HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE DEUXIÈME. — CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Les préparatifs des Perses. — Alexandre marche vers la Syrie, passe l'Euphrate et se dirige vers le Tigre. — Bataille de Gaugamèle. — Marche sur Babylone. — Occupation de Suse. — Expédition à Persépolis.

Le droit superbe de la victoire est toujours la victoire d'un droit supérieur, du droit que donne la volonté tendue plus haut, le développement plus' avancé, la force stimulante d'une nouvelle et féconde pensée. C'est par ces sortes de victoires que s'accomplit la critique de ce qui existait et était admis jusqu'alors, mais ne menait pas plus loin, de ce qui semblait fort et sûr de soi, mais au fond était malade et vermoulu. Ni la naissance, ni le droit héréditaire, ni les mœurs paisibles, ni la vertu, ni aucun autre mérite personnel ne protègent alors contre la puissance supérieure de celui auquel le destin a donné en partage la grandeur historique. Victorieux tant qu'il trouve à oser, à combattre, à renverser, il construit, mais en détruisant encore ; il produit un monde nouveau, mais en le faisant sortir des ruines et en le fondant sur les ruines de ce qu'il a renversé. Ce qu'il a vaincu et brisé lui survit dans son ouvrage.

Les documents sur l'histoire d'Alexandre ont fait ressortir avec plus ou moins de précision le contraste qui existait entre lui et Darius, entre le héros actif et le héros passif. Ils dépeignent Darius comme doux, noble, fidèle, comme un modèle de respect envers sa mère, d'amour et de tendresse envers son épouse et ses enfants, et comme l'objet du profond respect des Perses à cause de son équité, de sa bravoure chevaleresque, de ses sentiments royaux. A une époque tranquille, peut-être eût-il été un roi tel qu'on en vit rarement sur les trônes de l'Asie ; mais, emporté par le torrent des événements auquel un Cambyse ou un Ochos auraient résisté peut-être, il prêta les mains, pour se sauver, lui et son royaume, à des plans indignes et criminels, sans en retirer d'autre fruit que le remords de ne plus se sentir sans reproche vis-à-vis de celui qu'il combattait en vain. Avec le danger croissait la confusion, l'inconséquence et l'iniquité dans toutes ses actions et ses tentatives. L'avenir pour le royaume des Perses et pour sa juste cause se couvrait de nuages toujours plus sombres ; déjà la porte de l'Asie était forcée ; déjà les riches satrapies du littoral étaient la proie du vainqueur ; déjà les fondements de la puissance des Achéménides étaient ébranlés. Peut-être le Grand-Roi, avec sa nature douce, aurait-il pour son propre compte supporté facilement la perte de ce qui lui échappait et fait à la paix de plus grands sacrifices encore : mais cet homme, dont le cœur semblait plus attaché à sa femme et à ses enfants qu'au trône et à l'empire, devait sentir la grandeur de sa chute à l'intensité de la douleur qui avait prise sur son âme.

C'est là le thème que les documents dont nous parlons analysent et dépeignent avec les plus vives couleurs. Ils font ressortir que Sisygambis, mère du Grand-Roi, que ses enfants, que Statira, son épouse, la plus belle femme de l'Asie et qui lui était d'autant plus chère qu'elle portait un enfant dans son sein, étaient prisonniers d'Alexandre. Pour leur rançon, Darius offre à l'ennemi la moitié de son empire et d'immenses trésors, et l'orgueilleux ennemi exige la soumission ou un nouveau combat. A ce moment l'eunuque Tireus, serviteur des reines prisonnières, qui était parvenu à s'enfuir du camp de l'ennemi, arrive près de Darius ; il lui apporte une douloureuse nouvelle : la reine est morte dans les douleurs de l'enfantement. Darius se frappe le front ; il pousse de bruyants gémissements : Statira est morte ; la reine des Perses elle-même va être privée des honneurs de la sépulture. L'eunuque le console : le roi de Macédoine n'a pas oublié qu'elle était l'épouse d'un roi, ni pendant sa vie, ni après sa mort ; jusqu'à ce jour, il a rendu les plus grands honneurs à la mère et aux enfants du Grand-Roi ; il a fait ensevelir la royale dépouille avec la plus grande pompe et selon les rites des Perses ; il a honoré sa mémoire de ses larmes. Étonné, Darius demande si la reine est restée. pure, si elle est demeurée fidèle, si Alexandre ne l'a pas contrainte à être à lui malgré elle. L'eunuque se jette alors à ses pieds ; il le conjure de ne pas souiller la mémoire de sa noble maîtresse et de ne pas se priver lui-même de la dernière consolation qui lui reste dans son immense malheur, celle d'être vaincu par un ennemi qui semble être plus qu'un mortel ; ses serments les plus sacrés affirment que Statira est morte pure et fidèle, et que la vertu d'Alexandre est aussi grande que sa valeur. Darius lève les mains au ciel ; il implore les dieux : Puissiez-vous, leur dit-il, relever mon empire et me le conserver, pour que, vainqueur, je puisse traiter Alexandre comme il a traité les miens ; et, si je ne dois plus être le maitre de l'Asie, ne donnez la tiare du grand Cyrus à personne autre qu'à lui ![1]

Déjà le Grand-Roi avait appelé aux armes toutes les satrapies de l'empire ; le territoire tombé aux mains de l'ennemi, quelque vaste qu'il fût, était cependant peu important en comparaison du royaume entier. Tout l'Iran, l'Ariane, la Bactriane, toutes les contrées jusqu'aux sources de l'Euphrate étaient encore intactes ; c'étaient les peuples les plus vaillants et les plus fidèles de l'Asie, qui n'attendaient que les ordres dû roi pour entrer en campagne : qu'étaient l'Égypte, la Syrie, l'Asie-Mineure, en comparaison des immenses régions qui s'étendaient depuis le Taurus jusqu'à l'Indus, depuis l'Euphrate jusqu'à l'Iaxarte ? Qu'était la perte de ces peuples du littoral, d'une fidélité toujours suspecte, en comparaison des peuples dévoués des Mèdes et des Perses, en comparaison de la multitude des cavaliers des plaines de la Bactriane et des vaillantes tribus qui habitaient les montagnes caspiennes et kurdes ? Depuis le temps du premier. Darius, ces côtes qui étaient perdues aujourd'hui et les efforts auxquels elles obligeaient pour conserver l'empire de la mer n'avaient-elles pas seules été, à proprement parler, la cause qui avait appelé le danger et la ruine sur le royaume de Cyrus et qui avait impliqué les Perses, pour leur propre perte, dans les querelles sans fin des Hellènes ? Maintenant il s'agissait de sauver l'intérieur des contrées de l'Orient, de défendre le haut plateau de l'Iran qui commande l'Asie, et le Roi des rois appelait les nobles de sa race, les petits-fils des sept princes, les satrapes fidèles à la tête de leurs peuples, à combattre pour la gloire et la puissance des Perses ; il remettait son sort entre leurs mains : plus de mercenaires helléniques, plus de généraux grecs, plus de Macédoniens fugitifs pour éveiller la jalousie et la défiance des siens ; la communauté du malheur avait indissolublement uni aux fils de l'Asie les quelques milliers d'étrangers qui s'étaient enfuis d'Issos avec lui ; c'était une véritable armée asiatique qui allait arrêter l'armée de l'Europe au pied des montagnes de l'Iran.

La plaine de Babylone avait été assignée comme lieu de rendez-vous à la grande armée. Bessos, le satrape de la Bactriane, amenait des contrées les plus reculées d'Asie les Bactriens, les Sogdiens, les peuples guerriers de l'Inde qui habitaient les contrées montagneuses du Caucase indien ; les cavaliers Sakes du Turkestan, sous les ordres de Mauacès, s'étaient unis à lui, ainsi que les Dahes des steppes de la mer d'Aral. Les peuples de l'Arachosie et de la Drangiane et les montagnards indiens du Paravéti arrivaient, sous la conduite de Barsaëntès, leur satrape ; les Ariens, leurs voisins de l'ouest, étaient amenés par le satrape Satibarzane, les escadrons de cavalerie perse, hyrcanienne et tapurienne du Korassan, ce pays qui était l'épée de l'Iran, par Phratapherne et ses fils. Ensuite les Mèdes, ces anciens maîtres de l'Asie, étaient conduits par leur satrape Atropatès, qui amenait aussi les Cadusiens, les Sacaséniens et les Albaniens des vallées du Four, de l'Araxe et du lac Ourméa. Du sud, des côtes du golfe Persique, venaient les Gédrosiens et les Carmaniens, sous Ocontobate et Ariobarzane, le fils d'Artabaze ; les Perses, sous Orxinès, de la race des sept princes. Oxathrès, fils du satrape de Susiane Aboulitès, conduisait les Susiens et les Uxiens. Les contingents de Babylone se réunissaient sous les ordres de Boupalès ; ceux d'Arménie arrivaient sous la conduite d'Orontès et de Mithraustès ; ceux de Syrie, en deçà et au delà du fleuve, étaient conduits par Mazæos ; il vint même du pays de Cappadoce, dont l'armée macédonienne n'avait touché dans son expédition que la partie occidentale, des cavaliers sous les ordres de leur dynaste Ariarathe[2].

Ainsi, pendant le printemps de 331, l'armée du roi des Perses se réunissait à Babylone ; elle comptait quarante mille chevaux et des centaines de mille hommes, plus deux cents chariots armés de faux et quinze éléphants qui avaient été amenés de l'Inde. Le roi, dit-on, contre l'ancienne coutume, s'occupa lui-même de l'armement de ses troupes, et spécialement de la cavalerie[3]. Il s'agissait avant tout de concevoir un plan qui permit à l'armée perse d'opérer avec tout le poids de ses masses et l'élan de son innombrable cavalerie.

Deux fleuves, l'Euphrate et le Tigre, traversent en diagonale la contrée qui se déroule au pied du rempart formé par la chaine Iranienne, et ils croisent les routes qui conduisent des côtes de la Méditerranée à l'Asie supérieure. C'était une pensée toute naturelle que d'aller à la rencontre de l'ennemi au passage des fleuves ; il était sage de placer le gros des forces du Grand-Roi en arrière du Tigre, car d'abord, il est plus difficile à traverser, et ensuite une bataille perdue sur l'Euphrate aurait rejeté les troupes vers l'Arménie et livré à l'ennemi Babylone ainsi que les grandes routes de Perse et de Médie. Au contraire, une position prise derrière le Tigre couvrait Babylone ; une victoire permettait de poursuivre l'ennemi à outrance à travers les vastes plaines désertes de la Mésopotamie, tandis qu'une défaite laissait ouverte la retraite vers les satrapies de l'Orient. Darius se contenta d'envoyer en avant sur l'Euphrate quelques milliers d'hommes sous les ordres de Mazæos, pour surveiller le passage du fleuve : quant à lui, il partit de Babylone et se rendit dans le voisinage d'Arbèles, ville importante sur la grande route qui conduit, de l'autre côté du Lycos, dans la grande plaine de Ninive. Cette plaine s'étend à l'ouest jusqu'à la rive gauche du fleuve impétueux du Tigre, et au nord jusqu'aux premiers contreforts du mont Zagros.

Dans cette position, Darius pouvait se porter sur le bord du fleuve, dès qu'Alexandre se présenterait, et lui en rendre le passage impossible.

Tandis que le roi Darius, avec toutes les forces militaires qu'il avait pu réunir, se tenait sur le seuil de la moitié orientale de son empire, prêt à la disputer à son adversaire, le dernier reste de la puissance des Perses succombait dans l'extrême Occident.

Que n'aurait pas pu faire la flotte perse dans la mer Hellénique, si elle eût agi en temps opportun et d'une manière convenable, si elle eût soutenu de toutes ses forces le mouvement auquel le roi Agis avait donné le branle dans le Péloponnèse ! Mais toujours hésitante, sans plan arrêté, sans résolution, elle avait laissé passer, durant l'été de 333, le moment décisif où il fallait prendre l'offensive : et pourtant, affaiblie comme elle l'était par l'envoi des vaisseaux qui avaient conduit les mercenaires grecs à Tripolis, elle s'obstinait, même après la bataille d'Issos et lorsque déjà les côtes phéniciennes étaient menacées par l'ennemi, à rester dans ces stations occidentales qui n'avaient de raison d'être que pour l'offensive, au lieu de faire voile pour la Phénicie, afin de soutenir la résistance de Tyr et de maintenir la cohésion dans les contingents incertains de la flotte. Au printemps de 332, les vaisseaux phéniciens et cypriotes s'en retournèrent chez eux, mais Pharnabaze et Autophradate restèrent dans la mer Égée avec lu reste de la flotte, alors tellement réduite qu'ils ne pouvaient plus qu'à grand peine, et seulement avec le secours des tyrans qu'ils avaient favorisés ou installés, conserver la possession de Ténédos, de Lesbos, de Chios et de Cos[4]. Dépourvus de toute influence en Grèce, par la prudence et la ferme attitude d'Antipater, ils n'étaient plus en rapports directs qu'avec Agis ; mais le mouvement que celui-ci avait espéré provoquer dans le Péloponnèse de concert avec eux avait été pour ainsi dire enrayé par la dispersion successive des forces navales, et Agis n'avait pu que faire occuper la Crète par son frère. Pendant ce temps, la flotte macédonienne prenait le dessus d'une façon si marquée dans les eaux de la Grèce, sous les ordres des navarques Hégélochos et Amphotéros, pendant l'année 332, que bientôt les habitants de Ténédos, qui n'avaient échangé l'alliance d'Alexandre contre le joug des Perses que par contrainte, ouvrirent leur port aux Macédoniens et proclamèrent de nouveau l'ancienne alliance. Leur exemple fut suivi par les habitants de Chios, qui, dès que la flotte macédonienne parut dans leur rade, se soulevèrent contre les tyrans et contre la garnison perse et ouvrirent leurs portes. L'amiral perse, Pharnabaze, qui se trouvait alors dans le port de Chios avec quinze trirèmes, tomba entre les mains des Macédoniens en même temps que les tyrans de l'île ; et comme Aristonicos, tyran de Méthymne dans l'Île de Lesbos, parut pendant la nuit avec quelques bâtiments de course devant le port, qu'il croyait encore aux mains des Perses, et demanda à entrer, la garde macédonienne du port le laissa pénétrer, puis massacra l'équipage et conduisit le tyran prisonnier dans la forteresse. Les Perses et leur parti perdaient chaque jour de leur crédit ; déjà Rhodes avait envoyé dix trirèmes à la flotte macédonienne devant Tyr ; maintenant c'étaient les habitants de Cos qui abandonnaient aussi la cause des Perses ; tandis qu'Amphotéros, avec soixante vaisseaux, faisait voile pour Cos, Hégélochos se tourna vers Lesbos avec le reste de la flotte. Charès, après avoir échoué l'année précédente dans sa tentative sur Méthymne, avait débarqué dans l'île avec deux mille mercenaires, s'était emparé de Mitylène et avait commencé à y prendre des allures de seigneur au nom de Darius. Le vieux guerrier athénien n'avait pas l'intention d'engager une résistance qui pouvait avoir de graves conséquences : il capitula, sous condition qu'on le laisserait se retirer librement, et se réfugia avec ses hommes dans l'île attique d'Imbros, d'où il gagna le Ténare, le grand marché aux mercenaires[5]. La reddition de Mytilène donna aux autres villes le courage de recouvrer aussi leur liberté ; elles restaurèrent leur constitution démocratique. Hégélochos fit alors voile au sud vers Cos, qui déjà se trouvait entre les mains d'Amphotéros. Seule, la Crète était encore occupée par les Lacédémoniens ; Amphotéros entreprit de la soumettre et s'y rendit avec une partie de la flotte[6], tandis que Hégélochos, avec l'autre partie, se dirigeait vers l'Égypte pour annoncer lui-même au roi l'issue de la lutte contre les forces navales des Perses, et en même temps pour lui remettre tous les prisonniers, à l'exception de Pharnabaze, qui avait trouvé dans l'île de Cos l'occasion de s'évader. Alexandre donna l'ordre de renvoyer les tyrans aux communes qu'ils avaient asservies, pour y être jugés ; quand à ceux qui avaient livré par trahison l'île de Chios à Memnon, ils furent envoyés en exil sous une' forte escorte dans l'île Éléphantine, située sur le Nil, le point le plus reculé des frontières du royaume du côté du sud[7].

Ainsi fut anéanti, à la fin de l'année 332, le dernier reste d'une flotte perse qui aurait pu mettre en péril les derrières de l'armée macédonienne et empêcher ses mouvements. La ligne de places fortes qui s'étendait depuis le Bosphore de Thrace, le long des côtes de l'Asie-Mineure et de la Syrie jusqu'à la nouvelle ville d'Alexandrie, servait à assurer la parfaite tranquillité des pays soumis, et offrait en même temps une large base aux opérations ultérieures du côté de l'Orient. La nouvelle campagne allait se faire au milieu d'un monde nouveau et étranger, parmi des peuples ignorants des mœurs helléniques et pour lesquels la liberté des rapports qui unissaient les Macédoniens à leurs princes était quelque chose d'inintelligible, car, pour eux, le roi était un être d'une nature supérieure. Comment Alexandre aurait-il pu ne pas comprendre que les peuples qu'il voulait grouper en un empire unique ne pouvaient trouver et reconnaître leur unité qu'en lui seul ? Le bouclier sacré d'Ilion le désignait comme le héros hellénique ; les peuples de l'Asie-Mineure reconnaissaient dans celui qui avait défait le nœud gordien le vainqueur prédestiné de l'Asie ; par le sacrifice qu'il avait offert à Héraclès dans le temple de Tyr et par la solennité qu'il avait célébrée dans le temple de Phtha à Memphis, l'étranger victorieux s'était réconcilié avec les peuples vaincus et leurs rites les plus sacrés ; il fallait maintenant qu'il emportât avec lui dans l'intérieur de l'Orient une consécration plus mystérieuse, une révélation plus solennelle, à laquelle les peuples le reconnaîtraient pour le Roi des rois, l'homme choisi pour être le maître du monde depuis le levant jusqu'au couchant.

