L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

LA FRANCE NON CATHOLIQUE. — LES ADVERSAIRES.

 

 

Si tous les Français avaient l'esprit et la sagesse de Renan, il n'y aurait jamais eu de question religieuse en France. Chacun fût allé à ses dieux, avec la même liberté qu'on va à ses affaires, et il est infiniment probable que la chose publique ne s'en fût pas plus mal trouvée.

Mais vous savez déjà que les catholiques n'ont pas su laisser Renan en paix, et l'ont même poursuivi avec une animosité vraiment haineuse. Il ne faut donc pas s'étonner, si tant de fiel entre dans l'âme des dévots, qu'on en trouve aussi, et presque autant, dans l'âme des simples profanes.

Si détaché qu'il fût du christianisme, Renan l'admirait fort et n'en parlait qu'avec bienveillance : Que c'est beau, semblait-il dire, et quel dommage que ce ne soit pas tout à fait vrai !

Mais, à côté de ce parfait attique, combien y a-t-il eu de barbares, dépourvus de toute ironie, et incapables de discerner les mille nuances de la vérité ! Combien y a-t-il eu aussi d'âmes moins subtiles, mais peut-être plus chaudes, qui n'ont pu garder leur sang-froid dans la lutte et qui ont jeté dans la bataille d'énergiques et stridents appels de guerre !

M. Hanotaux a cherché à définir la France libre penseuse, comme il avait déterminé la physionomie de la France catholique ; il a vu en elle le doute de Montaigne, le rire de Voltaire, l'affirmation d'Auguste Comte, l'idée d'une humanité s'appliquant à l'œuvre précise des réalités, et reconstruisant sa morale et son idéal sur les données de la nature et du progrès, une conviction profonde, répandue surtout dans les classes intermédiaires, que l'enseignement de l'Église est contraire au développement de la civilisation et de la science et que le gouvernement des curés est toujours à craindre, que le jésuite et la congrégation guettent la société et sont à la veille d'un triomphe décisif. En face du clergé, que la nation continue à maintenir et à reconnaître par le vote du budget des cultes, une organisation occulte et puissante : celle de la franc-maçonnerie, très active, mêlée au siècle et s'attachant avec passion au problème de l'instruction laïque.

La bourgeoisie libre penseuse est jugée assez sévèrement par M. Hanotaux : Elle est, dit-il, restée fidèle à la tradition voltairienne ; elle garde la vieille méfiance nationale contre le gouvernement des curés. Il y a dans ses sentiments de l'aigreur, de l'intolérance, un goût prononcé et qui tient peut-être aux origines serves pour le complot sournois, les machinations ourdies de longue main, les influences occultes ; mais il y a aussi de l'entrain, de l'allant, de l'élan. (Histoire contemporaine, II, p. 525.)

Les maîtres de la pensée moderne n'appartiennent pas au catholicisme.

Auguste Comte (1798-1857) est le père du positivisme contemporain. ll ne mentionne l'inconnaissable que pour l'ignorer et érige en dogme la religion de l'humanité. Il a trouvé dans Littré (1801-1881) un infatigable propagateur. Ce doux philosophe frugal, chaste et sobre, pour lequel Pasteur a trouvé la belle expression de saint laïque, a été un travailleur prodigieux et a développé les idées d'Auguste Comte avec une netteté admirable. Proscrivant, comme impraticable, toute recherche d'origine et de fin, il a déclaré vouloir rester dans le domaine scientifique, comme dans une île enveloppée par l'océan, pour lequel nous n'avons ni barque ni voile. Mais il a exploré ce domaine avec une obstination qui ne s'est jamais lassée, et a porté audacieusement le positivisme dans la politique et dans la sociologie.

Taine (1828-1893) appartient, comme Littré, à l'école scientifique et a senti, mieux que personne, tout ce que le christianisme a d'étranger à l'esprit européen : Les peuples modernes sont chrétiens, dit-il, et le christianisme est une religion de seconde a pousse, qui contredit l'instinct naturel ; on peut le comparer à une contraction violente, qui a infléchi l'attitude de l'âme humaine... Pascal ne voit pour l'incrédule d'autre attente que l'horrible alternative d'être éternellement anéanti ou éternellement malheureux. La perspective d'une éternité bienheureuse ou malheureuse a rompu l'équilibre de l'âme humaine jusqu'à la fin du Moyen Age. Sous ce poids incommensurable, elle a été comme une balance affolée et détraquée : au plus bas, au plus haut, toujours dans les extrêmes. Encore aujourd'hui, la discorde subsiste. Il y a en nous et autour de nous deux morales, deux idées de la nature et de la vie, et leur conflit incessant nous fait sentir l'aisance harmonieuse du jeune monde, où les instincts naturels se déployaient intacts et droits, sous une religion qui favorisait leur pousse au lieu de les réprimer. (Philosophie de l'Art.)

L'idée que le christianisme a amené dans le monde une diminution de beauté et d'harmonie, est une idée chère aux positivistes, mais c'est surtout au nom de la science qu'ils l'attaquent et le condamnent.

