L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

LE MOUVEMENT DE 1848.

 

 

Le pape Grégoire XVI mourut le 1er juin 1846, et les cardinaux lui donnèrent pour successeur, le 15 juin, le cardinal Mastaï Ferretti, évêque d'Imola.

Né le 13 mai 1792, à Sinigaglia, dans une famille si libérale qu'on disait : Chez les Mastaï, tout le monde est libéral, jusqu'au chat de la maison, le nouveau pape avait été inscrit parmi les gardes d'honneur de Napoléon, et avait failli faire sa carrière dans les gardes-nobles. La faiblesse de sa constitution l'avait détourné de la vie militaire ; il était entré dans les ordres en 1819, et avait séjourné deux ans au Chili, de 1823 à 1825, comme missionnaire. Nommé archevêque de Spolète en 1828, évêque d'Imola en 1832, cardinal en 1840, il avait conquis tous les cœurs dans son diocèse par son extraordinaire affabilité et par ses tendances libérales. Il était fort lié avec un libéral ardent, le comte Pasolini, qui, par l'Evangile et la miséricorde, le menait à la liberté. Le cardinal aimait à répéter qu'il serait bien facile au Saint-Père de se faire aimer ; que la théologie ne s'opposait pas au progrès. Puis, comme effrayé lui-même de ce qu'il avait dit, il ajoutait : Mais je n'entends rien à la politique ; peut-être me trompé-je. Ils veulent faire de moi un Napoléon, quand je ne suis qu'un pauvre curé de campagne.

En se rendant au conclave, il emportait avec lui le Primato de Gioberti, les Speranze de Balbo et les Casi di Romagna d'Azeglio, pour faire hommage au futur pape de ces beaux livres dus à la plume des patriotes italiens.

Le conclave avait, comme toutes les assemblées humaines, une droite et une gauche. La droite tenait pour le réactionnaire Lambruschini ; la gauche, pour le libéral Gizzi ; mais le funeste veto de l'Autriche arrêta net la candidature de ce dernier, et les libéraux résolurent de se compter sur le nom du cardinal Mastaï. Avisés que le cardinal Gaisrück, archevêque de Milan, allait arriver avec un nouveau veto autrichien, ils élurent, dès le troisième jour, leur candidat, qui s'évanouit à la nouvelle de son élection en s'écriant : Ah ! Messeigneurs ! qu'avez-vous fait !

Quand il eut repris ses sens et qu'on lui demanda s'il acceptait sa nouvelle dignité, il répondit en pleurant : Puisqu'il a plu à la Providence d'appeler le plus humble de ses enfants à la plus haute dignité de la terre, accoutumé comme je le suis dès longtemps à faire le sacrifice de ma volonté, j'obéis à la volonté de Dieu, avec la confiance qu'il me donnera la force de soutenir un si grand poids. Il prit le nom de Pie IX, et, moins d'un mois après son avènement, il rappela à Rome, sans demander conseil à personne, quinze cents libéraux exilés par Grégoire XVI. II trouva à l'égard de cette jeunesse inexpérimentée des mots d'une grâce vraiment évangélique ; il offrit la paix de son cœur à ces enfants égarés, et Rome fut conquise d'un seul coup. La ville entière se porta d'un mouvement spontané au Quirinal, et acclama le pontife qui, le cœur débordant d'une sainte joie, la bénit avec amour.

On crut, ce jour-là, qu'une ère nouvelle allait s'ouvrir pour Rome, pour l'Église et pour l'humanité. Après tant d'années d'égarement, tant de faux pas dans les ténèbres, la papauté se retournait enfin vers le peuple et vers la liberté ; elle retrouvait le sens de sa mission ; la voie large, la grande voie de la vérité et de la vie s'ouvrait de nouveau devant elle, et, au bout, étaient le salut et la gloire.

Les Romains attendaient de Pie IX la réforme intégrale du vieux gouvernement pontifical ; les Italiens comptaient sur le pape patriote pour affranchir l'Italie du joug autrichien ; les libéraux du monde entier avaient les yeux fixés sur Rome, partagés entre la stupéfaction et l'espérance. Une immense acclamation, un pianto universel montait vers le pontife ; des nations entières attendaient de lui le mot magique qui devait briser toutes les vieilles chaînes.

Les Romains ne se lassaient pas d'acclamer leur doux et gracieux seigneur ; les prêtres amis de la liberté lui criaient avec le peuple : Courage ! Saint-Père, Courage ! — Le P. Ventura écrivait : Si l'Église ne marche pas avec les peuples, les peuples ne s'arrêteront pas ; mais ils marcheront sans l'Église, hors l'Église, contre l'Église !

Gioberti déclarait que la Confédération italienne avait ses racines à Turin et à Rome, car Turin et Rome représentaient la sainteté et la force de l'Italie. Le roi Charles-Albert, si défiant, si timoré, prenait confiance : Le pape est décidé à marcher dans les voies du progrès et des réformes ; qu'il en soit béni ! C'est une campagne qu'il entreprend contre l'Autriche. Evviva !...

Mieux encore que les louanges des libéraux, les blâmes des réactionnaires disaient la gloire du pape.

