L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME PREMIER — DEPUIS L'ÉDIT DE NANTES JUSQU'AU CONCORDAT (1598-1801)

 

LE CONCORDAT.

 

 

La première idée du Concordat vient de Bonaparte et remonte à l'année 1797. Au lendemain du traité de Tolentino, qui enlevait an pape ses trois plus riches provinces et les plus beaux chefs-d’œuvre de ses collections, Bonaparte offrit de s'employer à réconcilier le Saint-Siège avec le Directoire; Pie VI nomma une commission de cardinaux pour étudier l'affaire. Bonaparte partit pour l'Egypte ; l'assassinat du général Duphot amena les Français jusqu'à Rome ; Pie VI mourut prisonnier du Directoire, et il ne tint pas à la France que le conclave de Venise ne donnât à la chrétienté le scandale de l'élection simultanée de plusieurs pontifes.

Le cardinal Barnabé Chiaramonti, élu pape en mars 1800 sous le nom de Pie VII, vint, dès le mois d'avril, se réinstaller à Home, sous la protection maussade de l'Autriche ; et, à peine était-il rentré au Quirinal, que la victoire de Bonaparte à Marengo et la retraite de Mélas jusque derrière le Mincio semblèrent remettre, encore une fois, en question l'existence des États de l'Église.

Au milieu des inquiétudes qui l'assiégeaient, Pie VII reçut du cardinal de Martiniana, évêque de Verceil, une lettre datée du 26 juin 1800, annonçant que Bonaparte s'était arrêté à Verceil, avait fait à l'évêque le plus grand éloge du Souverain Pontife et avait témoigné d'un très vif désir de rendre la paix religieuse à la France[1].

On peut imaginer quelle joie inonda l'âme douce et pacifique de Pie VII, lorsqu'il connut la résolution extraordinaire que venait de prendre le vainqueur de Marengo. En 1800, comme en 1797, c'était de lui que partait l'initiative de la manœuvre qui allait rapprocher l'Église et la République, depuis si longtemps ennemies.

Le cardinal de Martiniana s'offrait à commencer immédiatement les négociations avec le gouvernement français; mais on avait à Rome peu de confiance dans ses lumières, et le pape fit choix d'un diplomate plus avisé, le cardinal Spina, archevêque titulaire de Corinthe, auquel il adjoignit un théologien distingué, le P. Caselli.

Au premier bruit de la négociation, Louis XVIII s'alarma, sachant bien que le rétablissement de la paix religieuse en France allait ôter à la monarchie ses plus belles chances de restauration. Il essaya d'agir sur le pape, il demanda à l'empereur de Russie d'empêcher une négociation aussi déplorable et aussi scandaleuse. Pie VII, ne consultant que les intérêts de l'Église, avisa les évêques français exilés qu'il négociait avec le gouvernement consulaire (13 septembre).

Il avait espéré, tout d'abord, que les négociations pourraient avoir lieu eh Italie ; une lettre de Talleyrand, ministre des affaires étrangères de France, l'avertit que le premier consul les fixait à Paris.

Le 5 novembre, le cardinal Spina et le P. Caselli arrivèrent à Paris, en habits laïques, et descendirent à l'hôtel de Rome, où ils ne tardèrent pas à voir arriver un des conseillers les plus écoulés de Bonaparte, l'abbé Bernier.

Ancien curé de Saint-Laud d'Angers, ancien insurgé vendéen, Bernier avait aidé lui-même à la pacification de la Bretagne, quand l'existence de la religion ne lui avait plus paru être en jeu. Très prêtre et très patriote, il s'était rallié à Bonaparte et s'était voué à l'œuvre du Concordat avec toute l'ardeur de son tempérament militant et passionné. Il n'était point, sans doute, dénué de toute ambition ; il y eut parfois chez lui un art trop savant de se mettre en valeur aux yeux des gouvernants; à tout prendre, ce fut le plus convaincu de tous ceux qui s'employèrent à la conclusion du traité de messidor.

Les difficultés étaient immenses.

Le premier consul avait un vif désir d'aboutir; mais il apportait dans la discussion toute la brusquerie — pour ne pas dire la brutalité — de ses habitudes militaires ; ses moindres notes prenaient des airs d'ordres de marche et d'ultimatums ; il semblait, à chaque instant, prêt à tirer sa montre et à donner aux gens cinq minutes de réflexion avant de lancer le signal de l'assaut.

Auprès de cet homme terrible et pressé, le ministre des relations extérieures, le citoyen Talleyrand, ci-devant évêque d'Autun, jureur et parjure, émigré devenu jacobin, avant de devenir impérialiste, voyait d'un mauvais œil son petit général renouer les relations avec Rome et jetait dans ses jambes, avec une adresse diabolique, tous les bâtons qui lui tombaient sous la main.

Tandis que Talleyrand engageait Bonaparte à se méfier de la duplicité romaine, Grégoire, le chef de l'Église constitutionnelle, lui soufflait ses passions gallicanes et essayait de le gagner à la cause perdue de l'Église nationale.

