L'ABBÉ GRÉGOIRE

 

PAR ANTONIN DEBIDOUR.

NANCY - PAUL SORDOULLET - 1881.

 

 

L'abbé Grégoire est un des plus grands caractères qu'ait produits la Révolution. Ce prêtre incorruptible, ce citoyen sans peur et sans reproche, qui n'eut jamais d'autre fanatisme que celui de la tolérance, a contribué plus que personne à la régénération de la France. Il n'a jamais renié ni sa foi religieuse sous la Terreur, ni sa foi démocratique sous la Restauration. Si l'Église, qu'il a sauvée, lui a refusé ses prières et ne veut se souvenir de lui que pour le calomnier, la République, qu'il a fondée et servie, les sectes persécutées qu'il a affranchies, les races opprimées dont il a hâté la délivrance, rendent à sa mémoire l'hommage qu'elles lui doivent. Cette justice qu'il n'a pas toujours obtenue de son vivant, l'histoire la lui fait aujourd'hui sans réserve. Elle n'a, pour le glorifier, qu'à retracer rapidement et sans commentaire l'existence si bien remplie de ce vieux patriote. Il n'est pas dé souvenir plus honorable pour la France, ni d'exemple plus fortifiant pour un Français.

 

I

Henri Grégoire était né, le 4 décembre 1750, à Vého, près de Lunéville, au milieu de ces populations rurales de Lorraine, dont il conserva toute sa vie l'âpre franchise, la vaillance et la probité. L'éducation raffinée qu'il reçut chez les jésuites de Nancy ne put fausser son inflexible droiture. Elle ne lui fit pas non plus oublier qu'il était du peuple. Ordonné prêtre de bonne heure, il eut, malgré le succès académique de son Éloge de la poésie, le courage de s'arracher aux séductions de la vie littéraire pour se consacrer tout entier aux devoirs de son ministère. Sa jeunesse et une partie de son âge mur s'écoulèrent dans la modeste cure d'Emberménil, d'où il ne fût sans doute jamais serti sans la Révolution. Austère et rigide pour lui-même comme un janséniste qu'il était, Grégoire s'efforçait sans relâche d'augmenter le bien-être matériel et moral de ses paroissiens. Il les aidait de son argent et de ses conseils dans leurs travaux agricoles, les initiait aux perfectionnements et aux inventions qu'il remarquait dans ses voyages en Suisse et en Allemagne, et, sur toutes choses, les poussait à s'instruire, par des dons ou des prêts de livres, pour les rendre dignes de la liberté. Aussi était-il adoré de ses ouailles, mais, en revanche, assez mal vu de ses supérieurs, qui pressentaient en lui un tribun populaire. Son éloquence chaude et vibrante n'était pas pour leur plaire. Laissant de côté les subtilités théologiques et les allégories forcées, le curé d'Emberménil parlait d'abondance, avec son tune, et ses discours, pour être parfois peu châtiés, n'en allaient pas moins aux cœurs des faibles et des malheureux. Mais ce qui lui valut l'inimitié déclarée du haut clergé, ce fut son Essai sur la régénération physique et morale des Juifs, couronné par l'académie de Metz en 1788. Oser défendre en public cette race maudite, revendiquer pour ces parias des sociétés modernes, au nom de la fraternité chrétienne, le droit de vivre libres et honorés, n'était-ce pas, surtout de la part d'un prêtre catholique, la plus scandaleuse témérité ? Ainsi en jugèrent les évêques et les conservateurs du temps. Mais les curés de Lorraine, qui étaient du peuple comme Grégoire, ne partagèrent pas à son égard las sentiments haineux de la haute Église. Ils le lui prouvèrent en le choisissant bientôt après comme représentant du clergé aux États généraux de 1780. Nul dans cette grande assemblée ne devait répondre plus noblement que le curé d'Emberménil aux désirs et à l'attente de la nation.