Le froid Guizot s'inquiétait de la nouvelle physionomie du Saint-Siège, et dictait à notre ambassadeur à Rome les conseils de sa sagesse étroite et morose : Il importait que le Saint-Père dirigeât l'opinion et ne se laissât point diriger par elle ; qu'il circonscrivit le champ des réformes ; qu'il les accomplit promptement et qu'il rentrât ensuite dans le rôle d'un gouvernement régulier. Tout l'autoritarisme mesquin de Guizot, tout ce qu'avaient de rance et d'aigre les idées de cet homme d'État si impolitique, apparat t dans cette remontrance indirecte. La réorganisation des services publics, l'introduction de l'élément laïque dans l'administration romaine, la réunion d'une consulta nationale, la réforme des écoles : tout cela était, pour Guizot, sortir du rôle d'un gouvernement régulier. Pour un peu, il et vu dans le pape un dangereux révolutionnaire. Le 'ri janvier 1848, il lui faisait offrir par M. Rossi un secours de 5.000 hommes, prêts s'embarquer à Toulon et à Port-Vendres, sous le commandement du général Aupick, pour le protéger éventuellement contre l'Autriche et immédiatement, sans doute, contre ses sujets.

Metternich ne dissimulait ni son irritation ni ses inquiétudes : Pie IX, disait-il, est dénué d'esprit pratique, sans esprit de gouvernement, chaud de cœur, faible de conception. Si les choses suivent leur cours naturel, il se fera chasser de Rome... Il ne peut plus ni avancer ni reculer.

Les peuples n'en continuaient pas moins à applaudir le pape libéral, le pontife inespéré. Au mois d'octobre 1847, un grand meeting célébré à New-York vota une adresse à S. S. Pie IX : Nous vous offrons, disaient les signataires, le témoignage d'une sympathie sans bornes, non point comme catholiques, mais comme fils d'une république et amis de la liberté.

Au milieu de ces belles espérances, éclata tout à coup, comme un orage d'hiver, la révolution de février. Après dix-sept ans et demi d'un règne paisible et fécond, Louis-Philippe tombait, victime de l'impopularité de Guizot et de sa propre faiblesse.

Jamais pouvoir ne s'écroula plus piteusement et ne donna, dans sa chute, une mesure plus complète de sa fragilité. La révolution de Février ne fut qu'une simple émeute parisienne, que les tergiversations du roi rendirent seules dangereuse. Le maréchal Bugeaud pouvait sauver la dynastie et ne fut pas écouté. Thiers voulait abandonner Paris et réduire la révolte par la famine. Le roi préféra se sauver en fiacre. Le duc de Nemours, qui pouvait défendre la Chambre, ne l'essaya même pas. Seules, deux femmes, la reine et la duchesse d'Orléans, montrèrent une âme royale en ces jours de tempête.

Le peuple de Paris, stupéfait tout le premier de sa victoire, la célébra par les plus bruyantes démonstrations, brilla le trône de Louis-Philippe comme il eût fait de Mardi gras, et dansa autour du brasier comme en temps de carnaval. La France bourgeoise et somnolente apprit coup sur coup l'émeute, la révolution, la chute du roi et l'avènement de la République. Quelques jours plus tard, l'enthousiaste optimisme du gouvernement provisoire lui donnait le suffrage universel.

Les bourgeois haussaient les épaules, les gens d'affaires criaient à la ruine du commerce et de l'industrie, les gens de finance assistaient consternés à la dégringolade de la rente. Tout était trouble, chaos, confusion et folie.

Mais le cri de Paris retentissait à travers toute l'Europe, lançant tous les peuples à l'assaut des vieilles bastilles.

Réunis dans un même désir héroïque d'indépendance et de liberté, Siciliens, Napolitains, Romains, Toscans, Piémontais, Autrichiens, Hongrois, Tchèques, Prussiens, Allemands proclamaient leur droit à la vie, applaudissaient les souverains libéraux qui leur donnaient une constitution, menaçaient les autres et chassaient, d'un mouvement exaspéré, les légions étrangères qui occupaient leur territoire.

Effrayé par une insurrection de la Sicile, le roi de Naples avait octroyé une constitution à ses peuples, dès le 10 février 1848. Le grand-duc de Toscane donna la sienne le 17 mars ; le roi de Sardaigne promulgua, le 4 mars, le Statut royal ; le 14 mars, le pape publia son Statut fondamental pour le gouvernement temporel des États du Saint-Siège. Le 18 mars, Milan se souleva, érigea 1.700 barricades, et, le 22, chassa de ses murs le vieux feld-maréchal autrichien Radetzki. Le même jour, Manin occupait l'arsenal de Venise. Le 26 mars, Charles-Albert, roi de Sardaigne et champion de l'indépendance italienne, quittait Turin pour prendre le commandement de l'armée.

La vieille Autriche se disloquait comme la vieille Italie. Dès le 13 mars, Vienne s'insurgeait contre l'auguste bureaucratie impériale. Le 2 avril, un immense étendard noir, rouge et or, symbole de l'Allemagne nouvelle, se déployait au sommet de la flèche de Saint-Etienne. Le 25 avril, l'empereur Ferdinand accordait à l'Autriche sa première constitution.

Dès le 3 mars, Kossuth avait proclamé à Pesth l'autonomie de la Hongrie et l'abolition du régime féodal.