En face de ces quatre personnages, si peu faits pour s'entendre : un croyant, un politique, un impie déclaré, un janséniste, le pauvre cardinal Spina se sentait très mal à l'aise. Perdu dans ce grand Paris, de physionomie encore très révolutionnaire, il regrettait ses petites chambres et ses bonnes habitudes de Rome, et cherchait surtout à se conformer scrupuleusement aux instructions du pape, à bien regarder, à bien voir, à bien écouter et à insinuer adroitement quelques bonnes idées — Ascolti, vegga, esplori e destramente insinui.

Bonaparte demanda, tout d'abord, la démission en bloc de tous les évêques de l'ancien régime (8 novembre), puis la ratification par l'Église de toutes les ventes de biens ecclésiastiques. Il savait que c'était là une des questions capitales de la négociation ; il savait quel point les acquéreurs de biens nationaux poussaient le respect féroce de leur propriété, et insistait avec une véhémence toute particulière peur la reconnaissance solennelle de ces acquisitions. La nécessité les commande ; le besoin les exige ; la loi de l'État les approuve ; la constitution les garantit. Le bien de la paix, le repos de l'État, le rétablissement de la religion au milieu de nous, en un mot la réunion de la France avec l'Église de Rome dépendent essentiellement de la conservation de ces acquisitions. (12 novembre.)

Bonaparte songea, un moment, à donner au clergé une dotation territoriale; mais les jacobins de son entourage le firent bien vite revenir à l'idée d'une Église salariée, et ce point fut encore une des conditions épineuses du traité.

Bonaparte demanda encore la réduction à 60 des 153 diocèses de la France et des diocèses de Belgique et de la rive gauche du Rhin. Il voulut avoir le droit de nommer les évêques. Il voulut leur imposer le serment de fidélité aux lois de la République.

Spina répondit à toutes ces demandes, sans jamais vouloir s'engager à fond et en réservant toujours les droits du Souverain Pontife.

Il fit observer que la déposition collective des évêques légitimes de toute une nation était un fait sans exemple dans les annales ecclésiastiques, et que le pape pouvait, tout au plus, promettre d'engager les évêques à se démettre de leurs charges.

Il fit entrevoir des possibilités d'entente sur presque tous les autres points, et examina, avec une patience qui ne se démentit jamais, toutes les pièces et tous les plans que lui soumit le gouvernement.

Du 8 novembre 1800 au 26 février 1801, Bonaparte ne fit pas rédiger moins de neuf projets différents, dont quatre furent soumis au cardinal Spina. Ces projets témoignent d'une grande incertitude et d'une assez médiocre loyauté.

Le premier projet, présenté en entier le 26 novembre, reconnaissait le catholicisme comme religion d'État. Aucun des autres ne reproduisit plus cette mention, qui fut effacée par Talleyrand.

Le troisième projet, le plus large de tous, fut également retiré par l'évêque d'Autun.

L'attentat de la machine infernale (24 décembre 1800) augmenta beaucoup la popularité du premier consul, et aggrava du même coup ses exigences, l'influence de Fouché se faisant plus puissante auprès de lui.

Le quatrième projet fut présenté en janvier 1801, et Talleyrand en requit la signature immédiate par une lettre à Bernier d'une insolence polie, où l'on perçoit son vif désir de voir échouer la négociation : Quand Mgr l'archevêque de Corinthe a été autorisé à venir en France, le gouvernement était loin de prévoir que son caractère se réduirait à celui d'un simple témoin, et que le résultat de son agence serait d'informer Sa Sainteté des sentiments du gouvernement de la République. Si Mgr Spina persistait dans de telles dispositions, le gouvernement serait fondé à penser que le but du gouvernement pontifical n'a été que de lui tendre un piège, d'éloigner la guerre de ses États et d'endormir la France dans une fausse sécurité. Dans ce cas, le refus de l'agent de Sa Sainteté, dont vous me faites part, nous avertirait encore à temps du véritable motif de sa mission, et vous seriez aussitôt autorisé à l'informer que sa présence ici deviendrait désormais inutile. (19 janvier 1801.)

Spina réclama, au nom du droit des gens, la permission de dépêcher un courrier à Rome pour demander de nouvelles instructions, et Bonaparte, se séparant pour une fois de Talleyrand, autorisa le départ. du courrier ; mais Livio Palmoni ne partit que le 26 février, et avec un cinquième projet, donné comme tout à fait définitif et écrit tout entier de la main du premier consul. Pour preuve de sa bonne volonté, Bonaparte renvoyait à Pie VII la statue de Notre-Dame de Lorette, qui figurait au Louvre, depuis 1797, à côté d'une image d'Isis.

Par une concession plus importante encore, Rome vit arriver, le 8 avril, un ambassadeur de la République auprès du Saint-Siège, le citoyen Cacault, homme de cœur et de caractère, qui, avec Bernier, doit être considéré comme le sauveteur du Concordat en péril.

Le pape Pie VII, né à Césène en 1742, avait alors cinquante-neuf ans. Ancien moine bénédictin, ancien évêque de Tivoli et d'Imola, cardinal depuis 1785, il avait trouvé la papauté à peu près ruinée et sentait combien il lui était important de se réconcilier avec une puissance aussi riche et aussi formidable que l'était la France consulaire. Vraiment pieux dans le meilleur sens du mot, il était résolu à tous les sacrifices d'intérêts pour arriver à ce grand résultat et décidé à pousser la condescendance jusqu'aux extrêmes limites permises par les lois et les traditions de l'Église.

