PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

SECONDE PARTIE. — DEPUIS LA PREMIÈRE CROISADE JUSQU'À LA PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS OTTOMANS, 1095-1453

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

De l'Italie après Fréderic II. — Avènement de la maison d'Anjou au trône de Naples. — Républiques maritimes.

 

§ I. — Haute Italie.

 

APRÈS la mort de Frédéric II, la querelle des Guelfes et des Gibelins, changeant une seconde fois d'objet, n'est plus autre chose qu'une lutte entre les nobles et les plébéiens. Les podestats des villes tendent à l'hérédité.

Eccelin III le Féroce, podestat de Vérone, et son frère Albéric, podestat de Trévise, font d'abord triompher le parti gibelin au-delà de l'Adda. Mais le pape Alexandre IV ayant fait prêcher une croisade contre la maison de Romano, en ia55, la plupart des villes et des seigneurs se liguent sous la conduite du marquis d'Est. Les croisés sont reçus dans Padoue, et Eccelin punit cette ville de sa défection en faisant périr onze mille Padouans enrôlés sous ses drapeaux. Cette atroce exécution 'détache d'Eccelin ses plus puissants alliés ; il est vaincu et blessé à mort à la bataille de Cassano (1259). L'année suivante, Albéric est égorgé avec tous ses enfants. Quelques grandes familles s'enrichissent de la dépouille des Romano ; la maison d'Est devient toute-puissante à Ferrare, celle délia Scala à Vérone, etc. Les villes libres se laissent opprimer insensiblement par leurs magistrats.

A Milan, les Torriani (della Torre) acquièrent un grand ascendant par leur popularité. Mastin, fils de Pagano, ajoute à la seigneurie de la ville celle de Lodi et de Novare. Son fils Philippe y réunit encore plusieurs cités, et exerce dans la Lombardie une influence qui n'est balancée que par celle du marquis Palavicino, podestat de Pavie, de Crémone et autres communes gibelines. Mais le pouvoir échappe à la famille délia Torre, par le retour des Visconti exilés. L'archevêque Othon Visconti, vainqueur des Torriani en 1277, se fait proclamer seigneur perpétuel, et fonde ainsi la grandeur héréditaire de sa maison. Dès lors Milan cesse d'être libre.

 

§ II. — Toscane.

 

Florence, longtemps obscure, n'avait paru sur la scène politique qu'après l'avènement de Frédéric II. Quatre grandes familles, les Buondelmonti et les Donati, les Amidei et les Uberti, y tenaient le premier rang. Les deux premières étaient à la tête des Guelfes, les deux autres avaient embrassé la cause des empereurs. Les Gibelins étaient les maîtres, lorsqu'une révolution populaire s'opéra dans Florence deux mois avant la mort de Frédéric II (1250). Les Guelfes s'emparèrent du gouvernement, secondés par Innocent IV ; et Silvestre de Médicis, chef d'une famille naguère ignorée, fit approuver par le peuple une constitution démocratique. Lucques, Pistoïa, Sienne, Volterra, Arezzo, suivirent l'exemple donne par les Florentins, et les Gibelins, chassés de Florence en 1258, et proscrits presque partout, ne conservèrent la supériorité que dans la république de Pise.

1260. — Après deux ans d'exil, les Gibelins de Florence, secourus par le roi de Sicile Mainfroy, entreprennent de reconquérir leur patrie. La victoire de l'Arbia ou de Monte Aperto leur en ouvre les portes. Mais trop faibles pour s'y maintenir, leurs chefs proposent de détruire Florence, lorsqu'un généreux citoyen, Farinata des Uberti, les détourne de cet horrible dessein. Les Gibelins sont bannis de nouveau en 1267, et les Guelfes, rétablis par Charles d'Anjou, alors seigneur de la république, doivent conserver longtemps la domination sous la protection des rois de Naples.

 

§ III. — Établissement de la maison d'Anjou dans le royaume de Naples.

 

Les grandes qualités de Mainfroy ne pouvaient effacer la tache de son usurpation. Ce prince avait ravi l'héritage de son neveu Conradin, et mécontenté le saint Siège, suzerain du royaume de Sicile. Les papes, ne pouvant lui opposer l'enfance du légitime héritier du trône, s'adressèrent à de plus puissants auxiliaires, et Urbain IV offrit la couronne à Charles de France, duc d'Anjou et comte de Provence, qu'il fit élire en même temps sénateur de Rome.

