L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

LA FRANCE CATHOLIQUE — LES ÉCRIVAINS ET LES PENSEURS.

 

 

Les deux Frances dont nous parlions l'autre jour, il nous a paru intéressant de les étudier, l'une et l'autre, chez leurs hommes de tête, chez les poètes, les penseurs, les théoriciens, qui les ont instruites et qui les honorent toutes les deux, — chez les polémistes qui se sont battus pour elles, — et jusque' chez les médiocres, dont l'esprit borné et le cœur dur ont déformé et perverti la doctrine des hommes d'élite. Nous pourrions descendre encore jusqu'aux bas-fonds où croupissent la haine aveugle, le mensonge, la calomnie ; nous ne le ferons pas, par respect pour notre public ; nous irons jusqu'à la sottise, inclusivement, mais nous ne la dépasserons pas.

Cette étude que nous commençons aujourd'hui, nous apporterons tout notre soin à la faire d'une impartialité absolue, laissant toujours la parole aux hommes de chaque parti, vous initiant par leurs propres discours à leurs pensées et à leurs systèmes, sans mettre de nous, en tout cela, autre chose qu'un peu d'ordre et quelque réflexion générale en matière de conclusion.

Nous ne voulons point cependant que vous voyiez en nous un dilettante, amusé par le spectacle de ces grandes luttes et incapable de se passionner pour la vérité. Nous considérons tous les hommes de bon vouloir avec une égale charité ; nous pensons que le vrai absolu n'est ici-bas l'apanage d'aucune école, ni même d'aucune Église ; il est parmi les écrits que nous citerons, parmi les mots que nous prononcerons, des écrits et des mots qui nous ont ému profondément ; nous nous efforcerons de n'en rien laisser paraître, pour que l'idée sur laquelle nous désirons clore cette impartiale étude s'impose plus fortement à votre esprit.

M. Hanotaux nous présente en ces termes la France catholique : Des croyances antiques, une solution traditionnelle du problème de la destinée, la soumission de la plupart des familles aux rites et aux coutumes de la religion catholique et romaine, des gloires accumulées durant les siècles où la France était le soldat du Christ : saint Louis, Jeanne d'Arc, saint Vincent de Paul ; la leçon laissée par les grands mal Ires de la pensée et de la langue : Pascal, Bossuet, Chateaubriand ; enfin une sorte d'élan mystique qui, aux heures douloureuses, croise les mains des femmes et des enfants devant l'image de la Vierge mère, où se retrouvent peut-être quelques traits de la Vierge druidique.

Sauf ce dernier trait, passablement contestable, le dessin est ferme et précis, coloré et suggestif : la France catholique aurait mauvaise grâce à ne pas se reconnaître dans cette belle page.

Qui croirait, cependant, que tant de poésie latente n'ait que bien rarement trouvé un interprète de réelle valeur et qu'en notre dix-neuvième siècle, si lyrique, les poètes catholiques n'apparaissent qu'à titre d'extraordinaire exception ?

Si nous laissons de côté Lamartine, qui appartient surtout à la première moitié du siècle et fut parfois un assez étrange catholique, nous ne trouverons plus guère l'inspiration religieuse que chez les poètes philosophes. Il semble que la foi ait tué la poésie dans les âmes réellement et profondément catholiques. L'une des plus belles pièces de Laprade : Soyez des hommes, est certainement d'inspiration chrétienne ; mais on y sent aussi passer une haine politique :

Notre poste est dans les cités,

Dans ces combats à toute outrance,

Où l'on bleue des deux côtés,

Ô Jésus, ton soldat !... La France !

Elevez vos cœurs et vos yeux

Vers les sommets de notre histoire :

Saluez l'œuvre des n'eux

Et leurs noms rayonnants de gloire.

Pour exciter votre vigueur,

Nourrissez-vous de leurs exemples,

Humbles comme eux près du Seigneur,

Soyez fiers au sortir des temples.

Fuyez, oubliez pour toujours,

Tout prêts à de sanglants baptêmes,

Les fleurs, les chansons, les amours,

Mes chères Alpes elles-mêmes.

Le bleu des lacs, si doux à voir,

Les bois, ma vieille idolâtrie,

Tout ce qui n'est pas le devoir,

Tout ce qui n'est pas la patrie !

Ce sont lit de nobles vers ; mais on y sent plutôt passer les appels du clairon que les caresses de la harpe. Il en est de même du beau sonnet de Jules Lacroix intitulé le Vendredi saint :

Malheureux ! en ce jour de larmes et d'effroi,

Où la mort sur un Dieu remporta la victoire.

Dans nos temples voilés d'un crêpe expiatoire,

Quand les gémissements roulent comme un beffroi,

Au milieu de l'orgie où tu sièges en roi,

On te gorge de vins, et l'on te ferait buire

Le sang même du Christ dans l'or pur du ciboire,

Comme si l'Homme-Dieu n'était pas mort pour toi !

Et, tout fier de railler les choses qu'on révère,

Quand la foule à genoux garde un jeûne sévère,

Tu manges et tu bois, tandis qu'on pleure au ciel.

Et tu fais ruisseler l'ivresse dans ton verre,

Le jour où, s'abreuvant à l'éponge de fiel,

Jésus crucifié mourut sur le Calvaire !