Vacherot écrivait, en 1868 : Après avoir perdu les vastes domaines de la nature, il est visible que la théologie est en train de perdre les domaines plus obscurs de l'histoire, et que le moment n'est pas très éloigné où il lui faudra céder ces profonds et intimes domaines de la conscience, qui sont ses derniers retranchements. IL est, sans doute, un parti de théologiens qui résistera toujours à l'expérience historique et morale, comme il a résisté à l'expérience physique ; mais, dans cette lutte obstinée contre la loi du progrès, garderont-ils en psychologie, en morale, en histoire, la direction de la pensée moderne, qui leur a échappé en astronomie et en physique ? Le passé semble répondre ici de l'avenir.

M. Gabriel Monod, portant la question dans le domaine de l'exégèse, déplore que le Concile de Trente ait émis sur la valeur du témoignage des Écritures et sur l'autorité du texte de la Vulgate des définitions que le Saint-Siège se croit obligé de maintenir, bien qu'elles aient été rédigées à une époque où la critique biblique était dans l'enfance... Malgré les efforts des traditionalistes, il a bien fallu, devant les exigences impérieuses de la science, aller de concession en concession... les jésuites eux-mêmes pratiquent le concessionisme.... Il est ridicule de voir enseigner la légende du déluge universel aux enfants des écoles primaires, réduire cette légende à un déluge partiel pour les écoles secondaires et la supprimer tout à fait dans l'enseignement supérieur.

L'idée s'impose peu à peu à un grand nombre d'esprits, que le christianisme est ruiné par la science moderne. M. Goyen écrit l'Irréligion de l'avenir et Berthelot n'offre au catholicisme qu'une assez dédaigneuse tolérance.

Conservons toujours la sérénité bienveillante qui convient à notre amour sincère de la justice et de la vérité. La voix de la science n'est ni une voix de violents ni une voix de doctrinaires absolus. Quels qu'aient été les crimes da la théocratie, nous ne saurions méconnaître les bienfaits que la culture chrétienne a répandus autrefois sur le monde. Elle a représenté une phase de la civilisation, un stade, aujourd'hui dépassé, au cours de l'évolution progressive de l'humanité. Il serait contraire à nos principes d'opprimer, à notre tour, nos anciens oppresseurs, s'ils se bornent à rester fidèles à des opinions d'autrefois, sans prétendre à les imposer. (1894.)

En même temps que se développait la philosophie positiviste de notre époque, les sciences marchaient à pas de géant, et il n'était, pour ainsi dire, pas d'années qui ne fût marquée par une grande découverte. Emerveillée par les applications pratiques de la science, par les chemins de fer, les navires à vapeur, les machines de toutes sortes, les télégraphes, les téléphones, la photographie, la phototypie, la radiographie, la foule applaudissait les faiseurs de miracles, les grands enchanteurs qui parlaient à travers les océans, rétrécissaient la terre, mettaient en fuite les maladies les plus terribles, armaient les nations d'instruments de guerre si formidables que la guerre semblait reculer d'effroi devant son propre appareil. La science, toute-puissante et bienfaisante ou redoutable, apparaissait ainsi aux yeux des hommes comme le Dieu certain que les anciens voulaient voir dans le soleil. Les savants partagent l'enthousiasme populaire. Voyant reculer devant eux les brumes du mystère, ils se flattent de surprendre, un jour, le dernier mot de l'énigme de la nature. Ils espèrent triompher un jour de la maladie, du crime, de la vieillesse — qui sait ? de la mort même ! Nous demandions à l'un de ces audacieux si la science pouvait légitimement espérer découvrir le secret de la vie, et il nous répondit : oui, sans hésiter.

Nous aimons mieux ce que dit de la science M. Lavisse : Vous entendrez souvent parler de la science ; je vous préviens que ceux qui en parlent le plus volontiers et avec le plus d'assurance sont des ignorants, qui, entre autres choses, ignorent ce qu'elle est. La grande vertu de la science est d'être une chercheuse perpétuelle. Il arrive qu'elle se trompe dans ses recherches, même gravement ; mais une autre de ses vertus est de trouver elle-même les erreurs qu'elle a commises et de renoncer à des illusions qui l'avaient, un moment, enchantée. Après quoi, elle se remet à chercher. Jusqu'où elle ira, personne ne le sait. Sa grandeur, sa beauté, son humanité sont dans cette incertitude même. Voilà, à notre sens, le langage du véritable savant.

Et Renouvier nous donne, à son tour, le mot du philosophe : La science est une méthode de travail, et, comme telle, inappréciable, mais que peut-elle pour le bonheur de l'humanité ? Au point de vue moral, c'est une méthode d'abêtissement. Elle ne donne aucune solution aux questions qui nous touchent le plus, et qui n'existent même pas pour elle : le sens de la vie, le problème du mal, qui naît du sentiment profond de nos misères et de nos hontes.