Dans le vaste désert de Libye, à l'entrée duquel se dressent la statue colossale et rongée par le temps du sphinx vigilant et les pyramides à moitié ensablées des Pharaons, dans cette silencieuse et morne solitude qui, à partir de la lisière de la vallée du Nil, s'étend à perte de vue du côté de l'Occident, et sur le sable mouvant de laquelle le vent brûlant du Midi fait disparaître les traces du chameau fatigué, apparaît un Hot verdoyant qui semble sortir du sein des ondes : de hauts palmiers l'ombragent ; des sources, des ruisseaux et la rosée du ciel viennent le rafraîchir ; c'est le dernier asile de la vie au milieu d'une nature qui agonise tout à l'entour, c'est le dernier lieu de repos pour le voyageur dans le désert. Sous les palmiers de l'oasis s'élève le temple du dieu mystérieux qui jadis, dit la légende, arriva sur une barque sacrée du pays d'Éthiopie dans la Thèbes aux cent portes, et qui de Thèbes s'avança dans le désert pour se reposer dans l'oasis et se manifester, sous une forme mystérieuse, à son fils qui le cherchait. Autour du temple de ce dieu, loin du monde, dans une solitude sacrée où l'on se sentait près de Zeus Ammon, le dieu de la vie, habitait une pieuse race de prêtres : ils étaient ses serviteurs nés et les dispensateurs de ses oracles, ces oracles que les peuples, au près et au loin, envoyaient consulter par des messagers sacrés chargés de présents. Le roi de Macédoine résolut de se rendre au temple du désert pour poser de grandes questions au grand dieu.

Que voulait-il donc demander ? Ses Macédoniens se racontaient de singulières histoires du temps passé ; ces histoires, auxquelles bien peu ajoutaient foi alors, dont la plupart se moquaient, mais qui étaient connues de tous, avaient été comme ressuscitées par cette expédition ; on se rappelait les orgies nocturnes qu'Olympias célébrait dans les montagnes de son pays ; on parlait de son art magique qui l'avait fait répudier par le roi Philippe[8] : un jour qu'il l'avait épiée, disait-on, dans la chambre où elle reposait, il avait vu un dragon dans son sein, et des hommes de confiance qu'il avait envoyés à Delphes lui avaient rapporté cette réponse du dieu : qu'il devait sacrifier à Zeus Ammon et l'honorer par-dessus tous les dieux. On se rappelait qu'Héraclès aussi était né d'une mère mortelle, et l'on prétendait savoir qu'Olympias, tandis que son fils se dirigeait vers l'Hellespont[9], lui avait confié le secret de sa naissance. D'autres pensaient que le roi voulait demander conseil au dieu pour sa prochaine expédition, comme Héraclès lui-même l'avait fait quand il partit pour combattre le géant Antée, et Persée avant d'entreprendre son expédition contre les Gorgones. Tous deux étaient ancêtres du roi, et il aimait à suivre leur exemple. Ce qu'il voulait au fond, personne ne le savait ; un petit nombre de troupes seulement devaient le suivre.

La colonne partit d'Alexandrie en se dirigeant le long des côtes vers Pare torsion, première localité appartenant aux Cyrénéens. Ceux-ci envoyèrent des ambassadeurs et des présents, consistant en trois cents chevaux de guerre et en cinq quadriges, et demandèrent de faire alliance avec le roi, ce qui leur fut accordé[10]. De là, le chemin se dirigeait vers le sud à travers un désert de sable sur le monotone horizon duquel ne s'élève aucun arbre, aucune colline. Tout le long du jour, un air brûlant où voltigeait une poussière douce et fine, un sable si mouvant que chaque pas était incertain ; nulle part un peu de gazon pour se reposer ; pas une fontaine, pas une source qui permit d'apaiser la soif brillante... Des nuages chargés de pluie apportèrent bientôt le soulagement à plusieurs reprises, et ce bienfait de la saison passa pour un merveilleux présent du dieu dans le désert. On continua à marcher en avant ; aucune trace ne marquait la route, et les petites dunes dont chaque coup de vent, dans cet océan de sable, changeait la place et la forme, ne faisaient qu'augmenter l'embarras des guides, qui ne savaient plus trouver la direction de l'oasis. En ce moment une couple de corbeaux[11] parurent à la tête de la colonne comme des messagers du dieu, et Alexandre, plein de confiance dans le dieu, donna l'ordre de les suivre. Ils volaient en avant avec de grands croassements, se reposaient avec la colonne et reprenaient leur vol lorsqu'elle se remettait en marche. Enfin se montrèrent les cimes des palmiers, et la belle oasis d'Ammon reçut la colonne du roi.

Alexandre fut surpris de la beauté de ce lieu sacré qui, riche en olives, en dattes, en sel cristallisé, en sources salubres, semblait destiné par la nature au service du dieu vénéré et à la vie paisible de ses prêtres. Lorsque le roi demanda à consulter l'oracle, le plus âgé d'entre les prêtres le salua, dit-on, dans le vestibule du temple, puis, ordonnant à tous ceux qui l'accompagnaient d'attendre en ce lieu, il conduisit le roi dans la cella du dieu. Un moment après, Alexandre reparut : son visage était radieux, et il assura que la réponse avait été tout à fait conforme à ses désirs. Il paraît qu'il renouvela cette assurance à sa mère, en lui écrivant que, s'il la revoyait à son retour, il lui ferait part des oracles secrets qu'il avait reçus[12]. Il fit alors les plus riches présents au temple et aux hospitaliers habitants de l'oasis ; puis il retourna à Memphis en Égypte[13].

Alexandre avait tu la réponse du dieu, et la curiosité ou l'intérêt de ses Macédoniens n'en étaient que plus vifs. Ceux qui l'avaient accompagné dans l'Ammonion rapportaient des choses merveilleuses sur cette journée ; le premier salut du grand prêtre, que tous avaient entendu, avait été celui-ci : Salut, ô mon fils ! Et le roi avait répondu : Ô mon père, qu'il en soit ainsi : je veux être ton fils ; donne-moi l'empire du monde ! D'autres se moquaient de ces contes : le prêtre avait voulu parler en grec et adresser la parole au roi en se servant de la formule : Παιδίον, mais il avait fait une faute de langue, et au lieu de παιδίον, il avait dit : Παιδίος, ce qu'on pouvait réellement prendre pour Fils de Zeus (παΐ Διός). Finalement, ce qui passa pour la vérité vraie sur ce point, c'est qu'Alexandre avait demandé au dieu si tous ceux qui avaient coopéré à la mort de son père avaient été punis ; il lui avait été répondu qu'il pouvait mieux peser ses mots ; que jamais un mortel ne blesserait celui qui l'avait engendré, mais que tous ceux qui avaient concouru au meurtre de Philippe roi de Macédoine étaient punis. On ajoutait qu'Alexandre avait demandé en second lieu s'il vaincrait ses ennemis : le dieu avait répondu que l'empire du monde lui était destiné et qu'il remporterait des victoires jusqu'à ce qu'il retournât chez les dieux[14]. Ces récits et autres semblables, qu'Alexandre n'affirmait ni ne démentait, servaient à répandre autour de sa personne quelque chose de mystérieux, qui prêtait du charme et de la certitude à la foi que les peuples avaient en lui et en sa mission, et qui, aux yeux des Hellènes éclairés, ne devait paraître ni plus singulier que le mot d'Héraclite disant que les dieux étaient des hommes immortels et les hommes des dieux mortels, ni plus étrange que le culte héroïque rendu par les colonies anciennes et nouvelles à leurs fondateurs, ou que les autels et les fêtes dédiés deux générations auparavant au Spartiate Lysandre.

On est tenté de poser ici une autre question, la seule qui mène au fond des choses : quelle idée Alexandre se formait-il du but de cette expédition dans l'Ammonion et des incidents mystérieux qui s'étaient passés dans le temple ? A-t-il voulu tromper le monde ? a-t-il cru lui-même ce qu'il voulait faire croire aux autres ? a-t-il eu, lui qui avait l'esprit si net et si libre, qui était si sûr de ce qu'il voulait et de ce qu'il pouvait, a-t-il eu des moments d'incertitude intérieure dans lesquels son esprit cherchait un point d'appui, un repos dans le surnaturel ? On voit qu'il s'agit ici des dispositions religieuses et morales dans lesquelles se trouvait le vouloir et le faire de ce caractère passionné ; il s'agit de l'essence la plus intime de sa personnalité, on pourrait dire de sa conscience. Il n'est possible de le comprendre tout entier qu'en se plaçant à ce point central de son être, par rapport auquel tout ce qu'il fait, ce qu'il produit, n'est quo la périphérie, que des parties de périphérie dont la tradition nous a conservé seulement quelques fragments. Le poète ale droit d'approprier les caractères de ses personnages à l'action qu'il représente, de telle sorte que ces caractères expliquent eux-mêmes ce qu'ils font ou ce qu'ils souffrent. La recherche historique obéit à d'autres lois ; elle aussi cherche à donner une image aussi claire, aussi bien établie que possible des figures dont elle doit suivre pas à pas le rôle historique ; elle observe, autant que ses documents le lui permettent, leurs actions, leurs aptitudes, leurs tendances ; mais elle ne pénètre pas jusqu'au lieu où toutes ces choses ont leur source, leur impulsion, leur norme. Elle n'a aucune méthode et aucune compétence pour trouver le secret enfoui au fond des âmes, pour fixer et juger par ce moyen la valeur morale, c'est-à-dire, toute la valeur de la personne. Pour toutes les lacunes qui lui restent de ce côté, c'est assez qu'elle ait une sorte de compensation ; en envisageant les personnalités dans un autre ordre d'idées que celui où réside leur valeur morale, dans leur rapport avec les grands développements historiques, dans leur participation à des œuvres ou créations durables, dans leur force ou dans leur faiblesse, leurs plans et leurs arrangements, leur aptitude et leur énergie à rendre possible ce qu'ils ont projeté, elle les classe d'après leur rôle, elle exerce la justice qui est de son ressort et elle donne du passé une intelligence non pas plus profonde, mais plus large et plus libre que la méthode purement psychologique.

Nous pouvons du moins toucher ici un point où semblent venir se Croiser plusieurs lignes importantes.

Depuis cette sentence remarquable d'Héraclite, depuis l'expression d'Eschyle : une seule forme sous beaucoup de noms, les poètes et les penseurs du monde hellénique n'ont pas cessé de chercher un sens caché sous les nombreux types divins et sous les mythes qui constituaient la religion de leur pays, afin de trouver dans ce sens caché la justification de leur foi. On sait jusqu'à quel point Aristote a creusé ces questions. Alexandre n'a pas dû lire seulement son dialogue populaire dans lequel il montre comment un regard jeté sur la magnificence du monde et l'éternel mouvement des astres donnerait, à celui qui les verrait pour la première fois, la persuasion qu'il y a véritablement des dieux et que ces prodiges si merveilleux sont leur création et leur ouvrage. Les leçons du grand penseur peuvent aussi lui avoir donné la conviction que l'homme des premiers âges a regardé le ciel et les astres qui y tournent dans des sphères éternelles comme des divinités, dont il a personnifié l'action et l'influence sous une figure mythique, puis que, pour la persuasion des masses, ainsi que pour les lois et les usages, ces mythes furent conservés et ornés de particularités merveilleuses, mais que la véritable divinité, le Moteur immobile qui existe sans autre cause que lui-même, est sans matière, sans parties, sans pluralité, forme pure, pur esprit, se pensant soi-même, donnant le mouvement sans agir et sans former, et vers lequel tout se meut poussé par le désir, comme vers le Bien éternel, la fin suprême.

Maintenant, que dut-il arriver si Alexandre rencontra dans l'Ammonion un enseignement divin, une symbolique qui, s'enfonçant dans des spéculations analogues, avait réussi à combiner dans un système grandiose et complet tout à la fois la certitude d'une autre vie, où l'homme est jugé et transfiguré, avec les devoirs et l'ordre de la vie d'ici-bas, qui en est la préparation : c'est-à-dire l'essence du sacerdoce et celle de la royauté ? Déjà les monuments des temps des vieux Pharaons parlent du Dieu qui s'est fait dieu lui-même, qui existe par lui-même, seul géniteur non engendré dans le ciel et sur la terre, seigneur des êtres qui existent et qui n'existent pas. Et une inscription remarquable du temps de Darius II et composée en son honneur[15] témoigne que ces idées avaient gardé toute leur vitalité et peut-être même avaient été poussées plus loin ; Ammon-Ra est là le dieu qui s'est engendré lui-même, qui se manifeste en tout ce qui est, qui était dès le commencement et qui est le fonds permanent de tout ce qui existe : les autres dieux sont comme des attributs pour lui, des modes d'action de son être : Les dieux sont dans tes mains et les hommes à tes pieds ; tu es le ciel, tu es l'immortalité ; les hommes te louent comme celui qui ne se lasse point de prendre soin d'eux, et, c'est à toi que leurs œuvres sont dédiées. Puis vient la prière pour le roi : Rends heureux ton fils, celui qui est assis sur ton trône ; rends-le semblable à toi ; fais qu'il tienne ta place en commandant comme roi, et de même que ta présence répand la bénédiction lorsque tu te lèves comme Ra, ainsi agit selon ton désir ton fils Darius : puisse-t-il vivre éternellement ; que la crainte, que le respect de sa personne, que la splendeur de sa gloire soient dans le cœur de tous les hommes de tout pays, comme ta crainte et ton respect demeure dans le cœur des dieux et des hommes.

Si les prêtres de l'Ammonion ont salué Alexandre comme fils d'Ammon-Ra, comme Zeus-Hélios, ils l'ont fait dans toute la sincérité de leur conviction religieuse et de la symbolique profonde dans laquelle ils condensaient leur théologie. On rapporte qu'Alexandre écouta attentivement les explications du prêtre Psammon, le philosophe, et spécialement celle-ci : que tout homme est dirigé par un dieu, car dans chacun le principe dominant et fort est divin. Alexandre lui aurait répondu que Dieu était en effet le père commun de tous les hommes, mais qu'il choisissait les meilleurs pour être ses enfants de prédilection.

Reprenons maintenant la suite des événements historiques, dont une nouvelle et importante série devait commencer avec le printemps de 331.

De retour à Memphis, Alexandre trouva de nombreuses ambassades venues des pays helléniques ; aucune ne retourna dans sa patrie sans avoir reçu une audience favorable et sans que ses vœux eussent été remplis dans la mesure du possible. Avec ces ambassades, de nouvelles troupes étaient aussi arrivées, notamment quatre cents mercenaires helléniques sous la conduite de Ménidas, cinq cents cavaliers thraces sous celle d'Asclépiodore, et, parait-il, quelques milliers de fantassins[16] ; tous ces hommes furent aussitôt incorporés dans l'armée qui déjà se préparait à se mettre en marche. Alors Alexandre régla l'administration du territoire égyptien avec une attention toute particulière, prenant soin spécialement de diviser les charges administratives, afin d'éviter la concentration d'un pouvoir trop grand dans une seule main, ce qui n'aurait pas été sans danger à cause de l'importance militaire de cette grande satrapie et des nombreux éléments de puissance qui s'y trouvaient. Peucestas, fils de Macartatos, et Balacros, fils d'Amyntas, obtinrent la stratégie du pays et le commandement des troupes qui devaient y rester, y compris les garnisons de Péluse et de Memphis, en tout environ quatre mille hommes ; le navarque Polémon eut le commandement de la flotte, composée de trente trirèmes ; les Grecs établis ou émigrés en Égypte furent placés sous une juridiction spéciale ; les districts ou nomes égyptiens gardèrent leurs anciens nomarques, avec obligation de leur payer les redevances selon la taxe ancienne. L'intendance de tous les cercles purement égyptiens fut confiée d'abord à deux, puis à un seul Égyptien, et celle des districts de la Libye fut remise à un Grec. L'administrateur des districts d'Arabie, un Grec de Naucratis en Égypte, qui connaissait la langue et les mœurs du pays, fut en même temps chargé de percevoir les tributs recueillis par les nomarques de tous les districts, et de plus on lui confia spécialement le soin de surveiller la construction de la ville d'Alexandrie[17].

Après ces dispositions, après une série de promotions dans l'armée, après de nouvelles fêtes données à Memphis et un sacrifice solennel qui fut offert à Zeus Roi, Alexandre se mit en marche vers la Phénicie, au printemps[18] de 331 ; la flotte arriva en même temps que lui dans le port de Tyr. Le peu de temps que le roi resta dans cette ville fut consacré à de grandes et magnifiques solennités d'après l'usage hellénique ; outre les sacrifices qui furent offerts dans le temple d'Héraclès, l'armée célébra des joutes de toutes sortes ; les plus habiles acteurs des villes helléniques avaient été appelés pour relever la pompe de ces journées, et les rois de Cypre, qui organisèrent et ornèrent les chœurs à la mode grecque, rivalisèrent entre eux de magnificence et de goût[19]. Alors la Paralia[20] athénienne, le navire à quatre rangs de rames. qu'on n'envoyait jamais que pour des solennités sacrées ou dans des occasions d'une importance particulière, entra dans le port de la ville ; les envoyés qu'elle amenait venaient féliciter le roi et l'assurer de l'inviolable fidélité de leur patrie ; Alexandre répondit à cette attention en rendant la liberté aux prisonniers athéniens qu'il avait faits sur le Granique.

