L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

LE SYLLABUS.

 

 

Le 8 décembre 1854, Pie IX proclama article de foi l'antique croyance à l'Immaculée Conception de la Vierge. Ce dogme regarde les théologiens et les mystiques ; il n'est pas du domaine propre de l'historien, ou plutôt il n'intéresse l'histoire qu'en raison de la manière dont il a été proclamé et des intentions qui poussèrent le Saint-Siège à le proclamer.

L'idée de l'Immaculée Conception de la Vierge était très ancienne dans le christianisme. On en trouve des traces dans saint Ambroise, dans saint Sabas, dans saint Ephrem. L'Église grecque fait chanter par les fidèles debout une hymne en l'honneur de Marie Immaculée, dont ou attribue la rédaction au patriarche Sergius, qui l'aurait composée pendant un siège de la ville par les Awares (626).

Les rois d'Espagne avaient fait de la définition dogmatique de l'Immaculée Conception leur affaire personnelle, et en poursuivaient activement la proclamation en cour de Rome. En 1761, Charles III avait donné pour patronne à l'Espagne la Vierge considérée dans le mystère de sa Conception Immaculée.

Cependant, ce n'était là qu'une opinion pieuse et toujours sujette à controverse. Mgr Dupanloup écrivait encore en 1853 : L'Église n'a pas fait de l'Immaculée Conception un dogme de la foi, c'est-à-dire qu'elle ne retranche pas de la société des fidèles et ne rejette pas de son sein comme hérétiques déclarés ceux qui osent bien contester à Marie cet éclatant privilège. L'Église défend même de leur en faire des reproches amers et de leur dire anathème. (Manuel des Catéchismes, Paris, 1833.)

La bulle Ineffabilis Deus vint, tout à coup, renverser ces propositions. De son autorité propre, le pape déclara article de foi la croyance à l'Immaculée Conception ; et si l'épiscopat, en général, n'eut pour la bulle qu'applaudissements enthousiastes, quelques, catholiques sincères ne dissimulèrent ni leur mécontentement ni leurs inquiétudes.

Un savant belge de haute valeur, Huet, écrivait, le 21 janvier 1836, cette lettre attristée à un ami : Il a pris à nos chefs ecclésiastiques une fantaisie dont on ne trouve pas un autre exemple dans l'histoire... Le pape écrit aux évêques pour leur demander, non la tradition constante, perpétuelle, de leurs églises, mais leur sentiment actuel, leur goût en fait de dévotion... Que font les évêques ? Ont-ils assemblé les prêtres et les fidèles au moins les plus instruits ? Rien de tout cela, ni à Rome, ni hors de Rome. Les évêques n'envoient que leurs avis personnels, ayant refusé dans quelques diocèses la délibération, ne l'ayant ouverte dans aucun. Ces avis ne sont point des éclaircissements sur la doctrine, mais des dithyrambes en l'honneur de la Vierge. Le pape prononce sur ces documents... Les évêques promulguent le décret avec autant d'obséquiosité que d'ignorance.

La bulle du 8 décembre 1834 est donc un acte spontané de Pie IX ; elle nous représente son sentiment propre, son goût particulier en fait de dévotion. Il disait lui-même qu'il avait fait vœu de proclamer le nouveau dogme au moment où il s'enfuit de Rome au mois de novembre 1848, dans la voiture de la comtesse de Spaur, femme du ministre de Bavière. Jamais aussi grave décision n'avait porté d'une manière si visible la marque de la personnalité du Souverain Pontife. Beaucoup de bons esprits virent dans cet acte un coup d'État spirituel.

Pie IX obéit certainement, dans cette circonstance, à son enthousiasme mystique ; mais, victime des révolutions et rempli de craintes pour l'avenir, il lui parut aussi que l'attestation de l'Immaculée Conception de la Vierge affirmerait à nouveau le dogme du péché originel, de la déchéance et de la perversion natives de l'homme.

La philosophie révolutionnaire déclarait que tous les hommes naissent libres et égaux en droits.

Le pape faisait de la pureté et de la liberté le privilège divin d'une seule créature, et rejetait par là même tous les humains dans la fange du péché et de la malédiction. A la théorie humaine du libre progrès, il opposait la théorie théologique de la perdition originelle et du rachat par la foi, par la grâce, par la puissance de l'Église. La bulle Ineffabilis Deus était une véritable déclaration de guerre à la philosophie moderne, comme elle était une audacieuse dérogation à toutes les traditions de l'Église.

Heureux de voir approuvé par l'immense majorité des évêques son premier acte de souverain absolu, Pie IX sentit grandir ses ambitions et prépara silencieusement un grand acte d'accusation contre les erreurs du siècle.

La première idée de cette procédure extraordinaire parait appartenir au futur Léon XIII, alors cardinal Pecci, archevêque de Pérouse, qui, an concile de Spolète, en 1849, proposa de demander au saint Père de donner une constitution énumérant les diverses erreurs sur l'Église, l'autorité et la propriété, chacune sous son nom propre, et sous une forme telle qu'on pût les embrasser. d'un seul coup d'œil, leur appliquer la censure théologique voulue et les condamner dans les formes ordinaires[1].

