HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE DEUXIÈME. — CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Départ de Persépolis. — Darius se retire d'Ecbatane . — Il est massacré. — Alexandre en Parthie. — Entreprise de Zopyrion ; soulèvement de la Thrace ; levée de boucliers d'Agis, sa défaite ; apaisement de la Grèce.

Pendant quatre mois, Alexandre s'attarda dans les cités royales de la Perse. Son but n'était pas seulement de laisser reposer son armée ; il doit y avoir du vrai dans ce que rapportent les auteurs de second ordre, à savoir que, pendant ces mois d'hiver, Alexandre fit des expéditions contre les montagnards voisins, gens habitués aux rapines, afin d'assurer le pays contre leurs incursions. Il s'agissait notamment des Mardes[1], qui jusqu'alors avaient vécu, comme les Uxiens, dans une indépendance presque complète. Alexandre les obligea à se soumettre, en faisant des expéditions fort pénibles dans les vallées de leurs montagnes, au milieu de la neige. La satrapie de Caramanie, dont Alexandre dut s'approcher dans cette expédition, se soumit, et le satrape Aspastès[2] fut confirmé dans sa charge. Déjà la satrapie de Perse avait été confiée au noble Phrasaorte, fils de ce Rhéomithrès qui avait trouvé la mort à la bataille d'Issos. Nos documents n'établissent pas d'une manière suffisante qu'une garnison de 3.000 hommes ait été placée à Persépolis, ni qu'on ait reçu un renfort de 5.000 fantassins et 1.000 cavaliers dans cette ville, ou plus loin, pendant qu'on était en marche[3]. On pouvait être aux derniers jours d'avril lorsqu'enfin on se mit en route pour la Médie, où Darius s'était refugié avec le reste de l'armée battue à Arbèles.

Après sa défaite, Darius s'était retiré sur Ecbatane à travers les montagnes de la Médie. Il avait l'intention d'y attendre cc qu'Alexandre allait entreprendre et, dès que celui-ci se mettrait à sa poursuite, de s'enfuir dans le nord de son royaume en dévastant tout sur son passage, afin qu'Alexandre ne pût le poursuivre. A cet effet, il avait déjà envoyé la caravane de son harem et l'attirail de sa cour, ses trésors et ses objets précieux à l'entrée des défilés caspiens, du côté de Raga., afin de ne pas être embarrassé si une fuite précipitée devenait nécessaire. Cependant, les mois se succédaient sans que même un corps d'éclaireurs ennemis se montrât dans les défilés du mont Zagros ou sur la frontière intérieure de la Médie. Ariobarzane, l'héroïque défenseur des défilés persiques, arriva alors à Ecbatane ; on pouvait maintenant attendre les Macédoniens par le sud-est, mais aucun ennemi ne se montra. Les trésors de Persépolis et de Pasargade avaient-ils peut-être plus de charmes pour le vainqueur que de nouveaux combats ? les délices nouvelles et énervantes de l'Orient ne le retenaient-elles pas enchaîné, lui et sa présomptueuse armée ? Darius se voyait encore entouré de troupes fidèles, de princes magnanimes ; il avait avec lui l'élite de la noblesse des Perses, la chiliarchie, que conduisait Nabarzane ; il avait Atropatès de Médie, Autophradate de Tapurie, Phratapherne d'Hyrcanie et de Parthie, Satibarzane d'Arie, Barsaëntès d'Arachosie et de Drangiane, Bessos, le hardi Bactrien, parent du Grand-Roi, à la tête de trois mille cavaliers bactriens qui s'étaient enfuis avec lui de la dernière bataille ; on voyait encore à Ecbatane le frère du Grand-Roi, Oxathrès, et le vieil Artabaze, l'ami dévoué de Darius et peut-être l'homme le plus estimable de tout le royaume des Perses, était là avec ses fils : il faut encore ajouter Bisthanès, fils du Grand-Roi Ochos, et Artabélos, fils de ce Mazæos qui avait passé à l'ennemi et avait été fait satrape de Babylone. Darius avait encore un reste de ses bataillons de mercenaires h3lléniques, sous la conduite du Phocidien Patron ; il attendait l'arrivée de plusieurs milliers de Cadusiens et de Scythes ; on pouvait encore une fois appeler aux armes les peuples de la Bactriane et de l'Ariane, pour les réunir à Ecbatane autour de la personne du Grand-Roi et pour défendre la partie orientale de l'empire : la Médie offrait assez de positions où l'on pouvait se défendre ; par exemple, les portes caspiennes, par où l'on entrait dans les satrapies du nord et de l'est, pouvaient être facilement défendues contre un ennemi supérieur et l'arrêter longtemps. Darius résolut de tenter encore une fois le sort des armes et, avec l'armée qu'il pouvait réunir avant l'arrivée d'Alexandre, d'empêcher l'ennemi de s'avancer plus loin. Par les ambassadeurs de Sparte et d'Athènes qui étaient dans le camp royal, il pouvait avoir appris l'impression profonde que la bataille de Gaugamèle avait produite dans l'Hellade, la surexcitation dans laquelle était le parti anti-macédonien ; il savait sans doute que beaucoup d'États avaient déjà fait alliance avec Sparte ou n'attendaient que le premier succès du roi Agis pour se détacher de la Ligue de Corinthe, enfin qu'il se préparait en Grèce une révolution qui forcerait bientôt Alexandre à quitter l'Asie[4]. Darius pouvait espérer que la fin de ses infortunes n'était plus éloignée.

Déjà Alexandre s'approchait. La Parætacène, c'est-à-dire la contrée située entre la Perse et la Médie, avait fait sa soumission, et la satrapie en avait été donnée à Oxathrès, fils du satrape de la Susiane Aboulitès. A la nouvelle que Darius attendait l'attaque sous les murs d'Ecbatane, à la tête d'une armée considérable de Bactriens, de Grecs, de Scythes, de Cadusiens, Alexandre accéléra sa marche afin d'atteindre l'ennemi aussitôt que possible[5] Pour avancer plus rapidement, il laissa les bagages en arrière avec des troupes suffisantes pour les protéger, et, après douze jours de marche, il entra sur le territoire de la Médie. Il apprit alors que les Cadusiens et les Scythes que Darius attendait n'étaient pas arrivés, et que le Grand-Roi, pour différer une rencontre décisive, se préparait déjà à se retirer vers les portes caspiennes, où l'on avait envoyé d'avance les femmes, les chariots et les provisions. La hâte d'Alexandre redoubla : il voulait tenir en son pouvoir la personne même de Darius, pour mettre fin à toute compétition ultérieure au trône de Perse. Comme il n'était plus qu'à trois journées d'Ecbatane, Bisthanès, fils du roi Ochos, un de ceux qui jusqu'ici avaient suivi le Grand-Roi, arriva dans le camp macédonien ; il confirma le bruit que Darius s'était enfui plus loin, qu'il était parti d'Ecbatane depuis cinq jours, emportant avec lui les trésors de la Médie, qui montaient à sept mille talents environ, et accompagné d'une armée de six mille fantassins et de trois mille chevaux[6]. Alexandre se porta rapidement sur Ecbatane[7], et bientôt il eut pris dans cette ville les dispositions nécessaires. Tous les Thessaliens et autres alliés qui ne voulaient pas rester plus longtemps au service furent renvoyés dans leur pays, avec solde entière et une gratification de deux mille talents ; mais il y en eut un grand nombre qui restèrent[8]. Le Perse Oxydatès, que Darius avait précédemment condamné à Suse à la réclusion perpétuelle et qui, délivré par Alexandre, semblait doublement digne de confiance, fut nommé satrape de Médie à la place d'Atropatès, qui était avec Darius. Parménion fut chargé de transporter les trésors pris en Perse dans la forteresse d'Ecbatane, et de les remettre entre les mains d'Harpale, qui en reçut l'administration et commença par retenir six mille Macédoniens. avec le nombre nécessaire de cavaliers et de troupes légères pour les garder. Après lui avoir remis les trésors, Parménion devait marcher, avec les mercenaires, les Thraces et autres troupes, vers l'Hyrcanie, en passant à côté du pays des Cadusiens. Clitos, qui était resté malade à Suse, reçut l'ordre de conduire, aussitôt que sa santé le permettrait, les six mille hommes qui étaient restés provisoirement près d'Harpale dans la Parthie, afin d'y opérer sa jonction avec la grande armée. Alexandre, avec le reste des phalanges, la cavalerie macédonienne, la cavalerie mercenaire d'Érigyios, les sarissophores, les Agrianes et les archers, se mit en toute hâte à la poursuite de Darius. En onze jours d'une marche à toute vitesse, pendant laquelle un grand nombre d'hommes et de chevaux restèrent sur la route, il atteignit Ragæ, d'où il lui restait huit milles d'une marche plus pénible encore pour atteindre l'entrée des portes caspiennes ; mais la nouvelle que Darius était déjà de l'autre côté de ce défilé et qu'il avait une avance considérable sur la route de la Bactriane, ainsi que l'épuisement de ses propres troupes contraignit le roi à se reposer quelques jours à Ragæ[9].