Il s'agissait de prendre des dispositions en vue d'une absence prolongée loin des contrées' occidentales. La tranquillité régnait dans toute la Grèce, sauf à Sparte et en Crète ; seulement, par suite des entreprises des Perses, de nombreux pirates troublaient la sécurité de la mer. Amphotéros reçut l'ordre de presser l'expulsion de toutes les garnisons perses et spartiates hors de la Crète, puis de donner la chasse aux pirates et de prêter aide et protection aux Péloponnésiens que Sparte pourrait opprimer ; enfin les Cypriotes et les Phéniciens reçurent avis d'avoir à lui envoyer cent vaisseaux sur les côtes du Péloponnèse. En même temps quelques changements furent apportés dans l'administration des contrées soumises ; on envoya en Lydie, à la place du satrape Asandros, qui allait en Grèce lever des soldats, le Magnésien Ménandre, qui faisait partie des hétœres et fut remplacé par Cléarchos au commandement des troupes étrangères ; la satrapie de Syrie avait été donnée à Ménon[21], mais comme celui-ci n'avait pas pourvu avec le soin convenable aux besoins de l'armée qui traversait son territoire, Asclépiodore, qui venait d'arriver, reçut cette satrapie, avec le commandement immédiat sur la contrée du Jourdain et le soin de châtier les Samaritains qui avaient massacré Andromachos, jusqu'alors commandant de cette contrée[22]. Enfin l'administration financière fut réglée de telle sorte que la caisse générale, qui avait été jusqu'à ce jour réunie avec la caisse militaire, en fut désormais séparée, et, ainsi qu'on l'avait déjà fait en Égypte, on institua pour la Syrie et pour l'Asie-Mineure jusqu'au Taurus deux caisses centrales, une par région. Cette caisse fut confiée à Philoxénos pour les satrapies à l'ouest du Taurus, et à Cœranos pour les pays syriens, en y comprenant les villes phéniciennes, tandis que la caisse militaire fut remise à Harpale, qui avait exprimé son repentir et auquel le roi, à cause de sa vieille amitié ou par politique, avait pardonné ce qu'il avait fait.

Enfin, l'armée partit de Tyr et se dirigea vers l'Euphrate par la grande route qui descend le cours de l'Oronte ; il est possible qu'elle ait reçu pendant sa marche des renforts venant des garnisons de l'Asie-Mineure. Forte d'environ 40.000 fantassins et 7.000 cavaliers, elle atteignit Thapsaque au commencement d'août[23] C'était sur ce point qu'on passait ordinairement l'Euphrate. Un détachement de Macédoniens avait été envoyé en avant pour jeter deux ponts sur le fleuve ; mais ces ponts n'étaient pas encore achevés, car jusqu'à ce moment le Perse Mazæos, envoyé avec environ dix mille hommes pour défendre le passage du fleuve[24], avait occupé l'autre rive, de telle sorte qu'il eût été trop périlleux, pour l'avant-garde macédonienne de beaucoup moins nombreuse, de prolonger les ponts jusqu'à la rive opposée. A l'approche de la grande armée, Mazæos se retira à la hâte, car ses forces étaient trop peu considérables pour se maintenir à leur poste en face des troupes plus nombreuses d'Alexandre ; eût-il même sacrifié ses soldats, il n'aurait apporté tout au plus qu'un faible retard à la marche de l'ennemi, sans avantage appréciable pour le Grand-Roi, dont les préparatifs étaient complètement terminés.

Alexandre fit aussitôt achever la construction des deux ponts et passer son armée sur la rive orientale de l'Euphrate. Bien qu'il supposât que l'armée des Perses se tenait prête à combattre et à défendre la capitale dans la plaine de Babylone où elle s'était rassemblée, il ne devait pas prendre le chemin qui côtoie le fleuve, ainsi que l'avaient fait soixante ans auparavant les Dix-Mille. Pendant les chaleurs de l'été, les déserts que traverse cette route eussent été doublement fatigants, et l'entretien d'une armée aussi importante eût rencontré les plus grandes difficultés. Alexandre choisit donc la grande route du nord, qui se dirige au nord-est par Nisibe à travers la contrée plus fraîche, accidentée et couverte de prairies que les Macédoniens appelèrent plus tard Mygdonie, passe le Tigre et descend en suivant la rive gauche du fleuve dans la plaine de Babylone.

Un jour, on amena devant le roi quelques cavaliers ennemis, qu'on avait surpris errant dans les environs et qu'on avait faits prisonniers ; ils annoncèrent que Darius avait déjà quitté Babylone et qu'il se tenait sur la rive gauche du Tigre, déterminé à employer toutes ses forces pour empêcher son adversaire de passer le fleuve ; que ses troupes étaient beaucoup plus nombreuses que celles qu'il avait aux défilés d'Issos, et qu'eux-mêmes avaient été envoyés en éclaireurs, afin que l'armée perse pût se présenter en temps opportun et an lieu convenable le long du Tigre en face des Macédoniens.

Alexandre ne pouvait se hasarder à traverser sous les flèches ennemies un fleuve aussi large et aussi rapide qu'est le Tigre ; il devait s'attendre à voir Darius occuper les environs de Ninive, où la route ordinaire franchit cette grande artère. Le tout était de se trouver aussi promptement que possible sur la même rive du fleuve que l'ennemi, et il s'agissait d'effectuer le passage sans être aperçu. Alexandre changea son itinéraire aussitôt, et, tandis que Darius l'attendait dans la vaste plaine où se trouvent les ruines de Ninive, il se porta à marches forcées au nord-est, sur Bedzabde[25]. Il n'y avait pas d'ennemis dans les environs ; les troupes commencèrent à passer à la nage le fleuve, dont le courant est extrêmement rapide, et parvinrent sur la rive orientale au prix des plus grands efforts, mais sans pertes considérables. Alexandre accorda un jour de repos à ses troupes épuisées, et elles établirent leur camp le long de la rive montueuse du fleuve.

Ceci se passait le 20 septembre[26]. Le soir arriva ; les premières sentinelles de nuit se rendirent à leur poste le long du fleuve et sur les montagnes ; la lune éclairait les environs, qui ressemblaient à bien des contrées montagneuses de la Macédoine ; soudain la lumière de la pleine lune commença à s'obscurcir, et bientôt le disque de l'astre brillant fut complètement caché dans les ténèbres. Il semblait que ce fût un grand présage envoyé par les dieux ; les soldats inquiets sortaient de leurs tentes ; beaucoup craignaient que les dieux ne fussent irrités ; d'autres rappelaient que, lorsque Xerxès avait marché contre la Grèce, ses mages avaient expliqué l'éclipse de soleil qu'il avait vue à Sardes en disant que le soleil était l'astre des Grecs et la lune celui des Perses ; maintenant les dieux voilaient l'astre des Perses, en signe de leur ruine prochaine. Le devin Anistandros expliqua au roi lui-même qu'il remporterait la victoire, pourvu qu'il livrât bataille dans ce même mois. Alors Alexandre sacrifia à la Lune, au Soleil, à la Terre, et les présages des sacrifices promirent également la victoire. A la pointe du jour, l'armée se mit en marche pour aller à la rencontre de l'armée des Perses.

L'armée macédonienne se dirigea vers le sud sans rencontrer aucune trace d'ennemi ; elle avait à sa gauche les premières hauteurs des montagnes des Gordyéens, à sa droite le Tigre rapide. Enfin, le 24 septembre, l'avant-garde annonça qu'on apercevait dans la plaine des cavaliers ennemis, sans qu'on pût en reconnaître le nombre. L'armée fut promptement mise en ordre et s'avança prête au combat. Bientôt arriva une autre nouvelle ; on pouvait estimer le nombre des ennemis à environ mille chevaux. Alexandre donna l'ordre à l'escadron royal, à un autre escadron des hétœres et aux Péoniens qui faisaient partie de la cavalerie légère ou corps des éclaireurs, de monter à cheval, et se porta vivement avec eux à la rencontre de l'ennemi, en ordonnant au reste de l'armée de marcher lentement derrière lui. Aussitôt que les Perses le virent s'avancer, ils se sauvèrent à bride abattue ; Alexandre les poursuivit : la plupart échappèrent ; un certain nombre tombèrent ; ils furent mis en pièces et quelques-uns faits prisonniers[27]. Amenés devant 'Alexandre, ils déclarèrent que Darius se trouvait à une petite distance au sud, près de Gaugamèle, sur le fleuve Boumodos[28], dans une plaine unie et ouverte de tous côtés ; que son armée montait bien à un million d'hommes et à plus de quarante mille chevaux, et qu'eux-mêmes avaient été envoyés en éclaireurs sous les ordres de Mazæos[29]. Alexandre fit halte aussitôt ; un camp fut dressé et soigneusement retranché[30], car, dans le voisinage de forces tellement supérieures, la plus grande prudence était nécessaire. Quatre jours de repos accordés à l'armée suffirent pour tout préparer en vue de la bataille décisive.

Comme aucune troupe ennemie ne se montrait plus, il était à supposer que Darius avait occupé une position favorable pour ses forces militaires et ne voulait pas, comme la première fois, se laisser entraîner par les retards de son ennemi et par sa propre impatience sur un terrain qui lui serait désavantageux. Alexandre résolut donc de se porter à sa rencontre. On laissa dans le camp tout le bagage inutile et tous les hommes impropres au combat, et l'armée se mit en marche, dans la nuit du 29 au 30 septembre, vers l'heure de la seconde veille. Sur le matin, on atteignit les dernières collines ; on était à soixante stades de l'ennemi, mais les collines qu'on avait devant soi le dérobaient encore à la vue[31]. Trente stades plus loin, quand l'armée eut franchi ces collines, Alexandre aperçut dans la vaste plaine, à une lieue environ de distance, les masses sombres des lignes ennemies. Il fit faire halte à ses colonnes, convoqua les amis, les stratèges, les ilarques, les commandants des troupes alliées et des mercenaires, et leur posa cette question : fallait-il attaquer immédiatement, ou bien établir un camp retranché là où l'on se trouvait et reconnaître d'abord le champ de bataille ? La plupart étaient d'avis de conduire de suite à l'ennemi l'armée, qui brûlait du désir de combattre : Parménion, au contraire, conseillait la prudence ; les troupes, disait-il, étaient fatiguées de la marche ; les Perses, installés depuis longtemps déjà sur ce terrain qui leur était favorable, avaient dû ne rien omettre pour le disposer à leur avantage ; on ne pouvait savoir si les lignes ennemies n'étaient pas protégées par des pieux enfoncés ou des trous dissimulés, et les règles de la guerre demandaient qu'on s'orientât d'abord et qu'on établit un camp. L'avis du vieux capitaine l'emporta ; Alexandre ordonna de faire camper les troupes sur les collines, en vue de l'ennemi (à Bœrtela) et dans l'ordre où elles devaient marcher au combat. Ceci se passait le 30 septembre au matin.

De son côté, Darius, bien qu'il eût longtemps attendu l'arrivée des Macédoniens et qu'il eût fait disparaître de la plaine tous les obstacles, jusqu'aux buissons d'épines et aux quelques monticules de sable qui auraient pu gêner les escadrons de sa cavalerie dans une attaque impétueuse ou arrêter la course de ses chars armés de faux[32], avait été quelque peu troublé à la nouvelle de l'approche d'Alexandre et de la retraite précipitée de ses avant-postes, que commandait Mazæos. Toutefois, en voyant l'orgueilleuse sécurité de ses satrapes, que ne troublaient plus les avertissements d'aucun fâcheux, et les rangs interminables de son armée, sur laquelle aucun Charidème ou Amyntas n'osait plus accorder à la petite troupe compacte des Macédoniens une préférence trop bien méritée, enfin en écoutant ses propres désirs, dont on prend si volontiers l'aveuglement pour une force particulière et qui s'attachent plus aux paroles rassurantes des flatteurs qu'aux sévères leçons de l'expérience, le roi de Perse ne fut pas longtemps à retrouver le calme et la confiance en lui-même. Les grands de sa cour lui persuadèrent facilement qu'à Issos il avait été vaincu, non par l'ennemi, mais par le manque d'espace ; maintenant il y avait de l'espace pour l'ardeur belliqueuse de ses centaines de mille hommes, pour les faux de ses chars de guerre, pour ses éléphants de l'Inde ; il était temps de montrer aux Macédoniens ce que c'était qu'une armée royale en Perse. Alors, au malin du 30, on vit paraître, sur la ligne des collines du côté du nord, l'armée macédonienne qui s'avançait en ordre et comme rangée pour le combat. On s'attendait à ce qu'elle commençât aussitôt l'attaque, et les troupes perses se déployèrent aussi en ordre de bataille dans la vaste plaine.

Mais l'attaque n'eut pas lieu : on vit l'ennemi établir son camp ; une troupe de cavaliers seulement, mêlée à quelques bataillons d'infanterie, descendit des collines dans la plaine, puis retourna au camp sans s'approcher des lignes des Perses. Le soir arriva : l'ennemi méditerait-il une attaque nocturne ? Le camp perse, sans murailles, sans retranchements, n'aurait pas été préservé d'une surprise : les troupes reçurent l'ordre de rester toute la nuit sous les armes et en ordre de bataille ; les cavaliers devaient avoir près d'eux leurs chevaux tout sellés autour des feux de bivouac. Darius lui-même, pendant la nuit, passa à cheval le long des lignes pour encourager ses troupes en se montrant et en les saluant. A l'extrémité de l'aile gauche se tenaient les soldats de Bessos, les Bactriens, les Dahes et les Sogdiens ; cent chars armés. de faux les précédaient ; mille cavaliers bactriens et les Scythes Massagètes, couverts de fer ainsi que leurs chevaux, étaient postés en avant sur la gauche pour les couvrir. A droite de Bessos venaient les Arachosiens et les Indiens montagnards[33] ; puis une masse de Perses, formée de cavaliers et de fantassins mêlés ; ensuite les Susiens et les Cadusiens, qui venaient s'appuyer sur le centre. Ce centre comprenait d'abord les bataillons perses les plus nobles, qu'on appelait les parents du roi, avec l'escorte royale des porte-pommes : de chaque côté de ceux-ci se tenaient les mercenaires helléniques qui se trouvaient encore au service du roi ; on voyait en outre dans les rangs du centre les Indiens avec leurs éléphants, ceux qu'on appelait les Cariens, descendants d'ancêtres déportés jadis dans les satrapies supérieures, les archers mardes, ayant devant eux cinquante chars armés de faux. Pour renforcer le centre, qui avait été si vite enfoncé à la bataille livrée sur le Pinaros, on avait placé derrière lui les Uxiens, les Babyloniens, les peuples qui habitaient les côtes de la mer Persique et les Sitacéniens. Ainsi renforcé d'une ligne double et triple, le centre semblait être assez fort et assez profond pour recevoir le roi au milieu de ses rangs. A l'aile droite, tout près des Mardes, se tenaient les Albaniens et les Sacaséniens ; ensuite Phratapherne avec ses Parthes, ses Hyrcaniens, ses Tapuriens et ses Sakes ; puis Atropatès avec les troupes mèdes, après lesquelles venaient les peuples de Syrie en deçà et au delà dé l'Euphrate ; enfin, à l'extrémité de l'aile droite, les cavaliers cappadociens et arméniens, précédés de cinquante chars armés de faux.

La nuit se passa tranquillement. Alexandre, après avoir reconnu le champ de bataille avec ses escadrons macédoniens et les troupes légères, était revenu au camp ; il réunit ses officiers et leur fit part de l'intention où il était d'attaquer l'ennemi le lendemain. Il connaissait, leur dit-il, leur courage et celui de leurs troupes ; plus d'une victoire le lui avait prouvé, et il serait peut-être plus nécessaire de le refréner que de l'enflammer ; ils devaient avant tout rappeler à leurs hommes qu'il fallait marcher à l'attaque en silence, afin que leur cri de guerre en se précipitant sur l'ennemi fût d'autant plus terrible ; pour eux-mêmes, ils devaient apporter un soin tout particulier à comprendre et à exécuter ses ordres avec promptitude, afin que les mouvements se fissent avec rapidité et précision ; ils devaient bien se persuader que le sort de la journée était entre les mains de chacun d'eux, que dans cette bataille, il ne s'agissait plus de la Syrie ou de l'Égypte, mais de la possession de l'Orient et que c'était là qu'allait se décider qui en serait le maître. Ses généraux lui répondirent en poussant des cris d'enthousiasme ; le roi les congédia et donna l'ordre à ses troupes de manger pendant la nuit, puis de se livrer au repos. Quelques familiers étaient encore près d'Alexandre dans sa tente, lorsque, dit-on, Parménion entra et, rempli d'inquiétude à cause des innombrables feux du camp ennemi et du bruit sourd qu'on percevait à travers la nuit, annonça que les forces ennemies étaient trop supérieures pour qu'on pût se risquer à se mesurer avec elles pendant le jour et en bataille rangée, qu'il était d'avis d'attaquer dès maintenant, la nuit, parce qu'alors la surprise et la confusion que causerait une attaque subite seraient doublées par l'effroi de la nuit. Alexandre répondit, paraît-il, qu'il ne voulait pas dérober la victoire[34] ; on rapporte encore qu'il se coucha bientôt et dormit tranquillement le reste de la nuit : le lendemain, dit-on, le jour était déjà tout grand et tout le monde prêt à marcher, seul le roi ne paraissait pas ; à la fin, le vieux Parménion entra dans sa tente et l'appela trois fois par son nom, jusqu'à ce qu'enfin Alexandre se réveillât et s'équipât à la hâte.

Le matin du 1er octobre[35], l'armée macédonienne sortit de son camp sur les hauteurs, en y laissant des fantassins thraces pour garder le bagage. Bientôt l'armée se trouva dans la plaine, en ordre de bataille. Au centre étaient les six régiments de phalange, ayant à leur droite les hypaspistes et, plus loin, les huit escadrons de la cavalerie macédonienne. A la gauche de la phalange et appuyée aux régiments de Cratère, la cavalerie des alliés helléniques, puis les cavaliers thessaliens. Parménion commandait l'aile gauche, dont la pointe était formée par l'escadron de Pharsale, le plus fort de la cavalerie thessalienne. Une partie des Agrianes, les archers et Balacros avec les acontistes étaient à la suite de l'escadron royal et formaient la pointe de l'aile droite, avec laquelle Alexandre voulait engager l'attaque. Les forces de l'ennemi étaient tellement supérieures qu'il était impossible de ne pas être débordé par ses ailes, et on ne pouvait non plus enlever aux colonnes qui devaient produire le choc décisif que juste le nombre d'hommes nécessaire pour couvrir les flancs et les derrières de la ligne d'attaque : Alexandre fit donc former, derrière les ailes de ses lignes, à droite et à gauche, un second rang, destiné à faire volte-face et à former ainsi un deuxième front si l'ennemi menaçait les lignes par derrière, ou bien à faire un quart de conversion et à s'appuyer sur la ligne en faisant un crochet avec elle, dans le cas où l'ennemi se porterait sur les flancs. Comme réserve de l'aile gauche s'avançaient l'infanterie thrace, une partie des cavaliers alliés sous Cœranos, les cavaliers odryses sous Agathon et, tout à fait à l'extrême gauche, les cavaliers mercenaires sous Andromachos ; à l'aile droite, Cléandros avec les anciens mercenaires, la moitié des archers sous Brison et la moitié des Agrianes sous Attale, ensuite Arétès avec les sarissophores et Ariston avec les cavaliers péoniens ; tout au bout sur la droite, les cavaliers helléniques nouvellement enrôlés et conduits par Ménidas devaient ce jour-là faire leurs preuves dans ce poste, qui était le plus périlleux.