Parmi les savants, il en est qui ont gardé une âme très religieuse, comme Louis Pasteur. D'autres, comme Emile Duclaux, sont restés fidèles à l'idéal spiritualiste. Beaucoup ont oublié la vieille chanson qui avait bercé leur enfance, et l'exemple de ceux-là a été très contagieux ; il y a, aujourd'hui, divorce à peu près complet entre l'esprit scientifique et l'esprit chrétien.

Tandis que la science prenait une amplitude et une grandeur inconnues des siècles précédents, Saint-Simon appelait l'attention de ses contemporains sur les questions sociales, et nous mettait au pied une épine que nous sentons toujours plus cuisante et plus douloureuse.

Toutes les sociétés humaines apparaissent à l'historien comme des exploitations plus ou moins savantes de la grande majorité des hommes au profit d'une infime minorité ; ce sont des jardins où l'homme joue le .rôle de fumier et d'où s'élèvent quelques glorieuses fleurs : empereurs, rois, pontifes, artistes, lettrés, hommes d'argent ou riches propriétaires de terres, d'esclaves et de troupeaux. Guizot disait aux Français mécontents de son système : Enrichissez-vous par le travail. S'il avait eu une notion vraie des choses, il leur eût dit : Enrichissez-vous par le travail des autres, car il n'est pas, en réalité, d'autre moyen de s'enrichir.

Au lendemain des guerres de l'Empire, la France se remit au travail avec une ardeur admirable, et, grâce aux progrès de la mécanique, l'ère de la grande industrie commença. Au régime de la petite industrie familiale d'autrefois succéda le régime de l'usine, avec ses centaines d'ouvriers affairés autour des machines. Séparés des patrons par une distance sociale chaque jour plus grande, commandés presque militairement par des ingénieurs et des contremaîtres, isolés et sans protection en face de l'arbitraire patronal, les ouvriers connurent toutes les humiliations et toutes les misères du salariat, et formèrent bientôt dans la nation un peuple sans droits, sans culture, sans avenir, dont la déplorable situation fut vraiment la honte des monarchies censitaires. Ce peuple trouva d'éloquents défenseurs en quelques hommes de grand cœur et de haute intelligence, qui unirent toutes les hardiesses de la pensée à toutes les audaces de l'action.

Le premier de tous fut le comte de Saint-Simon (1760-1815), petit-neveu de l'auteur des Mémoires, penseur original et opiniâtre, qui lança le premier cri de révolte contre les iniquités sociales.

Saisi d'admiration par le spectacle de l'éveil industriel auquel il assistait, devinant qu'un monde nouveau naissait sous ses yeux, il entreprit de substituer à la vieille théologie verbale et vaine un nouveau christianisme, ou plutôt un christianisme rajeuni, ramené à sa pureté primitive, redevenu la religion sociale d'amour et de charité, la religion des travailleurs et des humbles.

Dès 1807, il publiait son Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle, et proclamait la nécessité de substituer le physicisme au déisme. En 1816, il fondait un périodique : L'Industrie ; en 1819, un journal : L'Organisateur, et il y imprimait : Mieux vaudrait la disparition de la famille royale, de la haute noblesse, du haut clergé, de la haute bureaucratie, soit 3.000 individus, que celle des 3.000 plus grands savants et plus habiles ouvriers. Poursuivi en cour d'assises, le jury de la Seine l'acquittait, quoique ces hardiesses tissent alors à peu près le même effet que font aujourd'hui les sophismes de M. Hervé. En 1821, dans son Système industriel, il réclamait le gouvernement temporel de la France pour les travailleurs et le gouvernement spirituel pour les savants.

En 1823, dans son Catéchisme des Industriels, en 1824, dans son Nouveau Christianisme, il déterminait le but poursuivi par la nouvelle école : Améliorer le plus promptement et le plus complètement possible l'existence physique et morale de la classe la plus nombreuse.

Il mourut l'année suivante, épuisé de travail et de misère ; mais il avait ouvert la voie à une science nouvelle : la sociologie, dont les progrès allaient constituer le caractère le plus original du 'axe siècle. Il avait posé en principe que la structure lie la société peut être étudiée scientifiquement ; que le travail est la grande force sociale, et qu'à lui doit appartenir le pouvoir politique ; qu'il n'est permis à personne de ne pas travailler.

Le saint-simonisme survécut à son fondateur et essaya de s'organiser en Église, sous la direction de Hazard et d'Enfantin, mais il se perdit dans un mysticisme bizarre, qui fournit aux bourgeois l'occasion d'une facile revanche.

D'autres hommes continuèrent Couvre de Saint-Simon. L'utopiste Fourier scandalisa les gens sages par son inconsciente et candide immoralité, et prêta beaucoup à la plaisanterie par ses idées fantastiques sur l'avenir du monde. Cependant, parmi ses idées les plus bizarres, on trouve parfois comme un germe de vie et de progrès. Ce n'est point une idée fausse de croire que les passions sont des forces utilisables pour des fins excellentes ; la sagesse qui pousse l'homme au travail pour se nourrir, la gastrosophie, comme l'appelle Fourier, est peut-être la philosophie du terre-à-terre ; bien entendue, elle peut être la base solide sur laquelle s'édifieront par la suite des constructions plus fières et plus hautes. Fourier contribua pour sa part à l'œuvre émancipatrice par ses critiques amères contre l'ordre social, par ses idées sur l'éducation en commun, sûr la puissance de l'association, sur l'attraction passionnelle vers le travail.

