L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

LES ORIGINES DU PARTI PRÊTRE.

 

 

L'année 1815 compte parmi les plus tristes de notre histoire, non seulement parce que la France y apparaît vaincue, envahie et rançonnée, mais parce qu'elle semble avoir perdu toute conscience nationale et tout sentiment d'honneur. Les partis, au comble de la rage, se dévorent sous les yeux de l'ennemi. C'est à qui, parmi les fonctionnaires, fera le plus tôt et le plus platement sa soumission au nouveau pouvoir. Le roi suit les conseils de Wellington ; il a pour ministres Talleyrand et Fouché ; il laisse exiler Carnot et fusiller le maréchal Ney. Paris scandalise les étrangers eux-mêmes par son luxe et par ses fêtes. On danse sur les ruines de la patrie. On chante les prouesses des uhlans et des cosaques, nos bons amis les ennemis. On insulte les vaincus de Waterloo. On annonce la représentation du grand ballet des esclaves, dansant le pas redoublé en arrière devant une entrée de Tartares, de la composition d'un maître de ballet du Nord, déjà avantageusement connu par des productions de ce genre. Dans les provinces, Russes, Autrichiens, Prussiens, Anglais, Sardes, Espagnols vivent sur le pays, boivent, mangent, font ripaille, sans que les autorités royales osent rien dire, sans que le roi ose réclamer en faveur de son peuple.

La guerre civile ajoute ses horreurs à l'invasion. La terreur blanche ensanglante le Midi. Les cours prévôtales parodient la justice et servent les rancunes des partis.

Dans ce furieux chaos, les hommes honnêtes, les patriotes, car il en reste, semblent obéir à deux pensées bien différentes et se rangent sous deux bannières opposées.

Les uns restent fidèles à l'idéal révolutionnaire et napoléonien. Ils voient dans la défaite de la France l'écrasement de la Révolution par toutes les monarchies et les aristocraties confédérées ; ils gardent, en général, une admiration très vive pour l'empereur qui fut en Europe le missionnaire armé de la Révolution ; ils crient volontiers que sa chute est due à la trahison ; libéraux ou autoritaires, ils n'ont pour la dynastie restaurée que mépris et que haine ; ils rêvent soit le rétablissement de l'empire, soit l'avènement de la République. Ils ont un sentiment commun : l'amour de la Révolution ; et une commune religion : le culte du drapeau tricolore. C'est ce parti qui triomphera en 1830.

D'autres hommes sont restés fidèles à l'ancien idéal religieux et monarchique. Ils voient dans la défaite de l'usurpateur le digne châtiment de ses crimes et la punition providentielle de la France qui s'est faite sa complice. Ils abhorrent la mémoire de l'empereur, ami des régicides, bourreau du pape, tyran de ses peuples et tueur d'hommes. Ils voient dans sa chute une délivrance. La dynastie royale leur parait incarner le salut de la France. Ils rêvent ou la reconstruction de l'ancienne monarchie, ou l'avènement d'une monarchie modernisée, qui fera régner la paix en France et rétablira la santé morale de la nation guérie de ses erreurs. Ils ont un sentiment commun : la haine de la Révolution ; ils ont un symbole : le drapeau blanc.

Ces deux partis correspondaient en définitive aux deux factions fondamentales de toute société libre : l'un d'eux représentait l'élément progressiste ; l'autre, l'élément conservateur. Ils avaient tous les deux leur légitimité, leur raison d'être, leur noblesse et leur grandeur. Un honnête homme, un bon Français, pouvait hésiter entre les deux bannières et se demander sous laquelle il servirait le mieux le droit, la liberté et la patrie. Beaucoup de Français se trouvaient engagés dans l'un ou dans l'autre de ces partis par les événements qui venaient de bouleverser la France, ceux qui pouvaient choisir allaient ici ou là, au gré de leurs idées ou de leurs instincts. L'Église ne pouvait guère choisir ; elle eût certainement fait preuve d'illogisme en se rangeant au parti de la Révolution ; elle ne pouvait manquer de saluer avec joie le retour de la vieille dynastie et de considérer la victoire de la monarchie de droit divin comme une victoire ecclésiastique. C'était là une idée tellement naturelle qu'il est impossible d'adresser au clergé, à cette occasion, le moindre reproche raisonnable. Il ne pouvait, en 1815, être que légitimiste.

Seulement il le fut avec intempérance, avec frénésie, sans mettre à sa joie rien de l'élégante discrétion que le pape sut mettre à la sienne.