Les armées commencent à s'avancer ; Alexandre, avec la cavalerie macédonienne et l'aile droite, se trouve en face du centre ennemi, des éléphants de l'Inde, de l'élite de l'armée perse et de la ligne de bataille doublée ; toute l'aile gauche de l'ennemi le dépasse. Il fait avancer du flanc droit obliquement vers la droite[36], d'abord l'escadron de Clitos et les troupes légères, puis le second, le troisième et les autres escadrons, les hypaspistes, etc., échelonnant les détachements les uns après les autres. Ces mouvements sont faits dans le plus grand silence et dans le plus grand ordre, tandis que les ennemis, avec leurs grandes masses de troupes, essaient, non sans confusion, d'opérer un contre-mouvement sur leur flanc gauche. Leur ligne n'en dépasse pas moins de beaucoup celle des Macédoniens, et déjà les cavaliers scythes de l'extrémité de l'aile se mettent au trot pour attaquer les troupes légères du flanc d'Alexandre ; déjà ils en sont tout près. Sans se laisser tromper par cette manœuvre, Alexandre continue d'avancer par mouvement oblique sur la droite : un instant encore et il va se trouver en face de l'endroit qu'on a aplani pour l'usage des chars armés de faux. Cent de ces chars sont réunis sur ce point, et le roi de Perse s'est promis un succès particulier de l'irruption de ces machines meurtrières ; il commande alors aux cavaliers scythes et à mille cavaliers bactriens de tourner l'aile de l'ennemi, pour l'empêcher ainsi de s'avancer davantage. Alexandre lance contre eux les cavaliers helléniques de Ménidas, mais trop peu nombreux ; ils sont culbutés. Le mouvement de la ligne principale demande ici une résistance aussi forte que possible : les cavaliers péoniens sous les ordres d'Ariston sont envoyés pour soutenir Ménidas, et les deux troupes réunies[37] chargent avec une telle vigueur que les Scythes et les mille Bactriens sont forcés de plier. Mais déjà la masse des autres cavaliers bactriens passe au galop devant l'aile d'Alexandre ; ceux qui ont été repoussés se rallient autour de la colonne et toutes ces forces, de beaucoup supérieures, viennent fondre sur Ariston et sur Ménidas. On combat avec le dernier acharnement : les Scythes, couverts de fer ainsi que leurs chevaux, pressent vivement les Péoniens et les vétérans, dont un grand nombre mordent la poussière ; mais ceux-ci ne plient pas ; leurs escadrons serrés les uns contre les autres renouvellent leur choc et, pour le moment, obligent les forces supérieures opposées à se replier.

Pendant ce temps, le front des Macédoniens s'est de plus en plus développé en ligne oblique ; maintenant les escadrons macédoniens et les hypaspistes sont en face des cent chars armés de faux de l'aile gauche ennemie : ces chars sont alors lancés contre les lignes qu'ils doivent tailler en pièces. Mais les Agrianes et les archers les reçoivent en poussant de grands cris et en lançant une grêle de traits, de pierres et de javelots ; beaucoup de ces chars sont pris ; les chevaux, qui se cabrent, sont saisis par la bride et tombent sous les coups ; les attelages sont coupés, les cochers jetés à bas de leurs sièges ; les autres, qui foncent sur les hypaspistes, ou bien sont reçus sur la pointe des lances que leur opposent des pelotons compactes abrités derrière leurs boucliers et sont arrêtés dans leur course par leurs chevaux qui s'abattent, ou bien passent sans faire aucun mal au milieu des ouvertures que forment rapidement les bataillons en s'écartant à droite et à gauche, et vont tomber entre les mains des écuyers derrière le front de bataille.

Tandis qu'Ariston et Ménidas ne parvenaient qu'au prix des plus grands efforts à soutenir le combat de cavalerie engagé sur le flanc d'Alexandre, toute la masse de la ligne ennemie, qui jusqu'alors avait obliqué à gauche, commença à s'ébranler comme pour l'attaque. En ce moment, le roi commande de se porter par un mouvement rapide contre l'ennemi, qui devait alors se trouver à portée des traits, en même temps qu'il donne l'ordre à Arétas d'aller, avec les sarissophores, c'est-à-dire la dernière cavalerie de son second rang, secourir les troupes qui se défendaient avec peine sous les ordres de Ménidas et d'Ariston. Dès que les Perses aperçurent ce mouvement, les masses de cavalerie qui se trouvaient rangées à côté dans l'aile s'avancèrent pour soutenir les Bactriens, et il en résulta un intervalle dans l'aile gauche des Perses. C'était l'instant qu'attendait Alexandre[38] ; il donne le signal d'une attaque vigoureuse et se précipite en avent à la tête dd l'escadron de Clitos ; les autres escadrons et les hypaspistes le suivent au pas de charge en criant : Alala ! Ce coin qui s'enfonce sépare complètement en deux la ligne ennemie ; déjà s'avancent aussi les phalanges les plus proches, celles de Cœnos et de Perdiccas ; elles se précipitent, la lance en arrêt, sur les troupes des Susiens, des Cadusiens, sur les bataillons qui protègent le char du roi Darius : rien ne tient plus ; rien ne résiste. En présence d'un ennemi furieux, au milieu de la confusion la plus soudaine, la plus désordonnée et du vacarme le plus assourdissant, devant un danger qui devient de plus en plus menaçant pour sa personne, Darius éperdu ne sait plus que faire ; il abandonne la partie et prend la fuite. Après une héroïque résistance, les Perses le suivent pour protéger la fuite de leur roi. La déroute, la confusion entraînent les masses de la seconde ligne ; le centre est écrasé.

Dans le même moment, la vigueur inouïe avec laquelle Arétas a chargé les escadrons ennemis a décidé du combat qui se livrait en arrière de la ligne. Les cavaliers scythes, bac-trions et perses, poursuivis avec la plus grande énergie par les sarissophores et par les cavaliers helléniques et péoniens, s'échappent à travers la plaine ; l'aile gauche des Perses est anéantie.

Il n'en va pas de même à droite. Du côté d'Alexandre, les hommes pesamment armés n'ont pu suivre qu'avec peine le mouvement précipité de l'attaque ; ils n'ont pu rester unis ; un intervalle s'est formé entre le dernier régiment, celui de Cratère, et son voisin de droite que conduit Simmias ; celui-ci a fait faire halte, et Cratère, ainsi que toute l'aile de Parménion, est en grand péril. Une partie des Indiens et des cavaliers perses du centre de l'ennemi ont promptement mis à profit cet intervalle ; sans être arrêtés par le second rang, ils se précipitent par cette ouverture sur le camp, où les Thraces, peu nombreux, armés à la légère et nullement préparés à une attaque, ne peuvent soutenir qu'au prix des plus grands efforts le combat meurtrier qui s'engage aux portes du camp ; les prisonniers, recouvrant leur liberté, les attaquent par derrière pendant qu'ils combattent : les Thraces sont vaincus ; les Barbares poussent des cris de joie et se précipitent dans le camp pour y porter le meurtre et le pillage. Aussitôt que les commandants de la seconde ligne de gauche, Sitalcès, Cœranos, l'Odryse Agathon et Andromachos, s'aperçoivent de ce qui est arrivé, ils font faire volte-face, conduisent leurs troupes contre le camp aussi vite que possible, se jettent sur l'ennemi qui déjà se livrait au pillage, et le défont après un court combat. Un grand nombre de Barbares restent sur la place ; les autres reviennent en désordre vers le champ de bataille et vont tomber sous le fer des escadrons macédoniens.

Tandis que les ennemis se ruaient par cette ouverture, les autres Indiens et Perses avec la cavalerie parthe avaient pris en flanc la cavalerie thessalienne ; aussi Parménion avait-il envoyé avertir Alexandre qu'il se trouvait dans un grand péril et que tout était perdu s'il ne recevait du secours. On prétend qu'Alexandre répondit que Parménion n'avait pas le sens commun de demander du secours à l'heure présente, et qu'ayant l'épée à la main, il devait savoir ou vaincre ou périr[39]. Toutefois, il abandonne la poursuite déjà commencée pour venir à son aide, et se porte en toute hâte avec les troupes qu'il a sous la main[40] contre l'aile droite des Perses, qui tenait encore ; il va donner d'abord contre les Perses, Indiens et Parthes qui venaient d'être chassés du camp. Ceux-ci, faisant demi-tour, se reforment et le reçoivent en escadron compacte ; le combat de cavaliers qui s'engage alors est terrible et longtemps incertain ; les hommes luttent corps à corps les Perses combattent pour sauver leur vie ; chacun cherche à faire sa trouée : il ne tombe pas moins de soixante hétœres ; Héphestion, Ménidas et beaucoup d'autres sont gravement blessés. Enfin la victoire, sur ce point aussi, est décisive, et ceux qui ont pu se frayer un passage prennent la fuite à bride abattue.

Avant qu'Alexandre, retenu par ce combat, eût pu atteindre jusqu'à l'aile droite des Perses, la cavalerie thessalienne, bien que rudement pressée par Mazæos, avait rétabli le combat et culbuté les masses des cavaliers cappadociens, mèdes et syriens ; déjà elle était à leur poursuite quand Alexandre arriva jusqu'à elle. Voyant qu'il n'y avait plus rien à faire sur ce point, il revint sur le champ de bataille, s'élança dans la direction que le Grand-Roi semblait avoir prise et le pour4uivit tant que dura le jour. Pendant que Parménion pénétrait dans le camp ennemi sur le Boumodos et s'emparait des éléphants, des chameaux, des chariots, des bêtes de somme et d'un immense bagage, Alexandre atteignait le fleuve Lycos, situé à quatre lieues au delà du champ de bataille. Il y trouva les Barbares dans une affreuse confusion, rendue encore plus épouvantable par l'obscurité de la nuit qui arrivait, par le massacre qui s'y renouvela, par l'écroulement des ponts surchargés. L'effroi eut bientôt rendu libre la grande route, mais Alexandre fut obligé d'accorder quelques heures de repos à ses chevaux et à ses cavaliers épuisés par des efforts surhumains. Vers minuit, lorsque la lune se fut montrée, on se remit en marche pour Arbèles, où l'on espérait prendre Darius, son équipage de campagne et ses trésors. On y arriva dans le courant du jour Darius était parti ; mais ses trésors, ses chariots, son arc et son bouclier, ses équipages de campagne et ceux de ses grands, un immense butin tomba aux mains d'Alexandre.

Cette grande victoire dans la plaine de Gaugamèle ne coûta, d'après Arrien, que soixante cavaliers macédoniens[41] ; il y eut plus de mille chevaux abattus ou tués, dont la moitié appartenait à la cavalerie macédonienne. D'après les évaluations les plus élevées, 500 hommes tombèrent du côté des Macédoniens. Ces chiffres pareront disproportionnés avec la perte de 30.000 et même de 90.000 hommes qu'on attribue à l'ennemi, si l'on ne fait pas réflexion, d'abord, que le nombre des Macédoniens qui furent tués dans la mêlée ne dut pas être considérable, à cause de leurs armures excellentes, et ensuite que ce fut seulement dans la poursuite que commença la boucherie ; toutes les batailles, et non pas seulement celles de l'antiquité, prouvent que les pertes éprouvées par une armée en fuite surpassent d'une façon incroyable celles d'une armée qui se bat[42].

Cette victoire anéantit la puissance de Darius[43] ; de son armée dispersée, quelques milliers de cavaliers bactriens, les restes des mercenaires helléniques, au nombre d'environ deux mille hommes sous les ordres de l'Étolien Glaucias et du Phocidien Patron, les mélophores et les parents de la famille royale se rallièrent, formant en tout une armée d'environ trois mille cavaliers et six mille fantassins, avec lesquels Darius s'enfuit sans s'arrêter vers le nord-est, se dirigeant sur Ecbatane[44] à travers les défilés de la Médie. Là, il espérait être, au moins pour le moment, à l'abri de son redoutable ennemi ; c'est là qu'il voulait attendre pour voir si Alexandre se contenterait des richesses de Suse et de Babylone et lui laisserait le territoire de la vieille Perse, que de puissants remparts de montagnes séparent des plaines basses de la région araméenne : si l'insatiable conquérant gravissait encore le haut plateau de l'Iran, alors le plan du Grand-Roi était de s'enfuir, en dévastant au loin la contrée, sur le versant nord du plateau, vers la Bactriane, dernier lambeau d'un empire jadis si étendu.

La plus grande masse des troupes dispersées s'était enfuie au sud, dans la direction de Suse et de la Perse. Parmi ces soldats, environ 25.000, d'autres disent 40.000[45] se rallièrent sous la conduite du satrape perse Ariobarzane et occupèrent les défilés persiques, derrière lesquels ils se retranchèrent avec le plus grand soin. S'il y avait encore un lieu où le royaume des Perses pouvait être sauvegardé, c'était celui-ci ; et peut-être le royaume eût-il été sauvé si Darius n'avait pas cherché le chemin le plus court, si, dans sa fuite du côté du versant nord de l'Iran, il n'avait pas laissé les satrapies du sud livrées à elles-mêmes et à la fidélité des satrapes. Tous en effet n'étaient pas dans les mêmes dispositions qu'Ariobarzane ; ils pouvaient bien, dans leur position tout à la fois tentante et difficile, oublier le maître qui quittait le pays en fugitif pour se livrer à l'espoir d'une indépendance longtemps désirée peut-être, ou trouver qu'ils avaient plus à gagner par une soumission volontaire à un vainqueur généreux qu'ils n'avaient perdu par la fuite de leur roi. Les peuples eux-mêmes, qui, si Darius avait voulu tenter de combattre aux portes de la Perse pour sauver son royaume, se seraient ralliés, selon leur coutume, pour livrer un nouveau combat et auraient défendu, peut-être avec succès, les frontières naturelles de leur pays, ainsi que l'histoire nous en fournit tant d'exemples frappants, ces peuples d'humeur belliqueuse, habitués au cheval et au métier de brigands, dont Alexandre ne soumit une partie qu'avec peine et tardivement et dont il n'osa jamais attaquer l'autre partie, étaient, par cette fuite de Darius, abandonnés à eux-mêmes et placés comme des sentinelles perdues, sans la moindre utilité pour la cause du roi. Aussi, par l'incroyable confusion dans laquelle Darius, prêt à tout pour sauver quelque chose, s'enfonçait de plus en plus, les résultats de cette victoire de Gaugamèle grossirent comme une avalanche et finirent par anéantir jusqu'au dernier vestige de la puissance des Perses.

Alexandre ne poursuivit ni le Grand-Roi à travers les défilés des montagnes, ni les fuyards sur la route de Suse. Il prit la route qui longe le pied des montagnes au bord du plateau de l'Iran[46] et qui conduit à Babylone, cette reine des cités assise dans les vastes et basses plaines de l'Aramée, et capitale du royaume des Perses depuis le temps de Darius fils d'Hystaspe. La possession de cette ville cosmopolite était le premier prix de la bataille de Gaugamèle. Alexandre s'attendait à trouver de la résistance ; il connaissait la force prodigieuse des murailles de Sémiramis ; il savait comment elles étaient environnées d'un réseau de canaux, et combien de temps la ville avait soutenu le siège de Cyrus et plus tard de Darius. On lui apprit que Mazæos, qui s'était maintenu le plus longtemps et avec le plus de bonheur à Gaugamèle, s'était jeté dans Babylone, et il était à craindre que les scènes d'Halicarnasse et de Tyr ne se renouvelassent. En s'approchant de la ville, Alexandre fit avancer son armée en ordre de bataille ; mais les portes s'ouvrirent ; les Babyloniens portant des couronnes de fleurs et de riches présents, les Chaldéens, les Anciens de la ville, ayant à leur tête les. fonctionnaires perses, vinrent à sa rencontre ; Mazæos livra la ville, la citadelle, les trésors, et le monarque de l'Occident fit son entrée dans la ville de Sémiramis.

A Babylone, on accorda aux soldats un assez long repos ; c'était la première grande ville vraiment orientale qu'ils voyaient, immense dans son circuit, remplie d'édifices de l'aspect le plus merveilleux ; ils purent admirer les gigantesques murailles, les jardins suspendus de Sémiramis, la tour cubique de Bélos, masse indestructible sur laquelle la rage insensée de Xerxès avait cherché en vain, dit-on, à venger l'affront de Salamine, ensuite les caravanes sans fin qui s'y réunissaient d'Arabie, d'Arménie, de Perse et de Syrie. La pompe et le luxe inouï.de la vie, la mollesse la plus raffinée sous mille formes différentes et les plaisirs les plus exquis, toutes ces merveilles féeriques des terres enchantées de l'Orient furent données dans cette cité aux fils de l'Occident, comme récompense de tant de travaux et de victoires. Le robuste Macédonien, le Thrace farouche, le Grec au sang bouillant purent savourer à longs traits le plaisir de la victoire et la volupté de l'existence, s'étendre sur des tapis odorants, boire dans des coupes d'or, s'enivrer dans les festins trla mode de Babylone au milieu d'un tapage joyeux : ils purent à leur aise sentir la jouissance s'accroître avec le désir, le désir s'exalter par la jouissance, et ces deux choses réunies exciter en eux la soif d'exploits nouveaux et de nouvelles victoires. Ainsi l'armée d'Alexandre commença à s'initier à la vie asiatique, à se réconcilier et à se fondre avec ceux que le préjugé séculaire avait hais, méprisés et flétris du nom de Barbares ; l'Orient et l'Occident commençaient à fermenter ensemble et à préparer un avenir dans lequel tous deux devaient également perdre leur nature propre.