L'acte d'adoration alterne dans ces strophes avec l'anathème, et ce genre est bien celui que préfèrent les poètes catholiques. Il y a de la menace jusque chez le doux Brizeux :

Oui, nous sommes encor les hommes d'Armorique,

La race courageuse et pourtant pacifique,

Comme aux jours primitifs la race aux longs cheveux,

Que rien ne peut dompter quand elle a dit : Je veux !

Nous avons un cœur franc pour détester les traîtres ;

Nous adorons Jésus, le Dieu de nos ancêtres !

Les chansons d'autrefois, toujours nous les chantons !

Oh ! nous ne sommes pas les derniers des Bretons !

Le vieux sang de tes fils coule encor dans nos veines,

Ô terre de granit recouverte de chênes !

Et, quelquefois, la sainte indignation du croyant tourne au verset prophétique, à la fureur sacrée, comme dans cette strophe de Reboul :

Sinistre précurseur d'immenses funérailles,

Vous voulez que je crie autour de nos murailles :

Jérusalem, malheur à toi !

Malheur à toi ! malheur, ô cité de scandale !

Je redirai malheur ! jusqu'à l'heure fatale

Où je dirai : Malheur à moi !

Chez d'autres, comme Antony Deschamps, l'inspiration chrétienne se perd dans une sorte de mysticisme sensuel, parfois charmant, mais d'autant plus dangereux :

Comme, depuis deux ans, dans mes moments de crises,

J'entre, pour y prier, dans toutes les églises,

En marchant au hasard, un dimanche, il me plut

D'entrer à Saint-Sulpice à l'heure du salut ;

Et je vis dans un coin, près du seuil, une dame

Qui lisait l'Evangile avec toute son âme ;

Et jamais, je le jure, aux offices romains,

Je ne vis ce beau livre en de plus belles mains ;

Et je disais tout bu : — Sous ta robe de laine,

Femme, tu viens peut-être, ainsi que Madeleine,

Maudire tes péchés, et le cœur alarmé

T'accuser d'aire faible et d'avoir trop aimé ?

Ce n'est peut-être pas la peine d'entrer à Saint-Sulpice pour y faire de si étranges oraisons... Nous préférons la vieille église de campagne dont nous parle Veuillot, dans ses Couleuvres :

C'était une humble église an cintre surbaissé.

Avec quel respect nous entrâmes

Elle était vide, hélas ! mais pleine du passé,

Pleine du long séjour des âmes.

De ses vieux murs tombait, mystérieuses fleurs,

Sur nos angoisses endormies,

Un baume fait d'encens, de prière et de pleurs,

Doux présent des âmes amies.

L'oiseau chantait dehors ; sur l'autel, par instants,

Rayonnait un bouquet sauvage.

Et l'Église disait : — Veuve à vos yeux, j'attends ;

Je verrai finir ce veuvage.

Mon époux est vivant ; j'aurai des fils encor.

Ce sont maintenant de durs maîtres ;

Mais des enfants meilleurs surgiront de la mort

Par la prière des ancêtres.

Et l'autel indigent, et les vieux murs poudreux,

Et le pavé semé de tombes,

Tout nous faisait entendre un murmure joyeux,

Pareil au doux vol des colombes.

Il fallait que le rude satirique Ml bien ému pour avoir trouvé toutes ces tendresses ; c'est à peine si l'on sent par places l'épine sous les roses. Dans un sujet bien plus scabreux, un poète peu connu, Charles-Florentin Loriot, nous semble avoir atteint la pureté idéale du poème religieux. Il a voulu rendre hommage à une simple jeune fille, Henriette Bonnevie, tuée d'un coup de feu, à Châteauvillain, à l'occasion de la fermeture d'une chapelle :

Quand Bonnevie entra, rien ne troublait encore

La chapelle commise à sa garde, et l'aurore

Souriait à l'essor de sa tendre oraison.

Elle disait : L'oiseau frémit dans le bocage,

Et mon âme, Seigneur, tressaille en ta maison,

Comme si tout à coup j'allais voir ton visage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle eut étendu la nappe blanche et fine

Qui retombe en longs plis de claire mousseline

Et porte sur l'autel, de gloire environné,

Le poids du Verbe écrit et le Verbe incarné ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand le temple, les cœurs, tout fut prêt pour la messe,

Quand la cloche tinta, quand le peuple attendit,

Dieu dit : C'est toi l'hostie, et c'est toi la prêtresse !

Alors, près de l'autel à son sexe interdit,

Vierge sacerdotale et pareille au Dieu-prêtre,

Vestale qui n'avait pour son souverain maître

Que des fleurs au calice arrosé par ses pleurs,

Elle donna son sang comme elle offrait ses fleurs.

Cette pièce n'est pas d'un art très sûr : l'expression est parfois faible et gauche ; mais la pensée est douce et charmante, et l'homme qui a écrit ces vers avait certainement l'âme plus religieuse que la plupart de ceux que nous venons de nommer.

Très belle et très religieuse encore est la chanson de Botrel intitulée Fières réponses, où il met en présence les Bretons d'autrefois et les incroyants d'aujourd'hui :

Pour vous faire oublier vos prières naïves.

Bretons, vos chapelets, nous vous les brillerons !

— Nous avons sainte Anne et saint Yves,

C'est devant eux que nous prierons !

Avec nos durs leviers, parmi les folles herbes,

Tous vos bons Dieux sculptés, nous vous les abattrons.