Berlin s'était insurgé le 13 mars et avait obtenu, le 19, que le roi de Prusse donnerait une constitution à ses États et se mettrait à la tète du mouvement national allemand.

Le 31 mars, se réunit à Francfort le premier parlement allemand, au milieu de l'enthousiasme délirant de la jeunesse allemande, qui acclamait les couleurs de l'empire et chantait la résurrection de la patrie.

Tous ces glorieux mouvements étaient encouragés par les plus nobles penseurs, par les plus beaux génies de tous les peuples. L'Italie écoutait, frémissante, la voix de ses poètes et de ses tribuns. La Hongrie chantait les strophes ardentes de Petœfi Sandor. L'Allemagne parlait, écrivait, discutait et commentait avec une attention passionnée les débats du Parlement de Francfort. Michelet suivait les manifestations germanophiles le long des boulevards de Paris, acclamant la bannière noire, rouge et or, et avouait ne plus savoir au juste s'il était Français ou Allemand.

Si grandiose et si imposant était le spectacle de tous ces peuples en tempête, que le pape lui-même en était frappé et y voyait un dessein de la Providence : Malheur, disait-il, à qui n'entend pas la voix de Dieu dans ce vent qui agile et brise les cèdres et les roseaux ! Malheur à l'orgueil humain, s'il attribue aux fautes ou au mérite de quelque homme que ce soit ces merveilleuses révolutions, au lieu d'y adorer les secrets desseins de la Providence !... Et Nous, à qui la parole a été donnée pour interpréter la muette éloquence des œuvres de Dieu, Nous ne pouvons nous taire au milieu des regrets, des craintes, des espérances, qui agitent le cœur de nos enfants.

Le clergé de France semblait, comme le pape, gagné à la cause démocratique.

L'archevêque de Paris ordonna, dès le 24 février, un service solennel pour les victimes de la Révolution. Le 3 mars, il adressa aux Parisiens une lettre pastorale des plus correctes : Jésus-Christ, disait-il, en déclarant que son royaume n'est pas de ce monde, a déclaré, par là même, qu'il ne commandait ni ne proscrivait aucune forme de gouvernement... L'Église vit encore sous la Confédération suisse et sous les gouvernements démocratiques de l'Amérique du Nord ou du Midi... Jamais le clergé de ces contrées n'a manifesté la moindre opposition à la forme (républicaine) du pouvoir. Il redit partout, avec saint Paul, aux rois absolus comme aux présidents de république : Vous êtes les ministres de Dieu pour le bien des hommes.

Le 6 mars, l'archevêque se rendit à l'hôtel de ville et vint assurer le gouvernement de son loyal concours. Dupont de l'Eure lui répondit courtoisement, et affirma — ce qui était la pensée de tous que la Religion et la Liberté étaient deux sœurs également intéressées à bien vivre ensemble.

Les évêques des provinces ne se montraient pas moins libéraux : Les institutions qu'on nous donne aujourd'hui, disait l'évêque de Gap, ne sont pas des institutions nouvelles ; elles ont été publiées sur le Golgotha. Les apôtres et les martyrs les ont cimentées de leur sang.

Notre drapeau, disait l'évêque de Châlons, porte maintenant pour devise : Liberté, égalité, fraternité. C'est tout l'Evangile dans sa plus simple expression.

Il s'agit, disait l'évêque d'Ajaccio, d'assurer le triomphe des grands principes promulgués par l'Evangile, il y a dix-huit siècles.

Les prélats les plus autoritaires, emportés comme malgré eux dans le mouvement général, rendaient témoignage à la foi nouvelle : Mgr de Bonald, archevêque de Lyon, publiait une lettre pastorale, où il parlait des espérances du pays dans les termes les plus enthousiastes : Vous formiez souvent le vœu de jouir de cette liberté qui rend nos frères des États-Unis si heureux. Cette liberté, vous l'aurez ! Le drapeau de la République sera toujours, pour la religion, un drapeau protecteur.

Veuillot lui-même voyait dans la révolution de février une notification de la Providence... Dieu parle, disait-il dans l'Univers, par la voix des événements. II n'y aura pas de meilleurs et de plus sincères républicains que les catholiques français.

Le peuple était encore plein de respect pour les choses de la religion. Le 24 février, la foule, qui avait envahi les Tuileries, avait transporté pieusement à Saint-Roch le Christ de la chapelle du château. Des bataillons de la garde nationale s'étaient rendus à l'archevêché pour faire bénir leurs drapeaux par Mgr Affre. Le nonce du pape se félicitait du respect que le peuple de Paris, au milieu de si grands événements, avait témoigné à la religion.

En province, les prêtres n'hésitaient pas à assister à la plantation des arbres de la liberté, et les bénissaient au nom de la religion de fraternité et d'amour.

Si quelques téméraires parlaient déjà de séparer l'Église de l'État, les théoriciens les plus avancés du parti républicain repoussaient nettement cette solution brusque d'un problème qui semblait se résoudre par l'alliance de l'Église et de la démocratie.

