LA FRONDE ANGEVINE

TABLEAU DE LA VIE MUNICIPALE AU XVIIe SIÈCLE

 

CHAPITRE XIII.

 

 

Le gouvernement royal et l'oligarchie municipale. — Ligue de la noblesse angevine. — Le parti populaire se relève. — Séditions de 1656. — Suppression définitive de l'ancienne Mairie. — Conclusion.

 

L'amnistie royale du mois d'octobre 1652 ne désarma pas en France tous les partisans de la Fronde. La guerre civile, entretenue par l'étranger, désola encore près d'une année les provinces de Champagne, d'Alsace et de Guyenne. Cette prolongation d'une lutte qu'on avait pu croire terminée par la soumission de Paris alarma et irrita le gouvernement. Les parties du royaume où l'autorité souveraine venait d'être rétablie n'étaient pas si bien pacifiées qu'elles ne pussent reprendre feu. Aussi furent-elles rigoureusement surveillées. Le ministère redoubla de précautions, surtout à l'égard de l'Anjou, province domptée, il est vrai, mais où les passions et les rancunes des vaincus ne demandaient sans doute qu'à se faire jour. En janvier 1653, un arrêt du Conseil d'État interdit, sous les peines les plus sévères, à quiconque ne serait pas membre du Corps municipal de parler ou d'agir au nom des habitants d'Angers. Dans le même temps, des troupes vinrent s'établir tout autour de la ville, occupèrent les plus petits bourgs, les plus humbles villages de la province[1]. Beaucoup d'excès furent commis. Les soldats violentaient et rançonnaient leurs hôtes, brisaient tout chez ceux qui refusaient de s'exécuter, exigeaient de l'argent pour déloger, et, quand ils l'avaient reçu, demeuraient tout de même. Les habitants des localités menacées de garnisons fuyaient de leurs demeures, pour n'avoir pas à subir ces vexations. Il n'en restait que quarante-deux dans la petite ville de Candé, en février 1653 ; un peu plus tard, il n'en restait pas un seul au village de Champveaux. Les maisons des absents étaient, du reste, impitoyablement pillées[2]. La ville d'Angers ne fut pas seulement spectatrice des ravages de l'armée royale. Elle en subit aussi sa bonne part. Car un des régiments qui l'avaient assiégée l'année précédente vint l'occuper pendant le quartier d'hiver (février). Ou l'appelait le Petit-Navailles. Il ne comprenait pas moins de trente compagnies, qui, durant plusieurs mois, vécurent presque à discrétion chez les bourgeois[3].

Les Angevins subirent d'assez bonne grâce ces nouvelles rigueurs. Ils espéraient désarmer le gouvernement à force de docilité et obtenir ainsi la restitution de leurs libertés municipales. Leur espoir devait être déçu. Quand l'époque traditionnelle des élections arriva, le ministère consentit bien à débarrasser la ville du maire qu'il lui avait imposé l'année précédente. Mais ce ne fut que pour en nommer un autre d'office. Guillaume Ménage, détesté de la population, fut remplacé par un conseiller au Présidial, nommé Gohin de Montreuil, qui, comme lui, fut pourvu de sa charge par commission royale. Le Conseil d'État, par arrêt du 17 avril1653, avait décidé qu'il serait encore sursis pour cette fois aux élections d'Angers, sans tirer à conséquence pour l'advenir ny prejudicier aux privilléges de la dite ville. Réserve peu sincère, et dont la cité lésée dans ses droits ne pouvait se payer. L'arrêt était en effet conçu en termes tels, qu'il semblait impliquer l'intention d'abolir à tout jamais des libertés odieuses au gouvernement. Le Roy, considérant que les cabanes et monopolles qui se pratiquent ordinairement en l'élection des Maires et Eschevins de la ville d'Angers ne peuvent qu'entretenir les haynes et divisions entre les habitants, produire en la conjoncture présente de mauvais effects et causer de nouveaux désordres entre eux, et qu'il est important pour le bien de son service et repos de ladite ville d'en arrester le cours, Sa Majesté a estimé à propos de nommer encores en l'année présente les Maires et Eschevins qui doivent entrer en charge à cette prochaine élection[4]. Le dessein du ministère parut d'autant plus clairement que, bien que la guerre civile eût cessé et que le calme eût été rétabli par toute la France en l'année 1653, l'autorité royale ne crut pas devoir rendre aux Angevins l'exercice de leurs droits. En avril 1654, deux échevins nouveaux, Noël Herhereau et Bourceau, furent imposés à la ville[5]. En septembre de la même année, le sieur Avril entra également dans le Corps municipal par la volonté du souverain[6]. Et ce fut encore en vertu d'une lettre de cachet que Cupif d'Aussigny, successeur de Collin, prit en 1655 possession de la mairie[7]. Ces magistrats pouvaient être bien intentionnés pour leurs concitoyens ; mais ils n'avaient ni autorité morale sur leurs administrés, ni indépendance vis-à-vis du gouvernement. Condamnés, par le choix même dont ils avaient été l'objet., à n'être que les complaisants de la royauté, ils devaient forcément se prêter à tous les empiètements des ministres, à toutes les exigences du fisc. Ruinée par plusieurs années de troubles civils, la ville vit pleuvoir sur elle, à partir de 1653, comme au temps du maréchal de Brézé, les taxes et les menaces de toute nature. Les droits d'octroi, qui formaient presque la totalité de ses revenus, s'élevaient annuellement à dix-sept ou dix-huit mille livres ; il lui fallut les doubler et même les tripler, le gouvernement ayant annoncé qu'il prélèverait chaque aimée sur cette recette vingt mille livres. Pareille somme fut exigée (1653-1654), à titre de subsistances. Les ministres n'en envoyèrent pas moins à Angers, en 1655, une garnison, dont les pilleries et les violences révoltèrent jusqu'aux partisans du gouvernement arbitraire.

Enfin, dans le même temps (1654-1655), on parlait au Conseil d'État de supprimer le privilège que les Angevins avaient depuis plusieurs siècles d'acquérir des biens nobles sans payer le droit de franc-fief ; et les membres du Corps de ville se voyaient eux-mêmes menacés de perdre les immunités nobiliaires que leur assuraient les chartes de Louis XI et de Charles VIII[8]. Aussi les Angevins, d'abord abattus, ne tardèrent-ils pas à relever la tête.

