L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

TROISIÈME PARTIE. — L'ESPRIT NOUVEAU (1889-1899)

 

CHAPITRE IV. — IL N'Y A PAS D'AFFAIRE DREYFUS (1897-1899).

 

 

I. Genèse de la Révision. — II. Pour l'honneur de l'armée. — III. Le procès Zola et l'antisémitisme en France et en Algérie. — IV. Elections de 1893 et retraite du ministère Méline. — V. Brisson, Cavaignac, Chanoine. — VI. La vérité en marche. — VII. Langages pontificaux. — VIII. Vers la révision malgré tout.

 

Pour qui a suivi de près, avec un peu de clairvoyance et de sang-froid, ce qui s'est passé en France depuis dix ans, pour qui se rappelle l'enchaînement des faits, il n'est pas douteux que l'affaire Dreyfus, ressuscitée en 1897 et d'où sortit une agitation présente encore à toutes les mémoires, a été la cause déterminante du mouvement anticlérical qui a donné lieu aux deux lois de 1901 sur les associations et de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État. Il est donc naturel et légitime que nous lui fassions dans ce livre une place en rapport avec la gravité de ses conséquences politiques et religieuses.

On a vu dans un précédent chapitre comment le capitaine Dreyfus, signalé, comme juif, à la malveillance d'un corps d'officiers vicié jusqu'aux moelles par le venin clérical, avait été, vers la fin de 1894, condamné pour un crime qu'il n'avait pas commis, et cela par la scélératesse de ses accusateurs d'une part, de l'autre par l'inconsciente forfaiture de ses juges[1]. Depuis, illégalement séquestré à l'Ile du Diable et séparé de sa famille[2], il subissait toutes les tortures qu'un châtiment immérité peut faire souffrir à un innocent, sans que la France, qui, presque tout entière, le croyait bien jugé, se souciât de ses douleurs et de ses plaintes. Pendant plusieurs années, l'immense majorité du pays, ne voulant voir en lui qu'un traître indigne de pitié, ne se souvint de son nom que pour le maudire. L'exécration dont il était l'objet rejaillissait naturellement sur ses coreligionnaires, que la presse catholique, le clergé et les hommes politiques inféodés à l'Église représentaient comme solidaires de son crime et vouaient chaque jour avec plus d'emportement à l'esprit de persécution. A la fin de mai 1895, par exemple, quelques forcenés les dénonçaient à la Chambre des députés comme une race à persécuter et l'un d'eux proposait naïvement de les parquer dans le centre de la France, où la surveillance serait plus facile et la trahison moins dangereuse.

A cette époque le pauvre condamné n'avait guère encore pour lui que son avocat[3], sa femme et son frère Mathieu qui, ne doutant pas de son innocence, avaient entrepris contre tout espoir et poursuivaient dans l'ombre le long travail préparatoire de sa réhabilitation. Au début et durant bien des mois il semblait que ces vaillants cœurs se fussent voués à une tâche impossible. Ils n'avaient aucune pièce à produire qui pût les aider à éclairer le public, pas même le fac-simile du bordereau fatal dont l'écriture, par sa ressemblance avec celle de l'ex-capitaine, avait servi de prétexte à l'accusation. Il leur fut dit, il est vrai, d'assez bonne heure, que des pièces secrètes avaient été communiquées au Conseil de guerre de 1894 à l'insu de l'accusé, comme de son défenseur. Le fait avait été signalé par le président de la République à un ami de la famille Dreyfus — comme une nouvelle preuve de la culpabilité du traître — ; et quelques-uns des anciens membres du Conseil[4] l'avaient eux-mêmes naïvement révélé. S'il eût été juridiquement prouvé, une instance en cassation serait devenue possible. Mais Félix Faure n'avait pas tardé à regretter son imprudence. En butte aux attaques violentes de la presse réactionnaire et cléricale qui, pour le discréditer, le menaçait de mettre à nu le passé quelque peu trouble de sa famille[5], il ne devait pas tarder à acheter le silence de ses détracteurs en s'inféodant sans pudeur au parti de l'État-major et de l'Église. Dès lors il devint certain que non seulement il ne renouvellerait pas sa confidence, mais qu'il la nierait. Les officiers trop bavards reçurent d'autre part l'ordre de se taire et obéirent. Bref, après plus d'une année de pénibles recherches, Mathieu Dreyfus se débattait encore dans les ténèbres. Le jeune et vigoureux écrivain Bernard Lazare[6], qui lui avait offert le concours de sa plume, n'avait pas achevé la préparation de la brochure par laquelle il se proposait de signaler Dreyfus au public comme victime d'une déplorable erreur judiciaire. La Libre Parole et la Croix continuaient à vouer les Juifs au mépris, à la spoliation et au meurtre. Vainement le grand romancier Zola essayait de ramener Drumont à l'humanité et à la pudeur[7]. Vainement Bernard Lazare l'obligeait à se battre en duel avec lui[8] et cherchait à venger l'épée à la main l'honneur de sa race. La vérité n'était point encore en marche. La cause de la révision n'avait point encore fait un pas.

Chose étrange et que nul n'eût pu prévoir : c'est du ministère de la Guerre, c'est des bureaux de l'État-major, où le criminel Henry avait tramé la perte du malheureux Dreyfus, que devait venir la lumière et, avec elle, le salut. Le lieutenant-colonel Picquart[9], placé depuis le mois de juillet 1895 à la tête du service des renseignements, avait longtemps cru et croyait encore à la culpabilité du condamné. Chargé par ses chefs, les Boisdeffre et les Gonse, qui en étaient sans doute moins convaincus que lui, de corser l'affaire, c'est-à-dire de chercher de nouvelles preuves du trimé, il s'était plusieurs mois employé consciencieusement à cette tâche et n'avait pu rien trouver de probant. C'est alors que le hasard fit tomber entre ses mains le brouillon d'un petit bleu, c'est-à-dire d'une lettre écrite par quelqu'un de l'ambassade d'Allemagne à l'adresse d'un certain comte Esterhazy, qui servait comme commandant d'infanterie dans l'armée française et que, cet officier ayant été soumis secrètement à une certaine surveillance, les plus fâcheux renseignements parvinrent à Picquart sur ses antécédents et sa moralité. Bientôt même un avis de Berlin le lui rendit encore plus suspect. Les choses en étaient là quand, tout à coup, un spécimen de l'écriture d'Esterhazy lui ayant été procuré, l'identité de cette écriture avec celle du bordereau, qu'il connaissait bien, lui sauta aux yeux. L'idée lui vint alors d'examiner de près le dossier secret de l'affaire Dreyfus, qu'Henry, malgré les instructions du général Mercier, n'avait pas détruit ; il put constater, non sans stupeur, que, des pièces qui le composaient, les unes ne pouvaient s'appliquer à Dreyfus et les autres constituaient purement et simplement des faux. Ainsi donc, en réalité il n'y avait jamais eu contre lui d'autre charge possible que le bordereau, et le bordereau étant manifestement d'Esterhazy, l'accusation dont il avait été l'objet n'avait plus aucun fondement.

Fort de cette constatation décisive, Picquart, qui était un homme de cœur, n'hésita pas à faire son devoir, c'est-à-dire à signaler sa découverte à ses chefs et à leur dénoncer le vrai coupable. Mais ni Boisdeffre ni Gonse, créatures des jésuites, n'étaient gens à se prêter à la réhabilitation d'un juif. Le chef de l'État-major commença par en référer à son conseil ordinaire, le Père du Lac, qui, à supposer que sa conscience fût un peu troublée, n'eut pas de peine à la lui calmer. Gonse, bien stylé, fut chargé de représenter à l'importun chef de bureau que sans doute Esterhazy pouvait bien être un coquin, mais que sa culpabilité n'innocentait pas Dreyfus et qu'il n'y avait, en somme, aucun lien entre les deux affaires, ce qui était une pure et simple ineptie. Puis, avec la parfaite amoralité qui régnait dans le haut personnel de la guerre, il tâcha de lui faire comprendre que la campagne où il s'engageait pourrait être dangereuse pour lui, Picquart, alla jusqu'à lui demander ce que cela pouvait bien lui faire que ce Juif restât à l'île du Diable et lui fit observer que s'il ne disait pas ce qu'il savait, personne ne le saurait, etc. Ce à quoi le noble officier riposta qu'il ne pouvait lui être indifférent qu'un innocent souffrit pour un coupable et que, détenteur de ce secret formidable, il ne l'emporterait pas dans sa tombe.

Gonse n'insista pas et, pour prévenir tout éclat, Boisdeffre et lui ne l'empêchèrent pas de poursuivre son enquête sur Esterhazy, mais en lui enjoignant de la continuer dans le plus grand mystère et surtout de ne pas la rattacher à l'affaire Dreyfus. Quant au ministre de la Guerre — le général, Billot —, à qui les derniers incidents n'avaient pu être cachés, il aurait dei sans doute ordonner de faire la lumière, étant donné surtout qu'il connaissait Esterhazy et que ce personnage lui était depuis longtemps profondément suspect. Ce ministre, ancien ami de Gambetta, n'était pas sans avoir donné des gages de dévouement à la République et ne voulait pas surtout qu'on le crût clérical. Mais, s'il faut en croire l'historien le plus informé de l'affaire Dreyfus, Joseph Reinach[10], sa vie privée le rendait justiciable des feuilles de l'opposition qui, comme la Libre Parole, la Croix, l'Intransigeant et bien d'autres, pouvaient faire scandale autour de son nom, et ses subordonnés de l'État-major d'accord avec elles le terrorisaient. Il résolut bravement de se taire et de laisser l'iniquité suivre son cours.

Le personnel subalterne du service des renseignements était, d'autre part, en fort grand émoi. Henry, qui, depuis 1894, n'ignorait pas qu'Esterhazy — son ami — était l'auteur du bordereau et qui avait contribué plus que personne à la condamnation de l'innocent, se voyait perdu si la vérité venait à être démontrée au grand jour. Ennemi secret de Picquart, sur qui sournoisement il commençait à répandre les imputations les plus calomnieuses, il était capable de toutes les audaces pour l'arrêter dans son entreprise. Mais il avait moins d'esprit que d'audace et sa sottise ne devait pas peu contribuer au triomphe de la cause qu'il prétendait étouffer. Pour commencer, il fournit mystérieusement au Matin les éléments d'un article sensationnel qui parut le 10 septembre 1896 et qui, pour mieux établir la culpabilité de Dreyfus, signalait au public certaines des pièces, accablantes suivant lui pour l'accusé, qui avaient été communiquées en secret au Conseil de guerre de 1894. La presse antisémite fit aussitôt un grand bruit de ces révélations. Le député Castelin annonça hautement l'intention d'interpeller le gouvernement, à la rentrée des Chambres, sur ses prétendues complaisances pour l'homme de l'île du Diable, pour sa famille et pour ses amis. Par contre, Mme Dreyfus, se fondant justement sur ce fait que la communication secrète qui venait d'être si maladroitement révélée constituait une violation de la loi, adressait au Parlement une pétition en règle pour obtenir la révision du procès de son mari. L'infortunée avait même l'idée touchante, mais singulière de solliciter le concours du pape[11] qui, s'il se croyait vraiment le vicaire de Dieu sur la terre, devait, pensait-elle, regarder comme glorieux et profitable à sa religion de faire rendre justice à un innocent — et à un juif. C'était bien mal connaître l'insensible et sec Léon XIII, que la nature n'avait point fait capable d'élans chevaleresques et dont la politique — si vantée — n'avait jamais consisté qu'à se tenir ou à se mettre du côté de ceux qui lui paraissaient les plus forts. Comme à ce moment même, en France, le clergé, l'armée, l'immense majorité de la nation se refusaient à admettre que Dreyfus pût être innocent, le vieux pontife jugeait, comme le Père du Lac, qu'il devait rester à l'île du Diable. Et aucune réponse ne fut faite en son nom à la pauvre femme qui lui avait fait l'honneur de le croire sensible h l'iniquité commise par des chrétiens et désireux de la voir réparée.

