les Mémoires du sultan (p. 255), on reconnaît généralement la route prise par Alexandre.

[55] CURT., VIII, 13, 8. Le courant n'avait pas encore toute sa largeur, car il n'y atteint qu'au mois d'août : dès le mois de juillet, Macartney lui n trouvé une largeur de près de 3.000 pas. Cf. ELPHINSTONE, I, p. 551.

[56] Ce qu'Arrien (V, 20, 5) dit en passant, à savoir qu'Abisarès avait voulu avant la bataille se joindre à Poros se retrouve indiqué, avec des variantes, chez Quinte-Curce et Diodore dans les préliminaires de la bataille. Diodore (XV, 87) dit qu'Alexandre se décida à livrer bataille en apprenant qu'Embisarès était en marche pour rejoindre Poros et n'était plus qu'à 400 stades : Quinte-Curce (VIII, 14, 1), que Poros, informé que des troupes avaient passé le fleuve, primo humani ingenii vitio spei suæ indulgens Abisaren belli socium (et ita convenerat) adventare credebat. On voit que là encore les deux auteurs ne suivent pas le même guide : chez Quinte-Curce, c'est un Clitarque déjà remanié.

[57] Voyez la description de la localité dans ELPHINSTONE, I, p. 132. Dans le croquis de cette région par CUNNINGHAM (Geogr., I, p. 158), le fleuve tourne moins à court ; il décrit un arc presque plat. De même, sur le coté gauche du dessin, cette chaîne de montagnes se continue dans la direction nord-est, mais sans s'élever à plus de 500 pieds environ au-dessus du fleuve. Dans l'île boisée de Yamad se trouvait au temps de Timour le château-fort de Chehab-Eddin (cf. CHEREFFEDDIN, IV, 10, p. 49) : BABER (Mém., p. 257) décrit la petite rivière qui coule au nord des montagnes et au sud de la ville de Behreh. D'après le Pseudo-Plutarque (De fluv., I), il semble que les Macédoniens aient appelé ces montagnes monts des Éléphants ; j'attire l'attention sur le récit de Plutarque concernant le nid de serpents et les sacrifices, détails qui, rapprochés du vieux culte ophite de Kaschmir, pourraient avoir une valeur ethnographique.

[58] Il y a à cet endroit dans le texte d'Arrien (V, 11, 4) une lacune qui commence aux mots : ή δέ άλλη στρατιά... Il est impossible de voir, même dans l'appareil critique de C. Müller, si μενέτω ou εΰπορος se trouve dans quelque manuscrit, ou si c'est une restitution conjecturale. Il semble bien que la partie manquante est plus considérable. Des dix régiments qui opéraient durant l'automne de 327, il y en a trois (ceux de Balacros, de Philippe, de Philotas) qui ne figurent pas ici : il est cependant impossible qu'un si grand nombre de troupes d'élite ait été éparpillé dans les garnisons. En supposant que Philippe, devenu satrape, ait gardé avec lui τούς άπομάχους τών στρατιωτών διά νόσου (ARRIAN, V, 8, 3), il ne s'ensuit pas qu'on lui ait laissé son régiment pour tenir garnison. En tout cas, il reste les régiments de Philotas et de Balacros ; car il n'y a aucune raison de douter, on le voit par Arrien (IV, 24, 10), que Balacros ait eu une τάξις. Peut-être ces deux ou ces trois régiments étaient-ils mentionnés dans la lacune : il y était dit de quelle façon on en avait disposé. Comme Alexandre savait qu'Abisarès était en route et n'était plus qu'à une distance de dix milles, il dut juger à propos de lui opposer un corps assez fort pour le tenir à l'écart. Il est possible qu'Arrien ait expliqué ensuite comment Cratère devait, après le départ du roi, — par exemple, le jour suivant, — se mettre en marche avec les trois phalanges, suivre le même chemin et s'arrêter à l'angle nord des montagnes (à Darapour), faisant front du côté du nord, après quoi — vers le deuxième jour après le départ du roi — les phalanges de Méléagre, d'Attale et de Gorgias ont quitté le camp pour occuper la rive entre le camp et l'angle nord des montagnes et maintenir les communications entre Cratère et Alexandre, prêtes à se porter, suivant les circonstances, au secours de l'un ou de l'autre.

[59] Arrien dit que ces trois chefs de phalange avaient été placés là avec des soldats à pied et à cheval : le contexte indique qu'ils avaient emmené tout d'abord avec eux leurs phalanges.