Le 20 mai 1852, le cardinal Fornari adressa, au nom du pape, une lettre confidentielle à des évêques et à des catholiques éminents, dont Louis Veuillot, pour leur demander toute leur pensée sur les erreurs modernes. La lettre comprenait un questionnaire de vingt-huit propositions et demandait une réponse dans le délai d'un mois.

A peine le dogme de l'Immaculée Conception eut-il été proclamé, que le pape chargea la commission nommée par lui pour préparer la bulle Ineffabilis de commencer l'étude des erreurs de notre temps.

La commission instruisait sans se presser le procès de la société moderne, lorsqu'un évêque français vint lui prêter un concours assez inattendu.

Mgr Gerbet, évêque de Perpignan, prélat lettré qu'un auteur ecclésiastique appelle un Platon chrétien, publia, le 23 juillet 1860, une instruction pastorale, où il dénonçait en 83 propositions les principales erreurs contemporaines relatives à la religion et à la société, à la définition des deux puissances spirituelle et temporelle, à leurs sphères d'action et à leurs limites, à la famille, à la propriété, au socialisme, à l'état religieux et à l'ordre matériel. Il parlait en doctrinaire ultramontain. Quelques-unes de ses propositions suffiront à donner une idée de son ouvrage.

C'était, d'après lui, une erreur de soutenir que le gouvernement de l'Église institué par Jésus-Christ n'était pas vraiment un gouvernement monarchique ; — que la souveraineté temporelle du pape n'était pas d'une haute importance pour les intérêts spirituels de la catholicité ; — que la soumission de la femme à son mari était contraire à la légitime émancipation de la femme ; que le perfectionnement social demandait l'introduction dans la famille d'un régime de liberté qui lit le père aussi peu gouvernant et les enfants aussi peu gouvernés que possible.

Pie IX fut très frappé de cette instruction, fit imprimer la liste des erreurs signalées par l'évêque français et la fit distribuer à tous les membres de la commission présidée par le cardinal Santucci :

En 1861, il nomma une commission spéciale chargée d'activer les travaux de la commission générale. Elle eut pour président le cardinal Caterini, pour secrétaire Mgr Jacobini, et pour membres Mgr Pio Delicati, le R. P. Hyacinthe Ferrari, des Frères prêcheurs, et le R. P. Perrone, de l'ordre des Jésuites, tous les cinq Italiens.

Cette commission révisa et remania le texte de l'évêque de Perpignan et en tira soixante-dix propositions qu'elle traduisit en latin.

Quand le projet définitif eut été rédigé, il fut porté à la connaissance de la commission générale, renforcée de douze théologiens consultants[2]. Au mois de février 1862, le cardinal Caterini transmit au pape soixante-sept propositions censurables, et au mois de mai, le pape les fit connaître aux 300 évêques accourus à Rome pour la canonisation des martyrs japonais.

Le 9 juin, dans une allocution soigneusement méditée — allocution Maxima quidem —, il leur dénonçait la guerre implacable déclarée au catholicisme tout entier par les ennemis de la croix de Jésus... ces perfides artisans de fraude, ces fabricateurs de mensonge, qui ne cessaient de faire sortir des ténèbres les monstrueuses erreurs des anciens temps, et de les propager partout et de toutes manières. L'esprit se refusait et reculait d'horreur à toucher, même légèrement, les principales de ces erreurs pestilentielles par lesquelles ces hommes, dans nos temps malheureux, troublaient toutes les choses divines et humaines...

Les évêques répondirent immédiatement par une déclaration que le cardinal Mattei, doyen du Sacré Collège, fut chargé de lire en leur nom. Ils déploraient, comme le pape, en leur nom et au nom de leurs frères absents, ces tentatives impies d'une vaine science et d'une Fausse érudition contre les doctrines des Saintes Ecritures et leur inspiration divine... ils condamnaient les erreurs que le pape avait condamnées ; ils rejetaient et détestaient les doctrines nouvelles et étrangères, qui se propageaient partout au détriment de l'Église.

Ainsi approuvé par les évêques, le texte du Syllabus, ou résumé des erreurs du siècle, pouvait passer pour définitivement établi ; mais le pape, désireux d'en faire une œuvre qui lui appartint plus en propre, chargea le P. Bilio, barnabite, de remanier encore une fois le texte et d'appuyer chaque proposition sur une allocution, une encyclique ou une lettre apostolique émanée de sa chancellerie. Le Syllabus changea ainsi beaucoup de caractère. Il devint plus politique, plus intransigeant, plus réactionnaire, et aussi plus vague et plus abstrait.

Le 8 décembre 1864, dix ans jour pour jour après la proclamation de l'Immaculée Conception, Pie IX adressa aux évêques du monde catholique l'encyclique Quanta cura, à laquelle il annexa le texte des quatre-vingts propositions condamnées par lui au cours de son pontificat.

L'encyclique est rédigée dans le style morose et dolent, qu'un prêtre de grande intelligence appelait dernièrement devant nous un style de saule pleureur. Le pape parle des coupables machinations des méchants, esclaves de la corruption ; des opinions fausses et perverses, des opinions dépravées ou monstrueuses, et des pernicieux écrits qui ont cours à notre si triste époque ; il condamne les hommes poussés et excités par l'esprit de Satan, dont les livres empoisonnés ne renferment que le verbiage de la sagesse humaine.