Dans le même temps, Darius établissait son camp avec sa suite à quelques jours de marche à l'est des défilés caspiens. Il avait à peine vingt milles n'avance, et il pouvait se convaincre d'abord que, vu la rapidité effrayante avec laquelle Alexandre le poursuivait, il lui serait impossible d'atteindre la Bactriane, et ensuite que, s'il fallait absolument combattre, il devait ralentir sa marche autant que possible, afin que ses soldats pussent se trouver frais et dispos en face d'un ennemi épuisé par la poursuite. Déjà dans la colonne perse un grand nombre de déserteurs étaient passés du côté d'Alexandre, et il était à craindre que, si l'on continuait à fuir, le nombre des défections ne fit qu'augmenter. Darius convoqua les grands de son entourage et leur fit part de l'intention où il était de ne pas éviter plus longtemps une rencontre avec les Macédoniens, et de tenter une fois encore le sort des armes. Cette déclaration du Grand-Roi fit une profonde impression sur l'assemblée : la plupart de ces hommes étaient découragés par l'infortune, et l'on considérait avec effroi la perspective d'un nouveau combat ; ceux qui étaient décidés à tout sacrifier pour leur roi formaient le petit nombre. Artabaze était de ceux-là Nabarzane le chiliarque lui tint tête ; il déclara que la nécessité présente l'obligeait d'employer de dures expressions : Combattre ici était, disait-il, le plus sûr moyen de tout perdre ; il fallait fuir plus loin dans l'est et préparer une nouvelle armée ; mais les peuples n'avaient plus confiance dans la fortune du roi ; il n'y avait plus qu'un seul moyen de salut : Bessos avait un grand prestige aux yeux des peuples de l'Orient ; les Scythes et les Indiens lui étaient attachés ; il était membre de la famille royale ; le roi pourrait lui céder la tiare jusqu'à ce que l'ennemi fût terrassé. Le Grand-Roi tira son poignard de sa ceinture, et Nabarzane n'eut que le temps de s'enfuir : il se hâta de se séparer du camp royal avec sa troupe de Perses : Bessos le suivit avec les troupes bactriennes. Tous deux agissaient de concert, d'après un plan longuement mûri ; Barsaëntès de Drangiane et d'Arachosie fut facilement gagné, et les autres satrapes des provinces de l'est semblèrent sinon s'unir ouvertement à eux, du moins plus prêts à faire cause commune avec eux qu'à suivre leur devoir. Aussi Artabaze conjura le roi de ne pas se laisser emporter par sa colère, car les plus grandes forces militaires étaient du côté des mutins ; sans eux on était perdu, et il devait, lui dit-il, en leur accordant une grâce qu'ils ne méritaient pas, les ramener à la fidélité ou à l'apparence de l'obéissance. Pendant ce temps, Bessos avait essayé de déterminer les troupes perses à se mettre en marche vers la Bactriane ; mais elles s'effrayaient encore à la pensée d'une trahison ouverte et ne voulaient pas fuir sans le roi. Le plan de Bessos semblait échouer : il n'en fut que plus opiniâtre à le poursuivre ; il dépeignit aux soldats le danger dans lequel le Grand-Roi se précipitait, et il les familiarisait avec l'idée d'un crime qui seul pouvait être le salut. Ce fut alors qu'Artabaze parut ; il apportait la nouvelle que le roi pardonnait à Nabarzane ses paroles inconsidérées et à Bessos sa retraite séditieuse. Tous deux coururent dans la tente du roi pour se jeter dans la poussière à ses pieds, en protestant de leur repentir par une hypocrite confession.

Le lendemain, l'armée poursuivit sa route vers Thara. Le sombre silence, l'inquiétude pleine de méfiance qui régnaient partout annonçaient bien plus la menace d'un danger futur que la délivrance d'un danger passé. Le commandant des Grecs fit tous ses efforts pour parvenir dans le voisinage du roi, dont Bessos, avec ses cavaliers, entourait le char. Le fidèle étranger parvint enfin près de Darius ; il lui fit part de ses craintes et le conjura de se confier à la protection des troupes helléniques ; là seulement sa vie serait en sécurité. Bessos ne comprenait pas les paroles, mais il comprit les gestes du Grec, et il reconnut qu'il n'y avait plus à hésiter. Le soir, on arriva à Thara : les troupes campèrent ; près de la tente de Darius se trouvaient les Bactriens. Pendant le calme de la nuit, Bessos, Nabarzane, Barsaëntès et quelques affidés pénétrèrent dans la tente, garrottèrent le roi, le traînèrent jusqu'au char dans lequel ils voulaient le conduire comme prisonnier en Bactriane, afin d'acheter, en le livrant, la paix avec l'ennemi. La nouvelle de l'attentat se répandit rapidement parmi le camp ; les troupes se débandèrent dans la plus grande confusion : les Bactriens continuèrent à s'avancer vers l'est ; la plupart des Perses les suivirent avec répugnance ; Artabaze et son fils abandonnèrent le malheureux roi, auquel ils ne pouvaient plus être d'aucun secours, et se retirèrent, avec les mercenaires grecs et les ambassadeurs helléniques, du côté du nord, dans les montagnes des Tapuriens ; d'autres Perses, et en particulier Artabélos, fils de Mazæos, et Bagisthane de Babylone, revinrent en toute hâte sur leurs pas, pour aller s'en remettre à la générosité d'Alexandre[10]

Alexandre avait laissé reposer ses troupes à Ragæ ; le matin du sixième jour, il se remit en route et atteignit à marches forcées l'entrée occidentale des défilés (Aïvan-i-Keif). Le lendemain il traversa le passage, ce qui ne retarda pas peu sa marche, car ce défilé est long de près de trois lieues ; puis il continua de s'avancer, autant que le jour le lui permit, à travers la plaine bien cultivée de Choarène (Khouar), jusqu'au bord de la steppe. La :route qui traverse cette steppe se dirige à l'est vers Hécatompylos, capitale des Parthes, point où convergent les grandes voies d'Hyrcanie, de Bactriane et d'Ariane. Tandis que l'armée était campée en cet endroit et que quelques troupes s'étaient dispersées dans le voisinage afin de faire des provisions pour la traversée de la steppe, Bagisthane et Artabélos arrivèrent au camp macédonien et se soumirent à la clémence du roi. Ils annoncèrent que Bessos et Nabarzane s'étaient emparés de la personne de Darius et se retiraient à la hâte vers la Bactriane, mais qu'ils ne savaient pas ce qui était survenu depuis. Alexandre résolut de n'en mettre que plus de rapidité à poursuivre les fuyards. Laissant la plus grande partie des troupes s'avancer lentement sous les ordres de Cratère, il se mit lui-même en toute hâte à la poursuite des fugitifs avec la cavalerie, les éclaireurs, les plus légères et les plus fortes des troupes de pied. La poursuite dura toute la nuit jusqu'au lendemain à midi et, après quelques heures de repos, recommença la nuit suivante. Au lever du soleil, on atteignit Thara, où quatre jours plus tôt les officiers révoltés s'étaient emparés de Darius[11]. Mélon, interprète du Grand-Roi, qui était resté malade dans cette ville[12], apprit à Alexandre qu'Artabaze et les Grecs s'étaient retirés vers le nord dans les montagnes tapuriennes ; que Bessos avait pris en main l'autorité à la place de Darius et avait été reconnu comme souverain par les Perses et les Bactriens ; que le plan des conjurés était de se retirer dans les provinces orientales et d'offrir au roi Alexandre de lui livrer Darius, à condition qu'il leur laisserait la possession paisible et indépendante de l'est de la Perse. Si au contraire le roi s'avançait davantage, leur intention était de rassembler une armée aussi grande que possible, et de se maintenir réciproquement en possession des gouvernements que chacun avait, mais dé laisser provisoirement la direction de l'ensemble entre les mains de Bessos, en alléguant sa parenté avec la famille royale et les droits immédiats qu'il avait au trône[13].

Tout conseillait la plus grande promptitude ; à peine Alexandre s'accorda-t-il quelques instants de repos pendant la chaleur du jour ; le soir, il se remit en route et marcha toute la nuit ; hommes et chevaux étaient harassés de fatigue. Enfin, sur le midi, il arriva dans un village (peut-être Bakschabad) où les conjurés avaient campé la veille et qu'ils avaient quitté le soir, à ce qu'on lui dit, pour continuer leur route pendant la nuit ; ils ne pouvaient pas avoir plus de quelques milles d'avance, mais les chevaux étaient épuisés, les hommes plus que fatigués, la chaleur du jour accablante. Alexandre, en s'informant près des habitants s'il n'y avait pas un chemin plus court pour poursuivre les fuyards, apprit que la voie la plus directe était déserte et sans fontaines. Le roi résolut de suivre ce chemin : il choisit cinq cents chevaux de la cavalerie et les fit monter par les officiers et les plus braves soldats de l'infanterie, avec leurs armes de fantassins ; ensuite il donna l'ordre aux Agrianes, qu'Attale commandait, de s'avancer le plus promptement possible sur la grande route, tandis que les autres troupes devaient suivre en ordre de marche ; puis, vers le crépuscule. il prit avec ses combattants à deux fins le chemin dépourvu d'eau qui traversait la lande. Beaucoup de soldats succombèrent à des efforts qui dépassaient leurs forces, et restèrent étendus sur la route. A l'aube du jour, on aperçut la caravane des séditieux coupables de haute trahison qui s'avançait en désordre et sans armes. Alexandre se précipite aussitôt sur elle : l'effroi soudain jette la confusion au milieu de ce long convoi ; les Barbares se dispersent en poussant des cris sauvages ; un petit nombre tentent de résister et succombent bientôt ; le reste s'enfuit avec la plus grande précipitation ; le char de Darius est au milieu des fuyards, les traîtres près de lui. Déjà Alexandre s'approche ; il ne reste plus qu'un moyen de salut : Bessos et Barsaëntès transpercent le royal captif et s'enfuient de différents côtés. Quelques instants après, Darius rendait le dernier soupir. Les Macédoniens trouvèrent le cadavre, et Alexandre, dit-on, le couvrit de son manteau de pourpre[14].

Ainsi mourut le dernier Grand-Roi de la race des Achéménides. Ce ne fut pas sous les coups de l'adversaire contre lequel il avait en vain cherché à défendre son empire qu'il succomba ; les batailles qu'il perdit lui avaient coûté plus que son territoire et la royauté, elles lui avaient fait perdre la foi et la fidélité du peuple perse et des grands. Devenu un fugitif entouré de traîtres, un roi dans les chaînes, il tomba sous le poignard de ses satrapes et de ses parents ; il mourut avec la gloire de ne pas avoir acheté la vie au prix de la tiare, de ne pas avoir donné au crime un droit au trône de sa race et d'être mort en roi. Ce fut comme un roi aussi qu'Alexandre l'honora ; il envoya le cadavre pour qu'il fût placé dans les tombeaux de Persépolis ; Sisygambis ensevelit son fils.

Les succès d'Alexandre avaient dépassé ce qu'il avait pu prévoir. Après deux batailles, il avait mis en fuite le roi vaincu ; mais depuis que, maître des cités royales des Perses, il s'était assis sur le trône de Cyrus et avait reçu les hommages des grands selon l'usage du royaume, depuis qu'aux yeux des peuples de l'Asie il était et devait être leur maître et leur roi, il ne fallait pas que le souverain fugitif portât plus longtemps, à travers les vastes contrées de l'Orient, le nom de sa souveraineté perdue, comme un drapeau servant de signal à des révoltes sans cesse renaissantes. La volonté, le besoin de s'emparer de son ennemi était devenu, pour le caractère héroïque d'Alexandre, une passion personnelle, une colère d'Achille. Il le poursuivit avec une rapidité qui tient du vertige, qui coûta la vie à beaucoup de ses braves et qui l'exposerait justement au reproche d'avoir agi comme un despote sans entrailles, si lui-même n'avait partagé avec ses troupes les peines, les fatigues, la chaleur et la soif, si lui-même n'avait marché à leur tête pendant cette poursuite vertigineuse de quatre nuits et ne l'eût soutenue jusqu'à la plus extrême fatigue. C'est alors, dit-on, que ses gens lui apportèrent un peu d'eau dans un casque de fer : il avait soif, il prit le casque, mais voyant que ses cavaliers jetaient sur cette eau un regard mélancolique, il la repoussa aussitôt : Si je buvais seul, mes gens perdraient courage. Et les Macédoniens se mettent à crier : Conduisez-nous où vous voudrez ! nous ne sommes pas fatigués, nous n'avons pas soif, nous ne sommes plus mortels, tant que vous serez notre roi ! Puis, éperonnant leurs chevaux, ils reprirent leur course avec leur roi, jusqu'au moment où ils aperçurent l'ennemi et trouvèrent le cadavre du Grand-Roi[15].