 

II

Grégoire était alors dans toute la force de l'âge et du talent. Thibaudeau le jeune, qui le vit à cette époque à Versailles pour la première fois, nous le dépeint en ces termes : Quoique prêtre jusqu'au bout des ongles et au fond de l'âme, il était un des députés pour lesquels j'avais le plus de sympathie et de respect : Il était avec tant de haine foi, de candeur, de courage et de dévouement, patriote et révolutionnaire ! Sa figure était ouverte ; il avait le sourire de la bonté et de la bienveillance ; son regard, quoique légèrement louche, était fin et spirituel ; ses habits et sa frisure d'abbé étaient soignés. Sans se dire hautement républicain, il en avait toute l'allure et la réputation. Sans dire précisément orateur, il parlait avec hardiesse, chaleur et facilité, Le bas clergé en était fier...

Aussi ne faut-il pas être étonné de l'ascendant extraordinaire que, dès les premiers jours, il exerça sur son ordre aux États généraux. C'est une brochure de lui qui, au mois do juin 1789 ; détermina le bas clergé à venir se joindre aux communes, pour former, au nom de la souveraineté nationale, l'Assemblée constituante. Ce n'est pas sans raison que le peintre David l'a mis au premier plan dans son esquisse du Serment du jeu de paume. Quelques semaines après, le 13 juillet, Necker était renvoyé ; la cour, massant autour de Versailles ses régiments et ses canons, menaçait Paris et la représentation du pays d'une exécution militaire. Ce jour-là, Grégoire, appelé au fauteuil de la présidence, releva par cas fières paroles le courage ébranlé des patriotes. Apprenons, s'écria-t-il, à ce peuple qui nous entoure que la terreur n'est point faite pour nous... Oui, messieurs, nous sauverons la liberté naissante qu'on voudrait étouffer dans son berceau, rallia-il pour cela nous ensevelir sous les débris fumants de cette salle ! Le lendemain, Paris prenait la Bastille et la liberté était sauvée.

Dans la nuit du 4 août, le curé d'Emberménil contribua plus que pas un de ses collègues à l'abolition des droits féodaux. Nul ne travailla plus ardemment que lui, par ses discours et par ses écrits, à fonder le régime de l'égalité devant la loi. Démocrate par principes et par tempérament, il s'indigna de voir l'Assemblée, par une inconséquence regrettable, priver les citoyens pauvres du droit de vote ; et il ne tint pas à lui, que le suffrage universel no fût établi en France dès 1789. L'autorité monarchique, encore admise à cette époque, n'était à ses yeux qu'une magistrature populaire, subordonnée plus qu'aucune autre à la lui nationale. Il no lui reconnaissait pas le droit absolu de veto et ne voulait pas, en lui accordant une grosse liste civile, lui fournir les moyens de fomenter la guerre intérieure on de soudoyer la trahison. Quand Louis XVI, en prenant la fuite, eut déchiré le contrat qui l'unissait à la France, Grégoire eut le bon sens et la hardiesse de proposer sa déchéance et de demander qu'il fût jugé par une Convention. Comme on lui objectait que le roi, ramené de Varennes, allait jurer la constitution : Il jurera tout et ne tiendra rien, répliqua-t-il. Mais on ne l'écouta pas, et la majorité affolée préféra restaurer une royauté impuissante et haineuse, qui allait, l'année suivante, provoquer l'envahisse-nient de notre territoire.

Sans parler des nombreuses lois de détail que Grégoire fit voter par l'Assemblée constituante en faveur de l'agriculture, nous devons signaler comme lui appartenant en propre et lui faisant le plus grand honneur celle qui, malgré bien des préjugés, éleva enfin les juifs à la dignité de citoyens. Les protestants, vengés à leur tour des ordonnances iniques de Louis XIV et de Louis XV, durent aussi, en grande partie, leur émancipation à ce prêtre catholique, qui se faisait un point d'honneur de procurer la liberté à ses adversaires religieux. Dans le même temps, le député lorrain commençait, avec l'aide de la Société des amis des noirs, une véritable croisade en faveur des hommes de couleur, encore privés des droits civiques, et des nègres, encore esclaves dans nos colonies.