Les quatre-vingts propositions condamnées sont rangées sous dix rubriques : Panthéisme, naturalisme et rationalisme absolu. Rationalisme modéré. — Indifférentisme, latitudinarisme. —Socialisme, communisme, sociétés secrètes, sociétés bibliques, sociétés clérico-libérales. — Erreurs relatives à. l'Église et à ses droits. Erreurs relatives à la société civile, considérée soit en elle-même, soit dans ses rapports avec l'Église. — Erreurs concernant la morale naturelle et chrétienne. — Erreurs sur le mariage chrétien. — Erreurs sur le principat civil du pontife romain. — Erreurs qui se rapportent au libéralisme contemporain.

Les propositions, présentées sous la forme négative ou affirmative, sont en général fort claires. Le Syllabus a tout au moins ce mérite d'être parfaitement intelligible.

Nous l'avons lu et relu avec une grande attention, et il nous a semblé qu'à lui appliquer loyalement les règles ordinaires de la critique, il perdait quelque peu du caractère violent et haineux qu'on lui attribue communément. Le voisinage de l'encyclique Quanta cura lui a vraiment fait tort. Il est moins noir qu'on ne l'a dit ; mais il n'est ni plus politique ni plus libéral. Il en est de lui comme de toutes les œuvres des hommes : il y a en lui de détestables choses ; il y en a de mauvaises, de passables, et même quelques-unes d'excellentes.

C'est avec grande raison, suivant nous, que le pape anathématise des propositions barbares comme celles-ci : Il ne faut reconnaître d'autres forces que celles qui résident dans la matière et toute la morale, toute l'honnêteté doit consister à accumuler et augmenter de toute manière ses richesses et à se procurer des jouissances. (§ 58.)Le droit consiste dans le fait matériel ; tous les devoirs des hommes sont un mot vide de sens et tous les faits humains ont force de droit. (§ 59.)L'autorité n'est autre chose que la somme du nombre et des forces matérielles. (§ 60.)

Représentant de la foi et de la morale chrétiennes, le pape ne pouvait admettre ces théories matérialistes de l'origine du droit ; et tous ceux qui croient à la distinction absolue du droit et du fait, tous ceux qui croient à la justice, doivent lui donner raison.

On doit encore le louer d'avoir condamné l'opinion que l'État, étant l'origine et la source de tous les droits, jouit lui-même d'un droit qui n'est circonscrit par aucune limite. (§ 39.)

On peut seulement remarquer que ce pouvoir bans bornes, qu'il refuse avec raison aux États laïques, Pie IX a tout fait pour se le faire attribuer à lui-même par les évêques et par le concile.

On ne peut s'étonner qu'il ait refusé d'admettre que la doctrine de l'Église catholique est opposée au bien et aux intérêts de la société humaine. (§ 40.) C'est là un sophisme, dont la condamnation n'a dans la bouche du pape rien que de très naturel.

A côté de ces propositions, dont presque tous les hommes de bonne foi reconnaîtront la juste condamnation, il en est d'autres qui seraient choquantes sous la plume d'un philosophe, mais qui sont très admissibles sous celle d'un pontife romain.

Qu'un philosophe nous dise : On doit nier toute action de Dieu sur les hommes et sur le monde. (§ 2.) Il nous semblera peu philosophique de trancher ainsi par une affirmation aussi absolue une question si sujette à controverse ; mais nous songerons que Lucrèce a exposé cette opinion en vers excellents ; que cette doctrine, qui parait désolante à certains esprits, semble à certains autres souverainement réconfortante, parce qu'elle est favorable à la liberté de l'homme, et nous ne nous croirons pas plus en droit de la condamner que nous ne nous sentirons obligé de l'admettre comme vraie. Nous ne nous étonnerons point non plus que le pontife romain la condamne, parce qu'il est impossible de rester catholique sans la regarder comme fausse, et condamner les erreurs dogmatiques contraires à la foi est proprement pour le pape le. devoir de sa charge.

On ne sera pas surpris davantage de le voir proscrire le panthéisme, le rationalisme absolu, qui fait de la raison, tout à fait indépendante de Dieu, l'unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal (§ 3). On ne lui en voudra point, s'il s'insurge contre ceux qui prétendent que la révélation divine est imparfaite (§ 5). On comprendra qu'il proteste contre ceux qui représentent Jésus-Christ comme un mythe (§ 7), ou qui refusent à l'Église le droit naturel et légitime d'acquérir et de posséder (§ 26), ou de diriger l'enseignement des choses théologiques (§ 33).

Ceux qui pensent que les définitions d'un concile national ne sont pas susceptibles d'appel (§ 36) méconnaissent certainement la suprématie du Saint-Siège. Ceux qui soumettent à l'autorité civile.la méthode à suivre dans les études des séminaires (§ 46) méconnaissent les limites des pouvoirs spirituel et temporel. Ceux qui prétendent que la puissance séculière a le droit d'interdire aux évêques l'exercice du ministère pastoral, et qu'elle n'est pas tenue d'obéir au pontife romain en ce qui concerne l'institution des évêchés et des évêques (§ 51) transgressent évidemment les prescriptions canoniques et attribuent au pouvoir séculier des droits qu'il n'a point.