Pendant près de dix ans, le clergé de France avait chanté des Te Deum pour toutes les victoires de l'empire, fêté la Saint-Napoléon, enseigné à tous les petits Français le catéchisme officiel où il était dit : Les chrétiens doivent au prince qui les gouverne, et nous devons en particulier à Napoléon notre empereur, l'amour, le respect, l'obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l'empire et du trône... car c'est lui que Dieu a suscité dans des circonstances difficiles pour rétablir le culte public de la religion sainte de nos pères et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l'ordre public par sa sagesse profonde et active ; il défend l'État par son bras puissant ; il est devenu l'oint du Seigneur par la consécration qu'il a reçue du souverain pontife, chef de l'Église universelle... Selon l'apôtre saint Paul, ceux qui manqueraient à leurs devoirs envers notre empereur résisteraient à l'ordre établi de Dieu même et se rendraient dignes de la damnation éternelle.

En 1815, l'oint du Seigneur est devenu l'usurpateur, le tyran, l'ogre de Corse. On l'accuse en pleine chaire d'avoir frappé le pape, de l'avoir foulé aux pieds et traîné par les cheveux. On mène au sermon les généraux napoléoniens et les officiers en demi-solde ; on leur lit le testament de Louis XVI, puis on tombe sur Buonaparte, qui avait porté le carnage chez toutes les puissances avec tue satellites, ces buveurs de sang, qui égorgeaient les enfants au berceau. (Cahiers du capitaine Coignet.) On oublie les gloires du drapeau tricolore pour ne plus voir en lui que l'emblème infernal du régicide et de la rébellion.

Et tout de suite cette volte-face, si subite et si maladroite, donne à l'Église l'apparence d'un parti politique, le cachet d'une faction réactionnaire. Les ultras applaudissent à ce beau zèle ; le peuple s'étonne et se souviendra.

C'est le souvenir, tout vivant encore, des épreuves passées qui rend ces gens enragés, car la plupart sont de nature paisible et ne demandent qu'à vivre en repos.

Sexagénaire et goutteux, Louis XVIII est un vieux seigneur lettré et gourmet, un égoïste aimable, qui retrouve avec joie le luxe ancestral, se plaît dans la société bariolée où il vit, s'amuse des cancans du jour et des chansons nouvelles, et ne serait, en somme, qu'un épicurien, s'il ne se savait roi de France et n'entendait jouer son rôle au sérieux.

Son frère, le comte d'Artois, n'a plus rien de l'étourdi cavalier qu'il fut avant la Révolution ; il s'est rangé et est devenu terriblement dévot, mais il est aussi plus moral, plus charitable, et il n'y a point en lui l'étoffe d'un fanatique dangereux.

Ses deux fils, les ducs d'Angoulême et de Berry, n'ont qu'une personnalité bien effacée. Angoulême, dévot comme son père, bien intentionné, mais d'esprit assez borné, n'est, comme le dira malignement Béranger, qu'une poire molle de bon chrétien. Berry, plus actif, plus fringant, un peu plus moderne aussi, joue au militaire, tire la moustache des grognards, mais gâte par sa brusquerie et ses caprices un fond très réel de générosité.

La duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVI, est, suivant le mot de Napoléon, le seul homme de la famille. Sa démarche virile, sa voix rude et brève, ses traits durs, disent son âme revêche et volontaire. Le malheur lui a enseigné le mépris des hommes, et parfois un éclair de haine passe dans ses yeux froids. C'est elle qui, en 1815, essaie de soulever le Midi contre Napoléon. La garde nationale de Bordeaux veut lui jurer fidélité. Elle répond par ce mot amer : Pas de serments ; j'en ai reçu assez depuis six mois ! C'est elle qui décidera sa famille à laisser exécuter le maréchal Ney. C'est la seule personne de la maison royale qui ait l'esprit sectaire, et c'est le malheur qui l'a faite ainsi.

Le monde politique est composé de bonapartistes ralliés, qui n'ont jamais eu pour l'Église qu'une sympathie fort médiocre, et d'émigrés rentrés d'exil, qui n'ont pas tous oublié combien il était de bon ton jadis de jouer au libertin. Tous ne se sont pas faits ermites comme Monsieur.

Les évêques concordataires, nommés par Napoléon, sont heureux de ne plus vivre en crainte perpétuelle de ses avanies et de ses algarades ; mais tous ne sont pas royalistes, et les princes eux-mêmes ne leur ménagent pas l'expression de leur méfiance. Monsieur se montre très dur avec l'archevêque de Besançon, Lecoz, ancien constitutionnel, accepté du bout des lèvres par Pie VII. A Coutances, Mme la duchesse d'Angoulême reçoit très froidement l'évêque Dupont, un autre constitutionnel ; et, quand celui-ci, son voisin de table, lui ramasse son mouchoir qu'elle a laissé tomber, elle le cingle d'un Merci, l'abbé ! si sec et si coupant que toute conversation s'arrête autour du banquet.