Pierre Leroux (1797-1871) fonda en 1824 le journal Le Globe, traversa le saint-simonisme, rédigea en 1846 L'Eclaireur et la Revue sociale et eut une influence marquée sur les idées de George Sand. Il chercha à concilier la famille, la propriété et la patrie avec des théories égalitaires très avancées.

Cabet (1788-1836) fut un utopiste comme Fourier, mais eut la première idée du collectivisme, dont Karl Marx devait, après lui, déterminer les principes. Son Voyage en Icarie (1840) fut le manifeste de la nouvelle école ; son journal Le Populaire se chargea de la propagande.

Cabet se rendait compte que l'humanité n'était point encore cadre pour vivre à la mode icarienne ; il consentait à maintenir provisoirement la propriété, mais frappait les riches d'un impôt progressif, supprimait l'armée et dotait le travail d'un budget provisoire de 500 millions. Ainsi réformée, la société s'acheminerait vers l'icarisme, où fleurirait un collectivisme absolu. Une assemblée politique élue aurait le gouvernement de la République et soumettrait au peuple toutes les questions épineuses. Le travail devait être libre, mais le mariage obligatoire. L'enfant serait laissé à sa mère jusqu'à cinq ans, puis serait dirigé sur récole jusqu'à dix-huit ans, puis sur l'école de travail de dix-huit à vingt et un ans. La répartition du travail se ferait par voie de concours. Chaque icarien devrait à la société le même nombre d'heures de travail, quelle que Mt sa spécialité. Des magasins publics recevraient les produits du travail collectif. Les femmes à 55 ans et les hommes à 60 auraient droit au repos absolu.

Ces alléchantes perspectives déterminèrent quelques centaines de Français à passer aux États-Unis pour y fonder une communauté icarienne. Après trente ans de vicissitudes et d'épreuves, les groupes icariens se sont dissous d'eux-mêmes (1879) pour rentrer dans les vieux cadres de la société banale. Les bourgeois en concluraient que le système est jugé ; les collectivistes en concluent que l'épreuve est à recommencer.

Cabet attendait tout de l'État pour reconstruire la société sur un plan rationnel. Proudhon (1809-1865) adopte, comme lui, la suppression de la propriété, supprime tout fermage, toute rente, tout intérêt, et veut remplacer la monnaie par des bons de circulation, payables en services on en produits ; mais il ne compte nullement sur l'État pour faire triompher ses idées ; il a foi dans le progrès moral de l'humanité, dans le développement de l'idée de justice. Il espère qu'un jour viendra où l'homme aura d'assez bons yeux pour percevoir la dignité individuelle en autrui comme en soi-même, et, ce jour-là, l'homme sera parvenu à un tel degré de liberté et d'autonomie que toute autorité pourra disparaître sans inconvénient. L'anarchie, c'est-à-dire l'absence de gouvernement, sera le régime applicable à l'humanité majeure, comme la liberté et l'autonomie sont déjà le régime normal de l'homme adulte et en pleine possession de lui-même.

Sans aller aussi loin dans la voie de l'utopie, Louis Blanc exerça peut-être plus d'influence sur les milieux ouvriers par ses tendances égalitaires et, ses idées sur l'organisation du travail. Rêveur un peu candide, mais d'âme ardente et passionnée, il aima sincèrement le peuple et en fut aimé ; mais il n'y avait point en lui l'étoffe d'un homme d'action.

Tout autre fut le tempérament de l'allemand Karl Marx (1818-1883), qui vécut surtout en France, en Belgique, en Angleterre, et formula avec une précision inconnue avant lui les dogmes de la nouvelle Église socialiste. Le collectivisme est, d'après lui, la seule manière d'assurer le bonheur matériel du plus grand nombre. Les moyens de production ne doivent pas appartenir à des particuliers, mais à des collectivités corporatives, municipales ou nationales. Plus de bénéfices, d'intérêts, de crédit, de fermages, de loyers. Plus de bourse. Le travail sera évalué en valeur sociale et payé en chèques ou bons de travail. Le travail, une fois bien organisé, laissera à chaque citoyen de larges loisirs, qu'il pourra dépenser à sa fantaisie ; s'il les emploie à quelque travail utile, il aura droit à des bons ou chèques supplémentaires, qui seront sa pleine et entière propriété, et qu'il pourra transmettre même à ses enfants. On pourra donc être encore propriétaire ; mais cette propriété ne s'appliquera plus qu'à des objets mobiliers ou à. des moyens de consommation. Les deux sexes seront égaux en droits. L'amour libre remplacera le mariage. L'humanité remplacera la patrie. Le gouvernement sera résolument antimonarchique et antiaristocratique, surveillé sans relâche par la démocratie. Pour amener le triomphe de la Raison, Marx ne compte, en vrai Allemand, que sur la Force, la grande, la toute-puissante accoucheuse des sociétés. Sans elle, rien ne se fait, et tout ce qui se fait se fait par elle. Ceux-là seuls qui ont la force vivent et triomphent. Malheur à ceux qui s'énervent, qui hésitent, qui doutent, qui reculent devant les nécessités cruelles et les responsabilités redoutables ! Malheur à ceux qui versent la pitié là où il faut l'énergie, et qui compromettent ainsi irrémédiablement l'avenir !