Quand on dit qu'une injustice de fait, couronnée de succès, ne porte aucune atteinte à la sainteté du droit (§ 61), on dit une chose obscure, et qui peut être vue sous deux jours bien différents. Le succès de l'injustice n'empêchera certainement pas le droit théorique et absolu d'exister, et, en ce sens, la proposition ne saurait être condamnée ; mais, d'autre part, le triomphe de l'injustice sur un point donné est sur ce point, une défaite du droit, une atteinte porte à la sainteté du droit, et la proposition, qui semble nier cette atteinte, au moins partielle, est en elle-même imprudente et téméraire et mérite d'être censurée.

La violation d'un serment, quelque saint qu'il soit, et toute action criminelle et honteuse opposée à la loi éternelle, non-seulement ne doit pas être blâmée ; mais elle est tout à fait licite et digne des plus grands éloges, quand elle est inspirée par l'amour de la patrie. (§ 64.) C'est, la encore, une doctrine que le pontife romain a raison de condamner ; car il n'est jamais permis de faire le mal, même en vue du bien. Tout au plus pourrait-on reprocher au pape de ne pas avoir prévu l'hypothèse où la violation de serment, l'action criminelle et honteuse seraient inspirées par l'amour de la religion ou de l'Église. On eût aimé entendre le pape condamner ce faux zèle religieux, comme il condamne le faux zèle patriotique.

Un exégète pourra soutenir qu'on ne peut établir par aucune raison que le Christ a élevé le mariage à la dignité de sacrement (§ 63), le pontife romain n'en sera pas moins dans son rôle et dans son droit en repoussant toute atteinte à la loi de sanctification, qui a ennobli l'union légitime de l'homme et de la femme. Il sera dans son rôle et dans son droit en faisant du sacrement le principal et du contrat civil l'accessoire (§ 66), parce que, là encore, le devoir de sa charge l'oblige à voir les choses ainsi.

Rien, dans toutes ces condamnations, ne dépasse les limites de l'autorité légitime. Le pape, en rejetant ces opinions, déclare qu'on ne peut être catholique si on les tient pour vraies, et cela est évident par soi-même.

Il est nue autre classe de propositions où le magistère du pontife parait avoir été poussé aux extrêmes limites, et où il semble même que ces limites aient été dépassées.

La proposition 12 est ainsi conçue : Les décrets du Siège apostolique et des congrégations romaines empêchent le libre progrès de la science. Le pape condamne cette sentence comme injurieuse à l'Église et comme fausse ; il est sans doute encore dans son rôle, en parlant ainsi ; mais on peut se demander s'il est aussi dans la vérité. Comment nier que les prohibitions de la congrégation de l'Index n'aient nui au libre progrès de la science ? Un partisan avéré de l'Inquisition espagnole, M. Menendez y Pelayo, nous dit que, grâce au Saint-Office, aucun ouvrage protestant ne put pénétrer en Espagne jusqu'à la fin du XVIIIe siècle ; il n'est pas un libre esprit qui veuille admettre que c’ait été un bien, et que la culture espagnole n'ait été contrariée et retardée par cette absurde prohibition. Un ecclésiastique passait, un jour, son doctorat en Sorbonne. M. Victor Leclerc, doyen de la Faculté des lettres, lui reprocha de n'avoir pas consulté un ouvrage capital. Je le connaissais, dit le candidat ; mais je n'ai pu m'en servir : il est à l'Index — A l'Index ! repartit le doyen ; mais voulez-vous la liste exacte et complète de tout ce qui s'est publié d'intéressant en Europe depuis trois siècles ? Prenez l'Index ; elle est là tout entière.

Le pape condamne ceux qui prétendent que la méthode et les principes d'après lesquels les anciens docteurs scolastiques ont cultivé la théologie né conviennent plus aux nécessités de notre temps et au progrès des sciences. (§ 13.) Cette proposition est-elle cependant si fausse ? Beaucoup d'ecclésiastiques très sages et très prudents sont les premiers à reconnaître et à déplorer l'extraordinaire faiblesse des études théologiques dans les grands séminaires, et le peu de curiosité scientifique qu'elles éveillent dans l'esprit des prêtres. Nous connaissons un prêtre allemand qui déclarait franchement que cet enseignement devait être repris par la base.

Le pape ne se contente pas de vanter le célibat ecclésiastique : il condamne encore, et dans l'allocution Multiplices inter du 10 juin 1851 et dans le Syllabus (§ 74, note), ceux qui préfèrent l'état de mariage à l'état de virginité. N'eût-il pas mieux valu laisser de côté cette vieille querelle, qui divisera toujours les hommes et ne peut semer entre eux que des germes de discorde ? Pourquoi celui qui accepte les conditions normales de la vie, avec toutes ses charges, tous ses devoirs, toutes ses douleurs, serait-il considéré comme moins digne que celui qui se met en marge dela vie et échappe à presque toutes ses responsabilités ?... Que le célibat ecclésiastique ait eu jadis, au Moyen Age, sa nécessité ; qu'on puisse encore invoquer en sa faveur des raisons sérieuses, qu'il ait sa dignité et sa noblesse propres, qu'il puisse même être regardé comme aussi digne que l'état de mariage, nous l'accorderons volontiers ; mais pourquoi le faire plus digne et plus relevé ? — Nous écoutions, il y a quelques semaines, la parole éloquente de M. l'abbé Gayraud, député du Finistère. Le prêtre député parlait des droits des catholiques, qui sont les mêmes que ceux de tous les autres citoyens français ; il combattait les théories qui voudraient faire des catholiques des citoyens de deuxième classe. Eh ! bien, nous aussi, gens mariés, nous réclamons nos droits, qui sont les mêmes que ceux de tous les citoyens de la République chrétienne : nous ne voulons pas être des chrétiens de deuxième classe !