Qu'on voie là une perception claire, un heureux à peu près, une conséquence naturelle des circonstances, toujours est-il que, dans toutes les mesures prises par lui, Alexandre choisit les seules possibles et les seules opportunes. Ici, dans Babylone, plus que dans tous les pays qu'il avait parcourus jusqu'alors, la civilisation indigène était puissante, appropriée à la nature et complète à sa façon : tandis que l'Asie-Mineure était près de la vie hellénique, que l'Égypte et la Syrie étaient ouvertes à cette culture grecque et se trouvaient en relation avec elle par une mer commune, qu'en Phénicie les mœurs grecques avaient pénétré depuis longtemps dans les maisons des riches marchands et de bien des princes, et qu'elles s'étaient implantées dans le delta du Nil par les établissements grecs, par le voisinage de Cyrène et par des relations multiples avec les États grecs depuis le temps des Pharaons, Babylone au contraire était à l'abri de tout contact avec les contrées de l'Occident, enfoncée bien avant dans le bassin des deux fleuves de la région araméenne, région qui par sa nature, son commerce, ses mœurs, sa religion et son histoire depuis de longs siècles, se rattachait plutôt à l'Inde et à l'Arabie qu'à l'Europe. A Babylone, on était encore en plein dans le courant d'une civilisation remontant à une très haute antiquité ; on écrivait encore, ainsi qu'on le faisait depuis des siècles, avec des caractères cunéiformes sur des tablettes d'argile ; on observait et on calculait le cours des astres ; on comptait et on mesurait d'après un système métrique complet, et l'on avait atteint dans toutes les industries techniques une habileté sans rivale. C'est dans ce milieu étranger, bigarré, saturé sur place qu'arrivaient maintenant les premiers éléments helléniques, insignifiants sous le rapport du nombre en face de l'élément national et ne l'emportant sur lui que par leur aptitude à se plier aux mœurs locales.

Il y a encore une autre remarque à faire. La puissance des Perses avait bien été défaite sur le champ de bataille, mais elle n'était pas le moins du monde anéantie. Si Alexandre voulait seulement commander comme Macédonien et comme Grec à la place du Grand-Roi, il était allé déjà trop loin lorsqu'il avait dépassé les limites des pays voisins de l'Occident pour poursuivre ses conquêtes au delà du désert de Syrie. S'il voulait simplement faire changer aux peuples d'Asie le nom de leur servitude, et leur faire sentir l'oppression plus dure et plus humiliante d'un développement intellectuel plus élevé ou en tout cas plus hardi, alors c'est à peine s'il était certain de leur obéissance au moment de la victoire : une explosion populaire, une contagion, un succès douteux aurait suffi pour détruire la chimère d'une conquête égoïste. La puissance d'Alexandre, si petite relativement aux immenses territoires de l'Asie et au nombre de leurs habitants, devait trouver dans les bienfaits qu'elle apportait aux vaincus son apologie, et dans l'adhésion des peuples son appui et son avenir ; elle devait se fonder sur la reconnaissance des mœurs, des lois, de la religion de chaque nationalité, autant que tout cela était compatible avec l'existence du royaume. Ce que les Perses avaient si profondément opprimé, ce qu'ils eussent écrasé si volontiers, ce que leur impuissance ou leur incurie, et non leur amour de la justice, avait laissé subsister devait maintenant être restauré, affranchi et entrer en contact immédiat avec la vie hellénique pour se fondre avec elle. N'était-ce pas par ce moyen que, depuis des siècles, la colonisation hellénique était arrivée à un merveilleux développement ? Chez les Scythes de la Tauride aussi bien que chez les Africains des bords de la Syrte, en Cilicie aussi bien que sur les côtes celtiques où débouche le Rhône, l'aptitude des Grecs à prendre et à accepter l'élément étranger, à s'entendre et à se fondre avec lui, n'avait-elle pas produit déjà une multitude de nouveaux organismes pleins de vitalité, et, tout en propageant l'hellénisme, accru le nombre et la force d'expansion de la race grecque elle-même ? Telles étaient les intentions d'Alexandre, et l'on peut en donner pour preuve sa conduite à Memphis, à Tyr et même à Jérusalem, où il célébra les fêtes selon les rites du pays, puis celle qu'il tint à Babylone, où il commanda d'orner à nouveau les sanctuaires pillés par Xerxès, de restaurer la tour de Bélos et de rendre au culte des dieux babyloniens la liberté et la splendeur qu'il avait au temps de Neboucadnezar. C'est ainsi qu'il s'attacha les peuples, en même temps qu'il les rendait à eux-mêmes et à leur vie nationale ; il les rendait ainsi capables d'entrer, d'une manière active et immédiate, dans l'organisme du royaume qu'il avait le projet de fonder, royaume dans lequel les distinctions d'Occident et d'Orient, de Grecs et de Barbares, qui jusqu'alors avaient régné dans l'histoire, devaient disparaître dans l'unité d'une monarchie cosmopolite.

Mais comment ce royaume allait-il être organisé et administré ? comment réaliser dans le monde politique et militaire la pensée qui servait de règle polir l'élément civil et religieux ? Si dorénavant les satrapes, l'entourage du roi, les grands du royaume, l'armée, ne devaient être composés que de Macédoniens et d'Hellènes, ,cette unification n'était plus qu'un prétexte ou une illusion ; la nationalité n'était pas reconnue, mais seulement tolérée ; le passé n'était plus rattaché à l'avenir que par le malheur et par de douloureux souvenirs, et, au lieu de la domination asiatique, qui du moins s'était développée sur le même sol, on imposait à l'Asie un joug étranger, contre nature et doublement pesant.

Il faut chercher la réponse à ces questions dans le changement à vue qui clôt la carrière héroïque d'Alexandre ; c'est le ver qui ronge la racine de sa grandeur, la fatalité de ses victoires qui le vainc lui-même.

Tandis que le roi de Perse fuit pour la dernière fois, Alexandre commence à se parer de toute la pompe de la royauté perse, à grouper autour de lui les grands du royaume, à se réconcilier avec le nom qu'il a combattu et humilié, à ajouter à la noblesse macédonienne une noblesse orientale.

Dès l'automne de 334, on voit près de lui dans les emplois et les honneurs Mithrinès de Sardes, puis, depuis la chute de Tyr et de Gaza, Mazacès et Amminapès d'Égypte. La journée de Gaugamèle a abattu l'orgueil et la confiance des grands de la Perse ; ils apprennent à voir les choses sous un autre jour qu'ils ne font fait jusqu'à présent ; les défections se multiplient, du moins depuis que Mithrinès a obtenu la satrapie toujours fort appréciée d'Arménie et que Mazæos, le courageux adversaire d'Alexandre, a reçu la satrapie de Babylone. Une bonne partie de la noblesse de Perse abandonne la cause de l'Achéménide qui s'enfuit, et se rallie au vainqueur.

Il était naturel qu'Alexandre allât aussi loin que possible au devant de ceux qui venaient à lui, mais il était naturel aussi, lorsqu'il donnait une satrapie à un' Perse ou lorsqu'il lui laissait la sienne, qu'il plaçât près de lui, dans la satrapie, une force armée composée de troupes macédoniennes et placée sous los ordres d'un commandant macédonien ; il n'était pas moins naturel que les finances des satrapies fussent distraites de la compétence du satrape, et que la perception du tribut fût confiée à des Macédoniens.

C'est ce qui a lieu dès à présent dans la satrapie de Babylone. A côté du satrape Mazæos, on a placé Asclépiodore pour le tribut ; la ville de Babylone a reçu une forte garnison logée dans la citadelle ; elle est sous les ordres d'Agathon[47], frère de Parménion, tandis que la stratégie sur les troupes qui restent près du satrape a été confiée à Apollodore d'Amphipolis. De plus Ménès, un des sept somatophylaques, a été constitué hyparque pour la Syrie, la Phénicie et la Cilicie, et des troupes ont été placées sous son commandement en nombre suffisant pour garantir la sécurité des grandes voies allant de Babylone à la mer, des transports se dirigeant de l'Orient vers l'Europe et inversement. Cette précaution était doublement nécessaire, à cause de l'avidité avec laquelle les tribus bédouines qui habitaient le désert se livraient au pillage. Le premier transport fut une somme de trois mille talents d'argent environ, dont une partie devait être remise à Antipater afin qu'il pût poursuivre avec vigueur la guerre commencée contre Sparte, tandis que le reste était destiné à faire, sur une échelle aussi grande que possible, des enrôlements pour la grande armée.

Pendant le séjour d'environ trente jours que fit le roi à Babylone, on avait pris sans coup férir la ville de Suse, où étaient la résidence des rois de Perse et les trésors royaux. Déjà, paraît-il, Alexandre avait envoyé d'Arbèles le Macédonien Philoxénos[48], à la tête d'un corps de troupes légères, pour s'assurer de la ville et des trésors royaux, et maintenant. il recevait la nouvelle que Suse s'était rendue librement, que les trésors étaient sauvés, et que le satrape Aboulitès s'en remettait à la bienveillance d'Alexandre[49]. Vingt jours après avoir quitté Babylone, Alexandre arriva à Suse[50] et prit aussitôt possession des immenses trésors qui, depuis les premiers rois de Perse, étaient entassés dans la haute citadelle de la ville[51], le Memnonion Cissique des poètes grecs ; rien qu'en or et en argent, il y avait cinquante mille talents, à quoi il faut ajouter une immense quantité de pourpre, de parfums à briller, de pierres précieuses, et tout l'ameublement de la plus luxueuse des cours ; il y avait également là du butin de toute espèce enlevé à la Grèce au temps de Xerxès, et particulièrement les statues en bronze des tyrannicides Harmodios et Aristogiton, qu'Alexandre renvoya aux Athéniens.

Tandis que l'armée séjournait encore à Suse et sur les bords du Choaspe, le stratège Amyntas, qui un an auparavant avait été envoyé en Macédoine pour aller chercher des renforts, arriva avec de nouvelles troupes[52]. Leur incorporation dans les différentes divisions de l'armée[53] fut en même temps le commencement d'une nouvelle armée, création qui fut développée dans le courant de l'année suivante d'après les idées nouvelles que suggérait tout naturellement la marche des hostilités dans les satrapies supérieures. On commença par diviser en deux compagnies les escadrons de la cavalerie macédonienne, ce qui les doubla pour ainsi au point de vue tactique.

Nous reviendrons plus tard sur cette réorganisation de l'armée. Elle prélude à la grande transformation qui, quelque jugement que l'on porte sur la conduite d'Alexandre en elle-même, était rendue nécessaire par l'enchaînement logique de l'œuvre qu'Alexandre avait entreprise et par les conditions qu'exigeait la réussite.

On pouvait être an milieu de décembre. Alexandre pensa qu'il ne devait pas retarder son départ vers les cités royales de la Perse, à la possession desquelles la croyance populaire attachait d'une façon inséparable la domination sur l'Asie. Pour les peuples asiatiques, la meilleure preuve de la chute de la dynastie des Achéménides, ce fut de voir Alexandre assis sur le trône du Grand-Roi, dans les palais de Cyrus, de Darius et de Xerxès. Il se hâta de régler la situation de la Susiane. Il laissa cette satrapie aux mains du satrape Aboulitès, confia la citadelle de la ville de Suse à Mazaros[54] et le commandement des forces militaires de la satrapie, y compris un corps de trois mille hommes, à Archélaos. Il assigna les châteaux de Suse pour résidence à la mère et aux enfants du Grand-Roi, qui jusqu'alors avaient été près de sa personne, et les entoura d'une cour royale ; on dit même qu'il laissa quelques savants grecs à la cour des princesses, en exprimant le désir qu'elles prissent d'eux des leçons de grec[55]. Après avoir ainsi réglé ses dispositions, il partit avec son armée pour la Perse.

Parmi les difficultés militaires de toutes sortes qui rendent mémorables les campagnes d'Alexandre, celle de s'orienter dans des pays complètement inconnus ne fut pas la moindre. Maintenant il s'agissait de monter des contrées basses jusqu'aux pays élevés de l'Iran, vers des régions dont le monde grec avait complètement ignoré jusqu'alors la configuration, l'étendue, les moyens de résistance, les routes, le climat. On doit admettre qu'Alexandre sut se former une idée approximative, au point de vue géographique, des territoires dans lesquels il allait entrer, par les rapports des Perses qui étaient déjà en assez grand nombre dans son entourage ; quant au détail, il dut l'apprendre au fur et à mesure, par l'effet des circonstances et par des informations prises sur place.

Il s'agissait d'abord de parvenir de la plaine de Suse jusqu'aux villes royales situées dans la Haute-Perse, en passant par des défilés extrêmement difficiles. La route qu'Alexandre devait suivre, ou plutôt qu'il devait s'ouvrir, était celle qui avait été disposée pour les voyages de la cour de Perse entre Persépolis et Suse[56] ; elle passait d'abord à travers la riche plaine de Suse, traversait le Kopratas (Dizfoul) et l'Eulœos (le Kouran à Shouster) qui se réunissent et vont seje ter, sous le nom de Pasitigris (petit Tigre), dans la mer Érythrée ; un peu plus loin, elle franchissait encore deux fleuves dont il nous est impossible de fixer les noms anciens, le Yerahi Ram-Hormouz et le Tab (Arosis ?). Entre ces deux cours d'eau, un défilé conduit de la plaine dans les montagnes, le même probablement que les anciens appelaient le défilé des Uxiens[57]. Ces peuples, en effet, habitaient partie dans la plaine et partie dans les montagnes qui l'avoisinent vers le nord-est. Les Uxiens de la plaine seuls étaient soumis au Grand-Roi, et, lorsque la cour était en voyage, ceux des montagnes, qui étaient maîtres du défilé, n'accordaient le passage qu'en échange de riches présents. Ces mêmes montagnes, qui forment la bordure du plateau de l'Iran et qui s'étendent du côté de Ninive jusque près du Tigre, courent au sud-est-le long de la plaine des Susiens et des Uxiens, et forment plusieurs terrasses étagées les unes derrière les autres, dont le sommet s'élève jusqu'à la hauteur des neiges. Plus loin, au sud-est, là où la plaine se trouve pour ainsi dire continuée par la mer Érythrée qui s'avance profondément dans les terres, le nombre de ces terrasses qui montent à partir de la côte augmente jusqu'à former huit et neuf lignes de montagnes superposées, et du golfe on aperçoit par-dessus ces terrasses, à environ vingt milles de distance, la chaîne couverte de neige du Kouh-i-Baena, qui forme le massif central. Dans ce labyrinthe de chaînes de montagnes, de torrents qui s'y ouvrent passage, de petites plaines entrecoupées de défilés, passe la route carrossable[58]. Une fois sortie de ces défilés des Uxiens, elle se dirige sur Babehan, puis traverse au sud-est la plaine de Lasther, ensuite vers l'est celle de Basht, enfin celle de Fahiyan, environnée de montagnes si élevées que le village n'aperçoit le soleil que le matin et reste dans l'ombre le reste du jour. Cette vallée qui s'étend vers l'est est terminée par le rocher conique de Kelah-i-Sefid, qui, avec la forteresse placée' à son sommet, intercepte complètement la route. Tels sont les défilés persiques, sur la grande route qui va à Persépolis par Shiras. Pour les éviter, il faut faire à Fahiyan un détour vers le sud et suivre, en passant par Kazeroun, le mauvais chemin qui monte et descend à travers les rochers jusqu'à Shiras. La marche d'Alexandre montre qu'on peut tourner ce défilé du côté du nord et que, du Tab, on peut prendre une voie plus courte que la grande route. Tout près de Babehan, il y a un chemin qui prend à gauche dans la direction du nord-est, escalade à Tang-i-tebak la terrasse voisine et parait rejoindre la grande route à Basht ; enfin on signale encore, à Fahiyan, une autre route qui conduit directement vers le nord, dans les montagnes, et redescend de l'autre côté de Kelah-i-Sefid dans la petite plaine située derrière le fort[59].

Telles étaient les routes que pouvait choisir Alexandre, pour gagner Persépolis et Pasargade. La saison n'était rien moins que favorable ; il devait y avoir déjà beaucoup de neige dans les montagnes ; puis, comme les localités étaient rares, il faudrait souvent bivouaquer, et le froid des nuits aggravait encore les fatigues d'une expédition déjà difficile en elle-même. A tout cela il faut ajouter qu'on pouvait s'attendre à rencontrer de la résistance du côté des Uxiens, et plus encore du côté d'Ariobarzane, qui s'était retranché dans les défilés les plus élevés avec des forces militaires considérables. Pourtant, Alexandre avait hâte de gagner la Perse, non pas seulement pour s'emparer du pays, des trésors de Persépolis et de Pasargade et pour s'assurer de la route qui conduit dans l'intérieur de l'Iran, mais encore et surtout afin qu'un trop long retard ne permît pas au roi de Perse de faire de grands préparatifs et de s'avancer de la Médie sur ce point, pour défendre le berceau du royaume des Perses et la Sublime Porte Achéménide derrière des passages aussi difficiles que les défilés persiques.

Alexandre s'avança donc avec son armée à travers la plaine de Susiane ; en peu de jours, il passa le Pasitigris[60] et pénétra sur le territoire des Uxiens de la vallée, qui, déjà soumis au roi de Perse et se trouvant sous la domination du satrape de la Susiane, se soumirent sans difficulté. Les Uxiens montagnards, au contraire, envoyèrent au roi des commissaires pour l'avertir qu'ils ne lui accorderaient le passage que s'il leur faisait les mêmes présents qu'ils avaient l'habitude de recevoir des rois de Perse. Plus la liberté du passage pour entrer dans la région supérieure était importante, et moins Alexandre pouvait laisser ce passage entre les mains de montagnards insolents ; il leur fit donc répondre qu'ils pouvaient se rendre dans les défilés et qu'ils y trouveraient ce qui leur revenait.