On reconnaît à ce brutal langage l'Allemand moderne, adorateur de la Force, et l'on s'étonnera sans doute que des idées en apparence aussi étrangères à la vieille âme française aient pu s'acclimater chez nous. Mais l'Allemagne fut aussi, naguère, sentimentale et rêveuse, et la beauté du rêve humanitaire rend les cœurs des hommes insensibles aux maux inséparables de la lutte.

Les déshérités de ce monde aspirent au bonheur terrestre, et voilà le thème sur lequel les virtuoses du socialisme exécutent leurs brillantes variations ; voilà l'idée nouvelle qui a jailli au milieu des foules comme une colonne de feu, et qui s'est mise à marcher, et qui les entraîne derrière elle en bataillons de plus en plus serrés, de plus en plus fanatiques. Les âmes se chargent de colère, d'enthousiasme et d'espérance. Nous nous rappelons avoir entendu par hasard, il y a quinze ans, un simple facteur rural prononcer tranquillement, sur le quai d'une petite gare, cette phrase admirable : Ça me serait bien égal de mourir, si les autres pouvaient en être plus heureux après moi !

Ni les philosophes ni les théoriciens du socialisme n'auraient réussi à gagner ainsi les foules, si les artistes n'avaient transfiguré leurs idées et ne les avaient pas divinisées aux yeux des peuples. La grande littérature du XIXe siècle a tendu à l'action sociale, et ceux-là même qui n'ont pas voulu s'y mêler, l'ont favorisée à leur insu par leurs amères critiques de l'ordre établi, par les passions qu'ils ont allumées dans tous les cœurs.

L'histoire a été, sous la plume de Michelet, un merveilleux instrument de propagande. Michelet, un des très grands hommes du XIXe siècle, n'est pas seulement un savant de haute valeur, c'est avant tout un poète ; c'est le chantre du peuple, doit il avait, tout enfant, connu la misère et les souffrances, et dont il a raconté tout au long de l'histoire de France la douloureuse et glorieuse épopée-Après avoir conduit nos annales jusqu'à la Renaissance et avoir consacré à Jeanne d'Arc les plus belles pages qui aient jamais été écrites sur elle, il désespéra de comprendre notre histoire, s'il ne pénétrait point jusqu'au fond de l'âme populaire ; il laissa l'histoire de France au départ de Charles VIII pour le voyage d'Italie, et il raconta en cinq volumes l'histoire de la Révolution ; puis, connaissant bien désormais le vrai héros de l'histoire, il rattacha la Renaissance à la Révolution par une série d'études partielles, où le peuple occupe toujours le premier rang. François Ier, Richelieu, Louis XIV, le Régent, Louis XV, deviennent dans cette colossale histoire des sortes de comparses ; on sent la nation palpiter, vivre, souffrir, gronder derrière ses maîtres du jour, et monter lentement vers l'émancipation, vers la justice, vers le droit. Michelet ne se laisse jamais éblouir par la fausse gloire ; il est toujours du côté des persécutés et des victimes. On l'a accusé d'avoir accordé trop d'importance à certains petits côtés de l'histoire, de s'être fait le valet de chambre de l'histoire. Qui pourrait nier que cette méthode ne lui ait fait découvrir maint aperçu jusqu'alors insoupçonné ? Très tendre et très passionné, Michelet a rendu à la femme toute son importance historique et sociale, et a été l'un des précurseurs du féminisme.

Louis Blanc a dressé dans son Histoire de dix ans le bilan de la monarchie de Juillet de 1830 à 1840, et a porté ses passions socialistes dans son Histoire de la Révolution française.

L'Histoire des Girondins de Lamartine a hâté, dit-on, l'explosion de la révolution de 1848.

Le brumeux Quinet a été mené à l'anticléricalisme par ses études d'histoire religieuse ; mais un lui pardonnera ses outrances pour les loyales et libérales conclusions de son Histoire de la Révolution.

L'Histoire de Napoléon de Lanfrey n'est souvent qu'un pamphlet, mais a contribué à la ruine de l'Empire.

Les Origines de la France contemporaine de Taine sont l'ouvrage d'un philosophe devenu historien. Les philosophes prétendent qu'il a appris aux historiens à écrire l'histoire. Un professeur d'histoire de la Révolution vient de s'acharner à prouver qu'il n'en est rien. L'œuvre de Taine n'en reste pas moins éminemment suggestive et n'en a pas moins porté un coup sérieux à la légende jacobine.