On a voulu reconnaître encore le bonheur d'Alexandre dans ce fait que son adversaire tomba entre ses mains mort et non vivant : Darius, en effet, aurait toujours été pour Alexandre un sujet de juste inquiétude et, pour les Perses, un prétexte de désirs et de plans dangereux, car, en définitive, la voie qui conduisait à la possession tranquille de l'Asie ne pouvait passer que sur son cadavre. On le trouve heureux d'avoir recueilli le fruit du crime sans avoir à en porter la faute, set l'on ajoute qu'il a bien pu, pour se concilier les Perses, faire semblant de déplorer la mort de leur roi. Peut-être, comme le fit après lui le grand Romain, Alexandre, en présence de l'attentat criminel dont son ennemi avait été victime, oublia-t-il de se réjouir des avantages qui devaient découler pour lui de ce sang versé. Il y a un lien particulier, une nécessité, pourrait-on dire, qui enchaîne les grands esprits à leur ennemi, comme la force du coup se règle sur l'objet qui doit être atteint. Lorsqu'on se rappelle comment Alexandre accueillit la reine-mère, l'épouse et les enfants du Grand-Roi, comment il chercha en toute occasion à adoucir et à honorer leur infortune, on ne peut avoir de doutes sur le sort qu'il eût réservé au roi prisonnier ; sa vie eût été plus en sûreté entre les mains de son ennemi qu'au milieu des Perses et de ses parents.

Parmi ces événements, il est un autre point dans lequel on peut reconnaître le bonheur d'Alexandre, — son bonheur ou une fatalité. Si Darius était tombé vivant entre ses mains, il aurait obtenu de lui la renonciation aux territoires qui déjà lui avaient été arrachés et la reconnaissance de la nouvelle puissance fondée en Asie, et peut-être eût-il payé cette renonciation et cette reconnaissance en laissant à Darius les satrapies de l'Orient ; il aurait alors, ainsi qu'il le fit plus tard dans l'Inde pour le roi Porus, laissé former aux confins de son empire un royaume qui, attaché à lui par les formes les plus bénignes de la dépendance, aurait simplement reconnu sa suzeraineté. Le meurtre de Darius rendait cette solution impossible : si Alexandre avait cru cet arrangement praticable, s'il avait réellement songé à s'arrêter une bonne fois, le crime qui avait enlevé la vie à son adversaire ouvrait de nouveau sous ses pas une carrière immense et inconnue. Les assassins élevaient des prétentions sur la puissance et le titre que le roi légitime n'avait pu conserver ; ils étaient devenus des usurpateurs pour Alexandre, comme ils avaient été des traîtres pour Darius. Le roi assassiné léguait naturellement à celui qui l'avait vaincu l'obligation de venger sa mort sur ses assassins. La majesté de la couronne de Perse, qu'Alexandre avait conquise par le droit de l'épée, était maintenant entre ses mains comme l'épée du droit et de la vengeance ; elle n'avait plus d'autre ennemi que les derniers représentants de cette royauté, plus d'autre représentant que l'ennemi qui l'avait vaincue.

Dans les terribles événements de ces derniers jours, la situation des grands de la Perse s'était complètement modifiée. Ceux qui n'avaient pas abandonné leur roi après la bataille de Gaugamèle, les satrapes des provinces orientales surtout, avaient travaillé dans leur intérêt en se réunissant autour de la personne du roi. Ce dévouement, cet attachement touchant d'Artabaze, qui, bien reçu jadis à la cour du roi Philippe, aurait certainement pu compter sur un accueil honorable auprès d'Alexandre, ne trouvait guère d'imitateurs, car il paraissait offrir beaucoup de dangers et point de profit. Dès que l'infortune de leur maître mit en question leur intérêt et même l'existence de leur puissance, les grands commencèrent à se protéger, eux et leurs prétentions, aux dépens de ce roi à l'aveuglement et à la faiblesse duquel ils attribuaient uniquement la ruine où le royaume des Perses était précipité. La fuite continuelle de Darius, après avoir causé la perte de pays si nombreux et si beaux, mettait maintenant en péril leurs propres satrapies ; il leur sembla qu'il était préférable de gagner quelque chose que de tout perdre, de conserver plutôt le reste du royaume des Perses que de le sacrifier aussi à une cause perdue : si Darius ne pouvait être roi qu'au nom de cette cause, ils étaient tout aussi convaincus de leur côté qu'ils pourraient se maintenir sans lui en possession de leurs gouvernements.

Ils avaient fait le Grand-Roi prisonnier ; l'attaque soudaine d'Alexandre les poussa à l'assassiner pour se sauver. Pour rendre leur poursuite plus difficile, ils s'enfuirent de deux côtés différents : Bessos prit la route qui conduisait en Bactriane en traversant le Khorassan, Nabarzane, avec le reste de sa chiliarchie et accompagné par le satrape de Parthie, s'enfuit vers l'Hyrcanie pour gagner de là en toute hâte la Bactriane et se réunir avec Bessos. Leur plan était de conserver debout, au moins en Orient, la monarchie des Perses, puis de choisir un des leurs pour nouveau Roi des rois, ainsi qu'on avait fait après le meurtre de Smerdès. Cependant il était clair que, si Phratapherne venait de la Parthie, Satibarzane de l'Arie, Barsaëntès de la Drangiane, pour combattre en Bactriane sous les ordres de Bessos, ainsi qu'ils en étaient convenus, leurs satrapies tomberaient certainement aux mains de l'ennemi ; ils sacrifiaient donc leurs territoires à une espérance bien éloignée : c'est pourquoi Phratapherne demeura en Hyrcanie, et Nabarzane resta avec lui ; Satibarzane se rendit en Arie et Barsaëntès en Drangiane, afin de prendre leurs mesures suivant la manière dont Alexandre allait agir. Le même égoïsme qui les avait réunis pour le meurtre du roi disloquait la dernière armée qui aurait encore pu tenir tête à l'ennemi, et ils devaient d'autant plus sûrement succomber sous l'épée de leur terrible adversaire, que chacun d'eux ne s'occupait que de soi et de son propre avantage.

Alexandre, de son côté, après cette attaque inopinée, n'était plus en état, à cause de l'épuisement complet de ses troupes, de poursuivre les meurtriers de Darius qui s'enfuyaient de tous les côtés. Il se reposa dans la plaine d'Hécatompylos, pour donner aux troupes qu'il avait laissées en arrière le temps de le rejoindre, et pour mettre en ordre les affaires de la satrapie de Parthie. Le Parthe Amminapès, qui s'était soumis au roi lors de son entrée en Égypte en même temps que Mazacès[16], obtint la satrapie, et Tlépolémos, qui faisait partie de la troupe des hétœres, lui fut adjoint[17].

Au nord de la ville commençaient les premiers contreforts de la chaîne des monts Elbourz, qui était habitée par les Tapa-riens. Cette chaîne, traversée par quelques défilés, forme frontière entre la Parthie au sud et l'Hyrcanie au nord, provinces qui ne se rejoignent que plus loin à l'est, dans les chaînons rocheux du Khorassan. La possession de ces défilés, si importants comme traits d'union entre la mer Caspienne et l'intérieur, entre l'Iran et le Touran, était en ce moment doublement nécessaire à Alexandre, d'abord parce que les mercenaires grecs s'étaient refugiés de Thara dans les montagnes tapuriennes, et ensuite, parce que Nabarzane et Phratapherne se trouvaient en Hyrcanie, de l'autre côté de la chaîne. Alexandre laissa la route du Khorassan, par laquelle Bessos s'était enfui, pour se rendre maître tout d'abord de ces importants défilés. Zadracarta, une des principales villes de l'Hyrcanie[18], sur le versant nord des montagnes, fut désignée comme lieu de rendez-vous aux trois divisions de l'armée avec lesquelles Alexandre avait résolu de se porter sur l'Hyrcanie. Érigyios, accompagné de quelques escadrons de cavalerie, conduisit les bagages et les chariots par le chemin le plus long, mais le plus commode. Cratère, avec sa phalange et celle d'Amyntas, six cents archers et un nombre égal de cavaliers, traversa les montagnes des Tapuriens, pour les soumettre ainsi que les mercenaires grecs, s'il les rencontrait. Alexandre lui-même prit la route la plus directe, mais la plus difficile[19], qui conduit dans les montagnes au nord-ouest d'Hécatompylos. Cette colonne s'avança avec la plus grande circonspection : le roi, avec les hypaspistes, les plus légers parmi les phalangites et une partie des archers, prit la tête ; afin d'assurer la marche des troupes qui le suivaient, il laissait des deux côtés de la route des postes qui occupaient les hauteurs, tout prêts à tomber sur les tribus sauvages avides de rapine qui habitaient ces montagnes ; combattre ces peuplades aurait coûté trop de temps, et peut-être en pure perte. Alexandre, qui avait pris les devants avec les archers, arriva dans la plaine qui occupe le côté nord de la chaîne, et s'y arrêta au bord d'un cours d'eau peu considérable pour attendre les troupes qui marchaient après lui. Elles le rejoignirent dans les quatre jours suivants ; les dernières qui descendirent des montagnes furent les Agrianes, qui formaient l'arrière-garde de la colonne et qui avaient eu quelques luttes à soutenir avec les Barbares. Le roi continua alors sa route vers Zadracarta, où bientôt après arrivèrent aussi Cratère et Érigyios. Cratère annonça qu'il n'avait pas rencontré les mercenaires grecs, mais qu'il avait eu affaire aux Tapuriens ; les uns avaient été subjugués par la force, les autres s'étaient soumis volontairement.