Le clergé du second ordre règle sa conduite sur celle de ses pasteurs, devenus par la grâce du concordat ses maîtres tout-puissants. L'évêque de l'ancien régime pouvait être contrecarré par son chapitre, partageait la collation des bénéfices de son diocèse avec le roi, avec des abbés, avec des prieurs, avec des patrons laïques. L'évêque moderne gouverne sans contrôle et est vraiment pape dans son diocèse. C'est lui qui nomme les vicaires et les desservants et qui les révoque à volonté ; c'est lui qui nomme les curés doyens, avec l'agrément de l'administration. Les curés sont inamovibles ; mais plus d'un évêque leur fait, en les nommant, signer leur démission préventive, et les a ainsi dans sa main et sous son autorité suprême. L'évêque est donc désormais le maitre absolu de son clergé, comme le colonel l'est de son régiment ; il l'instruit dans son séminaire diocésain ; il le surveille et le contrôle par ses visites pastorales ; il le conduit par ses mandements ; il le gouverne par le principe de l'obéissance inconditionnelle et absolue, qu'il lui a inculqué comme le premier de ses devoirs.

L'Église est désormais, comme l'a voulu le premier consul, une administration, un corps de fonctionnaires dirigés, réglés, contenus par leurs chefs hiérarchiques et salariés par le gouvernement.

Il y avait donc peu d'apparence qu'un corps ainsi constitué pût vivre d'une vie religieuse bien intense, et tout semblait annoncer que, quand les passions politiques se seraient assoupies, le clergé donnerait le spectacle d'une administration aussi régulière et aussi consciencieuse, aussi paisible et aussi neutre que pouvait l'être la magistrature ou le corps des finances.

Et cette religion officielle, toute prête à se contenter d'apparences, était bien celle qui paraissait convenir à la France d'alors, en majorité indifférente aux idées religieuses, toute à la joie de vivre et de se voir un lendemain, après avoir, pendant vingt-cinq ans, vécu dans l'insouciance des camps et les hasards des batailles.

Mais la France n'était pas faite pour rester longtemps enlisée dans ce calme honteux, et la paix matérielle était à peine assurée que la lutte des idées recommençait.

On se souvient combien pauvre a été l'histoire de la pensée religieuse au dix-huitième siècle ; on peut dire que, depuis la grande querelle de Fénelon et de Bossuet, aucune question spirituelle n'avait réussi à s'imposer à l'attention publique. La France avait feint de se faire janséniste pour fronder l'autorité royale ; elle n'avait été que philosophe avant la Révolution, et jacobine depuis 1793.

En l'année 1802 parut à Paris un ouvrage singulier, Le Génie du Christianisme. L'auteur, un gentilhomme breton de trente-trois ans, le vicomte de Chateaubriand, prétendait réhabiliter la vieille foi au nom du sentiment, de la poésie et de l'art.

C'était un dessein superbe et hasardé ; car on vivait, depuis Boileau, dans l'idée que la religion et la poésie étaient deux choses inconciliables. Chateaubriand prouva, au contraire, qu'il y a dans le christianisme plus de poésie et plus d'art, plus de beauté esthétique et plus de passion que dans les fades mythologies depuis si longtemps à la mode. Son livre, trop long et mal composé, fut à la fois une poétique nouvelle, une philosophie de l'art, une apologie de la religion, une collection merveilleuse de tableaux éblouissants, d'épisodes délicieux.

Nous sommes tentés, aujourd'hui, de le trouver faible dans sa partie dogmatique, et nous lui reprocherions volontiers de s'adresser à notre imagination plutôt qu'à notre raison ou à notre cœur. Au moment où il parut, il révéla à tous ses lecteurs des mondes inconnus. Quoi donc ? le dernier mot de l'art n'était point d'imiter les anciens ? Français et chrétiens, il ne nous était point défendu de penser et d'écrire en chrétiens et en Français ? La Bible valait comme poésie et Virgile et Homère ? C'étaient là de stupéfiantes découvertes, et les colères des classiques et des philosophes montrèrent tout ce qu'avaient d'audacieux les théories du novateur. Tous les hommes qui procédaient du dix-huitième siècle crièrent au scandale et à la folie. Porté aux nues par les uns, décrié par les autres, le livre fut lu par tous, et ramena plus d'une âme au christianisme par l'attrait de la beauté.

Quelques années plus tard, Chateaubriand voulut donner un exemple de ce que pouvait être la poésie chrétienne et publia ses Martyrs, épopée en prose, dont la première partie au moins comptera toujours parmi les chefs-d'œuvre de notre langue.

Le Génie du Christianisme et les Martyrs n'étaient que des œuvres littéraires ; elles réussirent là où avaient échoué tant d'ouvrages dogmatiques, tant de traités savants ; elles rompirent le charme qui avait rendu la religion muette depuis un siècle, elles lui rapprirent le chemin des cœurs et des volontés.