Bataille de Bénévent, 1266. — Charles, ayant devancé son armée, venait d'être couronné à Rome, lorsque la comtesse Béatrix, sa femme, lui amena trente mille hommes dont les Torriani avaient favorisé le passage. La croisade prêchée contre le roi de Sicile grossit l'armée provençale d'une foule d'aventuriers italiens. On en vient aux mains près de Bénévent ; Mainfroy, d'abord vainqueur, perd ensuite la victoire et la vie. Charles va prendre possession de Naples -, Messine se déclare en sa faveur, et lui ouvre la Sicile, que Mont-fort soumet au nouveau roi. La prise de Manfredonia achève la conquête du royaume et livre au cruel vainqueur toute la famille de Mainfroy, à l'exception d'une fille mariée au roi d'Aragon.

Bataille de Tagliacozzo, 1268. — Les exactions et les violences de Charles ayant soulevé tous les esprits, les Gibelins préparent le rétablissement de la maison de Souabe. Ils appellent le jeune Conradin, qui arrive en Italie avec Frédéric d'Autriche, frustré comme lui de ses États héréditaires. L'armée allemande, renforcée par les Gibelins, perd la bataille de Tagliacozzo, près d'Aquila. Livrés par un hôte infidèle à leur ennemi, Conradin et Frédéric ont la tête tranchée à Naples, et le supplice de ces infortunés met fin aux deux illustres maisons de Hohenstaufen et de Bamberg.

Charles d'Anjou, maître des deux Siciles et chef du parti guelfe, devient l'arbitre de l'Italie. Mais il aspire trop ouvertement à la seigneurie de toutes les villes lombardes, et ses efforts échouent à la diète de Crémone, par la résistance des Milanais et des Pavésans. Portant alors son ambition hots de l'Italie, il prend part à la seconde croisade de saint Louis, rend le roi de Tunis tributaire de sa couronne, et tourne ses vues vers Constantinople. Mais un événement imprévu vient changer sa fortune.

Vêpres Siciliennes, 1282. —Une conspiration, ourdie par Jean de Procida, médecin de Mainfroy, s éclate à Palerme le lundi de Pâques. Tous les Français y sont massacrés, et cette exécution devient presque générale dans l'île. Les Siciliens appellent à leur secours Pierre d'Aragon, gendre de Mainfroy ; et lui défèrent la couronne. Tous les efforts de Charles pour satisfaire sa vengeance et son ambition échouent contre les murs de Messine et dans les parages de Trapani. L'amiral Roger de Loria fait triompher partout le pavillon aragonais.

Traité d'Anagni, 1295. — A dater des Vêpres Siciliennes, le royaume des Deux-Siciles se trouve divisé entre les maisons d'Anjou et d'Aragon. La guerre éclate entre les deux princes rivaux, qui meurent la même année sans en avoir vu la fin (1285). Leurs successeurs, Charles II et Jayme Ier, la terminent par les traités de Tarascon et d'Anagni (1291 et 1295). Quoique la maison d 'Anjou eût pour elle le pape et la France, elle ne put prévaloir contre celle d'Aragon, qui resta en possession de la Sicile, malgré les fréquentes tentatives des rois angevins pour reconquérir cette île.

 

§ IV. — Républiques maritimes.

 

VENISE. — L'industrie commerciale de cette république, antérieure aux croisades, reçut de ces expéditions une impulsion plus active et un champ plus vaste. Des intérêts mercantiles jetèrent les Vénitiens dans les guerres saintes, qui devaient leur ouvrir tous les ports de la Syrie, et leur donner une sécurité qu'ils n'auraient pu attendre des Infidèles. Ils avaient déjà des comptoirs, des magistrats, et une juridiction particulière dans les principales Échelles de l'Asie, lorsque l'empereur Manuel, renchérissant sur la faveur de ses devanciers, et surtout d'Alexis Comnène, leur accorda, par son Chrysobole, une immunité de commerce illimitée dans tous ses ports, à l'exception de ceux de Chypre et de Candie. Mais la troisième et la quatrième croisade les affranchirent de cette gêne. La dernière surtout acquit à la république, dans l'empire grec, un monopole universel et une souveraineté partielle (1204). Corfou, Candie, et la plupart des îles de l'Archipel passèrent sous sa domination, et la moitié de Constantinople devint une de ses colonies. Venise posséda dès-lors le commerce exclusif de la mer Noire, et établit ses principaux comptoirs à Tana.