Déjà, dans le camp qu'Alexandre avait dressé auprès du cours d'eau, des envoyés du chiliarque Nabarzane étaient arrivés pour déclarer qu'il était prêt à abandonner la cause de Bessos et à se soumettre à la clémence du roi ; puis, tandis qu'Alexandre était en route, le satrape Phratapherne, avec d'autres Perses de distinction[20] qui avaient été près du Grand-Roi, étaient venus faire également leur soumission. Le chiliarque, un de ceux qui avaient enchaîné Darius, a dû se contenter de l'impunité ; son nom, un des premiers du royaume, n'est plus prononcé ; Phratapherne, au contraire, ainsi que ses deux fils Pharismane et Sissinès, gagna bientôt la confiance d'Alexandre, et ils devaient s'en montrer dignes dans plus d'un danger ; le père recouvra ses satrapies de Parthie et d'Hyrcanie. Artabaze arriva à son tour ; il était accompagné de ses trois fils[21], Arsame, Cophène et Ariobarzane, le défenseur des défilés persiques ; Alexandre les reçut comme le méritait leur fidélité envers l'infortuné Darius ; du reste, il connaissait Artabaze depuis le temps où celui-ci avait trouvé asile à la cour de Pella avec son beau-frère, le Rhodien Memnon, et le vieux Perse était déjà familiarisé avec les mœurs de l'Occident : lui et ses fils eurent désormais un rang honorable, avec les Macédoniens les plus distingués, dans l'entourage d'Alexandre. En même temps que ces derniers, Autophradate, le satrape des Tapuriens, était arrivé ; il fut aussi reçu avec honneur et maintenu en possession de sa satrapie. On reçut avec Artabaze une ambassade des troupes grecques, qui était autorisée, au nom de toute la troupe, à capituler avec le roi. Alexandre répondit que le crime de ceux qui, contre la volonté de toute l'Hellade, avaient combattu pour les Barbares était trop grand pour qu'on pût capituler avec eux, et qu'ils devaient se rendre à discrétion ou se sauver comme ils pourraient. Sur cette réponse, les plénipotentiaires déclarèrent qu'ils étaient prêts à se soumettre et que le roi n'avait qu'à envoyer quelqu'un avec eux, afin que, sous sa conduite, les troupes pussent arriver en sûreté dans le camp. Alexandre choisit à cet effet Artabaze, leur conducteur dans la retraite de Thara, et Andronicos, un des Macédoniens les plus distingués, beau-frère de Clitos le Noir[22].

Alexandre comprit l'importance extraordinaire de la satrapie hyrcanienne, de ses défilés, de ses côtes garnies de ports, de ses forêts dont les bois étaient excellents pour la construction des navires ; il put songer dès lors au plan grandiose d'une flotte lancée sur la mer Caspienne, d'un commerce établi entre ces côtes et, l'Orient de l'Asie, d'un voyage de découvertes dans cette mer : mais, plus encore que ces projets, les communications à maintenir entre les conquêtes faites jusqu'à ce jour et les progrès ultérieurs de l'armée exigeaient qu'on s'emparât complètement de cette contrée montagneuse, remplie de défilés, qui commande la rive méridionale de la mer Caspienne. Alexandre s'était assuré de la même façon des passages dans les districts tapuriens. Parménion fut chargé de prendre avec lui le corps qui se trouvait en Médie, de traverser la partie nord de cette province et les défilés caspiens de l'ouest, et de descendre dans le pays des Cadusiens, tout au bord de la mer, afin d'ouvrir la route qui relie l'Arménie et la Médie avec la vallée du pour et la mer Caspienne. De là, Parménion devait s'avancer, le long de la côte, vers l'Hyrcanie et suivre ensuite la grande armée[23]. Les Mordes, dont le nom du fleuve Amardos[24] semble désigner la position géographique, ne s'étaient pas encore soumis ; le roi résolut de marcher immédiatement contre eux. Tandis que la majeure partie des troupes restait dans le camp, il se mit lui-même en route vers l'ouest, le long des côtes, à la tête des hypaspistes, des phalanges de Cœnos et d'Amyntas, de la moitié de la cavalerie et des acontistes à cheval nouvellement organisés. Les Mardes se considéraient comme parfaitement en sûreté, car jamais aucun ennemi n'avait pénétré dans leurs forêts, et ils croyaient que le conquérant de l'Occident continuait déjà sa marche vers la Bactriane. Tout à coup Alexandre déboucha de la plaine : les localités les plus voisines furent prises ; les habitants s'enfuirent dans les montagnes couvertes de bois, et les Macédoniens les poursuivirent avec une peine indicible à travers ces forêts sans routes, touffues et lugubres : c'était souvent l'épée à la main qu'ils devaient se frayer un chemin à travers les fourrés, tandis que, tantôt d'un côté tantôt de l'autre, des détachements de Mardes tombaient sur eux ou de loin leur lançaient des traits[25]. Mais, comme Alexandre montait toujours et resserrait de plus en plus les hauteurs par ses postes, les Mardes lui envoyèrent des parlementaires et se soumirent, eux et leur territoire, à sa clémence. Le roi prit des otages parmi eux et, pour le reste, les laissa tranquillement en possession de leur pays, qui fut placé sous l'autorité d'Autophradate, satrape des Tapuriens[26].

De retour au camp de Zadracarta, Alexandre y trouva déjà les mercenaires grecs, au nombre de quinze cents ; ils avaient avec eux les ambassadeurs de Sparte, d'Athènes[27], de Chalcédoine, de Sinope, qui avaient été envoyés à Darius et qui, depuis la trahison de Bessos, s'étaient retirés avec les Grecs. Alexandre donna ordre de relâcher, sans plus ample information, ceux qui étaient déjà à la solde des Perses avant la formation de la Ligue de Corinthe : pour les autres, l'amnistie ne leur fut accordée qu'à la condition d'entrer dans l'armée macédonienne ; ils furent placés sous les ordres d'Andronicos, qui avait intercédé pour eux. Pour ce qui concernait les ambassadeurs, le roi décida que ceux de Sinope seraient incontinent mis en liberté, parce que leur ville ne faisait pas partie de la Ligue hellénique et que d'ailleurs on ne pouvait faire un reproche à cette cité d'envoyer des ambassadeurs au roi de Perse, comme à son souverain ; ceux de Chalcédoine furent également relâchés. Pour ceux de Sparte et d'Athènes, au contraire, comme ces villes avaient entretenu par trahison des relations avec l'ennemi commun de tous les Hellènes, Alexandre ordonna de les retenir et de les garder à vue jusqu'à nouvel ordre[28].

Peu de temps après, Alexandre quitta le camp et s'avança jusqu'à la résidence du satrape d'Hyrcanie, afin de reprendre, après y avoir pris quelques jours de repos, le cours de ses opérations.

Tandis que ceci se passait en Asie, la fortune des armes macédoniennes avait encore à soutenir une dangereuse épreuve. La crise était d'autant plus grave que Sparte, devenue après la défaite d'Athènes, après la chute de Thèbes, l'État le plus important de l'Hellade, s'était mise à la tête de ce mouvement.

Au commencement de l'année 333, malgré la nouvelle toute fraiche de la bataille d'Issos, le roi Agis avait, ainsi que nous l'avons vu, commencé à agir de concert avec la flotte perse qui était encore à l'ancre devant Siphnos, et avait fait occuper la Crète par son frère Agésilas. Si à ce moment Athènes avait voulu entrer dans le mouvement, on aurait pu aboutir à des résultats sérieux, car cent trirèmes eussent pu facilement sortir du Pirée et prendre la mer. Mais, Athènes n'ayant pu se décider, les autres cités de la ligue hellénique n'osèrent non plus déchirer les traités qu'elles avaient jurés, et l'aide de quelques tyrans et de quelques oligarques dans les îles n'aurait pas rendu la flotte perse assez forte pour tenir tête à Amphotéros et à Hégélochos. Au printemps de 332, lors du siège de Tyr, cette flotte se dispersa complètement, et, dans le courant de l'année, toutes les îles de la mer Égée, y compris la Crète, furent affranchies. Toutefois, on n'était pas tranquille en Grèce ; ni la victoire d'Alexandre, ni le voisinage de l'importante armée que l'administrateur du royaume tenait sous les armes en Macédoine, ne décidaient les patriotes à renoncer à leurs plans et à leurs espérances. Mécontents de tout ce qui était arrivé, de tout ce qui arrivait encore, entretenant toujours la pensée qu'il était possible et légitime, malgré la ligue jurée et la supériorité des forces macédoniennes, de poursuivre de toutes façons une politique particulariste pour restaurer l'ancienne liberté des États, ils mettaient à profit toutes les occasions afin d'entretenir la multitude crédule et légère dans le mécontentement, l'inquiétude et l'aigreur ; la fin malheureuse de Thèbes était un thème inépuisable de déclamations, et ils appelaient la diète de Corinthe un trompe-l'œil mal calculé. Tout ce qui venait de Macédoine, même les hommes et les présents, était suspect et dénoncé comme une injure pour les libres Hellènes ; Alexandre ne voulait autre chose, disait-on, que faire du synédrion lui-même et de chaque assesseur en particulier des instruments du despotisme macédonien[29] ; l'unité de la Grèce devait avoir pour fondement plutôt la haine contre la Macédoine que la guerre contre les Perses, car les victoires des Macédoniens en Asie n'étaient pour eux qu'un moyen d'anéantir la liberté des États helléniques. Naturellement, la tribune d'Athènes était l'endroit où ce mécontentement s'étalait le plus volontiers dans des débats passionnés ; nulle part ailleurs les deux partis adverses ne se trouvaient en conflit aussi aigu, et le peuple, entraîné tantôt par Démosthène, Lycurgue, Hypéride, tantôt par Phocion, Démade et Eschine, se contredisait assez souvent dans ses arrêts souverains. Tandis que, rivalisant avec le synédrion de la Ligue, on envoyait à Alexandre des félicitations et des couronnes d'or, Dropidès était et restait en qualité d'ambassadeur attique dans le camp royal de Darius, même après la bataille de Gaugamèle. Tandis qu'Athènes entretenait ainsi des relations qui, d'après le traité d'alliance, étaient manifestement déloyales, les rhéteurs attiques s'échauffaient au sujet des nouvelles violations du traité que se permettait la Macédoine toutefois, on avait soin de ne pas pousser les choses jusqu'à se mettre en péril ; on se contentait de pensées sinistres et de paroles sonores.

Seul, Agis n'abandonna pas l'œuvre commencée, même après que son frère eut été chassé de Crète par Amphotéros et la flotte macédonienne[30]. Il avait attiré près de lui une bonne partie des mercenaires grecs dispersés à Issos ; le Ténare, qui était le lieu où se faisaient les enrôlements, lui fournissait autant de soldats qu'il en pouvait payer ; il avait noué avec les patriotes, particulièrement dans les villes du Péloponnèse, des relations qui lui promettaient le meilleur succès ; la prudence et la hardiesse avec laquelle il savait augmenter sa puissance et son parti donnaient aux adversaires de la Macédoine, qu'ils fussent près ou loin, la confiance que le salut était proche.