Sa sollicitude pour les victimes de l'intolérance catholique ne lui faisait point oublier ses devoirs de prêtre. La dignité et les droits légitimes du clergé n'eurent-pas dans l'Assemblée constituante de défenseur plus courageux que lui. Mais s'il voulait l'Église respectée, il le voulait en même temps respectable. Aussi adhéra-t-il, sans entrainement, mais sans regret, à cette constitution civile par laquelle les représentants du pays, sans porter nulle atteinte au dogme ni à la discipline ecclésiastique, voulurent instituer un clergé à la fois national et chrétien, respectueux de la liberté, issu du peuple et uniquement préoccupé de le rendre meilleur. Grégoire fut le premier prêtre qui prêta serment à la loi nouvelle. Quand cet homme de bien, aussi recommandable par ses vertus sacerdotales que par son patriotisme, vint prononcer à la tribune la formule sacramentelle : Je jure de veiller avec soin aux fidèles dont la direction m'est confiée ; je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi ; je jure de maintenir de tout mon pouvoir la constitution française, décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi, et notamment les décrets relatifs à le constitution civile du clergé, — de longs applaudissements retentirent. L'effet produit fut immense. Les curés se rallièrent, en grande majorité, à l'Église constitutionnelle. Mais la plupart des évêques, pur haine de la Révolution, refusèrent le serinent ; et alors commença, par les menées des réfractaires, un schisme d'où devait bientôt résulter la guerre civile.

 

III

Grégoire était à cette époque devenu si populaire que deux départements, la Sarthe et le Loir-et-Cher, se disputèrent l'honneur de l'avoir pour évêque. Il donna la préférence à ce dernier et presque aussitôt (mars 1791) se mit à exercer, avec son ardeur ordinaire, des fonctions que les circonstances rendaient particulièrement pénibles. L'évêque insermenté do Blois, M. de Thémines, refusa quelque temps de lui céder la place. Quelques prêtres réfractaires et des religieuses l'accueillirent par des impertinences on des menaces, Mais la masse de la population, à Blois, à Vendôme et ailleurs, le reçut avec enthousiasme. Il électrisait ses diocésains par sa parole autant qu'il les édifiait par sou exemple. Dans sa première tournée pastorale, qui dura quarante jours, il prêcha jusqu'à cinquante fois. C'est que, s'il n'avait pas recherché l'épiscopal, il le prenait fort au sérieux. L'autorité de l'Église, ébranlée par la Révolution, ne pouvait se raffermir que par l'activité, le patriotisme et l'esprit de tolérance de ses premiers pasteurs. Il le sentait. Aussi quand l'Assemblée constituante, en se dissolvant, lui eut rendu sa liberté (octobre 1791), consacra-t-il tout entier à son cher diocèse. Pendant près d'une année, il le parcourut en tout sens, réformant et surveillant son clergé, recommandant à tous la fraternité et le respect des lois et ne séparant pas dans son esprit l'idée de chrétien de celle de bon Français. Les habitants de ses paroisses accouraient en foule pour l'entendre. Cinquante mille enfants raturent de lui la confirmation en 1792. Mais la politique allait de nouveau l'éloigner de l'église. Louis XVI venait d'être renversé de fait (août 1792). La France, envahie, sans gouvernement ; faisait appel à tous les dévouements. Grégoire, élu député par le département de Loir-et-Cher, ne voulut pas se soustraire au devoir périlleux qui lui incombait. Il alla siéger à la Convention.

 

IV

Dès la première séance de cette grande assemblée (21 septembre 1792), Grégoire proposa, aux applaudissements de tous ses collègues, l'abolition de la royauté et la proclamation de la République. L'histoire des rois, s'écria-t-il, est le martyrologe des nations. Et sa motion fut adoptée à l'unanimité. Quand il s'agit (en novembre) de prononcer sur le sort de Louis XVI, il déclara sans hésitation que ce roi sans foi devait être jugé par la Convention. Mais fidèle à son aversion pour la peine de mort, qu'il appelait un reste de la barbarie, il opina pour que le coupable fut condamné à l'existence et aux remords.

