ESSAI SUR LES RAPPORTS DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE AVEC L'ÉTAT ROMAIN PENDANT LES TROIS PREMIERS SIÈCLES

 

DEUXIÈME PARTIE. — RAPPORTS DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE AVEC L'ÉTAT ROMAIN DE 96 A 180.

 

 

§ I. — LE RESCRIT DE TRAJAN.

 

L'État, à défaut du public lettré, avait fini par se rendre compte que l'Église chrétienne ne partageait point les aspirations de la synagogue juive ; mais, loin de lui en savoir gré, il commença par la mettre hors la loi, comme nous l'allons voir, tandis qu'il laissait à la nation israélite, vaincue, il est vrai, et dispersée, tous ses privilèges. La vérité exige donc que nous fassions précéder le traité de paix par une guerre sans merci, sinon sans trêve, dût-il plaire à quelques-uns de ne considérer les persécutions de Néron et de Domitien que comme des escarmouches. Le premier instrument authentique de l'état des hostilités est le rescrit de Trajan en réponse au rapport que Pline lui adressa, probablement d'Amisus, en 112, dans sa tournée administrative du Pont[1]. Ainsi l'ont pensé, après le perspicace jurisconsulte Baudouin[2], M. Aubé[3] et Overbeck lui-même[4]. Seul peut-être dans ces derniers temps, Wieseler se refuse à admettre que la situation du christianisme dans l'État ait été, suivant son expression[5], rendue objectivement plus défavorable par Trajan, autrement dit en français, que de ce prince date une loi expresse qui ordonne de frapper de la peine capitale les chrétiens fidèles à leur foi.

En effet, dans ce texte il pose trois règles dont nous n'avons ni à défendre, ni à contester la logique[6] : 1° il est interdit aux magistrats de prendre l'initiative des poursuites ; 2° le simple fait de professer le christianisme est punissable ; 3° les apostats doivent être absous. Voilà la jurisprudence fixée pour tout le second siècle, sans doute malgré l'empereur, qui a soin de protester qu'il ne veut pas définir d'une manière trop précise la question ni en apporter une solution générale. Sa répugnance d'ailleurs à user de décisions par rescrit nous est connue[7], et cependant, chose étrange, c'est à partir de lui que le courant de l'opinion juridique, l'emportant sur sa volonté, créa cette nouvelle source du droit. Il ne voulait pas que l'on invoquât à titre de précédent ce qui avait été statué, dans un cas donné, par faveur : le cas des chrétiens n'était guère favorable, néanmoins ils durent préférer à l'arbitraire de l'autorité centrale, ou provinciale, des formes certaines. Encore la première règle qui exigeait plus qu'une délation anonyme fut-elle constamment violée, soit par l'animosité personnelle des gouverneurs, soit par la haine populaire, malgré les réclamations des apologistes chrétiens. Ceux-ci, dans leurs plaidoyers, n'avaient garde d'incriminer les intentions de Trajan et cherchaient au contraire à se prévaloir de son caractère équitable contre sa loi même ; ce n'était du reste que justice de faire peser sur ses prédécesseurs la responsabilité de la persécution. Que dira en 172 l'évêque Méliton de Sardes à l'empereur Marc-Aurèle[8] ?

Seuls de tous tes prédécesseurs, Néron et Domitien, trompés par des gens envieux, ont voulu qu'on accusât la croyance chrétienne, et depuis eux jusqu'à nos présents calomniateurs a couru une injustifiable prescription de dénonciations fondées sur le mensonge. C'est afin de redresser une telle erreur que tes pieux ancêtres se sont opposés par plus d'un rescrit à toute innovation contre nous. Tertullien, vers 200, s'exprime de même au sujet des précédents introduits dans la législation par la cruauté de ces deux princes, précédents que, d'après lui, Trajan n'annula qu'en partie en prohibant la poursuite d'office[9]. Une telle explication des choses était vraie, mais incomplète. Si Trajan partageait moins que son légat certains préjugés du temps contre le christianisme[10], son rescrit ne présente pas seulement un côté prohibitif : la partie impérative laisse entrevoir une préoccupation religieuse autant que politique. Il savait avoir affaire à une doctrine opposée au culte national ; aussi n'hésite-t-il pas à récompenser de l'immunité l'apostasie, c'est-à-dire le retour à ce culte, id est supplicando diis nostris : et sa propre divinité n'était pas hors de cause, puisqu'il approuvait la conduite de Pline qui faisait brûler de l'encens (levant ses statues. Mais on pourrait estimer qu'il tenait surtout à l'observation de son ordonnance sur les associations ou hétéries[11] non reconnues, qu'il avait sévèrement proscrites. Cette ordonnance, que Pline avait promulguée dans sa province par son édit d'entrée en charge, n'atteignait-elle pas indirectement les chrétiens à cause de leurs assemblées que l'autorité ne pouvait plus confondre avec celles des Juifs ?