Tant que la religion aura vie dans le peuple, disait Proudhon dans sa profession de foi, je veux qu'elle soit respectée entièrement et publiquement. Je voterai donc contre l'abolition du salaire des ministres des cultes. Et pourquoi, avec ce bel argument que ceux-là seuls qui veulent de la religion n'ont qu'à la payer, ne retrancherait-on pas du budget social toutes les allocations pour les travaux publics ? Pourquoi le pays bourguignon paierait-il les routes de la Bretagne et l'armateur marseillais les subventions de l'Opéra ?

Il y eut beaucoup de catholiques parmi les représentants du peuple. Lacordaire fut élu député.

On put croire, un moment, à l'union de toutes les classes de la nation sous le drapeau de la République. Il y eut quelques jours de confiance et de mutuel bon vouloir.

Quelques mois plus tard, il ne restait de tout ce beau rêve que l'amer souvenir de batailles perdues, d'exécutions militaires, de proscriptions en masse ; des ruines, des deuils, des exils et des haines exaspérées jusqu'à la rage.

L'Italie, vaincue à Custozza, en 1848, et à Novare, en 1849, retombait sous le joug autrichien. Le vieux Radetzki rentrait à Milan ; Manin succombait à Venise ; le féroce Haynau méritait par ses cruautés le surnom d'hyène de Brescia.

Après plusieurs mois d'une lutte terrible, la Hongrie, écrasée par la coalition de l'Autriche et de la Russie, était remise à la chaîne ; Paskiéwitch écrivait à François-Joseph : La Hongrie est aux pieds de Votre Majesté.

L'Autriche, qui avait, un instant, espéré la liberté, la reperdait à peine entrevue.

L'Allemagne voyait s'évanouir toutes ses espérances nationales. Les princes, restés maîtres de leurs troupes, comprimaient aisément tous les mouvements révolutionnaires. Le roi de Prusse, élu empereur des Allemands par le parlement de Francfort, refusait dédaigneusement cette couronne de bois et de boue, offerte par les représentants de la nation et à laquelle son frère-Guillaume le devait, un jour, préférer une couronne de fer et de sang, conférée par les princes, ses pareils et ses égaux.

Le pape, qui avait le premier rendu hommage à la liberté, revenait au despotisme et, rétabli dans sa capitale par les troupes étrangères, donnait sa confiance à un intrigant sans âme et sans-honneur, le cardinal Antonelli.

La France enfin, en laquelle les peuples européens avaient placé toutes leurs espérances, voyait le mouvement de Février aboutir aux journées de Juin, à l'expédition de Rome, à la loi Falloux, au 2 Décembre.

C'est que, si l'esprit a des ailes et vole d'un bond jusqu'au but, pour lointain et inaccessible qu'il soit, le progrès ne marche qu'à pas lents, sur une route semée de pièges et d'obstacles. Vouloir est aisé ; rêver est doux ; réaliser son rêve est le plus souvent impossible, plus impossible encore pour les peuples que pour les individus.

Dieu n'a certes pas fait les hommes pour servir de chiens de chasse aux rois ; il n'y a pas antinomie entre la démocratie et l'Evangile ; l'idéal chrétien et l'idéal républicain ne sont pas contradictoires, mais identiques. Les hommes sont libres, les hommes sont frères, les hommes sont égaux en dignité morale, et le plus grand parmi eux est le plus humble et le plus doux ; mais ces. grandes idées si consolatrices, si réconfortantes, si chères à l'âme,. comment les traduire en faits et en actes, sans voir aussitôt se dresser contre soi tous ceux qui profitent des anciens abus, qui, ont fini, à force de les voir et d'en vivre, par les croire légitimes, et 'qui n'entendent point se laisser dépouiller sans combat de leurs privilèges, de leurs honneurs, de leurs richesses, de leurs emplois, de leurs plus insignifiantes prérogatives ?

Les hommes de rêve vont au peuple, l'évangélisent, évoquent devant lui l'image radieuse de la cité idéale ; puis, se retournant vers les heureux et les puissants du monde, ils leur demandent s'ils ne veulent rien faire pour leurs frères, — et, tant que ceux-ci ont confiance en leur force, ils répondent non, et disent, comme jadis l'affreux Blücher : Contre les Français et les démocrates, pas d'autre raison que le canon !

J'exagère... ? Ecoutez. — La révolution de Février avait mis sur le pavé de Paris 15.000 ouvriers sans travail, danger permanent pour l'ordre public ; car la faim chasse les loups du bois. Louis Blanc eût voulu que l'État organisât de grands ateliers de production nationale, où chaque ouvrier eût été employé dans sa spécialité. Le ministre du commerce, Marie, ouvrit des ateliers de terrassement, où les ouvriers trouvèrent à s'employer à deux francs par jour : il espérait démontrer ainsi aux ouvriers le vide et la fausseté des théories inapplicables de Louis Blanc. Mais les ateliers nationaux devinrent des clubs, dont Louis Reybaud nous a laissé l'amusante peinture. On n'y faisait rien ; on y parlait politique et sociologie, et la vie que l'on y menait parut bientôt si attrayante, que les sans-travail du dehors s'ajoutèrent à ceux de Paris et que l'effectif des terrassiers à 40 sous par jour, puis à à francs par semaine, monta, au début de juin, à 110.000 personnes. C'était la plèbe romaine, oisive et séditieuse, qui se reformait d'elle-même, sitôt que se reproduisaient les conditions favorables à son développement. Les bourgeois de l'Assemblée s'effrayèrent et, avec l'inconsciente témérité des gens sans expérience, ils voulurent faire disparaître, du jour au lendemain, ce prolétariat Salarié. Ordre à tous les hommes âgés de 18 à 25 ans de s'enrôler dans l'armée ; ordre aux autres de partir pour la province et d'aller défricher la Sologne. Ce fut tout ce que les vingt-cinq francs trouvèrent à proposer aux quarante sous. Les ouvriers répondirent en se soulevant et en hérissant de barricades tout l'Est de Paris. Il fallut au général Cavaignac quatre jours de bataille acharnée pour les réduire, et, quand cette lutte déplorable cessa, sept généraux et des milliers de citoyens avaient perdu la vie et 10.000 prisonniers restaient aux mains des vainqueurs, qui allaient se constituer leurs juges.

