LA FRONDE ANGEVINE

TABLEAU DE LA VIE MUNICIPALE AU XVIIe SIÈCLE

 

CHAPITRE VI.

 

 

Rohan-Chabot gouverneur de l'Anjou. — Son attitude au milieu de la Fronde princière. — Siège et capitulation du château de Saumur. (Septembre 1619-mai 1650.)

 

Le maréchal de Brézé, fort attaché à la ville de Saumur, qu'il appelait sa patrie, en conserva le commandement particulier. Mais à la prière de son gendre, il voulut bien se démettre, moyennant 300.000 livres, du gouvernement général de l'Anjou. Condé, tout-puissant alors à la Cour, fit conférer cette charge à un jeune seigneur dont il s'était constitué le patron et qu'il comptait bien retenir dans sa clientèle. Ce gentilhomme, nommé Henri de Chabot, cadet d'une famille illustre mais peu aisée, était venu de bonne heure chercher fortune auprès des grands. Sa bonne mine, la souplesse de son caractère et le charme de sa conversation l'avaient fait remarquer de Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII. Ces qualités lui avaient un peu plus tard valu la faveur du duc d'Enghien, qui, lors de son amour romanesque pour Mlle du Vigean, l'avait pris pour confident. Ce brillant cavalier avait enfin inspiré une insurmontable passion à une des plus nobles et des plus riches héritières du royaume. Mlle de Rohan, fille unique de l'ancien adversaire de Richelieu, et qui aurait pu épouser un prince, avait, malgré sa mère, choisi ce parvenu. Les ducs d'Orléans et d'Enghien, par affection pour Chabot, avaient favorisé ce mariage (1645). Anne d'Autriche et Mazarin les avaient secondés, pour empêcher la fille de Rohan de reconstituer la faction protestante en donnant son nom et sa fortune à quelque grand seigneur calviniste : Eu dépit des envieux, et malgré quelques tracasseries de famille, Henri de Chabot avait pris possession des immenses domaines que sa femme possédait en Bretagne. Le titre de duc et pair, attaché à ces fiefs, lui avait été promis ; et quoique le Parlement n'eût pas encore enregistré l'ordonnance qui le lui conférait, il ne laissait pas de le porter. Durant la première Fronde, il n'avait pas eu de peine à se déclarer contre les rebelles ; car tous ses amis et ses protecteurs étaient dans le camp du gouvernement ; tous ses ennemis personnels se trouvaient dans le camp opposé. Mazarin et Condé, un moment alliés, mais à la veille d'une éclatante rupture, avaient, en lui donnant l'Anjou, également placé leur confiance en lui. Au fond, l'un et l'autre se trompaient. Rohan-Chabot, incapable de haine, l'était aussi de reconnaissance. Principalement occupé de sa propre fortune, il devait exploiter les partis plutôt que les servir. Évitant de s'engager sans réserve et de se compromettre, il allait donner dans le même temps beaucoup d'assurances, mais peu de preuves de dévouement à deux factions contraires. La force des choses seule devait un jour le contraindre à se prononcer sans retour pour l'une d'elles.

Les magistrats angevins, si attachés à la cause royale, apprirent avec plaisir la nomination du nouveau gouverneur, que tout le monde regardait alors comme un Mazarin. Le parti populaire, de son côté, n'eut qu'à se louer de ses premiers rapports avec le successeur de Brézé. Rohan-Chabot ne se borna pas en effet à écrire — dès le mois de septembre — pour promettre à la ville entière ses bons offices et sa protection[1]. Il fit son possible pour la soustraire aux exigences nouvelles du fisc, auxquelles une misère chaque jour croissante ne lui permettait pas de satisfaire. S'il ne put la faire exempter de 20.000 livres demandées pour les Subsistances de 1649 et de 18.000 livres imposées pour l'entretien du régiment de Brézé, il la préserva du moins presque entièrement d'une occupation militaire qui eût pu être aussi ruineuse que celle de 1648. Menacés, pour l'hiver de 1649 à 1650, d'une nombreuse garnison, les Angevins durent à leur nouveau gouverneur de n'avoir à loger que l'état-major et une compagnie du régiment de cavalerie de Chamboy, qui appartenait au duc de Longueville. Peu après, une compagnie de chevau-légers ayant reçu l'ordre de venir renforcer cette petite troupe, le duc obtint qu'elle fût détournée et qu'elle allât s'établir à Craon. Il sembla même prendre les intérêts des Angevins plus qu'ils ne faisaient eux-mêmes. C'est du moins ce qui résulte d'une lettre qu'il écrivit aux officiers municipaux le 29 décembre, et dans laquelle il leur reprochait de ne pas compter assez sur son assistance. Messieurs, leur disait-il, j'ai appris que la compagnie des gendarmes qui est en vostre ville prétend estre traitée pour leurs ustensiles et vivres autrement que les chevaux légers, et se faire payer au nombre de cent, ce que je trouve fort estrange, et ne s'ils pas resollu de souffrir qu'on outrepasse les ordres du Roy, vous ordonnant de les faire suivre exactement et empescher qu'il n'y soit contrevenu. J'ay trouvé très-mauvais le traitté que vous aviez fait avec les compagnies qui estoient en vostre ville.... Tout le monde icy le trouve fort desadvantageux pour vous, et je ne veux plus que vous en fassiez en aucune fasson, vous assurant que j'ay assés de crédit et auctorité pour vous protéger et conserver quand vous ne contreviendrez pas aux ordres et règlements de S. M.... Je vous prie de faire sçavoir ma volonté à tous les autres lieux où il y a des gens de guerre en garnison, et qu'ils fassent pratiquer exactement le règlement que je vous ay envoyé, vous promettant d'y tenir la main[2].

Cette lettre était sans doute rassurante. Mais la présence de Rohan-Chabot au milieu des Angevins eût été un moyen plus efficace de tenir les soldats dans le devoir. On a lieu d'être surpris que, plus de trois mois après sa nomination, ce personnage n'eût pas encore mis les pieds dans une province dont il paraissait d'ailleurs très-heureux d'être le gouverneur. Un pays si fortement éprouvé par la guerre civile et par la misère ne pouvait rester longtemps loin de l'œil du maître sans qu'il eu résultât de nouveaux malheurs. Le duc le savait bien. Pourquoi donc se hâtait-il si peu de venir s'établir en Anjou ?