Dans ce même temps, une entreprise qui avait été commencée avec les plus grandes espérances finit tristement. Soit que l'expédition d'Alexandre d'Épire en Italie ait été entreprise de concert avec le roi de Macédoine, soit qu'elle l'ait été par rivalité contre lui, il y eut un moment où, grâce à ses victoires, l'élément grec en Italie sembla se relever avec plus de fierté que jamais. Mais les Tarentins, qui n'avaient voulu avoir en lui qu'un condottiere contre les peuples italiens des montagnes, commencèrent à craindre ses plans ambitieux, et les villes helléniques pensèrent comme eux qu'il fallait le paralyser avant qu'il devînt redoutable pour leur liberté. Le progrès de ses armes s'arrêta ; il fut assassiné par un banni lucanien, et son armée exterminée à Pandosie par les Sabelliens[31]. Après sa mort, des différends s'élevèrent dans la terre des Molosses au sujet de son héritage : un enfant en bas âge, qu'il avait eu de Cléopâtre de Macédoine, sœur d'Alexandre, était son héritier, mais Olympias — qui, paraît-il, vivait dans le pays des Épirotes — chercha à enlever le gouvernement à la veuve, sa fille ; le pays des Molosses lui appartenait, écrivait-elle aux Athéniens[32], qui avaient fait orner une statue de Dioné à Dodone, comme si chose semblable ne devait point se faire sans sa permission. La discorde qui commençait à s'introduire ainsi dans la famille royale elle-même ne pouvait que relever les espérances des patriotes en Hellade.

Au printemps de 331, comme Alexandre était à Tyr, sur le point de marcher vers l'Euphrate. il savait déjà qu'Agis continuait toujours à se remuer ; il se contenta alors d'envoyer cent vaisseaux phéniciens et cypriotes, qui devaient s'unir avec Amphotéros pour protéger les villes du Péloponnèse restées fidèles. Il honora les ambassadeurs attiques qui étaient venus à sa rencontre à Tyr et lui portaient des félicitations et des couronnes d'or, et il relâcha les prisonniers attiques qu'il avait faits sur le Granique, afin de faire du dêmos athénien son obligé ; il semblait vouloir éviter avec le plus grand soin qu'on en vint à une lutte ouverte entre les armes macédoniennes et spartiates, ce qui pouvait avoir les suites les plus graves, à cause de l'état dé l'opinion dans les pays helléniques, dans un moment où la Thessalie elle-même commençait à prendre des allures douteuses. Sur le point de livrer une nouvelle et décisive bataille contre Darius, il espérait que l'impression qu'elle produirait en Grèce apaiserait l'excitation.

Antipater put ainsi, pendant l'année 331, regarder d'un œil tranquille les préparatifs du roi de Sparte et son influence croissante dans le Péloponnèse ; il se contenta d'agir avec l'autorité de la Macédoine, autant qu'il était possible, dans les villes de la Ligue, et d'observer avec soin, en se tenant toujours prêt à la guerre, les mouvements du parti adverse dans les autres villes. Il ne put mettre à profit la discorde qu'avait fait naître la mort du roi des Molosses pour rétablir dans la dépendance de la Macédoine le pays, qui, paraît-il, s'en était un peu affranchi ; il dut même supporter avec calme le mauvais vouloir et les reproches amers de la reine Olympias, qui voulait voir ses prétentions sur l'héritage molosse soutenues par les armes macédoniennes.

Cependant l'agitation en Grèce avait pris une tournure très sérieuse. La nouvelle de la bataille de Gaugamèle, qui pouvait être parvenue à Athènes à la fin de 331, devait pousser les adversaires de la Macédoine soit à se soumettre, soit à tenter un dernier effort. L'éloignement d'Alexandre, la discorde en Épire, le mécontentement qui croissait, ainsi qu'on le savait, dans les contrées thraces, invitaient à un rapide coup de main et le favorisaient. Bientôt on put savoir par la voie de Sinope que le Grand-Roi s'était réfugié en Médie, qu'il avait convoqué à Ecbatane pour le printemps suivant les peuples de ses satrapies orientales, et qu'il était résolu à continuer la lutte contre les Macédoniens. On pouvait encore attendre de lui au moins des subsides ; et comment Alexandre, dont on pouvait connaître déjà la marche vers Suse et la Haute-Perse, pourrait-il affaiblir son armée, qui déjà suffisait à peine à occuper l'interminable route déjà parcourue jusqu'à l'Hellespont, pour en envoyer une partie dans la Macédoine et pour soutenir la lutte contre les Hellènes ? Si l'on temporisait encore sans se décider, alors le dernier reste des forces perses pouvait succomber, et il fallait s'attendre à voir Alexandre, comme un autre Xerxès, inonder l'Hellade à la tête d'une immense armée et en faire une satrapie de son empire. L'irritabilité de l'esprit populaire, les déclamations exaltées des orateurs patriotes, la propension aux exagérations et aux choses incroyables qui caractérise cette époque, enfin, une circonstance dont l'effet n'était pas des moindres, la vieille auréole de la puissance spartiate qui de nouveau se relevait glorieusement, tout se réunissait pour amener une éruption qui pouvait être fatale à la Macédoine.

Il se produisit alors des événements extrêmement remarquables ; mais il ne nous est parvenu sur tous ces faits que des renseignements épars, dont le sens général et même la suite chronologique ne peuvent plus être fixés.

On a trouvé récemment la moitié supérieure d'une inscription lapidaire attique, ornée d'un bas-relief dans lequel on peut encore reconnaître les restes de deux chevaux, un homme en manteau tenant dans sa main droite une coupe à libations, et une Athéna qui semble lui tendre la main. Au-dessous, on lit : Rhéboulas, fils de Seuthès, frère de Cotys[33]. Puis vient un décret du peuple, dont il ne reste plus que la date, correspondant à peu près au 10 juin 330[34]. Quel motif pouvait avoir conduit le fils de Seuthès à Athènes, pour que les Athéniens le distinguassent par un décret honorifique accompagné de cet ornement ?

Il est vrai qu'Arrien ne parle pas des événements qui se passèrent cette année en Grèce, en Macédoine et en Thrace ; mais les traditions qui remontent jusqu'à Clitarque nous donnent quelques détails. Diodore dit : Memnon, stratège macédonien en Thrace, qui avait des troupes et était rempli d'ambition, excita les Barbares et, se voyant assez fort, prit lui-même les armes. Antipater mit alors sur pied ses forces militaires, courut en Thrace, et combattit contre lui[35]. Justin nous fournit encore des indications plus explicites ; après avoir relaté la fin de Darius, il continue : Tandis que ceci se passait, Alexandre reçut de Macédoine des lettres dans lesquelles Antipater l'informait de la guerre allumée par le roi de Sparte Agis en Grèce, de la guerre faite par le roi des Molosses en Italie, et de la guerre que son stratège Zopyrion était allé porter en Scythie ; puis il ajoute : Zopyrion, qu'Alexandre avait placé comme stratège du Pont, craignant de passer pour négligent s'il n'entreprenait, lui aussi, quelque chose, se posta contre les Scythes avec une armée de trente mille hommes et trouva sa perte et celle de toutes ses forces dans cette entreprise[36].

Il est vrai que Quinte-Curce, qui, en somme, puise à la même source, nous parle de Zopyrion et de l'insurrection de Thrace de façon à faire croire que ces événements ont eu lieu quatre ans entiers plus tard ; mais ce sont indubitablement les mêmes : Alexandre, à son retour de l'Inde en Perse, reçut communication de ce qui s'était passé en Asie et en Europe pendant son absence : Zopyrion, ayant entrepris une guerre contre les Gètes, avait été écrasé avec toute son armée par une attaque soudaine ; à la nouvelle de ce désastre, Seuthès avait poussé à la défection les Odryses, ses concitoyens, et comme la Thrace était presque complètement perdue, la Grèce elle-même ne[37]..... Ici commence une longue lacune dans le texte de Quinte-Curce.

Ainsi, d'après le récit de Quinte-Curce, c'est le désastre de Zopyrion qui a décidé le prince de Thrace Seuthès à s'insurger ; d'après Diodore, c'est Memnon, stratège dans la Thrace macédonienne, qui est l'auteur de cette défection ; d'après une autre relation qui semble venir également de ce fond de traditions accréditées par Clitarque, la rumeur de la mort d'Alexandre s'était répandue dans le même temps[38] ; enfin d'après une autre, qui a la même origine, Antipater dut entreprendre une expédition contre les gens des Quatre-Régions jusqu'au Rhodope, et les força par une ruse de guerre à rentrer dans leur pays[39].

On voit à peu près comment les choses s'enchaînent ici. A la fin de l'automne 331, Alexandre avait envoyé de Suse à la côte d'Asie-Mineure Ménès avec trois mille talents, en le chargeant de remettre à Antipater autant d'argent qu'il en aurait besoin pour la guerre contre Agis. Supposons que Zopyrion, stratège du Pont, ait commencé son entreprise vers l'automne de 331, certainement sans l'ordre d'Alexandre et sans l'autorisation d'Antipater : le désastre de son armée affaiblit tellement la puissance :macédonienne que Memnon, stratège de Thrace, osa tenter de se rendre indépendant[40] ; le prince odryse Seuthès saisit avec joie l'occasion de faire défection ; les peuplades thraces de la montagne, ces Besses que les brigands eux-mêmes flétrissaient du nom de brigands, se mirent en campagne, et l'insurrection s'étendit sur tout le pays, au nord et au sud de l'Hæmos.

Tel aura été le grand message que Rhéboulas, fils de Seuthès, porta à Athènes au printemps de 330, et certainement il avait mission de renouveler en même temps contre Alexandre l'alliance que les Athéniens avaient conclue tant de fois avec ses prédécesseurs, notamment avec Kétriporis et avec Kersoblepte contre le roi Philippe.

Déjà la lutte était commencée dans le Péloponnèse. Le roi Agis avait attaqué les mercenaires macédoniens sous les ordres de Corragos, et les avait complètement exterminés. On lançait de Sparte des proclamations exhortant les Hellènes à faire cause commune avec la ville de Lycurgue pour la liberté[41]. Les Éléens, tous les Arcadiens excepté les habitants de Mégalopolis, tous les Achéens sauf les Pelléniens, se soulevèrent. Agis se hâta d'assiéger Mégalopolis, qui lui barrait la route du Nord : Chaque jour, on attendait la chute de la cité ; Alexandre avait dépassé les limites du monde ; Antipater ne faisait que de réunir son armée ; quelle serait l'issue de l'entreprise ? on n'en savait rien, dit Eschine quelques semaines plus tard[42].