L'Église avait, pendant l'émeute, trouvé dans l'archevêque de Paris un héros et un martyr. Au fort de la querelle, le paisible et modeste prélat était allé trouver le général Cavaignac et lui avait annoncé son intention de se rendre au milieu des insurgés et de leur prêcher la sagesse. A toutes les objections du général, il répondit par le mot de l'Evangile : Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. Le 25 juin, à sept heures du soir, il se rendit à la place de la Bastille, accompagné de ses grands vicaires, MM. Jacquemet et Ravinet, et de son domestique, Pierre Cellier. Un garde national, M. Théodore Albert, portant une branche d'arbre au bout d'un bâton, lui servait de parlementaire. On fit faire un roulement de tambour. Les troupes qui l'entendirent cessèrent le feu ; les insurgés arrêtèrent aussi la fusillade ; mais on continua de tirer sur la gauche, boulevard Beaumarchais, où le tambour n'avait point été entendu. L'archevêque traversa la place et se dirigea vers la rue du Faubourg-Saint-Antoine, barrée par une immense barricade. Au moment où il l'atteignit, la fusillade, un moment suspendue, reprenait, parce que la branche d'arbre d'Albert avait passé presque inaperçue et que personne ne comprenait ce qui se passait. Mgr Affre, séparé de ses grands vicaires et guidé par Albert, contourna la barricade en passant par la boutique d'un marchand de vin ; il n'avait pas fait quinze pas dans la rue Saint-Antoine qu'il tombait devant la seconde boutique du n° 4, frappé aux reins par une balle partie d'une fenêtre. Son domestique fut bientôt blessé à son tour ; trois insurgés tombèrent, blessés aussi, autour du prélat. Un homme voulut le relever ; il lui dit d'un ton si tranquille : Mon ami, je suis blessé, qu'on crut d'abord la blessure légère ; quelques insurgés sortirent des maisons et, au péril de leur vie, portèrent le prélat dans une maison, puis dans une autre, plus éloignée de la barricade, puis à la cure des Quinze-Vingts où il passa la nuit. On le ramena encore en vie à l'archevêché, le 26 juin ; il expira Je 93, vers quatre heures de l'après-midi, sans s'être départi un instant de son calme admirable, heureux d'avoir fait héroïquement son devoir et souhaitant que son sang fût le dernier versé[1].

Il venait d'ajouter une très belle page à l'histoire de l'Église de France ; mais sa mort rompit l'alliance qui s'ébauchait entre le catholicisme et la démocratie.

La bourgeoisie était furieuse. L'armée et la garde nationale avaient eu 16.000 hommes hors de combat. Les insurgés, qui combattaient à couvert, avaient perdu 14.000 hommes. Les vainqueurs avaient fait 10.000 prisonniers. L'Assemblée vota la transportation sans jugement de tous ces hommes. La gauche demanda qu'on leur donnât au moins des juges, et le ministre de l'intérieur Baroche fit cette stupéfiante réponse : Ce serait impossible ; contre beaucoup d'entre eux, il n'existe pas de preuves matérielles ! Mot horrible, qui dépeint bien l'exaspération des partis et montre quelle guerre sans quartier ils allaient se faire désormais.

Mais, dira-t-on, fallait-il laisser impunie une sédition de caractère anarchique bien marqué, une révolte qui s'était montrée souvent féroce et avait pris pour mot d'ordre, sur certains points : Vingt-quatre heures de pillage et de robes de soie !

Eh bien ! cette révolte il fallait la combattre, cette insurrection il fallait la vaincre ; mais, une fois vaincue, le seul droit du vainqueur était de retirer les droits politiques à ces mauvais citoyens, qui s'en étaient si mal servis ; tout ce qui dépassait cette rigueur était de l'arbitraire, de la vengeance, et les représailles en attirent d'autres, et de vengeance en vengeance les haines s'éternisent.

Le clergé se fût honoré en se faisant, en cette circonstance, l'avocat de la justice, en demandant le droit commun pour les insurgés vaincus, en réclamant enfin la création d'un droit des gens de la guerre civile, qui fît perdre à ces luttes déplorables le caractère d'atrocité et de sauvagerie qu'elles conservent encore aujourd'hui.