Le mécontentement public grandissait, du reste, chaque jour, autour d'eux, dans la province d'Anjou. Le parti de la Fronde, disloqué, mais non détruit, tendait à réunir ses membres épars. La royauté frappant sur toutes les villes, sur toutes les classes, et n'épargnant même pas ses propres amis, chacune de ses rigueurs soulevait des protestations sur tous les points du territoire et dans les divers ordres (le la société. La noblesse surtout, qui avait toujours eu de la peine à subir l'empire des lois, semblait peu disposée à s'accommoder de l'absolutisme. Parmi les seigneurs angevins, les uns avaient soutenu la cause des princes rebelles, les autres avaient fidèlement combattu dans l'armée royale. Après la fin de la guerre civile, ceux-ci pouvaient compter sur la récompense de leurs services, ceux-là sur le pardon de leur révolte. Tous se virent uniformément maltraités, menacés dans leurs immunités et leurs privilèges. Il se produisit donc en Anjou, clans les années qui suivirent la Fronde, une agitation nobiliaire de nature à ranimer par l'exemple le courage et les espérances du peuple. Ou en peut facilement suivre les gradations et constater les effets. A la fin de 1653, après la dernière défaite des Frondeurs, la duchesse de Longueville, sœur de Condé, était venue cacher ses déceptions au château de Montreuil-Bellay, eu plein Anjou. Elle avait pu y séjourner plusieurs semaines, sans que sa présence y causât aucun trouble. A peine quelques amis étaient-ils venus discrètement la visiter[9]. L'année suivante, les seigneurs, plus mécontents, se montrèrent plus hardis.

Nous n'avons pas à raconter ici l'évasion célèbre du cardinal (le Retz, qui, détenu au château de Nantes, pour sa participation à la guerre civile, s'échappa en plein jour de sa prison, par la connivence de son cousin le duc de Brissac. Ce seigneur le conduisit immédiatement dans ses terres, à Beaupréau. Tout le Bas-Anjou s'émut en faveur du fugitif. En moins de deux jours, trois cents gentilshommes bien armés vinrent offrir leurs services au remuant prélat. Chacun d'eux amenait avec lui ses paysans. La province tout entière eût pris feu, si Retz, qu'un accident grave condamnait an repos, n'eût pris le parti de se retirer vers la mer et de s'embarquer pour l'Espagne[10].

Le Roi, par une lettre de cachet du 20 août 1654, défendit à toute personne de lui donner retraite[11]. Mais la petite armée qui s'était réunie autour du cardinal se fit un point d'honneur de ne le point abandonner. Elle l'escorta même au delà des limites de l'Anjou, le fit passer sous les murs de Nantes, pour narguer le maréchal de la Meilleraye, et ne le quitta que lorsqu'elle le vit hors de danger. Un fait aussi grave n'avait pu se passer sans émouvoir les habitants d'Angers. Le parti populaire de cette ville avait vu avec joie l'autorité royale impunément bravée. Peu de temps après, il se donna lui-même le plaisir d'une manifestation en l'honneur de la Fronde. Le duc de Rohan-Chabot, atteint d'une irrémédiable disgrâce, languissait depuis plus de deux ans dans ses terres. Une maladie, aggravée sans doute par les déceptions politiques, l'emporta jeune encore, au mois de février 1655. Cet égoïste et versatile personnage n'avait certes point mérité la reconnaissance des Angevins. Mais à leurs yeux il représentait l'opposition vaincue. Les honneurs qu'ils tinrent à lui rendre étaient encore une manière de protester contre le gouvernement vainqueur. Le Corps de ville, qui eût tenu sans doute à ce que cette mort passât inaperçue, dut se rendre au vœu public, ordonner un service solennel pour le repos de l'âme de M. de Rohan, faire même composer, à ses frais, et prononcer dans la cathédrale l'oraison funèbre de l'ancien gouverneur. Les représentants du pouvoir royal eurent, du reste, le bon esprit de ne point s'opposer à une cérémonie que les bienséances justifiaient. Ils affectèrent même d'y paraître. Ainsi la manifestation n'atteignit pas son but (mars 1655)[12].

L'agitation n'en fut que plus vive pendant tout le reste de l'année 1655. Les nobles encourageaient de plus en plus, par leurs réclamations et leurs bravades, le mécontentement du peuple angevin.

Au commencement de 1656, tous, anciens frondeurs et mazarins, résolurent de se réunir et de former une ligue pour la défense de leurs droits et privilèges. Une pièce fort curieuse, que la Revue de l'Anjou et du Maine a publiée il y a peu d'années[13], nous prouve que cette idées ne resta point à l'état de projet. Les seigneurs, après des délibérations préparatoires dont le détail ne nous est pas connu, divisèrent la province d'Anjou en dix cantons, dans chacun desquels la noblesse dut se choisir deux représentants (mars 1656). Ces députés avaient d'abord pour mission de recueillir toutes les plaintes des particuliers de leur ordre. Ils devaient ensuite se réunir tous, le 24 avril, au village d'Ingrandes, auquel lieu tous autres gentilshommes de la province qui voudront s'y trouver le pourront faire également, avec les gentilshommes nommés en chaque canton. Le but apparent de l'assemblée générale était de députer vers le roi deux seigneurs pour l'informer des abus de pouvoir commis par ses agents. Mais il est permis de croire que cette convocation avait une portée plus grave, quand on lit l'acte d'association des nobles angevins. On les voit notamment se décerner à eux-mêmes plein pouvoir d'eslire tous autres officiers qu'ils jugeront être nécessaires pour le maintien et bien des prérogatives de la noblesse. Tous lesquels gentilshommes et autres, qui signeront ci-après, soubz l'obéissance et l'auctorité du Roy, se sont promis appuy, secours, protection et maintien contre ceux qui abusent de l'auctorité de Sa Majesté, veulent abolir les immunités, prérogatives et franchises possédées par les gentilshommes, de sorte que l'affaire de chaque particulier soit commune, et la commune soit comme particulière à chascun[14]. C'était exactement le langage qu'avaient tenu les frondeurs au plus fort de la guerre civile. Et l'association des seigneurs de l'Anjou était d'autant plus inquiétante, qu'on y voyait figurer des hommes qui avaient naguère combattu avec ardeur pour le cardinal Mazarin. Le marquis de La Courbe du Bellay, par exemple, avait accepté de représenter le canton d'entre Sarthe et Loir.

Nous ne savons si l'assemblée d'Ingrandes fut très-tumultueuse. Il est certain que le gouvernement vit dans la ligue naissante une menace de guerre civile. A cette époque, la France était encore aux prises avec l'Espagne. Laisser renaître la Fronde par indifférence ou la provoquer par des mesures de rigueur eût été de la part de Mazarin non-seulement une imprudence, mais un crime. Le premier ministre crut donc devoir prévenir, par d'habiles concessions, une explosion imminente de mécontentement public.