Chateaubriand s'était adressé à l'imagination de ses lecteurs ; le comte Joseph de Maistre s'imposa aux méditations des hommes d'État. Né à Chambéry en 1753, d'une famille originaire du Languedoc, ce grand penseur, ce grand écrivain refusa de devenir Français quand son pays fut conquis par nos armes. Il resta fidèle à la maison de Savoie et occupa, de 1799 à 1817, les fonctions d'ambassadeur de Sardaigne auprès de la cour de Russie. Il revint en Sardaigne pour y mourir quatre ans plus tard (1821), laissant derrière lui des œuvres remarquables, qui devaient avoir une influence profonde sur l'esprit public et sur la politique de la Restauration.

Elevé dans un milieu très conservateur, fonctionnaire d'une des cours les plus aristocratiques de l'Europe, chassé de son pays par l'invasion française, privé de ses biens par les autorités révolutionnaires, représentant de la Sardaigne à la cour de l'autocrate de toutes les Russies, le comte de Maistre est l'ennemi personnel de la philosophie française du XVIIIe siècle et de la Révolution ; mais les grands spectacles auxquels il a assisté, les victoires inouïes de nos soldats, les gloires incontestables de la France révolutionnaire, le fascinent malgré lui. Il admire la France, même quand il la condamne ; il reconnaît l'influence prépondérante, le magistère moral qu'elle exerce dans le monde ; il hait la France rebelle à Dieu et au roi, mais il la hait d'une haine familiale, qu'on sent toute prête à se changer en amour passionné le jour où la France, coupable à son avis, reviendrait à la raison, au devoir, à la vérité.

Son premier ouvrage important fut publié, en 1796, sous le titre de Considérations sur la France et sur la Révolution. C'est une attaque à fond contre la France révolutionnaire, considérée comme un véritable Pandémonium, comme un pays voué, par on ne sait quel obscur jugement de la Providence, aux puissances d'orgueil et de ténèbres. Ce qui distingue la Révolution française, dit l'auteur, ce qui en fait un événement unique dans l'histoire, c'est qu'elle est mauvaise radicalement, c'est qu'aucun bien n'y soulage l'œil de l'observateur. C'est le plus haut degré de corruption connu. C'est la pure impureté.

Mirabeau est le roi de la halle.

Les Français ont cru, en tuant leur roi, prendre une mesure de salut public, et pour chaque goutte de sang du roi ont coulé des torrents de sang français.

Une fois déchaînée, la Révolution a passé sur la France comme un fleuve dévastateur, entraînant et engloutissant tour à tour tous ceux qui prétendaient la canaliser et l'endiguer. La tempête n'a connu aucune loi, et sa course parait n'obéir qu'à une main divine.

Mais la République ne pourra se maintenir, par la raison très simple qu'on n'a jamais vu dans l'histoire une seule grande nation libre sous un gouvernement républicain.

La France n'a aucune confiance dans la République. Personne ne croit, par exemple, à la légitimité des acquisitions de biens nationaux, et celui-là même qui déclame le plus éloquemment sur ce sujet s'empresse de revendre pour assurer son gain.

La République travaille pour l'avantage de la monarchie française. Et la France ne trouvera de repos qu'après s'être réconciliée avec l'Église et avec la monarchie.

On ne peut s'empêcher d'admirer ici la pénétration du comte, qui, dès 1796, donnait la restauration des Bourbons comme épilogue naturel à la Révolution. Napoléon faillit bien, il est vrai, lui donner tort ; mais il faut remarquer qu'en 1796 de Maistre ne pouvait prévoir que Bonaparte serait, un jour, de taille à endiguer le flot révolutionnaire, et il faut convenir aussi qu'à partir de 1809 la théorie de l'auteur reprit, chaque jour, plus de vraisemblance : Vous êtes content, disait Decrès à Marmont, parce que l'empereur vous a fait maréchal ; je vous dis, moi, qu'il est fou, absolument fou, et que tout cela finira par une épouvantable catastrophe.

En 1814, de Maistre donna au public un nouvel ouvrage : Essai sur les principes générateurs des constitutions politiques et des autres institutions humaines. Il y attaquait avec amertume et véhémence l'idée bourgeoise de l'efficacité des constitutions écrites. Il montrait l'inanité des garanties qu'elles paraissent offrir et leur refusait tout mérite, lorsqu'elles ne répondent point aux principes éternels de gouvernement des sociétés et aux traditions du pays. Une constitution improvisée tout d'un coup et de toutes pièces serait un monstre, comme un homme qui naîtrait adulte. Elle ne pourrait être faite que pour un être de raison, pour l'homme, comme disent les philosophes... Or il n'y a point l'homme dans le monde ; j'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes. Je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan ; mais, quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu.

