Examen critique de l'opinion de Tite-Live sur la route d'Annibal, depuis
le passage du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes.
Pour faire l'examen critique de la relation de Tite-Live,
il faut la comparer avec celle de Polybe, car sans cette comparaison, la
route que le premier fait suivre à Annibal devient incompréhensible, parce
qu'elle pèche d'une manière frappante contre la géographie e t contre le bon
sens.
Si l'on compare une traduction française de l'original
grec de Polybe avec une traduction de Tite-Live, toutes les deux faites avec
soin, ce qui frappera en les faisant marcher de front, c'est-à-dire en les
lisant l'une à côté de l'autre et phrase par phrase, sera leur ressemblance presque
parfaite. On y trouvera non-seulement le même sens, mais souvent les mêmes
expressions ; on verra d'une manière convaincante que, sur les circonstances
de la marche d'Annibal, Tite-Live n'a fait que traduire Polybe, en
retranchant toutefois les particularités essentielles, telles que les
distances et une partie du journal de l'expédition, c'est-à-dire de l'emploi
de chaque jour, depuis le passage du Rhône jusqu'à l'arrivée au pied des
Alpes du côté de l'Italie, et en ajoutant aussi de temps en temps des
circonstances qui sont la plupart en contradiction avec la position et la
nature des lieux. Mais ce qui a contribué essentiellement à dérouter tous
ceux qui ont voulu chercher la route d'Annibal d'après Tite-Live, c'est
l'addition, je l'appellerai même l'interpolation, à la fin du chapitre 49 de
Polybe, du nom des peuples chez lesquels l'auteur latin suppose qu'Annibal
passa, et la supposition, en outre, du passage de la Durance. Cette
interpolation, qui n'a rien de correspondant dans l'auteur grec, jette une
telle confusion dans la route d'Annibal, qu'elle devient incompréhensible.
Nous commencerons la comparaison des deux auteurs à
l'endroit où l'armée carthaginoise, ayant achevé le passage du Rhône, se met
en marché pour remonter le long de la rive gauche de ce fleuve. Nous
placerons le texte de Polybe dans la colonne à gauche, et celui de Tite-Live
dans la colonie à droite, en faisant marcher parallèlement les phrases qui se
correspondent. Nous accompagnerons cette comparaison de quelques-unes de nos remarques.
Histoire de Polybe
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Histoire de Tite-Live
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Livre III, c. 47.
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Livre XXI, c. 31.
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Lorsque les
éléphants eurent été transportés de l'autre côté, Annibal les plaça avec la
cavalerie à l'arrière-garde. Il les conduisit le long du fleuve, laissant
la mer derrière lui, se dirigeant vers l'est, et pour ainsi dire, vers
l'intérieur de l'Europe.
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Le jour
suivant, Annibal, prenant sa route le long du Rhône, en remontant son
cours, s'avança dans les parties intérieures de la Gaule.
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Non que ce fût
le chemin le plus direct pour arriver aux Alpes, mais parce qu'il croyait
que plus il s'éloignerait de la mer, moins il courait risque de rencontrer
le Consul romain, avec lequel il ne voulait pas en venir aux mains qu'il ne
fût arrivé en Italie.
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Tite-Live Supprime les détails géographiques qui terminent
ce chapitre de Polybe, ainsi que les réflexions critiques de cet auteur, ch.
48, sur les historiens ignorants et exagérateurs.
Chapitre 49
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Annibal, ayant
fait une marche de quatre jours depuis le passage du fleuve, arriva à ce
qu’on appelle l'Isle, qui est un pays peuplé et fertile en blé : il tire
son nom des particularités de sa situation ; car le Rhône d'une part et
l'Isère de l'autre, chacun, coulant le long d’un de ses côtés, lui donnent
une figure en pointe à leur confluent. Ce pays ressemble beaucoup, pour la
grandeur et pour la forme, à ce qu’on appelle le Delta en Égypte, excepté
que la mer et les bouches des côtés de ce dernier, et qu’un des côtés du
premier est fermé par des montagnes d’une approche et d’une entrée
difficiles ; nous pourrions dire même qu’elles sont presque inaccessibles.