Les seigneurs reçurent sans doute individuellement satisfaction ; car ils ne restèrent point ligués et ne prirent point les armes. Quant à la ville d'Angers, dont les dispositions devenaient chaque jour plus hostiles au gouvernement, elle bénéficia de la diversion que venait d'opérer la noblesse. Ce droit d'élection, que depuis quatre ans elle n'exerçait plus et qui lui tenait tant au cœur, elle le recouvra dès que le ministère put craindre de la voir confondre sa cause avec celle de l'aristocratie mécontente. Elle en réclamait, du reste, la restitution avec une unanimité menaçante pour l'autorité royale. Le Corps judiciaire se joignait au parti populaire pour obtenir le rétablissement des franchises municipales. Le régime arbitraire qui régnait à Angers depuis 1652 faisait peser sur lui une sujétion et une responsabilité dont il lui tardait de s'affranchir. Il voulait bien gouverner la ville, mais seulement pour son propre compte. Servir d'instrument à l'absolutisme royal commençait à lui paraître à la fois trop odieux et trop dangereux. Les Angevins avaient à la Cour un protecteur puissant dans la personne d'Abel Servien, surintendant des finances, que des liens de fortune et d'amitié rattachaient étroitement à leur pays. Ce haut personnage venait d'être nommé sénéchal d'Anjou (1654)[15]. La capitale de la province l'avait reçu avec de grands honneurs lors de sa première visite officielle (juillet 1655)[16]. Aussi s'employa-t-il activement à lui procurer la satisfaction qu'elle demandait. Ses instances, justifiées au point de vue politique par l'agitation qui régnait dans la ville et aux alentours, finirent par triompher des répugnances royales. Le 1er mai 1656, le chef de la municipalité lut à l'assemblée générale de l'hôtel de ville une lettre, datée du 22 avril, par laquelle Louis XIV rétablissait la mairie et l'échevinage électifs. Ce n'était point là il est vrai, une restitution pure et simple de l'ancien droit. Car le roi interdisait aux Angevins, sous peine d'être déchus de la grâce qu'il leur accordait, de nommer aux charges municipales aucun des bourgeois compris naguère dans la rébellion. Mais, à tout prendre, ils devaient s'estimer heureux de recouvrer en partie un privilège qu'ils avaient pu croire à jamais confisqué. C'était au temps à en compléter la restauration en dissipant les dernières rancunes de la royauté[17].

Il n'y eut malheureusement qu'une paix plâtrée entre la Cour et les Angevins. Louis XIV et Mazarin ne renonçaient qu'à contre-cœur au pouvoir discrétionnaire qu'ils s'étaient arrogé sur la ville vaincue. La nécessité les contraignait à s'en dessaisir. Mais ils comptaient bien revenir, dès que les circonstances le leur permettraient, sur une concession absolument contraire à leurs principes de gouvernement. Cette arrière-pensée perçait sous les menaces conditionnelles que renfermait la lettre du roi. La Cour n'attendait évidemment qu'un prétexte, pour déchirer la nouvelle charte et reprendre aux Angevins la liberté qu'elle leur rendait à regret. Ceux-ci n'étaient, du reste, que trop portés à lui en fournir. Jamais la paix et la concorde n'avaient été plus loin de leurs cœurs qu'au moment où elles leur furent le plus nécessaires.

Le parti populaire d'Angers accueillit sans doute avec joie la restitution qui lui était faite. Mais il ne put voir sans colère ses chefs les plus aimés et les plus influents exclus par la volonté du prince de toutes les charges municipales. Sa malveillance séculaire contre le Corps judiciaire en fut accrue. Il se persuada aisément que la coterie de l'hôtel de ville avait elle-même demandé aux ministres cette restriction du droit électoral. La classe privilégiée allait se cantonner dans la mairie et l'échevinage comme dans son bien et son héritage. Tant de luttes pour faire prévaloir le principe démocratique auraient donc été en pure perte. Cette pensée surexcitait le peuple et le prédisposait aux plus violents excès. Sa haine contre les officiers royaux s'enhardissait encore par suite de ce fait, que la magistrature angevine commençait à se diviser.

Cet ordre, jusqu'alors, si homogène, tendait à former deux partis, dont l'un devait forcément se rapprocher de la démocratie. Depuis longtemps, le Présidial détenait presque toutes les charges municipales, accaparait les faveurs royales et bénéficiait seul de toutes les réactions. Les tribunaux inférieurs ne pouvaient se défendre à l'égard de cette Cour d'une jalousie, qui, contenue bien des années, éclata violemment au lendemain de la Fronde. La Prévôté surtout, trouvant trop petite la part qui lui était laissée dans l'administration de la cité, sembla prendre à tâche de contrecarrer l'oligarchie. En 1654 et 1655, nous la voyons revendiquer hautement le droit de juger les procès intéressant les membres du Corps de ville. Ceux-ci, comme nobles, ne relevaient que de la Sénéchaussée. Les soumettre à la juridiction de la Prévôté, c'était les faire déchoir, les ramener ipso facto au sein de la roture. La fureur des privilégiés s'exhala en termes amers et menaçants contre d'anciens alliés devenus leurs rivaux et qu'ils regardaient comme des traîtres. Ils devaient aller peu après jusqu'à demander la suppression de la Prévôté : Les désordres passez, disent-ils en janvier 1657, proceddent en partye de la jalousie que les officiers de la Prévosté ont de tout temps témoigné avoir contre les autres magistratz tant royaux que populaires, ce qui les a obligez, pour se fortiffier contre l'authorité légitime, de flatter le peuple pour se le rendre favorable[18].

Grâce à ses nouveaux alliés, la démocratie angevine pouvait parler haut. Elle ne s'en fit pas faute. Le Corps de ville prêtait, du reste, à la critique. Les plaintes du peuple étaient justifiées par les malversations et les gaspillages des officiers municipaux. Jamais les membres du Conseil ou de l'Échevinage n'avaient autant voyagé, pour leurs affaires ou pour leur agrément, que depuis la fin de la Fronde. Chaque fois que l'un d'eux avait besoin ou envie d'aller à Paris, il se faisait attribuer par ses collègues, à charge de revanche, une prétendue mission, dont le résultat le plus clair était d'appauvrir la ville de quelques centaines ou de quelques milliers de livres, selon le temps qu'il lui plaisait de rester dans la capitale. Il existait aussi pour les membres de cette coterie un moyen peu coûteux d'acquérir de hautes protections. C'était de faire au nom de la ville des présents aux ministres, aux grands seigneurs, enfin à tous les personnages en crédit, dont ils pouvaient espérer quelque faveur. Les surintendants et autres principales personnes du Conseil aimaient fort, paraît-il, les melons de Langeais. Aussi le maire d'Angers leur en envoyait-il régulièrement trois douzaines par semaine. A d'autres on expédiait des poires de Bon-Chrétien, du gibier, du poisson. L'Anjou produit des vins blancs fort estimés. Aussi le Corps de ville croyait-il devoir en faire les honneurs à toutes les personnes dont il voulait gagner les bonnes grâces. Elles étaient sans doute Fort nombreuses ; car, en 1654, l'Échevinage fit fabriquer des flacons d'étain, pour éviter les grandes despenses que ce Corps est obligé de faire pour les présents de vin[19].

