PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

SECONDE PARTIE. — DEPUIS LA PREMIÈRE CROISADE JUSQU'À LA PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS OTTOMANS, 1095-1453

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Suite et fin des Croisades. — Résultats de ces expéditions.

 

§ I. — Dernières croisades.

 

LA croisade de Damiette commence, dans l'histoire des guerres saintes, une période nouvelle, sans conquêtes et sans résultats, mais intéressante par de nobles faits d'armes et de magnanimes infortunes.

Cinquième croisade, 1217-1221. — Chefs : Jean de Brienne, roi de Jérusalem, et André II, roi de Hongrie. — Sous le pontificat d'Honorius III.

Innocent III avait fait décider cette croisade au concile général de Latran, tenu en 1215. L'empereur Frédéric II, qui devait la commander, s'étant soustrait à cet honneur, le successeur d Innocent III désigna, pour remplacer ce prince, le roi de Hongrie André II. Trois rois se trouvèrent encore une fois réunis à Saint-Jean-d Acre : André II, Jean de Brienne et le roi de Chypre, Hugues de Lusignan. Celui-ci étant mort après la retraite du roi de Hongrie, que l'insubordination de ses magnats rappelait dans son royaume, Jean de Brienne n'en fut pas découragé et résolut d'aller attaquer l'Égypte. Il s'empara de Damiette, malgré les efforts con-II air es des fils de Malek-Adhel, et il aurait obtenu la restitution de Jérusalem, sans l'obstination du légat Pélage, qui s opposa à toute espèce de traité avec les Infidèles. Les croisés essuyèrent à leur tour des revers irréparables et subirent une paix humiliante (1221). Jean de Brienne, de retour en Europe, donna sa fille Yolande à l'empereur Frédéric II, qui par cette alliance devint roi de Jérusalem.

 

Cinquième intervalle, 1221-1228. — Il ne se passe rien de remarquable en Syrie ni en Égypte.

 

Sixième croisade, 1228-1229. — Chef : Frédéric II. — Sous le pontificat de Grégoire IX.

L'empereur Frédéric avait pris la croix depuis quinze ans, et les anathèmes du saint Siège n'avaient pu le décider à tenir sa promesse. Il partit enfin de Brindes, sur l'invitation du sultan Mélédin, qui lui céda Jérusalem sans combat. Frédéric voulut s'y faire couronner roi ; mais aucun évêque n'osa donner l'onction royale à un prince excommunié. Menacé de perdre les couronnes d'Italie et de Naples, il hâta son retour en Europe, olt il eut à combattre des ennemis plus redoutables que les Musulmans.

 

Sixième intervalle, 1229-1248. — L'Orient chrétien et musulman tombe en proie à l'anarchie. L'arrivée de Thibaut de Champagne n'est d'aucun secours aux Chrétiens. Jérusalem, prise et reprise par divers princes Ayoubites, reste enfin à Malek-Saleh, sultan d'Égypte, qui bat les Francs et les Turcs, et s'empare de Damas sur Malek-Ismaïl, avec le secours des Kowaresmiens, que les Mongols avaient chassés de leur patrie. La grande Asie venait d'être bouleversée par Gengis-Khan ; et ses fils, poursuivant ses conquêtes, devaient bientôt paraître en Syrie.

 

Septième croisade, 1248-1254. — Chefs : saint Louis et les princes français. — Sous le pontificat d'Innocent IV.

Un vœu peut-être échappé à la douleur, mais renouvelé après la guérison d'une dangereuse maladie, en gage saint Louis dans les guerres saintes malgré les représentations de sa mère. La plupart des princes du sang et des vassaux prennent la croix avec lui, et s'embarquent à Aigues-Mortes ou à Marseille. Après un séjour dans l'île de Chypre, le roi de France se décide à attaquer l'Egypte. Il prend possession de Damiette, où l'on perd un temps précieux à attendre et à délibérer. Le comte d'Artois est tué au combat désastreux de La Massoure, où périt aussi Fakreddin, lieutenant du sultan Almohadan (1250). Le gros de l'armée, surpris par l'inondation du Nil et moissonné par la contagion, est enveloppé par les Musulmans. Louis est fait prisonnier avec plus de vingt mille Français, et la reine Marguerite est assiégée à Damiette. Le saint roi, dans les fers, étonne les Infidèles par sa résignation et sa grandeur d'âme.

Traité de paix, 1250. — Pendant la captivité de Louis IX, la milice des Mamelouks se révolte, et massacre Almohadan, dernier sultan de la race d'Ayoub. Ces esclaves guerriers se donnent pour chef Ibegh, et établissent leur domination en Égypte. Le nouveau sultan traite avec son royal prisonnier, lui rend la liberté moyennant une forte rançon, et rentre en possession de Damiette. Louis s'engage à ne rien entreprendre contre Jérusalem.