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Apres quatre
jours de marche, il arriva à l'Isle. Dans cet endroit l'Isère et le Rhône,
qui viennent de deux Alpes différentes, embrassant un petit espace de
terrain, se réunissent en un seul fleuve. Le canton intermédiaire a reçu le
nom d'Isle.
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Nous voyons que les détails de Polybe sur la position
topographique du pays qu'on appelait l'Isle, détails qui nous ont servi à
déterminer d'une manière si précise l'étendue de ce pays, sont supprimés par
Tite-Live, pour qui l'exactitude n'avait aucun charme.
Lorsqu'Annibal
arriva dans ce pays, il trouva deux frères qui se disputaient la
souveraineté. L'aîné vint à lui, et lui demanda son aide pour le maintenir
dans son gouvernement. Annibal, voyant les avantages qui en résulteraient
évidemment pour son armée, prêta une oreille favorable à sa demande : il
joignit ses forces à celles de ce Prince et chassa le cadet.
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Les Allobroges
habitent près de là. Ce peuple qui, dès cette époque, ne le cédait à aucune
nation gauloise, ni pour la puissance, ni pour la renommée, était alors
partagé entre deux frères qui s'en disputaient la souveraineté. L'aîné des
deux, nommé Brancus, étant monté le premier sur le trône, en avait été
chassé par son cadet, qui en avait moins de droit que lui, mais qui était
le plus fort, parce que toute la jeunesse du pays s'était rangée de son
parti, Annibal, que le hasard, amena fort à propos pour terminer ce
différent, ayant été pris pour arbitre entre les deux frères, rendit le
royaume à l'aîné, conformément à l'intention du sénat et des principaux.
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Les détails ajoutés ici par Tite-Live ne paraissent être
qu'une broderie de sa façon.
Pour prix de
ce service, l'aîné non-seulement fournit libéralement l'armée de provisions
et d'autres choses nécessaires, mais il donna aux soldats des armes neuves
à la place de celles qui étaient vieilles et usées : il fournit de plus à
la plupart d'entr'eux des vêtements et même des chaussures, pour les mettre
en état de passer les montagnes.
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En
reconnaissance de ce service, on lui fournit des vivres et toutes les
choses nécessaires en abondance, mais surtout des vêtements pour mettre les
soldats à couvert contre le froid excessif qui se fait sentir dans les
Alpes.
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Mais ce qui fut
pour eux un service plus essentiel, c'est que ce Prince forma avec ses
troupes l'arrière-garde des Carthaginois, pour les mettre à l'abri de tout
danger pendant qu'ils traverseraient le territoire des Gaulois appelés Allobroges. Il assura ainsi leur marche
jusqu'à ce qu'ils approchassent de l'entrée dans les Alpes.
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On comprend que Tite-Live, voulant prendre une route
différente, a supprimé cette dernière circonstance mentionnée par Polybe,
parce qu'elle aurait prouvé que depuis le lieu où le frère aîné fournit
l'armée de toutes les choses nécessaires, elle avait continué à traverser le
territoire des Allobroges et non celui des trois peuples gaulois mentionnés
plus bas par Tite-Live.
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Apres avoir
rétabli la paix parmi les Allobroges, Annibal, se dirigeant vers les Alpes,
ne prit pas le droit chemin, mais il tourna sur la gauche pour entrer dans
le pays des Tricastini : de là,
côtoyant les confins des Vocontii,
il entra chez les Tricorii sans
rencontrer aucun obstacle, jusqu'aux bords de la Durance. Cette
rivière, qui prend aussi sa source dans les Alpes, est de toutes les
rivières de la Gaule,
de beaucoup la plus difficile à traverser, car, quoiqu'elle roule avec elle
un volume d'eau prodigieux, il est impossible de la traverser en bateaux,
parce que n'étant point encaissée par des rives, mais coulant par plusieurs
bras, et ces bras changeant souvent de lit, elle forme à tout moment de
nouveaux gués et de nouveaux gouffres, ce qui rend son passage dangereux
même pour les piétons : elle roule d'ailleurs continuellement des cailloux
mêlés de gravier, qui n'offrent rien de stable ni d'assuré pour les pieds.