Sa popularité ne fut point amoindrie par son attitude dans le procès du roi. Tout le monde le savait inaccessible à la peur, comme à la corruption. C'est à cette époque même qu'il devint président de la Convention et qu'il exprima le vœu d'une alliance universelle des nations, dans un discours entrainant, qui fut imprimé et traduit en diverses langues comme le manifeste de tous les peuples contre tous les rois.

Envoyé peu après dans la Savoie et le comté de Nice, pays qui venaient de se donner à la France, pour y réorganiser les services publics, il remplit sa tâche en républicain et en honnête homme, fit partout aimer le nom français et, pendant les six mois que dura son voyage, ne prit pas un jour de repos. Non moins frugal que laborieux, il dînait chaque soir de deux oranges, et, quand il eut terminé sa mission, il rapporta au Trésor public, dans un coin de son mouchoir, une partie de l'indemnité qui lui avait été accordée au départ.

A son retour, la France était en pleine guerre civile. Les proscriptions  commençaient. Grégoire s'associa résolument à la Montagne, dont la victoire allait sauver la République. Mais il ne participa point aux violences des vainqueurs. Il n'admettait pas que dans aucun cas on pût voiler la statue de la loi. Les clameurs et les menaces de la démagogie n'effrayaient pas ce démocrate austère, qui plaçait au-dessus de tout la justice et la liberté. Quand, au mois de novembre 1793, Chaumette inventa le culte de la Raison, quand des prêtres sans honneur vinrent faire étalage devant la Convention de leur apostasie, l'évêque de Blois, pressé, lui aussi d'abjurer, resta inébranlable. Ma croyance, répondit-il, est hors de votre domaine : catholique par conviction, prêtre par chois, j'ai été désigné par le peuple pour être évêque ; mais ce n'est ni de lui ni de vous que je tiens ma mission. Agissant d'après les principes sacrés qui me sont chers et que je vous défie de me ravir, j'ai triché de faire du bien dans mon diocèse ; je reste évêque pour en faire encore.

Ce jour-là, par le seul ascendant du courage, Grégoire tint en respect tout une assemblée manifestement hostile à sa foi. On murmura, mais on admira, même quand on le vit, peu après, présider la Convention en habit violet. Pour lui, imperturbable dans sa mission politique comme dans ses fonctions religieuses, il continuait, en pleine Terreur, à revendiquer les droits de l'humanité. En juillet 1793, il obtenait la suppression de la prime accordée pour la traite des nègres, et, le 4 février 1794, il avait enfin la joie de faire décréter l'abolition de l'esclavage dans les colonies. Les noirs de Saint-Domingue ne l'ont jamais oublié.

Ce dont la France doit se souvenir, c'est que, dans le même temps, Grégoire, président du comité des rapports et membre du comité d'instruction publique, travaillait nuit et jour, par une correspondance incessante, à mettre à l'abri du vandalisme, dans toute la France, les monuments de l'art et les bibliothèques ; c'est qu'il sauvait et réunissait six millions de volumes, qu'il voulait distribuer aux départements ; c'est qu'il prenait les mesures les plus efficaces pour assurer dans toutes les parties de la République l'usage exclusif de la langue française ; c'est qu'il faisait voter huit cent mille francs de pensions aux écrivains et aux savants qui honoraient le plus nôtre pays ; c'est qu'il tentait de réaliser au moins par des congrès et une association littéraire et scientifique son rêve le plus cher, l'alliance universelle des peuples ; c'est qu'il réorganisait l'enseignement avec Lakanal et Daunou ; c'est qu'il créait l'Institut, le Muséum d'histoire naturelle, le Bureau des longitudes, le Conservatoire des arts-et-métiers ; c'est qu'il voulait régénérer la France par la science autant que par la liberté. Voilà ce que nous n'avons pas le droit d'oublier.