Accompagné de l'agêma, des autres hypaspistes et de huit mille hommes environ appartenant la plupart aux troupes légères, et conduit par des Susianiens, il se dirigea pendant la nuit par un autre sentier très difficile qui était resté sans être occupé par les Uxiens[61], et il atteignit leurs villages au lever du jour ; la plupart de ceux qui y étaient restés furent massacrés dans leur lit, les maisons pillées et livrées aux flammes. Ensuite l'armée se porta en toute hâte vers les défilés où les Uxiens s'étaient réunis de tous les côtés. Alexandre envoya Cratère avec une partie de l'armée sur les hauteurs situées en arrière des gorges occupées par les Uxiens, tandis que lui-même s'avançait vers le passage avec toute la célérité possible, de sorte que les Barbares, entourés, effrayés par la rapidité de l'ennemi, privés de tous les avantages que l'étroitesse du défilé pouvait leur donner, se mirent à prendre la fuite dès que l'armée d'Alexandre s'avança en rangs serrés : beaucoup furent précipités dans les abîmes ; un plus grand nombre encore succombèrent sous les coups des Macédoniens qui les poursuivaient et surtout sous ceux des troupes de Cratère, postées sur les hauteurs vers lesquelles ils voulaient se réfugier. Alexandre voulait d'abord transporter la tribu entière des Uxiens montagnards hors de cette région, mais Sisygambis, la reine mère, intercéda pour eux ; on dit que Madatès, époux de sa nièce, avait été leur chef. A la prière de la reine-mère, Alexandre laissa ces tribus de pâtres à leurs montagnes, en leur imposant une redevance annuelle de mille chevaux, de cinq cents grosses bêtes de trait et de trente mille brebis ; ils n'avaient ni or, ni terres labourables[62].

Ainsi fut ouverte l'entrée des hauts plateaux, et, tandis que Parménion, avec une moitié de l'armée, c'est-à-dire avec la partie la mieux équipée de l'infanterie[63], la cavalerie thessalienne et le train, poursuivait sa marche sur la grande route, Alexandre lui-même, avec l'infanterie macédonienne, la cavalerie, les sarissophores, les Agrianes et les hommes de trait, se hâta d'atteindre les défilés persiques[64] par la route plus courte mais plus fatigante des montagnes. Quinze jours de marches forcées l'amenèrent à l'entrée de ces défilés, qu'il trouva barrés par de fortes murailles[65] ; le satrape Ariobarzane, disait-on, se tenait avec quarante mille fantassins et sept cents cavaliers dans un camp fortifié, derrière ces murs, résolu à barrer le passage à tout prix. Alexandre campa ; le lendemain matin, il s'aventura dans la gorge bordée de rochers élevés, afin d'attaquer la muraille. Il fut reçu à coups de fronde et par une grêle de traits ; on faisait rouler des masses de rochers des hauteurs voisines ; il était entouré de trois côtés par 'des ennemis exaspérés ; en vain quelques soldats essayèrent d'escalader les parois des rochers, la position des ennemis était inattaquable. Alexandre se retira dans son camp, à une lieue en avant du défilé[66].

Sa position était embarrassante : ce passage était le seul chemin qui conduisit à Persépolis ; il fallait le forcer, sinon ses succès allaient subir une interruption pleine de dangers ; mais contre ces remparts de rochers les plus grands efforts de l'art et du courage semblaient devoir échouer, et cependant tout dépendait de la prise de ces portes. Alexandre apprit par des prisonniers que ces montagnes étaient, pour la plupart, couvertes d'épaisses forêts ; que c'était à peine si l'on pouvait les traverser en suivant quelques sentiers dangereux et doublement fatigants en ce moment, à cause de la neige tombée sur les montagnes ; et pourtant, ce n'était que par ces sentiers qu'on pouvait tourner le défilé et parvenir sur le terrain dont Ariobarzane avait pris possession. Alexandre se résolut à cette expédition, qui fut peut-être la plus périlleuse de sa vie.

Cratère resta dans le camp avec sa phalange, celle de Méléagre, une partie des archers et cinq cents hommes de la cavalerie, avec la consigne de cacher à l'ennemi le partage de l'armée par des feux de garde et autres moyens, puis de se précipiter contre la muraille avec toute la vigueur possible, dès qu'il entendrait résonner les trompettes macédoniennes sur les montagnes de l'autre côté. Alexandre lui-même se mit en route pendant la nuit, avec les phalanges d'Amyntas, de Perdiccas, de Cœnos[67], les hypaspistes, les Agrianes, une partie des hommes de trait et le plus grand nombre des cavaliers conduits par Philotas, et, par une marche très fatigante de plus de deux milles, il atteignit le sommet des hauteurs couvertes d'une neige épaisse. Le lendemain matin, il était de l'autre côté ; à sa droite s'étendait la chaîne de montagnes qui se terminait au défilé et au camp de l'ennemi ; en face, la vallée qui s'élargit pour former la plaine de l'Araxe, où passe la route de Persépolis ; en arrière, les hautes montagnes qu'il venait de franchir avec tant de peine et qui, en cas d'insuccès, allaient peut-être lui rendre le salut impossible. Après avoir accordé un instant de repos à ses troupes, Alexandre les partagea : Amyntas, Cœnos, Philotas, avec leurs corps, reçurent l'ordre de descendre dans la plaine, tout à la fois pour aller jeter un pont sur le fleuve qui croisait la route de Persépolis[68] et pour barrer aux Perses, s'ils étaient vaincus, la retraite sur cette ville : pour lui, il s'avança à droite vers le défilé avec ses hypaspistes, le régiment de Perdiccas, l'escorte des cavaliers, une tétrarchie de la cavalerie[69], les hommes de trait et les Agrianes. Cette marche, extrêmement pénible, était rendue plus pénible encore par les taillis des montagnes, par une violente tempête et l'obscurité de la nuit. Avant le lever du jour, il atteignit les premiers avant-postes des Perses, dont les soldats furent massacrés ; on s'approcha ensuite des seconds, d'où un petit nombre de gardes seulement s'échappèrent jusqu'à la troisième ligne : celle-ci prit la fuite avec eux, non pas vers le camp, mais dans les montagnes.

Dans le camp des Perses, on ne soupçonnait rien de ce qui se passait ; on croyait les Macédoniens en bas, devant la vallée, et, par ce mauvais temps d'hiver, chacun se tenait renfermé sous sa tente, persuadé que l'ouragan et la neige devaient rendre l'attaque impossible à l'ennemi ; aussi tout était paisible dans le camp lorsque tout à coup, à la première heure, on entendit retentir à droite sur les hauteurs les trompettes macédoniennes, tandis qu'au pied des montagnes, du fond de la vallée, leur répondait le cri d'attaque. Déjà Alexandre était sur les derrières des Perses, pendant que Cratère, remontant la vallée, commençait l'attaque et forçait facilement les défilés mal gardés. Ceux qui s'enfuyaient de là allaient tomber sous le fer du roi qui poussait en avant ; s'ils retournaient aux positions qu'ils avaient abandonnées, ils les trouvaient déjà occupées par une troisième troupe, car Ptolémée avait été laissé avec trois mille hommes pour fondre de ce côté sur l'ennemi. Ainsi, de tous les côtés, les Macédoniens venaient se rejoindre dans le camp où commença un horrible massacre : les fuyards se précipitaient sur les glaives des Macédoniens ; un grand nombre roulaient dans les précipices ; tout était perdu : Ariobarzane se fraya un passage ; il s'enfuit avec un petit nombre de cavaliers dans les montagnes, et se dirigea au nord par des routes inconnues vers la Médie, sa patrie.

Après un repos qu'il na prolongea guère, Alexandre se mit en marche vers Persépolis. Tandis qu'il était en route, il reçut, paraît-il, une lettre de Tiridate, qui avait la garde du Trésor royal et qui l'avertissait de se hâter, car autrement le Trésor serait pillé[70]. Afin d'atteindre la ville plus rapidement, Alexandre, laissant l'infanterie, se lança en avant avec la cavalerie, et, au point du jour, il arriva au pont que l'avant-garde avait déjà jeté. Il avait marché si vite qu'il précéda presque la nouvelle du combat ; son arrivée inattendue rendit impossible toute résistance et tout désordre : il prit possession de la ville, des palais et des trésors sans aucune difficulté. Pasargade[71], et avec elle de plus grands trésors encore, tomba aussi rapidement aux mains du vainqueur. On y trouva entassés plusieurs milliers de talents d'or et d'argent, un nombre infini de tissus de prix et de choses précieuses. On raconte qu'il fallut dix mille paires de mulets et trois mille chameaux pour les emporter[72].

En prenant ces richesses improductives pour les rendre aux relations commerciales des peuples auxquels elles avaient été soustraites depuis si longtemps, Alexandre enlevait à l'ennemi son moyen le plus important de domination ; mais la possession de tout ce territoire était plus importante encore, car c'était là le véritable foyer de la royauté perse. C'était dans la vallée de Pasargade que Cyrus avait abattu la puissance des Mèdes, et, en souvenir de la grande victoire, il y avait établi sa cour, ses palais et son tombeau. Ce tombeau était, au milieu des monuments les plus luxueux qu'il y eût sur terre, une simple grotte creusée dans le rocher, où de pieux mages offraient des sacrifices et priaient chaque jour. Plus riche encore en somptueux édifices était la plaine de Persépolis, qui se prolonge en remontant à l'est et à l'ouest, avec les vallées de l'Araxe et du Médos. Darius fils d'Hystaspe, le premier qui demanda la terre e t l'eau aux Hellènes et réduisit Alexandre le Philhellène au rôle de satrape perse, y avait été élevé à la dignité de Grand-Roi après le faux Smerdès ; il y avait élevé son palais, son portique et son tombeau ; beaucoup de ses successeurs avaient rempli la vallée rocheuse du Bendemir de nouveaux et splendides édifices, de rendez-vous de chasse, de paradis, de palais, de sépultures royales ; la Porte royale des Quarante colonnes, le fier édifice assis à même le rocher sur sa triple terrasse, les statues colossales de taureaux, de lions, de licornes placées à l'entrée, en un mot, un ensemble gigantesque de constructions de la plus grande magnificence et d'une hauteur prodigieuse ornaient l'enceinte sacrée que les peuples de l'Asie honoraient comme le lieu de la consécration des rois, l'endroit où on leur rendait hommage, le foyer et le point central du puissant royaume. Maintenant le royaume était détruit ; Alexandre était assis sur le trône de ce même Xerxès qui jadis avait déployé sa tente orgueilleuse sur le rivage du golfe de Salamine et dont la main criminelle avait incendié l'acropole d'Athènes, qui avait détruit les temples des dieux et les tombeaux des morts. Maintenant le roi de Macédoine, le général de la Ligue hellénique, était le maître dans ces cités royales, dans ces palais ; il semblait maintenant que le temps fût venu de venger les anciennes injures et d'apaiser et les dieux et les morts dans l'Hadès ; c'était ici, dans ce foyer de la splendeur persique, qu'on devait user de représailles et faire expier la faute passée ; c'est là qu'on devait donner aux peuples de l'Asie la preuve visible que cette puissance qui les avait asservis jusqu'alors était bien tombée et morte, qu'elle était détruite pour toujours[73]. Les preuves ne manquent pas pour montrer qu'Alexandre, en donnant l'ordre de mettre le feu[74] aux lambris de cèdre du palais royal, n'agissait pas sous l'influence d'un moment de surexcitation, mais avec calme et après réflexion. Parménion avait été d'un autre avis ; il avait conseillé au roi d'épargner le superbe édifice qui était maintenant sa propriété, et de ne pas froisser les Perses en détruisant les monuments de leur ancienne grandeur et de leur magnificence d'autrefois ; mais le roi pensa que la mesure qu'il avait en vue était utile et nécessaire. Voilà comment une partie du palais de Persépolis s'écroula dans les flammes ; puis le roi donna l'ordre d'éteindre le feu[75].

Peut-être cet incendie du palais fit-il partie des fêtes d'une sorte d'intronisation qu'Alexandre semble avoir célébrée. On raconte que Démaratos de Corinthe, lorsqu'il vit Alexandre assis sur le trône du Grand-Roi et sous le baldaquin doré, s'écria : De quelle joie ne sont-ils pas privés, ceux qui n'ont pas assez vécu pour voir un tel jour !

On doit encore prendre en considération un second peut-être, qui n'est pas sans importance pour juger sous tous les points de vue Alexandre et sa conduite.

Ce qui se passa à Persépolis était comme la déclaration solennelle que la puissance des Achéménides avait cessé d'exister et la prise de possession formelle du trône déclaré vacant ; on doit donc se demander si c'était enfin, ou si c'était déjà le moment de prononcer, sous une forme symbolique aussi significative, l'irrévocable mort du passé, et d'exécuter la sentence. Si la bataille de Gaugamèle avait définitivement brisé la puissance des Perses, pourquoi Alexandre avait-il attendu une demi-année pour accomplir un acte auquel la ville cosmopolite de Babylone ou celle de Suse, qui servait de résidence royale, se seraient tout aussi bien prêtées que Persépolis ? ou bien, s'il l'avait différé parce qu'après cette victoire, après la prise de Babylone et de Suse, ce qu'il avait accompli ne lui semblait pas encore suffisant, l'occupation militaire et politique de la Perse proprement dite était-elle donc un fait d'une si grande importance, alors que la Médie avec Ecbatane était encore aux mains de Darius, qui gardait ainsi et les vastes territoires du nord et de l'est du royaume, et le plus court chemin pour gagner le Tigre, et la grande route royale de Suse à Sardes, et la possibilité pour une armée formée en Médie avec les masses des cavaliers de l'Orient de couper la ligne si longue et si peu gardée qui tenait Alexandre en communication avec les satrapies de l'ouest et avec l'Europe ?

Les documents que nous avons sous les yeux ne sont pas de telle nature que nous puissions nous attendre à y trouver tout ce qui est essentiel ; ils sont assez prolixes lorsqu'il s'agit de porter un jugement moral sur Alexandre ; ils nous donnent à peu près assez de détails sur ses opérations militaires pour nous en faire connaître l'enchaînement sommaire ; mais sur ses actes politiques, sur les motifs qui le déterminaient et sur le but qu'il voulait atteindre, ils ne nous disent rien ou presque rien : c'est sur la foi des informations qu'ils nous donnent qu'on a pu se figurer qu'Alexandre avait passé l'Hellespont avec le plan très simple de marcher jusqu'au fleuve encore inconnu du Gange et jusqu'à la mer, non moins inconnue, où il se jette à l'Orient.

La réponse qu'Alexandre, après la bataille d'Issos, avait faite aux propositions tout à la fois mesquines et orgueilleuses du Grand-Roi montre qu'il croyait un traité de paix possible ; elle avait indiqué sous quelle forme et sur quelle base. La prétention qu'il émettait dans cette réponse résultait des circonstances et de l'ensemble des faits historiques qui avaient précédé. Les prédécesseurs de Darius avaient jadis contraint le roi de Macédoine à se soumettre à leur souveraineté, à être leur satrape ; ils avaient exigé des États helléniques la terre et l'eau ; ils n'avaient pas cessé de se considérer comme les maîtres-nés des Hellènes et des Barbares de l'Europe ; dans la paix d'Antalcidas et en vertu de cet acte, ils avaient donné aux États helléniques des ordres imposant l'obéissance ; tandis que le roi Philippe combattait contre Périnthe et Byzance, ils avaient, sans aucun égard, envoyé des troupes contre lui, comme s'il ne tenait qu'a eux d'étendre la main sur le monde hellénique et de s'interposer quand et comme il leur plaisait. La prétention à la « monarchie de l'Asie » était innée chez les Perses, et ils étendaient cette prétention à la suzeraineté jusque sur le monde hellénique, de sorte que le but de la guerre en vue de laquelle Alexandre s'était fait le généralissime des Macédoniens et des Hellènes ne pouvait avoir d'autre but que de mettre, pour toujours et d'une façon radicale, un terme à cette prétention du Grand-Roi. Après la bataille d'Issos, Alexandre n'avait opposé aux propositions de Darius qu'une seule et unique exigence : la reconnaissance que ce n'était plus Darius, mais Alexandre qui était maître et roi de l'Asie[76] ; pour obtenir cette reconnaissance, il était prêt à faire des concessions à son adversaire vaincu, à lui accorder, telle est à peu près l'expression, toutes les demandes dont celui-ci lui montrerait la justice[77] ; au cas où il refuserait cette reconnaissance, il pouvait s'attendre à une nouvelle bataille. Placé dans une telle alternative, Darius avait préféré continuer la lutte ; il avait perdu la seconde grande bataille, et avec elle le large territoire qui s'étend depuis la mer jusqu'à la chaîne de montagnes qui forme la frontière de l'Iran. Ne devait-il pas être convaincu maintenant qu'il était incapable de se mesurer avec la puissance d'Alexandre ? Est-ce que chaque pas fait en avant par Alexandre ne montrait pas qu'il était bien en fait ce qu'il voulait être officiellement, seigneur et maître en Asie, et qu'il n'y avait plus de puissance capable de l'empêcher de fair6 ce qu'il voulait ? Darius pouvait-il douter encore qu'il lui fallait plier et faire sa soumission s'il voulait encore sauver quelque chose et recouvrer les gages, si chers pour lui, qui étaient entre les mains de son adversaire victorieux ?