Cependant le colonel Picquart, que ses chefs, par de multiples insinuations, s'efforçaient de détourner de la piste où il s'était engagé, ne voulait pas les comprendre à demi-mot et persistait dans son entreprise, leur représentant combien le gouvernement se faisait de tort en laissant prendre à d'autres, et par exemple à la famille Dreyfus — qui tôt ou tard ne manquerait pas d'être mise sur la voie de la vérité —, l'initiative des poursuites contre Esterhazy. Henry, de son côté, s'enfonçait dans le crime en faisant fabriquer par un faussaire à gages[12] une lettre qu'il attribuait à l'attaché militaire italien Panizzardi et que Boisdeffre montrait triomphalement à Billot comme une nouvelle et indéniable preuve de la trahison de Dreyfus. Peu après, le chef de l'État-major, ne voulant à aucun prix que Picquart fût présent à Paris au moment de l'interpellation Castelin, obtenait du ministre qu'il en fût éloigné sous le prétexte fallacieux d'une mission d'inspection qu'il se proposait bien de prolonger indéfiniment. Le jour de ladite interpellation étant venu, Billot n'hésitait pas à faire entendre, du haut de la tribune, l'affirmation suivante : ... Le Conseil de guerre, régulièrement composé, a régulièrement délibéré et en pleine connaissance de cause a prononcé sa sentence à l'unanimité des voix. Il y a donc chose jugée et il n'est pas permis à personne de revenir sur ce procès... Et la Chambre, violemment secouée par les déclamations de Castelin contre le prétendu Syndicat formé par les Juifs en faveur de leur coreligionnaire, se déclarait confiante dans le gouvernement pour rechercher les responsabilités qui s'étaient révélées à l'occasion et depuis la condamnation du traître Dreyfus et en poursuivre la répression[13].

Par contre, quelques bons esprits, même parmi ceux qui croyaient encore à la culpabilité du condamné, commençaient à penser et à dire que si, comme on n'en pouvait guère douter  — malgré les réticences ou les dénégations du gouvernement —, il y avait eu vraiment communication de pièces secrètes au Conseil de guerre à l'insu de l'accusé, la révision du procès était de droit strict. Puis, la brochure de Bernard Lazare en faveur de Dreyfus venait enfin de paraître. Il y avait mieux : le fac-simile du bordereau fameux avait été livré à la publicité par le journal le Matin (le 10 novembre). Mathieu Dreyfus pouvait maintenant démontrer que l'écriture de ce document n'était pas celle de son frère. En revanche l'idée pouvait venir à ceux qui connaissaient celle d'Esterhazy que le coupable n'était autre que ce dernier[14]. Tenace dans ses illusions, Mme Dreyfus fit parvenir un exemplaire du fac-simile au cardinal Rampolla pour qu'il le communiquât au pape. Mais pas plus que précédemment elle ne reçut aucune réponse.

La vérité en somme ne semblait pas avancer encore. Il semblait même qu'elle s'éloignât dans la personne de Picquart, que Gonse trompait odieusement sur le caractère de sa mission et envoyait chaque jour à une plus grande distance de Paris. En janvier, le pauvre colonel, qui avait déjà visité sans nécessité toutes nos forteresses des Alpes, reçut l'ordre de passer la mer et de se rendre en Tunisie. En février, loin de le rappeler, on l'attachait à un régiment en garnison dans cette contrée. Cette fois il ne put douter qu'on eût voulu se débarrasser de lui et le mettre dans l'impossibilité de poursuivre son œuvre. Mais il avait l'âme fortement trempée et il n'y renonça pas pour cela.

Pendant ce temps, d'ailleurs, 3lathieu Dreyfus et ses amis ne s'endormaient pas. En mars, Bernard Lazare donnait de sa brochure une nouvelle édition et y insérait le fac-simile du bordereau comme pièce probante à l'appui de sa thèse. Le vieil alsacien Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, qui, compatriote de Dreyfus, avait depuis longtemps des doutes sur sa culpabilité, achevait de se convaincre de son innocence et annonçait l'intention d'embrasser publiquement sa cause. Enfin Picquart qui, au fond de son exil, se sentait chaque jour plus menacé, plus compromis par les machinations infâmes d'Henry et de ses complices, revenait à Paris en juin, pourvu d'un congé, pour confier ce qu'il savait à un ami sûr, l'avocat Leblois, et le chargeait de sa défense en cas de besoin. Il repartait bientôt après, mais non sans lui laisser en dépôt les lettres qu'il avait reçues de Gonse et d'où il ressortait que les chefs de l'État-major n'ignoraient pas ses accusations contre Esterhazy et n'avaient jamais osé les déclarer mal fondées. Dès lors il était impossible que les deux courants révisionnistes, qui étaient jusque-là restés complètement étrangers, l'un à l'autre, ne se confondissent pas.

De fait, ils se confondirent dès le Mois de juillet 1897 et à partir de ce moment les événements ne tardèrent pas à se précipiter. Leblois ne put longtemps se tenir de communiquer confidentiellement à Scheurer-Kestner ce qu'il savait, et, durant les vacances parlementaires, le gouvernement ne put douter que ce dernier ne fût résolu à prendre en main la défense du martyr. La grande honorabilité et la notoriété politique de cet homme de cœur rendaient son intervention particulièrement redoutable pour le gouvernement, qui le fit d'abord espionner pour bien connaitre ses intentions, et qui s'efforça ensuite, mais vainement, de le détourner de son projet. Scheurer-Kestner pour sa part fit d'infructueuses tentatives pour gagner à sa cause le président Félix Faure qui, gonflé d'orgueil depuis qu'il avait été l'hôte du tsar[15], jugeait sans doute au-dessous de lui de s'intéresser à la cause d'un Juif, même injustement condamné. Il ne put triompher non plus du mauvais vouloir de Méline. Le président du Conseil tenait avant tout à ménager l'armée, l'Église et les coteries conservatrices dont l'alliance lui était si précieuse et craignait de compromettre cette alliance en se prêtant aux vues des révisionnistes. Ledit Méline croyait alors fort politique de prendre vis-à-vis de ces derniers l'attitude de Ponce-Pilate. Pour lui comme pour Billot, il y avait dans l'affaire Dreyfus chose jugée, et ce mot de chose jugée répondait, à tout. Vainement des faits nouveaux se produisaient. qui devaient avoir pour effet de la réduire à néant. Il ne voulait rien voir ni rien savoir. Y avait-il eu communication de pièces secrètes au Conseil de guerre Il l'ignorait. On n'avait pas, à l'entendre, le droit de le savoir. Il se refusait à prendre connaissance du dossier. À quoi bon, puisqu'il y avait chose jugée ? Il ne voulait pas lire les lettres de Gonse. Que pouvaient-elles lui apprendre puisqu'il y avait chose jugée ? Quant à Billot, il conversait volontiers avec Scheurer-Kestner, qui était de ses vieux amis. Il faisait le bonhomme et protestait en se frappant la poitrine qu'il n'était pas un jésuite[16]. Mais quoi ? L'on ne pouvait savoir ce qu'il savait. Et il parlait avec conviction d'une pièce terrible qui ne permettait pas de douter de la culpabilité de Dreyfus — c'était la fausse lettre Panizzardi —. Seulement il se refusait à la montrer. Bientôt même il put parler d'un document plus accablant encore pour l'homme de l'île du Diable. C'était un rapport de gendarmerie, antidaté de trois ans, que l'État-major venait de faire fabriquer pour établir ce fait invraisemblable que Dreyfus avait lui-même avoué son crime le jour de sa dégradation — alors qu'en réalité, avant, pendant et après, il n'avait jamais cessé de le nier —. Finalement, le ministre, à la fin d'octobre, pria son ancien ami de se taire encore pendant quelques jours, et mit lui-même ce temps à profit pour déchaîner contre lui et les révisionnistes tous les aboyeurs de la presse antisémite. Mais les quinze jours écoulés, il fallait bien que la bombe éclata. Et elle éclata sous la forme de la dénonciation en règle que Mathieu Dreyfus, instruit enfin par un ami que l'écriture du bordereau n'était autre que celle d'Esterhazy, crut devoir adresser le 15 novembre à la justice contre le criminel que depuis si longtemps l'État-major couvrait de sa protection.

Cette fois il était impossible de reculer. La bataille était décidément engagée. Qu'allait faire le gouvernement ? Qu'allait faire la France ?

 

II

Si la France, si le Parlement, si les partis eussent été de sang-froid et n'eussent fait appel qu'au sens commun, la question à résoudre eût paru bien simple à tout le monde. Une erreur judiciaire paraissait avoir été commise et la légalité, de plus, avait été violée au préjudice d'un accusé. De pareils faits se sont produits d'autres fois en France ; on y a mis ordre et le pays n'a pas été révolutionné pour cela. Il en eût été de même apparemment cette fois encore si les passions politiques et surtout les passions religieuses n'eussent pas en cette affaire fait perdre au public tout bon sens, aussi bien que toute équité. Aux yeux de l'Église, aux yeux de l'État-major, qui s'inspirait de ses préjugés, de ses aversions, il ne s'agissait pas de savoir si Esterhazy — que tout le monde méprisait — était coupable ou non du crime imputé à Dreyfus. Il s'agissait d'empêcher à tout prix que le Juif fût innocenté. Du reste, le clergé, que de fâcheux et bruyants mécomptes avaient mis récemment[17] en assez mauvaise posture devant le public, était à cette époque particulièrement altéré de représailles et de revanches. Les ordres religieux étaient mobilisés comme de véritables armées. Les Jésuites — et le remuant Père du Lac en particulier — ne prenaient plus guère la peine de dissimuler leurs agissements. Les Assomptionnistes affichaient avec arrogance leurs prétentions, leurs haines et leurs menaces. Cette congrégation puissante, riche et brutale, qui, depuis quelque temps, revendiquait l'honneur de diriger la grande croisade de l'Église contre la République, jouait à cette époque un rôle si important que la citation suivante, destinée à la faire connaître, ne paraitra peut-être pas inutile au lecteur, malgré son étendue.