L'effet que les journées de Juin produisirent sur le clergé français, le meurtre de Rossi le produisit sur l'esprit du pape. Pie IX avait entrepris sérieusement de réformer les abus et les vices du gouvernement des États romains ; mais il voulait rester souverain temporel, et, quoiqu'il désirât la victoire de l'Italie, il ne voulait pas déclarer la guerre à la catholique Autriche.

Le 29 avril, sur les instances des cardinaux réactionnaires, il refusa de mettre les forces de ses États à la disposition de la cause nationale.

Pour calmer le mécontentement des Romains, il prit pour ministre un ancien proscrit, le comte Mamiani, avec lequel il ne tarda pas à se brouiller, et qu'il renvoya le 18 juillet. Pendant deux mois, Rome fut abandonnée à l'anarchie et sembla une véritable Babel. Dès le mois d'août, Pie IX, très inquiet de la tournure des événements et complètement débordé, faisait demander sous main des secours à la France. et s'en voyait froidement accueilli.

Le 16 septembre, il appela au pouvoir le comte Rossi, ancien ambassadeur de France à Rome, grand admirateur de Guizot et qui essaya de plier les Romains au légalisme parlementaire. Le nouveau ministre déploya une activité extraordinaire, obtint du clergé une avance de 4 millions d'écus, réorganisa l'armée pontificale avec le concours du général suisse Zucchi, et parut surtout désireux de fomenter les progrès économiques et intellectuels. Patriote italien et respectueux serviteur du pape, il voulait organiser l'Italie en confédération sous la présidence d'honneur du Saint-Père. Je reste Italien, disait-il, mais à Rome, et avec l'espérance que mon concours ne sera pas inutile à l'Italie et à ses institutions nouvelles. Je ferai ce que je pourrai pour satisfaire ma conscience d'homme, de citoyen, d'Italien, laissant, comme j'ai toujours fait, les misérables et les fous s'agiter et clabauder à leur aise.

Si Pie IX eût appelé Rossi aux affaires, au lendemain de son avènement, s'il n'y avait pas eu de révolution européenne, si la question du maintien du pouvoir temporel ne s'était point posée, si le problème de l'unité italienne n'avait pas enflammé tons les esprits, Rossi eût peut-être réussi à former à Rome un parti constitutionnel ; réduit à tout improviser à la fois, isolé entre le vieux parti clérical et les masses républicaines, il échoua et paya de sa vie son dévouement à Pie IX.

Rossi, lisait-on dans la Contemporanea, s'est chargé de faire à Rome l'expérience de la politique des Metternich et des Guizot... ; il tombera au milieu des risées et du mépris du peuple. Après l'avoir appelé traître à la cause italienne, nous devons l'appeler traître au prince qui l'a élevé au pouvoir.

Le 15 novembre, comme il se rendait à la Chambre des députés, Rossi fut poignardé sous les yeux indifférents de la garde civile. Le président de l'assemblée, Sturbinetti, ne trouva pas un mot pour flétrir les assassins, et comme un murmure d'étonnement s'échappait des tribunes : Quoi donc, s'écria un député, cet homme était-il donc le roi de Rome !

Cet aventurier abhorré, disait l'Epoca, cause de tant de maux, a trouvé la mort au milieu des premiers citoyens qu'il a rencontrés en montant l'escalier du palais des députés ; il est tombé en offrant un spectacle de sang aux gouvernements de l'Italie.... Hommes du pouvoir, contemplez-vous dans la mort du ministre Rossi.

Bientôt le pape, assiégé au Quirinal par une multitude furieuse, cédait aux volontés populaires ; mais, dix jours plus tard, il quittait Rome, et, le 30 novembre, l'Assemblée constituante française approuvait l'envoi en Italie d'un corps de troupes destiné à assurer la liberté du Saint-Père. Les pires prédictions de Metternich s'étaient réalisées. Pie IX était chassé de Rome, et tel avait été sur son âme de prêtre l'impression de cette horrible journée, que le mot de liberté ne devait plus désormais lui inspirer que dégoût et aversion. S'il avait eu le cœur plus ferme, il n'en eût pas été ainsi.

Du meurtre de Rossi est sortie l'expédition de Rome, que chaque parti juge encore à sa façon.

Pour les catholiques, partisans du pouvoir temporel, c'est une des plus belles pages de notre histoire du use siècle.

Pour les républicains, c'est une ineptie.

Pour les Italiens, c'est une trahison. Les souvenirs de 1849 ne sont pas encore abolis à Rome, où les Allemands savent les exploiter habilement contre nous.

Ce fut surtout une affaire très mal menée, et dont la France finit par ne plus savoir comment se dégager. Elle devait offrir un asile honorable au pontife fugitif ; mais son devoir n'allait pas jusqu'à le rétablir à Rome, malgré les Romains. Il était, au contraire, de son intérêt de défendre la République romaine contre l'agression de l'Autriche et de protéger contre toute entreprise réactionnaire le foyer démocratique qui s'était allumé à Rome, à la voix de Mazzini.

On prit le contre-pied de ce programme.

Pie IX ne vint pas en France ; la France alla à Rome, et y rétablit l'autorité temporelle du pape.