[60] Ceci résulte de ce qu'Arrien dit plus loin (V, 14, 1), à savoir que le front de bataille de l'infanterie comptait près de 6.000 hommes. Lors du passage du fleuve, Arrien (V, 13, 1) ne mentionne que les hypaspistes et point les deux phalanges. Comme Héphestion ne figure pas parmi les officiers supérieurs qui font la traversée avec Alexandre (ARRIAN, ibid.), il doit être resté avec ces deux phalanges sous ses ordres. Quinte-Curce (VIII, 14, 15) lui fait bien, passer l'Hydaspe avec les autres, mais cela ne prouve rien.

[61] Ce sont là sans doute les βασιλικοί παϊδες, car on cite à côté d'eux l'άγημα et les autres hypaspistes (V, 13, 4).

[62] Les faits sont ici exposés d'après Ptolémée, dont Arrien, le judicieux et prudent tacticien, accepte la relation comme exacte (Cf. PLUTARQUE, Alex., 68). Aristobule racontait que le prince avait rejoint les Macédoniens pendant qu'ils étaient encore en train de passer le dernier gué, mais n'avait pas osé les attaquer immédiatement ; d'autres disent qu'il y eut là un engagement assez vif : ces assertions sont évidemment inexactes, car, à la distance où était le camp, il fallait au moins quatre heures au prince pour arriver sur les lieux. Si Alexandre a commencé le passage du fleuve vers quatre heures du matin, l'engagement de cavalerie aurait pu avoir lieu vers dix ou onze heures. L'effectif du corps détaché sous les ordres du prince est évalué par Aristobule à 1.000 chevaux et 60 chariots ; c'est, au dire de Plutarque, le chiffre indiqué par Alexandre dans ses lettres : les chiffres donnés dans le texte sons ceux de Ptolémée ; Arrien les confirme par un raisonnement judicieux.

[63] La mention expresse de ces distances dans Arrien (V, 15, 5) doit naturellement prévaloir contre Quinte-Curce, Diodore et Polyænos, qui parlent de cinquante pieds d'écartement. Quinte-Curce décrit l'équipage des chars de guerre ; je ne sais si sa description est bien conforme à la réalité.

[64] ARRIAN, V, 16, 3. Ce qui veut dire, comme l'expliquent très bien KÖCHLY et RÜSTOW (p. 302), l'aile droite d'Alexandre (cf. ARRIAN, V, 17, 1). Plutarque (Alex., 60) tire d'une lettre d'Alexandre une conclusion tout opposée. Les instructions d'Alexandre à Cœnos dans Quinte-Curce (VIII, 14, 15) sont conformes à ce système : cum ego... in lævum cornu inpetum fecero...ipse dextrum more et turbatis signum infer : il est vrai que Quinte-Curce ajoute ensuite : Cœnus ingenti vi in lævam invehitur (VIII, 14, 17).

[65] Il n'est plus question dans Arrien des chariots de guerre qui forment l'extrémité de l'aile gauche des Indiens.

[66] ARRIAN, V, 17, 1. Il entend par là sans doute uniquement les cavaliers de l'aile gauche, car ceux de la droite étaient trop loin pour pouvoir arriver si vite.