La Terreur passée, Grégoire, dévoué plus que jamais à sa religion, réclame énergiquement la liberté des cultes (décembre 1794). Repoussé une première fois, il revient à la charge et, avec l'aide de Boissy d'Anglas, obtient enfin gain de cause (février 1795). Des prêtres réfractaires sont détenus en grand nombre sur les pontons de Rochefort. Il n'emploie son crédit qu'à les faire mettre en liberté, — ce dont, par parenthèse, ils n'auront garde de le remercier. — Puis, non content de réorganiser le culte dans son diocèse, il le rétablit à Paris et, on peut le dire, dans toute la France. Grâce à lui et à ses actifs collaborateurs, un clergé libre et patriote s'associe de cœur à la fortune de la République. Dès 1796, cinq ans avant la prétendue restauration des autels par Bonaparte, plus de trente-deux mille paroisses peuvent entendre la messe. Voilà ce que Grégoire a fait pour l'Église. Pourquoi l'Église en a-t-elle perdu la mémoire ?

 

V

A la fin de 1795, l'évêque de Blois est en pleine gloire. Quand la Convention se dissout, il entra sans conteste au conseil des Cinq-Cents. L'Institut, qu'il a fondé, l'admet aussi dans son sein. Dans l'un comme durs l'autre de ces deux corps, il porte — ses discours et ses nombreux ouvrages en font foi — un zèle infatigable pour le bien public, pour la science et pour l'humanité. Mais ce qui le préoccupe par-dessus tout à cette époque, c'est le sort de cette religion, qui lui est si chère et qu'il a si péniblement restaurée. Il parcourt fréquemment son diocèse, fonde des écoles, des bibliothèques. Il entretient avec tout le clergé national une correspondance écrasante pour tout autre que lui ; il a fondé et il dirigera plusieurs années, sans se lasser jamais, les Annales de la religion. Il réunit un concile à Paris en 1797 ; il en réunira un second en 1801. Mais bientôt, grâce à la faiblesse du gouvernement, le clergé réfractaire, soutenu par le royalisme, gagne du terrain dans tous les départements. Les populations, intimidées, délaissent de plus en plus les jureurs. Le clergé national, par peur ou par corruption, se disloque, s'émiette, disparaît. Un jour vient où Grégoire, qui, depuis 1798, n'est plus membre des Cinq-Cents, ne reçoit plus de subvention de ses diocésains, tombe dans la misère, doit vendre ses livres et vivre d'un petit emploi à la Bibliothèque de l'Arsenal. Puis, le premier consul, qui médite d'enchaîner par le Concordat le pape et l'Église de France à sa fortune, essaie de gagner l'évêque de Blois. Mais ce dernier, au nom de l'Église, repousse aussi bien la dictature du Saint-Siège que le despotisme du gouvernement civil. Il refuse donc noblement les faveurs qui lui sont offertes. Mais ne voulant pas entraver par sa résistance la pacification religieuse de la France, il abdique sans regret ses fonctions épiscopales et ne veut conserver de son autorité passée que ce titre d'ancien évêque qu'il sera fier de porter jusqu'à la mort.

 

VI

Entre Bonaparte et Grégoire, il n'y avait pas de rapprochement possible. L'ancien conventionnel, qui avait cru quelque temps, comme toute la France, au républicanisme du jeune général, perdit toute illusion dès qu'il vit fonctionner cette constitution do l'an VIII, qui n'était qu'une dictature déguisée. Appelé en 1800 au Corps législatif, élu peu après président de cette assemblée, il ne put, malgré d'éloquentes protestations, empêcher le rétablissement de la traite des nègres. L'estime qu'il inspirait à ses collègues était cependant telle qu'ils le choisirent trois fois de suite comme candidat au Sénat. Trois fois le premier consul, ne voyait en lui qu'un idéologue, le repoussa. A la quatrième, il céda de mauvaise grâce (décembre 1801), Grégoire entra au Sénat. Ce ne fut que pour s'opposer sans succès aux excès de complaisance d'une Assemblée qui avait soif de servitude et qui s'étudiait sans relâche à prévenir les désirs du maitre. Il vota contre le consulat à vie, mais vainement. Un peu plus tard, quand Bonaparte voulut descendre au rang d'empereur, Grégoire seul parla contre la loi nouvelle, et au scrutin il n'y eut que deux de ses collègues qui s'associèrent formellement à sa résistance. Toute opposition devenait dès lors inutile. L'ancien évêque de Blois n'en persista pas moins dans sa ferme attitude. Il combattit avec force le rétablissement des titres nobiliaires, l'usurpation des États romains, la création des droits réunis, celles es tribunaux exceptionnels et des Prisons d'État, et il ne tint pas à lui que le divorce de Napoléon ne fût empêché.