Le pape veut que la puissance ecclésiastique puisse exercer son autorité, sans la permission et l'assentiment du gouvernement civil (§ 20). Il demande donc pour l'Église la liberté absolue, sans limites et sans contrôle ; mais ne sait-il pas qu'aucun pouvoir civil ne pourrait la lui accorder sans périr, qu'aucun pouvoir civil, à aucune époque, n'a pu tolérer un pareil vasselage ? Et pourquoi demande-t-il pour lui la liberté absolue, tandis qu'il traite d'impies et de scandaleux ceux qui se bornent à demander la liberté civile ?

Les prétentions pontificales ne vont à rien moins qu'à annihiler complètement la puissance laïque. Le pape ne veut reconnaître aux chefs d'État aucun pouvoir de contrôle sur les actes de la cour de Rome (§ 28 et 29) ; il leur refuse le droit d'appel comme d'abus (§ 41). Il veut le maintien de toutes les immunités ecclésiastiques (§ 30), du for ecclésiastique tout entier (§ 31). Il veut que les clercs soient exempts de tout service de milice (§ 32). Il dénie au pouvoir civil toute suprématie sur le pouvoir ecclésiastique (§ 42). Il refuse aux évêques présentés par le pouvoir civil le droit de prendre en mains l'administration du diocèse avant l'expédition des lettres apostoliques (§ 50). Il refuse à l'État laïque tout droit de contrôle sur les écoles de l'Église (§ 45), ou sur les établissements monastiques (§ 52). Il condamne les écoles neutres (§ 47-48). Il revendique pour l'Église le droit de formuler des empêchements dirimants au mariage (§ 68, 69, 70). Il lui donne juridiction sur toutes les causes relatives aux fiançailles et au mariage (§ 74). Il se refuse à reconnaître le caractère de mariage chrétien à tout mariage contracté en dehors du sacrement[3] (§ 73). Il condamne le divorce (§ 67). Il considère son autorité comme la seule autorité religieuse légitime. Il se prononce contre toute idée de suprématie des conciles (§ 35), contre toute autonomie des Églises nationales (§ 37) ; et, comme il enseigne, d'autre part, que l'autorité religieuse doit toujours l'emporter sur l'autorité civile, il s'attribue, en fin de compte, l'autorité universelle et absolue. Il ne se contente pas de réclamer le maintien de son principat temporel (§ 75, 76, 76 bis) : il réclame le droit d'employer la contrainte et d'en appeler dans tous les États au bras séculier (§ 24) pour assurer l'exécution de ses décisions.

Il n'admet pas que l'État laïque puisse jamais se soustraire à la tutelle d'une Église aussi exigeante. Il déclare que les États seuls n'ont pas le droit de dénoncer les concordats (§ 43), et il les rend ainsi éternels, puisqu'il condamne tous ceux qui veulent séparer l'État de l'Église et l'Église de l'État (§ 55).

Enfin, au moment même où il vient de formuler une théorie aussi ambitieuse et aussi despotique, il défend que l'on accuse le Saint-Siège d'ambition ou d'erreur : le Saint-Siège n'a jamais émis de prétentions exagérées (§ 38) ; le Saint-Siège n'a jamais erré (§ 23).

Toutes ces affirmations, si souvent contraires au droit général des peuples ou aux enseignements de l'histoire, on pourrait encore, à l'extrême rigueur, les mettre sur le compte de l'exaltation mystique, provoquée dans l'esprit du pape par le sentiment de sa responsabilité, par ses scrupules de conscience, par les difficultés extraordinaires au milieu desquelles il se débattait.

Le pape, écrivait Bungener en 1870[4], n'est guère au courant des questions modernes. Ses allocutions improvisées roulent invariablement sur le même thème : les maux de l'Église, les périls de la papauté, surtout de la papauté temporelle... Il a parfois une certaine éloquence, mais sans jamais s'élever plus haut que l'indignation contre les méfaits dont il souffre et le ferme dessein de tout souffrir plutôt que de céder. Le non possumus n'est pas seulement sa devise, mais son horizon, mais le niveau qu'imperturbablement il passe sur toutes les questions religieuses, philosophiques, politiques ; dès qu'il en sait assez pour placer ce mot, il ne s'inquiète pas d'en savoir davantage. Donc ces systèmes qu'il flétrit, il ne les a pas étudiés ; ces livres qu'il condamne, il ne les a, la plupart, jamais ouverts... Vous savez à quel point il est peu lui-même, je veux dire à quel point il est loin d'avoir en lui-même l'élément premier de sa pensée, de ses inspirations, de ses actes... Vous savez bien qu'en somme il ne dit, ne fait et ne veut que ce que certains hommes lui font vouloir, dire et faire.