Déjà la flamme de l'insurrection avait gagné l'Hellade centrale, et même dépassé les Thermopyles. Les Étoliens surprirent la ville acarnanienne d'Œniadæ et la détruisirent[43] ; les Thessaliens, les Perrhèbes étaient soulevés ; si Athènes, avec ses forces importantes, entrait dans le mouvement, il semblait qu'on pouvait arriver à tout.

On reconnaît encore à quelques rares indices avec quelle vivacité le sujet fut débattu à Athènes. Une inscription nous apprend qu'un homme de Platée offrit une somme importante pour la guerre, et l'honorable Lycurgue rédigea le décret honorifique par lequel on remercia le donateur[44]. Le même Lycurgue cita en justice le riche citoyen Léocrate, qui s'était enfui après la défaite de Chéronée et qui avait fait de grandes affaires à Rhodes, puis à Mégare, l'accusant de trahison pour avoir osé rentrer dans Athènes ; mais l'accusé trouva des défenseurs dans beaucoup de riches et notables citoyens, et, devant le tribunal, les voix se partagèrent également pour et contre lui. Comme pour riposter à ce coup, Eschine évoqua de nouveau l'ancienne accusation contre Ctésiphon, affaire dont on ne s'était pas occupé depuis 337 ; il s'agissait de faire punir comme illégale la proposition faite autrefois par Ctésiphon d'offrir une couronne d'honneur à Démosthène. Le procès vint en jugement quelques semaines plus tard, alors que tout était déjà décidé. Dans le discours qu'Eschine prononça alors, il rappelle comme Démosthène enflait la voix, comme il allait disant que la ville était vendangée, amollie, et avait le nerf coupé par certaines personnes : il l'accuse d'avoir dit du haut de la tribune : Je reconnais que j'ai soutenu la politique de Sparte et que j'ai poussé à la défection les Thessaliens et les Perrhèbes. Démosthène avait donc pu se glorifier publiquement, vers le printemps de 330, d'avoir poussé à la révolte. Quelques efforts que fissent dans un sens opposé Eschine, Démade, Phocion, l'opinion publique dans la cité inclinait visiblement à la guerre ; on fit même la proposition de préparer la flotte et de l'envoyer secourir ceux qui feraient défection à Alexandre[45]. Ce fut alors que Démade, qui administrait à cette époque la caisse des fêtes, employa, dit-on, le moyen suprême : il déclara qu'on avait certainement sous la main les moyens nécessaires pour l'expédition projetée, qu'il avait pourvu à ce qu'il y eût dans la caisse des theorika assez d'argent pour compter une demi-mine à chaque citoyen à la prochaine fête des Choæ ; il laissait aux Athéniens le soin de décider s'ils préféraient employer à des préparatifs de guerre l'argent qui devait leur revenir. Les Athéniens se décidèrent contre les préparatifs[46] ; pourtant, ce ne fut peut-être pas tout à fait pour l'amour de la fête : Amphotéros avait reçu, au printemps de 331, un renfort de cent vaisseaux cypriotes et phéniciens, et, s'il croisait avec sa flotte entre Égine et Sounion, il pouvait empêcher la flotte athénienne de mettre à la voile.

Pendant ce temps, Agis était toujours resté devant Mégalopolis ; la ville se défendait avec la plus grande opiniâtreté. En voyant qu'on ne s'en emparait pas aussi vite qu'on s'y était attendu, le zèle de ceux qui se seraient volontiers soulevés si Agis eût marché en avant jusqu'à l'isthme et les eût protégés, a dû se refroidir. Tout à coup le bruit se répandit qu'Antipater approchait avec une armée.

Il s'était avancé vers le Sud aussitôt après avoir vaincu Memnon[47]. Par une marche rapide à travers le pays, il avait réprimé l'agitation en Thessalie, puis, continuant sa route, il avait appelé sous ses enseignes les contingents des alliés, au moins des plus fidèles, et il arrivait à l'isthme à la tête d'une importante armée. On estime à quarante mille hommes l'armée qu'il conduisait[48] ; il était assez fort pour remercier des secours qu'ils lui offraient ceux qui maintenant prétendaient avoir fait leurs préparatifs pour soutenir la cause du roi[49]. Agis, qui ne devait pas avoir plus de 20.000 fantassins et 2.000 cavaliers, abandonna le siège de Mégalopolis pour se retirer un peu en arrière vers Sparte et y attendre l'attaque sur un terrain plus favorable, où il pouvait espérer résister à la supériorité du nombre. Il s'ensuivit un combat extrêmement sanglant, dans lequel, ainsi que le rapportent les documents que nous avons, les Spartiates et leurs alliés accomplirent des prodiges de valeur, jusqu'à ce que le roi Agis, couvert de blessures et serré de toutes parts, succombât enfin sous le nombre des assaillants et trouvât la mort qu'il cherchait[50]. Antipater éprouva des pertes considérables ; mais du moins sa victoire fut complète.

Cette défaite anéantit les espérances des patriotes helléniques et déjoua la tentative faite pour restaurer l'hégémonie de Sparte. Eudamidas, le plus jeune frère et le successeur du roi qui venait de succomber sans laisser d'enfants, avait été, dès le principe, opposé à cette guerre ; il recommanda de cesser désormais toute résistance, bien que les alliés se fussent réfugiés à Sparte[51] ; on envoya des délégués à Antipater et on demanda la paix. Celui-ci exigea qu'on lui livrât comme otages cinquante jeunes garçons de Sparte ; on offrit le même nombre d'hommes au vainqueur, qui s'en contenta[52] : quant à la question de la violation de la paix, il la renvoya au synédrion de la Ligue, convoqué exprès à Corinthe[53]. Après bien des délibérations, le conseil résolut de remettre la question entre les mains d'Alexandre, et en conséquence des ambassadeurs spartiates se mirent en route pour l'Extrême-Orient. La décision du roi fut aussi clémente que possible[54] : il pardonna le passé ; seulement les Éléens et les Achéens, — qui étaient membres de la Ligue, tandis que Sparte n'en faisait pas partie — durent payer cent vingt talents à Mégalopolis, à titre de dédommagement. Il est à supposer que Sparte dut alors entrer dans la Ligue : rien ne fut changé dans la constitution de la vieille cité des Héraclides ; son territoire ne fut pas de nouveau diminué.

A Athènes, la tension des esprits dut aussi se relâcher, bien que naturellement on ne cessât pas de nourrir d'amers ressentiments. Peu de temps après la défaite d'Agis, le procès de Ctésiphon fut plaidé devant le jury. Songez en quel temps, dit Eschine aux juges, vous portez votre sentence ; dans quelques jours on célèbre les Jeux Pythiques et le synédrion des Hellènes se réunit ; dans ces conjonctures, la politique de Démosthène sera reprochée à la ville ; si vous lui accordez une couronne, ainsi que le propose Ctésiphon, vous passerez pour partager les idées de ceux qui violent la paix générale. Les Athéniens se félicitèrent comme d'un acte de courage politique du verdict qui n'accorda pas un cinquième des voix à Eschine. Par là ce dernier tomba sous le coup d'une amende de mille drachmes, mais il ne la paya pas ; il quitta Athènes et vint à Éphèse : aux Dionysies suivantes, Démosthène obtint la couronne d'or qui lui avait été destinée après la bataille de Chéronée et qui maintenant équivalait à une approbation expresse de sa politique d'alors et d'aujourd'hui.

Les démonstrations de cette nature ne changeaient plus rien à la situation générale de l'Hellade ; du reste, l'insurrection spartiate une fois vaincue, les affaires de Grèce se trouvent reléguées au second plan.

 

 

 



[1] Quinte-Curce est le seul qui donne des détails sur cette expédition ; mais il se contente de quelques exagérations pittoresques, de sorte qu'on ne voit ni la direction ni la marche de l'entreprise : il en parle avant l'incendie de Persépolis et la place sub ipsum Vergiliarum sidus (CURT., V, 6, 12). Les Pléiades se couchent le matin en novembre, le soir au commencement d'avril : elles se lèvent le matin en mai, le soir en septembre : le seul moment, qui pourrait convenir serait le coucher du soir en avril ; mais alors, l'année serait, ce semble, trop avancée, car on serait au commencement du printemps. Quinte-Curce parait avoir imaginé cette référence aux Pléiades pour donner, avec une phrase à la mode, un certain relief au paysage d'hiver qu'il veut décrire. A propos de cette expédition, Diodore (XVII, 73) dit simplement qu'après l'incendie de Persépolis, Alexandre attaqua les autres villes de la Perse et les prit, les unes par la douceur, les autres de vive force. Arrien (Ind., 40) rapporte que toutes ces tribus pillardes des montagnes, les Uxiens, Mardes, Cosséens, furent battues en hiver, saison où elles se croyaient le plus en sûreté dans leurs montagnes. Il semble que l'habitat de ces Mardes était dans les montagnes au sud de la Perse, car celles de l'ouest étaient occupées par les Uxiens, celles du nord par les Cosséens. De plus, Hamdoulla (dans OUSELY, III, p. 566) raconte que Firouzabad était une ancienne ville, détruite par Alexandre, qui s'était appelée jadis Khour (Cyropolis regio ibi maritima, PLIN., VI, 26). Strabon (XI, p. 524. XV, p. 727) remarque qu'il y avait des Mardes dans ces régions, et non pas seulement dans les monts Caspiens.

[2] CURT., IX, 10, 21. Arrien ne mentionne pas ce personnage.

[3] Les deux renseignements émanent de Quinte-Curce (V, 5, 11 : 7, 30) ; il cite le commandant de la citadelle Nicarchide, et le chef des troupes fraîches, l'Athénien Platon.

[4] Arrien (III, 19, 1) rapporte que l'intention de Darius, si Alexandre était resté à Babylone et à Suse, était de αύτοΰ προσμένειν καί αύτός έν Μηδοίς εί δή τι νεωτερισθείη τών άμφ' Άλέξανδρον.

[5] Le chemin qu'a pris Alexandre devait mener, en passant par le col d'Ourtchiny (OUSELY, III, p. 567 : climax Megale. PLIN., V, 26 [§ 114 Detl.]), du côté d'Isfahan ou Aspadana (cf. OUSELY, III, p. 5), qui paraît avoir été le chef-lieu de la satrapie de Parætacène (SPIEGEL, op. cit., II, p. 528). Le chemin qui reste à faire pour atteindre Ecbatane ou Hamadan ne doit pas s'être écarté beaucoup de la route actuelle, car on dit : δωδεκάτη ήμέρα ές Μηδίαν άφικνεΐται (ARRIAN., III, 49, 3), c'est-à-dire probablement à la frontière de la satrapie de Médie. Or, d'après OUSELY (II, p. 457), il y a de Mayn, la partie nord de la plaine de Persépolis, jusqu'à Isfahan 56 farsangs, c'est-à-dire 42 milles.