On conviendra que les officiers municipaux d'Angers se créaient des protecteurs à peu de frais. Mais le peuple, qui payait les présents, trouvait, non sans raison, ces magnificences malséantes. Il remarquait aussi fort justement que, chaque fois que la ville avait à payer une taxe nouvelle, le Corps municipal avait bien soin de l'établir non sous forme de capitation, mais sous forme de pancarte ou contribution indirecte. Si l'impôt eût été personnel et proportionné aux revenus, les riches en auraient payé une assez forte part ; mais, comme il pesait sur les marchandises, et en particulier sur les denrées alimentaires, le peuple en supportait presque toute la charge. C'est par des droits d'entrée sur le vin, la bière, le cidre, que l'Échevinage prétendait, en 1654 et 1656, augmenter les recettes de la ville et satisfaire aux exigences croissantes de l'État. Aux yeux des pauvres gens, les magistrats bénéficiaient personnellement, par une connivence coupable avec le ministère, de l'aggravation des impôts. Les officiers municipaux passaient pour des maltôtiers, spéculant sui la soif et la faim du peuple. Il n'était pas de monopole, de manœuvres frauduleuses, que la classe ouvrière ne lui imputât. Ils avaient obtenu, en 1649, l'établissement d'une manufacture royale de toiles à Angers. Mais, loin de leur savoir gré de cette innovation, les artisans n'avaient cessé, depuis cette époque, de protester contre une mesure dans laquelle ils ne voyaient que le calcul de quelques capitalistes sans entrailles. Les corporations des filassiers et des tissiers, menacées dans leurs privilèges, s'élevaient, en 1656, plus violemment que jamais, contre les fondateurs de la manufacture, et luttaient désespérément contre une concurrence à leurs yeux aussi ruineuse que déloyale. Depuis bien longtemps aussi, le peuple flétrissait les malversations de quelques magistrats, qui, pour s'être portés garants des dettes de la ville, provoquaient contre elle des mesures de rigueur ou de nouvelles taxes, s'emparaient des deniers communs, se payaient de leurs propres mains d'avances que parfois ils n'avaient pas faites, et se conduisaient souvent en véritables usuriers[20].

Tous ces mécontentements amoncelés éclatèrent en orage, le jour où un membre de l'ordre judiciaire s'avisa de monopoliser à son profit tous les revenus municipaux. Après bien des pourparlers, et malgré les résistances populaires, un magistrat royal, qui faisait partie du Conseil de ville, osa se faire adjuger par ses collègues la ferme générale des recettes et deniers communs. En vertu d'un bail, dont la durée devait être quatre ans, ce capitaliste, nommé Dumont-Avril, s'engageait à verser annuellement 75.000 livres dans la caisse municipale. Mais en retour, il allait jouir de tous les droits domaniaux et percevoir pour son compte tous les impôts que, jusqu'alors, l'Échevinage avait directement levés. Les Angevins ne purent croire qu'il n'y eût point eu de collusion entre les auteurs de ce marché. Presque tous s'accordèrent à le blâmer. Tout le monde sentait bien que le prix, déjà fort élevé, de la ferme, était loin de représenter la somme totale que l'adjudicataire entendait tirer des Angevins. Effectivement, Dumont-Avril espérait, grâce à l'abandon que le Corps municipal lui faisait de tous ses droits, réaliser de gros bénéfices. Après toutes les aggravations d'impôts qu'elle avait subies depuis 1652, la ville se voyait encore, par l'avidité d'un partisan, menacée d'une surcharge. Devait-elle s'y soumettre ? Si elle l'acceptait, jusqu'où n'iraient point les exigences des maltôtiers[21] ?

La masse des contribuables ne mit pas longtemps à résoudre la première de ces deux questions. Dumont entra le Pr octobre en jouissance de sa ferme. Dès le lendemain, une émeute terrible éclata dans la ville, et la fureur populaire, longtemps contenue, éclata contre le malencontreux adjudicataire et ses agents. Loin de déguiser aux yeux de ses concitoyens la tyrannie fiscale dont il était investi, Dumont semblait avoir pris à tâche d'en exagérer les brutalités. Les percepteurs placés par lui aux portes de la ville ne se contentaient pas de faire payer les anciennes taxes. Ils prétendaient aussi soumettre à l'impôt des denrées et marchandises de première nécessité et d'autres d'une valeur presque nulle, qui, jusqu'alors, étaient toujours entrées à Angers en franchise. Le blé, la farine, le pain, le beurre, les œufs, le lait, les volailles, les légumes, les fruits, et jusqu'aux souliers et aux sabots, étaient compris, selon eux, dans la liste des objets imposables. Cette innovation exaspéra les plus timides. Les habitants de la ville et les paysans des alentours se ruèrent sur les corps-de-garde et les bureaux des maltôtiers, les pillèrent et les détruisirent de fond en comble. Parmi les agents de Dumont, les uns firent cause commune avec les émeutiers, les autres se dérobèrent par la fuite aux vengeances populaires. En quelques heures, Angers reprit l'aspect d'une cité rebelle ; tous les pouvoirs publics furent méconnus ; et, s'il se fût trouvé quelque La Trémoille ou quelque Rohan pour prendre le commandement de la place, la population se fût jetée dans la guerre civile, comme en 1649 et en 1652[22].

Les magistrats firent en vain tous leurs efforts pour intimider les factieux et les ramener à l'obéissance. Ils n'avaient ni la force matérielle qui dompte les corps, ni la force morale qui subjugue les âmes. Le Conseil de ville eut beau interdire aux percepteurs d'exiger aucun droit sur les denrées dont il a été fait mention plus haut (4 octobre). Les agents de Dumont n'osèrent pas retourner à leurs postes ; ou, si quelques-uns y reparurent, ce ne fut que pour constater leur impuissance absolue vis-à-vis du peuple mutiné. Non contents d'une diminution de taxe, les contribuables paraissaient décidés à ne plus rien payer. De fait, plus d'une semaine s'écoula sans qu'aucun indice fit pressentir le rétablissement de l'ordre et de l'autorité. Le Corps de ville, éperdu, tourna les yeux vers le ministère et dut invoquer l'aide des gouverneurs royaux.

Le maire et les échevins auraient mieux aimé pouvoir se passer d'un secours qui devait, ils le sentaient bien, leur coûter fort cher. La royauté allait sans doute les tirer de l'embarras où ils s'étaient mis. Mais n'allait-elle pas aussi les rendre responsables des troubles sans cesse renaissants et des rébellions qu'ils ne savaient ni prévenir ni réprimer ? Ne profiterait-elle pas de l'occasion pour restreindre les privilèges du Corps de ville ? Ces réflexions portèrent les magistrats à dissimuler quelque peu la gravité du mouvement populaire dans le rapport qu'ils en firent au gouvernement. M. de Fourilles étant alors à Paris, ils durent s'adresser, pour obtenir une protection immédiate, au marquis de la Varenne, qui exerçait toujours les fonctions de lieutenant-général pour le roi dans la province d'Anjou. Ce seigneur, comme on sait, résidait à La Flèche. Les officiers municipaux lui dépeignirent leur situation comme assez grave pour motiver son intervention, sans cependant nécessiter un grand déploiement de forces.