[67] Le nombre des morts, du côté des Macédoniens, monte à peu près, suivant Arrien (V, 18,2), à 80 fantassins et 230 cavaliers, à savoir 20 cavaliers macédoniens, 10 dahes et 200 autres. A coup sûr, ces chiffres ne sont pas trop faibles, si l'on admet que cette mêlée tumultueuse a produit environ dix fois autant d'écrasés, c'est-à-dire, quelque chose comme 3 à 4.000 morts et blessés sur les 10 à 12.000 hommes qui ont pris part au combat. Les descriptions de la bataille dans Diodore, Quinte-Curce et Polyænos, proviennent d'une source commune, comme on s'en aperçoit à la comparaison de la ligne indienne avec une enceinte garnie de tours, et c'est une source d'où il ne faut jamais attendre d'éclaircissements sérieux sur les questions militaires. Le récit d'Arrien n'en est que plus précieux : seulement, il ne faut pas s'étonner si, comme tous les auteurs anciens compétents en matière de stratégie, il ne mentionne que les mouvements décisifs, et si, même dans ces limites, il se montre peut-être trop avare de renseignements ; il ne dit rien des deux phalanges qui sont restées à l'endroit où on a passé le fleuve pour couvrir sa rive droite et la route venant de Kaschmir ; ce n'est qu'en consultant sa liste des pertes, où, après les hétœres à pied et à cheval et les Dahes, il est encore question de τών τε άλλων ίππέων ώς διακόσιοι, qu'on s'aperçoit que les cavaliers bactriens, sogdianiens et scythes (V, 12, 2) ont aussi passé le fleuve et pris part à la bataille : ce ne pouvait pas être des soldats du corps de Cratère, sans quoi il y aurait eu aussi des morts dans son hipparchie. C'est avec une parfaite sûreté de main qu'Arrien trace la marche de la bataille elle-même. Alexandre savait qu'il pouvait se fier à ses hypaspistes ; l'énergie morale de ce corps a permis à Alexandre de faire ici comme à Gaugamèle, de tout risquer pour tout gagner : il fallait la discipline des troupes macédoniennes pour qu'elles aient pu, au plus fort de la mêlée, se grouper tout à coup en phalange : et c'est uniquement cette manœuvre exécutée avec la dernière précision, sans que les Indiens pussent en faire de leur côté une semblable, qui a décidé le gain de la bataille de l'Hydaspe.

[68] Ceci n'est pas rapporté par Arrien, mais par Quinte-Curce (VIII, 44, 33).

[69] La chronologie de la bataille exige encore une explication. Le témoignage exprès d'Arrien la place dans le mois Munychion de l'archontat d'Hégémon à Athènes (Ol. CXIII, 2), archontat qui, d'après les tables d'IDELER, va du 28 juin 327 au 16 juillet 326. La bataille a donc eu lieu entre le 19 avril et le 19 mai 326. On allègue contre cette da te un passage où le même Arrien (V, 9, 6) dit qu'Alexandre se trouvait sur l'Hydaspe à l'époque de l'année ή μετά τροπάς μάλιστα έν θέρει τρέπεται ό ήλιος : on en a conclu que la bataille avait été livrée après le solstice et qu'il faut lire dans Arrien, au lieu de Munychion, le mois Métagitnion de l'archontat d'Hégémon, mois qui correspondrait au mois d'août 327, c'est-à-dire à une époque où Alexandre se trouvait encore dans le bassin du Choaspe. On n'a pas réfléchi à deux choses, d'abord, que l'à peu près dont Arrien se sert engage d'autant moins que, s'il parle du solstice, c'est uniquement pour faire remarquer qu'on était à la saison des pluies du tropique et des grandes inondations ; et d'autre part, que Néarque, dont le témoignage a été recueilli par Strabon (XV, p. 691), affirme qu'à l'époque du solstice on était déjà campé sur les bords de l'Acésine. Il y a tout autant d'inconvénients à admettre le système de GROTE, qui propose d'adopter le mois Métagitnion de l'archontat suivant, celui de Chrémès, et de reporter la date de la bataille au mois d'août 326. Cette erreur en a occasionné une foule d'autres dans la chronologie de 327 à 323.

[70] Sur la profusion avec laquelle est répandu ce nom de Gandari, voyez WILSON, dans les additions à l'History of Cashmere (Asiat. Researches, XV, p. 105). Cf. LASSEN, II2, p. 155.

[71] Suivant Plutarque (Alex., 60), Porus fut obligé d'accepter le titre de satrape : le silence d'Arrien et le système de rattachement adopté, système dont nous avons une idée assez nette, permettent de douter de l'exactitude de cette assertion.

[72] D'après Strabon (XV, p. 698), Quinte-Curce (IX, 1, 6) et Diodore (XVII, 89), ces villes se trouvaient des deux côtés du fleuve. Arrien (Peripl., p. 25 éd. Hudson) et le scholiaste d'Aristophane (Nub. 23) appellent Alexandrie la ville de Bucéphale.

[73] On ne voit, pas bien si les παρ' Άλέξανδρου έκπεμφθέντες πρέσβεις πρός Άβισάρην mentionnés par Arrien (V, 29, 4) ont été envoyés au prince a œ moment ou seulement plus tard.

[74] ARRIAN, V, 20, 6. Le pays des Glauses est dans la direction indiquée par LASSEN (Pentap., p. 26) : on le traverse en passant par le défilé de Bember.