Elle était alors par hasard grossie par les pluies, en sorte que la peine
qu'on eut à la traverser, causa beaucoup de confusion parmi les troupes,
qui se troublaient encore plus mutuellement par leurs craintes et par leurs
vaines clameurs.
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Cette addition de Tite-Live à l'original de Polybe, qu'on
peut appeler à juste titre une interpolation, change d'une manière
monstrueuse la direction de la route indiquée par l'auteur grec. En quittant l'Isle
des Allobroge, pour traverser le territoire des trois nations mentionnées par
Tite-Live, dont la position géographique est très-bien connue, on est
complètement désorienté. On ne comprend pas pourquoi Annibal, ayant déjà
nécessairement traversé le pays Tricastin[1] pour aller dans
l'Isle des Allobroges, ou plus exactement jusqu'à Vienne, leur capitale, il
redescend ensuite dans le même pays des Tricastini
jusqu'au dessous d'Orange, c'est-à-dire à peu près à l'endroit où son armée avait
traversé le Rhône, marche, directe et rétrograde de 220 milles au moins, qui
aurait employé quinze ou seize jours sans que l'armée eût été avancée d'un
seul pas. Mais ce n'est pas tout : Tite-Live lui fait de plus traverser la Durance au-dessous d'Embrun,
dans un endroit éloigné de Vienne de 250 milles, en passant nécessairement, à
cause des montagnes, par les villes d'Apt
et de Sisteron ; et après cette
interpolation, il reprend, comme nous allons voir, le récit de Polybe, exactement
où il l'avait laissé, c'est-à-dire au moment où Annibal part de Vienne pour
traverser le plat pays, ou le pays de plaines, qui s'étendait jusqu'à l'entrée
des Alpes. Nous reviendrons sur ce sujet à la fin de ce chapitre.
Chapitre 50 de Polybe
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Chapitre 32 de Tite-Live
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Annibal, ayant
marché pendant dix jours le long du fleuve (le Rhône), et ayant
parcouru une distance de 800 stades, commença la montée vers les Alpes ;
c'est alors qu'il fut exposé à de très-grands dangers. Tant que son armée
fut dans le plat pays, les chefs inférieurs des Gaulois, appelée Allobroges,
s'étaient tenus à l'écart, craignant la cavalerie ou les Barbares qui
accompagnaient l'armée.
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Depuis la Durance, Annibal
parvint aux Alpes, par un grand pays de plaines, sans être inquiété en
aucune manière par les Gaulois qui habitaient ces contrées.
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Tite-Live supprime ici, comme plus haut le nom de cette
nation gauloise qui, intimidée par la cavalerie, n'osa pas inquiéter l'armée
d'Annibal pendant la marche dans le plat pays, ou le pays de plaines, qui
s'étendait jusqu'aux Alpes ; car il est évident que cette circonstance est la
même que celle de Polybe, mais dont Tite-Live transporte la scène dans un
autre pays.
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Quoique la
renommée, accoutumée à exagérer les objets inconnus, eût préparé d'avance
les esprits, cependant les terreurs des Carthaginois se renouvelèrent
lorsqu'ils virent de près la hauteur de ces montagnes, les neiges qui
semblaient en quelque sorte se confondre avec le ciel, des cabanes informes
perchées sur des rochers, des troupeaux transis de froid, des hommes
chevelus et d'un aspect sauvage, tous les êtres animés et inanimés
également glacés et roides de froid, des objets enfin plus horribles à voir
qu'on ne peut les dépeindre.