Il nomma, pour examiner le projet que lui envoyait Spina, une commission de dix cardinaux : Albani, doyen du Sacré Collège, octogénaire actif et aimable, très au courant des habitudes vaticanes; Braschi, cardinal neveu ; Carandini ; Doria Pamphili, un tout petit cardinal qu'on appelait le bref du pape; Gerdil, un savoyard que sa connaissance du français rendit précieux aux négociateurs ; Roverella ; della Somaglia, préfet de la Congrégation des rites ; Antonelli, qui avait refusé de quitter le costume ecclésiastique pendant l'occupation française ; Caraffa et Borgia. La réunion était présidée par le secrétaire d'État, le cardinal-diacre Consalvi, énergique travailleur de quarante-quatre ans, déjà connu pour son habileté diplomatique et confident de Pie VII. Mgr di Pietro, théologien consommé, fut le consulteur de l'assemblée.

Les cardinaux mirent près de deux mois à examiner le projet français. Ils crurent avoir déployé, dans cette circonstance, une célérité extraordinaire et avoir donné au premier consul une preuve indéniable de leur extrême bonne volonté.

Ils se montrèrent, en réalité, conciliants et désireux d'aboutir. On peut relever dans leur travail quelques puérilités : le pape demanda que Talleyrand ne fût point admis à signer le traité et que la convention ne fût point datée suivant le calendrier républicain ; mais, à côté de ces enfantillages, les cardinaux présentèrent plus d'une réflexion juste et sage, et firent observer avec raison que le gouvernement français se refusait à adhérer formellement au catholicisme et demandait néanmoins tons les privilèges d'un gouvernement catholique. Le projet pontifical reproduisit, en somme, les grandes lignes du projet français, mais en adoucit les angles, et le rendit moins choquant pour des yeux italiens.

Pour rendre le projet pontifical plus acceptable, Pie VII écrivit au premier consul et voulut rédiger de sa propre main toute la fin de la lettre : Nous croyons nécessaire de vous protester, ô a notre très cher Fils, en présence de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont nous sommes le Vicaire sur la terre, que, dans la convention remise à l'archevêque de Corinthe, nous avons poussé notre condescendance apostolique jusqu'où elle pouvait aller et que nous avons accordé tout ce que la conscience pouvait nous permettre. Nous devons vous dire avec la liberté apostolique que, quoi qu'il puisse nous en coûter, nous ne pouvons absolument pas accorder plus. A bien considérer nos concessions, vous remarquerez que ce qui nous a été demandé est accordé en substance. Mais, quant aux formes des concessions, aux manières de les exprimer et à quelques circonstances qui les accompagnent, nous n'avons pas pu nous dispenser de quelques modifications, auxquelles nous ne pouvions renoncer sans fouler aux pieds les lois les plus vénérables et les usages les plus constants de l'Église catholique... Nous vous prions, par les entrailles de la miséricorde du Seigneur, d'achever l'œuvre de bon augure que, pour votre louange immortelle, vous avez commencée, et de rendre libéralement à une nation si illustre et si grande la religion de ses pères, qu'en grande majorité elle vous demande à grands cris. (12 mai 1801.)

Livio Palmoni quitta Rome le 13 mai, sans se douter qu'il arriverait à Paris en pleine tempête.

Le premier consul, furieux de ne pas recevoir de réponse de Rome, manda Spins à la Malmaison, le jour même où Pie VII lui écrivait à lui-même la belle lettre dont nous venons de citer un passage. Il reçut assez poliment le cardinal, mais éclata en reproches contre la cour de Rome, et, le lendemain même, envoya à l'ambassadeur français auprès du Saint-Siège l'ordre de se retirer immédiatement à Florence, si, dans un délai de cinq jours, le Saint-Siège n'avait pas adhéré purement et simplement au projet qui lui avait été soumis. Dans sa dépêche à Cacault, Talleyrand alla jusqu'à insinuer que l'élection du pape pourrait au besoin être contestée : Cette nomination, faite sous l'influence immédiate et directe d'une seule puissance, a besoin d'être reconnue par toutes les nations intéressées à sa légalité ; elle a été insolite quant au lieu, et son appareil et ses formes ne l'ont pas consacrée peut-être avec une suffisante authenticité.

Ce fut le 29 mai que le courrier de France arriva à Rome. Consalvi, au désespoir, croyait avoir mal servi l'Église et voulait donner sa démission. Le pape refusait formellement toute concession nouvelle et faisait demander au roi d'Espagne de le recevoir dans ses États en cas d'invasion de Rome. Les révolutionnaires romains relevaient la tête ; Murat, beau-frère du premier consul, songeait à marcher sur la ville, et Caroline Bonaparte, sa femme, disait gaiement qu'on ne voit jamais assez Rome et ses merveilles.

La situation paraissait sans issue, lorsque Cacault puisa dans son courage et la connaissance qu'il avait du caractère de Bonaparte une résolution originale et hardie qui sauva tout.