L'idée d'écrire une constitution apparaît à de Maistre comme une folie, comme une marque de stupidité : L'écriture, dit-il, est constamment un signe de faiblesse, d'ignorance ou de danger. A mesure qu'une institution est parfaite, elle écrit moins. Et il opposait à la constitution écrite de la France la constitution traditionnelle de l'Angleterre, bien plus souple, bien plus conforme au génie national, et plus favorable à l'initiative du gouvernement et des citoyens.

En 1819, un nouvel ouvrage vint mettre le comble à la réputation du comte de Maistre et couronner sa théorie politique du gouvernement providentiel. Dans son livre du Pape, il ne craignit pas de se faire l'ardent apologiste de la papauté, et de présenter la théocratie comme le gouvernement idéal.

Il remarque que l'histoire de la France se distingue de celle des autres peuples européens par un élément idéaliste très marqué, et avec la tournure spéciale de son esprit, il y voit une tendance providentielle : Il y a, dit-il, dans le gouvernement naturel et dans les idées nationales du peuple français je ne sais quel élément théocratique et religieux qui se retrouve toujours. Il en conclut que la France manque à sa mission et se mutile de ses propres mains, quand elle relâche seulement le lien qui l'unit au chef de l'Église.

L'Église de Rome lui appareil comme le chef-d'œuvre incomparable de la religion et de la politique, comme la mère immortelle de la science et de la sainteté. Il en retrace à grands traits l'imposante histoire, envisagée dans ses rapports avec les souverainetés temporelles, avec la civilisation et le bonheur des peuples, avec les Églises schismatiques. Dans un autre ouvrage, il dressera en face de l'Église romaine l'Église gallicane, à laquelle il demandera de faire sa soumission à Rome.

Dans son ardeur apologétique, il ne s'embarrasse de rien ; il touche aux sujets les plus brûlants ; il tranche les difficultés avec la fermeté passionnée d'un politique doublé d'un théologien. La bulle Inter cœtera, par laquelle Alexandre VI partagea le monde entre l'Espagne et le Portugal, lui apparaît comme un noble arbitrage. La bulle In Cœna Domini, dont tous les gouvernements monarchiques interdisaient la publication dans leurs États, n'est pour lui qu'un monument de la prévoyante sagesse des pontifes. Il fait observer malignement que la bulle défend aux princes d'augmenter les impôts sans l'autorisation du Saint-Siège, que la Révolution a justement fait couler des torrents de sang pour enlever aux princes le droit de taxer arbitrairement leurs peuples, et qu'elle n'y a point réussi.

Le dogme et la discipline ecclésiastiques lui paraissent également admirables. Il loue le célibat des prêtres. Il va même jusqu'à louer le latin des prières liturgiques : Quant au peuple proprement dit, s'il n'entend pas les mots, c'est tant mieux. Le respect y gagne et l'intelligence n'y perd rien. Celui qui ne comprend point comprend mieux que celui qui comprend mal. Il enseigne délibérément la supériorité de la foi sur la science ; mais il ne reconnaît cette supériorité qu'à la foi catholique : La science est une espèce d'acide qui dissout tous les métaux, excepté l'or. Aucune religion ne peut supporter l'épreuve de la science, sauf une, celle qui, par son principe même, se met hors des atteintes de la science et de l'esprit d'examen. Ce principe, c'est le dogme tutélaire de l'infaillibilité pontificale, proclamé par de Maistre cinquante ans avant le concile du Vatican.

On n'a qu'à choisir, dit le philosophe, entre la souveraineté du pape ou la souveraineté des peuples ; car, depuis que les peuples ne voient plus rien au-dessus des rois, ils s'y sont mis eux-mêmes, et leur souveraineté collective et irresponsable comporte tous les excès et toutes les tyrannies.

L'infaillibilité pontificale est, au contraire, un magnifique et divin privilège de la chaire de saint Pierre.

On est tenté de se récrier devant une pareille affirmation, et d'y voir un de ces paradoxes auxquels se plaisait de Maistre. N'a-t-il pas dit que la guerre est divine ? N'a-t-il pas appelé le bourreau la pierre angulaire de l'édifice social ? Mais il s'agit pour lui, dans l'espèce, d'une vérité historique, dont il prétend faire la démonstration scientifique. Il fait remarquer qu'en vertu des seules lois sociales toute souveraineté se donne, en fait, comme infaillible, et que les grands tribunaux revendiquent eux-mêmes cette prérogative, sans laquelle nul gouvernement ne serait possible. Si vous êtes forcés de supposer l'infaillibilité dans les souverainetés temporelles, où elle n'est pas, sous peine de voir l'association se dissoudre, comment pourriez-vous refuser de la reconnaître dans la souveraineté spirituelle, qui a cependant une immense supériorité sur l'autre, puisque, d'un côté, ce grand privilège est seulement humainement supposé, et que, de l'autre, il est divinement promis.