C'était, dit un humoriste[18] qui me fait l'effet de l'avoir bien jugée, un ordre nouveau fondé vers 1850. Ils étaient dans leurs façons rudes et grossiers, d'allure paysanne. Ils se disaient pauvres, très pauvres et, comme les oiseaux du ciel, attendant chaque jour la becquée. Et ils possédaient quatorze maisons, avec un fonds de roulement d'un million et plus... Ils s'étaient enrichis à vendre les miracles de saint Antoine. On sait ce que la basse dévotion mondaine a fait de ce franciscain plein de courage et de pitié qui, dans un siècle dur et sombre, consacra sa vie à défendre les pauvres contre l'avarice des évêques et la cruauté des princes. Maintenant, par l'intermédiaire des Assomptionnistes, il retrouve, moyennant un honnête salaire, les objets perdus, et non pas seulement de l'argent, les bijoux et les clés. Je sais à Bordeaux un propriétaire à qui il a fait retrouver un locataire et une dame à qui il a fait retrouver un attachement. Pour exploiter l'affaire, ils lancèrent leur journal la Croix, rédigé dans le style du Père Duchesne et qui portait pour vignette, au lieu du marchand de fourneaux, .Jésus crucifié ; et ce symbole donnait, pour l'égarement des simples, l'onction d'un texte édifiant et la majesté des formes liturgiques à leurs sales injures et à leurs abominables calomnies. Bientôt des Croix parurent dans tous les départements, qui répandirent par les campagnes, avec l'image du Christ, le mensonge et l'outrage. De leur imprimerie, la maison de la Bonne Presse, sortirent une multitude de revues, d'almanachs, de brochures de propagande religieuse et politique. Ils abondèrent en œuvres, fondèrent des confréries pour favoriser les commerçants catholiques et ramener par la famine les boutiquiers à la piété ; ils fondèrent des associations de chevaliers qui prêtaient en leurs mains le serment d'obéissance et recevaient un diplôme signé sur l'autel ; ils fondèrent l'œuvre électorale catholique qui, par la suite, prit le nom de Comité Justice-Egalité et qui se donnait pour objet d'intervenir directement dans toutes les élections municipales, cantonales, législatives, présidentielles, et de triompher ainsi des mécréants comme les croisés du moyen âge triomphaient des musulmans. Ils avaient, dit Waldeck-Rousseau, pour tenir le compte courant des élections, une agence et un agent dans chaque commune. Ils recueillaient l'obole des nonnes pour la guerre sainte. Quatre-vingt-seize cercles catholiques, l'Œuvre de Notre-Dame-des-Armées, qui disposait d'un budget montant à un million de francs, se réunirent à ces religieux[19]...

Ces pieux entrepreneurs de contre-révolution, d'autant plus dangereux qu'ils se gardaient bien de mettre ostensiblement en question la forme républicaine du gouvernement, et tous les moines, prêtres, militaires et politiciens qui soutenaient avec eux le bon combat, virent dans l'affaire Dreyfus tin moyen sûr de pervertir l'opinion publique pour s'emparer d'elle, ce qui leur fut on ne peut plus facile. Elle leur servit de prétexte pour surexciter jusqu'à la folie deux sentiments très vifs, fort inégalement honorables et qui, bien qu'ils semblassent s'exclure, n'en coexistaient pas moins, aussi puissants l'un que l'autre, dans l'âme populaire : l'amour vraiment religieux que la France avait pour son armée et la peur maladive qu'elle éprouvait d'avoir à s'en servir. Les partisans de la révision furent systématiquement représentés par eux au public comme des ennemis du drapeau national ; et la révision dut, à les entendre, amener des révélations si graves que la guerre et l'invasion en résulteraient infailliblement à bref délai. Ils répandaient le bruit que l'affaire Dreyfus ne comportait pas seulement un dossier secret, dont la divulgation nous mettrait infailliblement aux prises avec l'Allemagne ; ils parlaient d'un bordereau annoté par l'empereur Guillaume, de lettres de ce souverain à l'homme de l'ile du Diable et d'autres billevesées du même genre. Et le bon public qui, en France comme partout, croit beaucoup moins aisément au vrai qu'à l'invraisemblable et à l'absurde, répétait de confiance toutes ces bourdes sans avoir seulement l'idée de les contrôler par le moindre effort de raisonnement.

Le public était en cela d'autant moins excusable que les ambassadeurs d'Allemagne et d'Italie, qui avaient déjà plusieurs fois affirmé sur l'honneur que ni eux, ni leurs gouvernements n'avaient jamais eu avec Dreyfus le moindre rapport, venaient de renouveler avec énergie ces protestations. On aurait d'autre part pu remarquer — mais on ne le faisait pas — que l'attaché militaire Schwartzhoppen, qui n'avait pas bougé de Paris tant qu'il n'avait été question que de Dreyfus, parce qu'il pouvait sans mentir affirmer n'avoir jamais connu ce dernier, venait d'être rappelé à Berlin maintenant qu'Esterhazy était mis en cause, fait d'où il était facile de tirer cette conclusion que l'auteur du bordereau était bien ce dernier, et non Dreyfus. Quant à l'honneur de l'armée, dont on parlait si haut., les initiions de Français qui reprochaient aux partisans de la révision d'y porter atteinte ne se rendaient pas compte que ce qu'ils entendaient par là ce n'était pas l'honneur des 500.000 jeunes gens qui servaient la France dans nos régiments au nom de la loi, ni même celui des 20.000 officiers, presque tous braves gens, qui les commandaient., mais simplement celui d'une douzaine de scélérats embusqués à l'État-major général, où, après avoir commis tant de crimes pour faire aller un innocent à l'ile du Diable, ils allaient en commettre encore tant d'autres pour l'empêcher d'eu revenir. Les vrais amis de l'armée étaient justement ceux qui ne voulaient pas qu'elle se solidarisât avec cette poignée de faussaires et de pal jures. Mais c'était justement ce que la foule, fanatisée ou hypnotisée — par le mensonge ne voulait pas voir.

Et cet anti-dreyfusisme violent, irréfléchi, sauvage, formait alors dans notre pays un courant d'opinion si général, si puissant, que le monde politique presque tout entier s'y laissait entraîner ou ne l'osait contrarier par la moindre marque de résistance. Dans le Parlement la droite, par tradition, faisait campagne avec l'Église et eût cru se déshonorer en participant à la réhabilitation d'un Juif. Les républicains modérés ou progressistes, qui soutenaient Méline, n'osaient se montrer plus hardis que lui. Quelques opportunistes à peine, comme Scheurer-Kestner ou Joseph Reinach, avaient pris nettement parti pour l'innocent ; leurs collègues se détournaient d'eux ; la presse antisémite et réactionnaire les accablait d'outrages, la jeunesse catholique les conspuait dans la rue[20]. Le parti radical, qui combattait Méline de toutes ses forces, craignait de se compromettre vis-à-vis du corps électoral en soutenant une cause si impopulaire. Beaucoup de ses membres, d'ailleurs, étaient encore, comme Brisson, convaincus de la culpabilité de Dreyfus. D'autres, qui en étaient au fond moins persuadés, subissaient, plus peut-être qu'ils n'en avaient conscience, l'influence fâcheuse d'un nouveau venu, Cavaignac, qui, dévoré d'ambition, venait de se rattacher au parti et, vu le nom qu'il portait et sa réputation d'austérité, y avait trouvé grand accueil. Triste, borné, têtu[21], ce personnage, que son mariage n'avait pas peu contribué à faire sottement militariste, croyait de toute son âme que l'honneur de l'armée était attaché à l'intangibilité de l'arrêt qui avait condamné Dreyfus. L'État-major lui avait mis dans la tête que ce dernier avait fait des aveux ; et contre toute évidence il s'obstinait à le croire. Bref, les radicaux voulaient bien continuer à lutter contre un cabinet qu'ils accusaient de pactiser avec les ennemis de la République. Ils voulaient bien persister à lui reprocher ses compromissions cléricales, comme Bourgeois le fit encore le 18 novembre 1897 dans un discours éloquent, qui obtint les honneurs de l'affichage[22].

Mais ils ne voulaient pas qu'on les crût dreyfusistes et se tenaient même prêts à accuser à l'occasion le ministère de complaisance pour le parti de la révision. Quant aux radicaux-socialistes et aux socialistes purs, très peu d'entre eux — Jaurès ou Guesde par exemple — se montraient à cette époque disposés à soutenir la cause de l'innocent, au nom de l'humanité ou de la justice et par horreur du militarisme. Les autres se taisaient ou refusaient de s'intéresser à un Juif, représentant de cette société capitaliste et bourgeoise qu'ils abhorraient. Pelletan et Viviani n'étaient guère moins opposés à la révision que les hommes de l'État-major et la combattaient de toutes leurs forces.

Pour ouvrir les yeux à tous ces aveugles, pour donner de l'énergie à tous ces timides, il devait falloir le spectacle de l'étroite coalition que firent bientôt sous le drapeau menteur du nationalisme, comme ils l'avaient faite naguère sous celui du Boulangisme, tous les partis hostiles à la République. Alors, comme en 1889, les factions les moins faites pour s'entendre se rapprochèrent étroitement, unies, disaient-elles, par leur patriotisme et leur sollicitude pour l'honneur de l'armée, en vue d'un nouvel assaut contre le gouvernement légal du pays. Le duc d'Orléans, que le souvenir de son père eût dû rendre plus circonspect, ne rougit pas d'encourager cette politique par une lettre publique[23] que certains de ses vieux serviteurs — les Buffet, les Hervé de Kérohant, les Dufeuille — ne craignirent pas de désavouer.

De tant de rancunes et d'ambitions rentrées, sortit, sous l'inspiration du clergé d'une part et de l'État-major de l'autre, le plan de campagne le plus immoral et le plus cynique, mais aussi le plus absurde que pussent imaginer les adversaires de la révision. Esterhazy ne pouvant plus éviter d'être mis publiquement en cause, ils jugèrent licite et bon non seulement de le défendre, mais de lui fournir secrètement les moyens de se défendre lui-même. Des officiers français, envoyés par l'État-major, ne rougirent pas d'aller, affublés de fausses barbes et de lunettes bleues, l'avertir des mesures que le ministère de la Guerre allait être obligé de prendre ostensiblement contre lui. On fit adresser, par ce forban, des lettres de menaces au président de la République, qui trembla devant lui comme il avait tremblé devant la Libre Parole. On lui communiqua certaine pièce du dossier secret qu'il dut restituer au ministère comme si elle lui eût été confiée par une femme qui l'eût tenue du colonel Picquart[24] — ingénieux moyen de compromettre et de déshonorer ce dernier —. L'enquête ordonnée contre lui et menée par le général de Pellieux, qui le traitait ostensiblement en ami, et qui ne voulut même pas faire expertiser l'écriture du bordereau, ne fut qu'une odieuse comédie qui, malgré les charges accablantes que produisirent bientôt contre lui certains journaux[25], se termina, comme on pouvait s'y attendre, par l'affirmation de son innocence. Ce que voyant, ses protecteurs le poussèrent à réclamer une instruction judiciaire qui, plus solennelle, paraîtrait aussi plus probante et permettrait de plonger les révisionnistes dans une confusion d'où ils ne pourraient se relever. Le bandit, qui n'avait rien à perdre, ne s'y refusa pas. Billot et Méline, il est vrai, trouvant avec raison qu'on avait fait assez de bruit autour de son nom, eussent bien voulu se dérober à cette nouvelle exigence. Mais l'État-major, qui les terrorisait, ne le leur permit pas, et, le 3 décembre, la dite instruction fut prescrite par le gouvernement.