[6] Ces trésors d'Ecbatane sont mentionnés également par les auteurs orientaux (Voyez Extraits et Notices, II, p. 501). Les chiffres attribués ci-dessus à l'effectif des troupes qui accompagnent Darius sont ceux d'Arrien (III, 49, 6) : Quinte-Curce parle de 30.000 hommes d'infanterie légère, 4.000 Grecs et 3.500 cavaliers, Bactriens pour la plupart.

[7] D'après Quinte-Curce (V, 13, 1), Alexandre n'aurait pas du tout passé par Ecbatane : il aurait marché droit aux défilés de Tabæ (Sava).

[8] Ce qui jette un jour sur l'organisation de l'armée, c'est que Epocillos — avec un piquet de cavalerie, puisque les cavaliers rapatriés avaient vendu leurs chevaux — conduisit à la mer la colonne des libérés, et que Ménès, gouverneur de Syrie, Phénicie et Cilicie, reçut ordre de tenir prêtes des trirèmes devant les transporter en Eubée.

[9] La situation de Ragæ a été déterminée avec précision par les investigations consciencieuses d'OUSELY : ce voyageur a trouvé les vastes ruines qui en restent à deux bonnes heures au sud-est de Téhéran.

[10] C'est le récit de Quinte-Curce (V, 8-12). Il est seul à raconter ces événements survenus deus le camp des Perses : Arrien (III, 21, 1) se contente de dire que Nabarzane et Bessos ξυνειληφότες εΐεν Δαρεΐον.

[11] Alexandre était parti le même jour au soir de Choarène (le passage qui va du riche village d'Aradan à Padi mène au bord de la lande ou du désert) ; en marchant toute cette nuit, il était arrivé dans la matinée du lendemain à peu près à Lazgerd, à une distance de neuf milles : l'étape de la nuit suivante le conduisit à peu près à neuf milles plus loin, à Thara, localité qu'il faut chercher à moitié chemin entre Semnoun et Davletabad, dans les environs d'Akhouri.

[12] CURT., V, 13, 7.

[13] Arrien (III, 21, 5) ajoute : et parce que l'affaire avait eu lieu dans la satrapie de Bessos ; mais c'était en Parthie, dans la satrapie de Phratapherne, que tout s'était passé. Peut-être faut-il admettre que Bessos, comme probablement avant lui certains princes de Bactriane (CTESIAS ap. PHOT., 31 a 15), avait la haute main sur la partie orientale de l'empire, à titre de Karanos.

[14] Ceci arriva en juillet 330 (ARRIAN, III, 22. 2). Dans la première édition, j'avais inséré ici une note assez longue pour éclaircir le récit de cette poursuite au point de vue géographique, notamment en ce qui concerne les marches forcées faites par Alexandre au cours de cette chasse à l'homme. Les recherches continuées depuis, avec des matériaux devenus plus abondants, par C. RITTER, MÜTZELL, ZOLLING, MORDTMANN (Berichte der bair. Acad., 1869, I, p. 524) ont confirmé mon exposé dans son ensemble et l'ont rectifié dans le détail : par exemple, je me rallie à l'opinion de Mordtmann au sujet d'Hécatompylos, qu'il faut chercher du côté de Schahroud et non pas, comme je le croyais autrefois, à Damghan. On s'explique ainsi la dernière marche d'Alexandre, celle où il fit à toute vitesse 400 stades (ARRIAN, III, 21, 9) et atteignit le matin l'ennemi : il suivait la corde de l'arc parcouru par les fuyards allant de Damghan à Schahroud. Ce qu'Alexandre a fait faire à ses hommes et à ses chevaux dans ces jours-là touche à l'incroyable. Suivant Ératosthène (ap. STRABON, XI, p. 514), il y a des défilés à Hécatompylos 1960 stades (et non pas 1200, comme le porte au bas de la même page une estimation attribuée à Apollodore, ni 130 millia pass., comme le veut Pline [VI, 15]) ; et des défilés à Ragæ 500 stades. Les deux évaluations doivent avoir été faites par les bématistes d'Alexandre et comprendre par conséquent toutes les sinuosités de la route. Sur ces 60 milles, les 14 premiers environ, de Ragæ à Choarène (Aradan), ont été parcourus en deux étapes : les 46 autres peuvent avoir été réduits à 42 par le fait qu'à sa dernière étape, Alexandre prit le chemin le plus court : les cartes les plus récentes estiment la distance en ligne droite entre Aradan et Schahroud à35 milles environ, et Alexandre parait n'avoir rejoint les fuyards qu'au delà de Schahroud.

[15] C'est le récit de Plutarque (Alex., 42). Arrien (VI, 20) transporte l'aventure en Gédrosie ; Quinte-Curce (VII, 5, 10) dans le Paropamisos : Polyænos (IV, 3, 25) la raconte sans indication de lieu bien précise.

[16] ARRIAN, III, 22, 2. De son côté, Quinte-Curce (VI, 4, 24) dit qu'Amminapès fuyant devant le roi Ochos, était venu à la cour de Philippe : comme pour Artabaze, les deux choses peuvent être vraies.

[17] En qualité d'έπίσκοπος, dit Arrien (III, 22, 1), comme les deux έπίσκοποι dont il est question ailleurs (III, 5, 3).

[18] CURT., VI, 4, 23.

[19] Je ne reproduis pas ici l'exposé inséré jadis à cette place, attendu que ces marches sont maintenant éclaircies dans la mesure du possible, d'après des matériaux plus récents, par SPIEGEL, (op. cit., I, p. 64 : II, p. 53). Quinte-Curce n'est pas d'un grand secours, car ses descriptions sont plus pittoresques qu'exactes. Le chemin suivi par Cratère devait conduire, en passant par Friouz-Kouh ou Gour-i-Sefid, dans la route décrite avec précision par OUSELY, qui va par les défilés à Sari ; l'importance militaire de ces deux points rendant leur occupation indispensable. Quant à Érigyios, il est presque certain qu'il a pris la route qui se dirige à l'est par Kalpousch sur Astérabad (voyez MELGUNOFF, Das südliche Ufer des kaspischen Meeres, 1868, p. 143). Alexandre doit avoir pris entre ces deux corps la route la plus courte et la plus pénible, et s'être dirigé par la longue vallée de Sehamen-Saver sur Astérabad, qui correspond à peu près à Zadracarta (voyez MELGUNOFF, op. cit., p. 133).

[20] ARRIAN, III, 23, 4. DIODORE, XVII, 76.

[21] Quinte-Curce (VI, 5, 1) dit : cum propinquis Darii ; mais il raconte ailleurs (VI, 2, 9) que déjà, lors de l'attaque imprévue, plusieurs nobles Perses, hommes et femmes, étaient tombés entre les mains d'Alexandre : il cite à ce propos notamment la petite-fille du roi Ochos et le frère de Darius, Oxathrès. D'après le même auteur (VI, 5, 3-4), Artabaze était âgé de 95 ans et était accompagné de neuf de ses fils.

[22] La femme d'Andronicos, Laniké, était la nourrice d'Alexandre et la sœur de Clitos (ARRIAN., IV, 9, 4) : l'amiral Protéas était le fils d'Andronicos.

[23] Ces défilés, dont j'ignore le nom actuel, se trouvent entre Ardebil et deux localités situées au bord de la mer, Astara et Lenkoran. Les Cadusiens comme les Grecs appellent les Gètes (PLINE, VI, § 48), habitent les montagnes de Khilan, qui s'étendent à l'est jusqu'au fleuve Amardos (le Kizil-Ozein ou Sefid-Roud). Pour plus amples détails, voyez SPIEGEL, (op. cit., II, p. 538).

[24] C'est là que se trouve le col de Pyl-Roudbar, sur la route de Kasvin à Raescht (cf. MORIER, Voyages, II, p. 26).

[25] Timour eut les mêmes difficultés dans ces régions (CHEREFFEDDIN, VI, 21, p. 161).

[26] ARRIAN, II, 14, 3. CURT., VI, 5, II . Au cours de ces surprises, les Barbares, dit-on, firent entre autres captures celle de Bucéphale, le cheval de bataille du roi. Alexandre les menaça d'exterminer leur race jusqu'au dernier homme s'ils ne rendaient pas le cheval, et ils se hâtèrent de le lui renvoyer. L'anecdote se trouve dans Quinte-Curce, Plutarque, etc.

[27] Arrien (III, 24, 4) nomme les quatre Spartiates et l'Athénien Dropidès : d'après Quinte-Curce (III, 13, 15), ces personnages avaient été faits prisonniers bien auparavant, à Damas : il cite parmi les envoyés amenés au camp l'Athénien Démocrate (var. Dinocartes) qui, venia desperata, gladio se transfigit. Ce n'est pas, en tout cas, le Démocrate nommé dans les inscriptions triérarchiques (BÖCKH, Seeurkunden, p. 235), et on ne rencontre pas, que je sache, d'autre Athénien de ce nom à l'époque dont il s'agit.

[28] A la façon dont s'exprime Arrien (III, 24, 5), on ne voit pas très bien si Héraclide de Chalcédoine a été relâché parce que Chalcédoine, à l'exemple de Sinope, n'était pas entrée dans le κοινόν τών Έλλήνων, ou si c'est parce qu'il avait été envoyé πρό τής είρήνης τε καί συμμαχίας τής καί πρός Μακεδόνας γενομένης : la dernière hypothèse est plus vraisemblable.

[29] [DEMOSTH.,] De fœd. Alex., § 15.

[30] C'est à cette lutte en Crète que NIEBUHR (Vorles., II, p. 474) voulait rapporter un passage d'Aristote (Polit., II, 10, 7). Ce serait une indication précieuse pour déterminer la date de la rédaction de la Politique. Mais Aristote, sans aucun doute, fait allusion aux combats entre le Phocidien Phalæcos et le roi de Sparte Archidamos, combats sur lesquels Diodore (XVII, 61 sqq.) s'étend assez longuement.

[31] La date de ces événements n'est plus susceptible d'une détermination précise. Justin (XII, 2, 14 : 3, 1) parle bien de trois nouvelles qu'Alexandre aurait reçues simultanément en Parthie (par conséquent en août 330), celles de la mort du Molosse, de la défaite de Zopyrion et de la guerre d'Agis : mais cela ne prouve pas grand'chose. Ce qui a plus de poids, c'est un passage où Eschine (In Ctesiph., § 242) dit que Ctésiphon s'est fait tout dernièrement nommer ambassadeur auprès de Cléopâtre. Ce πρώην ne peut remonter bien au-delà d'août 330. Un passage de Tite-Live (VIII, 24), si suspects que soient d'ailleurs ses synchronismes gréco-romains, autorise à penser qu'il a trouvé dans les livres grecs dont il se servait, par exemple dans les tables chronologiques d'Apollodore, la mort du Molosse et la fondation d'Alexandrie placées à la même date, c'est-à-dire en 332/1 (Ol. CXII, 1), année qu'il a, il est vrai, le tort de convertir en l'an 428 de Rome.