La Varenne ne péchait point par excès de mansuétude envers le parti populaire. Mais il aimait fort son repos, et, ne voyant dans les troubles d'Angers qu'une querelle intérieure sans conséquences possibles au dehors, il ne se souciait guère d'y jouer un rôle. 11 eût donc laissé volontiers maltôtiers et contribuables se débattre et s'entre-déchirer, si sa charge ne lui eût fait un devoir d'avertir la Cour de ce qui se passait dans sa province. Le ministère, à la nouvelle des désordres qui venaient de se produire dans une ville où naguère la Fronde avait trouvé tant d'appui, craignit d'y voir renaître la guerre civile. Aussitôt, des mesures énergiques furent prises en haut lieu pour étouffer la rébellion. Des troupes reçurent l'ordre de marcher vers Angers. La Varenne, malgré sa répugnance, dut écrire, le 15 octobre, au maire et aux échevins qu'il allait partir pour leur ville, afin d'y restablir les bureaux et faire chastier les coupables. Il ne négligea rien, du reste, pour effrayer les officiers municipaux et tous les Angevins. Si je trouvois quelque obstacle, ce que je ne crois pas, on a commandé deux régiments pour me venir appuyer... au premier advis que j'en donneray. Le lieutenant-général n'en persistait pas moins à regarder la répression comme affaire de police urbaine, et à vouloir s'en décharger, s'il était possible, sur les magistrats d'Angers. Je vous mande, ajoutait-il, et à tous les cappitaines et officiers de la ville, à peine de désobéissance et d'en respondre, de vous rendre... Angers le jour que je vous donneray advis que j'y arriveray, que les cappitaines des quartiers s'asseurent des habitants les plus assurez pour leur fidellité au service du Roy, pour leur faire prendre les armes quand je l'ordonneray. Il prescrivait aussi aux officiers municipaux de mettre leurs canons en estat. Il semblait que ce fût à eux à rétablir l'ordre et que l'office de la Varenne dût se borner à venir constater de visu la soumission du peuple angevin. Pour lui, il paraissait surtout préoccupé de sa propre sécurité et des moyens de se prémunir contre la sédition lorsqu'il serait clans la ville. Il demandait qu'on lui tînt une maison prête près d'une des portes d'Angers, sans doute pour pouvoir s'esquiver plus facilement ; que cette maison fût assez grande pour y loger toutes les mareschaussées qu'il devait amener ; enfin que les habitants les plus fidèles au gouvernement vinssent faire la garde dans les demeures avoisinantes[23].

Les magistrats, qui n'avaient fait appel au lieutenant-général qu'à leur corps défendant, ne purent contenir leur mauvaise humeur à la lecture de cette lettre. Les charger de rétablir l'ordre dans une ville où, depuis plusieurs semaines, ils étaient réduits à une impuissance absolue, c'était presque se moquer d'eux. C'était aussi vouloir rejeter sur eux tout l'odieux de la répression. Ils répondirent à la Varenne par d'amères récriminations. Leur langage fut même, à certains égards, blessant pour l'honneur de cet officier. Nous prendrons — lui écrivirent-ils le 18 octobre — la liberté de vous dire que sy vous persistez dans la résolution de ne venir point que touttes les choses que vous désirez estre faites avant votre portement ne soyent en estat, vous ne viendrez poulet que le calme n'y soit restably et tous les habitants en leur debvoir, estant très-constant que sy nous avions la liberté de faire armer les habitants pour faire obéir le Roy et la personne de son magistrat, nous n'aurions point eu recours à celle d'un gouverneur, et n'aurions point eu besoin de députter vers vous comme nous avons fait pour vous prier de venir par vostre présence appaiser un trouble que la rostre ne peut calmer. Vous nous escrivez, Monseigneur, comme sy nous estions aussi maitres de la ville et des habitants que nous debvrions estre..... Nous avons creu que la seulle présence d'uni ; lieutenant du Roy pouvoit assez pour la nécessité présente. Et nous vous disons encore que sy il vous plaisoit de vous transporter en cette ville avec l'escorte que les prévotz de la province sont obligez de vous fournir, il ne sera point nécessaire de tenir notre canon prest, d'establir des corps de garde prosche d'une porte de la ville mieux gardée qu'à l'ordinaire, touttes lesquelles précautions que vous désirez seroient plus capables d'allarmer les habitants que de leur inspirer la paix. Ce sera à vous, Monseigneur, lorsque vous serez arrivé, sy le jugez à propos, demander les cappitaines et leur enjoindre de s'asseurer de leurs gens. Ne doubtez point que vous ne soyez mieux obéi que les magistrats populaires, que le commun peuple accuse bien souvent de tout ce qui ne succède pas à leur gré, jusques à se prendre à eux de la guerre, des contagions, et des stérillités....[24]

Les insinuations aigres-douces contenues dans cette réponse piquèrent au vif le marquis de la Varenne. On avait l'air de mettre en doute sa bravoure. Il riposta sèchement qu'il irait à Angers, lui troisième, pour signifier oralement les volontés du roi et les siennes propres. A quoy sy on a satisfait, ajoutait-il d'un style menaçant, j'y reviendrai pour y restablir les choses, sinon je ren-dray compte à la Cour de l'estat où est la ville d'Angers, et les remèdes y seront bientost apportez avec la severitté de l'authoritté royalle quand on est esloigné de son debvoir. Il enjoignait enfin au maire et aux échevins de convoquer les députés des paroisses et ceux des corps judiciaires à l'hôtel de ville pour le 22 octobre, jour où il se proposait de faire connaître ses intentions[25].

Les magistrats municipaux se hâtèrent d'obéir, et, pendant que La Varenne venait s'installer à l'évêché, où il se jugeait plus en sûreté que partout ailleurs, les paroisses nommèrent leurs délégués (21 octobre). Mais l'arrivée du lieutenant-général, loin de disposer le peuple à la soumission, sembla l'encourager à la rébellion. L'attitude que cet officier avait prise vis-à-vis du Corps de ville avait sans doute fait croire aux Angevins qu'il était de cœur avec eux, et qu'il verrait sans déplaisir triompher  le parti populaire. On put croire qu'il se laisserait volontiers forcer la main. Les gens des paroisses résolurent donc de profiter de sa présence pour tenter, au détriment du Corps judiciaire, une révolution que probablement il n'oserait pas désavouer lorsqu'elle serait accomplie.