Il partit pour Florence, comme le lui ordonnait le premier consul ; mais son secrétaire Artaud resta à Rome pour continuer la conversation, et la même voiture qui emmenait Cacault, à Florence emmena aussi Consalvi à Paris. Le pape ne s'était pas décidé sans une vive douleur à se séparer de son confident, mais il avait compris tout ce que le plan de Cacault avait d'ingénieux, et il lui en témoignait sa reconnaissance par les expressions les plus tendres et les plus touchantes : Ami vrai, lui disait-il en pleurant, nous vous aimons comme nous avons aimé notre mère !

A Paris, la scène de la Malmaison avait été le signal d'une reprise de la persécution religieuse. Fouché s'était remis avec joie à faire arrêter des prêtres. Coupable d'avoir fait allusion dans un sermon à la mort de Louis XVI, l'abbé Fournier avait été arrêté et, enfermé à Bicêtre pour folie séditieuse. Une députation du clergé de Paris vint implorer sa grâce, et Bonaparte lui répondit cyniquement : C'est un acte révolutionnaire, mais il faut bien agir ainsi en attendant qu'il y ait quelque chose de  réglé ; j'ai voulu prouver que, si je mettais mon bonnet de travers, il faudrait bien que les prêtres obéissent à la puissance civile.

Cependant, celui que Cacault appelait le petit tigre se radoucit un peu, quand il eut reçu les dépêches de Rome qui lui apportaient le travail des cardinaux. Il fut si charmé de la lettre du pape qu'il voulait contremander immédiatement le départ de Cacault. Talleyrand le calma et lui conseilla d'attendre les événements ; puis, quand il connut la prochaine arrivée de Consalvi, il rédigea à la hâte un sixième projet et fit tous ses efforts pour le faire signer à Spina avant l'arrivée du secrétaire d'État de Sa Sainteté.

Consalvi arriva à Paris le 20 juin, et fut aussitôt invité à se rendre chez le premier consul dans le costume le plus cardinalice possible. Le vaniteux général eût été content de voir un porporato s'incliner devant lui.

Consalvi vint en habit noir, bas rouges, calotte rouge et chapeau à glands, à la mode romaine.

Bonaparte joua encore le rôle d'offensé, et, comme au pape, donna au cardinal un délai de cinq jours pour en finir.

Le 26 juin, Bernier présenta un septième projet au cardinal, et, trois jours plus tard, les évêques constitutionnels ouvrirent à Notre-Dame un concile national, uniquement destiné, dans la pensée de Bonaparte, à rendre les cardinaux plus traitables.

Le 30 juin, le départ de Talleyrand pour les eaux de Bourbon éloigna, pour un moment, le plus terrible des adversaires de la paix.

Bernier revint à la charge, et ses raisons firent un puissant effet sur l'esprit de Consalvi. Il comprit que la corde était tendue à se rompre, et il écrivit au cardinal Doria qu'il y avait des choses vraiment impossibles en France et que les raisons qu'on lui avait données étaient vraiment irréfutables.

Le 2 juillet, il alla encore à la Malmaison et obtint un nouveau délai.

Le 3, Bernier, Consalvi, Spina et Caselli s'enfermèrent à l'hôtel de Rome et mirent sur pied un huitième projet, qui, revu, discuté et amendé, fut porté le 12 juillet à Bonaparte.

Le lendemain matin, le Moniteur portait la nomination de trois fonctionnaires français, les citoyens Joseph Bonaparte et Crétet, conseillers d'État, et le citoyen Bernier, délégués par le premier consul pour signer le Concordat avec les cardinaux Consalvi et Spina et le P. Caselli.

La séance de signature devait avoir lieu à 7 heures du soir, chez le citoyen Joseph Bonaparte, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Deux heures avant la conférence, Consalvi reçut un billet de Bernier et la minute du projet de Concordat approuvé par le gouvernement français. Or ce projet était tout différent de celui que Consalvi avait remis à Bernier deux jours plus tôt, et tout semblait perdu ; mais Bernier ajoutait : Voici ce qu'on vous proposera d'abord ; lisez-le bien, examinez tout, ne désespérez de rien, je viens d'avoir une longue conférence avec Joseph et Crétet. Vous avez affaire à des hommes justes et raisonnables. Tout finira bien ce soir.

Tout finit bien, en effet, mais non sans peine.

Les plénipotentiaires français, qui n'étaient pas au courant, croyaient que la séance de signature durerait un quart d'heure à peine. Elle s'ouvrit à huit heures du soir, le 13 juillet, et ne prit fin que le 14, à onze heures du matin. Consalvi avait regagné le terrain perdu ; mais les Français n'osaient plus signer sans avoir consulté de nouveau le premier consul.

Bonaparte eut un véritable accès de fureur, jeta au feu le projet qu'on lui soumettait (le neuvième) et déclara péremptoirement que les Italiens devaient signer ou partir.

Le soir de ce même jour, au banquet de 250 couverts qui eut lieu aux Tuileries, Bonaparte revit Consalvi, et séduit par la bonne grâce du cardinal, peut-être un peu honteux de ses emportements du matin, il accepta comme tiers arbitre le baron de Cobentzel, ambassadeur d'Autriche.