M. Aulard, l'adversaire de Taine, s'est attaché à organiser l'étude scientifique de l'histoire de la Révolution. Un de ses disciples, M. Mathiez, étudie avec la plus riche documentation l'histoire religieuse de la période révolutionnaire. M. Jaurès a essayé de nous donner une histoire socialiste de la Révolution. Une vaste enquête sur l'histoire économique de la Révolution se poursuit en ce moment, et les faits importants qu'elle révèle déjà, éclairent la physionomie de cette grande époque et expliquent l'immense intérêt que la nation avait à défendre ses conquêtes récentes sur l'Église et sur l'aristocratie.

Tous ces grands travaux ont été de formidables machines de guerre ; l'histoire, au XIXe siècle, ressemble à un grand champ de bataille, sur lequel ont soufflé tous les vents de l'esprit.

Plus puissante encore sur les foules que l'action de l'histoire a été celle du roman ; histoire d'imagination, histoire fausse, mais composée tout de même avec des documents humains, et d'une vérité parfois aussi profonde et aussi saisissante que l'histoire proprement dite.

Stendhal, le premier en date de nos grands romanciers contemporains, très égoïste, très sensuel, étranger à tout sentiment religieux, ne voit dans la vie que la chasse au bonheur, et le bonheur, fruit rare et précieux, est le prix de l'énergie. Le héros de son principal roman Rouge et Noir est un plébéien ambitieux et sans scrupule, démoralisé par la légende napoléonienne, qui se lance dans le monde avec un furieux désir de parvenir, et avec une obstination terrible. Rouge et Noir fut le livre de chevet des arrivistes.

Balzac est un des géants de notre histoire littéraire. Son œuvre immense restera l'une des sources capitales d'information pour l'élude de la société française de la première moitié du dix-neuvième siècle. Ce qui fait peut-être l'unité de la Comédie humaine, c'est la course à l'argent, la peinture implacable de tout ce que l'argent fait faire, de tout ce qu'il explique, de tout ce qu'il excuse. La vie de Balzac n'avait été qu'un corps à corps avec la fortune, et les angoisses de cette terrible lutte, où il laissa sa vie, trouvent un écho dans son œuvre précipitée, haletante, enfiévrée, oh défilent au galop de charge les avares de province, les banquiers sans scrupules, les ambitieux effrénés, les intrigants de toute taille et de tout acabit. Balzac a donné l'exemple d'une obstination surhumaine, et son œuvre est, en somme, un cours d'énergie, mais c'est une énergie passablement déréglée, qui n'a, sans doute, pas contribué à équilibrer les esprits de nos contemporains.

George Sand, superbe écrivain et penseur médiocre, offre une extraordinaire variété d'aspects, qui s'expliquent par les diverses influences qu'elle refléta tour à tour. Elle a écrit des romans à tendances socialistes, comme les Compagnons du tour de France et le Péché de Monsieur Antoine, des romans de propagande politique comme le Meunier d'Angibaut, de charmantes idylles paysannes qui sont probablement le meilleur de son œuvre, et des romans passionnés qui ont été beaucoup lus et que les moralistes sévères accusent de terribles méfaits.

Un psychologue vigoureux, qui se croyait romantique, Flaubert, a compris quels ravages pouvait causer la littérature passionnelle dans les cœurs faibles et dans les cerveaux vaniteux. Madame Bovary en est un éclatant exemple ; mais qui nous dit qu'elle ne se serait point égarée, même si elle n'avait point lu de romans ? C'est une grosse question que de savoir si l'art comporte une morale. Nous croyons fermement que oui ; mais cette morale n'est pas celle des contes du chanoine Schmidt, c'est bien plutôt l'idée antique, qui condamne tout excès et fait de l'équilibre des facultés la condition essentielle d'une vie harmonieuse et bien ordonnée : Je respecte trop les jeunes filles, disait Alexandre Dumas fils, pour les engager à venir voir mes pièces, et je respecte trop mon art pour ne mettre à la scène que ce qu'elles peuvent entendre ! Le champ de l'art est infini, comme la vie même ; il faut savoir tout lire sans en être ni ébranlé ni souillé. On sait qu'il y a dans une grande littérature des parages malsains : on les traverse sans s'y arrêter ; on sait qu'il y a des coins mal odorants : on n'y va pas ; on sait qu'il y a des coupe-gorge : on ne s'y rend que bien armé.