Alors eut lieu (le lendemain 4) à la Chambre des députés une scène étrange où les radicaux et les radicaux-socialistes firent naïvement le jeu de la droite en reprochant au ministère sa prétendue complaisance pour le parti de la révision. C'est alors que Méline, affolé, prononça ce mot fameux, qui suffirait à préserver son nom de l'oubli : Il n'y a pas d'affaire Dreyfus ! et proclama une fois de plus l'intangibilité de la chose jugée, comme si les recours en cassation n'étaient pas justement institués par la loi pour pouvoir infirmer la chose jugée. Mais cette affirmation stupéfiante ne suffit pas aux meneurs de la droite, qui, par l'organe impérieux et sonore du comte de Mun, vint à son tour, en une déclaration catégorique, venger l'honneur de l'armée. Billot était absent. De Mun exigea qu'on le fit venir sur l'heure. Et le pauvre ministre, mandé comme un valet, vint, tout pâle et défait, déclarer une fois de plus qu'en son âme et conscience, comme chef de l'armée, il considérait le jugement comme bien rendu et Dreyfus comme coupable. Après quoi, une fois de plus aussi, l'assemblée, respectueuse de la chose jugée et s'associant à l'hommage rendu par le ministre de la Guerre à l'armée française, passa patriotiquement à l'ordre du jour !

L'instruction dont le commandant Ravary fut chargé à l'égard d'Esterhazy et qui dura tout le mois de décembre ne fut pas moins édifiante que l'enquête dont s'était précédemment acquitté de Pellieux. L'inculpé ne passa pas un seul jour sans être instruit confidentiellement par ses compères de l'État-major ou par leurs affidés des dépositions et des charges fournies contre lui, ainsi que de ce qu'il aurait à répondre chaque fois qu'il serait lui-même interrogé. Jamais procédure ne fut entachée de collusion plus infâme et de forfaiture mieux caractérisée. Toutes les rigueurs de l'instruction étaient réservées pour le colonel Picquart, qu'il avait bien fallu faire venir d'Afrique et qui, traité avec le dernier mépris, comme un faussaire et un traître, paraissait être en cette affaire le véritable accusé. Finalement, le 2 janvier 1898, une ordonnance de non-lieu fut rendue en faveur d'Esterhazy, ce qui ne surprit personne. C'était un nouveau succès pour la camarilla du ministère de la Guerre, qui, si elle eût été sage, s'en fût contentée. Mais enhardie par ce succès et se croyant désormais tout permis, elle voulut encore davantage. Il était maintenant bien certain que, si un conseil de guerre était appelé à se prononcer sur Esterhazy, ce dernier serait sans peine acquitté. Pourquoi ne pas procurer encore cette victoire à l'honneur de l'armée ? Et donc, l'aventurier, toujours bien stylé par l'État-major, demanda hautement à être jugé. Et Billot et Méline, qui déploraient au fond du cœur cette nouvelle imprudence, cédèrent encore lâchement. Si bien que le 10 janvier Esterhazy comparut, fier et sûr de lui, devant un Conseil de guerre qui repoussa l'intervention de la partie civile représentée par la famille Dreyfus, et qu'après des débats dérisoires — dont la partie principale eut, du reste, lieu à huis clos —, il fut dès le 11 proclamé solennellement innocent. Peu s'en fallut qu'il ne fût porté en triomphe et les nationalistes célébrèrent sa gloire dans tous leurs journaux.

Ne quid nimis, dit un vieux proverbe. Les hommes de l'État-major ont dû plus tard regretter amèrement de ne l'avoir pas compris. Le dernier défi qu'ils venaient de porter au bon sens, à la justice et à l'honneur ne pouvait rester et ne resta pas sans réponse. Si la foule, ignorante, égarée, continuait d'applaudir à leurs iniquités, les hommes habitués à la recherche sereine et désintéressée de la vérité, les intellectuels, comme on se mit bientôt à les appeler, souffraient en leur tune de voir les droits de la critique, de la raison, de la vérité si brutalement et systématiquement méconnus. Pour l'honneur de la France ils ne voulurent pas souffrir et se taire plus longtemps. C'étaient des savants habitués de longue date à la recherche et au respect des preuves, des hommes comme Grimaux, Duclaux, Paul Meyer, Giry, Picot et Monod, et d'autres encore. Avec eux marchaient aussi des publicistes passionnés et violents à leur heure, mais ardemment convaincus que la révision s'imposait comme un devoir à la conscience française, Urbain Gohier, Pressensé, Clemenceau, qui, écarté du Parlement depuis les scandales du Panama, s'était révélé depuis comme un journaliste de premier ordre, enfin des littérateurs et des romanciers, comme Anatole France ou Emile Zola, que l'amour des honneurs académiques n'avait pas rendus incapables de protester une bonne fois contre les timidités du monde académique.

Esterhazy avait été acquitté le 11 janvier. Dès le 13 paraissait dans le journal l'Aurore, sous ce titre : J'accuse, le réquisitoire éloquent et brutal par lequel Zola dénonçait au président de la République, ou plutôt à la France entière, les malfaiteurs qui depuis trois ans avaient accumulé tant de crimes pour perdre un innocent et pour sauver un coupable. Sans pouvoir apporter la preuve de leurs machinations et de leurs méfaits, il les affirmait hautement, au nom de sa conscience indignée ; il nommait les coupables et, s'insurgeant hautement contre le récent arrêt du Conseil de guerre qui, disait-il, n'avait été rendu que par ordre, il ne dissimulait pas que le procédé vraiment révolutionnaire auquel il venait de recourir n'avait pour but que de provoquer contre lui des poursuites qui permissent enfin d'établir aux yeux du public trop longtemps abusé l'entière vérité.

Restait maintenant à savoir si la France répondrait à son appel et si la vérité sortirait du débat qui en devait résulter.

 

III

Le manifeste du 13 janvier alluma tout d'abord dans l'État-major, dans le clergé, dans le parti nationaliste, d'inexprimables fureurs, auxquelles une grande partie du public, toujours persuadée que Dreyfus était un traître, devait s'associer longtemps encore. La jeunesse catholique se remit à manifester dans les rues. Les plus abominables menaces furent proférées contre l'auteur de la lettre : J'accuse, et contre ses amis. Si les adversaires de la révision avaient eu un peu de bon sens et de sang-froid, ils auraient compris que Zola désirait trop vivement être poursuivi pour qu'il ne fût pas fort imprudent de lui donner cette satisfaction. On ne pouvait en effet le poursuivre qu'en Cour d'assises et là il ne serait pas aussi facile qu'au Conseil de guerre de mettre la lumière sous le boisseau. C'était ce que disait le circonspect et fort ennuyé Méline qui, plus que jamais, eût voulu qu'il n'y eût pas d'affaire Dreyfus. Et Billot son compère ne pensait pas autrement que lui. Mais les meneurs de la rue Saint-Dominique et leurs amis de la Chambre les débordaient et se montraient bien résolus à les renverser s'ils refusaient de marcher. On le vit bien le 15 janvier au Palais-Bourbon, où de Mun, dans un discours d'une rare insolence, les somma de s'exécuter, déclarant qu'il parlait au nom de l'armée, qu'elle ne voulait pas attendre, bref qu'il fallait obéir sur l'heure — ou s'en aller. Et les piteux ministres, loin de se révolter contre ces arrogantes sommations, se soumirent une fois de plus. Billot vint platement répéter qu'il flétrissait l'abominable campagne menée contre l'honneur de l'armée. Les radicaux, qui ne voulaient pas se montrer moins patriotes que les conservateurs, ne furent pas moins sévères à l'égard des révisionnistes. Bref, un ordre du jour motivé mit le cabinet en demeure de traduire Zola devant la justice, et il s'empressa de le faire. Mais comme, par un suprême instinct de prudence, Méline, écartant de l'accusation tous les faits relatifs à l'affaire Dreyfus articulés par l'auteur dans sa lettre — et sur lesquels il voulait ainsi empêcher de faire lumière —, l'incriminait seulement pour avoir écrit que le Conseil de guerre avait acquitté par ordre Esterhazy, Cavaignac vint lui reprocher aigrement, le 22 janvier, sa timidité et fit tous ses efforts pour l'embarrasser et le compromettre en le sommant d'élargir au contraire le débat et de publier les pièces secrètes du dossier Dreyfus, notamment les fameux aveux dont il s'était fait pour sa part un article de foi. Le président du Conseil, qui avait la foi moins robuste, combattit de son mieux, à force d'arguties, la logique trop rigoureuse de ce farouche imbécile. Mais il eut plus de peine à lutter, le 24 janvier, contre l'éloquence passionnée du socialiste Jaurès qui, prenant décidément position dans le camp révisionniste, demandait avec éclat, au nom de l'humanité, de la raison, de la légalité, que tous les voiles fussent déchirés.

Qu'on déchirât les voiles, c'était ce que voulaient le bon sens, la justice. Et malgré les bruits sinistres que persistait à répandre la presse de l'opposition, l'on pouvait le faire sans le moindre danger. Münster et Tornielli continuaient d'affirmer hautement que jamais leurs gouvernements n'avaient eu avec Dreyfus le moindre rapport, qu'ils ne redoutaient 'à cet égard aucune révélation. Et dans le même temps l'empereur Guillaume, par un souci d'honnêteté dont l'histoire lui tiendra compte, faisait porter solennellement une déclaration semblable par son ministre Bülow à la tribune de Reichstag.