L'émeute du 22 octobre, à laquelle participa presque toute la population d'Angers, dépassa beaucoup en gravité et en portée celle qui avait eu lieu au commencement du même mois. Elle fut en effet concertée, tandis que la première avait été soudaine et irréfléchie. Le 2 octobre, les mutins s'étaient attaqués seulement aux percepteurs des deniers communs. Le 22 ils vinrent assaillir le Corps de ville et lui dicter des lois.

Pendant plusieurs heures, le Conseil dut délibérer sous les couteaux, en présence d'une foule furieuse, qui menaçait de mort les maltôtiers et demandait l'abolition immédiate de la pancarte et de toutes les taxes nouvelles. Les magistrats, éperdus, consentirent à tout pour sauver leur vie. Des conclusions conformes aux exigences des mutins furent portées, et La Varenne, qui n'osait pas se rendre à la maison commune, envoya dire qu'il les ratifiait. Le peuple, à demi-satisfait, évacua tumultueusement l'hôtel de ville. Mais le vice-maire, Syette, et les échevins ne furent pas pour cela hors de danger. Car, comme ils se retiraient dans leurs domiciles, la multitude les assaillit dans la rue. Accablés de coups de poing, frappés de bâtons et de pierres, les vêtements en lambeaux, le corps en sang, ils n'échappèrent que par miracle et grâce au dévouement de quelques amis, qui les recueillirent dans leurs demeures[26].

Les mutins se répandirent ensuite dans toutes les parties d'Angers, pillèrent une maison et voulurent aller assaillir l'évêché. Ils espéraient sans doute y surprendre La Varenne et lui arracher, cette fois sans intermédiaire, un assentiment formel à leurs réclamations[27]. Les amis de l'évêque et du lieutenant-général, aidés des bourgeois paisibles qu'effrayait la sédition, les continrent jusqu'au soir. Le lendemain, comme il arrive d'ordinaire, l'effervescence populaire était calmée. La Varenne se hâta de quitter une ville où il craignait soit de succomber à la sédition, soit de se compromettre en cédant aux entraînements de la foule.

Sa retraite était de mauvais augure pour les mutins. Le peuple, épouvanté de ses propres excès et s'attendant aux plus cruels châtiments, tomba dans le découragement et la prostration. Quelques jours se passèrent, et les officiers municipaux, se rassurant par degrés, osèrent sortir de leurs cachettes. Ils firent un appel pressant à La Varenne, qui les avait abandonnés, et à la Cour, qui, jusqu'alors, n'avait pas soupçonné la gravité de leur situation. En attendant les secours que le gouvernement ne pouvait manquer de leur envoyer, ils parlèrent, dans les premiers jours de novembre, de rétablir les corps-de-garde et les bureaux de perception aux portes de la ville. Comme les agents de Dumont-Avril faisaient défaut, ils en nommèrent d'autres, qui, sous l'autorité du Corps de ville, devaient faire exécuter le bail accordé à ce partisan[28]. Mais la docilité des Angevins n'allait pas encore jusqu'à payer les taxes. Il fallait pour les y contraindre une nouvelle occupation militaire. Ils n'eurent pas longtemps à l'attendre.

Le 8 novembre, le Conseil municipal reçut une lettre par laquelle La Varenne l'informait qu'il avait ordre de se transporter à Angers, avec M. de Fontenay-Hotman, maître des requêtes. Ce dernier, qui avait succédé à de Heere, exerçait dans la Généralité les fonctions d'intendant ; il résidait d'ordinaire à Tours. Le lieutenant-général enjoignait à tous les bourgeois, manants et habitants de s'assembler, le 15 ou le 46, pour apprendre, de lui et de son compagnon, les volontés royales. Les Angevins, alarmés à cette nouvelle, le furent bien davantage peu de jours après. Ils apprirent en effet que la Cour avait révoqué les instructions données à La Varenne et pris des mesures plus rigoureuses pour les châtier. Le ministère, craignant sans doute que le lieutenant-général n'apportât pas assez de zèle dans la réaction qu'il méditait, avait donné mission à M. de Fourilles de le remplacer. Plusieurs régiments furent mis à la disposition de cet officier. En vain le Corps municipal envoya des députations vers la Cour et vers M. Hotman, pour faire les soumissions de la ville et obtenir qu'elle fût déchargée de garnison (14-18 novembre). Le gouvernement, résolu à frapper, ne voulut donner aux Angevins aucune espérance. Le 21 novembre arrivèrent deux lettres menaçantes. L'une était du roi et portait mue plusieurs compagnies du régiment des gardes allaient arriver en ville pour remettre et restablir la paix et la tranquillité, un chascun des habitants dans le debvoir et l'obéissance qu'ils nous doivent, tonnes choses en bon ordre, et faire chastier les principaux autheurs de l'émotion et sédition... L'autre était de Fourilles et annonçait l'arrivée prochaine de 1.500 soldats, les répartissait d'avance entre les divers quartiers de la ville et demandait pour leurs officiers les meilleurs logements d'Angers, n'estant pas raisonnable, ajoutait le gouverneur, que des personnes qui sont au Roy et qui viennent pour le restablissement de son authorité soient incommodez[29].

L'effet suivit de près la menace. Au milieu de la consternation générale, Fourilles et Hotman firent leur entrée dans la ville — derniers jours de novembre. Pendant cinq semaines, la vengeance royale s'exerça rigoureusement sur le parti populaire. Les membres du Présidial eurent le tort de s'associer à ces représailles. Le conseiller Gohin et le lieutenant-criminel furent adjoints par cette Cour à M. Hotman pour l'aider dans ses poursuites, c'est-à-dire lui désigner les victimes. Pendant tout le mois de décembre, le sang coula sur les échafauds[30].

Quand les bourreaux eurent terminé leur sinistre besogne, Fourilles et Hotman convoquèrent les Angevins à l'hôtel de ville en assemblée générale. Le gouverneur déclara que, la première partie de sa mission, qui consistait à punir, étant accomplie, il allait procéder à la seconde. La pancarte avait occasionné le tumulte ; il s'agissait de la rétablir (29 décembre). Après un simulacre d'examen, elle fut en effet remise en vigueur (2 janvier 1637). Le tarif des droits affermés à Dumont-Avril fut dressé de nouveau et imposé comme par le passé aux contribuables. Il s'appliquait à tous les objets d'échange et de consommation journalière, sauf les céréales, le pain et les menues denrées que les paysans pouvaient porter à la main en venant au marché. Les Angevins avaient reçu de trop dures leçons pour protester. Il leur fallut bien se soumettre et payer. Hotman exerça du reste, pendant plusieurs semaines, sur les agents de l'octroi, une impitoyable vigilance. Certaines portes de la ville étaient mal surveillées, surtout la nuit. Il en chassa les gardiens et les remplaça par des hommes sûrs (19 janvier). Enfin, pour prévenir le retour des désordres qu'ils étaient venus réprimer, le gouverneur et l'intendant se firent donner par le roi l'ordre de doubler le nombre des officiers des compagnies bourgeoises, avec la permission de nommer les nouveaux titulaires et de révoquer les anciens, s'ils le jugeaient à propos (8-27 janvier)[31].