Quoique les apôtres arrivant dans une ville commençassent jadis par prêcher à la synagogue, rien n'indique qu'ils l'eussent prise pour modèle dans l'organisation des communautés primitives[12]. Saint Clément, amené à traiter de la hiérarchie chrétienne[13], la compare bien à la hiérarchie mosaïque, mais telle qu'elle existait à Jérusalem seulement, et, au moment où il écrivait, elle venait avec le temple de disparaître sans retour : aussi avait-il pris précédemment l'image de la hiérarchie militaire, image plus familière à la généralité[14]. Ce n'était pas cependant la forme extérieure d'une armée que devait revêtir au premier abord la communauté des fidèles ; un rapprochement tout naturel se présentait à l'esprit, nous voulons parler des associations connues sous le nom de collèges[15].

L'État romain, malgré sa centralisation politique, s'accommodait parfaitement pour les intérêts locaux de la décentralisation administrative. De même, au point de vue social, un système ennemi par principe des individualités prépondérantes comportait dans une large proportion l'usage du droit d'association, combiné toutefois avec une certaine dose de surveillance. Ce que rions apprenons tous les jours, par les monuments, de la vie publique des Romains ne fait que confirmer de plus en plus ces idées. Les collèges étaient innombrables dans l'empire, et avaient les buts les plus divers. La majorité se recrutait parmi la classe populaire qui formait des associations de métiers, de commerce, de secours mutuel, ou même de religion ; mais il ne fallait pas que l'objet invoqué ne fût qu'un prétexte : ne sub prœtextu hujusmodi collegium illicitum coeat[16].

Le collège était licite lorsqu'il était autorisé ; il devenait illicite, 1° lorsque l'autorisation demandée avait été refusée ; 2° lorsque le but pour lequel l'autorisation avait été accordée, était dénaturé. Une grande partie des collèges n'étaient pas autorisés, on en peut juger par le petit nombre dont l'autorisation est mentionnée sur les inscriptions[17]. Quelle était alors leur situation ? ils possédaient des droits restreints[18], ils n'étaient pas nécessairement dissous, seulement ils se voyaient exposés à l'être s'ils s'attiraient les soupçons de l'État[19]. Comme l'autorisation était spéciale, la suppression devait être spéciale. Ainsi l'immense développement des collèges et la force des choses avaient arraché comme une sorte de concession générale[20] à la répugnance des empereurs ; ce qui ne les empêchait pas d'avoir l'œil sur eux, car leur grand souci était qu'ils ne dégénérassent pas en sociétés secrètes. Déjà César avait soumis ceux de Rome à une épuration[21], Auguste renouvela cette mesure[22], Trajan est le premier qui l'étendit aux provinces. Cependant la question de l'assimilation de celles-ci à la capitale, en ce qui concernait les assemblées religieuses des Juifs, avait été tranchée à Délos peu après la bataille d'Actium. Le vainqueur, s'appuyant sur la décision de son oncle, les autorisa d'une manière générale, τοΰτο ποιεΐν αύτών μηδ'έν 'Ρώμη κεκωλυμένων[23] : un pareil décret ne fut rendu en faveur des chrétiens que par Constantin, car l'édit de Gallien en 259 n'était point encore une reconnaissance légale. Aussi a-t-on dit avec raison que sous les empereurs, le judaïsme, à l'inverse du christianisme, a eu des révoltés, mais non pas des martyrs. La correspondance avec Trajan ne fait nulle mention des Juifs, et nous savons que le nombre en était grand en Bithynie dès le temps de Cicéron ; mais en même temps Pline envoyait au supplice les chrétiens qui n'étaient pas moins nombreux ; à l'en croire[24], il y en avait de tout âge, de tout rang, dans les deux sexes. Tels apparaissaient les progrès de la secte nouvelle, dont la destinée était de se heurter aux fantaisies de certains princes, non moins qu'à l'esprit d'ordre des autres.

