PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

SECONDE PARTIE. — DEPUIS LA PREMIÈRE CROISADE JUSQU'À LA PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS OTTOMANS, 1095-1453

 

CHAPITRE HUITIÈME.

 

 

Progrès des institutions politiques dans les États de l'Europe féodale, et surtout en France, pendant les onzième, douzième et treizième siècles.

 

CETTE période historique, si féconde en grands événements et en grands résultats, se distingue surtout par un perfectionnement progressif dans les différentes classes de la société. Toutes y arrivent à une meilleure existence, à des habitudes plus sociales, à une morale plus pure : le clergé par les lumières de l'esprit, là noblesse par la chevalerie et le sentiment de l'honneur, le peuple par le bienfait de la liberté et de, l'industrie avec toutes leurs conséquences.

Les améliorations morales sont faciles à déduire ; les développements de l'industrie et du commerce ont été rattachés aux croisades. Il nous reste a présenter l'ensemble des progrès du gouvernement et des lumières.

Les changements survenus dans l'état civil et politique des nations peuvent être classés sous cinq chefs principaux : 1° l'ordre public, les affranchissements ; 3° les communes ; 4° les états-généraux ; 5° les institutions judiciaires et la législation générale.

 

§ I. — Ordre public.

 

La nécessité de réprimer les guerres privées se fit d'abord sentir pendant l'anarchie du dixième siècle. Les rois étaient trop faibles pour l'entreprendre ; mais l'Église fit servir son autorité spirituelle au rétablissement de la tranquillité. A la suite de la grande épidémie qui désola la France en 994, le duc et les seigneurs d'Aquitaine jurèrent un Pacte de paix, à l'instigation de l'évêque de Limoges, et cet exemple fut imité. Plus tard on imagina la Trêve de Dieu, qui défendait tout acte d'hostilité depuis le mercredi jusqu'au lundi. Il en est fait mention pour la première fois dans les canons du concile de Toulujes en 1041. La plupart des conciles postérieurs en prescrivirent l'observation. Il se forma plus tard des associations qui, comme la Confrérie de Dieu, instituée en 1183, s'engagèrent à défendre la paix publique.

En France, les rois se joignirent au clergé pour procurer la paix intérieure (assemblée de 1155). Plusieurs ordonnances restreignirent le droit de guerre particulière, et en préparèrent l'abolition. Saint Louis imagina la Trêve du roi (1245), et publia l'édit de 1257, qui défendait les hostilités privées pendant les guerres royales. Philippe le Bel et ses successeurs renouvelèrent cette défense (1312, 1318, etc.). Peu à peu le droit de guerre fut enlevé aux seigneurs subalternes, et resta le privilège des grands vassaux.

Le progrès de la justice royale contribua puissamment au maintien d une bonne police.

En Angleterre, Guillaume le Conquérant avait interdit les guerres privées à tous ses sujets tant normands que saxons, ce qui n'empêcha pas le clergé d'y prêcher la Trêve de Dieu dès l'an 1180.

En Italie, les villes libres se liguèrent contre les gentilshommes et les assujettirent à la loi commune.

En Allemagne, les villes et la noblesse inférieure formèrent des associations sous les noms de Hanse teutonique, Ganerbinats, Confédération du Rhin, etc., pour se garantir mutuellement des brigandages publics. La diète d'Aix-la-Chapelle, tenue sous Frédéric II, en 1215, exigea des gentilshommes le serment de ne plus dépouiller les marchands et les voyageurs sur la voie publique.

En Espagne, l'Eglise fit des efforts pour rétablir la tranquillité intérieure (concile de Compostelle, 1215). Les communes s'allièrent entre elles pour s'opposer aux Hidalgos (fils des Goths), qui infestaient les grands chemins. C'est là l'origine de la Sainte-Hermandad établie en Castille l'an 1260.

 

§ II. — Affranchissements.

 

L'abolition de la servitude fut longtemps retardée par les intérêts privés. Mais la puissance royale, de concert avec l'autorité ecclésiastique (Bulle d'Alexandre III en 1167), travailla à rendre à tous les hommes la liberté personnelle ; et la classe intermédiaire des hommes libres se recomposa graduellement.