Le Pape de Joseph de Maistre ne rendra, sans doute, aucun libre penseur ultramontain, mais on ne peut nier la belle ordonnance et le logique enchaînement de ce grand ouvrage, et l'on s'explique l'impression profonde qu'il produisit sur les esprits au moment de son apparition. Tous ceux qui, au lendemain de la tempête révolutionnaire, cherchaient le principe sur lequel on pourrait reconstruire la société saluèrent avec joie l'œuvre de l'éloquent dialecticien.

La publication des Soirées de Saint-Pétersbourg (1821) contribua encore à populariser le nom du comte de Maistre et à répandre ses idées sur le gouvernement temporel de la Providence. La lecture de cet ouvrage vous donne la sensation d'un voyage vertigineux sur une route de montagne. A chaque pas, l'on s'étonne, ou l'on s'effraie, souvent on rit, et l'on se laisse entraîner loin des chemins battus par ce terrible raisonneur, dont l'audace vous intéresse et dont le charme vous retient.

De Maistre, qui plaisante souvent, mais à froid, reproche à un Français son ton léger et frivole : Vous me glacez quelquefois avec vos gallicismes. Quel talent prodigieux pour la plaisanterie ! Jamais elle ne vous manque, au milieu même des discussions les plus graves.

Le dix-huitième siècle, qui sut traiter si plaisamment les sujets les plus graves, est pour lui un siècle de rebut. Le dix-huitième siècle, dit-il, n'a jamais aimé et loué les hommes que pour ce qu'ils ont de mauvais. — Voltaire est pour lui un fleuve de fange qui roulait des diamants. Rousseau est un pervers, et Montesquieu est plus noir encore que lui. Le Contrat social s'adressait à la foule et les laquais mêmes pouvaient l'entendre. C'était un grand mal, sans doute ; mais, enfin, leurs maîtres nous restaient. Le livre de Montesquieu l'Esprit des Lois les perdit !

Ce vilain siècle a fini par une catastrophe, digne châtiment de ses crimes ; mais les hécatombes de la Révolution présagent une ère de paix et de pardon. De Maistre croit à la réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables. Le christianisme repose tout entier sur ce dogme agrandi de l'innocence payant pour le crime. C'est de ce sombre mysticisme qu'il tire toute son espérance. Avais-je pas raison de dire que de Maistre donne le vertige ?

Tandis que l'esprit conservateur et les rancunes politiques entraînaient le diplomate savoyard jusqu'à l'affirmation de l'infaillibilité pontificale, un prêtre breton aboutissait aux mêmes conclusions en suivant une route un peu différente.

Hugues-Félicité-Robert de Lamennais, né le 19 juin 1782 à Saint-Malo, porta dans l'étude de la théologie toute la passion et toute la ténacité de sa race. A douze ans, il avait déjà lu Plutarque, Tite-Live, Nicole et Rousseau ; il était déjà tourmenté de tels scrupules qu'il ne se jugea pas digne de faire sa première communion, et n'accomplit cet acte qu'à vingt-deux ans. L'influence de son frère le fit entrer dans les ordres, à vingt-neuf ans ; mais, toujours assailli par le doute, il ne reçut l'ordination qu'à trente-quatre ans, et ceux qui le virent dire sa première messe conservèrent le souvenir étrange d'un homme de grande foi terrorisé par les saints Mystères. Il resta longtemps à l'autel, coupant son récitatif de longs silences, le front pâle et baigné de sueur comme un agonisant.

Lamennais appartient à la classe des esprits nobles, épris de vérité pure et de sincérité absolue. Il a aspiré de toutes ses forces à posséder ces deux biens suprêmes, et n'a pas su voir qu'ils ne sont pas faits pour l'humanité. Il s'est usé dans une lutte sans merci contre les hypocrisies du monde et de l'autorité. Il n'est pas de roman plus douloureux que le martyre de cette grande âme aux prises avec la routine, la sottise et la méchanceté des hommes. Nous n'exagérerons rien en disant que nous voyons en Lamennais un des grands hommes du dernier siècle.

Son premier livre est intitulé : Réflexions sur l'état de l'Église en France pendant le dix-huitième siècle et sur sa situation actuelle. Il parut en 1808 et fut supprimé par la police impériale.