Après la journée de Gaugamèle, Alexandre a dû s'attendre à voir Darius lui envoyer des ambassadeurs pour lui soumettre des propositions plus acceptables que celles faites après la bataille d'Issos et s'incliner devant le fait. accompli ; il est possible même que le roi, ne trouvant pas convenable de prendre directement l'initiative, ait fait comprendre à la reine-mère, à la prière de laquelle il avait pardonné aux Uxiens, qu'il était disposé à prêter l'oreille à des offres pacifiques venant de son fils. Maintenant encore, il pouvait être dans l'intention d'accorder à son adversaire vaincu, en échange de la reconnaissance du transfert effectif de la puissance, une paix qui lui eût fait recouvrer un royaume, des sujets et sa famille. Ce qu'Alexandre possédait, cette étendue de territoire allant de la mer à la ceinture de montagnes qui enclot l'Iran, formait un ensemble considérable et même, sous le rapport de la population, un tout suffisamment homogène, assez grand et assez riche pour que ce territoire, réuni en un royaume avec la Macédoine et la Grèce, fût la puissance maîtresse de l'Asie, ce royaume étant de plus, par ses côtes, assez voisin de l'Occident pour avoir encore l'empire de la Méditerranée, dont on avait posé, en fondant Alexandrie, la première assise et la pierre angulaire. Un traité de paix en ce sens aurait scellé l'œuvre des armes victorieuses par l'acquiescement de celui qui avait succombé sous leurs coups.

Telle est la ligne hypothétique qu'il semble convenable de tracer pour marquer la lacune qui existe dans nos documents ; les événements qui eurent lieu à Persépolis prennent un caractère plus accentué, si l'on complète ainsi cette lacune par la pensée. Alexandre ayant désiré recevoir des propositions de paix, les ayant attendues pendant des mois, et ces propositions n'étant pas venues même après la chute de Suse, même après que les défilés persiques eurent été forcés, après l'occupation des antiques cités royales, il n'y avait plus qu'à abandonner enfin l'espoir d'arriver à une solution par voie de traité, et à accomplir l'acte par lequel la puissance des Achéménides était déclarée déchue et la prise de possession du trône d'Asie proclamée.

Telle était la sentence que devaient exécuter les prochaines opérations militaires.

 

 

 



[1] C'est le récit de Plutarque (Alex., 30. De fort. Alex., II, 6), enjolivé encore par Quinte-Curce (IV, 10, 34). Diodore le connaissait déjà, comme on s'en aperçoit en lisant le passage où il relate la mort de la reine (XVII, 54) un peu avant la bataille de Gaugamèle, car c'est là aussi que Quinte-Curce place son récit. Le fond doit être de Callisthène, amplifié ensuite par Clitarque. Arrien en parle aussi (IV, 20, 1), et la formule qu'il emploie indique qu'il ne puise pas dans Ptolémée et Aristobule : il ne dit mot de la grossesse et de la mort de Statira ; l'eunuque s'est enfui peu de temps après la bataille d'Issos. C'est seulement vers ce temps que pourrait se placer cette mort dans les douleurs de l'enfantement, qui, présentée comme elle l'est par les amateurs de rhétorique, se moque absolument de la chronologie.

[2] ARRIAN., III, 8, 1 sqq.

[3] CURT., IV, 9, 4. L'effectif indiqué ci-dessus pour l'armée perse est celui que donne Arrien (III, 8, 6).

[4] Quinte-Curce (IV, 5, 3) dit d'Alexandre, en automne 332 : prætores quoque ipsius egregii duces pleraque invaserant. Calas Paphlagoniam, Antigonus Lycaoniam, Balacrus Hydarne Darii prætore superato Miletum (codd. II. duos militum). Le même auteur (IV, 1, 37) nous apprend que Milet avait déjà été rançonnée par Pharnabaze.

[5] Mitylenem, quam Chares Atheniensis nuper occupatam duorum millium Persarum præsidio tenebat... urbe tradita pactus ut incolumi abire liceret Imbrum petit (CURT., IV, 5, 20). Cf. ARRIAN, III, 2, 6. Plutarque ( Vit. X Oratt. [Hyperid., § 3]) rapporte que Charès s'en alla au Ténare.

[6] Quinte-Curce (IV, 8, 15) est seul à parler de cette expédition dirigée ad liberandam Cretam, et il en parle comme si elle avait eu lieu après le départ d'Égypte. Comme Alexandre envoie de Tyr des ordres d'un caractère général (ARRIAN, III, 6, 3) et que Hégélochos était le commandant en chef de la flotte (III, 2, 26), il est probable que c'est celui-ci qui envoya Amphotéros en Crète avant de se rendre à Alexandrie (à la fin de l'automne 332).

[7] ARRIAN, III, 2. CURT., IV, 5 et 8. Le procès de l'affreux tyran d'Érésos, Agonippos, est mentionné dans une inscription (ap. CONZE, Reise auf der Insel Lesbos, p. 36) déjà citée plus haut.

[8] PLUTARQUE, Alex., 3.

[9] Itiner. Alex., 18.

[10] CURT., IV, 7, 9. — DIODORE, XVII, 49.

[11] D'après Ptolémée, c'étaient deux serpents : naturellement, il n'entend pas par ses δράκοντας δύο φωνήν ίέντας des serpents parlants. L'expression φωνή dans le sens de συριγμός est correcte, comme on le voit par Aristote ή φωνή ψόφος τις έστίν έμψύχου (Hist. Anim., IV, 9).

[12] DIODORE, XVII, 51. CALLISTHÈNE, fr. 36, ap. STRABON, XVII, p. 814. PLUTARQUE, Alex., 27.

[13] Aristobule dit qu'Alexandre est revenu par le même chemin : Ptolémée, au contraire, affirme qu'il a pris directement la route de Memphis. Le renseignement donné par Ptolémée doit être plus exact, car à ce moment, après le traité avec Cyrène, un détour par Parætonion et Alexandrie aurait été sans utilité aucune.

[14] D'après Plutarque, Quinte-Curce et Diodore.

[15] BRUGSCH, König Dareios Lobgesang im Tempel der grossen Oase von El-Khargeh (in Gött. Gel. Anzeig., 1877, n° 6), article en tête duquel il y a quelques mots d'explication.

[16] Ce sont les chiffres donnés par Arrien (III, 5, I) : seulement, 400 mercenaires envoyés par Antipater sous la conduite de Ménidas auraient été un bien minée renfort, et à la bataille de Gaugamèle, ce n'est pas de l'infanterie mais des cavaliers que commande Ménidas. En revanche, on rencontre dans la même bataille, à l'aile droite et sous les ordres de Cléandros, un corps de άρχαΐοι καλούμενοι ξένοι auquel correspond à l'aile gauche le corps des Thraces de Sitalcès, fort peut-être de 4.000 hommes. Il y a lieu d'admettre, dans le texte susvisé d'Arrien, une lacune où il était question de ces ξένοι de Cléandros et peut-être d'autres troupes encore. Ce n'est pas à ce renfort qu'il faut rapporter, comme on l'a fait, le passage où Quinte-Curce (IV, 6, 31) dit qu'aussitôt après l'arrivée du roi à Péluse (nov. 332), Amyntas fut envoyé en Macédoine avec sept trirèmes ad inquisitionem novorum militum. Cet Amyntas est le fils d'Andromène, le stratège du régiment de phalange que Simmias commandait à sa place à Gaugamèle (ARRIAN, III, 11, 9).

[17] ARRIAN., III, 5. Cf. JUSTIN., XIII, 4. Si différent que soit le régime établi alors en Égypte de celui des Lagides, il faut expliquer celui-là par celui-ci. Cléomène est le préposé έπί τών προσόδων de tous les nomes : sa fonction et plus encore son habileté lui valurent bientôt dans sa satrapie d'Égypte une influence immense, dont on ne s'aperçut que trop six ans plus tard.

[18] ARRIAN, III, 6, 1.

[19] PLUTARQUE, Alex., 29. Cf. GRYSAR, De Græc. trag. Demosth. ætat., p. 29.

[20] C'est ainsi que s'appelle le vaisseau sacré d'après les inscriptions (BÖCKH, Urkunden des Seewesens). Dans un document antérieur à la CVIe Ol. (ibid., IV, c. 35), le vaisseau sacré est encore une trirème ; dans d'autres, antérieurs à Ol. CXIII, 3 (ibid., XIII, a. 62. XVI, c. 155), elle est qualifiée de τετρήρης ou quadrirème.

[21] On trouve dans Arrien (III, 8, 8) άντί δέ τοΰ Άρίμμα, tandis que précédemment (II, 13, 7) c'est Μένων ό Κερδίμμα qui est nommé stratège de Syrie. C'est évidemment de ce Ménon qu'Arrien veut parler ici : il a dû écrire άντί δέ τοΰ Μένωνος τοΰ Κερδίμμα.

[22] CURT., IV, 5, 10 : 8, 10.

[23] Sur Thapsaque et la ville de Nicéphorion, fondée non loin de là par Alexandre, près de la Rakka actuelle, on trouvera des détails plus précis dans l'Appendice du troisième volume, au cours de l'Étude sur les villes fondées par Alexandre. D'après Arrien (III, 7, 1), Alexandre est arrivé à Thapsaque en Hécatombæon, sous l'archontat d'Aristophane, c'est-à-dire entre le 12 juillet et le 10 août 331.

[24] Le passage d'Arrien (III, 7, 2), a été complété fort judicieusement d'après Quinte-Curce (IV, 9, 7) par SINTENIS.

[25] BARBIÉ DU BOCAGE a signalé Mossoul comme le lieu où Alexandre franchit le Tigre : il n'a pas réfléchi que, d'après Arrien, Alexandre a encore fait quatre jours de marche à partir de cet endroit pour atteindre l'ennemi, tandis que Gaugamèle n'est qu'à quelques heures à l'est de Mossoul Ces quatre jours de marche mènent à peu près à Bedzabde, place située sur le Tigre, souvent citée par les anciens, et dont l'importance est indiquée par la localité actuelle de Djézireh, à 20 milles au-dessus de Mossoul.

[26] La date est déterminée d'une façon sûre par la mention de l'éclipse de lune (ARRIAN., III, 6, 1) qui est survenue dans la nuit du 20 au 21 septembre (IDELER, Handb. der Chronologie, I, p. 347).

[27] Quinte-Curce et Diodore ajoutent encore quantité de détails, par exemple, que les cavaliers fugitifs ont incendié les villages (cf. POLYÆN., IV, 3, 18) : c'est dommage que tout cela ne s'accorde pas très-bien avec la situation de l'Euphrate et du Tigre.

[28] Le plan du champ de bataille de Gaugamèle a été dressé pour la première fois par FELIX JONES dans sa Map of the country of Niniveh (1852), puis en 1876 par l'ingénieur autrichien CZERNIK (in Petermanns Mittheilungen, Ergänzungsheft, II, p. 75). La carte de Czernik donne, pour les cours d'eau voisins de Kermélis, un tracé qui s'écarte sur bien des points de celui de Jones. C'est le nouveau plan qui a été suivi dans le récit de la bataille. La route ordinaire des caravanes va en ligne à peu près droite d'Erbil dans la direction de l'ouest, franchit le chaînon peu élevé mais sillonné de défilés nombreux du Dehir-Dagh et arrive au Zab (Zarb-el-Kebir), l'ancien Lycos, large et abondante rivière que l'on passe à Eski-Kelek : de là, après avoir franchi encore la crête pierreuse de l'Arka-Dagh, on descend vers le lit rocailleux du Ghazir. De l'autre côté de ce cours d'eau, qu'on traverse à Zara-Khatoun, on arrive, après une courte montée, à une large plaine qui s'étend à perte de vue (RICH., Narrat., II, p. 23) : c'est l'equitabilis et vasta planities de Quinte-Curce (IV, 9, 10). A dix kil. de Zara-Kbatoun, on trouve Kermelis (Kermelès, village chrétien, d'après PETERMANN, op. cit., II, p. 323), au bord d'un ruisseau qui descend du Mekloub-Dagh et va se jeter dans le Tigre. Treize kil. plus loin, on arrive au village d'Abou-Zouaga, assis dans une faible dépression que traverse un ruisseau coulant dans la direction du sud pour rejoindre celui de Kermelis. A moitié chemin entre les deux villages et un peu plus au nord se trouve Bœrtela (Bertelli d'après Petermann, et ordinairement Bartoli), sur une éminence qui fait corps avec le massif du Mekloub-Dagh situé au nord. Le chemin suivi par Petermann à partir du Ghazir passait un peu plus au nord, entre Kermelês à gauche et Derdjille (Terdjila) à droite, par Djakulle (Chaakouli) et, laissant Bertilli (Bœrtela) sur la gauche, se dirigeait par Khazne-Tepe (Hazna) sur Mossoul. D'Erbil, une autre route plus commode mais un peu plus longue contourne le Dehir-Dagh au sud, en suivant la rivière d'Erbil jusqu'au confluent du Ghazir et du Zab (Lycos) à Vardak, puis remonte le plateau jusqu'à Kermelis, qui est de 20 à 30 mètres au-dessus du niveau du Zab à Vardak. Ce sont là les points principaux du champ de bataille.

[29] D'après les indications d'Arrien (III, 8, 7 et VI, 11, 5), Darius campe à Gaugamèle sur le Boumodos, qui est, d'après l'estimation la plus forte, à 600, et d'après la plus faible à 500 stades d'Arbèles (ARRIAN., VI, 11, 5). et le même Arrien rapporte (III, 15, 5) que, du champ de bataille à Arbèles, l'ennemi a été poursuivi à peu près durant 600 stades. Par conséquent, le Boumodos, sur les bords duquel se trouve Gaugamèle, ne peut pas être le Ghazir, et la direction qu'a prise la poursuite ne peut pas être la route d'Erbil par Zara-Khatoun et Eski-Kelek , attendu que par ce chemin, d'après NIEBUHR et KINNEIR (Persia, p. 152), la distance n'aurait été que de 6 milles ou 240 stades. Si l'on identifie Kermelis avec Gaugamèle et le ruisseau qui y coule (Hazna-Déré) avec le Boumodos, on arrive à une distance qui, en y ajoutant 1/6 pour les détours, est de 450 stades. D'autre part, Quinte-Curce (IV, 9, 8) fait marcher les Perses l'espace de 80 stades entre le Lycos et le Boumodos : or, cette indication ne se vérifie nulle part entre le Zab et le Ghazir, tandis qu'elle s'applique très bien à la distance entre Vardak et le ruisseau de Kermelis. Du reste, Darius n'aurait pas pu déployer son armée dans la vallée encaissée et pierreuse du Ghazir, et, d'après Arrien (III, 8, 7), Gaugamèle était έν χώρω όμαλώ πάντη.

[30] Ce camp peut avoir été assis au nord de la petite rivière de Hasser, qui coule dans la direction du sud-ouest, au pied des collines formées par les ruines de Khorsabad, et va se jeter dans le Tigre.

[31] Ce pli de terrain qui va jusqu'à Abou-Zouaga est exactement à 60 stades de Kermelis. La localité rencontrée à 30 stades plus loin doit être Bœrtela.

[32] Si Darius a réellement fait placer devant sa ligne de bataille ces engins, chausse-trapes, herses, chevaux de frises, etc. (murices, CURT., III, 13, 36. — τρίβολοι, POLYÆN., IV, 3, 17), son intention doit avoir été de rendre impossible sur certains points l'attaque de l'ennemi, et de prendre lui-même l'offensive sur les points où étaient rangés les éléphants et les chars armés de faux. En ce cas, le παράγειν sur la droite exécuté par Alexandre aurait eu pour but d'attirer les Perses hors de leur position ainsi couverte, et l'άντιπαργειν des Perses (ARRIAN, III, 13, I) indiquerait qu'il y a réussi. En effet, c'est le satrape Bessos à l'aile droite et Mazæos à l'aile gauche des Perses qui ont commencé l'attaque.

[33] Arrien semble avoir omis ici les Ariens, qu'il mentionne dans son premier catalogue (III, 8) : les Indiens montagnards qu'on y trouve cités devaient être placés à côté des Arachosiens et sous les ordres de leur satrape. Arrien assure (III, 11, 1), d'après Aristobule, qu'on trouva plus tard parmi le butin le plan écrit de l'ordre de bataille des Perses.

[34] PLUTARQUE, Alex., 32. ARRIAN, III, 10, 1.

[35] C'était un des derniers jours du mois Boédromion, le mois que désignait la prophétie d'Aristandros.

[36] DIODORE, XVII, 57.

[37] Les expressions d'Arrien font voir, à n'en pas douter, que les ξένοι en question (ARRIAN, III, 13, 3) sont ceux de Ménidas, qui se joignent aux Péoniens pour faire une nouvelle charge.

[38] Plutarque (Alex., 32), décrivant en détail l'équipement, épée, casque, etc. que portait Alexandre ce jour-là, dit que le roi attendit le moment de faire la trouée pour monter Bucéphale, qu'il ménageait à cause de son âge.

[39] PLUTARQUE, Alex., 32. Polyænos (IV, 6) raconte la chose un peu différemment. Parménion fait savoir que le camp est en danger et qu'il faut sauver les bagages : le roi répond qu'il ne faut pas déranger pour cela l'ordre de bataille ; que battu on n'a phis besoin de bagage, vainqueur on aura le sien et celui de l'ennemi.

[40] Ce qui le prouve, c'est que Cœnos et Ménidas sont blessés à ce moment.

[41] ARRIAN, III, 15, 2. Quand Arrien (III, 15, 6) dit que la perte totale des Macédoniens a été ές έκατός μάλιστα, il est évident que ce chiffre est inexact. Quinte-Curce (IV, 6, 27) dit : minus quam CCC desiderati sunt : Diodore (XVII, 61) estime les pertes ές πεντακοσίους, et il est probable que les copistes d'Arrien ont écrit ρ' au lieu de φ'.