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Cette peinture de Tite-Live n'a aucune espèce de vérité de
quelque côte qu'on aborde les Alpes, surtout quand on est à huit jours de
marche de leur sommet, comme c'était le cas de l'armée carthaginoise. Ainsi,
par exemple, transportons-nous aux environs de Yenne, au pied du Mont-du-Chat,
là où l'armée était réellement lorsque, le 16 octobre, elle se préparait à
entrer dans les Alpes.
La petite ville de Yenne n'est élevée que de 109 toises
au-dessus de la mer, et sa latitude est de 45 degrés 40 min. Il y a dans ses
environs des vignobles qui produisent de très-bons vins, et ces vignobles s'élèvent
jusqu'aux deux tiers du passage de la montagne. Le climat en est donc chaud,
ainsi que celui de Chambéry, qui est de l'autre côté.
Des environs de Yenne, on ne peut pas voir la haute chaîne
des Alpes, elle est cachée par la longue crête du Mont-du-Chat ; de Chambéry
même, il, a encore des montagnes qui cachent les hautes Alpes couvertes de
neige, parce que celles-ci sont fort éloignées. Ainsi donc, la description
que nous fait Tite-Live des objets qui devaient épouvanter les Carthaginois,
est absolument imaginaire.
Mais lorsque
les Barbares se furent retirés chez eux, et que l'armée commença à entrer
dans les défilés, les chefs des Allobroges,
ayant rassemblé un nombre d'hommes suffisant, occupèrent tous les postes avantageux
par lesquels il fallait absolument qu'Annibal montât.
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Comme les
troupes commençaient à gravir les premières éminences, elles aperçurent les
montagnards[2] postés sur
les hauteurs qui dominaient le passage.
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S'ils avaient
caché leur dessein perfide, ils auraient complètement détruit l'armée
carthaginoise, et, quoique ce dessein fût alors manifeste, ils lui firent
beaucoup de mal, mais ils ne souffrirent pas moins eux-mêmes.
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Si ces
derniers se fussent mis en embuscade dans les vallées et qu'ils eussent
attaqué l'armée à l'improviste, ils en auraient fait un grand carnage et
auraient mis le reste en fuite.
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Car dès que le
général carthaginois se fut aperçu qu'ils avaient occupé les endroits les
plus convenables, il fit halte et campa devant le défilé : il envoya
quelques-uns des Gaulois qui l'accompagnaient pour découvrir l'intention
des ennemis et quel était leur plan.
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Lorsqu'Annibal
vit que l'on ne pouvait pas passer, il fit faire halte, et envoya à la
découverte les Gaulois qui l'accompagnaient. Il dressa le camp dans la
vallée la plus étendue qu'il put trouver, au milieu des rochers raboteux et
escarpés.
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Les Gaulois
s'acquittèrent de leur commission et rapportèrent que pendant le jour
l'ennemi gardait soigneusement les différents postes, mais qu'à la nuit il
se retirait dans une ville voisine.
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Les Gaulois,
qui différaient peu des montagnards pour les mœurs et le langage, entrèrent
en conversation avec eux, et apprirent qu'ils ne gardaient le passage que
pendant le jour, et qu'à la nuit chacun se retirait dans sa cabane.
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En conséquence
de ce rapport ; Annibal imagina l'expédient suivant. Il fit quitter à ses
troupes leur position et s'avança ouvertement jusqu'à l'approche du défilé
; et là, à une petite distance de l'ennemi, il dressa son camp.
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Annibal,
instruit de cela, s'avança dès le matin au pied des hauteurs, comme s'il
eût voulu franchir les défilés de jour et à la vue des Barbares. Ayant
ensuite passé la journée à feindre un plan différent de celui qu'il
projetait, il fit retrancher le camp dans le même lieu ou l'armée s'était
arrêtée.
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A l'entrée de
la nuit, il fit allumer des feux, laissa la plus grande partie de ses
troupes, et, avec un corps choisi, il s'avança pendant la nuit vers le
passage étroit ; il s'empara de tous les postes abandonnés par les
Barbares, qui, suivant leur coutume, s'étaient retirés dans leur ville.