1250-1254. - Le roi de France abandonne l'Égypte et va descendre en Palestine, où il séjourne quatre ans, malgré les instances de la reine Blanche qui le rappelle dans son royaume, alors livré aux brigandages des Pastoureaux. Condamné à l'inaction par le serment qu'il venait de jurer, il répare les fortifications de Ptolémaïs, Sidon, Jaffa et Césarée, interpose sa médiation entre les princes chrétiens et les États musulmans, et établit des relations d'amitié avec le Vieux de la Montagne et le khan des Mongols. La nouvelle de la mort de sa mère le décide à revenir en France.

 

Septième intervalle, 1354-1272. — Les Mongols arrivent en Syrie en 1259, sous la conduite du khan Houlagou qui venait de subjuguer les Ismaélites, et de détruire, en ià58, le khalifat de Bagdad. Mais ils sont bientôt chassés de cette contrée par le sultan d'Égypte Bibars-Bondochar. Ce conquérant, fourbe et cruel, bat les Chrétiens et les Musulmans, et s'empare de Damas, de Tyr, de Césarée, de Jaffa et d'Antioche.

 

Huitième et dernière croisade, 1270. — Chefs : saint Louis, Charles d'Anjou, le prince Edouard d'Angleterre. — Sous le pontificat de Clément IV.

Les progrès de Bibars, les sollicitations du roi d'Arménie et du khan des Mongols, mais surtout le désir de briser les fers des prisonniers chrétiens, déterminent saint Louis à une seconde croisade. Les suggestions intéressées du roi de Sicile, et l'espoir de convertir le puissant Mohammed Mostanser qui venait de fonder le royaume de Tunis sur les débris des Almoravides (1269), le décident à faire voile vers l'Afrique[1]. L'armée française débarque sur les ruines de Carthage et met le siège devant Tunis. Mais une maladie contagieuse dévaste le camp et frappe de mort le saint roi, qui expire avec le courage d'un héros et la pieuse résignation d'un chrétien. Cependant Philippe le Hardi et Charles d'Anjou dictent à Mohammed Mostanser les conditions de la paix. Le Khalife de Tunis s'engage à payer les frais de la guerre (210.000 onces d'or) et les arrérages du tribut dus au roi de Sicile, depuis la mort de Mainfroy ; il promet de tolérer l'exercice du culte chrétien dans ses états, et obtient des garanties pour les Musulmans établis dans les pays chrétiens. Les princes français renoncent a l'expédition de la Terre-Sainte et mettent à la voile pour la Sicile. Mais de nouveaux' désastres les affligent pendant leur retour, et marquent la fin des croisades.

Fin de la domination chrétienne en Syrie, 1270-1291. — La ruine des dernières colonies chrétiennes d'Orient, pressentie par le concile général de Lyon en 1274, retardée par les incursions des Mongols et la mort de Bibars, est consommée par la perte de Tripoli, suivie de celle de Saint-Jean-d'Acre, qui tombe, en 1291, au pouvoir du sultan d'Égypte Kalil-Ascraf.

Les Hospitaliers, les Templiers et les Teutons, derniers défenseurs de la Terre-Sainte, se retirent d'abord dans l'île de Chypre. Peu d'années après les Hospitaliers s'établissent à Rhodes (1310), les Templiers sont abolis (1312), et les Tentons transportent, en 1309, le siège de leur Ordre dans la Courlande, où ils venaient de fonder une domination qui fut longtemps puissante.

 

§ II. — Résultats des croisades.

 

On a mis en question, dans ces derniers temps, si les guerres saintes ont été justes, si elles ont été utiles. Il semble qu'on ne saurait contester aux princes chrétiens d'avoir eu pour eux la justice. Auxiliaires des empereurs d'Orient, ils entreprirent de leur rendre les provinces que les Musulmans leur avaient ravies. Héritiers des droits de leurs prédécesseurs et solidaires de leur gloire, ils allèrent demander raison aux Infidèles des anciennes injures faites à l'Europe sans provocation. Chrétiens, il était de leur devoir d'arrêter le débordement de l'islamisme, et de délivrer leurs frères de l'oppression.

La seconde question n'est pas susceptible d'une réponse absolue et précise. Il n'est pas douteux que les croisades n'aient été pour l'Europe une source de calamités ; mais elles y ont puissamment secondé le mouvement de vie qui, depuis le milieu du onzième siècle, se bisait sentir dans toutes les parties du corps social. Nous allons indiquer les principales influences de ces guerres religieuses.

I. Influence immédiate. — L'Europe fut sauvée de l'invasion des Turcs, qui devait reprendre son cours après les croisades ; mais elle acheta ce bienfait au prix de son sang et de ses trésors.