Vu son caractère et ses antécédents, vu aussi ce qui se passait à la Cour à cette époque, il est facile de répondre à cette question. Chabot ne s'était élevé à la haute position qu'il occupait qu'à force de souplesse et de complaisance pour les grands. Il avait recherché toutes les amitiés, toutes les protections. La multiplicité des relations qu'il s'était créées, des obligations qu'il avait contractées, finit par le mettre dans le plus cruel embarras. Ses divers protecteurs, brouillés entre eux et prêts à se déclarer la guerre, se disputaient le pouvoir. Quel parti prendre ? Il eût bien voulu n'en adopter aucun. Aussi ne se hâtait-il pas d'aller prendre possession d'une charge qui pouvait l'obliger à se déclarer pour les uns ou pour les autres. Il restait à Paris, observant les hommes et les choses, cherchant à maintenir l'union entre ses deux patrons, Mazarin et Condé, et faisant, dit Lenet, mille allées et venues vers l'un et vers l'autre pour en venir à bout[3].

Effort stérile, du reste, et qui ne pouvait que retarder une rupture inévitable. On sait que le vainqueur de Lens n'avait pris parti contre la Fronde, en 1649, que dans l'espoir secret de supplanter au ministère le cardinal Mazarin. Toujours au premier plan durant la guerre civile et les négociations de Rueil, ce fier soldat s'était habitué vite au rôle de maire du Palais. Il lui parut dur d'y renoncer quand le souple Italien eut repris, grâce à l'empire qu'il exerçait sur la Régente, son ancienne place dans l'État. Fort exigeant pour lui et pour ses amis, il obtint d'abord beaucoup d'un gouvernement qui le craignait. Les premiers refus qu'il essuya l'exaspérèrent. Plusieurs brouilleries et réconciliations entre le prince et le cardinal eurent lieu dans le courant de 1649. A la fin, Condé, soit pour faire affront à la Reine, soit, comme on l'a dit, pour lui imposer un galant et la dominer par l'amour, poussa un de ses amis à une démarche singulière. Le marquis de Jarzé, jeune seigneur angevin, renommé pour sa bonne mine et pour son esprit, lui était passionnément attaché. Plein de suffisance et de vanité, ce gentilhomme avait osé récemment se mesurer avec le duc de Beaufort, le héros de la Fronde parisienne. Heureux auprès des femmes, il ne cloutait pas que les plus belles et les plus nobles ne dussent s'estimer heureuses d'attirer ses regards. Condé n'eut pas de peine à lui persuader que la Régente elle-même ne lui pourrait résister. Anne d'Autriche avait quarante-huit ans. Mais elle était reine. Jarzé affecta donc pour elle la plus violente passion. L'imprudent ne se borna pas à parler, il écrivit. Sa lettre, déposée par une main complaisante sur la toilette de la reine, produisit un effet tout contraire à celui qu'il en attendait. Anne d'Autriche, sachant que le coup venait de Condé, ne put contenir sa colère. Le marquis osa reparaître devant elle. Mais elle l'accueillit par un discours fort aigre, que lui avait préparé Mazarin, et lui intima l'ordre de quitter la Cour. Le prince prit la disgrâce pour lui. Il alla déclarer à Mazarin, à Le Tellier, à d'autres ministres, qu'il entendait que la reine reçût Jarzé comme par le passé ; que cela serait parce qu'il le voulait. Je le mènerai par le poing, dit-il, et si elle lui fait mauvaise mine, je m'en prendrai au cardinal[4].

Anne d'Autriche dut subir cette humiliation. Mais, à partir de ce moment (fin de novembre 1649), elle voua au prince de Condé une haine implacable. Ce dernier, de son côté, se sentant menacé, fit hardiment ses préparatifs de guerre. Nous le voyons à cette époque mander à Paris son beau-père, le maréchal de Brézé, qui, déjà mal disposé à l'égard du cardinal, devait embrasser volontiers sa querelle. Peu après, il dépêche un de ses partisans, le jeu duc de Richelieu, vers le Havre, pour s'emparer de cette importante position. Mais d'autre part Mazarin travaille activement à le perdre, le brouille sans rémission avec le Parlement de Paris, surtout avec les anciens chefs de la Fronde, Beaufort, Gondi, etc., se rapproche de ces derniers (décembre-janvier), et prépare avec eux l'arrestation de Condé. Grâce à cet accord, le prince ne tarde pas à tomber dans les pièges de son adversaire. Le 18 janvier 1850, il est arrêté au Louvre, ainsi que son frère Conti et son beau-frère Longueville, conduits à Vincennes, puis à Marcoussis et au Havre, où il demeurera longtemps prisonnier[5].

Cette espèce de coup d'Etat ne causa pas de mécontentement à Paris, où Condé n'était pas aimé. Mais il eut pour conséquence de faire renaître la guerre civile dans plusieurs provinces et en particulier dans l'Anjou. Pendant que la duchesse de Longueville allait essayer de soulever la Normandie, puis détourner de son devoir le maréchal de Turenne ; que le duc de Bouillon partait pour agiter le Limousin et la Guyenne ; que d'autres encore prenaient les armes en Bourgogne au nom des princes prisonniers, le maréchal de Brézé, fidèle aux engagements qu'il avait pris envers son gendre, se hâtait de regagner le Saumurois. II avait, comme nous l'avons dit, conservé le gouvernement de Ce petit pays. Il y était puissant, y possédait de vastes domaines et pouvait en quelques jours y faire prendre les armes à plusieurs milliers d'hommes. Il ne désespérait pas non plus d'entrainer Angers et le reste de la province, déjà très-portés à la rébellion. L'absence de Rohan-Chabot favorisait, du reste, ses desseins.

La mort vint le surprendre au milieu de ses plans de révolte. Quoique peu âgé — car il n'avait que cinquante-trois ans —, il était fort affaibli, souffrait depuis longtemps de la goutte. Une attaque nouvelle de cette maladie l'emporta le 13 février 1650, peu de jours après son retour à Milly. Le bruit se répandit dans le pays que le maréchal s'était empoisonné, pour échapper, sans doute, à l'obligation de se déclarer contre le roi[6]. Pour qui ne connaît le caractère énergique et résolu du personnage, une telle supposition est inadmissible. La preuve que Brézé n'était point resté, comme on l'a dit[7], fidèle au gouvernement jusqu'à la mort, et qu'il n'avait point hésité à prendre le parti de son gendre, c'est que la Régente crut devoir lancer contre lui, dès le ter février, une déclaration de lèse-majesté. Cet acte, envoyé à Angers, fut enregistré par le Présidial de cette ville le 12 du même mois, c'est-à-dire la veille même de la mort du maréchal[8]. Quelques semaines après, sa maîtresse, Mlle Darvas, qui avait sans doute été de moitié dans ses projets de rébellion, était arrêtée à Paris et enfermée à la Bastille[9].