[42] Plutarque (Alex., 31) place la bataille au onzième jour après l'éclipse de lune (20/21 sept.), par conséquent au 1er octobre : dans la Vie de Camille (§ 19), il dit que la bataille a été livrée le cinquième jour avant la fin de Boédromion, ce qui prouve que le mois Boédromion finissait cette année-là au 5 octobre, et non pas, comme l'indiquent les tables d'IDELER, au 7 octobre. Comme, d'après Arrien (III, 7, 8), Aristandros interprétant l'éclipse prédit que la bataille aura lieu le même mois, il est à croire que le mois macédonien coïncidait cette année-là avec le mois athénien. Ce que dit plus loin Arrien (III, 15, 7), à savoir que la bataille s'est livrée en Pyanepsion, est ou bien une faute de calcul, ou une faute de copiste. Cf. IDELER, Handb. der Chronol., I, p. 347. Dans les récits qui procèdent de Clitarque, la bataille est toujours appelée bataille d'Arbèles.

[43] Suivant Plutarque (Alex., 34), Alexandre a pris après cette bataille le titre de βασιλεύς τής Άσίας, offert des sacrifices solennels et distribué de riches présents ; il a envoyé aux Hellènes des messagers portant que tous les tyrans devaient être destitués et toutes les villes rendues autonomes ; il aurait donné l'ordre de reconstruire la ville de Platée, et envoyé une part de butin aux Crotoniates parce qu'ils avaient jadis pris part à la bataille de Salamine. Plutarque ne dit pas à quelle source il a puisé ces renseignements, dont quelques-uns sont prodigieux.

[44] H. RAWLINSON (Notes of a Journey dans le Journal of the Royal geogr. Society, 1840, X, 1, p. 23 sqq.) indique une route d'Arbèles à Ouchney, au S.-O. du lac Ourméa, qui pourrait bien être le chemin suivi par le Grand-Roi dans sa fuite.

[45] CURT., V, 3, 17. DIODORE, XVII, 56. ARRIAN, III, 18.

[46] Ou plus exactement : en dedans de la première terrasse. La route qu'a prise Alexandre est aujourd'hui déterminée avec plus de précision par les renseignements dus à CZERNIK (in A. Petermanns Ergänzungsheft, Nr. 44, 1875) et à H. PETERMANN, Reise, II, p. 312-321. Le quatrième jour après son départ d'Arbèles, Alexandre est arrivé à Mennis (Plutarque dit Ecbatane) où se trouvaient des sources de bitume (CURT., V, 1, 16). Kerkouk n'est qu'à vingt heures et Dous-Khourmatou à trente-cinq heures environ d'Arbèles : par conséquent, la dernière localité est peut-être la Mennis antique, car Hêt, où se trouvent également des sources de bitume, est trop loin pour qu'Alexandre ait pu y arriver en quatre jours (NIEBUHR, II, p. 349). Strabon (XVI, p. 737) trace l'itinéraire suivant : d'abord Arbèles, puis le mont de la Victoire, comme l'appela Alexandre (Qaraqôsch dans H. PETERMANN, au S.-O. d'Erbil), puis le passage du Capros (le Petit-Zab à Alton-Koupri), puis les sources de naphte (celles de Kerkouk d'après CZERNIK, p. 44), puis Sardacte, château de Darius fils d'Hystaspe (probablement Toùz-Khourmatli, où Czernik a vu sur un rocher à pic les ruines colossales d'un châteauun édifice tout à fait monumental), puis le fleuve Cyparisson (sans doute le Kifri, ou plutôt le Nahrin, dans lequel se jette le Kifri), enfin ή τοΰ Κάπρου (?) διάβασις ήδη συναπτοΰσα Σελευκεία καί Βαβυλώνι, par conséquent la Diala, ou, comme l'appelle Isidore Charax, la Silla. D'Arbèles à Babylone, il y a de 60 à 65 milles : l'armée a pu arriver à Babylone à la fin d'octobre.

[47] CURT., V, 1, 43. DIODOR., VII, 64. Agathon avait avec lui 700 hommes d'après Diodore ; 700 Macédoniens et 300 mercenaires d'après Quinte-Curce. Sur ce personnage, voyez BÖCKH, C. I. Græc., I, n° 105. Il est bon de noter, ne fût-ce que comme mesure d'évaluation, ce que disent Diodore et Quinte-Curce des gratifications faites aux troupes sur le butin : chaque cavalier reçoit 600 drachmes ; la cavalerie des alliés 500 drachmes par homme ; chaque Macédonien de la phalange 200 drachmes ; chaque mercenaire la solde de deux mois : quel était le montant de la solde, c'est ce que nous ignorons.

[48] Comme il s'agit surtout du Trésor de Suse, ce Philoxénos pourrait bien être le Trésorier général de l'Asie-Mineure : du moins, nous ne connaissons pas d'autre Philoxénos dans l'armée d'Alexandre.

[49] D'après Diodore (XVII, 65), certains auteurs racontaient que Aboulitès avait reçu de Darius l'ordre de se rendre, lui et les trésors de Suse, aux Macédoniens, afin d'arrêter Alexandre et de se donner ainsi le temps de fuir et de faire de nouveaux préparatifs. Le stratagème eût été assez étrange. Cf. CURT., V, 2, 8.

[50] D'après Quinte-Curce et Diodore, Alexandre fait reposer ses troupes dans la plaine de Sitacène sur la route de Suse, pour leur donner le temps de se remettre des orgies et des excès de boisson qui avaient failli tuer l'armée à Babylone. Il faut avouer qu'on n'avait pas beaucoup de temps de reste, si la grande armée voulait faire soixante milles en vingt jours.

[51] ARRIAN, III, 16, 7. D'après Strabon (XV, p. 728. 731), les uns parlaient de 40.000, les autres de 50.000 talents. Quinte-Curce (V, 2, 11) dit : L milia talentum argenti non signali forma, sed rudi pondere ; cf. Plutarque, Alex., 36.

[52] Les renseignements relatifs aux recrues amenées à Suse pour compléter l'effectif de l'armée sont, comme toujours, si peu précis qu'on ne peut en tirer par voie de combinaison aucun résultat assuré. Arrien (III, 16, 10) se contente ici d'une expression générale. D'après Diodore (XVII, 65) et Quinte-Curce (V, 1, 40), il y avait en fait de Macédoniens 6.000 hommes de pied et 500 cavaliers, plus 600 cavaliers thraces, 3.500 fantassins thraces (Τραλλεεΐς dans Diodore), 4.000 mercenaires et près de 1.000 cavaliers (Quinte-Curce dit 380) recrutés dans le Péloponnèse, sans compter 50 jeunes nobles Macédoniens πρός τήν σωματοφυλακίαν.

[53] D'après l'expression d'Arrien (III, 16, 11), on est autorisé à penser que les renforts qui arrivent du pays ne sont pas des corps tout formés, mais des recrues qui sont incorporées aux régiments mobiles levés dans le même canton. Par conséquent, on devait avoir laissé au pays les τάξεις de certains cantons, et ces régiments de dépôt y étaient complétés κατά έθνη, tout comme les six régiments mobiles (d'Elymiotide, de Tymphæa, des Lyncestes-Orestes, etc.) et les huit escadrons (d'Amphipolis, de Bottiée, etc.). Il n'est plus possible de savoir si plus tard, lors de l'expédition dans l'Inde, quelques-uns des régiments restés au pays n'ont pas été mobilisés et expédiés à la suite de l'armée.

[54] ARRIAN, III, 16, 9. Quinte-Curce (V, 2, 16) donne seul l'effectif des troupes : il donne le titre de phrourarque à Xénophilos, qui en tout cas l'a été plus tard (DIODORE, XIX, 17).

[55] DIODORE, XVII, 67.

[56] On rencontre à cet endroit, dans la première édition de l'ouvrage, une discussion sur les fleuves de la Susiane dont les résultats ont été en partie confirmés, en partie rectifiés par les nouvelles explorations, surtout celles du baron BODE et de LOFTUS. Je me contente de renvoyer à KIEPERT (Monatsber. der. Berl. Akad., 1857, p. 123) qui a démontré l'identité admise par moi du Choaspe et du Kerkah moderne, et à SPIEGEL (Eranische Alterthumskunde, II, p. 623). Il y a, au sujet de ces cours d'eau, un système différent, celui qu'expose MENCKE (Die Geographie von Susiana, in Fleckeisens Jahrbb. LXXXV [1862], p. 545 sqq.). Le point qui reste encore le plus douteux, c'est la question de savoir si le Yerahi et le Tab se réunissent ou si, comme l'indique une carte toute récente de KIEPERT, ils se jettent séparément à la mer, si c'est le Tab ou le Yerahi qui est l'Arosis, Oroatis (Aurvaïti) des anciens.

[57] C'est l'opinion de KINNEIR (Geogr. Mem., p. 72) qui a lui-même parcouru le chemin : this plain (celle de Babehan) is separated from the valley of Ram Hormuz by a pass, which I conjecture to be that of the Uxians. Le baron BODE (Travels in Luristan and Arabistan, 1845, II, p. 358) a cru retrouver les défilés des Uxiens à Mal-Amir, à 12 milles environ à l'est de Dizfoul, sur un affluent du Kouran. Il ne faut pas songer à invoquer à l'appui de ce système le quartis castris ad... Pasitigrim pervenit de Quinte-Curce ou le texte de Diodore. NÖLDEKE (Nachrichten der Götting. Gesellsch. der Wiss., 1874, n° 8) a montré comment les trois langues qui se rencontrent dans la Susiane ont produit dans la deuxième série des inscriptions cunéiformes les noms identiques de Suse, Uxiens, Cosséens — Elam, Elymaïde-Afarti.

[58] Arrien (III, 18, 2) dit que Parménion a marché en avant avec les troupes pesamment armées et le train. Il ne peut entendre par là que la grande route qui a été maintes fois parcourue par des voyageurs modernes et que décrit exactement Chereffeddin, à propos de l'expédition de Timour en 1403. Le baron Bode, venant de Shiras par Kazeroun, n'a rejoint cette grande route qu'à Fahiyan, et il décrit la petite plaine de Sha-'b-bevan, qui va jusqu'à Kelah-i-Sefid. Suivant lui, il y a de Shiras à Babehan par Kazeroun 51 milles, et par Kelah-i-Sefid 37 milles (BODE, op. cit., I, p. 189).

[59] La route de Babehan à Tang-i-Tekab est décrite, par STOCQUELER (Pilgrimages, II, p. 211), qui s'est dirigé ensuite du côté du nord. Quant à un prolongement du côté de l'est, jusqu'à Basht, à 12 farsangs de Kelah-i-Sefid, nous n'avons sur ce point, que je sache, aucun renseignement émanant de voyageurs modernes ayant vu les lieux. La carte dressée par Kiepert d'après le livre du professeur HAUSSENECHT (Routen im Orient), carte que Kiepert a eu la bonté de me communiquer en épreuves, permet de reconnaître à peu près la direction de cette route de Basht sur la terrasse semée de villages qui s'étend derrière le Kouh-i-Dib, montagne haute de 10.400 pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette même carte indique la route adoptée ci-dessus dans le texte, route par laquelle, en partant de Fahiyan, on peut contourner au nord Kelah-i-Sefid. Au-delà de Kelah-i-Sefid, on rencontre (d'après KINNEIR, p. 73) un petit plateau de 3 ½ milles anglais de longueur ; puis viennent les défilés de Loucreab, passages longs et difficultueux, mais pourtant, à ce qu'il semble, mal disposés pour la défense. On trouve un examen critique des diverses voies qu'Alexandre a pu prendre dans l'ouvrage de ZOLLING (Alexanders des Grossen Feldzug in Centralasien, 2e édit. 1875) : l'auteur arrive à un résultat qui ne m'a pas convaincu.

[60] ARRIAN, III, 17, 1. Quinte-Curce et Diodore confirment ici l'exactitude du nom donné au fleuve, en ajoutant, il est vrai, l'absurde quartis castris. Arrien parait appeler Pasitigris le Kouran, même avant sa jonction avec le Dizfoul, et pays des Uxiens la plaine qui s'étend par-delà

[61] Par conséquent, jusqu'à ce col, l'armée tout entière reste indivise : le roi tourne les défilés par une marche sur la gauche exécutée de nuit à travers les montagnes. On peut supposer que ce détour à gauche s'est effectué au lieu que Chereffeddin appelle Yaezan (suivant l'orthographe adoptée par BODE, op. cit., II, 333), le Yarsoun de KINNEIR, à cinq farsangs de Babehan.

[62] ARRIAN., III, 17. Quinte-Curce (V, 3, 4) appelle Madates... ejus regionis præfectus, ce qui veut dire que les Uxiens de la plaine, sujets de l'empire, lui obéissaient et qu'actuellement les Uxiens libres de la plaine avaient consenti à marcher sous ses ordres : voilà pourquoi Quinte-Curce (non Madati modo ignovit, etc., V, 3, 16) dit qu'ils étaient gouvernés par le satrape de Susiane. D'après Arrien (Ind., 40), le roi essaya d'habituer ces tribus de pâtres à l'agriculture et leur bâtit des villes dans les montagnes.

[63] Il résulte de ce passage d'Arrien (III, 18, 1) que les hoplites macédoniens des τάξεις étaient moins pesamment armés que les σύμμαχοι et les μισθοφόροι : par un autre passage (III, 23. 3), où il est dit qu'on choisit parmi les phalangites macédoniens les κουφότατοι, on voit qu'ils n'étaient pas tous aussi pesants, et c'est dans l'armement que doit être la différence.

[64] ARRIAN, III, 18, 2. Diodore (XVII, 68) dit : έπί τάς Σουσιάδας καλουμένας πύλας, et Quinte-Curce (V, 3, 17) de même : angustias quas illi Susidas pylas vocant.

[65] πεμπταΐος (DIODORE, XVII, 68) : quinto die (CURT., V, 3, 17). De Babehan à Kelah-i-Sefid il y a 35 farsangs, à peu près 27 milles. Cette route décrit vers le sud un arc considérable, dont la corde forme le chemin probable du roi et a par conséquent quelque chose comme 20 milles.

[66] Triginta fere stadia quœ remensi sunt (CURT., V, 3, 23). On trouve dans Polyænos (IV, 3, 27) le même chiffre, qui s'est métamorphosé en τριακόσιοι dans Diodore (XVII, 68). Ces mêmes auteurs, ainsi que Plutarque (Alex., 37), racontent en outre qu'un des prisonniers, un Lycien, fournit des renseignements sur les chemins qui traversent la montagne. Le camp d'Alexandre devait être dans la vallée de Sha-'b-bevan, que décrit BODE (op. cit., p. 243).

[67] Quinte-Curce (V, 4, 20) cite aussi Polysperchon. Comme le nom de ce dernier ne figure pas dans Arrien, on peut supposer qu'il était parti avec Parménion comme chef des hoplites les plus pesamment armés. Cependant le fait est trop douteux pour qu'on puisse édifier là-dessus de plus amples conjectures.

[68] ARRIAN., III, 18, 6. Je crois avec KIEPERT (Index de l'Arrien de Sintenis, s. v.) qu'il s'agit de l'Araxe (Bend-emir), fleuve que, d'après Strabon (XVII, p. 729), Alexandre πρός αύτή τή Περσεπόλει διέβη. Quant au Tab, il ne pouvait en être question que d'après les anciennes cartes, celles d'OUSELY, de KER PORTER, qui font remonter toute la route de Babehan dans la vallée du Tab, tandis que cette route, suivant des renseignements plus récents, franchit plusieurs torrents coulant vers le sud.

[69] C'est une expression qu'Arrien n'emploie nulle part ailleurs ; elle s'explique par le fait que les huit iles de la cavalerie étaient partagées chacune en deux loches, et l'ensemble de la cavalerie en quatre hipparchies, dont chacune contenait par conséquent quatre loches.

[70] CURT., V, 5, 2. DIODORE, XVII, 69. Le roi pouvait bien accorder à ses troupes surmenées un petit moment de repos (eodem loco quo hostium copias fuderat, castra communivit, CURT., V, 5, 1), attendu que la colonne détachée en avant-garde assurait la voie et le passage de l'Araxe.

[71] L'emplacement de Pasargade est toujours matière à discussion (cf. SPIEGEL, op. cit., II, p. 617). Les combinaisons d'OPPERT, exposées dans l'ouvrage de Spiegel, paraissent confirmées par l'énumération que fait Strabon (XVIII, p. 729) des cours d'eau franchis par Alexandre, car le Cyros, qui arrose Pasargade, y est cité avant l'Araxe (Bend-emir) : de même, lorsqu'Alexandre revient de l'Inde, il semble bien que Pasargade soit au sud de Persépolis. L'assertion de Pline (VI, 26, § 99 éd. Detlefs.) : flumen Sitioganus quo Pasargadas septimo die navigatur, est sans contredit le résultat de quelque erreur, attendu que pas un fleuve de ce pays n'est navigable de façon à pouvoir être remonté sept jours durant.

[72] D'après Diodore, Quinte-Curce et Plutarque (Alex., 37). Quinte-Curce (V, 6, 9) et Diodore (XVII, 71) estiment le total des trésors à 120.000 talents : Arrien (III, 18, 10) ne fixe pas de chiffre.

[73] Clitarque, le Ségur d'Alexandre, qui a fait des histoires avec un talent exceptionnel, mais aux dépens de l'histoire, ne tarit pas en anecdotes spirituelles sur cet hiver passé à Persépolis. Ces Grecs qui, vieillis, mutilés, marqués au fer rouge, pleins de honte et de désespoir, viennent à la rencontre du roi, l'ordre de mettre les habitants à mort, le festin du roi, enfin cette danseuse athénienne Thaïs, qui, surexcitée par la danse, prend un brandon sur l'autel et le lance dans le palais, entraînant à sa suite Alexandre et ses amis enivrés par les fumées du vin et la joie du triomphe, ce sont là autant de contes qui, puisés à la même source, ont été répétés par toute une série d'écrivains postérieurs, si souvent et avec une telle assurance qu'ils ont fini par prendre avec le temps un caractère de certitude historique.

[74] PLUTARQUE, Alex., 38. Arrien (III, 18, 11) dit que Parménion chercha à empêcher l'incendie. Il blâme aussi pour son compte l'acte d'Alexandre (III, 18, 12).

[75] C'est ce que dit expressément Plutarque (Alex., 38).

[76] ARRIAN, II, 4, 8-9.

[77] ARRIAN, II, 14, 8.