C'est alors, observe M. Villemain, que, malgré cette surveillance inquiète et continue, la plus grande, la plus intime, la plus irrésistible des associations se propageait avec une incroyable rapidité, d'un bout de l'empire à l'antre. C'est alors que les préjugés de race, les barrières des conditions libres ou serviles tombaient de toutes parts, et que, dans le sein de la grande hétérie chrétienne, il se formait incessamment des assemblées, des Églises, unies entre elles d'un même lien, obéissant à la même foi, et s'écrivant l'une à l'autre : L'Église de Dieu qui est à Rome à l'Église de Dieu qui est à Corinthe..... Et c'est ainsi sans doute que, tardive en apparence et longtemps cachée, une Église d'Afrique parut à la fin du second siècle, forte de tant d'évêques, disséminée sur tant de points, invincible dans sa résistance, et défendant la cause commune pour l'Italie même, comme pour l'Afrique. Nous ignorons également les origines de cette Église de Bithynie à laquelle déjà saint Pierre écrivait[25], et comme pour les Églises de Gaule, ce sont les martyrs qui nous en révèlent les premiers l'existence. Nous ne connaissons pas non plus le motif précis de la persécution que Pline suscita contre elle ; ses membres seulement auraient perdu leur temps, si alors ils lui eussent tenu ce langage[26] : Vous dites que nos réunions ne sont pas régulières, et vous nous faites un crime de notre nombre ; vous auriez dit bien plutôt reconnaitre notre société religieuse qui reste étrangère à tout ce que vous redoutez des associations illicites. Il s'était enquis des assemblées chrétiennes, et la description qu'il en fait est remarquable ; lui-même avait constaté par la torture qu'il ne s'y commettait rien de mal, et il ne croyait pas trouver là une application directe de son édit contre les hétéries[27], puisqu'il en référait à l'empereur. Tout au moins, s'il avait cet objet en vue et se jugeait insuffisamment armé, eût-il dit lui demander un sénatus-consulte ou un décret spécial de dissolution du collège des chrétiens.

On a pensé que le refus des chrétiens d'abjurer, cette obstination inflexible que Pline déclare avoir voulu punir[28], constituant une sorte de délit d'audience, pouvait servir à caractériser leur crime ; mais il a été répliqué avec beaucoup de justesse qu'il était difficile d'admettre que Pline eût créé un délit, que le délit ou le crime était antérieur à la procédure, qu'il existait dans le fait du christianisme des accusés. Le corps du délit, Pline l'a défini lui-même : omen ipsum, si flagitiis careat, an flagitia cohœrentia nomini puniantur ; or, l'alternative est clairement résolue[29] par le rescrit de Trajan qui ne parle pas d'infamies commises en particulier ou en commun. Pour lui comme pour son légat, la question dépasse le cercle de l'association et atteint l'individu ; soit qu'il fréquente ou non les assemblées, sa qualité de chrétien est illégale, c'est le nom seul qu'il faut punir. Dion Cassius nous a fourni sous Claude un exemple de suspension du droit de réunion à Rome pour les Juifs, cependant légalement reconnus et autorisés à conserver leurs usages nationaux[30]. Le Sénat, lors de l'affaire des Bacchanales, après avoir interdit les réunions des initiés dans toute l'Italie, se détermina, plus par superstition que par tolérance, à permettre, moyennant certaines formalités, le culte privé : il réserva ainsi, comme dit M. Aubé[31], le droit de la conscience.

En fut-il jamais de même pour le christianisme ? Aujourd'hui, nous ne savons quelle fausse pudeur en face de la vérité nue empêche de répondre négativement ; on plaide les circonstances atténuantes en faveur de l'honnêteté relative des empereurs ; on parle beaucoup de leur philanthropie, et l'on ne considère point quelle était leur dureté vis-à-vis des chrétiens. Oui, vous êtes vraiment durs, lorsque vous prononcez qu'il ne nous est pas permis d'exister, s'écriait Tertullien[32], embrassant dans cette parole toute l'histoire du second siècle.