Du reste, les agents fidèles auxquels le maréchal laissa le commandement de ses châteaux montrèrent assez par leur attitude quelles avaient été les dernières instructions de leur maître. Des Chapizeaux à Milly, La Marti-fière à Brézé, surtout Dumont à Saumur, servirent de toutes leurs forces la cause des princes. Ils s'exposaient beaucoup, n'étant point grands seigneurs. On ne peut donc admettre qu'ils aient pris l'initiative de la guerre civile.

Quoi qu'il en soit, l'agitation qu'ils entretenaient dans une partie de l'Anjou gagnait de proche en proche. Ils purent bientôt tendre la main au marquis de Jarzé, qui, disgracié cette fois sans rémission, était revenu dans son château du Plessis-Bourré, altéré de vengeance, prêt à tout pour délivrer son maître et se laver lui-même du ridicule qu'il venait d'encourir. Ce seigneur s'occupait activement à lever des troupes. D'autre part, les agents des princes prisonniers parcouraient la province, sentaient l'or et les promesses. Les importants domaines que Condé possédait à Candé et Longueville à Montreuil-Bellay semblaient devoir être de nouveaux points d'appui pour la guerre civile[10].

Le ministère, pris au dépourvu par le soulèvement de plusieurs provinces, n'eut d'abord presque rien à opposer à celui de l'Anjou. Il se contenta, dans le courant de février, d'envoyer vers Dumont, qui tenait Saumur, un exempt pour le sommer de rendre cette place au comte de Comminges, qui venait d'en obtenir le gouvernement[11]. D'autre part, il licencia les soldats de Cham-boy, qui tenaient garnison à Angers, comme suspects d'attachement au duc de Longueville. Les Angevins virent avec joie partir ces pillards, qui sans doute allèrent grossir les bandes de la nouvelle Fronde. Les hôteliers et cabaretiers obtinrent la permission de faire saisir et vendre les chevaux des garnisaires, qui refusaient de payer leurs dépenses ; ces cavaliers partirent clone à pied. Il est vrai que, peu de jours après, les Angevins eurent à loger et nourrir non plus une, mais deux compagnies (3 février). Ces dernières étaient du régiment de Rouvray et inspiraient plus de confiance au gouvernement[12].

Au milieu des intrigues et des troubles que nous venons de raconter, le duc de Rohan avait paru, comme toujours, très-affairé, très-bien intentionné pour tous les partis, mais moins pressé que jamais de se montrer clans sa province. En février et mars 1650, au moment où la guerre civile menaçait d'embraser tout l'Anjou, il négociait à Paris avec le cardinal Mazarin, avec la princesse de Condé, le coadjuteur, avec tout le monde enfin, mais ne se déclarait ouvertement pour personne[13]. Aux Angevins, qui le suppliaient de venir enfin les visiter et les protéger, il répondait chaque jour qu'il allait se mettre en rente. Mais les semaines s'écoulaient, et Chabot ne partait jamais.

Ces retards pouvaient faire perdre patience à la ville et la pousser à quelque parti désespéré. Privée de guide et de modérateur, cette malheureuse cité n'allait-elle pas céder au veut de révolte qui soufflait de toutes parts autour d'elle ? La guerre civile, dans laquelle elle s'était jetée l'aminée précédente en présence de Brézé, n'allait-elle pas renaître plus facilement encore en l'absence de son successeur ? La classe populaire n'allait-elle pas trouver dans de nouvelles misères un nouvel aliment de haine et de vengeance contre le pouvoir établi ? Les hommes modérés ne seraient-ils pas entraînés, comme toujours, par la majorité ?

On pouvait le craindre ; et l'effervescence qui commençait à se manifester parmi les habitants d'Angers semblait présager un soulèvement prochain. Au commencement de mars, sur la nouvelle que le duc de Rohan se disposait à venir dans sa province, le conseiller Lemarié, que l'émeute avait pris pour chef militaire l'année précédente, assembla au Pré-d'Allemagne un certain nombre de jeunes gens, pour se livrer avec eux à des exercices de cavalerie. Il n'avait d'autre but, disait-il, en formant cet escadron, que de faire honneur au duc le jour de son entrée dans la ville. Mais beaucoup de personnes crurent que ce n'était qu'un prétexte pour colorer une prise d'armes illégale.

On accusait aussi Lemarié de propager l'agitation clans les campagnes, et notamment dans la paroisse de Corné, où il avait des domaines. De vives attaques furent portées contre lui au Présidial et au Corps de ville. Il se défendit de son mieux, mais ne put désarmer ses ennemis qu'en renonçant à ses exercices[14].