Pendant que toutes ces représailles s'accomplissaient, les soldats de Fourilles vivaient à discrétion dans la ville, violentaient les habitants, pillaient les maisons et commettaient impunément mille actes de vandalisme. A la fin de janvier, ils en étaient venus à ce point d'insolence, que l'ordinaire de leurs hôtes ne leur paraissait plus digne d'eux, et qu'il leur fallait une nourriture plus recherchée. Le registre des Conclusions constate à cette époque les plaintes des bourgeois contre les garnisaires qui ne se contentent pas de la qualité des viandes dont les habitants ont accoutumé de se pourvoir, mais contraignent leurs hostes de leur fournir du gibier et des viandes de prix... joint que la plupart des soldatz sont nosriz dans une maison et tirent de l'argent de deux ou trois, soubs de faux prétextes et en vertu de billets a qui leur sont donnez par les capitaines ou sergens des compagnies autres que ceux qui leur ont esté délivrez pour le logement de leur compagnie... Enfin les habitants sont contraincts de quitter leurs maisons après avoir vendu jusques à la dernière pièce de leurs meubles pour assouvir l'avarice des soldatz[32].

Ces excès se renouvelèrent jusqu'au moment où la Cour, jugeant la ville suffisamment punie, ou peut-être ayant besoin de ses troupes, crut devoir rappeler d'Angers le régiment des gardes. Encore les garnisaires réclamèrent-ils, avant de partir, une indemnité de 30.000 livres. Les Angevins protestèrent. M. Hotman répondit poliment qu'il était désolé de leur embarras, mais qu'il fallait que la somme fût payée dans les vingt-quatre heures. La détresse des habitants le força pourtant d'en rabattre. La ville réunit à grand'peine 20.000 livres. L'intendant dut s'en contenter, et, après deux mois et demi de pillage, les soldats évacuèrent Angers (février 1657)[33].

Vu ce qui venait de se passer, les Angevins devaient s'attendre à la confiscation prochaine et définitive de leurs libertés municipales. La royauté se crut en effet libérée de toute obligation envers une ville qu'elle pouvait regarder comme coupable de rébellion. En fait, les émeutes de 1656 n'avaient porté aucune atteinte au pouvoir royal ; elles n'avaient menacé qu'une petite aristocratie urbaine et n'avaient eu d'autre portée que celle d'une révolution municipale. Mais, depuis la Fronde, tout mouvement populaire était odieux au gouvernement central. Mazarin et Louis XIV ne demandaient qu'un prétexte pour reprendre aux Angevins le droit électoral qu'ils leur avaient en partie rendu au mois d'avril 1656. Ce prétexte, ils le tenaient enfin. La ville leur avait fourni des armes contre elle-même ; ils s'en servirent, ils lui retirèrent pour toujours le plus précieux de ses privilèges.

Le 1er mai 1657, le Conseil de ville et les députés des paroisses étaient réunis à l'hôtel de ville pour procéder librement aux élections. Le maire, Cupif d'Aussigny, ouvrit la séance par une allocution grave et triste, qui résonna douloureusement aux oreilles des Angevins. La compagnie trouvera, dit-il, bien de la différence entre la cérémonye qui se doit faire aujourd'huy, et celle qui se fist il y a un an dans une assemblée pareille à celle-cy, que l'on commença l'an passé par la lecture des Lettres du Roy... par laquelle S. M. restablissoit les habitants de la ville dans le droict duquel ils avoient esté privez par quelques années de pourvoir par leurs suffrages aux charges et magistratures populaires, mais... à ce jour (je) ne (me puis) dispenser de faire faire lecture d'une lettre de la mesme part toute différente et d'un arrest du Conseil, par lesquels le Roy, pour marquer son indignation contre la ville et le peu de confiance qu'il a dans la conduitte des habitants à cause des derniers désordres, leur donne de son authorité absolue un maire et des échevins pour les deux années prochaines...

L'arrêt du Conseil d'Etat, annoncé par Cupif, ne portait point abolition formelle de la mairie et de l'échevinage électif. Mais, aux termes dans lesquels il était conçu, il était facile de voir que la royauté n'entendait point restituer jamais leurs libertés aux Angevins. Le Roy, voulant assoupir entièrement les troubles de la ville d'Angers, qui ont procédé en partye des ligues qui se sont faites pour parvenir aux charges de l'hostel commun de ladite ville, dont les advantages ont atiré les particuliers à y porter leurs prétentions et soliciter les suffrages avec chaleur, et divisé les familles en brigues et partialitez... Ayant recognu que les mouvements publicqs survenuz en ladite ville procèdent en partye des divisions, prétentions que les habitants d'icelle avoient auxdites charges, pour empescher lesdites partialitez et prévenir pareil désordre à l'advenir, S. M. a estimé à propos... de nommer les maire et eschevins qui doivent entrer en charge en cette prochaine eslection...

La lettre du roi, datée du 21 avril, enjoignait aux Angevins de reconnaître comme-maire le sieur de Monac, exempt des gardes du corps, et comme échevins les sieurs Brécheu et François de Monselet[34].

L'assemblée, atterrée, ne tenta point une résistance inutile. Chacun sentit qu'il fallait plier. La Fronde était bien morte. Déjà la royauté ne souffrait plus ni opposition ni remontrances. La ville d'Angers, comme bien d'autres, dut pleurer en silence ses libertés perdues. Heureuse encore si l'absolutisme l'eût distraite de ses regrets par des bienfaits ! Mais si elle avait parfois abusé de ses privilèges, le gouvernement royal n'abusa pas moins du pouvoir usurpé qu'il s'était arrogé sur elle.