C'est au parti catholique français que remonte incontestablement la responsabilité de l'expédition de Rome. Le prince-président, d'abord très hésitant, finit par comprendre quel appui il trouverait chez les catholiques, s'il consentait à restaurer la puissance pontificale, et, dans un but d'ambition personnelle, favorisa les projets de la droite. Mais il faut lui rendre cette justice, que ce ne fut point sa faute si Pie IX restauré n'accorda aucune garantie à ses sujets et gouverna aussi despotiquement que l'avait fait Grégoire XVI. Dans une léttre célèbre, adressée au lieutenant-colonel Edgar Ney, Louis-Napoléon déclarait hardiment que la République française n'avait pas envoyé une armée à Rome pour y étouffer la liberté italienne ; il demandait une amnistie générale, la sécularisation de l'administration, l'adoption du Code Napoléon et des institutions représentatives. L'Assemblée législative cria à l'illégalité ; le pape refusa toutes garanties et finit par accorder, le 19 septembre, un semblant de constitution, que Palmerston résumait en ces termes : Il nomme un Conseil d'État dont il suivra les avis, s'ils lui plaisent ; il promet des réformes et pardonne à tous les innocents. Antonelli triomphait sur toute la ligne.

Les catholiques français ne rêvaient pas absolument un pareil gouvernement pour la France ; mais ils voulaient que la puissance spirituelle de l'Église s'exerçât en pleine liberté, ce qui était juste, et fût protégée par les lois d'une manière spéciale et privilégiée, ce qu'on n'eût jamais dû leur accorder.

L'affolement des classes bourgeoisies, après les journées de juin, est bien marqué par ce mot de Cousin : Il ne nous reste plus qu'à nous jeter dans les bras des évêques ! Tous ceux qui voient dans la religion une gendarmerie morale et le meilleur appui de l'autorité et de la propriété se montrèrent, à ce moment, disposés à céder à l'Église tout ce qu'elle demanderait.

L'Église demanda la liberté d'enseignement et ne rencontra pour l'obtenir aucune difficulté. Thiers appelait les inoffensifs instituteurs de ce temps des anti-curés ; il voyait dans les écoles normales des clubs silencieux ; il soutenait que l'instruction est un commencement d'aisance et que ceux qui n'ont rien ne doivent pas être instruits. Etait-il donc lui-même né dans la pourpre ?... Je suis changé, disait-il. Quand l'Université représentait la bonne et sage bourgeoisie, enseignait nos enfants selon la méthode de Rollin, je voulais lui sacrifier la liberté de l'enseignement ; mais l'Université. est tombée aux mains des phalanstériens ; je porte ma haine là où est l'ennemi. Cet ennemi, c'est la démagogie ; je ne lui livrerai pas le dernier débris de l'ordre public, c'est-à-dire l'Église catholique. Thiers et ses amis voyaient dans la religion un frein salutaire et admettaient que l'État avait l'obligation de frapper la jeunesse à son effigie.

Cependant ils n'allaient pas jusqu'à abandonner complètement l'enseignement de l'État, comme l'eussent voulu les catholiques intransigeants ; et ce fut l'abbé Dupanloup qui trouva les bases de la transaction acceptable par les deux partis. H reconnut à l'État le droit d'entretenir des établissements officiels ; il s'inclina —quoique it regret — devant son droit de surveillance et d'inspection ; il lui abandonna la collation des grades ; mais il demanda la suppression du certificat d'études, le droit d'enseigner pour toutes les congrégations, la direction des petits séminaires par les évêques et des privilèges pour les ecclésiastiques en matière de grades.

Les catholiques intransigeants crièrent à la trahison. On parla du projet de M. de Falloux contre la liberté de l'enseignement. Le P. de Ravignan fut dénoncé à son général. Thiers fut, un moment, ébranlé ; les prétentions abusives des catholiques le firent, un instant, vaciller. L'abbé Dupanloup prêcha la sagesse, raffermit les courages, et le comte Beugnot présenta la loi à l'Assemblée nationale, le 6 octobre 1849.

Tout le monde comprit ce dont il s'agissait : on voulait, sous couleur de liberté d'enseignement, empêcher les universitaires de penser librement. Et, dans cette assemblée conservatrice, il se trouva une énorme majorité pour approuver ce monstrueux programme.

Sans même attendre le vote de la loi, le 16 novembre 1849, un simple décret du gouvernement supprima le certificat d'études.

Le 11 janvier 1850, une loi donna aux préfets la nomination des instituteurs. — Vous avez le vertige ! cria aux députés réactionnaires le député républicain Noël Parfait... et la loi dure encore !

La discussion donna la mesure du libéralisme de l'Assemblée. M. le comte Beugnot déclara que le brevet de capacité, inutile pour constater l'aptitude des membres des congrégations religieuses, n'était pas, à leur égard, sans inconvénient... et leur faisait contracter des habitudes d'indépendance contraires à leurs vœux.

Montalembert dit que la liberté pouvait sortir d'une révolution, mais à condition de tuer sa mère. Il fit une charge à fond de train contre l'Université : Elle a fait des libéraux sous la Restauration ; sous le régime de Juillet, des républicains ; sous la République, des socialistes. L'éducation publique, telle qu'on la donne en France, développe des besoins factices qu'il est impossible de satisfaire ; elle fomente une foule innombrable de vanités et de cupidités, dont la pression écrase la société. Il convia tous les amis de l'ordre à faire la paix, au lendemain d'un naufrage.