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Du moment
qu'il s'aperçut que les ennemis s'étaient retirés des hauteurs et que le
poste n'était plus gardé, il fait allumer un grand nombre de feux, propres
à persuader que l'armée entière était restée, laisse ses bagages avec sa
cavalerie et la plus grande partie de l'infanterie, se met à la tête d'une
troupe leste composée de ses plus intrépides soldats, et se hâtant de
franchir le défilé, il s'empare des hauteurs que les ennemis avaient
occupées.
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En lisant avec attention la manière dont Tite-Live rend
compte de l'expédient qu'Annibal imagina pour empêcher les Allobroges de
s'opposer à son passage, on verra que c'est un récit confus, quoique fondé
sur le récit de Polybe. Voici le fait : Annibal étant arrivé dans la journée
en vue du défilé par lequel il fallait absolument que son armée passât, s'aperçoit
que les Allobroges s'en étaient emparés, ainsi que des hauteurs qui le
dominaient. Il apprend des Gaulois envoyés pour découvrir le plan des ennemis,
que ceux-ci gardaient leur poste que pendant le jour. En conséquence de cet
avis, il s'avance jusqu'au pied du défilé, dresse là son camp et fait allumer
des feux pour faire croire aux ennemis qu'il veut, passer la nuit, et qu'il
attendra le jour pour franchir le défilé. Les Allobroges se laissant tromper
par ces apparences, se retirent suivant leur coutume. Pendant la nuit,
Annibal, avec un corps choisi, monte jusqu'au défilé, et occupe tous les
postes que les Barbares avaient abandonnés.
On a vu par la comparaison que nous venons de faire des
récits de Polybe et de Tite-Live, que le second est la copie peu exacte du
premier, avec des additions et des retranchements. Quoique les remarques dont
nous avons accompagné cette comparaison puissent paraître suffisantes pour
montrer que l'opinion de Tite-Live est inadmissible, et qu'elle a été la
source des erreurs dans lesquelles on est 'tombé en voulant chercher d'après
elle la route d'Annibal, cependant quelques développements de plus ne seront
pas inutiles.
Il faut faire connaître la position géographique des trois
peuples gaulois dont, suivant Tite-Live, Annibal traversa le territoire ; il
faut aussi fixer le lieu où l'on peut supposer qu'il place le passage de la Durance, et chercher
quel passage des Alpes il avait en vue.
Les trois peuples mentionnés par Tite-Live sont les Tricastini, les Vocontii
et les Tricorii.
Les Tricastini
étaient les anciens habitants du Tricastin,
petite contrée de l'ancien Dauphiné, où est située la ville de Saint-Paul-Tricastin,
ou Saint-Paul-Trois-Châteaux : le
Tricastinois touche la
Provence ; ses anciens habitants étaient bornés au nord par
les Segalauni, qui habitaient le
Valentinois, dont Valence était la
capitale : ces derniers s'étendaient depuis Montélimar
jusqu'à l'Isère, qui les séparait des Allobroges. Les Tricastini étaient bornés au midi par les Cavares, qui occupaient le comtat d'Avignon, où
sont les villes d’Orange, Avignon, Carpentras
et Cavaillon.
Pour arriver dans le pays des Allobroges depuis le passage
du Rhône, Annibal avait donc traversé une partie du territoire des Cavares, tout celui des Tricastini et des Segalauni,
et cependant, après avoir établi la paix parmi les Allobroges, Tite-Live le
fait rentrer dans le pays des Tricastini.
Il le fait donc revenir sur ses pas jusqu'aux environs de Saint-Paul-Trois-Châteaux[3]. De là, il lui
fait côtoyer les confins des Vocontii.