[75] STRABON, XV, p. 698. DIODORE, XVII, 89. Sur l'excellent bois que fournit la région pour les constructions navales, voyez BURNES et le rapport de GERARD (dans l'Asiatic Journal, déc. 1832, p. 364) : ce sont principalement des cèdres, comme le dit Diodore (ibid.).

[76] Alexandre, trouvant que le nom indigène de ce fleuve (Kshandrabhaga) devenait en grec Sandrophagos, c'est-à-dire quelque chose comme le mangeur d'hommes ou même le mangeur d'Alexandre, lui donna, pour éviter le mauvais présage, le nom de guérisseur. Cf. A. W. VON SCHLEGEL, Ind. Bibl., II, 297. L'endroit où il le franchit, d'après la description que fait Ptolémée de ses rives abruptes et des roches qui encombrent son lit, ne peut pas se trouver sur la grande route d'Attok à Lahore, route que du reste Alexandre n'a pas suivie, et par conséquent pas à Vouzirabad : la largeur du courant et l'abondance de ses eaux fait supposer que l'armée l'a traversé non pas assez haut dans les montagnes, mais vers l'endroit où il en sort, c'est-à-dire sur la route de Bember à Youmboo. Strabon (XV, p. 691) dit en termes assez clairs que, de l'Indus à l'Hydaspe, Alexandre a suivi la direction du sud, et une fois là, la direction de l'est, toujours plutôt dans des contrées montagneuses qu'en plaine. D'après Strabon, c'est à l'époque du solstice qu'Alexandre campa sur l'Acésine, par conséquent à la fin de juin.

[77] Diodore (XVII, 91) dit que ce Porus s'était enfui de son royaume dans la Gandiritide : il se met ainsi ouvertement en contradiction avec Strabon (XV, p. 699), à moins qu'on n'introduise dans le texte de Diodore la leçon Γαγγαριδών.

[78] MACARTNEY a trouvé au courant, à Vouzirabad et vers la fin de juillet, une largeur de 4.000 pas (ELPHINSTONE, II, p. 554).

[79] Helladius (Chrestom., ap. Phot. 530 a 35) dit que le père de Porus était un barbier : Diodore et Quinte-Curce en disent autant du roi des Prasiens, Xandramès. D'après le Pseudo-Plutarque (De fluv., 1), Porus est originaire de Gegasios. On trouve maintenant tous ces détails rassemblés dans LASSEN. DUNCKER (III4, p. 306) après LASSEN (I2, XX, n° 4. II2, p. 161) identifie Gegasios à Yayati.

[80] Sur les noms et demeures des Khattia et leur ville Çakala, on trouve aujourd'hui des renseignements plus précis dans LASSEN (II, p. 158. P, p. 801). CUNNINGHAM (Geogr., I, p. 179) met Sangala bien plus au sud, et cela, à mon sens, sans raison valable ; car l'étang (ARRIAN, V, 23, 4) et la colline qui en marquent pour lui l'emplacement (Geogr., I, p. 179) se retrouvent tout aussi bien à l'endroit où il croit reconnaître Pimprama.

[81] Ils s'appellent Adræstes ou Adrestes dans Diodore, Justin et Orose : d'après Arrien, Pimprama est leur capitale ; LASSEN suppose que leur nom doit être rapproché de l'hindou Arashtra, en prâcrit Aratta ; peut-être vaudrait-il mieux, à la place des Attacanes qu'Arrien signale aux sources du Neudros, entre l'Acésine et l'Hyarotès, lire Arratacanes, ce qui permettrait de placer de ce côté la Saccala, ville des Arattes, du Mahabbârata. Cf.  WILSON, Asiatic Researches, XV, p. 107.

[82] ARRIAN, V, 23. 24. POLYÆN, IV, 3, 30.

[83] On a reconnu ce Sopithès, prince de Cathæa, dans le roi des Kekaya, Açvapati, le maître des coursiers (WEBER, Vorlesungen, p. 147), qui figure déjà dans le Çatapa-Brahmana et ensuite dans le Ramâyana, avec ses excellents chiens, les chiens tigres de Diodore (XVII. 92), les nobiles ad venandum canes que Quinte-Curce (IX, 1, 24) décrit minutieusement. On possède aujourd'hui de ce prince une drachme d'argent, qui porte au droit la tête casquée de Séleucos Ier, et sur le revers un coq, avec la baguette d'Hermès à côté et la légende ΣΩΦΥΤΟΥ (Voyez VON SALLET, Die Nachfolger Alexanders in Bactrien und Indien, p. 87).