II. Influence sur l'Église. — Les papes accrurent leur puissance spirituelle et temporelle. Ils firent rentrer sous leur suprématie les patriarcats de Jérusalem et d'Antioche, et resserrèrent les liens de la hiérarchie. Les croisades leur donnèrent des prétextes pour éloigner les empereurs, et faire diversion aux entreprises de ces princes contre le pouvoir temporel du saint Siège. Directeurs suprêmes des expéditions d outre-mer, les souverains pontifes se trouvèrent placés à la tête de la confédération chrétienne, et les guerres religieuses créèrent des principautés nouvelles dont ils devinrent les suzerains.

III. Influence politique. — Elle s'exerça : 1° sur les princes : si on en excepte les empereurs, ils trouvèrent tous dans les croisades des moyens (l'agrandir leurs domaines et de fortifier leur autorité.

2° Sur la noblesse : elle perdit en puissance et en richesses, mais elle gagna beaucoup en illustration et en distinctions honorifiques. Les ordres de chevalerie, éta-, bli s en Orient, réfléchirent leur éclat sur l'Europe, et furent imités dans tous les Etats chrétiens ; les tournois, nouvellement mis à la mode, charmèrent l'Occident par la représentation des exploits de la guerre sainte, et les guerriers d'outre-mer vinrent étaler dans les cours plénières les magnificences de l'Orient ; les armoiries devinrent nécessaires et les noms de famille prirent naissance.

3° Sur le peuple : les croisades favorisèrent, plus que toute autre cause, les affranchissements, l'établissement des communes, et, par suite, la formation d'un tiers-état.

IV. Influence commerciale et industrielle. — L'art nautique fit des progrès importants, dus à la fréquence des voyages, aux profits qu'on en retirait, et aux pratiques empruntées des pilotes levantins. En ouvrant une carrière plus vaste aux spéculations et en facilitant les échanges, la navigation fit participer le commerce aux avantages qu'elle retirait elle-même des expéditions d'outre-mer. Ces produits de l'art et de la nature, jusque-là inconnus à l'Occident, y apportèrent de nouvelles jouissances, et quelquefois de nouvelles industries. Les villes maritimes, qui s'emparèrent du commerce de l'Orient, attirèrent à elles la plus grande partie du numéraire de l'Europe, et quelques-unes devinrent de puissantes républiques. De là la prospérité de Venise, de Gênes et de Pise, de Marseille et de Barcelone. De là, par une action moins immédiate, la richesse et l'activité des villes flamandes, qui furent tout à la fois marchandes et manufacturières, et servirent d'entrepôt entre le Nord et le Midi, entre les ports de la Méditerranée et les villes de la Hanse teutonique.

L'agriculture, cette industrie des campagnes, s'enrichit de quelques cultures nouvelles. Le mûrier, le blé de Turquie, la canne à sucre, etc., furent apportés en Europe pour servir un jour à la nourriture du pauvre ou aux besoins du riche.

V. Influence sur les lumières. — Sans exagérer ce résultat des croisades, on peut dire qu'elles avancèrent la civilisation générale par les relations nouvelles des peuples entre eux et l'échange mutuel des connaissances usuelles. Des idées d'honneur et de courtoisie passèrent de la chevalerie dans les mœurs publiques, et anoblirent en quelque sorte la classe des affranchis, qui devait en grande partie aux croisades sa richesse et sa liberté.

De nouvelles et grandes inspirations s'offrirent au génie poétique, qui n'en tira toutefois qu'un médiocre avantage. Mais le talent se mit en honneur, et les grands, non contents d'encourager l'art des vers qui célébrait leurs exploits, le cultivèrent eux-mêmes. Un caractère particulier fut imprimé à la poésie, et il en résulta les romans de chevalerie et les chants des troubadours. Parla culture dont elles devinrent l'objet, les langues vulgaires commencèrent à sortir de leur barbarie.

Les fréquentes expéditions en Syrie, les relations diplomatiques qu'elles firent naître avec les Mongols, et les voies inconnues qu'elles ouvrirent au commerce, donnèrent sur l'Orient et même sur l'intérieur de l'Asie des notions plus exactes ou toutes nouvelles. Avec la géographie, l'histoire orientale s'éclaira de quelque lumière. La médecine emprunta aux Arabes le traitement de certaines maladies et des spécifiques mystérieux, comme aussi l'emploi des talismans, sceaux, bagues, pierres précieuses, dont l'école d'Alexandrie avait jadis accrédité les prétendues vertus. Mais, en mettant les choses à leur juste valeur, les progrès que les sciences de l'Europe durent aux croisades ne sont pas de grande importance.

 

 

 



[1] D'autres débris de l'empire Almoravide donnèrent naissance aux états indépendants d'Alger, d'Oran et de Tripoli.