On insiste encore sur l'adoucissement du droit romain, et l'on ne tient pas compte de cette consultation contre notre culte qu'Ulpien avait rédigée, au témoignage de Lactance[33], arsenal de vieilles ferrailles qu'il léguait aux futurs préfets du prétoire, et que malheureusement le musée de Justinien ne nous a pas conservé. Quant aux sentiments personnels du jurisconsulte, nous ne saurions les méconnaître ; il est resté de lui un passage où il désigne les chrétiens par le nom d'imposteurs[34]. Aussi à quoi bon une procédure à leur égard ? il ne pouvait y en avoir, ou plutôt il fallait plier la procédure commune aux contradictions de l'arbitraire. La torture, qui partout ailleurs avait pour but d'arracher un aveu, devait ici amener sur les lèvres une négation[35]. En tout autre cas, le crime une fois constaté, la tâche du juge était achevée ; dans cette espèce, elle commençait[36]. Enfin la sentence de condamnation ou d'absolution se trouvait entre les mains du coupable, puisqu'il cessait de l'être à son gré. Et l'on voudra inscrire ensuite les chrétiens sous la rubrique complaisante d'accusés politiques : on oublie de citer un reus majestatis à qui il ait suffi de détester sa conspiration pour être acquitté. Si l'orateur africain[37] base quelque part sur les accusations de sacrilège et de lèse-majesté le résumé de la cause, il montre ailleurs combien l'application était loin de répondre à la définition légale[38]. Une seule chose est admissible, c'est que les magistrats romains aient emprunté à cette catégorie de crimes leur mode d'instruction comme étant le plus large, et leur pénalité comme étant la plus variée[39] : ce qui les y autorisait, c'était la véritable mise hors la loi dont le nom chrétien était l'objet, et que déguise à peine le titre de crimen extraordinarium suggéré par la législation elle-même à Baudouin, non sans quelque vraisemblance[40]. On ne peut nier que nous nous trouvions ici eu face de la persécution religieuse.

Doit-on renoncer à se procurer une notion exacte des sentiments qui animaient l'État romain contre l'Église chrétienne ? Nous ne le croyons pas. A toutes les périodes de son histoire, l'Église en quelque pays se présente à l'observateur dans une situation analogue à celle que lui créait le paganisme antique. Souvent il a été objecté qu'une telle situation ne saurait être comprise à la lumière de nos idées modernes, tandis qu'on jugeait inutile de signaler la coïncidence de la propagation de ces idées dans le inonde avec la prédication du christianisme. Mais on n'ignore pas qu'il y a des parties de notre globe où le christianisme est apporté en ce moment comme il l'était à la Grèce ou à Rome. Là, précisément, malgré une civilisation incontestable, les idées qu'on appelle modernes n'existent pas. L'homme païen est vivant sous notre regard ; si nous l'interrogeons, il nous dira ce qu'il pense de la religion chrétienne, et sa réponse, comme il est naturel, nous paraitra identique avec celle d'un Romain du second siècle. Depuis les derniers jours de janvier 1878, nous sommes sous le régime de la persécution, dit une lettre de Corée datée du 12 avril de cette même année..... Ce n'est point encore une persécution générale. Les arrestations sont faites, dirait-on, par accident, sans ordre du gouvernement central. En particulier, l'évêque français, découvert, est jeté en prison, puis au bout de cinq mois reconduit à la frontière[41]. Le gouvernement japonais, qui était intervenu, reçoit alors le rescrit suivant du roi de Corée : Depuis les premières origines de notre royaume, nous observions les bienséances et la justice, nous empêchions et écartions toute autre doctrine. Aussi, s'il se trouvait quelqu'un qui s'éloignât de la voie droite et se montrât rebelle, sans considérer s'il était de notre propre royaume ou d'un royaume étranger, faisant notre possible pour le retrancher, nous ne faisions grâce à personne dès qu'il était pris. Il en était ainsi lorsque inopinément l'hiver dernier un étranger fut arrêté à la capitale. Interrogé, il dit qu'il était Français. Étant assis dans un endroit secret et prenant un livre, il enseignait aux gens éhontés à être audacieux. A cause de cela il aurait dû, suivant les lois du royaume, être mis à mort. Seulement, comme nous avions aussi arrêté plusieurs hommes de notre royaume, nous nous disposions à exécuter cette œuvre, et différant d'un jour à l'autre, nous les retenions en prison..... Ne pourrait-on pas se croire transporté 1766 ans en arrière, et de l'extrémité orientale à l'extrémité occidentale de l'Asie ?