Dans les mêmes années et un peu plus tard, la dictature impériale créant des loisirs aux assemblées parlementaires, Grégoire entreprit d'assez longs voyages en France et à l'étranger, aussi bien que dans son pays de Lorraine, pour lequel il conservait une tendresse particulière. De retour à Paris, il mettait en ordre les matériaux considérables qu'il avait recueillis pour ses futurs travaux. Puis il prenait la plume et, toujours préoccupé du sort des malheureux et des opprimés, ainsi que de l'avenir de la religion, il écrivait de savants et beaux ouvrages, comme ses Reines du Port-Royal (1801-1809) ; son Essai sur l'agriculture en Europe au seizième siècle (1801) ; son traité de la Littérature des nègres (1807) ; son Histoire des sectes religieuses (1810) ; ses Observations nouvelles sur les Juifs, etc. Heureux encore quand ses livres n'étaient pas interdits par la police de Fouché !

Quand Napoléon, à force de violences et d'attentats, eut ameuté contre lui toute l'Europe et qu'il fut possible de prévoir le terme de sa fortune, Grégoire se tint prêt à provoquer la déchéance de l'empereur. Il en rédigea la proposition motivée dès le commencement de 1814, et, à plusieurs reprises, avant que cette mesure fût imposée par l'étranger, s'efforça de la faire adopter par un certain nombre de ses collègues. Jusqu'au dernier moment, ceux-ci eurent peur. Comment, disait Beurnonville, le Sénat pourra-t-il exister sans tête ? Ce à quoi Grégoire répliqua : Voilà bien quatorze ans qu'il existe sans cœur. Finalement, les sénateurs attendirent le canon russe. Ils proclamèrent alors la déchéance avec un empressement cynique et se ruèrent aux pieds des alliés. Quant aux garanties réclamer au nom de la souveraineté nationale, ils en parlèrent un peu, les premiers jours. Mais le projet de constitution qu'ils avaient préparé avec l'aide de Grégoire ayant été escamoté par Louis XVIII, ils se gardèrent de protester ; ils acclamèrent la Charte octroyée et équivoque de 1814. À ce prix, la plupart d'entre eux furent pairs de France.

 

VII

Inutile de dire que l'ancien évêque de Blois ne le devint pas. Napoléon revint de l'ile d'Elbe en 1815, et, comme les Bourbons, le laissa de côté. Puis, après Waterloo, quand se répandit partout la Terreur blanche, ce ne fut plus seulement la disgrâce, ce fut la persécution qui commença. Ce politique sans ambition, qui n'avait jamais trempé dans aucune intrigue ; en prêtre irréprochable qui disait encore chaque matin sa messe dans son oratoire ; cet homme de bien qui envoyait des livres aux nègres d'Amérique et qui, du fond de sa retraite d'Auteuil, entretenait une correspondance infatigable avec les philanthropes des deux mondes, ce citoyen paisible, s'il en fut, troublait le sommeil de la réaction qui régnait en France par la grâce des alliés. Dès 1816, l'homme qui avait le plus contribué à la création de l'Institut et qui en faisait l'honneur depuis vingt ans, en fut brutalement exclu, par arrêté ministériel, avec les Monge, les Carnot, les Guyton de Morveau. Ceux qui y restèrent ne protestèrent pas ; ce qui fit dire à Lambrecht, ami de Grégoire : Ils auraient mérité d'être sénateurs !