[84] Malheureusement, Arrien ne s'occupe pas de ce prince Sopithès au bon endroit. Ce qu'on vient d'en dire est tiré de Diodore (XVII, 92) et de Quinte-Curce (IX, 1, 24) : selon eux, le domaine de ce prince se trouve au delà de l'Hyarotès. Strabon (XV, p. 699) dit : Certains auteurs placent Cathæa, le pays d'un certain monarque Sopithès, dans cette Mésopotamie (entre l'Hydaspe et l'Acésine) ; d'autres, au delà de l'Acésine et de l'Hyarotès, tout contre la principauté de Porus le Jeune, cousin de celui qui fut pris par Alexandre, et ils appellent le pays de celui-ci Gandaride. Un peu plus loin (p. 700), il ajoute : On dit qu'il y a dans le pays de Sopithès une mine de sel capable de suffire aux besoins de l'Inde entière : non loin de là aussi, mais dans d'autres montagnes, on raconte qu'il se trouve des beaux gisements d'or et d'argent, comme l'a fait connaître Gorgos le métalleute. Ce sont là les mines de sel gemme de Mondi, entre le Beyah et Satadrou, dans les premières chaînes de l'Himalaya (RITTER, p. 1075. LASSEN, I, p. 300). On sait que l'or se rencontre en quantité dans la région des sources de l'Indus, à Satadrou, au Beyah (Hyphase), soit dans les mines, soit en grains que déterrent en grattant les gerboises, animaux bâtisseurs à fourrure mouchetée (Cf. Mégasthène et Néarque dans Arrien, Ind., 15) que les Grecs appelaient des fourmis (Cf. RITTER, p. 660). D'après toutes ces indications, la principauté de Sopithès devait s'étendre à l'est jusque vers les montagnes de Mondi, et au nord jusqu'au col de Retung, où jaillissent non loin l'une de l'autre les sources de l'Hyphase et de l'Acésine, frontières des domaines d'Abisarès et de Sopithès.

[85] Il s'appelle Phégée dans Diodore, Phégelas dans Quinte-Curce : ne lui donne-t-on pas peut-être le nom du fleuve qui arrose la principauté, le Beyah ? LASSEN (II2, p. 162) n'est pas de cet avis.

[86] STRABON, XV, p. 102. Strabon se serait-il servi, lui aussi, de lettres apocryphes ? On trouve dans le Pseudo-Callisthène la relation de Palladios, qui prétend être allé avec l'évêque Moïse d'Axoum au pays de l'Indus, et auquel l'évêque, qui avait lui-même poussé jusqu'au Gange, aurait raconté comme quoi il avait vu là-bas une colonne de pierre avec l'inscription : Άλέξανδρος βασιλεύς έφθασα μέχρι τούτου τοΰ τόπου (PS. CALLISTH., III, 7, 20). Pour plus amples détails sur cette lettre, voyez ZACHER, Pseudo-Callisthenes, p. 107 et 148. Il suffit de noter ici la forme que Suidas donne à l'inscription (s. v. Βραχμάνες). D'ailleurs, la suite se reconnaît également pour un extrait de l'article de Palladios.

[87] ARRIAN, V, 25 sqq. On est à peu près sûr que le discours d'Alexandre tout au moins n'est pas extrait de Ptolémée, mais qu'il a été composé par Arrien. Quant aux faits qu'on rencontre dans tout ce récit, il est. probable, d'après l'auteur lui-même (V, 28, 4), qu'ils sont tirés de Ptolémée.

[88] ARRIAN, V, 25, 2. L'allocution d'Alexandre (V, 28, 3) indique quelles sont les troupes récalcitrantes.

[89] ARRIAN, V, 27, 3. Lui et Méléagre avaient obtenu un congé pour aller en Macédoine avec les nouveaux mariés, à l'automne de 334.

[90] ARRIAN, V, 28, 4, d'après Ptolémée et Strabon.

[91] CURT., IX, 2. DIODOR., XVII, 91.

[92] STRABON, p. 697.

[93] Timour a passé par ces pays environ un mois plus tard (en Safar) ; le Peschekal occasionna alors une grande mortalité, surtout parmi les chevaux (CHEREFFEDDIN, IV, 13, p. 59).