— Nous avons nos clochers superbes,

En les regardant nous prierons !

De votre obscur passé quand nous fendrons les voiles,

Tous vos clochers à jour baiseront les pavés !

— Nous prierons devant les étoiles,

Eteignez-les !... si vous pouvez !

C'est le fier vent de la lande et de la falaise qui passe dans ces vers un peu durs, mais nerveux, si bien faits pour être goûtés de l'âme populaire. Les chansonniers catholiques n'en ont pas beaucoup d'un si bon métal.

La prose a été la vraie langue de l'Église et nous offrira un plus grand choix et des modèles infiniment plus parfaits. Les catholiques ont beaucoup écrit au siècle dernier, et certains d'entre eux ont laissé des œuvres colossales, qui supposent, à tout le moins, un labeur acharné et infatigable.

Il y a eu, parmi les évêques de France, des hommes de grande foi et de grand talent.

Mgr Pie, évêque de Poitiers, a laissé dans son diocèse une belle réputation d'orateur : Un organe d'une fraîcheur mélodieuse et de la distinction la plus rare, dit un de ses auditeurs, une langue formée aux meilleures traditions et merveilleusement adaptée à tous les sujets et à tous les auditoires, une haute taille, un maintien singulièrement noble, un regard ferme et doux, un débit sonore soutenu, maitre de lui-même, une majesté extérieure qui ne faisait que traduire la majesté intérieurs de la pensée et celle de l'autorité, en vertu de laquelle l'évêque est père, apôtre et docteur.

Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, est peut-être la figure la plus illustre de l'épiscopat français de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Savant théologien, prélat lettré, ami de la culture classique, qu'il défendit contre Veuillot, ardent patriote, homme d'action avant tout, il faisait l'admiration de ses diocésains et de ses adversaires eux-mêmes par sa prodigieuse puissance de travail, par la rapidité extraordinaire avec laquelle il savait s'assimiler les idées et pénétrer les hommes, soit pour les combattre à fond, soit pour les gagner à ses projets. C'est lui qui dit, un jour, à ses auditeurs orléanais : Je crois avoir déjà vos cœurs ; quand me donnerez-vous vos âmes ?... Je donnerais ma vie pour vous comme une goutte d'eau ! — Très autoritaire, même despotique dans ses façons, il commandait le respect par l'ardeur de sa foi et de sa charité. On pouvait ne pas être de son avis, on pouvait trouver son autorité tyrannique, on ne pouvait nier que ce ne Mt un évêque, un grand évêque, comme le siècle en a vu très peu. Ce fut, aussi, un grand éducateur et l'un des fondateurs de l'enseignement ecclésiastique en France. Nous savons déjà quelle part il prit aux négociations de la loi de 1830 sur la liberté de l'enseignement secondaire ; nous savons qu'il fut l'un des promoteurs de la loi de 1873 sur la liberté de l'enseignement supérieur. Et quand il eut fondé des séminaires, des écoles, des universités, il demeura mécontent de son œuvre, et inquiet de l'avenir, et ce qu'il dit alors est vraiment grand et vraiment beau : Je crains, disait-il, que nos collèges ne deviennent des lieux de refuge pour les enfants gâtés des grands bourgeois ; que la manie de la truelle ne mène le clergé à des dépenses inutiles ; que la routine des pratiques religieuses ne dégoûte l'enfant de l'Église, au lieu de l'y habituer. Je crains l'inexpérience des maîtres et les mauvais choix qui suivront la disette de professeurs en certains collèges. Il serait déplorable qu'un prêtre chef d'institution fût fier de sa maison comme un marchand est fier de son commerce, et qu'il mesurât son succès à l'état de ses bilans. Nos collèges doivent nous ruiner, si nous voulons y fonder une France nouvelle... Il n'y a pas d'illusions à se faire ici : notre responsabilité devant le pays est immense !... Et quand il eut vu de ses yeux quelle maigre moisson suivait de si grands efforts, il fut plus désolé que surpris, et il vit d'où venait le mal : Parce que, disait-il, un élève observait machinalement la règle du collège, tout en la détestant au fond de son âme, travaillait avec régularité, s'astreignait aux pratiques religieuses ordinaires, on a cru son éducation faite... elle était à peine commencée ! Il y a, dans ces lignes, bien des idées qui sont nôtres, bien des choses que nous pensons aussi ; car, sous un habit différent, nous servons la même grande cause, celle du progrès intellectuel et moral de la jeunesse et de la patrie, et les tristesses du prélat trouvent un écho dans notre âme de professeur.

Mgr Freppel, évêque d'Angers, fut, comme son confrère d'Orléans, un homme d'action et un rude jouteur ; il ne fut point orateur comme lui ; il vaut mieux le lire que l'entendre ; il fut sans doute trop attiré par la politique ; mais ses écrits les plus mordants renferment des pages qui semblent dictées par la raison la plus saine et la plus vaillante. Nous le retrouverons, quand nous parlerons des polémistes.