Mais toutes ces paroles d'honneur étaient tenues pour nulles par un public égaré, qui n'avait plus d'yeux, plus d'oreilles, plus de bon sens. La France était littéralement prise de folie. Il faut l'avoir vue comme nous l'avons vue dans ce temps singulier pour comprendre à quel degré d'aveuglement, d'aberration, d'iniquité, un patriotisme dévoyé peut porter un peuple d'ordinaire si généreux et si sensé. Grands et petits, riches et pauvres, ignorants ou lettrés, presque tous les Français d'alors se refusaient à lire, à comprendre, à chercher la vérité. Pour eux, sans examen, Dreyfus était un traître et les révisionnistes étaient les ennemis de l'armée. On le leur répétait sur tous les tons, dans les journaux, dans les réunions, et surtout du haut de la chaire. Évêques, moines, curés tonnaient sans relâche contre les mauvais Français qui ne voulaient pas qu'un innocent continuât à payer pour un coupable. Le sceptique et jovial Mathieu, maintenant archevêque de Toulouse, les dénonçait en termes grandiloquents dans son mandement de carême. ... Vous êtes encore tout émus, n'est-il pas vrai, écrivait-il à ses diocésains, de la campagne si funeste qui vient d'être menée contre nos chefs militaires, de cette insurrection contre la justice, de cette tentative de réhabilitation d'un traitre et de ces efforts acharnés et malhonnêtes pour charger un innocent. Vous avez protesté contre ce crime de lèse-patrie et partagé l'indignation qu'il a soulevée dans le pays entier...[26]

Ce n'était point d'ailleurs seulement en termes généraux et vagues que l'on vouait aux fureurs populaires les partisans du traitre. Des cris de mort étaient poussés sur leur passage. On ameutait contre eux des foules hurlantes, — parfois salariées, — pour leur faire un mauvais parti. C'était surtout aux Juifs, cela va sans dire, que s'adressaient les menaces, les injures, les voies de fait. Les daines du grand monde les excluaient ostensiblement de leurs salons et ne leur épargnaient pas les avanies. L'une d'elles, plus féroce que les Inquisiteurs du temps jadis, souhaitait que Dreyfus fût vraiment innocent, afin qu'il souffrit davantage[27]. A Bordeaux, à Nantes, à Nancy et dans maintes autres villes, des bandes fanatisées allaient chez les Juifs briser les vitres, saccageaient les magasins, les synagogues, souillaient les vases sacrés, maltraitaient à l'occasion les personnes et les couvraient d'immondices. A Paris, l'agitateur Guérin, avec ses bandes, brûlait les journaux révisionnistes, enfonçait les boutiques, envahissait les ateliers, brisait les machines, les métiers, blessait les ouvriers[28]. En Algérie, oh l'antisémitisme était, on le sait, particulièrement inflammable, les violences de cette nature dépassaient toute limite. En peu de jours 158 magasins juifs étaient pillés. Des jeunes gens se faisaient un jeu de battre et d'outrager les femmes israélites, les déshabillaient dans la rue pour les couvrir d'ordures. Et la Croix avait bien soin de faire remarquer que c'était le Christ lui-même qui avait donné le mot d'ordre, le Christ qui aime les Francs et auquel il faudra bien revenir, puisque lui seul est le Sauveur. Le pieux journal ajoutait que le susdit Christ protégeait manifestement les magasins catholiques, auxquels on se gardait bien de toucher, tandis qu'à côté les magasins juifs étaient impitoyablement mis à mal.

Qu'on ne s'étonne pas, du reste, que l'organe des Assomptionnistes tint un pareil langage quand la Civilta catolica, journal officiel de la Compagnie de Jésus, rédigé à Rome sous les yeux du pape, s'exprimait elle-même en ces termes : ... L'émancipation des Juifs a été le corollaire des soi-disant principes de 1789, dont le joug pèse au col de tous les Français... Le Juif a été créé par Dieu pour servir d'espion partout où quelque trahison se prépare... Les Juifs allèguent une erreur judiciaire ; la véritable erreur, c'est celle de l'Assemblée constituante, qui leur a accordé la nationalité française. Cette loi, il la faut abroger. L'égalité des hommes entre eux, la communauté des droits n'est qu'une farce, quand les conditions sociales sont disparates... Et ce n'est pas seulement en France, mais en Allemagne, en Italie, en Autriche, que les Juifs doivent être exclus de la nation. Alors, dans la belle harmonie d'autrefois enfin rétablie, les peuples retrouveront leur bonheur perdu[29].

C'est au milieu de l'effervescence extraordinaire et de la campagne antisémitique dont nous venons de donner une bien faible idée que s'ouvrit devant la Cour d'assises de la Seine le procès Zola qui, quinze jours durant (7-21 février), acheva de mettre Paris en feu. sous ne pouvons raconter ici ces débats étranges où la vérité, malgré les efforts inouïs des anti-révisionnistes pour l'étouffer, jaillit cependant par mille fissures et commença d'éclater aux yeux du public. Jamais l'alliance du sabre et du goupillon, dénoncée depuis quelque temps par les journaux dreyfusistes, n'avait été aussi manifeste que pendant ces semaines troublées. Jamais le parti nationaliste n'avait été plus bruyant ni plus audacieux. Jamais l'État-major n'avait fait preuve de plus de cynisme et d'arrogance. Pendant que chaque jour les bandes mercenaires des Guérin et des Auffray envahissaient le Palais de justice, troublaient les audiences de leurs clameurs, poursuivaient de leurs menaces ou de leurs outrages l'accusé ou ses amis ; pendant que sur son siège de président le magistrat Delegorgue s'efforçait, pour complaire à la faction, de rendre impossible tout éclaircissement, toute explication, et répondait invariablement aux demandes de Labori ou de Clemenceau, défenseurs de Zola, que la question ne serait pas posée, les hommes de la rue Saint-Dominique, en uniforme, l'œil allumé, le verbe haut, trônaient dans la salle, groupés autour d'Esterhazy, qu'ils avaient ordre de traiter en ami, parlaient en maîtres et accablaient de leur mépris le noble Picquart, à qui Henry le faussaire ne craignait pas d'envoyer en pleine figure le plus grossier démenti[30]. Quand vint le tour d'Esterhazy d'être interrogé, il se planta muet et dédaigneux à la barre et, fidèle à la consigne qu'il avait reçue, écouta sans y répondre une syllabe les soixante questions qui lui furent posées par Labori. Aussi fut-il, à la sortie de l'audience, acclamé avec délire ; et le prince Henri d'Orléans, proche parent du roy, faillit l'embrasser. Le général de Pellieux donnait des ordres à tout le monde et déclarait aux jurés éperdus qu'au jour du danger, plus proche peut-être qu'ils ne le croyaient, nos malheureux soldats, menés au feu par des chefs qu'on aurait cherché à déconsidérer auprès d'eux, seraient en réalité conduits à la boucherie. Puis tout à coup Henry, feignant de ne pouvoir résister à la patriotique indignation qui l'étouffait, révélait à ces pauvres gens la lettre Panizzardi — fabriquée par lui-même —. Enfin, pour achever de les terroriser, Pellieux, bruyamment, envoyait chercher Boisdeffre, et le chef de l'État-major général, en grande tenue, venait prononcer devant le jury ces paroles menaçantes : ... Vous êtes la nation. Si la nation n'a pas confiance dans les chefs de son armée, dans ceux qui ont la responsabilité de la défense nationale, ils sont prêts à laisser à d'autres cette lourde tâche, vous n'avez qu'à parler. Je ne dirai pas un mot de plus. Je vous demande la permission de me retirer[31].

Et voilà comment les douze bourgeois, chargés de se prononcer sur le sort de Zola, persuadés que son acquittement serait le signal de la guerre, et la guerre le prélude d'un nouveau démembrement, n'hésitèrent pas à le déclarer coupable. Le 21 février, l'auteur de la lettre J'accuse était condamné à un an de prison et à 3.000 francs d'amende.

Mais l'insolence inouïe dont vis-à-vis même de la justice venaient de faire preuve les hommes de l'État-major devait avoir pour conséquence un commencement de réaction contre les excès du militarisme, devenus par trop manifestes. A la séance parlementaire du 24 février, Jaurès dénonça ces scandales avec son éloquence et son courage ordinaires. Presque tous les socialistes de la Chambre, un certain nombre de radicaux-socialistes et quelques radicaux qui commençaient à voir clair étaient maintenant avec lui. Mais les froides railleries de Méline à l'égard de cette élite intellectuelle qu'il déclarait seule responsable du trouble actuel des esprits[32], l'emportèrent encore sur son admirable éloquence et une fois de plus nos députés prouvèrent par leur vote que leur souci principal était celui de leur réélection[33].

Mais, hors du Palais-Bourbon. l'on faisait déjà preuve d'un peu plus de courage. C'est au lendemain du procès Zola, en mars 1898, que les Trarieux et les Pressensé fondaient la Ligue des droits de l'homme et que cette vaillante association commençait, non sans succès, sa propagande pour la justice, pour la vérité. Par contre, il est vrai, les adversaires de la révision redoublaient pour leur part d'audace et de violence. On n'avait pas cessé de houspiller les Juifs, à Paris, en province et en Algérie. On les menaçait hautement d'une nouvelle Saint-Barthélemy. Esterhazy avait dit que si Dreyfus remettait le pied en France, il y aurait cinq mille cadavres des leurs dans les rues de la capitale. Eux et leurs amis étaient avertis qu'au jour de la patrie en danger il n'y aurait pour eux ni grâce ni pardon[34]. Le chef des bandes antisémites d'Alger, l'agitateur Max Régis, opérait maintenant à Paris, où, dans de tumultueuses assemblées il se vantait de ses méfaits et invitait le peuple à arroser du sang des Juifs l'arbre de la liberté[35]. Pendant que ces énergumènes faisaient ainsi appel aux passions de la rue, l'esprit de la contre-révolution s'affirmait en termes plus mesurés, mais fort nettement toutefois, sous la coupole de l'Institut, par l'organe des de Mun, des d'Haussonville, des de Vogüé[36]. La Revue des Deux Mondes bafouait les intellectuels. Et le lourd Brunetière raillait avec sa grâce ordinaire ces chimistes, ces paléographes, ces latinistes, qui se permettaient de douter de la justice des hommes et de ne pas s'incliner devant la parole d'un général d'armée[37].

Comment Méline, qui était depuis si longtemps le prisonnier de toutes les réactions, pu remonter un pareil courant ? Sans doute il déplorait, au fond de l'âme, tout le bruit fait depuis quelques mois autour de l'Affaire. S'il n'eût dépendu que de lui, on eût certainement cessé d'en parler. Quand l'arrêt qui condamnait Zola eut été annulé par la Cour de Cassation — pour la raison que Zola, poursuivi par le gouvernement, aurait dû l'être par le Conseil de guerre qu'il avait mis en cause —, il souhaita de tout cœur que l'on s'en tint là. Mais l'État-major exigeait impérieusement que le procès fût recommencé. Pour la vingtième fois Méline se soumit. Le Conseil de guerre, invité par lui à se plaindre, ne manqua pas de se plaindre et, dès le mois d'avril, l'auteur de J'accuse était renvoyé devant une nouvelle Cour d'assises, celle de Seine-et-Oise. L'Affaire, que le pauvre Ponce-Pilate avait tant voulu éviter, n'était donc pas près de finir.

 

IV

Les radicaux, s'ils n'osaient point encore se prononcer pour Dreyfus, n'en continuaient pas moins à combattre le ministère de toutes leurs forces. Craignant de se compromettre vis-à-vis de leurs électeurs en lui reprochant de se montrer défavorable à la révision, ils ne perdaient du moins aucune occasion d'incriminer ses complaisances — déjà tant de fois signalées — pour l'Église et le parti clérical. C'est ainsi qu'en janvier, lors de la discussion du budget des cultes, Méline avait dû se défendre contre divers orateurs qui lui reprochaient aigrement et non sans raison de retarder indéfiniment la laïcisation des écoles primaires. Il lui avait fallu expliquer aussi la longanimité avec laquelle il laissait circuler en France deux envoyés du pape, les Pères Wyart et Picard[38], qui, depuis plusieurs mois, s'efforçaient manifestement d'organiser au nom. de Sa Sainteté — les forces cléricales en vue des élections prochaines. Il avait répondu que ces bons pères ne représentaient que la politique du ralliement et n'étaient venus que pour servir la République. Comment en douter, puisque Rampolla l'avait affirmé ? Du reste, suivant sa tactique habituelle, le président du Conseil s'était évertué à faire dévier le débat, représentant que ses adversaires se moquaient vraiment du pays, qu'ils ne parlaient si haut et si fort du péril clérical que pour faire perdre de vue le péril social et révolutionnaire, autrement redoutable . En mars pourtant, ils revenaient à la charge et le député Dron exposait à Chambre, non sans l'impressionner vivement, l'organisation, le fonctionnement et les menées de cette formidable société des Assomptionnistes dont il n'était que temps d'arrêter les progrès et les entreprises. Millerand et les socialistes entraient à leur tour en lice. Méline répondait que ses adversaires ne voulaient pas d'une politique qui ne fin pas sectaire, qui eût le respect sincère de l'idée religieuse, qui recherchât la conciliation et l'apaisement. Si l'anticléricalisme, disait-il, n'existait pas, ces messieurs l'auraient inventé. Une éloquente réplique de Léon Bourgeois n'empêchait pas la majorité de se reformer une fois de plus autour du ministère ; et quelques semaines plus tard (17 avril), Méline, dans un long discours consacré à l'apologie de sa politique, affirmait plus hautement que jamais que son gouvernement n'avait jamais péché ni par cléricalisme ni par complaisance pour les cléricaux ; qu'il voulait simplement la légalité, l'apaisement, la liberté pour tous ; enfin, que la campagne des radicaux contre le prétendu péril catholique n'était qu'une diversion pour faire prendre patience au parti socialiste et, en somme, se moquer de lui.