Il finit par permettre une dernière conférence et n'interdit pas absolument toute modification au texte officiel.

La conférence, commencée le 15 à midi, ne se termina qu'à minuit ; mais, cette fois, le Concordat était signé, et le premier consul daigna dire le lendemain aux plénipotentiaires français qu'il était content.

Restait à obtenir la ratification du pape.

Ce fut le 26 juillet que Livio Palmoni rentra à Rome. Il alla droit au Quirinal, et Mgr di Pietro jugea la nouvelle de si grande conséquence qu'il n'hésita pas à monter immédiatement chez le Saint-Père, bien qu'il fût on ne peul plus contraire à l'étiquette de se présenter en habit court devant le pape.

Pie VII manifesta une grande joie et nomma une nouvelle commission pour l'examen du traité. Un peu plus tard, il se décida à soumettre l'affaire à tout le Sacré Collège. Il fil imprimer le texte du Concordat et l'envoya à chaque cardinal. Six théologiens renommés furent adjoints au collège des cardinaux, et le pape attendit, presque aussi impatient que Bonaparte, le résultat de leurs travaux. Il était, dit Cacault, dans l'agitation, l'inquiétude et le désir d'une jeune épouse qui n'ose se réjouir du jour de son mariage.

Le 7 août, Consalvi rentra à Rome, très fatigué par une chute de voiture à Bologne. Le pape vint s'installer à son chevet et recueillit de sa bouche ses impressions de France. Il se confirma ainsi dans l'idée qu'il fallait signer le traité, ou que l'occasion manquée ne se retrouverait plus.

La grande discussion eut lieu, le 11 août, au Quirinal. Deux articles seulement, le 1er et le 13e, faisaient difficulté.

Le premier ne fut accepté qu'à la majorité de 18 voix contre 11. L'article 13 ne rencontra que 6 ou 7 dissidents.

Quand le Sacré Collège eut ratifié le Concordat, Pie VII eut encore à adresser aux évêques français une bulle pour leur demander leur démission, et à Spina un bref pour réclamer la démission des évêques constitutionnels.

Muni de toutes ces pièces, l'infatigable Palmoni quitta Rome le 18 août, pour arriver à Paris le 27.

Bonaparte semblait tout changé. Il avait reçu, cinq jours auparavant, une députation de la République cisalpine, chez laquelle dominait l'esprit jacobin, et avait lavé la tête aux députés comme eût pu le faire un roi très chrétien qui eût été très mal élevé : On attaque chez vous la religion et la propriété, qui sont les bases sur lesquelles j'ai voulu fonder votre République. Prenez garde à vous ; j'irai, s'il le faut, à Milan casser la tête à tous ces vauriens !

Le 10 septembre, le premier consul ratifia le Concordat ; mais le Te Deum d'actions de grâces, promis pour le lendemain, ne fut chanté que le 18 avril 1809.

Bonaparte n'était pas encore maître de rétablir officiellement l'Église catholique par simple décret. La constitution de l'an VIII lui imposait l'obligation de consulter le Corps législatif et le Tribunat. Talleyrand, qui se déclarait content de ce qu'il n'avait pu empêcher, travailla pendant ces quelques mois à enfermer l'Église de France dans une véritable camisole de force (cardinal Mathieu, p. 326).

Portalis, un des rédacteurs du code civil, un libéral à la mode du dix-huitième siècle, un gallican très convaincu, ajouta aux 17 articles du Concordat 77 Articles organiques, que le pape n'eût certainement pas acceptés, et que le Tribunat et le Corps législatif votèrent en bloc avec le Concordat, le 8 avril 1802.

On a discuté longtemps la question de savoir si le pape n'avait eu aucune connaissance des Articles organiques. Les documents publiés par le comte Boulay de la Meurthe attestent que' le cardinal-légat Caprara en connaissait déjà quelques fragments, et en parlait à sa cour, le 27 mars 1801, et qu'ils lui furent lus, le 28 mars, à la Malmaison par le premier consul lui-même. Il passa ensuite, écrit Caprara à Consalvi, à me lire le système organique relatif au culte et à ses ministres, rédigé par le conseiller Portalis. Il m'est, pour ainsi dire, impossible de vous en donner autre chose qu'une légère idée. Tant à cause de la multiplicité des objets qu'il embrasse que de la discussion que je viens de vous raconter, je ne pouvais espérer me souvenir de tout. Tel quel, cet acte me parait constitué sur deux bases : les principes gallicans et les maximes communes acceptées en pareille matière par les souverains actuels. On accorde aux évêques une autorité convenable, peut-être plus grande que celle qu'ils avaient ici autrefois, et qu'ils ont ailleurs, mais au détriment du clergé du second ordre. La congrue des évêques n'est vraiment pas ce qu'elle devrait être, et il aurait bien fallu faire plus... Je l'ai relevé moi-même et il m'a répondu qu'ils recevront sous main des indemnités, mais qu'on ne pouvait les mettre officiellement à la charge de la nation, qui blâmerait le gouvernement d'épuiser le trésor national pour soutenir les ministres du culte. Mais, pour ce qui regarde la congrue des curés, des desservants, des vicaires généraux, des évêques, des chapitres des cathédrales et métropolitaines, des séminaires, tout cela est fixé et établi à la charge du gouvernement, et c'est aussi lui qui paie les locaux d'habitation ; la chose m'a semblé arrangée avec assez de discrétion ; il n'était pas, comme il le dit lui-même, obligé à tout cela. (4 avril 1802.)