Mgr Berteaud, évêque de Tulle, parla comme un poète, ravi en extase par la beauté sublime de la religion et de la nature. Nous chanterons Jésus, disait-il, aux villes et aux campagnes, dans les vallées et sur les collines. Il le chantait partout ; il le chantait à tous, à l'Église et dans les champs, mais de préférence aux petits. C'était toujours la même abondance, parce que c'était toujours la même source d'amour. Il s'abandonnait à l'inspiration de l'Esprit, qui souffle où il veut ; il ne s'inquiétait ni de méthode, ni de suite, ni d'enchaînement, ni de mesure ; tout était chez lui sincère et spontané : Tout ce que tu peux dire, disait-il, ose le dire, car le Seigneur est plus grand que toute louange. Sa dernière parole fut d'une évangélique douceur : Il me semble, dit-il, que j'ai aimé Notre-Seigneur et que j'ai voulu sincèrement le faire aimer. Mais ai-je suffisamment rempli ce grand devoir ?

A côté de ces noms connus de tous, combien d'évêques instruits et diserts : le cardinal Meignan, archevêque de Tours ; le cardinal Perrand, évêque d'Autun ; le cardinal Mathieu, archevêque de Besançon, que l'on a quelquefois appelé le dernier gallican !

C'est de la bouche d'un évêque du Mans, Mgr d'Outremont, qu'est tombée la plus belle leçon morale qu'il nous ait été donné d'entendre : Parfois, disait-il, dans la vie, une voix trompeuse vous dira :Va jusqu'à telle limite du devoir et arrête-toi. — N'écoutez pas cette voix ! Le devoir n'a pas d'autre limite que notre pouvoir. Tant que nous pouvons faire plus, nous n'avons pas assez fait.

Mgr Darboy, que d'aucuns ont accusé d'être trop bien en cour, a montré par son courage, aux jours d'épreuve, qu'il avait pénétré toute la vanité du monde. Un médecin était venu le voir en sa prison, et cherchait à le réconforter en lui parlant des vicissitudes de la fortune : La vie, répondit l'archevêque, est pour moi une surface plane ; elle n'a ni haut ni bas. Mot admirable, que Victor Hugo a glorifié dans ce vers sublime :

De la hauteur de Dieu je ne vois qu'une plaine.

Parmi les prélats tout à fait contemporains, il est aussi des sages et des clairvoyants.

Mgr Duchesne, directeur de 1'Ecole française de Rome, est un savant de premier ordre. Son Histoire ancienne de l'Église, dont le premier volume a paru en 1905, a fait grand bruit. On l'a définie spirituellement : Une histoire ancienne de l'Église, racontée avec toute la science du XXe siècle, dans la langue du XVIIIe et à la barbe des savants du XVIe. (Houtin.)

Le cardinal Mathieu est aussi une personnalité très intéressante et bien française. Un journaliste nous fait de lui ce joli portrait : Une longue conversation, pleine d'imprévu, où le grave se mêle au plaisant, les allusions politiques aux anecdotes historiques, des histoires de curés, très plaisantes, à de hautes considérations, propos de presbytère et d'archives, de chancellerie et d'académie, de salon et de séminaire, de cercle politique et de curie romaine, saillies juvéniles et jugements mûris, verve que rien ne désarme, pas même l'admiration que peut lui inspirer tel corps, telle institution, tel personnage, le mot pour rire dans les circonstances les plus tragiques, un sans-façon admirable, une liberté stupéfiante et précieuse... une érudition qui ne cesse de plaisanter, une connaissance parfaite du passé qui lui sert à juger le présent, un ton chaud qui colore, égaye et éclaire : telle est la façon de cet historien sans morgue, qui, à tout prendre, est, sous la robe rouge, un amusant, fécond et hardi publiciste.

Ajoutons, pour compléter ce croquis, ce que le cardinal nous dit de lui-même : J'appartiens à ce clergé français que la Révolution a dépouillé de ses richesses et de ses honneurs, mais qu'elle n'est point parvenue à détruire. Il n'a pas cru sa mission terminée avec son rôle politique, et il travaille courageusement à se rattacher les générations modernes, en gardant une invincible confiance dans le triomphe des idées qu'il sait éternelles et salutaires à toutes les formes de la société.

Un savant encore, et du meilleur aloi, Mgr d'Hulst, recteur de l'Institut catholique de Paris, qui, après avoir revendiqué en face de l'État le droit à la vie de l'enseignement catholique, a pris en main la cause de la liberté et de la science et a su faire comprendre aux chefs de l'épiscopat ce que doit être, à notre époque, un établissement d'enseignement supérieur. (Baudrillart.)

Un savant aussi Mgr Baudrillart, ancien universitaire passé à l'Église, et recteur actuel de l'Institut catholique de Paris.

Grâce aux hommes de cette trempe, il s'est formé au sein de l'Église catholique française une école historique, sage et judicieuse, dont le pape Léon XIII reconnaissait déjà les mérites et qu'il encourageait de toutes ses forces : Il y a des esprits in quiets et chagrins, disait-il en 1892 à Mgr d'Hulst, qui pressent les congrégations romaines de se prononcer sur des questions encore douteuses. Je m'y oppose ; je les arrête, car il ne faut pas empêcher les savants de travailler. Il faut leur laisser le loisir d'hésiter et même d'errer. La vérité religieuse ne peut qu'y gagner. L'Église arrive toujours à temps pour les remettre dans le droit chemin.

Habitués à cette liberté, les savants catholiques ne comprennent plus qu'on les remette au joug.