C'était pourtant nier l'évidence que de contester la réalité du (langer clérical et d'oser soutenir que l'attitude du gouvernement n'y était pour rien. L'Église elle-même ne dissimulait pas qu'elle regardait le cabinet Méline comme son allié et qu'elle comptait sur lui pour reconquérir le terrain perdu. La politique du cabinet, écrivait vers cette époque le Père Maumus[39], sera, si elle triomphe, infiniment plus avantageuse à l'Église que ne le serait un retour à l'ancien régime. Et pareil hommage lui a été depuis rendu par l'abbé Dabry[40] :

Il y avait au pouvoir, écrit ce dernier auteur, un homme... dont la modération et les allures simples cachaient de rares qualités de combatif et d'homme d'État... Méline avait inflexiblement résisté, disant explicitement et sous toutes les formes : Je ne veux pas faire la guerre à l'idée religieuse... Il fallait à deux genoux remercier la Providence de nous permettre de combattre dans des conditions si favorables...

Il est certain qu'à l'approche et en vue des élections générales — annoncées pour le mois de mai 1898 — Méline ne demandait qu'à favoriser les ralliés — si peu sincères pour la plupart, comme nous l'avons dit maintes fois — et donnait pour consigne 'a l'administration de les aider. Comment se fit-il donc qu'ils échouèrent encore si piteusement dans les deux scrutins du 8 et de 22 mai, et que le renouvellement de la Chambre leur fut aussi défavorable en 1898 qu'en 1893 ? C'est que les forces réactionnaires, qu'ils s'efforçaient de discipliner et de convertir à la doctrine de la fin qui justifie les moyens, manquèrent encore une fois d'intelligence politique, de sagesse, de cohésion. Les récriminations des Dabry, des Naudet et autres abbés démocrates qui déplorent amèrement dans leurs livres les fautes commises sont à cet égard on ne peut plus édifiantes. Il eût fallu, à les entendre, marcher tous unis sous le drapeau républicain, ne parler que du respect de la constitution et de l'ordre établi, enfin se garder d'effaroucher les vrais amis de la République par de trop violentes attaques contre les lois scélérates et leurs auteurs, ou par de trop bruyantes manifestations en faveur des intérêts catholiques. C'était l'avis de politiques avisés et pleins d'expérience comme Lamy et surtout Piou, le grand stratège du ralliement. Ces sages s'étaient donné, vers la fin de 1891, beaucoup de mal pour coordonner et discipliner sous une direction et un programme commun les divers groupes qui s'étaient voués comme eux à la cause conservatrice. Ces groupes, au nombre de sept, s'étaient même réunis en novembre et, dans un Congrès national dont il avait été fait grand bruit, avaient eu l'air de se fédérer en vue d'une action commune pour les élections. C'étaient : le Comité Justice-Egalité, fondé depuis plusieurs années par les Assomptionnistes, l'Association de la jeunesse catholique, l'ancien Comité catholique de Chesnelong — qui s'était tant bien que mal reformé —, l'Union nationale de l'abbé Garnier, l'Union du Commerce et de l'Industrie, le groupe Lamy, et enfin la Démocratie chrétienne[41]. Ledit Congrès avait bien élaboré un programme et délégué, — en principe — ses pouvoirs à un Comité directeur placé sous la présidence de Lamy. Mais en fait ce Comité, élastique et divisé, ne s'était jamais fait remarquer que par sa parfaite impuissante. D'irréductibles rivalités de personnes et de graves divergences de tactique avaient rendu l'action commune impuissante. La plupart des groupes voulaient continuer d'agir par eux-mêmes et, persuadés que l'agitation causée par l'Affaire Dreyfus allait être fatale à la République, jugeaient inutile et même fâcheux d'user plus longtemps de ménagements envers la Gueuse. De tous ces groupes, celui que dirigeaient les Assomptionnistes était de beaucoup le plus fort et le plus hardi, parce que c'était celui dont les ressources pécuniaires étaient de beaucoup les plus considérables[42]. Or les hommes du Comité Justice-Egalité crurent devoir adopter à l'égard de la République la tactique la plus intransigeante, la plus blessante et la plus hargneuse. Et comme ils se montraient partout, criaient très haut, répandaient journaux ou brochures par millions et faisaient à eux seuls plus de bruit que tous les autres, ils achevèrent de discréditer et de perdre la cause du ralliement, qu'ils prétendaient malgré tout représenter. Leurs exigences impolitiques et déraisonnables découragèrent le bon vouloir de Méline qui, en beaucoup d'endroits, ne put soutenir jusqu'au bout leurs candidats. Ils voulaient par exemple que les aspirants à la députation déclarassent par écrit qu'ils n'étaient pas francs-maçons, qu'ils s'engageassent de même à combattre les Juifs, à poursuivre l'abrogation de la loi militaire, des lois scolaires, que sais-je encore ? Là où l'on refusait de se soumettre à leur ultimatum, ils recouraient cyniquement à la politique de l'excès du mal et faisaient voter sans vergogne pour des radicaux endurcis ou des socialistes, dans l'espoir imbécile qu'ils hâteraient ainsi le renversement de la République. Grâce à de pareils procédés, s'ils parvinrent à faire élire quelques énergumènes comme Drumont, Cassagnac, Déroulède[43], dont la violence de langage ne pouvait faire que du tort à la cause qu'ils servaient, ils contribuèrent en somme puissamment à l'irrémédiable défaite des ralliés, dont une trentaine seulement entrèrent à la nouvelle Chambre, où, avec quarante ou quarante-cinq vieux conservateurs ils ne devaient former qu'une minorité ridicule[44].

Les élections de 1898 n'amenèrent de changement notable dans le personnel du Palais-Bourbon qu'en ce que plusieurs hommes de grand talent, comme Jaurès, Goblet, Develle, Joseph Reinach, etc., qui s'étaient courageusement signalés comme partisans de la révision du procès Dreyfus, ne furent pas réélus. La très grande majorité des députés sortants — progressistes, républicains modérés, radicaux ou socialistes — furent réélus, parce que, ménageant l'opinion publique, qui était encore fort hostile à la révision, ils dissimulèrent, avec plus de prudence que de courage, leurs sentiments intimes sur l'affaire Dreyfus ou même ne rougirent pas, à l'occasion, de parler quelque peu contre leur conscience. Bref, la nouvelle Chambre ne fut pas, en ce qui touche à la division et aux forces respectives des partis, fort différente de l'ancienne. Le groupe radical, en particulier, ne semblait avoir rien perdu de son importance. Peut-être 'même paraissait-il être légèrement fortifié. Après, comme avant les élections, la majorité restait dénuée d'initiative et de clairvoyance, capable encore de bien des entraînements irréfléchis et de bien des lâchetés. On pouvait seulement remarquer que, sans trop savoir ce qu'elle avait à faire, elle en voulait sourdement au ministère existant de ses indécisions, de ses faiblesses, de son impuissance ; qu'elle le regardait comme un peu responsable du trouble où se débattait alors notre pauvre pays et que, ne voulant ni n'osant par elle-même résoudre l'affaire Dreyfus, elle souhaitait instinctivement, sans en avoir conscience, qu'un autre cabinet assumât et accomplit cette tâche. Toutes ces considérations font comprendre comment cette Chambre sans boussole, après avoir semblé donner des gages à l'esprit conservateur en préférant comme président le modéré Deschanel au radical Brisson[45], ne soutint peu après que très mollement Méline et, en lui enjoignant de ne s'appuyer désormais que sur une majorité exclusivement républicaine[46], le mit dans l'obligation morale de démissionner, ce qu'il fit aussitôt (15 juin), après un ministère dont la longue durée n'avait peut-être pas été sans l'étonner quelque peu lui-même.

 

V

Si Félix Faure, que les influences cléricales et militaristes avaient depuis longtemps pénétré jusqu'aux moelles, eût été absolument maitre de la situation, il eût sans doute confié le soin de former le nouveau cabinet à Cavaignac qui, bien que sincèrement républicain, était alors l'idole de l'État-major et, par suite, ne déplaisait pas trop à l'Église. Mais il ne tarda pas à comprendre que les radicaux et les radicaux-socialistes, qui formaient la majorité de la Chambre, ne lui pardonneraient pas de laisser de côté en pareille circonstance un homme comme Henri Brisson ; et, bien qu'il lui en coûtât[47], il appela ce dernier aux affaires. Brisson s'adjoignit aussitôt pour collaborateurs des radicaux de marque comme Bourgeois, Sarrien, Lockroy, Peytral et quelques républicains plus modérés, mais qui paraissaient également fermes, comme Maruéjouls et Delcassé. Seulement il se condamna lui-même à l'impuissance et aux plus cruels déboires en appelant au ministère de la Guerre le présomptueux et peu maniable Cavaignac, qui se croyait indispensable et que lui et ses amis eurent le tort de juger tel[48]. L'orgueil de ce personnage et, par conséquent, l'audace de l'État-major allaient être par là démesurément accrus. Dès le premier jour, Cavaignac agit, parla comme s'il eût été le vrai chef du cabinet, et ses collègues, intimidés par le semblant de popularité dont, il jouissait, eurent le tort de le laisser faire. Le véritable début du ministère ne fut pas la déclaration — platonique et terne — par laquelle Brisson vint affirmer, le 28 juin, l'indépendance de la société laïque et la suprématie du pouvoir civil. Ce fut plutôt le discours extravagant et si gros de conséquences par lequel, répondant à l'interpellation Castelin (le 7 juillet), le nouveau ministre de la Guerre crut devoir s'expliquer à fond sur l'affaire Dreyfus, telle qu'il la comprenait après avoir dépouillé lui-même le dossier secret[49]. Suivant lui, il n'y avait pas de raison pour qu'on continuât à faire mystère du susdit dossier. La France était maitresse chez elle ; elle avait le droit de faire la lumière sur ceux qui la trahissaient ; elle ne craignait rien ni personne ; et pour le prouver, Cavaignac lut imperturbablement à la Chambre, pétrifiée par sa patriotique assurance, les documents — accablants suivant lui pour Dreyfus dont sa rapide enquête lui avait permis de prendre connaissance, fausses traductions, faux aveux, et par dessus tout le faux Panizzardi, dont la colossale ineptie ne l'avait nullement frappé et ne frappa pas davantage l'Assemblée. La Chambre, par un entraînement pour ainsi dire électrique qui faisait plus d'honneur à son patriotisme qu'à son bon sens, ne se borna pas à couvrir d'applaudissements la tranchante harangue du ministre ; elle en vota aussitôt l'affichage et la France entière fut par là conviée à célébrer sa gloire et sa clairvoyance.