Nous pouvons distinguer trois sortes d'affranchissements :

1° Les affranchissements individuels ou manumissions, par acte authentique, dans diverses circonstances de la vie, telle qu'une naissance, un mariage, un décès, etc. ;

2° Les affranchissements collectifs ou bourgeoisies, lorsque le roi ou un seigneur déclaraient libres les lia-bilans d'un bourg, les hommes de certaines professions, etc. ;

3° Les affranchissements généraux, qui s'étendaient à toute une classe de sujets ou, à tous les serfs d'un pays.

L'empereur Henri V accorde la liberté il tous les artisans des villes ; Bologne, à tous les laboureurs de son territoire ; l'empereur Frédéric II renonce au droit de main morte à la diète de Francfort en 1220. Le duc de Brabant, Henri II, l'abolit par son testament en faveur de tous les paysans (1248). En France, Louis VII affranchit tous les esclaves d'Orléans à cinq lieues à la ronde (1180) et donne un exemple qui fut suivi par le Chapitre de cette ville, en 1224. Philippe le Bel donne la liberté à tous les serfs du Languedoc moyennant une redevance (1296) ; et Louis le Hutin affranchit tous ceux de ses domaines (1315). Cependant la servitude se maintint en France hors du domaine royal. Les derniers serfs ont été affranchis par Louis XVI.

 

§ III. — Communes.

 

L'administration municipale des Romains s'était conservée dans la plupart des cités du midi de la France ; quelques villes du nord, telles que Paris et Reims, en conservaient des vestiges. Dans le onzième siècle, on vit se former les premières communautés qui se levèrent en armes pour se défendre contre les déprédations des seigneurs voisins ou les exactions de leurs propres seigneurs ; Cambray et Le Mans en donnèrent les premiers exemples connus (1024 et 1070). Les seigneurs suzerains rendirent aux bourgs les immunités de la bourgeoisie ou de la commune. La sûreté des personnes et des propriétés, la garantie solidaire de chacun des membres de l'association, l'élection des magistrats municipaux et leur juridiction particulière, sont les bases de toute charte d'incorporation communale.

Louis le Gros accorda les premières chartes connues. Sous Louis le Jeune, les villes seigneuriales du domaine royal, érigées en municipalités, passèrent sous l'autorité immédiate du roi. Les successeurs de ces princes multiplièrent les communes. Ainsi s'accrut la puissance royale à mesure que s'affaiblissait celle des vassaux.

En Angleterre, l'origine des communes est obscure et peut-être antérieure à la conquête. Les chartes crin-corporation (firma burgi) y remontent à Guillaume le Roux ; Henri Ier accorda celle de Londres en 1100. Sous Jean-sans-Terre les communes obtinrent le droit d'élire leurs aldermen.

En Italie, les communes de Lombardie et de Toscane, nées sous les empereurs saliques, se constituèrent en républiques sous les empereurs souabes, et devinrent, pour la plupart, des principautés souveraines à la fin du treizième siècle.

En Allemagne, Frédéric 1er accorda les premières franchises municipales authentiques, afin d'élever une nouvelle puissance contre celle des grands vassaux. La ligue hanséatique se forma sous Frédéric II, et les villes impériales s'assimilèrent aux principautés immédiates.

En Espagne, les privilèges des communes furent une conséquence de la guerre contre les Maures. La charte ou fuero de Léon est du commencement du onzième siècle. Les regidors et les alcades furent élus et investis de la juridiction, comme les maires et les consuls de France.

 

§ IV. — Etats-Généraux.

 

Les communes françaises acquérant tous les jours plus d'importance, Louis IX sembla vouloir introduire dans l'Ile-de-France les assemblées d'États qu'il avait trouvées en usage, depuis un temps immémorial, dans ses nouveaux domaines du Languedoc (états provinciaux de Saint-Gilles, 1254). Il appela les députés de quelques villes au conseil des barons, en 1256 et en 1262. Ainsi ce grand roi peut être compté parmi les fondateurs des libertés publiques. La représentation des communes devint générale dans les provinces royales, sous Philippe le Bel, qui convoqua les premiers états-généraux du royaume (1302). (Voyez chap. VI.)