Ces débats ravivèrent la haine du parti populaire contre les magistrats. Les membres du Corps judiciaire continuaient à dominer dans le Corps de ville. Le maire, Audouin, était un d'entre eux. Le 15 mars, dans une assemblée générale convoquée pour la nomination d'un échevin perpétuel, les marchands, les avocats et les délégués de plusieurs paroisses vinrent déclarer d'un ton menaçant ... qu'ils formolent opposition à ce qu'il feust esleu en la dite charge aucun officier du roy, protestant, où il en serait fait eslection, d'en appeler et le prendre à partye. Le vice-maire Verdier, membre du Présidial, n'en obtint pas moins la majorité des suffrages[15]. Mais l'opposition populaire était toujours redoutable, et le Corps de ville, c'est-à-dire l'aristocratie municipale, voyait chaque jour décliner son autorité. Le 22 mars, les hôteliers, les cabaretiers et les habitants des faubourgs, qui avaient particulièrement souffert des garnisons, adressèrent à l'Echevinage une sommation virulente. Eux seuls, disaient-il, depuis cinq ans, logeaient et nourrissaient les troupes ; pour paiement, ils n'avaient jamais reçu que des promesses. Les dits habitans, ajoutaient-ils, ne peuvent plus subsister... par certaine passion et vengeance que lesdits habitans de la ville ont contre ceux des fauxbourgs, comme il se voit lorsqu'il arrive des régimens d'infanterie ou cavallerie, au nombre de 500 à 600, il n'en loge pas la vingtième partie dans la ville, et auxquels gens de guerre on ne deslivre les billets que bien tard et après jour, ce qui cause de très grands desordres, par vols, viols, exceds et viollences, qui se commettent par lesd. gens de guerre en la personne desd. habitans des fauxbourgs, et mesure le debris et degast de leurs portes, fenestres, vitres et vaisseaux... Les requérants continuaient en demandant avec instance un peu d'argent, attendu que la plupart desd. habitans mendient leur vie, tant à cause de la cherté des vivres que pauvreté, et qu'ils ne gagnent leur vie qu'au jour la journée, pour estre tous mercenaires, comme Massiers, savattiers, tixiers, et que futile qu'ils feront de leur en faire delivrer, qu'ils seront contraincts d'abandonner leurs maisons pour les viollenees que leur font les gens de guerre, dont lesdits sieurs Maire et Eschevins seront responsables... On verra, disaient-ils en terminant, si les ordres du roi portent que ce soit lesdits fauxbourgs et habitans d'iceux qui en soient tenuz — des logements — en la descharge desdits habitans qui sont en plus grand nombre de plus de dix mille qu'il n'y a esdits fauxbourgs capables desdits logemens, dans lesquels fauxbourgs il n'y en a pas cent qui les puissent loger...[16]

Ces plaintes n'étaient point sans quelque fondement ; car le lendemain, 23 mars, nous voyons le Présidial lui-même, malgré sa circonspection, protester contre les exactions militaires dont souffraient la ville et la province. Il est nécessaire, dit son député Brechu à l'Echevinage, de pourvoir aux violences des gens de guerre qui ruinent à présent la province sous prétexte de faire payer les tailles[17].

La situation était si grave à ce moment-là que, sous peine de voir sa province lui échapper, Rohan ne pouvait tarder davantage à la venir visiter. On le lui fit sans doute comprendre en haut lieu. Le 18 mars, son capitaine des gardés, La Viollaye, vint annoncer au Corps de ville son arrivée prochaine[18]. C'était apparemment pour faire prendre patience aux magistrats angevins. Toujours est-il que malgré l'imminence d'un soulèvement populaire, le nouveau gouverneur ne se pressa point et vint à fort petites journées, comme il dit pu faire en pleine paix. C'était encore gagner du temps et reculer l'embarrassante obligation de prendre un parti. Il n'arriva que le 24 mars sur les bords de la Loire, à Sainte-Gemmes, château qui appartenait au célèbre conseiller d'Etat et diplomate Laitier, ancien ami de Richelieu. Quoique cette résidence ne soit qu'à une lieue d'Angers et que les circonstances rendissent un nouveau retard inexcusable, le duc fit halte à Sainte-Gemmes et y demeura cinq jours entiers. Il y reçut un grand nombre de députations venues d'Angers et de divers points de la province. Enfin le 29, ayant épuisé tous les délais et tous les prétextes, donné vingt fois le temps à la rébellion de se produire et d'embraser l'Anjou tout entier, il opéra son entrée dans la capitale de son gouvernement.

Les Angevins le reçurent avec une pompe et une solennité extraordinaires. Les uns voyaient en lui le représentant du pouvoir central, le défenseur de l'ordre ; les autres le protecteur des classes populaires, l'ami secret des rebelles. Tous rivalisèrent de zèle pour lui témoigner leur attachement. Le duc répondit, du reste, par sa tenue et son langage, à l'idée avantageuse qu'on s'était faite de sa personne. Il arriva vêtu d'un magnifique habit de velours bleu, passementé d'or et d'argent et qui rehaussait sa bonne mine ; monté sur un cheval alezan caparaçonné de velours rouge ; précédé de la compagnie des archers de la Maréchaussée, d'un écuyer et de douze pages. Derrière lui venaient ses gardes eu superbe ordonnance, puis la duchesse vêtue d'un habit de toile d'argent, en son carosse aussi houssé de velours rouge cramoisi et frangé, d'or, dans lequel étaient pareillement les demoiselles de Rohan, sa fille, et de Chabot, sa belle-sœur. Deux ou trois cents gentilshommes, accourus de tous les points de la province, fermaient la marche. Arrivé dans le faubourg Bressigny, le duc rencontra le lieutenant-particulier, Ménage, qui vint le haranguer à la tête d'environ trois cents cavaliers. Cette troupe était, dit un contemporain, composée de quelque soixante personnes d'honneur, advocats, bons bourgeois, marchands et notaires, et de quantité de clercs, facteurs de boutiques, cabarettiers, fripiers, la pluspart montez sur chevaux de mestairie déferrez et aussi bien équippez que ceux qui les montoient, gens sans ordre, séparez quelquefois de plus de cent pas les uns des autres. Plus près de la ville étaient échelonnées les douze compagnies bourgeoises, bien armées et munies chacune de vingt livres de poudre pour les salves d'usage. Quand il fut à la porte Saint-Michel, décorée pour la circonstance des armes du Roi, de la Ville et du Gouverneur, Rohan trouva le Maire qui, accompagné du Corps municipal, le complimenta et lui offrit les clefs d'Angers. Ce n'était là qu'une simple formalité ; le duc refusa de les prendre, ce que les Angevins remarquèrent avec plaisir. On constata aussi qu'il était descendu de cheval pour écouter la harangue de M. de la Blanchardière. Ce dernier salua et baisa Mme la duchesse, et après luy avoir fait aussi le compliment, il monta à cheval en housse et se mit à la gauche de Monseigneur.

On avait préparé pour le gouverneur un dais, sous lequel il ne voulut pas se mettre ; on admira encore cette marque de modestie. Les applaudissements éclatèrent partout quand on vit Rohan-Chabot admettre dans son cortège au second rang de ceux qui le suivoient, le conseiller Lemarié, et faire entrer la femme de ce magistrat dans le carrosse de la duchesse. A la cathédrale, le gouverneur fut reçu par le grand-doyen et tout son clergé, entendit un Te Deum et édifia tout le monde par sa piété. Il alla voir ensuite le château et se rendit enfin au logis Barrault, qui lui avait été assigné pour résidence. Ce gracieux monument de la Renaissance, où jadis avait séjourné César Borgia, venait d'are restauré par le Corps de ville. Là le duc entendit encore les compliments du Présidial, de l'Election, du Grenier à sel, de la Prévôté, de tous les corps judiciaires et de presque toutes les communautés religieuses de la ville et de la province. L'aimable courtisan répondit à tous avec à-propos. Chacun partit enchanté de lui. Jamais aucun gouverneur n'avait été dès le premier jour aussi populaire et n'avait eu des allures plus conciliantes.