Vainement le colonel Picquart, que ses disgrâces n'avaient pas découragé[50], crut-il devoir protester que la pièce Panizzardi était fausse et qu'il se faisait fort de le prouver. Cavaignac ne lui répondit qu'en l'emprisonnant de nouveau (13 juillet) et ordonnant contre lui des poursuites pour les méfaits imaginaires dont l'accusait Henry[51]. Puis il alla parader, le jour de la fête nationale (14 juillet), à la revue de Longchamp, d'où il revint aux acclamations populaires, comme autrefois Boulanger, persuadé que la présidence de la République ne lui ferait pas longtemps défaut. Les vieux républicains commencèrent à redouter le Cavaigne, comme ils avaient jadis redouté la Boulange.

Peu de jours après, Emile Zola, qui, en mai précédent, était parvenu, grâce aux ressources de la procédure[52], à faire retarder sa mise en jugement et qui, d'après le conseil de ses amis, avait actuellement pour tactique de gagner du temps, comparaissait à Versailles en cour d'assises au milieu des outrages et des cris de mort, puis prenait la fuite et se retirait secrètement en Angleterre, pendant que la Cour renouvelait la condamnation rigoureuse précédemment portée contre lui (18 juillet). Le professeur Stapfer, doyen de la faculté des Lettres de Bordeaux, qui, aux funérailles du recteur Couat (25 juillet), avait osé faire entendre quelques viriles paroles d'adhésion à la cause révisionniste, était désavoué par ses collègues et suspendu de ses fonctions par le gouvernement. Un autre universitaire, Ferdinand Buisson, qui, relevant ce défi, avait, aux obsèques de Pécaut[53], revendiqué hautement les droits de la justice et de la vérité, était l'objet des menaces, des injures, des calomnies les plus atroces de la part des feuilles antisémites ou nationalistes qui le représentaient sans vergogne comme un agent du gouvernement prussien[54]. Brunetière qui militait maintenant sans réserve dans l'armée cléricale, jetait aussi sa pierre aux défenseurs de Dreyfus et déclarait qu'il ne croyait plus même à l'innocence de Calas[55]. Mais de tous les forcenés qui provoquaient alors soit le gouvernement soit la foule à la persécution et au massacre, nul n'égalait en violence certains religieux et notamment le Père Didon, qui, bien revenu de son libéralisme d'autrefois, ne craignait pas de prononcer les paroles suivantes dans une distribution de prix où il avait convié le généralissime Jamont, et où ce militaire l'écouta jusqu'au bout sans un geste de blâme ou de surprise :

... Lorsque la persuasion a échoué, lorsque l'amour a été impuissant, il faut s'armer de la force coercitive, brandir le glaive, terroriser, sévir, frapper ; il faut imposer la justice. L'emploi de la force en cette conjoncture n'est pas seulement licite et légitime, il est obligatoire... L'art suprême du gouvernement est de savoir l'heure exacte où la tolérance devient de la complicité. Malheur à ceux qui masquent leur faiblesse criminelle derrière une insuffisante légalité, à ceux qui laissent le glaive s'émousser, à ceux dont la bonté tourne en débonnaireté ! Le pays, livré à toutes les angoisses, les rejettera flétris, pour n'avoir pas su vouloir, même au prix du sang, le défendre et le sauver... La France conserve et soigne son armée comme son trésor sacré ; elle en a le culte, et sa colère serait terrible, ses représailles sanglantes contre les sacrilèges qui oseraient l'attaquer[56]...

C'est à peu près dans le même temps que l'évêque Touchet, d'Orléans, qui n'était pourtant pas un des membres les plus violents de l'épiscopat, s'écriait aussi publiquement et non moins brutalement que Didon : ... L'athéisme, voilà notre plaie. Bonaparte l'avait bien deviné. Un peuple athée, ça ne se gouverne pas, ça se mitraille ![57]

Il semblait vraiment que Cavaignac s'inspirât de ces sauvages excitations quand il venait sans vergogne (le 11 août) proposer ses collègues du ministère une sorte de coup d'État qui eût consisté à faire arrêter à la fois et à traduire devant la Hante-Cour comme coupables d'attentat à la sûreté de l'État tous les meneurs de l'Affaire : Scheurer-Kestner, Trarieux, Picquart, Clemenceau, Urbain Gohier, Banc, Jaurès, Yves Guyot, Joseph Reinach, Zola, Mathieu Dreyfus, Bernard Lazare, et jusqu'aux avocats Demange et Labori. Brisson ne se prêta pas, il est vrai, à cette fantaisie de fou furieux. Mais qu'une pareille idée eût pu germer dans l'esprit d'un homme d'État, cela suffit pour faire comprendre les passions extravagantes qui troublaient alors le bon sens public.

La vérité pourtant, même au milieu de ces folies, était vraiment en marche, et chose étrange — Cavaignac lui-même allait, sans le vouloir, lui faire faire un pas de géant. Ce monomane sinistre et têtu qui, sans croire à l'innocence d'Esterhazy — puisqu'à ce moment même il le faisait mettre en réforme[58] —, persistait à ne pas admettre celle de Dreyfus et s'en tenait à cette conclusion stupéfiante que le premier n'était que le complice du second[59], n'était pourtant pas un malhonnête homme. Il le prouvait en donnant l'ordre d'examiner de nouveau avec le plus grand soin les pièces de ce dossier secret d'où il venait de tirer imprudemment des effets de tribune si retentissants et si regrettables. Or, il suffit un soir à un de ses officiers de regarder attentivement à la lueur d'une lampe la plus célèbre et la plus contestée de toutes, c'est-à-dire la fameuse lettre Panizzardi, pour s'apercevoir que ce document avait été fabriqué par la juxtaposition de deux fragments de lettres de provenance diverse parfaitement étrangères à l'affaire Dreyfus, et dont le rapprochement était d'autant plus maladroit que le papier de l'une et celui de l'autre n'étaient pas de la même nuance. Rendons cette justice à Cavaignac que, loin de faire disparaître cette preuve de la scélératesse du colonel Henry, il s'attacha loyalement pendant plusieurs semaines à la rendre irréfutable. Puis, sa conviction faite, il manda le coupable, et alors les événements tragiques se précipitèrent. Tout d'abord le faussaire, après avoir désespérément essayé de nier, perd la tête et avoue piteusement son crime. Le ministre aussitôt l'envoie prisonnier au fort du Mont-Valérien (30 août). Mass vingt-quatre heures ne se sont pas écoulées que le misérable, de deux coups de rasoir, achève de se faire justice (31 août). Dans le même temps, Boisdeffre, qui a si longtemps répondu de lui et de son œuvre, se démet des fonctions de chef de l'État-major général. Pellieux, se déclarant dupe de gens sans honneur qui l'ont fait travailler sur des faux et des mensonges, annonce aussi hautement l'intention de quitter le service[60]. Enfin l'on apprend qu'Esterhazy, informé du suicide d'Henry et se voyant perdu s'il demeure en France, a pris la fuite le jour même et s'est retiré à l'étranger.

Tous ces coups de théâtre — si peu prévus de l'immense majorité de la nation — eurent d'un bout à l'autre du pays un retentissement facile à comprendre. Nombre d'honnêtes gens qui avaient jusqu'alors un bandeau sur les yeux commencèrent à voir clair. La vérité leur apparut tout à coup lumineuse, éclatante. A dater de ce jour l'Affaire pour eux était jugée : Dreyfus était innocent, et la révision de son procès s'imposait. Telle fut en particulier la conviction de Brisson et de la plupart de ses collègues. Mais, par un excès d'aberration qu'on a peine à concevoir, Cavaignac proclamait au contraire que la certitude qu'il disait avoir de culpabilité de Dreyfus n'était nullement ébranlée par la découverte du faux Henry, et se montrait plus opposé que jamais à une nouvelle procédure. Finalement, ne voulant pas s'associer à l'œuvre de réparation que le président du Conseil jugeait nécessaire, il se démit de ses fonctions, et un de ses collègues, Tillaye, le suivit aussitôt dans sa retraite (4 septembre).

Vouloir le bien est une chose et l'accomplir en est une autre. Brisson allait à ses dépens faire la triste expérience de cette opposition. Tout d'abord le général Zurlinden, gouverneur de Paris, qu'il appela au ministère de la Guerre, refusa de prendre parti avant d'avoir étudié le dossier secret et, cédant aux suggestions de l'État-major, vint, au bout de quelques jours, déclarer que sa conscience ne lui permettait pas de s'associer à la révision (10 septembre). Il fallut le remplacer lui aussi comme ministre. Bourgeois et ballé présentèrent alors un candidat dont fis se croyaient sûrs, le général Chanoine, et on le prit de confiance. C'était un homme instruit, éclairé, qui passait pour fort libéral et dont le dévouement à la République paraissait de bon aloi. Mais ces dehors séduisants réservaient à Brisson de bien cruelles surprises.