Pline, qui lui aussi se préoccupe de mettre à part les citoyens romains, ne se montre pas plus vague et plus précis à la fois : plus vague sur les chefs d'accusation qu'il relève contre les chrétiens et sur la procédure qu'il emploie à leur égard, plus précis sur la condamnation qu'il leur inflige. Le rescrit cité vaut bien celui de Trajan ; il contient même un sous-entendu qui achève la ressemblance : en Chine, connue jadis à Rome, il y a toujours moyen d'avoir la vie sauve, ce n'est que volontairement qu'on est martyr. Mais si l'apostasie a des exemples, ils ne sont pas plus fréquents qu'autrefois, et il est juste de répéter à l'honneur de ces chrétiens ce qui a été dit de leurs prédécesseurs dans la foi : Obéissant aux lois tant que leur conscience pouvait y obéir, ils attendaient le jour où on leur demandait de brider un grain d'encens devant l'image de l'empereur : alors, sans haine, sans violence, que l'empereur fin bon ou mauvais, ils refusaient, et la dignité humaine était sauvée[42]. Et qu'on ne prétende pas que nous leur prêtons après coup un rôle dont ils étaient les acteurs involontaires. Déjà vers 176, l'un d'eux[43] protestait contre cette injuste allégation : Si nous repoussons, dit-il, les reliefs des sacrifices et les coupes qui ont servi aux libations, nous ne concédons rien pour cela à la crainte, niais nous affirmons la véritable liberté. Oui, c'est vraiment dans le sang des martyrs chrétiens qu'a germé pour le monde moderne la liberté de conscience. C'est à leur exemple que l'on arrête tout pouvoir civil, toute action de la force au seuil de son âme.

Nous ne parlons pas assurément du principe de l'égalité des cultes introduit de nos jours, à la faveur de l'émancipation politique, dans un petit nombre de pays. Il ne pouvait en être question à Rome. Cicéron, plaidant pour Flaccus contre les Juifs, formulait ainsi la théorie religieuse de la République : A chaque État sa religion, l'État romain a la sienne[44]. Les Romains ne connaissaient que la religion de l'État ; toutes les formes du sentiment religieux autres que celle-là leur paraissaient du superflu (superstitio), une superfétation qui troublait l'ordre établi[45]. Sous l'Empire, tandis que d'Auguste à Dioclétien se poursuivait lentement, mais sûrement, l'œuvre si merveilleuse de l'unification administrative, que devinrent les différentes superstitions étrangères, ainsi qu'on les appelait alors[46] ? On leur permit de vivre en les emprisonnant dans un culte officiel rendu au gouvernement personnifié par les empereurs, et l'on peut dire, en ce sens, que le Panthéon d'Agrippa servit de vestibule au temple de Rome et d'Auguste[47].

Dès le commencement, le petit troupeau des fidèles[48] s'obstina à rester dehors ; c'est pour cette raison, et non pour une autre, que pendant trois siècles le nom de chrétien fut synonyme d'athée. C'est cette obstination à s'isoler ainsi du reste du monde, à garder leur foi pure de tout mélange étranger, pense avec raison M. Boissier[49], qui peut seule expliquer le reproche singulier et si injuste qu'on leur faisait de détester le genre humain, et la violence des persécutions dont ils furent victimes pendant trois siècles de la part d'un peuple qui avait accueilli avec tant de bienveillance toutes les autres religions. Il ne faut cependant pas se faire illusion sur la générosité politique des Romains. Si une chose doit être louée chez eux, observait un écrivain grec du deuxième siècle[50], c'est que leur amour-propre national ne les a pas empêchés de trouver leur bien partout autour d'eux et de se l'approprier. Aux uns ils avaient emprunté leurs armes, qui aujourd'hui sont appelées romaines à cause de l'excellent usage qu'eux-mêmes en ont fait ; à d'autres ils ont emprunté leurs exercices militaires, à d'autres encore les sièges de leurs magistrats et la robe bordée (le pourpre. Ils ont été jusqu'à prendre les dieux des uns ou des autres pour leur rendre un culte comme à leurs dieux propres.