Mgr Mignot, archevêque d'Albi, disait, le 15 janvier 1907, dans son oraison funèbre de Mgr Le Camus : Le peuple chrétien se tourne vers nous, ses maîtres et ses pères dans la foi, nous demande de lui expliquer sa religion et de justifier la nôtre. Il parle le langage du temps où il est né, du monde où il vit, de la science qu'il a apprise. Il nous prie de lui parler sa langue. Il le demande, et nous ne répondrions pas ? Nous n'essaierions pas de prendre contact avec ces âmes, de suivre ces explorateurs, de coordonner ces découvertes, de christianiser ces pensées, de rattacher cette vie qui palpite à la vie divine de Jésus-Christ ? Et nous refuserions de donner du pain à ces âmes qui en demandent, et nous laisserions dans les ténèbres ceux qui crient à la lumière ?... On n'arrête pas la pensée humaine ! On l'éclaire, on la dirige, on lui répond, on la redresse, on l'instruit, on ne la supprime pas !

Il parait que cette liberté est de nouveau menacée aujourd'hui. Nous connaissons des catholiques qui le regrettent amèrement ; mais ils croient, eux aussi, qu'on n'arrête pas la pensée humaine ; ils persistent à vouloir penser, et, tôt ou tard, le mur se fendra et leur pensée sortira vivante de la geôle où l'on aura voulu l'enfermer.

La plus belle œuvre intellectuelle de l'Église française, au dix-neuvième siècle, a été l'institution des conférences de Notre-Dame, où se sont succédé, pendant soixante-dix ans, tant d'hommes éminents par l'éloquence et la doctrine.

Le premier, et le plus populaire, fut Lacordaire, génie tendre et fort, qui tint sous le charme toute une génération.

Lacordaire vécut d'abord dans le siècle et, comme beaucoup d'hommes à l'esprit très délicat, s'en dégoûta de bonne heure, pour aller demander au sacerdoce la vie surnaturelle dont il avait comme la nostalgie. Nous dirions volontiers qu'il était né prêtre : La maison du séminaire est vieille, disait-il ; les cellules sont étroites ; la fenêtre est en vitraux. Les meubles consistent dans une table, deux ou trois chaises, une commode, quelques rayons de bibliothèque en sapin, un lit, et un vase où il y a de l'eau bénite. On est tranquille et heureux là-dedans... La religion est ici partout ; elle se mêle aux études et aux plaisirs... Les moments de travail et de repos, ceux que l'on partage entre l'adoration de Dieu et l'étude de ses préceptes, sont enchaînés les uns aux autres avec tant d'art que chaque intervalle parait trop court, qu'on n'a jamais le temps de se lasser de ce qu'on a fait et que l'on arrive à la fin d'une journée où l'on a satisfait à tous les besoins de l'âme et de l'esprit avec une rapidité incroyable. Ici, l'ennui ne marche pas assez vite pour vous atteindre.

Il avait trente-trois ans quand il monta dans la chaire de Notre-Dame. Il était déjà connu par sa campagne avec Lamennais et par quelques succès oratoires à la chapelle du collège Stanislas. Mgr de Quélen, archevêque de Paris, avait hésité à lui laisser la parole ; beaucoup le tenaient pour suspect ; quelques-uns le jalousaient... Ce fut devant un auditoire de 6.000 personnes qu'il fit sa première conférence, pendant le carême de 1835, et, dès les premiers mots, l'archevêque et l'assistance comprirent qu'une puissance se révélait.

Lacordaire lui-même a résumé de façon saisissante l'œuvre qui lui assigne un si haut rang parmi les orateurs de son temps. Il me fallait, dit-il (pour entreprendre cette tâche), l'imprudence que donne la jeunesse, soutenue de la sécurité qu'inspire une vocation présumée ; j'eus l'imprudence de mon fonds et je crus par mon évêque à l'appel de Dieu. Tout le christianisme se montra devant moi, comme devant un homme qui allait en être l'architecte pour une génération... Il me sembla qu'il ne fallait partir ni de la métaphysique ni de l'histoire, mais prendre pied sur le sol même de la réalité vivante, et y chercher les traces de Dieu. Car Dieu, me disais-je, ne peut, à aucune heure, être absent de l'humanité ; il y a été, il y est, et il y sera tous jours en une œuvre visible, proportionnée au besoin des temps et qui doit être aux yeux de tous sa révélation. C'est là qu'il faut le saisir pour le montrer à ceux qui ne le voient pas, sauf ensuite à remonter de siècle en siècle aux sources de son action, en éclairant et fortifiant chaque partie de la lumière et de l'unité du tout. — Or l'Église catholique est présentement la grande merveille révélatrice de Dieu. C'est elle qui remplit la scène du monde d'un miracle qui a, aujourd'hui, dix-huit siècles de durée. On peut ne pas la regarder, ne pas l'écouter, ne pas la comprendre ; mais elle est là, et celui qui ne la voit point, ou qui la prend pour une chose vulgaire, sera bien autrement incapable de céder au raisonnement ou de s'instruire du passé... Ce majestueux et incomparable édifice étant reconnu surhumain, nous en cherchâmes l'auteur, afin de démêler dans son histoire et sa physionomie si le caractère de l'ouvrier répondait au caractère de, l'œuvre. Les annales du monde nous nommèrent le Christ ; nous l'étudiâmes dans sa vie intime et publique, dans ses miracles, dans les prophéties séculaires qui avaient annoncé et préparé sa venue... Cet homme nous parut unique comme l'Église, et le seul qui, ayant osé se dire Dieu, eût réellement parlé, agi, vécu comme un Dieu. — Cela fait, l'Église à ma gauche et le Christ à ma droite, j'entrai hardiment avec vous dans les entrailles du dogme... et, suivant pas à pas le mystère obscur et lumineux de la doctrine, nous en visitâmes toutes les profondeurs : Dieu, l'univers, la chute de l'homme, le commerce de l'homme avec Dieu, la chute de l'humanité, sa réparation, les lois et les résultats du gouvernement divin.