L'Université ne trouva qu'un défenseur ; mais ce fut Victor Hugo : La loi sur l'enseignement est l'œuvre du parti clérical. Or je dis à ce parti : je me méfie de vous ; instruire, c'est construire ; je me méfie de ce que vous construisez. Je ne veux ni de votre main ni de votre souffle sur les générations nouvelles. Votre loi a une marque. Elle dit une chose, elle en fait une autre ; c'est une pensée d'asservissement, qui prend les allures de la liberté. Vous ne voulez pas du progrès ; vous aurez la révolution !

La loi fut votée par 399 voix contre 227 et soumit l'Université à un régime de fer, dont le souvenir est resté vivant dans l'âme de tous ceux qui eurent à en souffrir.

L'Université vit ses cadres brisés, et se trouva gouvernée par 86 petits recteurs, sans autorité en face des préfets de Louis-Napoléon. Ses conseils furent envahis par des prélats, des magistrats et des représentants de l'enseignement libre. Il n'y eut plus au Conseil supérieur de l'Instruction publique que 6 voix universitaires contre 13, que 2 voix contre 10 dans les Conseils académiques.

La surveillance des agrégés et docteurs du corps enseignant fut donnée à des inspecteurs généraux ou d'académie, simples licenciés, et empruntés parfois à l'enseignement libre.

Les jurys d'examen pour le brevet de capacité ne comprirent que 3 universitaires sur 9 membres. Les ministres des cultes reconnus par l'État furent dispensés de grades. Les religieuses n'eurent besoin pour enseigner que d'une lettre d'obédience. Les écoles normales furent supprimées.

L'Université passait, en somme, sous. le joug de l'Église, et l'Église prétendait vis-à-vis de l'État à une indépendance presque absolue.

Et Mgr Parisis trouvait encore qu'on n'était point allé assez loin ; il regrettait que l'on n'eût pas détruit l'Université, ce foyer d'immoralité, d'athéisme, d'incrédulité, d'esprit anarchique et révolutionnaire.

Vacherot quittait l'Ecole normale et Michelet était banni du Collège de France.

Jamais, depuis la Révolution, le clergé n'avait remporté pareille victoire ; mais combien elle eût été plus assurée si elle eût en pour garantie les solides institutions d'une monarchie ! Ce qu'avait fait une assemblée, une autre pouvait le défaire. Les catholiques songeaient avec inquiétude aux retours possibles de l'opinion et se sentaient résignés d'avance à toute révolution qui ramènerait la monarchie.

On sait d'où elle vint, on sait comment, le 2 décembre 1851, le prince Louis-Napoléon, président de la République, déchira la constitution à laquelle il avait juré fidélité en présence de Dieu et du peuple français.

L'Église, qui avait jeté tant de fleurs sur le berceau de la République, chanta un Te Deum pour sa mort.

Depuis le 2 décembre, écrivait Veuillot, il y a en France un gouvernement et une armée, une tête et un bras. A l'abri de cette double force, toute poitrine honnête respire, tout bon désir espère. L'iniquité tremble, à son tour, devant la justice. On peut espérer que la loi régnera et non pas le crime !

Infidèle à la cause de la liberté, Montalembert amnistiait le coup d'État : Voter pour Louis-Napoléon, ce n'est pas approuver tout ce qu'il a fait, c'est choisir entre lui et la ruine totale de la France. Je me souviens des grands faits religieux qui ont signalé son gouvernement : la liberté de l'enseignement garantie, le pape rétabli par les armes françaises, l'Église remise en possession de ses conciles, de ses synodes, de la plénitude de sa dignité, et voyant graduellement s'accroître le nombre de ses collèges et de ses communautés, de ses œuvres de salut et de charité.

Comme on est heureux de pouvoir, à ces tristes paroles, opposer la parole d'un prêtre à l'âme vraiment grande et chrétienne.

Lacordaire se brouilla avec Montalembert, infidèle à la liberté : Si la France s'habitue au joug, écrivait-il, c'en est fait : nous courons au Bas-Empire. La violation par la force de la constitution d'un pays est toujours une grande calamité publique, qui prépare pour l'avenir de nouveaux coups de fortune et l'avilissement progressif de l'ordre civil. Le succès même fait partie du fléau ; il enfante des imitateurs. Je blâme le passé ; je crains l'avenir, et je n'attends le salut que de Dieu.

Il ne se contenta pas d'écrire à un ami ce qu'il pensait du coup d'État ; il le dit tout haut, dans la chaire de Saint-Roch, le 10 février 1853, alors que Louis-Napoléon était déjà empereur : On peut avoir un grand esprit et une âme vulgaire. On peut être un grand homme par l'esprit et un misérable par le cœur. Celui qui emploie des moyens misérables, même pour faire le bien, même pour sauver son pays, celui-là demeure toujours un misérable.

Il est heureux pour l'Église qu'il se soit trouvé dans ses rangs un homme assez grand et assez indépendant pour tenir ce langage. Grâce à Lacordaire, on peut dire qu'elle n'a pas désespéré tout entière de la liberté.

 

 

 



[1] D'après le récit d'Albert, témoin oculaire.