Ce syncrétisme peu désintéressé mérite-t-il le beau nom de tolérance ? Ici nous nous séparons de l'auteur qui, par ailleurs, a su comprendre avec tant de pénétration le vieil esprit théocratique des Quirites, et nous ne nous demanderons pas, surtout à propos du plus sage des Antonins, si ce ne serait pas au nom de cette tolérance qu'il en vint à violer la tolérance elle-même en persécutant les chrétiens[51]. Le Dieu des chrétiens, dit M. Villemain[52], le Dieu immatériel et pur était par lui-même la négation et la ruine de tout autre dieu. Mais ce motif qui, vaguement senti, excitait la colère de la foule, pouvait-il irriter Marc-Aurèle ? Si tel eût été son sentiment, Marc-Aurèle devrait être mis sur la même ligue que le célèbre Philippe II, car que l'on impose une seule religion ou qu'on les impose toutes, l'intolérance consiste, suivant la juste remarque d'un apologiste[53], à exiger par la contrainte ce qui n'est compatible qu'avec la persuasion. D'ailleurs, la distance n'est pas si grande de Sa Majesté Catholique à l'empereur philosophe : les martyrs de Lyon, par exemple, n'ont rien laissé à envier aux autodafés de l'inquisition espagnole[54], et les choses répondent aux mots, puisque le conqnirendi non sunt de Trajan fut, comme nous le montrerons, pratiquement abrogé. C'est ce que constate Eusèbe, après avoir cité seulement d'après Tertullien le rescrit impérial, dont il ne saisit pas pour cela aussi bien que nous la portée[55] : Le danger de la persécution qui sévissait si fort, dit-il, fut alors conjuré ; il n'en resta pas moins de mauvais prétextes à ceux qui voulaient nous nuire, les populations en certains endroits, et en d'autres les gouverneurs des provinces, machinant contre nous, si bien qu'à défaut d'une proscription déclarée, des persécutions locales s'allumèrent suivant les pays, et de nombreux fidèles souffrirent diversement le martyre.

 

 

 



[1] MOMMSEN, Étude sur Pline le Jeune, p. 30.

[2] Commentarii, p. 27.

[3] Saint Justin, philosophe et martyr, thèse soutenue en 1861, p. XLVI ; cf. Hist. des persécutions, p. 225.

[4] Studien, p. 115.

[5] P. 2.

[6] PLINE, liv. X, Ep. 128. — Si l'on doutait de l'authenticité de la correspondance, nous renverrions non-seulement à la thèse approfondie de M. l'abbé Variot sur le sujet (v. Revue des questions historiques, 1er juillet 1878), mais encore à la note de l'Hist. des persécutions, au bas de la page 218, où M. Aubé se rend au sentiment de M. G. Boissier, juge délicat en cette matière ; cf. Revue archéologique, 1876, t. I, p. III.

[7] PLINE, loc. cit. — MONTESQUIEU, Esprit des lois, XXIX, XVII, intitulé : Mauvaise manière de donner des lois.

[8] Corp. apol., éd. Otto, vol. IX, p. 412.

[9] Apologétique, V.

[10] PLINE, liv. X, Ep. 127.

[11] GAÏUS, Digeste, liv. XLVII, tit. XXII, fr. 4. — PLINE, loc. cit.

[12] A Jérusalem, les premiers chrétiens priaient ensemble dans le temple. Actes, V, 12.

[13] Première Épître, XL-XLII, Éd. Funk, p. 112. — A l'origine, chaque Église constituée avait son évêque, lequel était, suivant les besoins, assisté de prêtres : tous étaient désignés parfois sous le nom collectif de πρεσβύτεροι, comme on comprend maintenant le curé et ses vicaires en parlant du clergé d'une paroisse. La division d'Alexandrie en παροικίαι et de Rome en tituli fut un fait tardif et isolé avant de devenir la règle générale.

[14] Première Épître, XXXVII, Éd. Funk, p. 106. La manière dont saint Clément s'exprime sur l'armée romaine est un argument entre bien d'autres contre son prétendu judaïsme. Plus tard, Origène emploiera à propos des chrétiens, mais dans un sens particulier, l'expression : ί'διον στρατόπεδον εύσεβείας. C. Celse, VIII, 73.