Or ces hommes lui ont fait dire des choses contre lesquelles la conscience moderne ne peut pas ne pas protester énergiquement. Elle aussi, elle a son non possumus.

Le pape refuse d'admettre la liberté des cultes. Il ne veut pas que plein pouvoir soit donné à tous de manifester ouvertement et publiquement toute leur pensée ; il trouve que cette liberté jette les peuples dans la corruption de l'esprit et des mœurs et propage la peste de l'indifférentisme (§ 79). Il considère qu'il est utile de maintenir au catholicisme le caractère de religion d'État, à l'exclusion de toutes les autres (§ 77). Il ne veut pas que les pays catholiques permettent aux étrangers non catholiques, qui viennent s'y établir, de jouir de l'exercice public de leurs cultes particuliers (§ 78). Il condamne le droit reconnu à chaque homme d'embrasser et de professer la religion qu'il aura regardée comme vraie d'après les lumières de sa raison (§ 15). Il nie que les hommes puissent trouver le chemin du salut éternel et obtenir le salut éternel dans n'importe quelle religion (§ 16). Il se refuse à croire qu'un protestant puisse, dans la religion de ses pères, se rendre aussi agréable à Dieu qu'un catholique dans la sienne (§ 18).

Et, pour couronner cette œuvre extraordinaire, il proclame que le pontife romain ne doit pas se réconcilier et se mettre d'accord avec le progrès, avec le libéralisme et avec la civilisation moderne (§ 80). Qu'est-ce donc à dire ? L'Église repousse-t-elle le progrès, la liberté et la civilisation ? veut-elle revenir à la barbarie, au despotisme et à la servitude ? Ne serait-on pas vraiment en droit de se le demander, quand on lit de pareilles déclarations ?

Le Syllabus ne passa pas, comme on peut croire, inaperçu.

Tous les hommes attachés aux anciennes idées, tous ceux dont l'idéal gisait dans le passé, dans un passé mort sans espérance de résurrection, acclamèrent l'encyclique et le Syllabus et y virent la justification de leur attitude vis-à-vis du monde moderne. — N'avaient-ils pas raison ? Le maitre des âmes ne pensait pas autrement qu'eux, condamnait tout ce qu'ils avaient abhorré et combattu.

L'épiscopat français, presque tout entier, applaudit. Soixante-quinze archevêques ou évêques publièrent le Syllabus, dans leurs diocèses, malgré la défense du gouvernement impérial, vraiment effrayé du développement de l'autocratie romaine. Mgr de Dreux-Brézé, évêque de Moulins, fut même à ce propos l'objet d'une déclaration d'abus, et témoigna d'une manière particulièrement vive son mépris de l'autorité séculière. Il était, dit le R. P. At[5], dans le salon de son palais épiscopal, en très nombreuse et brillante compagnie, quand on lui remit le pli ministériel qui lui signifiait la déclaration d'abus. Il se fit un moment de silence, car l'événement était inattendu. Monseigneur prit connaissance de la pièce ; ensuite, s'approchant d'une lampe, il la présenta à la flamme, souffla dessus et en dispersa les cendres qui volèrent sur la tête des assistants, sans un seul mot de commentaire. L'impression fut profonde. Cette réponse à la sentence d'un tribunal incompétent trahissait le gentilhomme de vieille roche ; elle était digne d'un évêque. — N'en déplaise au religieux qui nous raconte cette scène, ce gentilhomme de vieille roche eût été moins hardi, s'il eût trouvé en face de lui, comme son grand-père, un homme de la taille de Mirabeau ; et son geste séditieux était indigne d'un évêque, qui, le premier, doit donner l'exemple du respect dû aux puissances établies : il pouvait contester au Conseil d'État de l'Empire français le droit de censurer les décisions de la Cour de Rome ; mais il le devait faire avec sérieux et sans insolence, car le Conseil d'État de France était le tribunal suprême de son pays.

Pour décider les rares évêques français qui n'avaient pas donné leur approbation au Syllabus, Mgr Pie, évêque de Poitiers, écrivit un commentaire laudatif de l'œuvre pontificale, et reçut du nonce du pape, Mgr Chigi, une lettre de félicitations : Votre mandement, Monseigneur, est admirable de fermeté et de courage épiscopal. Cela ne m'étonne nullement, et je m'y attendais. Plût au bon Dieu que tous les évêques de France eussent imité le bel exemple que vous leur avez donné ! Il faut cependant espérer que ceux des prélats qui ne se sont pas encore prononcés suivront vos traces, que le nombre en sera grand, et que la véritable gloire de l'Eglise de France resplendira sans ombre en cette mémorable occasion. (12 janvier 1865.)