Louis XIV ne perdit jamais le souvenir et le ressentiment des humiliations qu'il avait subies au temps de la Fronde. Les cités qui avaient osé résister à ses armes durent peu à peu renoncer non-seulement au choix de leurs administrateurs, mais aux plus importants de leurs privilèges et de leurs immunités. Angers garda ses murailles, mais se vit enlever ses canons et eut chaque année, outre les subsistances à payer, une garnison à recevoir. Les magistrats les plus dociles en vinrent à se plaindre. Ils furent jetés en prison. L'exemption de l'arrière-ban et du droit de francs-fiefs, dont les Angevins jouissaient depuis deux siècles, leur fut fréquemment contestée à partir de 1673. Ils durent dès lors la racheter à plusieurs reprises, et à très-haut prix. Le peuple, accablé de taxes nouvelles, tomba dans l'extrême misère ; on le constate par certains rapports officiels de la fin du XVIIe siècle. La population de la ville descendit de 50.000 à 36.000 âmes entre 1674 et 1699. Les magistrats eux-mêmes, qui avaient donné tant de preuves d'attachement à la royauté, ne furent pas épargnés. Les membres du Conseil et du Corps de ville furent dépouillés de la noblesse (1667-1673), et, malgré leurs réclamations, durent se résigner à rester roturiers. Plus tard (1690-1692), Louis XIV s'appropria tous les offices municipaux, pour les transformer en charges vénales. On acheta dès lors des titres héréditaires de maire, d'échevin, de procureur du roi, de greffier, de concierge et même de tambour de l'hôtel de ville. Il en fut de même des grades dans la milice urbaine. En vain la cité, à plusieurs reprises, racheta ses offices, déboursa notamment, en 1722, 796.000 livres pour les recouvrer. Le gouvernement renouvela dix fois cette espèce de confiscation. A la fin (1735), les Angevins s'estimèrent heureux de pouvoir reprendre leurs charges municipales par abonnement, au prix de 170.000 livres. A partir de cette époque, ces fonctions ne furent plus forcément héréditaires, mais elles demeurèrent vénales. Du reste, jamais la ville ne recouvra le droit de choisir librement son maire et ses échevins. Jusqu'en 1789, elle ne put que désigner des candidats. La nomination des magistrats municipaux ne cessa d'appartenir au gouvernement. L'autorité monarchique, plus arbitraire qu'autrefois, devint en même temps moins tutélaire. Les exigences croissantes du fisc et le désordre qui régnait au sonie siècle dans l'administration augmentèrent, au delà de toute expression, l'appauvrissement de la ville. A la veille de la révolution, la famine était presque permanente ; la mendicité semblait incurable ; des bandes de voleurs portaient l'effroi jusqu'aux portes d'Angers. Confondus dans une sujétion commune, le parti populaire et l'aristocratie judiciaire en vinrent à oublier leurs rivalités et à s'unir sincèrement pour la revendication des libertés municipales. La réconciliation était faite en 1789. Car à ce moment toutes les classes s'accordèrent à protester contre le gouvernement arbitraire[35].

En cette ville, comme en beaucoup d'autres, la discorde avait enfanté l'impuissance ; l'union de tous fit la force. La discorde était née des privilèges de corps. Si les Angevins avaient eu, dès le XVe siècle, une loi égale pour tous, il ne se serait point formé parmi eux de classes ni de partis. Ils n'eussent point donné, pendant deux cents ans, le spectacle attristant d'un patriciat jaloux, luttant, parfois sans gloire et sans dignité, contre une plèbe inquiète, turbulente et téméraire. La concorde eût sans doute préservé la ville de la Ligue et de la Fronde. L'émulation féconde et le libre concours de tous eussent décuplé l'importance d'une cité que la nature semblait avoir destinée à devenir le chef-lieu de la France occidentale. Malheureusement, la haute bourgeoisie fut trop préoccupée de se maintenir sans partage au pouvoir et de fermer l'accès des honneurs au parti populaire. On la vit même, en haine de cette classe inférieure, de laquelle pourtant elle était issue, s'allier imprudemment à la royauté et provoquer des empiètements dont elle devait à son tour être victime. — Le peuple, de son côté, ne montra ni assez de prévoyance ni assez de sagesse. Il eut le tort grave de paraître séditieux quand il eût dû tout faire pour paraître calme. Il fournit à l'aristocratie des motifs d'accusation, au pouvoir royal des prétextes de représailles. Il abusa d'une victoire momentanée pour s'unir aux ennemis de l'Etat et soutenir une guerre civile, qui ne pouvait, en aucun cas, lui être profitable. — Par suite de ces divisions, la ville perdit ses libertés et dépendit absolument, pendant plus d'un siècle, de l'autorité royale. La monarchie profita-t-elle au moins de ce long espace de temps pour procurer aux Angevins les avantages qu'eux-mêmes n'avaient pas su se donner ? Leur fit-elle oublier, à force de bienfaits, leurs immunités et leurs droits confisqués ? L'état clans lequel elle laissa la ville nous prouve qu'elle n'avait pas su remplir cette tâche. Ainsi se trouve vérifiée cette loi historique — que bien d'autres ont démontrée avant nous —, que les entrainements du plus grand nombre, le privilège de quelques-uns et l'absolutisme d'un seul sont également nuisibles au développement des sociétés.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 164-170.

[2] V. pour plus amples renseignements le Journal de Valuche (Revue de l'Anjou, août 1870).

[3] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 183.

[4] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 85, fol. 3-4.

[5] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 85, fol. 141.

[6] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 85, fol. 106.

[7] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 3.

[8] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84 et 85, passim.

[9] Marchegay, Montreuil-Bellay (dans la Revue de l'Anjou et de Maine-et-Loire, année 1862).

[10] V. le curieux récit de cette évasion dans les Mémoires de Retz (Amsterdam, 1718), t. III, 272-282.

[11] Registre du Présidial, p. 44.

[12] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 85, fol. 247. — Registre du Présidial, p. 47.

[13] Année 1858. p. 164-166.

[14] ... Le lundi, 24 apvril, grande partie de la noblesse du Bas-Anjou ont faict assemblée au bourg d'Ingrandes, pour délibérer de quelques affaires et en desputer un pour aller à Paris trouver le Roy touchant les maltoustes que l'on veut enlever sur eulx à ce que non dit. Ils c'estoient déjà assemblez au Lion d'Angers. (Journal de Valuche, dans la Revue de l'Anjou, août 1870.)

[15] Registre du Présidial, p. 45, 46.

[16] Registre du Présidial, p. 48-50. — Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 37.

[17] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 113, 114.

[18] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 195.

[19] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 85, fol. 42, 66, 148, etc.

[20] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 85, 86, passim.

[21] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 115-150.

[22] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 168, 169.

[23] L'original de cette lettre se trouve à la bibliothèque d'Angers (Mss. 874, pièce 11).

[24] Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 12.

[25] Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 12.

[26] V. le récit complet et fort intéressant de cette émeute, tiré du Registre des conclusions de la Mairie, aux Éclaircissements et pièces justificatives, n° 12.

[27] Barthélemy Roger, Histoire d'Anjou.

[28] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 172, 173.

[29] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 172-181.

[30] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 187-189. — Registre du Présidial, p. 52-54.

[31] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 88, fol. 187-205.

[32] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 88, fol. 205.

[33] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 86, fol. 205-215.

[34] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg, 87, fol. 1-5.

[35] Sur l'histoire municipale d'Angers, de 1657 à 1789, consulter les Archives anciennes de la Mairie, série BB, reg. 87-134 ; — le Rapport sur l'Anjou (en 1699), de Miroménil (dans les Archives d'Anjou, de Marchegay, t. I) ; — le Recueil des privilèges de la ville et mairie d'Angers ; — Angers et l'Anjou sous le régime municipal, par Blordier-Langlois, etc., etc.