[15] On ne peut s'empêcher de citer à côté du collegium quod est in domo Sergiœ Paullinœ, Inscriptions, ORELLI, n° 2414, ce passage de saint Paul dans l'Épître aux Romains, XVI, 3, où il salue Aquila et Priscille, mes compagnons d'œuvre en Jésus Christ. Voir dans Hilgenfeld's Zeitschrift (1876, p. 464, et 1877, p. 89) deux savants articles du prof. HEINRICI, où il s'efforce de démontrer que les Églises fondées par saint Paul, et celle de Corinthe en particulier, furent organisées sur le type des collèges. Cf. pour les synagogues elles-mêmes SCHÜRER, Die Gemeindeverfustung der Juden in Rom, p. 10.

[16] Digeste, liv. XLVII, tit. XXII, fr. 1. Le collège n'est pas une simple réunion, mais une association permanente ; on comprend que pour la discipline une interdiction catégorique frappât les militaires, — et même livre, tit. XI, fr. 2. Cf. pour toute la matière MOMMSEN, De collegiis et sodaliciis Romanorum (Kiel, 1843).

[17] Une des formules les plus complètes est celle du collegium symphoniacorum... quibus senatus c(oire) c(onvocari) c(ogi) permisit e lege Julia ex auctoritate divi Augusti. Inscriptions, ORELLI-HENZEN, n° 6027. — Deux inscriptions de Lyon (DE BOISSIEU, p. 160 et 206) portent : Corpora omnia Lugduni licite cocuntia ; il y en avait donc d'autres non licite cocuntia.

[18] Un texte du jurisconsulte PAUL au titre De rebus dubiis est formel sur ce point, Digeste, liv. XXXIV, tit. V, fr. 20. L'association non reconnue n'était pas personne civile, elle subsistait néanmoins sans privilège. Cf. au Code une loi postérieure : Code, liv. VI, tit. XXIV, l. 8. — Digeste, liv. XI, tit. III, fr. 1, et liv. L, tit. VI, fr. 5, § 12.

[19] Digeste, liv. XLVII, tit. XXII, fr. 3 (TITE-LIVE, XXXIX, XVIII, nous a conservé le texte du sénatus-consulte interdisant les réunions du culte de Bacchus en 186 avant Jésus-Christ). Un peu plus loin, MARCIEN émet une opinion rigoureuse relativement à l'association non autorisée, sans oser en déduire les conséquences, loc. cit., § 1.

[20] GAÏUS, Digeste, liv. III, tit. IV, fr. 1, semble dire le contraire. Mais la suite du texte et l'intitulé même Quod cujuscumquee universitalis nomine agitur indiquent qu'il a surtout en vue la personnalité civile, et il cite, à titre d'exemples, le fermage des impôts, l'exploitation des mines d'or ou d'argent et des salines.

[21] SUÉTONE, César, XLII.

[22] SUÉTONE, Auguste, XXXII.

[23] JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XIV, X, 8. Cette reconnaissance ne comportait pas d'abord le droit de recevoir des legs, comme le prouve un rescrit d'Antonin au Code, liv. I, tit. IX, l. 1. Cf. le commencement du texte, cité plus haut, du jurisconsulte PAUL.

[24] PLINE, loc. cit. Cf. ORIGÈNE, C. Celse, I. III, X, écrit vers 235.

[25] Première Épître, I, 1. V, 12. Cf. PLINE, loc. cit.

[26] TERTULLIEN, Apologétique, XXXVIII, et De fuga in persec., III. Ailleurs, Ad nat., I, XX, il demande en plaisantant s'il n'y a point au fond de cette question une jalousie de métier.

[27] Il est bon, du reste, de remarquer que les chrétiens n'avaient pas cessé les réunions religieuses du dimanche matin, mais les agapes du soir, repas en commun qui figuraient parmi les privilèges des associations reconnues : quod ipsum desiisse, dit Pline.

[28] Loc. cit. — Voir aux Comptes rendus de l'Académie des inscriptions, 1879, p. 30, la communication intéressante de M. Ferdinand DELAUNAY.

[29] Elle avait été prévue et résolue également par SAINT PIERRE, Première Épître, IV, 15 et 16.

[30] Hist., LX, VI. M. DELAUNAY ne rend pas toute la pensée en traduisant : Mais il ne permit pas les réunions que leur loi commande. Philon d'Alexandrie (Paris, 1867), p. 198, en note.