Peu après, la modique pension dont vivait l'ancien évêque de Blois lui fut retirée ; elle ne devait lui être rendue qu'après plusieurs années de légitimes réclamations. C'est que malgré son désir de se faire oublier, le vieux prêtre conventionnel no voulait en aucun cas se dérober à ce qu'il regardait comme son devoir. Par exemple, en présence du Concordat de 1817 et des prétentions ultramontaines, il lançait courageusement son Essai, sur les libertés de l'Église gallicane et déjouait les desseins de la cour de Rome. Deux ans plus tard (1819), supplié par les électeurs de l'Isère d'accepter une candidature à la Chambre des députés, il cédait à leurs instances et déclarait qu'il tiendrait encore haut et ferme le drapeau de la souveraineté nationale. On sait ce qui se passa. Les ultra-royalistes, après son succès, bondirent de fureur et demandèrent qu'il fût exclu de la Chambre comme indigne. Les députés libéraux n'eurent pas le courage de le défendre. Ils lui demandèrent sa démission. L'indomptable vieillard la refusa, et son élection fut cassée pour vice de forme.

Dès lors Grégoire, attristé, renonça pour toujours à la vie publique. Il lui restait encore une dignité honorifique, celle de commandeur de la Légion d'honneur. Il s'en démit fièrement en 1823, pour n'avoir pas à solliciter la remise d'un nouveau brevet. Il se consacra dès lors tout entier à ses exercices de piété, à sa correspondance et à ses chères études. Le nombre de ses publications pendant les dix dernières années de sa vie est vraiment extraordinaire. Citons seulement celles qui ont eu le plus de retentissement et qui ont le plus contribué à l'adoucissement des mœurs et au progrès de la liberté religieuse : De l'influence du christianisme sur la condition des femmes (1821) ; — Des peines infamantes à infliger aux négriers (1822) ; — Histoire des confesseurs des empereurs, des rois et autres princes (1824) ; — De la noblesse de la peau (1826) ; — Histoire du mariage des prêtres en France (1826), etc., etc.

Le vieux conventionnel vécut encore assez pour voir les Bourbons en fuite et la France un instant maîtresse d'elle-même. Les journées de Juillet el le drapeau tricolore de 1830 firent pour un moment renaître en lui ses illusions de jeunesse. Mais quand, au lieu de la République qu'il rêvait, il vit s'établir une royauté mercantile et une oligarchie de censitaires ; quand il se fut convaincu que les survivants de la grande Révolution seraient, comme naguère, tenus à l'écart et suspectés ; quand M. Guizot eut refusé de lui rouvrir les portes de l'Institut, Grégoire désespéra et ne voulut plus vivre.

La mort n'était pas loin. Mais une épreuve était encore réservée à cette âme énergique. Quand fidèle aux convictions de toute sa vie, l'ancien évêque de Blois demanda les derniers sacrements, l'archevêque de Paris exigea durement de lui qu'il rétractât son serment à la constitution civile du clergé. On croyait sa volonté abattue par l'âge — il avait quatre-vingt-un ans —, sa raison affaiblie par la souffrance ; — mais Grégoire, jusqu'au dernier soupir, devait rester lui-même. Il voulait mourir catholique et républicain. Ni les obsessions scandaleuses, ni les menaces ne purent triompher de sa noble obstination. A la fin, il se trouva dans le clergé de Paris un homme de cœur qui, en dépit de l'archevêque, donna sans conditions au malade la consolation suprême qu'il désirait.

Peu après (28 mai 1831), Henri Grégoire mourut. Vingt mille personnes suivirent son convoi, et les étudiants de Paris voulurent traîner eux-mêmes son cercueil au cimetière. Mais on n'avait trouvé à grand'peine un prêtre pour officier à ses funérailles. L'Église, qu'il avait sauvée et qui ne pouvait lui pardonner ce bienfait, lui marchandait jusqu'après la mort ses bénédictions et ses prières. Depuis, elle a fait systématiquement le silence autour de cette noble mémoire. Ce silence, il appartient de le rompre à ceux qui, sans partager les croyances religieuses de Grégoire, admirent ses vertus, son austérité, son inébranlable attachement à la foi de ses jeunes années ; à ceux dont le cœur bat comme le sien pour cette liberté et cette République qui furent son espoir, son amour, son vœu suprême. C'est un devoir pour tout lion Français ; c'en est un surtout pour les enfants de cette Lorraine qu'il affectionnait si profondément et dont il sera l'éternel honneur.

 

FIN DE L'OPUSCULE