Caro nous a laissé une jolie page sur Lacordaire orateur : La nouveauté du costume, cette robe blanche d'où s'élançait une tête ascétique, cette beauté sculpturale d'un visage pâli par le jeûne et le travail, l'éclair du regard, ta vibration métallique de la voix, préparaient la victoire de l'éloquence par les séductions du regard et de l'imagination. En plein XIXe siècle, nous étions bien en présence d'un moine, d'un vrai moine.

Il ne reste plus rien, aujourd'hui, de ce décor ; il a disparu, et tous les accessoires qui l'accompagnaient paraissent maintenant fanés et déteints. Tout ce qu'il y avait chez Lacordaire d'un peu factice, d'un peu rhétoricien, de romantique, en un mot, a vieilli ; mais, dans les pages où il a purement et simplement laissé parler son âme, il est resté aussi jeune, aussi vibrant qu'au premier jour.

Voici un exemple de sa grande manière : Il y a deux vies : la vie extérieure et la vie intime. C'est la vie intime qui est le support de l'autre... La vie intime est la conversation de soi- même avec soi-même. Tout homme converse avec soi, tout homme se parle, et cette parole qu'il se dit à lui-même, c'est sa vie intime... sa vie véritable. C'est cette vie intime qui est tout l'homme, qui fait toute la valeur de l'homme. Tel porte un manteau de pourpre qui n'est qu'un misérable, parce que la parole qu'il se dit à lui-même est d'un misérable ; et tel passe dans la rue, nu-pieds, en haillons, et est un grand homme, parce que la parole qu'il se dit à lui-même est la parole d'un héros et d'un saint. C'est au jour du jugement qu'on verra cette volte-face du dehors en dedans, et, ce colloque mystérieux de chaque homme étant connu, l'histoire commencera.

Rien, dans cette page, ne sent le romantisme ; on pourrait presque dire que l'art an est absent, mais l'écrivain suit sa pensée, la fait surgir sous sa plume, et la dresse si haute, si imposante, que tout art semblerait mesquin à côté de tant de noblesse et de grandeur.

Lacordaire n'a pas été le seul orateur des conférences de Notre-Dame, et, s'il en parait le plus grand, c'est peut-être qu'il fut le premier. En même temps que lui, parla un jésuite, le P. de Ravignan, dont l'action plus douce fut pour le moins aussi profonde : Tout imposait en lui, dit l'abbé Bautain, ce front élevé, ce visage austère, cette noblesse des traits, cette profondeur du regard dans des yeux bleus, vifs et doux, cette distinction suprême, ce maintien assuré et ce recueillement, ce pur accent français, cette langue impeccable, ce geste large et sobre : tout un ensemble qui, chez lui, parlait autant que le discours et avant lui. Totus vocalis erat, dit un Père de l'Église parlant de saint Jean-Baptiste ; on le pouvait dire de ce prêtre.

Le P. Hyacinthe fut digne de ses illustres devanciers, et peut-être de tous celui qui eut la plus naturelle éloquence et l'esprit le plus large : Que m'importe, dit-il un jour, pour aimer l'homme, sa religion elle-même ? Ah ! s'il n'est pas un fils de l'Église catholique selon le corps, selon l'unité extérieure, il l'est peut-être selon l'âme, selon l'unité invisible ! S'il n'est un fils de l'Église catholique ni selon l'âme, ni selon le corps, ni selon l'esprit, ni selon la lettre, il l'est du moins dans la préparation des desseins de Dieu ! S'il n'a pas l'eau du baptême à son front, j'en gémis, mais j'y vois le sang de Jésus-Christ, car Jésus-Christ est mort pour tous, ouvrant au monde entier ses grands bras sur la croix !... Laissez-moi donc aimer tous les hommes !... Et vous-mêmes, aimez tous les hommes avec moi, non seulement en eux, non seulement dans leur étroite et terrestre individualité, mais dans la grande communauté qui les appelle tous ! Les écrivains ecclésiastiques effacent son nom de leurs annales, comme celui de Lamennais ; ils ont tort ; l'Église devrait se reconnaître même en ses fils rebelles, et se rappeler que David pleura Absalon.

Le P. Monsabré mit dix-huit ans à expliquer la doctrine et la reconstruisit méthodiquement et savamment, sans lasser l'attention de son auditoire. Il n'eut cependant ni l'enthousiasme de Lacordaire, ni Fonction de Ravignan, ni l'humanité d'Hyacinthe ; nous l'avons entendu, et il en est beaucoup d'autres moins illustres que nous lui avons préférés.

Le P. Didon possédait les dons les plus admirables ; c'était un nouveau Lacordaire, plus moderne et encore plus hardi ; il séduisit beaucoup ses auditeurs, effraya ses supérieurs, et se vit retirer la parole.