[32] HYPERID., Pro Euxenipp., § 32.

[33] L'inscription a été transcrite et publiée dans l'Άθήναιον (1876, p. 102) et se trouve maintenant dans le C. I. ATTIC., n° 175 b. La suscription porte : 'Ρηβούλας, Σεύθου υίός, Κότυος άδελφός άγγελ[λων. Cette restitution est très problématique et ne s'accorde guère avec le bas-relief placé au-dessus. H. DROYSEN en propose une autre, non pas plus certaine mais plus satisfaisante : en supposant que Seuthès était de la famille des princes de Thrace et citoyen athénien comme son grand-père (?) Cotys et son père (?) Kersoblepte, il restitue Άγγελήθεν (c'est-à-dire du dème d'Άγγελή). Ce Seuthès père de Rhéboulas serait celui dont Quinte-Curce (X, 1, 43) dit : Seuthes Odrysas populares suos ad defectionem compulerat. Le nom de Seuthès revient plus d'une fois dans la dynastie des princes odryses. Cotys, celui qui régna de 380 à 357, était fils du roi Seuthès, dont il est question à propos des dernières années d'Alcibiade. Après la mort de Cotys, ses trois fils se partagèrent ses possessions. Kersoblepte eut probablement en partage le royaume proprement dit, dans le bassin de l'Hèbre, et en 353 Cardia subissait son influence : là son domaine confinait à celui de son frère Amadocos, qui s'étendait à l'ouest jusqu'à Maronée (DEMOSTH., In Aristocr., § 183). Bérisade ou Barisade, le troisième frère, parait avoir reçu le territoire qui va de Maronée à l'E. jusqu'à l'ancienne frontière de Macédoine en englobant les régions aurifères du Pangæon : il mourut peu de temps après (dès 357), et Kersoblepte dépouilla ses fils et Amadocos. Il est probable que ce Kétriporis et ses frères dont il a été question plus haut sont précisément les fils de ce Bérisade (DITTENBERGER, in Hermes, XIV, p. 299). Le roi Seuthès qui se révolta en 322 contre Lysimaque (DIOD., XVIII, 14), est évidemment celui de l'inscription de 330, et comme un de ses fils portait le nom de Cotys, on est amené à penser qu'ils appartenaient bien à l'ancienne dynastie odryse, que par conséquent Kersoblepte avait donné à son fils le nom de son grand-père et le nom de son père à son petit-fils : il est aussi naturel de supposer que le Sitalcès qui commandait dans l'armée d'Alexandre les 5.000 acontistes thraces appartenait à la même famille et était peut-être le fils aîné de Kersoblepte. — Dans le bas-relief qui surmonte l'inscription de 330, la phiale que tient le personnage symbolise sans doute des σπονδαί offertes par lui.

[34] D'après les tables d'IDELER, le mois Scirophorion de Ol. CXII, 2 a 29 jours et finit le 30 juin 330.

[35] DIODORE, XVII, 62.

[36] JUSTIN, XII, 1, 4 ; XII, 2, 16.

[37] CURT., X, 1, 43. Quinte-Curce, ou l'auteur grec qu'il suit, a probablement jugé à propos, pour donner un tour plus artistique à sa composition, de ne faire parvenir qu'en 325 à Alexandre cet ensemble de nouvelles. En désignant Zopyrion comme stratège de Thrace, il laisse entrevoir encore la défection de Memnon en Thrace : quant à dire que le rapport sur ces événements a été fait par Cœnos, la chose n'est pas moins absurde, car le Cœnos que nous connaissons était mort à l'époque, et il n'est fait nulle part mention d'un autre Cœnos resté en Occident ; aussi MÜTZELL a-t-il supposé que les mots a Cæno pourraient bien être une traduction à la volée de l'expression άπό κοινοΰ, qui dans l'original grec désignait le κοινόν de la Ligue hellénique.

[38] Antipater, conspecto [priore neciorum] exercitu qui audita Alexandri morte ad infestandum imperium ejus confluxerant, dissimulans, etc. (FRONTIN, Strateg., II, 11, 4). Les mots altérés doivent être rectifiés non pas en Nessiorum ou Bessorum [Bottiæorum éd. Dederich], car alors on conserve cet embarrassant priore, mais en Peloponnesiorum.

[39] Ce que dit Polyænos (IV, 4, 1), doit trouver sa place ici. On voit par Étienne de Byzance (s. v. Τετραχ.) que l'on désignait ainsi les Besses : nous ne saurions dire si le nom était réservé aux Besses tout seuls, ou s'il comprenait encore les trois autres tribus (Coralles, Mædes, Danthélètes) que Strabon (VII, p. 318) mentionne à côté d'eux, dans le passage cité par Étienne de Byzance.

[40] Borysthenitæ obpugnante Zopyrione servis liberatis... hostem sustinere potuerunt (MACROBE, Sat., I, 11, 33). Par conséquent, Zopyrion s'est avancé jusqu'à Olbia, a assiégé la ville longtemps, et n'a péri avec son armée qu'en revenant, tempestatibus procellisque subito coortis, comme le dit Quinte-Curce (X, 1, 43), ou en mer, comme le dit, Trogue-Pompée (Prol. XII) : ut Zopyrion in Ponto cum exercitu periit. C'est à cet événement que doivent faire allusion les couplets satiriques dont parle Plutarque (Alex., 50) et qui, avant la mort tragique de Clitos, ont dû contribuer à exaspérer les esprits dans l'entourage d'Alexandre. Est-ce encore là un renseignement emprunté à Clitarque, c'est ce que nous ne saurions dire.

[41] DIODORE, XVII, 62.

[42] ÆSCHINE, In Ctesiph., § 165. Dinarque (I, § 34) en dit autant.

[43] Cf. Plutarque (Alex., 49) à propos des événements de 324. Ce n'est guère qu'en 330 que les Étoliens ont pu oser commettre cet acte de destruction.

[44] Décret en l'honneur du Platéen Eudémos (C. I. ATTIC., II, n° 176). Le décret est daté de l'archontat d'Aristophane (Ol. CXII, 3), 1er Thargélion, par conséquent à peu près de mai 329.

[45] PLUTARQUE, Reip. ger. præc., 25. On ne dit pas qui a présenté la motion. Ce n'est pas Démosthène, si l'on en croit le reproche d'inaction que lui adressent Eschine (In Ctesiph., § 166) et Dinarque (I, § 34). Voir ce que dit de lui Plutarque (Demosth., 24). On se demande si c'est la menace d'une hégémonie spartiate ou un autre motif de ce genre qui l'a fait hésiter.

[46] C'est ainsi que Plutarque (Reip. ger. præc., 25) présente les choses. Cf. BÖCKH, Staatshauschaltung, I2, p. 229. II2, p. 117. On est étonné d'entendre parler des Χοαί, qui tombaient à peu près en février : est-ce que par hasard la proposition d'expédier la flotte aurait été faite en janvier 330 ? ou est-ce que Démade, en avril ou mai 330, aurait déjà songé aux fêtes de février 329 ? Il y avait d'autres raisons d'être prudent : au printemps de 331, Amphotéros avait reçu un renfort de 100 navires cypriotes et phéniciens (ARRIAN., II, 6, 5). Si ces navires étaient par exemple à Égine à ce moment, ils pouvaient bien empêcher le départ de la flotte athénienne.

[47] DIODORE, XVII, 62.

[48] C'est le chiffre donné par Diodore (XVII, 63) qui attribue aussi à l'armée d'Agis l'effectif indiqué ci-dessus (XVII, 62). Suivant Dinarque (I, § 34), Agis a avec lui 10.000 mercenaires.

[49] Cette assertion s'appuie sur le passage de Frontin (II, 11, 4) rectifié comme on l'a vu plus haut par la correction Peloponnesiorum. Cette leçon s'accorde très bien avec ce qui est dit d'Antipater : dissimulans se scire qua mente venissent, gratias his egit quod ad auxilium ferendum Alexandro adversus Lacedemonios convenissent adjecitque id se regi scripturum : cæterum ipsos, quia sibi opera eorum in præsentia non esset necessaria, abirent domos hortatus est. Suivant Quinte-Curce (VI, 1, 20), une fois la guerre terminée, les Éléens et les Achéens furent seuls punis, mais non pas les Arcadiens, car Tegeatæ veniam defectionis præter auctores impetraverant. Tegeatæ est une conjecture de ZUMPT, mise à la place de deux mots dépourvus de sens — precati geatæ — auxquels d'autres substituent precati a rege (JEEP), ou a rege autem (FOSS).

[50] La description détaillée de la bataille dans Quinte-Curce (IV, 1, 1 sqq.) est faite d'après Clitarque : on s'en aperçoit à ce que rapporte Diodore (XVII, 63) de la mort d'Agis. Les deux auteurs évaluent le nombre des morts à 5.300 du côté des Spartiates : du côté des Macédoniens, Diodore compte 3.500 morts ; Quinte-Curce (VI, 1, 16) : ex Macedonibus haud amplius mille, cæterum vix quisquam nisi saucius revertit in castra. La date de cette bataille est indiquée par le discours d'Eschine contre Ctésiphon, qui a été prononcé avant les Jeux Pythiques (sept. 330) et après la défaite d'Agis : il est à peu près certain qu'elle a été livrée après le décret rendu en l'honneur du Thrace Rhéboulas, c'est-à-dire après le mois de mai 330. Quinte-Curce (VI, 1, 21) commet une grosse erreur quand il dit : hic fuit exitus belli quod repente ortum prius tamen finitum est quam Darcum Alexander apud Arbelasuperaret. Du reste, il se contredit lui-même un peu plus loin (VII, 4, 32).

[51] PLUTARQUE, Apophth. [Eudamid., 5].

[52] PLUTARQUE, Apophth. Lacon., 51. Cf. ÆSCHINE, In Ctesiph., § 133.

[53] DIODORE, XVII, 73.

[54] Malheureusement, on ne dit pas où et quand les ambassadeurs le rencontrèrent ; d'après Quinte-Curce (VII, 4, 32), il reçut la nouvelle de la levée de boucliers des Spartiates au moment où, après avoir hiverné dans le Haut-Caucase, il venait d'arriver en Bactriane (printemps 329) : nondum enim victi erant quum proficiscerentur tumultus ejus principia nunciaturi.