Le pape fut donc averti ; mais le compte rendu de Caprara est si inexact qu'on est obligé d'admettre ou que le projet qui lui fut lu par Bonaparte, le 28 mars, n'est pas celui qui fut voté, onze jours plus tard, par le Tribunat et le Corps législatif, ou que Caprara, très troublé, comme il l'avoue lui-même, par une longue discussion avec le premier consul, n'a pas compris ce qu'on lui a lu.

L'adjonction des Articles organiques au Concordat conserve donc le caractère d'une manœuvre subreptice. Passé entre particuliers, un contrat de cette nature serait considéré comme entaché de fraude et de dol, et le cardinal Mathieu nous parait être dans la vérité juridique, lorsqu'il dit qu'on ne trouverait pas, à l'heure actuelle, en France un évêque, un prêtre, un catholique instruit qui attribue la moindre valeur canonique aux articles organiques (p. 328).

Le Concordat reconnaissait le catholicisme comme religion de la grande majorité des citoyens français ; les consuls déclaraient en faire profession.

La religion catholique était librement exercée en France ; son culte était public, en se conformant aux règles de police que le gouvernement jugerait nécessaires pour la tranquillité publique.

Les évêques titulaires des évêchés français devaient donner leur démission, et une nouvelle circonscription des diocèses était établie.

Les évêques étaient nommés par le premier consul et recevaient l'institution canonique du Saint-Siège.

Les évêques prêtaient entre les mains du premier consul un serment de fidélité conçu en ces termes : Je jure et promets à Dieu, sur les saints Evangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la constitution de la République française. Je promets aussi de n'avoir aucune intelligence, de n'assister à aucun conseil, de n'entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique, et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j'apprends qu'il se trame quelque chose au préjudice de l'État, je le ferai savoir au gouvernement.

Les ecclésiastiques du second ordre prêtaient le même serment entre les mains des autorités civiles.

A la fin de l'office divin, on récitait dans toutes les églises la prière : Domine, salvam fac Rempublicam; Domine, salvos fac consules.

Les évêques nommaient aux cures, avec l'agrément du gouvernement.

Ils pouvaient instituer des chapitres et des séminaires, sans que le gouvernement s'obligeât à les doter.

Les églises métropolitaines, cathédrales et paroissiales nécessaires au culte et non aliénées étaient mises à la disposition des évêques.

Le gouvernement assurait un traitement convenable aux évêques et aux curés, et permettait aux catholiques français de faire des fondations en faveur des églises.

Le pape reconnaissait aux acquéreurs de biens ecclésiastiques la propriété incommutable de ces mêmes biens, et accordait au premier consul les mêmes droits et prérogatives dont jouissait auprès de lui l'ancien gouvernement.

Les Articles organiques, divisés en quatre titres et 77 articles, réorganisaient l'Église nouvelle sur un plan tout à fait gallican.

Tous les actes de la cour de Rome étaient soumis au visa du gouvernement.

Aucun concile ou synode ne pouvait être tenu en France sans l'autorisation du gouvernement.

L'appel comme d'abus au Conseil d'État était rétabli.

Tout privilège portant exemption de la juridiction épiscopale était aboli.

L'institution de séminaires et de chapitres cathédraux était permise ; mais tous autres établissements ecclésiastiques étaient supprimés. Le clergé régulier était donc interdit. Le règlement des grands séminaires devait être approuvé par le premier consul, et comporter l'enseignement de la déclaration du clergé de France de 1682. Chaque année, les évêques devaient envoyer au gouvernement le nom de tous leurs séminaristes. Ils ne devaient admettre aux ordres que les candidats qui justifieraient d'une propriété représentant au moins 300 francs de rentes.

Les évêques devaient résider dans leurs diocèses et ne pas s'absenter sans la permission du gouvernement.

Les curés étaient distingués des simples desservants. Ceux-ci étaient nommés par l'évêque, mais révocables à volonté.

Il n'y avait qu'une liturgie et qu'un catéchisme pour toute la France.

Aucune fête ne pouvait être établie sans la permission du gouvernement.

Les ecclésiastiques devaient être vêtus de noir, à la française ; les évêques avaient droit à la croix pastorale et aux bas violets. Ils pouvaient choisir entre le titre de citoyen et le titre de monsieur.

Il fallait une permission du gouvernement pour avoir une chapelle- on un oratoire dans sa maison.

Le territoire de la République, du Rhin aux Alpes et aux Pyrénées, était réparti en 10 provinces et 60 diocèses. Le traitement des archevêques était de 15.000 francs ; celui des évêques de 40.000 francs. Les curés étaient payés 1.500 et 1.000 francs. Les desservants et vicaires devaient être choisis parmi les ecclésiastiques pensionnés par les lois de l'Assemblée Constituante.

Les fondations ne pourraient consister qu'en rentes sur l'État.