Mgr d'Hulst introduisit à Notre-Dame la conférence érudite, leçon plutôt que discours, commenta lumineusement le Décalogue et allait s'attaquer aux questions les plus modernes et les plus controversées, quand la mort le surprit, le 17 octobre 1896, en pleine possession de son talent et de tous ses moyens.

La chaire de Notre-Dame n'est pas restée vide, et les grandes traditions continuent.

Ces conférenciers, ces penseurs, du reste, sont, en général, plus tolérants qu'on ne se l'imagine : Aimer Dieu par-dessus toutes choses et tous les hommes comme soi-même pour l'amour de Dieu, consacrer sa vie à cela seul, c'est la religion infaillible, aussi certaine que la géométrie. Et de qui est ce Credo, minuscule et immense ? Du P. Gratry.

Un de nos amis, obligé pour se marier d'obtenir un billet de confession, s'adressa à un prêtre aussi indulgent qu'instruit. Ils parlèrent longtemps, en confiance, et le prêtre termina l'entretien en disant à son pénitent d'un jour : Aimez Dieu et lisez l'Evangile... tout le reste vous sera donné par surcroît !

Nous avons connu un très simple curé de campagne, paysan, sans prétention aucune, prêtre par vocation et par charité, vivant, ce qui est rare, avec son troupeau, et l'aimant réellement de tout son cœur. Pauvre desservant d'une commune de trois cents âmes, au bord de la Hague, l'abbé Denis entreprit un jour de reconstruire sa petite église croulante, et sut si bien intéresser ses paroissiens à l'œuvre commune que l'édifice sembla s'élever par miracle, chacun venant, comme aux jours lointains du Moyen-Age, apporter sa pierre à la maison de Dieu. Cet excellent homme avait presque perdu la voix par suite de maux de gorge contractés dans le service des ambulances en 1870 ; sa voix rauque et basse sortait avec peine de son gosier, et qui le voyait officier croyait voir à l'autel un prélat de grand style ; qui le voyait entre amis retrouvait en lui le vrai, le sociable, le joyeux Français, tel que nos pères l'ont connu ; il avait sur la vie et sur les hommes les idées les plus originales, et disait bien souvent : Quel dommage que la République ne veuille point de nous ; c'est moi qui ferais un bon républicain !

C'est dans les documents privés, bien plutôt que dans les gros traités et dans les discours d'apparat, qu'il faut chercher l'âme de l'Église. Elle apparaît souvent, telle qu'aux meilleurs jours, ardente et candide, joyeuse et forte, alerte et prête aux sacrifices, et semble justifier le mot de Bossuet : Celui qui n'aime pas Dieu n'aimera jamais que lui-même.

Un livre moitié mystique, moitié mondain, a eu dans le monde catholique un immense succès. Les Récits d'une sœur nous racontent la vie d'une grande dame, Alexandrine d'Alopeus, comtesse de la Ferronnays.

Les deux époux, appartenant l'un et l'antre à la société aristocratique, ne paraissaient pas faits pour se rencontrer. Le comte Albert était catholique, d'une dévotion exaltée ; Mlle d'Alopeus était protestante. L'amour fit ce miracle de les unir ; mais le comte Albert avait fait, nu-pieds et en costume de pèlerin, le pèlerinage des sept basiliques de Rome et avait offert sa vie à Dieu pour obtenir la conversion de sa fiancée. Quinze jours après son mariage, les premiers symptômes de la phtisie se déclaraient chez lui, et, après quatre années d'angoisses et de souffrances, Mme de la Ferronnays, convertie et venue librement et volontairement au catholicisme, restait veuve et donnait à son tour sa vie aux œuvres de charité.

Cette simple et douloureuse histoire choque parfois le lecteur profane par certains détails un peu mesquins, certains sentiments un peu surannés. Le comte Albert aime les églises de Rome ; il prie mieux dans une église où il y a des marbres et des dorures ; Montalembert fait chanter un beau cantique à Mine de la Ferronnays et s'excuse presque de le profaner en le laissant chanter à une protestante. Un des personnages de cette sainte histoire se réjouit de savoir un de ses amis dans un entourage franchement aristocratique. Il y a, dans un entourage de cette sorte, des choses qui coulent de source, et qui ne se produisent pas aussi naturellement dans des terrains où aucune vieille sève n'a germé.

Ce sont là des bizarreries ; mais, à côté de ces détails un peu choquants, que de belles choses, que de pensées profondes, quels cris du cœur blessé et plein d'angoisse. — Stupide monde !... oh surtout stupide !... Pourquoi aurais-je envie de trouver rien plus doux que la mort ?

Quoi de plus grand que cette page de Mme de Hautefeuille : La terre contient encore des joies que les anges pourraient envier. Mais ces joies, pour être complètes, il faudrait qu'elles fussent renfermées dans d'autres cœurs que nos pauvres cœurs mortels, où toujours une triste saveur de la terre vient se mêler de les corrompre. L'idée de l'incomplet, celle de l'incertitude, une voix qui crie au soir : Rien n'est durable ! une sorte d'impuissance à savourer le bonheur, faut-il le dire ?... une sorte de fatigue à l'éprouver, un besoin de larmes et de douleurs, viennent apprendre au cœur de l'homme que les joies du ciel sont pour le ciel, et qu'ici-bas le ravissement, qui fait éternellement sourire les séraphins, nous tuerait... ou plutôtmisèrenous lasserait bientôt.