Victor Hugo a eu, comme romancier, une vogue presque égale à sa renommée poétique. Les Misérables sont une véritable épopée, où le poète s'est parfois révélé observateur exact et ingénieux. Son évêque idéal, Mgr Miriel, a été pris tour à tour pour une création fantaisiste ou pour une amère satire de l'épiscopat. Sa Fantine, victime innocente, jetée au vice par la misère, et restée, malgré ses hontes, si profondément et si héroïquement mère, n'est pas une création du génie de Hugo : il y a, par centaines, des femmes faites ainsi, et les présenter dans leur abjection sociale et leur beauté morale, c'est jeter à la société un des plus sanglants reproches qu'on lui puisse adresser. Gavroche était si bien peint et si vrai, que tout le monde l'a reconnu sur l'heure, et que son nom s'est appliqué à toute la menue jeunesse des rues de Paris. Le bonhomme Gilles Normand nous représente, dans sa solennité comique et dans ses roueries égoïstes, le bourgeois voltairien et conservateur, qui prétendait sous Louis-Philippe représenter la France tout entière ; le portrait magistral de ce guizotin compte parmi les meilleures pages de Victor Hugo. Javert, le policier par vocation, l'homme d'ordre, ennemi-né de tout ce qui sort du rang et de la règle, est peint aussi de main de maître, mais peut-être un peu simplifié et d'une psychologie trop sommaire. Jean Valjean, le héros de l'épopée, peut paraître grandi à la taille d'un colosse : c'est un être d'exception ; mais il reste humain et vivant malgré tout, puisqu'il intéresse et passionne le lecteur. Les Misérables sont un chef-d'œuvre, dans toute la force du terme. Les Travailleurs de la Mer ne sont qu'une allégorie, mais combien puissante l La lutte symbolique de Gilliatt contre la pieuvre, c'est la lutte de l'homme contre les iniquités de son destin, contre les obstacles qui barrent sa route, contre l'ignorance qui le paralyse, contre les vices qui l'entravent, contre sa propre barbarie ; c'est le bon combat pour l'amour, pour l'honneur, pour la satisfaction de la conscience. Avec son Quatre-vingt-treize, Hugo nous met en face de la Révolution héroïque et oppose le fanatisme vendéen au fanatisme révolutionnaire. Cimourdain incarne avec puissance le sombre esprit jacobin ; le vieux marquis de Lantenac représente toutes les majestés du passé. Rien de plus tragique et de plus grand que son discours à son neveu le républicain Gauvain. Et Gauvain, c'est le gentilhomme devenu citoyen, c'est l'idéaliste impénitent qui devine l'avenir radieux par delà la guillotine. Cimourdain prépare le régime définitif, c'est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l'impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, et au-dessus de tous et de tout cette ligne droite : la loi. La république de l'absolu. — Ô mon maître, répond Gauvain, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillantes, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance, il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l'homme. La mienne l'emporte dans l'azur !

La France a compté, depuis quarante ans, de très grands romanciers qui ont exercé sur notre esprit une très sérieuse influence.

A l'inverse de Flaubert, Zola a été un romantique, qui s'est pris pour un réaliste et a bien osé donner un pendant à l'œuvre de Balzac. Le grand Tourangeau l'emporte par la fécondité, par la variété et la vérité des types, par la finesse de l'analyse. Zola l'emporte par la fougue, par l'ampleur, par la richesse exubérante, par la couleur, par tout le côté plastique de l'œuvre. Il fait parfois songer à ce style espagnol du 'unie siècle, qu'on appelle le churrigueresque, et dont la somptuosité s'exagère jusqu'à la folie. Son dessin est colossal et fantastique ; sa couleur, violente et barbare, mais il anime tout ce qu'il touche d'une vie prodigieuse et il y a en lui, comme chez Veuillot, avec lequel il a tant de parenté intellectuelle, du moraliste et du pessimiste. C'est par le carreau noir qu'il regarde les hommes ; il les voit certainement plus laids, plus ignobles et plus puants que nature. Dieu sait, cependant, s'il était nécessaire de forcer la note ! Malgré ses prétentions morales, malgré son idéal très sincère de justice sociale et de solidarité, il a beaucoup contribué à nous mettre au dehors en renom d'immoralité et de grossièreté. Sa verve n'a reculé devant aucune immondice, et il n'a pas, comme Rabelais, l'excuse de la joyeuse humeur, ou, comme Léon Daudet, l'excuse de la folle jeunesse.

Pierre Loti a, pour la beauté, le même culte que Zola a pour la fange. C'est un artiste prestigieux, un sertisseur de mots, dont l'art magique fait penser aux subtils et délicats chefs-d'œuvre de Lalique ou de Falize. C'est le serpent tentateur, c'est le démon fascinateur et maitre en toutes sortes de voluptés.

Alphonse Daudet, conteur charmant, le plus français de nos conteurs, le plus humain, le plus juste de nos réalistes, celui qui sans doute a le mieux vu l'homme tel qu'il est, a touché par plus d'un livre aux questions brûlantes. Jack, c'est l'inique fatalité qui pèse sur le bâtard ; les Rois en exil, c'est la fin lamentable des grandes races ; L'Immortel, c'est la caricature féroce d'un coin du grand monde parisien ; mais tout cela conté avec la vaillante bonne humeur et le fin esprit d'un Français du midi le plus ensoleillé.