C'était un livre très hardi et profondément pensé. Lamennais voyait dans l'indifférence religieuse le mal secret dont mourait l'Église. On ne lutte plus contre la religion, disait-il, on s'en détache. On ne s'en détachait que pour courir aux intérêts matériels ; gagner pour jouir, tel semblait être désormais le but de tous les hommes, et la barrière entre le pauvre et le riche, entre celui qui souffre et celui dont la vie est une fête, se faisait chaque jour plus haute et plus infranchissable. Pouvait-on du moins compter sur le clergé pour consoler les souffrants et pour crier aux riches : Justice et charité ? Non, le clergé-fonctionnaire, créé par le concordat, touchait son salaire, végétait, remplissait sa fonction officielle et perdait de vue sa mission évangélique.

Il est probable que plus d'un évêque approuva le ministre de la police pour avoir fait disparaître un ouvrage aussi scandaleux.

En 1814, Lamennais attaqua l'Université napoléonienne, comme il avait attaqué le clergé concordataire. Refuge de moines sécularisés et de prêtres constitutionnels, l'Université était encore imbue de l'esprit du dix-huitième siècle ; Lamennais ne pouvait voir de bons éducateurs de la jeunesse dans ces philosophes plus qu'à demi païens, et demandait la liberté de l'enseignement.

En décembre 1817 parut le premier volume d'un nouveau livre sur l'Indifférence en matière de religion, où l'auteur protestait encore contre le salaire insultant que l'État accordait à la religion, comme s'il n'eût consenti qu'à la tolérer, sans la comprendre et sans l'honorer comme elle en était digne.

La deuxième partie de l'Essai sur l'Indifférence, publiée en 1823, annonça une nouvelle philosophie de la religion et prétendit rattacher la foi à la raison par des liens tellement étroits et tellement solides qu'il fût désormais impossible de les désunir.

Lorsque nous affirmons une idée que nous croyons évidente, nous n'entendons point dire que cette idée nous parait vraie jusqu'à l'évidence, mais qu'elle l'est, et nous ne la donnons pas comme telle en vertu de notre sentiment particulier, mais en vertu de sa conformité avec une raison extérieure à nous, et plus haute que la nôtre, la raison universelle.

Si donc nous parvenons à découvrir une vérité plus générale que toutes les autres, tellement générale qu'on la rencontre partout tenue pour évidente, cette idée sera de toutes la plus sûre et la plus vraie.

Cette idée universelle est, pour Lamennais, l'idée de Dieu.

Dieu a créé l'homme, et, en lui donnant l'intelligence, la conscience et le langage, il s'est révélé à lui, et par lui à toute l'humanité.

Cette révélation, toujours une et identique en son essence, a pu être obscurcie, déformée et gâtée par les hommes ; elle n'en existe pas moins à travers toutes les folies qui la défigurent ; elle forme le fond uniforme et solide de toutes les religions. Considérée dans sa pureté primitive, elle constitue la religion adéquate à la réalité, qui doit, de nécessité absolue, être connue de nous pour nous conduire au salut.

Mais nous ne pouvons la connaître ni par le sentiment, principe de tous les fanatismes, ni par le raisonnement, principe de discussion et d'incertitude. Nous ne la pouvons connaître que par le moyen de l'autorité, de telle sorte que la vraie religion sera incontestablement celle qui reposera sur la plus grande autorité visible, c'est-à-dire qu'elle sera le catholicisme[1].

Lamennais prouve donc la vérité du catholicisme par l'autorité du Saint-Siège, et tout son raisonnement conclut à l'insuffisance, à l'impuissance de la raison. Il ne se sert de sa raison que pour l'humilier aussitôt devant l'autorité. Son critérium de la vérité n'est plus l'évidence philosophique, mais la parole du pontife romain. Il aboutit, comme de Maistre, à l'infaillibilité dogmatique du pape et fait de ce point, encore contesté à cette époque, la pierre angulaire de son édifice théologique.

Lamennais et de Maistre furent des penseurs de grand mérite, mais sans action directe sur la vie politique de la France ; de Bonald, moins profond et moins génial, eut part au gouvernement.

Né près de Milhau en 1753, le vicomte de Bonald émigra en 1791 et ne revint en France que sous le consulat. L'amitié de Fontanes lui valut une place de conseiller de l'Université impériale. La Restauration lui ouvrit la carrière des honneurs. Député en 1815, ministre, membre de l'Académie française (1816), pair de France (1823), il défendit jusqu'en 1830 la cause de la monarchie traditionnelle et de l'alliance étroite de l'autel et du trône.

Son éducation et son tempérament eu faisaient l'ennemi-né de la Révolution. La liberté et l'égalité, disait-il, ne sont que l'amour de la domination et la haine de toute autorité qu'on n'exerce pas.