Plus belle encore que cette belle page est la figure de la comtesse veuve de la Ferronnays. Toute à Dieu, à ses souvenirs et à ses pauvres, la comtesse promène son infatigable activité et sa gravité souriante à travers les églises, les ouvroirs, les asiles, les hôpitaux et les pauvres logis ; elle s'oublie à tel point qu'elle n'a bientôt plus que deux robes, et qu'elle fait pitié aux pauvres eux-mêmes. Un jour, une sœur de charité lui demande en grâce une paire de chaussures pour une pauvre femme qui en a le plus pressant besoin ; la comtesse vide sa bourse ; la sœur fait acheter les souliers et force la comtesse à les chausser aussitôt, à.la place des souliers invraisemblables qui laissaient son pied presque nu dans la boue et sur les pierres du chemin.

L'abbé Perreyve, professeur à la Faculté de théologie de Paris, mort à trente-cinq ans, en 1865, a laissé des lettres qui ont été recueillies après sa mort et qui constituent un fort beau livre chrétien. L'amour passionné de la religion, l'admiration la plus vive pour l'Église et son chef, l'enthousiasme du sacerdoce, embrasent ces pages brûlantes ; mais, à côté de l'intérêt proprement religieux qu'elles présentent, elles peignent aussi une amie très tendre et très forte, très loyale et très libre, qu'on ne peut étudier sans attirance et sans la plus vive sympathie.

L'abbé Perreyve est prêtre par vocation ; il regarde l'ambition comme la plus grande misère qui puisse flétrir l'âme d'un prêtre. Admis dans l'intimité d'un évêque, il ressent auprès de lui une impression de peur, en remarquant qu'on ne le contredisait jamais, ou presque jamais, et, quand on se hasardait à le faire, encore le faisait-on avec mille précautions de flatterie et d'excuse. Voilà de quoi damner un homme !

Plus juste que le Syllabus pour la vie conjugale, il écrivait à un ami : Je pense souvent à vous en forme d'examen de conscience, car le concile de Trente m'ordonne de croire sous peine d'anathème que le célibat est meilleur et plus saint que le mariage, et d'autre part, quand je vous regarde, je vous trouve si bon et si heureux que j'en suis tout excité et aiguillonné à être meilleur, à servir Dieu davantage. — La belle chose si les prêtres aimaient l'Église comme les bons maris aiment leur femme ! — Charmante et spirituelle parole, qui prouve que Perreyve avait pénétré toute la beauté, toute la noblesse, toute la pureté de l'amour légitime.

Cette âme tendre et ardente était fermée à la haine ; elle croyait à la tolérance et à la puissance souveraine de la liberté.

Apprenant qu'Abd-el-Kader, exilé à Damas, avait ouvert sa maison aux chrétiens, un jour d'insurrection populaire, il écrivait : Quel exemple de tolérance religieuse et d'esprit fraternel il nous donne !... L'avenir est là ; l'avenir religieux du monde est dans cette charité intelligente et active, qui persuadera aux hommes de se défendre mutuellement et de s'aimer, malgré la différence des religions.

Pensant aux luttes de l'avenir entre l'esprit de révolte et l'esprit de sacrifice, il s'étonnait de la sécheresse et de la dureté de cœur de la plupart des hommes, même de ceux qui se croyaient chrétiens ; il voyait régner en eux mille préjugés, mille idées fausses. ; il sentait que l'Evangile leur était vraiment étranger et inconnu, et cependant de lui devait venir le salut. Peut-être, disait-il, sera-ce pour nous, un jour, un devoir de parler, parce qu'il y aura danger à le faire et que les paroles seront alors des actes... Ce sera plus un devoir pour nous que pour les autres, parce que nous avons reçu de Dieu deux trésors bien rarement réunis dans le même cœur : l'amour de Jésus-Christ et l'amour de la liberté... Si une voix peut empêcher le divorce absolu et la ruine, ce sera une voix libre, en même temps qu'une voix chrétienne ; une voix qui, au milieu de la confusion extrême des choses, sans crainte des hommes, quels qu'ils soient, saura crier la justice et la vérité ; qui sera pleine d'amour, même pour les méchants, même pour les égarés ; qui ne prononcera pas l'anathème, mais le pardon ; qui appellera la liberté et le progrès social au nom de Jésus-Christ, malgré les menaces des amis exclusifs du passé et les menaces des révolutionnaires impies. Quel cœur alors il faudra montrer ! Quel grand cœur ! Comme il faudra compter pour rien les sacrifices, les mépris, les désertions, les condamnations des uns, les défiances des autres, peut-être les souffrances, peut-être la mort, et la mort de la main même de ceux que nous aurons voulu servir, de la main de nos amis !

Nous nous arrêterons sur cette magnifique impression. Nous pourrions lire encore beaucoup de livres, en extraire beaucoup de citations, nous ne trouverions rien de plus fort, ni de plus savoureux. Si le catholicisme n'était représenté que par de tels hommes, il n'aurait évidemment contre lui que les ennemis de tout bien et de toute justice. Voulant ici lui rendre l'honneur qu'il mérite, nous le saluons en la personne de tous ces hommes de science, de parole et d'action, en lesquels resplendit vraiment le pur esprit chrétien.