Le lendemain, 30 mars, outre les présents ordinaires de flambeaux, bougies et confitures, le Corps de ville vint offrir au duc douze bouteilles de vin et un cadeau d'orfèvrerie. Ce dernier consistait en trois grands bassins, deux ronds et un ovalle, six flambeaux, deux éguières ou pots couverts, le tout d'argent façon de Paris, dont le prix revenait à la somme de 1.795 livres.

Enfin, le 31, Monsieur et Madame furent traitez à disner à cent couverts et servis de poisson en la grande salle de l'Hostel de Ville, qui, à cette fin, avait esté préparée et tapissée, et divertiz ensuite par un bal général aux flambeaux, durant lequel il fut présenté aux dames une collation de douze bassins de dragées et confitures... Le duc, excellent danseur, charma les Angevines aussi bien que leurs pères et que leurs époux. Il voulut que tous les habitants, invités ou non, pussent assister à cette fête. Bref, son affabilité, non moins que la distinction de ses manières, lui gagna tous les cœurs[19].

Cependant les fonctions d'un gouverneur, à cette époque surtout, ne pouvaient se borner à banqueter et à tourner quelques compliments. Pendant que Rohan-Chabot faisait admirer sa grâce et augmentait par la délivrance de quelques prisonniers sa facile popularité[20], la guerre civile, grondant presque aux portes d'Angers, préparait à sa dextérité diplomatique de plus rudes épreuves.

L'agitation causée dans la province d'Anjou par l'arrestation des princes avait survécu, nous l'avons dit plus haut, à Urbain de Maillé-Brézé. Les serviteurs et amis du maréchal s'étaient mis aux ordres de la princesse de Condé, sa fille, jeune femme réputée insignifiante, mais qui sut déployer pour la cause de son mari prisonnier une virilité digne de sa race. Le conseiller d'Etat Lenet, esprit actif et fertile en expédients, organisait en son nom le soulèvement des provinces. Il songeait à réunir les principaux seigneurs de l'Ouest dans une ville du Poitou, Loudun par exemple, conseillant de ne parler que de bien public, de la réformation de l'Etat... et de faire résoudre que chacun se tiendroit sous les armes et prendroit chacun de son côté l'argent dans les recettes voisines. Mais les nouvelles qui lui vinrent de Saumur changèrent le cours de ses idées en lui montrant la possibilité de s'appuyer sur une place de guerre beaucoup plus importante que Loudun[21].

Saumur, seconde capitale de l'Anjou, siège d'un gouvernement particulier, était regardée à cette époque comme un poste militaire et commercial de premier ordre. Par le château-fort qui la domine, cette ville commandait un des passages les plus fréquentés de la Loire. Les grandes routes de Paris, Nantes et Bordeaux venaient se croiser sous ses canons. Le roi de Navarre avait fait jadis de la possession de cette place la condition sine qua non de son alliance avec Henri III. Pour être bien sûr de la conserver, il l'avait confiée au plus fidèle de ses serviteurs, Duplessis-Mornay. Cet austère calviniste avait fait de Saumur la capitale du protestantisme français. L'Académie qu'il y avait fondée[22], rivale de l'Université d'Angers, avait vu dès les premières années affluer les professeurs illustres et les écoliers de toutes les nations. Des Ecossais, des Anglais, des Allemands étaient venus y entendre les leçons de Duncan[23], de Cameron[24], de Cappel[25], de Gomar[26] et d'Amyraut[27]. En 1621, Louis XIII, partant pour combattre les huguenots du Midi, n'avait pas cru pouvoir sans danger laisser Saumur entre les mains d'un des leurs. Il l'avait donc reprise, assez déloyalement, du reste, à Duplessis-Mornay[28]. Depuis, cette place avait eu divers gouverneurs. Brézé l'avait tenue de 1626 jusqu'à sa mort. La ville n'avait point trop souffert de ces changements. Le commerce des vins et le transit de la Loire lui procuraient toujours de gros revenus. L'Académie attirait encore en 1650 grand nombre d'étudiants français et étrangers. Le château, fièrement assis sur un rocher presque inaccessible et bien réparé par Mornay, semblait ne pouvoir être pris que par la famine[29].

Les Saumurois, il est vrai, n'étaient pas alors aussi portés à la rébellion que les Angevins. Les huguenots semblaient avoir pour mot d'ordre de ne s'associer à aucune révolte, pour ne pas s'exposer à voir supprimer ce qui restait de l'édit de Nantes[30]. Du reste, ils étaient, malgré leur nombre, en minorité dans la ville. La masse des habitants n'avait point de haine contre le gouvernement. Le maréchal de Brézé, qui aimait cette ville, l'avait toujours protégée contre le fisc. Les Saumurois se seraient peut-être jetés dans la Fronde pour lui complaire. Mais il venait de mourir. Aussi restèrent-ils fidèles et se déclarèrent-ils pour le nouveau gouverneur que le ministère leur envoya. C'était le comte de Comminges, officier des gardes de la Régente fort hostile à la cause des princes. Ce gentilhomme s'était fait précéder à Saumur d'un exempt chargé de demander au capitaine Dumont livraison du château. Dumont, vieux serviteur du Maréchal — nous le voyons sous ses ordres dès 1638 —, avait refusé net. Commines dut venir à sou tour (mars 1660). Mais il arriva presque seul, la Cour n'ayant pas prévu cette résistance ou n'ayant pu sur-le-champ lui fournir des troupes. Il trouva heureusement de l'appui parmi les Saumurois, qui, bien commandés par M. de La Roche-Avril, leur sénéchal, se mirent à sa disposition pour affamer et assiéger le château. Cette place fut aussitôt bloquée. Les rues de la ville furent barricadées pour prévenir toute sortie, et les hostilités commencèrent. Dumont fit bonne contenance. Il avait des vivres, des canons. Ses murailles défiaient les assauts[31]. Il ouvrit un feu terrible sur la ville, qui le supporta bravement. Les édifices religieux ne furent pas épargnés. Le couvent de la Fidélité formait un poste avancé presque au niveau du château. Après quelques jours d'hésitation, le chef rebelle fit savoir aux religieuses qui l'habitaient qu'il allait tirer sur leur demeure. Elles durent s'enfuir à la bâte et aller chercher un asile dans la célèbre abbaye de Fontevrault, pendant que Dumont criblait de boulets les murs de leur monastère[32].