Les édifices anciennement destinés au culte catholique, actuellement dans les mains de la nation, à raison d'un édifice par cure et par succursale, seraient mis à la disposition des évêques par arrêtés des préfets de département. (Art. 75.)

Telle qu'elle se présente ainsi dans son ensemble, la nouvelle constitution ecclésiastique apparaît, en bien des points, infiniment plus dure que la constitution civile du clergé.

L'acte de 1790 reconnaissait, dans le territoire de l'ancienne France, l'existence de 83 diocèses, tandis que le traité de messidor n'en admettait que 60 dans la France agrandie de la Belgique et des électorats ecclésiastiques de la rive gauche du Rhin.

L'acte de 1790 donnait 50.000 livres à l'évêque de Taris, 20.000 livres aux métropolitains, 15 et 12.000 livres aux simples évêques. H payait les vicaires cathédraux remplaçant les chapitres et les vicaires mis à la tête des séminaires.

Il considérait tous les curés de paroisse comme égaux entre eux et leur donnait des pensions variant de 1.200 à 6.000 livres.

Il permettait l'ouverture de chapelles et d'oratoires privés.

Il soustrayait tous les ecclésiastiques à l'autorité arbitraire de l'évêque, en organisant un système très simple et très judicieux de tribunaux ecclésiastiques de première instance et d'appel.

Le serment qu'il imposait aux évêques et aux prêtres n'était pas beaucoup plus compromettant que celui que demandait le Concordat.

Les précautions si minutieuses prises par les Articles organiques contre l'ingérence de la cour de Rome dans les affaires ecclésiastiques de Francs n'étaient pas moins humiliantes pour la papauté que les omissions de la Constitution civile.

L'Église romaine avait donc lutté onze ans contre la France pour subir, en dernière analyse, une loi beaucoup moins libérale. Elle y avait gagné la suppression des élections pour la nomination des curés et des évêques et la reconnaissance de son droit d'institution canonique. Il faut être théologien pour savoir s'il y a vraiment équivalence entre ces résultats et les malheurs de toute nature que déchaîna sur la France la bulle de condamnation de la Constitution civile. Nous persistons à penser, comme historien, que si la France eût réellement voulu la Constitution civile en 1790, le pape la lui eût accordée, et que, si la France de 180i eût témoigné le désir d'aller plus loin que le premier consul ne voulait aller, Pie VII n'eût pas signé le Concordat.

Nous avouons n'éprouver aucune admiration pour ce document administratif.

Nous voyons bien que le catholicisme, sans cesse menacé de persécution par les gouvernements d'opinion jacobine et par Bonaparte lui-même, a trouvé la paix dans son assujettissement à l'autorité politique ; mais nous croyons aussi que le catholicisme pouvait fort bien cesser d'être persécuté et fort bien vivre, sans être pour ainsi dire confisqué par l'État.

Rien n'empêchait les pouvoirs publics de favoriser le rétablissement de la paix religieuse dans la liberté, au lieu de la vouloir dans le despotisme. Elle se fût peut-être rétablie un peu moins vite ; mais elle eût été plus durable et eût porté de meilleurs fruits.

Le cardinal Mathieu compare le Concordat à un contrat de mariage qui aurait uni une personne très douce et très aimante, l'Église, à un homme très exigeant et très autoritaire, le gouvernement français. Il nous sera, sans doute, permis de reprendre à notre tour la comparaison, et de dire que l'idée de marier l'État et l'Église a été et sera toujours une déplorable idée. Sans rechercher ici de quel côté sont les douces vertus, et de quel côté le méchant caractère, on doit dire qu'il y a entre les deux conjoints incompatibilité d'humeur presque absolue et vie commune impossible.

L'Église et l'État ont besoin, l'un comme l'autre, de leur pleine et entière liberté ; ils ont droit, l'un et l'autre, à cette liberté.

L'État doit, avant tout, assurer l'existence et l'intégrité de la patrie et la paix entre les citoyens. Il ferait acte de profonde sagesse en ne s'occupant pas d'autre chose et en abandonnant tout le reste à l'initiative des particuliers. Mais ce n'est pas l'idée actuellement dominante ; l'État veut encore être le tuteur légal de tous les intérêts matériels et moraux de la nation, tâche assurément fort belle, peut-être écrasante, légitime à la condition que l'État ne veuille pas penser pour les citoyens et respecte leurs idées et leurs croyances, leur conscience et leur liberté.

L'Église doit être, avant tout, une source d'idéal, toujours prête à verser à l'âme la force et le courage, la patience et la charité. Son royaume n'est pas de ce monde ; elle n'a que faire de se mettre à la remorque des puissants, de mêler les manteaux et les simarres de ses prêtres aux robes des magistrats et aux uniformes militaires ; elle n'a que faire des pompes officielles et des Te Deum de commande. Elle ne s'adresse qu'aux âmes, ses succès doivent être tout spirituels, ses victoires toutes morales.

C'est par la parole et par l'exemple, par l'exemple surtout, qu'elle doit agir. Et voilà pourquoi il faut qu'elle soit souverainement libre de sa parole et de ses actions, pourquoi ces actions et cette parole doivent toujours être si graves, toujours tendre à la paix entre les hommes.