Il ne croyait pas à la liberté de la presse et professait nettement le principe d'une orthodoxie d'État : Écrire et même parler ne sont pas des facultés natives... mais des facultés sociales, dont nous devons compte à la société... les choses morales et le monde social n'ont pas été livrés à nos vaines disputes. Comme ils sont l'objet de nos devoirs, ils peuvent servir d'aliment à nos passions, et si, dans son orgueil ou la faiblesse de sa raison, l'homme méconnaît les lois de cet ordre moral, il peut livrer la société aux troubles et aux révolutions.

Il démontrait la révélation par l'existence du langage, dont il faisait un don de Dieu. Il pensait que l'homme, abandonné à lui-même, n'eût jamais parlé, et qu'en lui donnant la parole, Dieu lui avait en même temps révélé ce qu'il avait besoin de connaître pour assurer son salut. Son intelligence, faite de logique serrée et pénétrante, étroite et profonde, ne lui permettait de voir la vérité que sous les apparences monarchiques et catholiques, et il formulait son opinion avec une rigueur toute mathématique.

En supposant l'existence des êtres sociaux, Dieu et l'homme, tel qu'il a été et tel qu'il est, le gouvernement monarchique royal et la religion chrétienne catholique sont nécessaires, c'est-à-dire qu'ils ne pourraient être autres qu'ils sont, sans choquer la nature des êtres sociaux, c'est-à-dire la nature de Dieu et celle de l'homme.

Nous nous trouvons ainsi en face d'un dogmatisme absolu, si absolu qu'il nous parait fou ; mais on conçoit quelle force devait donner dans l'action une foi aussi entière et aussi voulue.

Pour un esprit de cette trempe, toutes les questions se ramenaient à la question religieuse. La révolution qui agite l'Europe, disait-il, est beaucoup plus religieuse que politique, ou plutôt dans la politique on ne poursuit que la religion, et une rage d'antichristianisme impossible à exprimer, et dont de célèbres correspondances du dernier siècle ont, donné la mesure, anime un parti nombreux à la subversion des anciennes croyances.

Il voulait reconstruire la société par la base et changer tout d'abord l'esprit de l'Université : Il faut, disait-il, prendre dans tous les ordres religieux tous ceux qui se sentiront de l'attrait et des dispositions pour embrasser ce nouvel état, plier ensuite tous les esprits, tous les cœurs, tous les corps, sous un institut approuvé de l'Église et de l'État. Et il donnait comme type à son Université idéale l'institut des Frères de la doctrine chrétienne.

Le pauvre clergé concordataire ne suffisait pas à ses ambitions de renaissance religieuse. Loin de pouvoir faire l'aumône aux pauvres, le clergé était obligé lui-même de la recevoir des paroisses qu'il desservait et où il n'était souvent regardé que comme le premier valet de la commune. De Bonald voulait le tirer de la misère et de la dépendance et se plaignait avec une rageuse amertume de sentir ses efforts paralysés par les intrigues impénétrables d'un parti qui s'entrelace dans toutes les affaires pour les enrayer, quand il ne peut les conduire, et qui fait servir à l'asservissement de la religion en France jusqu'aux libertés de l'Église gallicane. Depuis les grands jours de Louis XIV, le clergé n'avait pas entendu un pareil langage. Surprise, piquée au vif, la foule prêtait l'oreille, et il semblait bien que des hommes de ce caractère fussent capables de la ramener à la vieille foi. Ils avaient pour eux l'éloquence et la conviction qui commande toujours le respect. Les événements semblaient justifier leurs théories ; le pouvoir encourageait leurs ambitions. Tout paraissait leur promettre le succès, et le succès n'est point venu.

La France a refusé de se laisser conduire où ils voulaient la mener. Son vieil esprit d'indépendance s'est défié de l'ultramontanisme. Elle s'est cabrée devant les prétentions à l'infaillibilité du pontife romain. Les indomptables fiertés, dont le gallicanisme n'était que le symbole, se sont réveillées dans son âme ; elle a rejeté résolument le vasselage spirituel qu'on voulait lui imposer.

A l'autorité dogmatique, qui n'est point dans son génie, elle a préféré nettement le libre examen. Elle n'a pas voulu que sa culture scientifique fût gênée en quoi que ce fût par une préoccupation religieuse quelconque. Elle a voulu l'absolue indépendance de l'esprit. Et, en défendant son autonomie politique et intellectuelle, elle a, croyons-nous, fait œuvre courageuse et sage. Mais dans sa résistance à la conquête catholique, peut-être a-t-elle obéi à un autre sentiment moins noble, et qu'il est du devoir de l'historien de signaler comme il a signalé les autres. Il y eut peut-être dans cette résistance une part de faiblesse morale, une préférence fâcheuse pour le laisser faire, le laisser aller, pour la loi du moindre effort.

 

 

 



[1] Albert Cahen, Lamennais, dans Petit de Julleville, Histoire de la littérature française, t. VII.