On était au commencement d'avril. La longue résistance du château de Saumur donna aux amis des princes le temps de secourir cette place, ou du moins de le tenter. Lenet, fort au courant de ce qui se passait dans l'Anjou, s'ingéniait jour et nuit à faire parvenir des renforts au capitaine Dumont. Cet agitateur ne doutait pas que si les partisans de Condé tenaient une fois solidement la Loire, le duc de Rohan ne se déclarât en leur faveur. Il faisait sans cesse sonder ce gouverneur, qui, suivant son habitude, ne répondait ni oui ni non, mais semblait très-disposé à se laisser faire violence.

Un seigneur plus hardi que Chabot fut sur le point de le tirer d'embarras en l'entraînant dans la rébellion. De même qu'en 1649 le duc de La Trémoille était venu, au nom de la Fronde parlementaire, exploiter le mécontentement de la ville d'Angers ; de même, en 1650, le duc de La Rochefoucauld, au nom de la Fronde princière, voulut mettre à profit la révolte du capitaine de Saumur. Cet intrigant personnage, qui n'eut jamais assez de foi dans sa propre vertu pour croire à celle des autres, s'était jeté dans l'opposition dès le début de la Régence (1643). Le dépit l'y avait poussé ; l'amour et l'ambition l'y retinrent. En 1649, l'heureux adorateur de Mme de Longueville s'était fait récompenser de sa rébellion par le gouvernement du Poitou. En janvier 1650, il avait suivi sa maîtresse en Normandie. On sait que cette héroïne, n'ayant pu soulever Rouen, dut peu après s'embarquer et gagner les Pays-Bas. Cette fois, La Rochefoucauld s'abstint de l'accompagner. Il courut dans le Poitou. Nous l'y voyons en mars, fort préoccupé de deux projets qu'il ne tarda pas à communiquer à Lenet. L'un consistait à réunir toute la noblesse de l'Ouest et à la diriger sur Brézé ou sur Milly, pour y recevoir le jeune duc d'Enghien et les deux princesses de Condé, alors prisonnières à Chantilly ; l'autre à marcher sur Saumur, pour dégager Dumont, occuper fortement la Loire et faire déclarer Rohan-Chabot.

De ces deux plans, le second seul fut goûté des princesses, qui redoutaient l'ambition de La Rochefoucauld et ne voulaient point se mettre à sa merci. Après plusieurs voyages, le secrétaire du duc, Courville, rapporta à son maître plein pouvoir d'agir sur Saumur. La princesse-mère de Condé envoyait 20.000 francs pour cette entreprise. Des Chapizeaux, qui commandait à Milly, avait ordre de fournir les chevaux et la vaisselle d'argent du feu maréchal de Brézé. Jarzé, qui continuait ses levées dans le Haut-Anjou, devait combiner ses mouvements avec La Rochefoucauld et marcher en même temps que lui vers Saumur. Enfin dans le temps même où s'opérerait cette tentative, Mme de Condé devait s'évader de Chantilly avec le petit duc d'Enghien et gagner les provinces du Centre, pour y semer la révolte. Cette dernière partie du programme s'accomplit seule ponctuellement. Le Il avril, la jeune princesse et son fils, se dérobant à la surveillance de Mazarin, partirent pour le Berry, où ils arrivèrent le 44, toujours escortés du fidèle Lenet. La Rochefoucauld fut moins heureux. Sous prétexte de célébrer avec pompe les funérailles de son père, mort depuis peu, il avait convoqué à Verteuil — un de ses châteaux — la noblesse du Poitou et du Limousin. Beaucoup de gentilshommes vinrent auprès de lui, mais tous ne voulurent pas le suivre à Saumur. Il avait compté sur 2.000 cavaliers, il n'en eut que 700 — Gourville dit même 300. Un colonel, nommé Bins, qui avait promis de lui amener son régiment, lui manqua de parole à la dernière heure. Il n'en persévéra pas moins dans son dessein ; et étant parvenu à former avec ses amis, leurs valets et les gens de ses terres, une troupe d'environ 2.000 hommes, il partit lui aussi le 11 avril et se dirigea vers Loudun, pour gagner de là Montreuil-Bellay, puis Saumur.

Mais le bruit de sa marche le précédait de plusieurs lieues. A la première nouvelle de ses projets, les habitants de Loudun, très-dévoués au ministère, prirent les armes. Deux cent cinquante d'entre eux partirent incontinent pour aller renforcer Comminges devant le château de Saumur. Les autres fermèrent les portes de leur ville, et, quand le duc les fit sommer de le recevoir en qualité de gouverneur, ils lui répondirent qu'ayant toujours esté fidèles au Roy et ayant eu naguères défense expresse de le recevoir, ils estoient résolus de n'ouvrir leurs portes à qui que ce kit, sans les ordres de Sa Majesté.

D'autre part, Comminges, informé des préparatifs de La Rochefoucauld, avait si bien sonné l'alarme, que le ministère s'était enfin décidé à lui envoyer des renforts. Le 11 et le 12 avril, le gouverneur titulaire de Saumur reçut, outre les 250 Loudunois, les régiments d'Harcourt et de Picardie, de 1.400 fantassins, le régiment de chevau-légers du cardinal Mazarin et une autre troupe de cavalerie conduite par le comte de Gonnord. Aussitôt, il occupa toutes les positions par lesquelles le château pouvait être secouru et se montra disposé à donner l'assaut.

La Rochefoucauld, quelque peu découragé par l'échec de Loudun, était sur la route de Montreuil-Bellay, quand on vint l'avertir de cette concentration de troupes. La surprise qu'il avait voulu opérer était désormais inexécutable. La levée tumultuaire qu'il menait ne pouvait se mesurer avec les régiments royaux, qui avaient, outre l'avantage de la discipline, ceux du nombre et de la position. Le duc apprenait, du reste, dans le même temps, que le château de Brézé venait d'être rendu par son commandant, La Martinière, et que Jarzé, malgré ses promesses, n'avait point paru aux environs de Saumur. ll rebroussa donc chemin, congédia une partie de ses hommes, et ne songea plus qu'à gagner avec les autres le Limousin, où le duc de Bouillon l'attendait pour se diriger vers Bordeaux.