Comme ce peuple occupait les diocèses de Die
et de Vaison, et que cette dernière ville
était sa capitale, Annibal, en rasant l’extrémité de son territoire, dut
passer au midi de Vaison ; mais pour éviter
les montagnes dont le Mont-Ventoux
fait partie, il dut descendre jusqu'à Carpentras
pour prendre la direction de l'ancienne voie romaine, par Apt et Sisteron.
Annibal entra ensuite chez les Tricorii,
qui habitaient le Gapençais, et dont Gap
était la capitale[4]
; de là, il arriva sur les bords de la Durance.
Il parait, d'après la position géographique des Vocontii et des Tricorii,
que Tite-Live avait en vue la voie romaine qui, après avoir traversé la Durance à Cavaillon, se
dirigeait sur Apt et Sisteron, et passait ainsi près des frontières méridionales
des Vocontii, puis montait à Gap, la
capitale des Tricorii.
M. D'Anville[5], changeant
l'ordre des circonstances, et ne faisant pas attention que, d'après le récit
de Tite-Live, Annibal devait avoir traversé deux fois le territoire des Tricastini, la première fois avant d'entrer
dans l’Isle des Allobroges, et la seconde fois après avoir été dans cette partie
de leur pays qu'on appelait l’Isle, et avoir rétabli la paix chez cette
nation, croit que ce fut le long des frontières septentrionales des Vocontii qu'Annibal passa, et il cherche en
conséquence le pays des Tricorii dans
la vallée du Drac, en remontant vers
les sources de cette rivière : c'est évidemment une erreur, et l’on doit
préférer l’opinion de M. de Valois, cité par D'Anville, qui trouve que la marche
d'Annibal, selon Tite-Live, de même que les anciens itinéraires, placent les Tricorii à Vapincum,
ou Gap.
Depuis cette dernière ville, la voie romaine, comme nous
l'avons vu dans l'introduction, passait à La Bâtie et
à Chorges, et rentrait dans la vallée
de la Durance
au-dessous d’Embrun : c’est donc a deux ou trois lieues au-dessous de cette
ville que Tite-Live faisait passer la Durance à l'armée carthaginoise. Elle se trouvait
alors sur le territoire des Caturiges,
qui occupaient l’Embrunois, et dont Embrun était la capitale.
La description que Tite-Live fait de la Durance ne peut
cependant se rapporter qu’aux 90 derniers milles de son cours, c'est-à-dire
depuis la jonction de la rivière Bléonne
ou Bléaune, qui descend de la vallée
de Digne ; ce n'est que depuis ce point que la Durance est remplie d’une
quantité innombrable d'îles qui la partagent constamment en plusieurs bras
jusqu'à Avignon. La largeur du terrain qu'elle occupe va en augmentant depuis
500 jusqu'à 600 toises ; mais plut haut celte rivière est renfermée dans un
seul lit, dont la largeur, depuis Sisteron
jusqu'à Embrun, est de 60 à 80 toises
; cette largeur diminue graduellement, et à Briançon
elle n'est plus que de 20 toises[6] ; malgré cela, on
ne saurait placer le passage de la
Durance plus bas que trois lieues au-dessous d'Embrun, dans
une partie de son cours où elle est encaissée entre deux rives, et où par conséquent
elle n'est pas divisée en plusieurs branches ; mais Tite-Live ayant imaginé
le passage de la Durance,
la représente telle qu'elle est dans l'endroit où les voyageurs la
traversaient le plus souvent, c'est-à-dire
entre Avignon et Cavaillon ; là, elle est en effet, telle que l’ont
décrite les auteurs anciens, comme n'ayant point de rives déterminées , mais
occupant une étendue considérable de terrain couvert de gravier, dans lequel
elle creuse plusieurs lits, et qu'elle ne couvre en entier que dans ses
inondations. M. Dessaussure l'appelle un torrent
trop célèbre par ses inondations et ses ravages[7].