[31] Histoire des persécutions, p. 191. TITE-LIVE, XXXIX, 18.

[32] Apologétique, IV.

[33] Inst. div., V, XI.

[34] Digeste, liv. I, tit. XIII, fr. I, § 3.

[35] TERTULLIEN, Ad nat., I, II. — MIN. FELIX, Octavius, XXVII.

[36] LACTANCE, loc. cit.

[37] Apologétique, X.

[38] Digeste, liv. XLVIII, tit. XIII, fr. IX, § 1. — TERTULLIEN, Ad Scap., II.

[39] Digeste, tit. cit., fr. IV et VI ; tit. XVIII, fr. X, § 1 ; tit. XIX, fr. XIII.

[40] Commentarii, p. 33.

[41] Annales de la propagation de la foi, n° de mars 1879 à mars 1880. Cf. la lettre du 1er mai 1879 dans ce dernier : Le même jour, une vingtaine de voleurs et une dizaine de chrétiens ont été étranglés secrètement en prison, et leurs cadavres jetés hors des portes de la ville. Les chrétiens de la capitale, avertis de ce dénouement tragique et inattendu, se sont hâtés d'aller recueillir les corps de leurs frères, et ils leur ont donné une sépulture honorable sur la montagne où déjà reposent les restes précieux des martyrs de 1866.

[42] J. J. AMPÈRE, l'Empire romain à Rome (Paris, 1867), t. I, p. 150.

[43] MIN. FELIX, Octavius, XXXVII.

[44] Pro Flacco, XXVIII.

[45] M. A. BOUCHÉ-LECLERCQ, les Pontifes de l'ancienne Rome, thèse soutenue en 1871, p. 310.

[46] Il y en avait d'anciennes et de nouvelles, d'innocentes et de malfaisantes : le christianisme était traité par l'opinion de superstitio nova ac malefica (SUÉTONE), ou prava et immodica (PLINE), ou exitiabilis (TACITE).

[47] M. DURUY, dans son travail sur les assemblées provinciales au siècle d'Auguste, C. r. de l'Acad. des sciences morales, 1881, p. 238 et suiv., dit : Ces idées ne sont pas les nôtres, mais elles étaient cultes des anciens, et l'histoire serait souverainement injuste si, tout en trouvant ce culte sacrilège, elle reprochait à un contemporain d'Auguste de n'avoir point pensé comme un contemporain de Voltaire. Soit, seulement ce ne serait que justice à l'historien de nommer ici les hommes qui, il y a dix-huit siècles, nous ont appris à penser comme eux : nous voulons parler des disciples de Jésus Christ.

[48] SAINT LUC, XII.

[49] La Religion romaine d'Auguste aux Antonins (Paris, 1874), t. I, p. 450.

[50] ARRIEN, Tactique, XXXIII, 4. Cf. Octavius, VI.

[51] Les Pontifes de l'ancienne Rome, p. 372. — M. Ern. DESJARDINS a écrit dans le Moniteur de l'Empire, 31 janvier 1861, p. 137 : Les persécutions ont été souvent mal appréciées ; leur histoire, pour avoir été mal comprise, nourrit une étrange illusion. Il faut s'en délivrer, et voir que l'esprit d'intolérance n'était pas d'abord du côté des païens, qui ouvraient le Panthéon à tous les dieux, mais du côté des chrétiens, qui ne voulaient point de partage, méprisaient l'Olympe et pensaient changer la face du inonde eu appelant les esclaves à la liberté, et tous les hommes devenus libres à l'égalité.

[52] De la philosophie stoïque et du christianisme.

[53] TERTULLIEN, Ad Scap., II.

[54] Même dégagées des exagérations de la légende, les persécutions de l'Église restent une des pages les plus sombres de l'histoire. Certes, d'après nos idées, ajoute M. RENAN, Trajan et Marc-Aurèle eussent mieux fait d'être tout à fait libéraux... Le système libéral est le plus sûr dissolvant des associations puissantes. Voilà ce que de nombreuses expériences nous ont appris. Mais Trajan et Marc-Aurèle ne pouvaient le savoir. Journal des Savants, déc. 1876, p. 731.

[55] Histoire ecclésiastique, III, XXXIII, 2.