Le capitaine Dumont, qui, depuis plusieurs semaines, tenait tête à Comminges et aux Saumurois dans l'espoir d'être secouru, se vit perdu par toutes ces défections. Il ne lui restait plus en perspective que la potence, s'il était pris les armes à la main. Aussi, sur le conseil d'un gentilhomme angevin, nommé M. de Cerizay, se décida-t-il aisément à traiter. La Rochefoucauld, pour se disculper lui-même, le représenta aux yeux de Mme de Condé comme un traître. Dumont traita, dit-il, huit jours avant la fin du temps qu'il lui avoit promis de tenir. Il y a là inexactitude manifeste. Dumont capitula verbalement le 12 avril, c'est-à-dire le jour où le duc rentrait dans le Poitou, laissant la place exposée à un assaut. Il demanda, du reste, six jours de délai, pour donner à ses auxiliaires le temps de faire un nouvel effort. Et ce fut seulement le 18 avril qu'il signa le traité qu'on peut lire clans l'Histoire de l'Anjou de Barthélemy Roger. En vertu de cet acte, Comminges prit possession du château le jour même, après avoir fait dresser l'inventaire des armes et munitions qu'il contenait. Dumont, avec ce qui lui restait d'hommes, quelques femmes, des chevaux exténués et plusieurs charrettes de bagages, se retira, sous la protection du vainqueur, jusqu'à Milly. On lui permit de demeurer trois jours dans le château pour licencier sa petite troupe[33].

La capitulation de Saumur découragea les amis des princes dans la province d'Anjou. Ceux qui avaient pris les armes se hâtèrent de les déposer ou passèrent, comme La Rochefoucauld, dans d'autres parties de la France. Ceux qui avaient seulement fait des vœux pour le coup de main de la Loire se consolèrent en pensant que la Fronde bordelaise les vengerait de cette déconvenue.

Au milieu des événements, qui devaient intéresser au plus haut point le gouverneur de l'Anjou, qu'avait fait le duc de Rohan-Chabot ? Rien, absolument rien. Absorbé sans doute par des devoirs de politesse et des fêtes de bienvenue, il avait paru ignorer le siège de Saumur et la marche de La Rochefoucauld. Nous ne trouvons nulle part trace du moindre effort tenté par lui en faveur de Comminges ; rien qui prouve non plus qu'il ait songé à mettre Angers en garde contre un coup de main. Les registres municipaux nous permettent de constater qu'il n'y eut plus de garnison dans la ville à partir du 2 avril ; et nous ne voyons pas, d'autre part, que, jusqu'au 18, le gouverneur ait ordonné la fermeture des portes et fait prendre les armes aux compagnies bourgeoises. Rien, d'ailleurs, de sa part en faveur de La Rochefoucauld ; pas une démarche, pas un mot. Il attendait le résultat. Attitude prudente, mais à coup sûr très-machiavélique, et, que n'eût certes pas tenue le maréchal de Brézé[34].

Le résultat, c'est l'échec de la Fronde, c'est la capitulation du 18 avril. Aussitôt, volte-face complète. Rohan-Chabot fait éclater aux yeux de tous son dévouement à la cause royale. Dès le 19, au matin, il fait venir les officiers municipaux, exhibe un mandement de la Reine, une lettre de Le Tellier, prescrivant de fermer les portes et de faire la garde nuit et jour aux remparts. La missive royale était du 9 avril et datée de Dijon ; l'ordre ministériel du 14 et daté de Paris. Ils avaient donc mis, l'un dix jours, l'autre cinq, à parvenir à Angers[35]. Comment admettre cet étrange retard, dans d'aussi graves circonstances, quand on se rappelle qu'un courrier avait apporté en trente-six heures dans cette ville la nouvelle de la Saint-Barthélemy[36] ?

Les Angevins, qui n'ignoraient pas la reddition de Saumur, ne pouvaient prendre au sérieux des précautions désormais sans objet. Beaucoup d'entre eux, du reste, faisaient secrètement des vœux pour la Fronde. Aussi mirent-ils peu de zèle à monter la garde. Le gouvernement les dispensa bientôt d'un service dont l'inutilité n'échappait à personne. Le 26 avril, la garde fut levée, en vertu d'une nouvelle lettre de Le Tellier. Cette fois, l'ordre ministériel, daté du 24, n'avait pas mis deux jours à venir de Paris[37].

Pour colorer son inaction aux yeux de la Cour, Rohan-Chabot fit sans doute valoir qu'en présence de la rébellion maîtresse d'une partie de la province, il n'eût pas été prudent d'appeler les Angevins aux armes ; car ils eussent pu s'en servir, comme en 1649, contre le gouvernement royal. Le duc fit probablement agréer cette excuse et passa aux yeux d'Anne d'Autriche pour un serviteur aussi sage que fidèle. La pacification de l'Anjou parut son œuvre. Dans la ville même, les chefs du parti modéré, les officiers municipaux, les magistrats, crurent voir dévouement et politique profonde là où il n'y avait eu qu'égoïsme et indécision. Rohan fut pour eux non plus seulement le protecteur, mais le sauveur d'Angers. Aussi lui témoignèrent-ils leur gratitude on allant solennellement planter un niai dans la cour de son hôtel. Le duc reçut modestement cet hommage, fit boire la foule qui remplissait le logis Barrault et donna aux notables un grand festin[38].

Le nouveau gouverneur vit ainsi grandir une popularité qu'il avait acquise, en somme, à peu de frais. Son succès passait ses espérances. Adoré des Angevins, estimé de la Cour, recherché des princes, il avait gagné de la gloire sans combats, de l'affection sans bienfaits, de la confiance sans services. Les plus fins courtisans reconnurent en lui un maître.

 

 

 



[1] Archives anciennes de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 49.

[2] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 51-82.

[3] Mémoires de Lenet, collection Petitot, 2e série, t. LIII, p. 37.