On ne peut douter, comme l'ont fait quelques auteurs, que la Druentia
de Tite-Live ne soit la
Durance : elle était trop bien connue des Romains pour qu'on
puisse supposer qu'il parlait d'une autre rivière[8] ; d'ailleurs l’ordre
dans lequel il nommée les trois nations gauloises dont nous avons parlé plus
haut, nous conduit nécessairement à la Durance.
Après le passage de celte rivière, Tite-Live dit qu'Annibal
gagna les Alpes par des pays de plaines, sans être inquiété par les Gaulois
qui habitaient ces contrées. Quand on est dans les environs d'Embrun, on
cherche en vain ces grandes plaines par lesquelles Annibal devait parvenir
aux Alpes ; on se trouve dans le cœur même des Alpes : on ne voit autour de
soi que des vallées étroites bordées de hautes montagnes. Si l’on remonte la Durance jusqu'à
Briançon, on est toujours au milieu des montagnes ; mais bientôt tout
s'explique lorsqu'on se rappelle qu'après avoir amené Annibal depuis Vienne jusqu'à
Embrun, ou plus exactement jusqu'à La Charrière[9], village éloigné
de Vienne de 253 milles romains, en passant par Apt
et Sisteron, Tite-Live reprend le
récit de Polybe exactement au même endroit où il l’avait interrompu,
c'est-à-dire lorsqu'Annibal étant parti de Vienne, accompagné des troupes du
frère aîné qu'il avait affermi sur le trône, traversait le pays de plaines
habité par les Allobroges, qui n'osèrent pas l’inquiéter pendant sa marche,
par la crainte que leur inspirait la cavalerie ou les troupes qui l'escortaient.
Les plaines que traversa l'armée carthaginoise, étaient donc le pays qui
s'étend de Vienne jusqu'à Yenne.
Si Tite-Live avait eu quelque connaissance en géographie
lorsqu'il empruntait les faits de Polybe et qu'il en transportait la scène
ailleurs, il aurait non-seulement retranché l'arrivée de l'armée
carthaginoise dans l’Isle des Allobroges, mais il aurait aussi retranché
cette marche dans un pays de plaines pour lui substituer une marche dans les
montagnes. Après le passage du Rhône, il aurait fait côtoyer à l'armée les
frontières méridionales des Vocontii
pour entrer chez les Tricorii et les Caturiges, et remonter ainsi au Mont-Genèvre
pat la vallée de la
Durance.
On pourrait demander quelle est l'origine du passage de la Durance dans Tite-Live ;
je réponds que c'est une pure invention, qui résultait naturellement de la
route qu'il faisait prendre à Annibal par l'Alpe cottienne, ou le Mont-Genèvre,
car nous avons vu que la véritable route d'Annibal, démontrée d'après Polybe,
l’éloignait considérablement de toutes les parties du cours de cette rivière.
Depuis le passage de la Durance près du village de La Charrière
jusqu'à Briançon, la distance est de
56 milles romains ; ce serait donc, suivant Tite-Live, ce pays très-plat que
l'armée carthaginoise aurait parcouru avant d’atteindre les Alpes. Nous ne
donnons pas trop d'étendue à ce pays, car il correspond à cette partie de l’Allobrogie
comprise entre Vienne et la montagne
du Chat, au-dessus de Yenne, espace de 56 milles que l’armée mît cinq
jours à traverser, au lieu que trois jours lui auraient suffi pour en parcourir
36. En plaçant donc l'entrée des Alpes, suivant Tite-Live, à Briançon, nous
la placerions plutôt trop près que trop loin.
Ce serait au-dessus de cette ville que les montagnards se
seraient postes pour attaquer l'armée pendant qu’elle passait le défilé qui
formait l'entrée des Alpes ; mais sur la route de Briançon jusqu'au sommet du
Mont-Genèvre, dont la distance n'est que de cinq milles, il n'y a point de
défilé, et le sommet de ce passage est une grande plaine cultivée. Il nous
faut donc avoir recours à Polybe pour trouver ce défilé ; c'est, comme nous
l'avons vu, le passage du Mont-du-Chat,
entre Yenne et Chambéry.
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