Ce n'est pas aux écrits de l'époque que nous emprunterons ce que l'on a pu dire de plus modéré sur le Syllabus. Nous le tirerons de l'ouvrage de MM. Goyau, Pératé et Fabre sur le Vatican et la papauté[6]. L'État, disent ces auteurs, avait proclamé que le libre conflit des opinions, vraies ou fausses, est un bien en soi ; il considéra le chaos des opinions comme un effet et un terme du progrès... il ravala le corps social à n'être qu'une juxtaposition d'individus... il reconnut à chacun de ces individus le droit théorique de penser, de dire, d'écrire ce qu'il voulait, et tandis que le bon sens.... atteste que l'harmonie et la communion des esprits sont un bienfait, l'État moderne se fait gloire... d'avoir légalisé leur discorde et scellé leur désunion... L'Église estime que cette diversité d'opinions n'est qu'une crise et une anomalie ; elle espère que la société religieuse et la société humaine se recouvriront, un jour, l'une l'autre ; elles ne seront qu'une même société. Contredire à cette espérance, c'est admettre infailliblement, dès maintenant, l'irréparable faillite des promesses du Christ. Les papes n'avaient pas ce droit. Par l'encyclique Mirari vos et le Syllabus, ils refusèrent ce droit aux fidèles.

Voilà, sans doute, la plus acceptable défense qui ait été présentée du Syllabus. Elle n'est cependant pas complète, car elle n'explique pas le ton amer et violent de l'encyclique Quanta cura ; elle n'est pas non plus sans réplique, car nous ne pensons pas que jamais personne ait vu dans l'anarchie morale te terme du progrès. Il est parfaitement permis de croire que toute anarchie n'est qu'une crise, et qu'un jour viendra où le genre humain connaîtra une harmonie et une communion des esprits infiniment plus grandes qu'aujourd'hui ; mais il ne semble pas que les procédés recommandés par le Syllabus conduisent jamais à cet apaisement. La concorde ne se rétablira dans les esprits que par la libre adhésion de chacun à une vérité sans cesse plus claire et mieux démontrée ; tout ce que l'on fera pour hâter le mouvement ne pourra que le retarder, et si l'humanité doit jamais se rallier tout entière au même idéal, c'est par la liberté et par l'amour qu'elle y viendra, non par l'autorité et par la crainte.

Dans les partis libéraux, le Syllabus produisit l'effet le plus déplorable. Les uns y virent un acte de folie ; les autres, une grande victoire pour l'anticléricalisme et la libre-pensée. Et il est bien probable que cet étrange document a enlevé au catholicisme incomparablement plus de fidèles qu'il ne lui en a amené. Le ministre italien d'Azeglio y voyait un suicide de la papauté : Il y a des gens, disait-il, qui ont la manie du suicide ; on a beau les surveiller, ils trouvent toujours le moyen de se jeter par la fenêtre.

Loin de s'atténuer avec le temps, la question du Syllabus semble prendre, à chaque instant, plus de gravité.

Pie IX a toujours considéré le Syllabus comme un de ses plus beaux titres de gloire. Il a protesté, en 1866, contre les franchises politiques et les libertés religieuses accordées par l'empereur François-Joseph à ses sujets autrichiens et hongrois. Il a fait ratifier le Syllabus, en 1867, par 500 évêques accourus à Rome à sa voix. Il songea, en 1870, à faire confirmer à nouveau le Syllabus par le concile du Vatican.

Incomparablement plus diplomate et mieux informé de l'état du monde européen, le pape Léon XIII a rappelé et confirmé, à plusieurs reprises, les condamnations prononcées par son prédécesseur contre les idées modernes — bref du 28 août 1879 sur la traduction française des œuvres de saint Alphonse de Liguori ; bref du 27 juin 1884 à l'évêque de Périgueux : encyclique Immortale Dei du 1er novembre 1885.

Le pape Pie X, continuateur de l'œuvre et de la politique de Pie IX, a édicté lui-même un nouveau Syllabus, suite logique du premier, et semble vouloir étendre, chaque jour, l'action de son magistère infaillible.

Le Saint-Siège reste donc convaincu de l'excellence des doctrines exposées en 1864 ; il n'a voulu faire, depuis lors, aucune concession au progrès, au libéralisme et à la civilisation modernes. Il est encore leur ennemi, leur ennemi déclaré, comme il l'était il y a 43 ans.

Cependant, ce n'est un mystère pour personne qu'un grand nombre de catholiques, et même d'ecclésiastiques, regrettent amèrement cette imprudente et injuste déclaration de guerre. Ils n'en parlent jamais et n'aiment point qu'on leur en parle ; c'est comme une mauvaise affaire, qu'il faut tacher d'oublier.

Un prêtre distingué voulut bien, un jour, nous exprimer son sentiment : On discute encore beaucoup, nous dit-il, sur la valeur dogmatique du Syllabus. Cet acte n'est qu'une table des matières, et chaque proposition n'a que juste la valeur du document dont elle est extraite. Il y a des propositions tirées des encycliques pontificales, et, pour celles-là, elles paraissent bien avoir le caractère dogmatique. D'autres sont empruntées à des allocutions, à de simples lettres, et semblent moins obligatoires. Sous un pape autoritaire, on représentera volontiers le Syllabus comme une règle de foi. Sous un pape libéral, on aimera à penser que le Syllabus n'est pas d'obligation. Pie IX lui-même, qui ne l'a pas signé, n'a jamais voulu le commenter. Mgr Pie, défendant le Syllabus, prenait la quatre-vingtième proposition dans les termes mêmes où elle est formulée et déclarait que le pape ne pouvait se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la : civilisation modernes, parce qu'on ne se réconcilie pas avec le mal. — Mgr Pie était félicité par le nonce pour avoir si bien interprété la pensée du Saint-Père. — Mgr Dupanloup, commentant à son tour la même proposition, concluait que le pape ne peut pas se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation modernes, parce qu'on ne se réconcilie qu'avec les gens avec lesquels on s'est brouillé, et que jamais le pontife romain n'avait été brouillé avec le progrès et la civilisation. Mgr Dupanloup était félicité par le pape comme l'avait été Mgr Pie, et chacun d'eux pouvait croire qu'il avait fidèlement interprété la pensée du pontife.