En Angleterre, le grand-conseil ou parlement, composé des évêques et des barons, arracha à la couronne différentes immunités. La Grande Charte, imposée au roi Jean en 1215, garantit à la nation, représentée par le clergé et la noblesse, la liberté des personnes et des propriétés, le libre vote de l'impôt, etc. Sous Henri III, la guerre civile ouvrit le parlement aux députés des comtés (1264). La Chambre des Communes commença à se constituer, et son consentement devint indispensable pour l'imposition des taxes publiques, sous Edouard Ier (1295). (Voyez chap. V.)

En Allemagne, les Etats de l'Empire ou diète générale, composés des évêques et de tous les ordres de la noblesse, admirent dans leur sein les députés des villes immédiates, qui, sous le règne d'Adolphe de Nassau, exercèrent le droit de suffrage (1293).

Dans quelques parties de l'Empire, et surtout dans les cantons ruraux de l'Helvétie et de la Souabe, les hommes libres étaient admis aux assemblées provinciales. C'est ainsi qu'à Glaris les nobles et les paysans faisaient des lois en commun dès le Xe siècle.

En Italie, les cités libres avaient leurs magistrats électifs, leur conseil souverain et leurs assemblées du peuple. Dans le royaume des Deux-Siciles, Frédéric Ier (II) appela les députés des villes à l'assemblée des barons tenue à Melfi en 1231.

En Espagne, le gouvernement représentatif était dans toute sa force pendant qu'il s'introduisait péniblement et avec lenteur dans les autres royaumes. Les communes faisaient partie des États ou Cortès d'Aragon, en n3o, et de ceux de Castille, en 1169. Quatre ordres composaient les premiers : 1° les prélats ; 2° les grands (ricos hombres) ; 3° les chevaliers (infanzones ou caballeros) ; 4° les députés (procuradores). En Castille, la noblesse inférieure était représentée par les ricos hombres. La convocation des Cortès, irrégulière en Castille, fut tour à tour annuelle et biennale en Aragon. Dans les deux royaumes, les Cortès votaient l'impôt, exerçaient le pouvoir législatif et empiétaient sur la puissance royale.

 

§ V. — Institutions judiciaires et législatives en France.

 

A la tête de l'ordre judiciaire se trouvait la cour des pairs ou des barons, destinée à juger les contestations du roi avec les grands vassaux, et celles des grands vassaux entre eux. Dans chaque grand fief, la cour de justice était aussi composée de pairs subalternes, qui sont représentés aujourd'hui par nos jurés. La cour du roi recevait les appels des justices seigneuriales du domaine, mais seulement dans les cas de défaut de droit ou déni de justice, et de faux jugement. Philippe-Auguste établit, avant l'an 1190, quatre grands baillis qui tenaient leurs assises tous les trois mois comme les missi dominici, et supprima la dignité du grand-sénéchal, chef de la justice. Saint-Louis créa un parlement ambulatoire vers 1251. Il y admit des conseillers clercs ou chevaliers de justice, et institua le ministère public. Philippe le Bel fixa le parlement à Paris (1302), et le distribua en chambre des enquêtes et chambre du plaidoyer.

Depuis le règne de Philippe-Auguste la justice royale fit chaque jour de nouveaux progrès, et la juridiction féodale déclina en proportion. Louis IX se réserva les cas royaux. Plus tard, le parlement introduisit l'appel ordinaire et l'appel comme d'abus. Par là s'établit, en pratique, la maxime que toute justice émane du roi.

Les coutumes féodales qui régissaient la France furent successivement réformées par les ordonnances des rois, ou remplacées par la, loi romaine, enseignée en Italie depuis le douzième siècle. L'étude du droit romain, encouragée par les empereurs et les rois, fut introduite dans les écoles françaises. Saint-Louis emprunta aux codes de Justinien les principales dispositions de ses Etablissemens. Les formes de la procédure romaine s'introduisirent peu à peu dans la jurisprudence féodale, et cette innovation donna naissance à une magistrature de légistes qui devait bientôt supplanter les juges d'épée. Les ordonnances de Louis IX abolirent dans la procédure civile le combat judiciaire, déjà supprimé en Angleterre (1218) et dans la plupart des communes de France, pour y substituer la preuve écrite et celle par témoins. Néanmoins, les anciennes coutumes continuèrent d'être en vigueur dans les provinces du nord, qui formaient le Pays coutumier. Au midi, la plupart des provinces suivaient le droit romain, et formaient le Pays de droit écrit.