Guy de Maupassant a poussé plus loin encore l'implacable analyse ; il l'a menée jusqu'au désenchantement, jusqu'à la lassitude. Si vous voulez savoir ce qu'il pense des bourgeois, lisez Boule de suif : vous ne les y verrez pas peints en beau ; et, si vous voulez savoir ce qu'un esprit très fin pense de la démocratie, lisez Le Disciple ou L'Etape de M. Paul Bourget ; si vous voulez savoir ce que l'aristocratie pense d'elle-même, lisez les satires endiablées de Mme de Martel (Gyp). L'ironie et le scepticisme nous sont chaque jour versés à plein verre, avec les parfums les plus variés. On vantait Renan, qui savait si bien cuisiner des bonbons à saveur d'infini ; nos conteurs nous confectionnent des plats délicieux, qui nous ôtent à jamais toute joie de vivre.

Et, pour remplir le vide de nos âmes, les poètes chantent la beauté.

Leconte de Lisle dit la beauté antique, la beauté froide et morte des statues.

Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,

Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;

Dors, l'impure laideur est la reine du monde

Et nous avons perdu le chemin de Paros !...

Théophile Gautier — et presque tons sont ainsi — préfère la beauté vivante, et voilà ce qu'il voit dans une main de femme :

Elle a dû, nerveuse et mignonne,

Souvent s'appuyer sur le col

Et sur la croupe de lionne

De sa chimère prise au vol.

Impériales fantaisies,

Amour des somptuosités,

Voluptueuses frénésies,

Rêves d'impossibilités,

Romans extravagants, poèmes

De haschisch et de vin du Rhin,

Courses folles dans les Bohèmes

Sur le dos de coursiers sans frein ;

On voit tout cela dans les lignes

De cette paume, livre blanc

Où Vénus a tracé des signes

Que l'amour ne lit qu'en tremblant.

La muse d'amour et de volupté est aussi celle de Musset ; le chantre de Rosine, de Namouna, de Suzon et d'autres belles, qui amusèrent un instant ses fantaisies d'enfant gâté :

Il prit trois bourses d'or, et, durant trois années,

l vécut au soleil sans se douter des lois ;

Et jamais fils d'Adam sous la sainte lumière

N'a de l'est au couchant promené sur la terre

Un plus large mépris des peuples et des rois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n'était pour personne un objet de mystère

Qu'il eût trois ans à vivre et qu'il mangeât son bien ;

Le monde souriait en le regardant faire,

Et lui, qui le faisait, disait à l'ordinaire

Qu'il se ferait sauter quand il n'aurait plus rien.

Et, comme leurs devanciers, c'est encore l'amour voluptueux que célèbrent les poètes d'aujourd'hui, et Catulle Mendès ose bien faire mourir sainte Thérèse amoureuse, sur une jonchée de lis, au milieu d'une église.

Et quand ils ne sont pas amoureux, les poètes sont tristes comme des enfants qui ont cassé leurs jouets.

Richepin se proclame Touranien, fils des Huns :

Oui, ce sont mes aïeux, à moi, car j'ai beau vivre

En France, je ne suis ni Latin ni Gaulois ;

J'ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,

Un torse d'écuyer et le mépris des lois.

Oui, je suis leur bâtard ! Leur sang bout dans mes veines.

Leur sang qui m'a donné cet esprit mécréant,

Cet amour du grand air et des courses lointaines,

L'horreur de l'idéal et la soif du néant.

Plus sage, et non moins triste, Sully Prudhomme se résigne à la mort, sans lutte, sans soupirs, sans murmures :

Oui, nature, ici-bas mon appui, mon asile,

C'est la fixe raison qui met tout en son lieu ;

J'y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile

Ne s'étendit jamais sons le char de son Dieu.

M. Henri Rouger ne se contente pas de se résigner à la mort inévitable ; il l'appelle, il lui confie avec joie une maîtresse adorée :

Seule en ton lieu sacré, repose, ô solitaire,

Je te confie au sable, au ver qui rampe, au grain

Caché, je te confie, âme auguste, à la terre.

Je te confie au trèfle avide, au romarin,

Aux buissons que ta chair a fait surgir en elle,

Aux arbres où ton sang frémit dans chaque brin,

A l'oiseau qui t'emporte en tremblant sur son aile,

A la lumière, aux vents de l'espace, à l'été ;

Je te confie, ô morte, à la mort maternelle

A la mort, d'où ton être éclot ressuscité,

A la mort maternelle en qui tout fructifie

Car la mort te fut bonne, ô morte, en vérité

Car la mort te fut bonne, à qui je te confie,

La mort qui t'a touchée en tes sentiers divins,

La mort, la grande mort, qui touche et purifie.

Et si vous cherchez ce qui peut exister en dehors de l'amour et de la mort, les socialistes vous montreront sans doute leur glorieux rêve de bonheur universel ; mais, dans le rêve, vous retrouverez la même amertume que dans la réalité, le même bonheur violent, fugace et mensonger, et, au fond de la coupe, la même lie acre et nauséeuse. Le monde nouveau est à peine ébauché dans les nuages, et l'on voit déjà qu'il portera toutes les tares de l'ancien.