Les ennemis les plus constants des Vénitiens furent les Hongrois, qui leur disputaient l'Illyrie. Les plus redoutables furent les Gênois, que des rivalités de commerce mirent aux prises avec eux en 1264. Venise perdit alors son influence à Constantinople, et deux grandes défaites navales, en 1293 et 1298, forcèrent le doge Gradénigo à signer un traité qui interdisait aux vaisseaux de la république la navigation de la mer Noire et de la mer de Syrie (1299).

Cette époque, désastreuse pour la prospérité de Venise, ne fut pas moins funeste à ses anciennes institutions. Depuis longtemps le peuple avait renoncé à une partie de ses droits politiques, et le doge s'était vu dépouiller de ses plus belles prérogatives. Le pouvoir souverain résidait dans le Grand-Conseil, qui, en 1172, avait enlevé à l'assemblée générale l'élection du chef de l'État, ainsi que le choix des tribuns chargés chaque année de renouveler le Conseil par la nomination de nouveaux membres. Gradénigo fit faire un plus grand pas à l'aristocratie en restreignant l'éligibilité aux familles des sénateurs alors en exercice (1298) ; et enfin, sous le dogat de Jean Soranzo, le Grand-Conseil fut rendu héréditaire (1319), et le Livre-d'Or reçut les noms des familles restées en possession de cette noblesse nouvelle. Dans l'intervalle de ces deux changements, l'esprit démocratique se manifesta par la conjuration de Marin Bocconio (1299) et celle de Bohémond Tiépolo (1310). Ces mouvements populaires ne servirent qu'à fortifier l'aristocratie, qui se mit sous la garde du Conseil des Dix, mystérieux et formidable dépositaire de toute la puissance publique.

GÊNES. — Cette cité, commerçante et libre, fut considérée comme faisant partie du royaume d'Italie jusqu'à l'an ia38, où elle se réunit à la ligue lombarde. Longtemps inférieure à Venise dans les ports de l'empire grec, elle jouit d'une importance égale dans les Échelles de Syrie. Après avoir été gouvernée par des consuls jusqu'en 1190, elle se donna des podestats ; puis en 1257, des capitaines du peuple, qui devaient être un jour remplacés par un doge (1339). Ces divers changements ne portèrent aucun obstacle au développement de la prospérité publique. Dans la seconde moitié du treizième siècle, les Gênois firent rentrer Constantinople sous la domination des empereurs grecs, et les privilèges qu'ils y obtinrent les mirent en état de dicter la loi aux deux républiques de Venise et de Pisé. Ils avaient disputé Candie aux Vénitiens, ils enlevèrent la Corse aux Pisans, et les condamnèrent à renoncer à la mer (1290).

PISE. — Toujours fidèle aux empereurs, cette république ne prit aucune part aux agitations intérieures de l'Italie. Elle s'était fait un territoire au milieu des eaux en conquérant la Sardaigne sur les Sarrasins (1017, etc.). La Corse, quelle disputa longtemps avec Gênes, naître des haines implacables entre les deux peuples ; et cette île resta, aux Gênois après la bataille de la Méliora, qui ruina la marine des Pisans et laissa leurs rivaux maîtres de la mer Tyrrhénienne (1284). La république, épuisée par ce grand revers, et privée de l'appui de la maison de Souabe, tomba sous l'influence des Guelfes ; mais le comte Ugolin, leur chef, accusé d'avoir voulu livrer la ville aux Florentins, expia par un supplice horrible cette coupable pensée (1287). Les divisions intérieures ne firent qu'aggraver les malheurs de Pise ; elle se vit réduite à conclure avec les Gênois un traité qui la condamnait à combler son port (1290). C'était souscrire l'arrêt de sa ruine.