Bonaparte comprenait-il ainsi le rôle de cette Église, dont il faisait un des services publics de l'État ? Etait-ce un sentiment sincère qui le poussait vers le catholicisme, ou bien n'était-il conduit que par des raisons politiques et par des motifs d'ambition ?

C'est à lui-même qu'il faut le demander, et l'examen de ses propres discours ne laissera aucun doute à ce sujet.

Les instructions données à l'ambassadeur Cacault, en avril 1801, reflètent très bien toutes ses idées sur le Concordat : Le gouvernement de la République a dû se convaincre, par la rapidité et  l'étendue de l'insurrection de l'Ouest, que l'attachement de la grande masse de la population française aux idées religieuses n'était pas une chimère. Il a sagement compris que de ce sentiment bien constaté naissaient des intérêts et des droits que les institutions politiques devaient respecter et avec lesquels la prudence et la justice voulaient qu'il se fit une transaction, qui laissât aux uns la liberté dont ils ont besoin pour se garantir, et aux autres tous les moyens qui leur sont nécessaires pour maintenir leur indépendance. C'est de ce principe que sont nées toutes les mesures d'indulgence et de tolérance, qui ont tant contribué à affermir le pouvoir du gouvernement actuel de  la République, à le faire chérir au dedans et considérer au dehors. Mais le bien qu'il a fait n'eût été que passager s'il n'avait en même temps conçu le projet de donner au système qu'il avait adopté un caractère de permanence et de publicité qui ne laissât aucun doute sur la pureté et la sincérité de ses vues. Le gouvernement de la République a voulu mettre un terme aux discussions religieuses. Il a voulu que les opinions théologiques ne fussent plus un sujet de discorde entre les ministres du même culte, ni un principe d'aliénation entre les citoyens et les autorités civiles, et il a compris que le seul moyen d'atteindre à ce but était de rétablir tout à la fois entre la République et le Saint-Siège les liens religieux et politiques qui unissaient autrefois la France et la cour de Rome.

Thibaudeau résume plus brutalement le plan de Bonaparte : On déclare que la religion catholique étant celle de la majorité des Français, on doit en organiser l'exercice. Le premier consul nomme 50 évêques. Le pape les institue. Ils nomment les curés. L'État les salarie. Ils prêtent serment. On déporte les prêtres qui ne se soumettent pas. On défère aux supérieurs pour les punir ceux qui prêchent contre le gouvernement. Le pape confirme la vente des biens du clergé. Il sacre la République !

La religion de Bonaparte est toute politique. On a dit qu'il avait gardé dans un coin de son âme une petite chapelle corse avec une madone et un chapelet : c'est possible. En vrai méridional, il a gardé un fonds de superstition, quelque croyance aux talismans, aux étoiles et aux formules : ce n'est point là de la religion.

On dira que je suis papiste, disait-il, je ne suis rien ; j'étais musulman en Egypte ; je suis catholique ici, pour le bien du peuple !

Quant à moi, je ne vois point dans la religion le mystère de l'Incarnation, mais le mystère de l'ordre social. La religion rattache au ciel une idée d'égalité qui empêche le riche d'être massacré par le pauvre.

Comment avoir de l'ordre dans l'État sans une religion ? La société ne peut exister sans l'inégalité des fortunes et l'inégalité des fortunes sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d'un autre qui regorge, il lui est impossible d'accéder à cette différence s'il n'y a pas là une autorité qui lui dise : Dieu le veut ainsi. Il faut qu'il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais ensuite, et pendant l'éternité, le partage se fera autrement.

Ce qui fait aimer le gouvernement, c'est son respect pour le culte. Il faut rattacher les prêtres à la République.

Le gouvernement, s'il n'est maitre des prêtres, a tout à craindre d'eux. Les métaphysiciens pensent qu'il faut laisser les prêtres de côté, ne pas s'occuper d'eux quand ils sont tranquilles et les arrêter quand ils sont perturbateurs : c'est une erreur !

Fontanes ! faites-moi des hommes qui croient en Dieu ; car les hommes qui ne croient pas en Dieu, on ne les gouverne pas, on les mitraille !...

Pour avoir une religion dans un pays impie et une royauté dans un pays républicain, il faut la meilleure !...

Voilà, cette fois, la pensée de derrière la tète. Pour que la France redevienne religieuse, il lui faut le Concordat ; pour que la République redevienne une monarchie, il lui faut un empereur.

C'est si bien là la vraie pensée de Bonaparte, qu'il bondit comme un tigre quand on la devine.

Discutant, un jour, la question du Concordat avec Volney, il conclut en disant : La France le veut, la France me le demande. — Si la France vous demandait les Bourbons, dit froidement Volney, les lui donneriez-vous ? Bonaparte, saisi d'un accès de rage, l'étendit par terre d'un coup de pied dans le ventre, sonna un domestique et fit reconduire Volney à sa voiture.

Le prétendu restaurateur de l'autel ne visait qu'à restaurer le trône à son profit.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Nous suivrons, pour l'historique de ces négociations, le livre de Mgr Mathieu, Le Concordat de 1801; ses origines, son histoire, Paris, Perrin, 1904.