[4] Pour cette affaire de dire, voir Mémoires de Mme de Motteville, collect. Petitot, 2e série, t. XXXV, p. 405, 406. — Mém. de la duchesse de Nemours, ibid., t. XXXIV, p. 446-448. — Mém. de Lenet, ibid., t. LIII, p. 210. — Journal d'Olivier Le Fevre d'Ormesson (dans les Documents inédits de l'Histoire de France), t. I, p. 780 ; — et les citations de Dubuisson-Aubenay et des Carnets de Mazarin données par M. Chéruel.

[5] Henri Martin, Histoire de France, t. XII, p. 347, 348.

[6] Godard-Faultrier, Journal de Maine-et-Loire, 30 mars 1843.

[7] Cette erreur se trouve dans l'étude, d'ailleurs intéressante, de M. Eusèbe Pavie sur le Château de Milly-le-Meugon et les Maillé-Brézé (Revue de l'Anjou, 3e année, t. II, mai 1870, p. 314).

[8] Registre du Présidial, p. 17.

[9] C'est Gui Patin qui nous l'apprend dans ses Lettres (I, 526), à la date du 1er avril 1650. Les Angevins ont encore si peur, ajoute-t-il, du maréchal de Brézé et de sa tyrannie, qu'ils ne savent s'ils osent dire qu'il soit véritablement mort et même semblent en douter.

[10] Les Mémoires de Lenet, collect. Petitot, 2e série, t. LIII, passim, et ceux de La Rochefoucauld, ibid., t. LIII, le prouvent surabondamment.

[11] Barthélemy Roger, Histoire de l'Anjou, p. 509.

[12] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 81-87.

[13] Mém. de Lenet, collect. Petitot, 2e série, t. LIII, p. 114-116.

[14] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 97. — Journal de Jousselin, p. 447.

[15] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 100.

[16] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 124, 125.

[17] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 102, 103.

[18] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 101.

[19] Pour tout ce qui concerne l'arrivée de Rohan-Chabot à Angers, voir Arch. anc. de la Mairie, BB, 82, fol. 100-106. — Journal de Jousselin, 446-449. — Barthélemy Roger, Hist. de l'Anjou, 507-509.

[20] Jousselin, 448.

[21] Mém. de Lenet, collect. Petitot, 2e série, t. LIII, p. 108-131.

[22] La bibliothèque de Saumur conserve le Registre des arrêtés du Conseil de l'Académie de 1613 à 1674 (Mss. in-f°). C'est un recueil précieux pour l'histoire de l'enseignement et de l'Église réformée au XVIIe siècle.

[23] Marc Duncan, gentilhomme écossais, philosophe et médecin, fort estimé du roi Jacques Ier, dirigea 23 ans, comme principal, le collège de Saumur (1616-1641). Ses principaux ouvrages sont un Compendium de logique et un livre contre la Possession des religieuses de Loudun.

[24] Jean Cameron, autre écossais, né eu 1580, mort à Montauban en 1625. Ses cours de théologie eurent un grand succès. Il reste de lui : 1° Pradectiones theologicie, Saumur, 1626 et 1628, 3 vol. ; — 2° Sermons, Saumur, 1624, in-8° ; — 3° Defensio de gratia et libero arbitrio, Saumur, 1624 ; — 4° Myrothecium Evangelicum, Saumur, 1677.

[25] Louis Cappel, hébraïsant et théologien, né en 1585, mort en 1658. Ministre et professeur, il fut aussi huit fois recteur de l'Académie. Son ouvrage le plus remarquable (Arcanum punctuationis revelatum, Leyde, 1624), souleva de son vivant de violentes polémiques.

[26] François Gomar, théologien célèbre, né à Bruges en 1563, mort en 1641, a donné son nom à la secte des Gomaristes, qui triompha des Arminiens au synode de Dordrecht (1618). Il professa quatre ans à Saumur (1614-1618) et y exerça les fonctions de recteur de l'Académie.

[27] Moyse Amyraut, né à Bourgueil en 1596, mort à Saumur en 1664, s'efforça de concilier le Gomarisme et l'Arminianisme. Il jouit d'un grand crédit auprès de Richelieu et fut l'ami du maréchal de Brézé. Moraliste et prédicateur renommé, il a laissé, entre autres ouvrages : 1° Traité des religions contre ceux qui les estiment indifférentes, Saumur, 1631, in-8° ; — 2° De la Prédestination, 1634 ; — 3° Discours sur l'état des fidèles après la mort, Saumur, 1646, in-4° ; — 4° Apologie pour ceux de la religion, ibid., 1646, in-12 ; — 5° Discours de la souveraineté des rois, Paris, 1650, in-4° ; — 6° Morale chrétienne, Saumur, 1652-1660, 6 vol. in-8° ; — 7° Vie de F. de Lanoue, Leyde, 1661, in-4°.

[28] Pour cette surprise, voir la Correspondance de Duplessis-Mornay et les Recherches sur l'Anjou, de Bodin, t. II, p. 252-256.

[29] Pour tout ce qui concerne l'Académie de Saumur, voir l'étude intéressante de M. Dumont dans les Mémoires de la Société Académique de Maine-et-Loire, t. XI, p. 1-112.

[30] Amyraut publiait cette année même (1650) son Discours sur la souveraineté des rois, comme une protestation coutre l'esprit de révolte qui semblait alors animer les peuples.

[31] Mém. de La Rochefoucauld, coll. Petitot, 2e série, t. LII, p. 28. — Mém. de Lenet, ibid., t. LIII, p. 135. — Barthélemy Roger, Hist. de l'Anjou, p. 509.

[32] Bodin, Recherches sur l'Anjou, t. II, p. 319-324. — Vie de la Révérende Mère Madeleine Gautron, prieure du monastère de la Fidélité de Saumur, Saumur, 1689, in-8°.

[33] Pour toute cette affaire de Saumur, voir Mém. de Lenet, coll. Petitot, 2e série, t. LIII, p. 130-200 ; — Mém. de La Rochefoucauld, ibid., LII, p. 26-30 ; — Mém. de Gourville, ibid., LII, p. 225. — Barthélemy Roger, Hist. de l'Anjou, p. 513. Ce dernier auteur donne en entier la capitulation conclue par Dumont et Comminges.

[34] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 104-108.

[35] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 109-111.

[36] V. Mourin, la Réforme et la Ligue en Anjou, p. 107.

[37] Arch. anc. se la Mairie, série BB, reg. 82, fol. 111-114.

[38] V. le récit détaille de cette fête, qui eut lieu le 3 mai, dans le registre 82, fol. 122-123.