Il semble donc bien qu'il y ait doute, aux yeux mêmes des catholiques, sur la valeur de l'instrument. Un auteur émet, dans le même article et à la même page[7], deux opinions entièrement différentes sur la valeur doctrinale du Syllabus : C'est une erreur de croire, dit-il, que les défenseurs du Syllabus prétendent expressément que ses quatre-vingts propositions sont toutes infailliblement condamnées : ils se contentent de dire, avec Léon XIII, que l'acte de Pie IX est une règle sûre pour les intelligences et pour les œuvres des catholiques. Un minutieux examen de toutes les conséquences de cette déclaration ne leur a pas encore paru nécessaire. — Le Syllabus, ajoute aussitôt le même auteur, a sa propre valeur doctrinale ; il constitue une condamnation spéciale des propositions qu'il renferme, et dans la forme précise qu'il leur donne ; il aurait cette importance, alors même que les quatre-vingts propositions n'auraient pas été précédemment condamnées ; son autorité s'ajoute à celle des documents antérieurs auxquels il renvoie. Il n'est donc pas seulement un acte du pouvoir directif, mais du pouvoir doctrinal du pape, et il mérite de notre part une autre obéissance, un autre respect, que ceux que nous devons aux sentences pontificales en matière civile, bénéficiaire ou criminelle. Il a droit à notre obéissance intellectuelle.

On nous dit encore que, dans tout document théologique, il faut distinguer la thèse et l'hypothèse, le principe absolu et les tempéraments admis, qui conduisent souvent en pratique à des compromis très éloignés de la rigueur des principes. — C'est possible ; mais, outre qu'il est fort dangereux de formuler des principes absolus dont on ne tient, en pratique, presque aucun compte, l'Église perd ainsi tout le bénéfice des concessions qu'elle peut faire ; car, si elle vante son indulgence pour les erreurs des hommes, les hommes lui répondront : Votre indulgence ne vient que de votre faiblesse ; nous savons ce que vous feriez si vous aviez pour vous la force, et c'est précisément parce que nous le savons que nous ne voulons pas vous donner le pouvoir.

Toutes ces réticences, toutes ces obscurités, semblent bien indiquer que l'Église n'a pas une foi absolue dans la fortune à venir du Syllabus ; mais, actuellement, le malencontreux document subsiste dans toute son intégrité : c'est comme un boulet que le catholicisme trahie après lui et qui le désigne partout aux peuples comme l'ennemi de leurs libertés et de leurs droits.

Après l'abandon de la cause libérale, le Syllabus est la seconde faute lourde de Pie IX, si bien intentionné et si prodigieusement mal conseillé.

 

 

 



[1] Nous résumerons cette histoire d'après Le Syllabus, par Pierre Bourat, Paris, Bloud, 3 vol. in-18.

[2] Mgr Spaccapietra, archevêque d'Ancyre ; Mgr Joseph Cardoni, évêque titulaire de Cariste ; Mgr Pio Delicati ; R. P. Bonifia Mura, prieur général des Servites de Marie ; R. P. Guillaume de Cesare, abbé de Montevergine ; R. P. Jean Strozzi, abbé général de la Congrégation des chanoines réguliers de Saint-Sauveur de Latran ; R. P. Salvatore d'Ozieri, ex-ministre général des Capucins ; chanoine D. Philippe Cossa ; RR. PP. Gatti et de Ferrari, de l'ordre des Frères prêcheurs ; R. P. Bernard Smith, bénédictin du mont Cassin ; R. P. Jean Perrone, de la Compagnie de Jésus.

[3] Nous lisons à l'article Mariage dans le Dictionnaire apologétique de la Foi catholique de l'abbé Jaugey, Paris, 1889, in-4° :

Le contrat matrimonial étant devenu lui-même sacrement, il s'ensuit que les contractants sont les vrais ministres de ce sacrement ; qu'ils le reçoivent quand ils contractent validement, et que la matière et la forme sacramentelle du mariage doivent être cherchées, non dans la cérémonie religieuse qui accompagne ordinairement le mariage des catholiques, mais dans le contrat uniquement.

[4] F. Bungener, Pape et concile, Paris, 1870.

[5] R. P. At, les Apologistes français au XIXe siècle.

[6] Le Vatican, les Papes et la civilisation, le gouvernement central de l'Eglise, Paris, 1895, in-4°.

[7] Dictionnaire apologétique de la foi chrétienne : Syllabus.