Chanoine, s'il ne repoussa pas, comme son prédécesseur, le principe de la révision, ne tarda pas à prouver que sa bonne volonté n'était qu'apparente. Ses collègues ne le virent pas en effet sans un vif mécontentement ordonner tout à coup que Picquart, prisonnier depuis deux mois, fût transféré dans une prison militaire et soumis à une instruction judiciaire sous l'inculpation de faux[61]. Il devint évident que les hommes de l'État-major voulaient le faire comparaître au plus tôt devant un Conseil de guerre, afin que son témoignage au procès de révision fût d'avance infirmé par la condamnation infamante dont ils espéraient le flétrir. Un peu plus tard, quand Brisson, triomphant des dernières hésitations de certains de ses collègues (de Sarrien en particulier), eut enfin déféré à la Cour de Cassation la nouvelle demande de révision de Mme Dreyfus (27 septembre) et que la Chambre criminelle de cette Cour, prenant l'affaire en main, ne laissa pas ignorer qu'elle voudrait étudier le dossier secret, le ministre de la Guerre ne dissimula pas pour sa part son intention de lui en refuser la communication. Il laissa complaisamment se reformer et circuler de plus belle les légendes fabuleuses dont tant de fois déjà il avait été fait justice, légendes tendant à faire croire qu'il existait des pièces ultra-secrètes dont la divulgation serait le signal de la guerre avec l'Allemagne. On se remit à parler du bordereau annoté, des lettres de l'empereur Guillaume à Dreyfus et d'autres fadaises fort ridicules, mais fort suffisantes pour terrifier les sots ou les ignorants, toujours plus nombreux que les savants ou les gens d'esprit. Et le ministre, impassible, laissait tout dire. Par contre on pouvait constater qu'il ne relevait pas non plus les attaques de plus en plus violentes que certains révisionnistes se permettaient contre l'État-major et qui, de l'État-major, rejaillissaient sur tout le corps des officiers et sur l'armée tout entière. Par des généralisations coupables, dont les antisémites et les nationalistes leur avaient donné l'exemple, des écrivains sans mesure et sans équité comme Urbain Gohier étendaient à quiconque portait l'épaulette les accusations méritées par les faussaires et les réacteurs de la rue Saint-Dominique, et ne voulaient plus voir dans nos chefs militaires, quels qu'ils fussent, que des fils d'émigrés, des parjures, des traîtres et agents de Loyola. Un livre très fameux, L'Armée contre la Nation — qu'un autre, non moins célèbre Les Prétoriens et la Congrégation, devait suivre d'assez près —, tendait manifestement à séparer la France de son armée, à la lui faire prendre en haine et en mépris et à répandre dans les rangs du peuple, comme dans ceux de nos régiments, les idées les plus subversives, les plus funestes. Ainsi de l'antisémitisme et du nationalisme, contrefaçon grossière et malsaine du patriotisme, sortait un antimilitarisme agressif, injuste, d'où devait germer à son tour l'antipatriotisme inepte et monstrueux que nous avons vu depuis réclamer le droit de cité dans la France de Hoche, de Carnot et de Gambetta. Voilà comment les Drumont et les Barrès engendrent les Gohier, et comment ceux-ci pour leur part donnent le jour aux Hervé.

Nombre de bons Français et de républicains fidèles s'étonnèrent alors que le ministre de la Guerre, à qui l'honneur, le véritable honneur, de l'armée était remis en garde et qui devait avoir à cœur de le défendre, se montrât si peu sensible aux attaques furieuses et imméritées dont il était l'objet. On crut plus tard comprendre pourquoi il avait paru à cet égard si patient et si philosophe.

La presse de l'opposition répondait — naturellement — aux exagérations et aux violences antimilitaristes par des excès et des extravagances sans nom. Dès le mois de septembre par exemple, les feuilles cléricales et nationalistes, consternées tout d'abord à la nouvelle des aveux et du suicide d'Henry, haussaient le ton et en venaient non seulement à excuser ce malheureux, mais même à le. glorifier. Elles le représentaient comme une victime des Juifs, bien plus, comme un martyr. C'est alors qu'elles commencèrent à répandre la légende enfantine du faux patriotique, c'est-à-dire l'histoire du bon Français qui fabrique de fausses pièces pour que les vraies, dont la publication perdrait son pays, ne soient pas divulguées. Et comme ces sornettes n'étaient pas sans trouver crédit auprès d'une bonne partie du public, les partis hostiles à la République se dirent que le moment était peut-être venu d'utiliser l'Affaire pour culbuter la Gueuse et rétablir enfin la vraie liberté sous les espèces et apparences d'une monarchie.

lin grand conseil fut tenu le 12 octobre à Bruxelles, qui était alors le quartier général du duc d'Orléans. Les conjurés y élaborèrent un plan d'insurrection dont l'exécution devait avoir lieu à Paris, le jour de la rentrée des Chambres, c'est-à-dire le 25 du même mois. La foule, habilement travaillée, se porterait à l'assaut du Palais-Bourbon. L'on comptait que les troupes réunies sur la place de la Concorde pour le protéger se laisseraient entraîner et coopéreraient à la Révolution. Le ministre de la Guerre, dont on espérait bien le concours[62], porterait à son comble le désarroi du gouvernement en lui jetant à l'improviste sa démission à la face.

Heureusement pour la République, cette dernière partie du programme put seule se réaliser. Le cynisme avec lequel Chanoine qui, dans la matinée du 25, avait encore pris part au conseil des ministres et paru en parfait accord avec ses collègues, donna tout à coup ladite démission dans l'après-midi du même jour et en pleine séance de la Chambre, révolta l'Assemblée et ne produisit pas au dehors l'impression sur laquelle avaient compté les conspirateurs. Les troupes restèrent fidèles à la République et la foule ne marcha pas sur le Palais-Bourbon. Mais le geste incorrect et si peu prévu du ministre de la Guerre troubla si fort les esprits, rendit si confuse et si peu logique la discussion des interpellations auxquelles le Cabinet avait à répondre qu'à la suite de deux votes contradictoires, Brisson, ne pouvant obtenir un vote ferme de confiance, jugea que sa dignité ne lui permettait pas de conserver plus longtemps le pouvoir et le résigna le soir même entre les mains du président de la République.

 

VI

La République était sans doute toujours debout. Mais elle ne paraissait pas beaucoup plus sûre que la veille du lendemain, Elle parut même l'être encore moins quand Félix Faure, qui continuait à ne voir que par les yeux des anti-révisionnistes, eut cru devoir appeler à la présidence du Conseil un homme d'État désireux comme lui de leur complaire et dont les faiblesses ne pouvaient qu'enhardir les ennemis de la Constitution. C'est à Charles Dupuy, manœuvrier parlementaire éprouvé, mais sans autre principe assuré que l'amour du pouvoir, que fut confié le soin de former le nouveau ministère, qui, de fait, fut constitué dès le 30 octobre[63]. On connaissait déjà pour l'avoir vu plusieurs fois à la tête du gouvernement, cet Auvergnat très fin sous sa rondeur et sa bonhomie apparentes et dont la politique consistait trop visiblement à conquérir un portefeuille d'abord, à le garder ensuite. Les hommes dont il s'entoura n'étaient guère plus que lui désireux de gouverner pour le triomphe d'une idée. C'étaient pour la plupart des tacticiens parlementaires, plus soucieux de se maintenir en équilibre au milieu des partis par des concessions contradictoires au besoin, mais opportunes, que de se compromettre au service d'une grande cause. Presque tous se préoccupaient principalement, à l'exemple de Dupuy, d'édifier et de consolider leur fortune politique. La majorité des nouveaux ministres sortait de ce parti amorphe et sans couleur qui constitue le centre de toutes les assemblées et qu'on appelait alors les modérés, les républicains de gouvernement, ou bien encore les progressistes. On voyait, il est vrai, à côté d'eux, quelques vieux radicaux comme Peytral, Lockroy ; mais c'étaient de ceux que la pratique des affaires avait rendus si accommodants, si opportunistes que Dupuy n'avait guère à craindre qu'ils le fissent barrer trop à gauche[64]. On y voyait aussi comme ministre de la Guerre le vieux Freycinet, dont les talents administratifs et oratoires n'avaient point baissé, mais dont le manque de volonté ou de courage politique n'était ignoré de personne. Bref, le cabinet du 30 octobre n'était pas un gouvernement de combat. C'était un gouvernement de manœuvre, dont toute la tactique consistait à se ranger du côté de ceux qu'il croyait pour le moment les plus forts. Or lés antirévisionnistes lui paraissant tels, Dupuy et ses collègues manœuvraient en conséquence.

Ils procédèrent pourtant tout d'abord avec une mesure — ou une dissimulation —qui donna lieu à quelques méprises sur leurs intentions. Comme la question de la révision n'était plus entière, que la Chambre criminelle de la Cour de Cassation venait de déclarer la requête de Mme Dreyfus recevable en la forme et de décider qu'il serait procédé à une nouvelle enquête sur l'Affaire, Dupuy ne pouvait, sans s'insurger contre la loi, s'opposer à ladite enquête. Il vint donc, dans sa déclaration du 4 novembre au Parlement, affirmer à son tour la suprématie du pouvoir civil et, tout en flétrissant la campagne d'injures dirigée contre l'armée, proclamer correctement la nécessité de laisser l'affaire Dreyfus suivre son cours judiciaire et de s'incliner devant l'arrêt final, quel qu'il pût être. Si bien que Cassagnac, qui avait compté sans doute qu'il tiendrait un autre langage, lui reprocha plaisamment d'avoir mis son fusil sur l'épaule gauche. Mais le robuste aplomb de l'Auvergnat ne se laissa pas démonter pour si peu. ... Dans une armée en marche, répliqua-t-il, lorsque les hommes sont fatigués de porter le fusil sur une épaule, ils le mettent sur l'autre...

Les partis de droite ne tardèrent pas, d'ailleurs, à s'apercevoir que le nouveau président du Conseil n'avait pas l'intention de les malmener. Un grand débat s'étant élevé au Palais-Bourbon, le 22 novembre, sur la proposition du député Levraud, tendant à interdire aux membres du clergé et aux religieux le droit d'enseigner, Dupuy, tout en se déclarant on ne peut plus dévoué à l'Université[65], repoussa vertueusement tout ce qui pouvait rappeler la politique des décrets de '1880 et, répondant à Millerand, qui demandait une fois de plus la séparation des Églises et de l'État, combattit également cette solution. Le remède aux maux signalés Par les adversaires du cléricalisme ne pouvait consister, suivant lui, que dans une loi nouvelle sur les associations, loi difficile, mais non impossible à faire et qui servirait à rassurer la plupart des esprits en soulageant la plupart des consciences. Bref, la proposition Levraud fut rejetée à une assez forte majorité — ce qui prouvait combien peu, même à cette époque, la République était disposée à se brouiller avec l'Église — ; et la motion mise en avant par Baller de rétablir le monopole universitaire n'eût pas plus de succès. Après quoi le ministère se garda bien — ce qui n'étonna personne — de donner suite à l'idée d'une loi sur le droit d'association et la question fut une fois de plus renvoyée aux calendes grecques.

L'affaire Dreyfus. qui continuait à troubler profondément le pays, allait bientôt permettre au ministère de prouver au parti clérical qu'il n'avait rien de sérieux à craindre de lui. Tout ce qu'il y avait alors en France d'esprits généreux et libres venait d'apprendre avec indignation que, par décision du 19 novembre, le colonel Picquart, à la suite d'une longue instruction secrète, était traduit pour le 12 décembre devant un conseil de guerre sous l'inculpation de faux[66]. C'était là manifestement une nouvelle machination de l'État-major, qui voulait que cet officier fût en toute hâte jugé, condamné, déshonoré, pour que son témoignage devant la cour de Cassation parût ensuite dénué de toute valeur. L'anxiété des révisionnistes était extrême. Laisserait-on s'accomplir cette iniquité ? Un vaste pétitionnement tendant à la suspension de l'affaire Picquart jusqu'à la clôture de l'enquête de la Cour de Cassation fut organisé dans toute la France. La question fut portée à la Chambre le 28 novembre et donna lieu à un débat très violent, au cours duquel Poincaré, qui avait été ministre ainsi que Dupuy au temps de la première affaire Dreyfus, déclara, pour libérer sa conscience, qu'il n'avait à cette époque jamais entendu parler des prétendus aveux attribués trois ans plus tard à l'infortuné capitaine. Barthou, qui avait été son collègue, confirma son dire. Tous deux eussent mieux fait, sans doute, de libérer plus tôt leur conscience. Mais leur déclaration, pour être bien tardive, n'en était pas moins un fait capital et qui devait puissamment fortifier le dreyfusisme. Quant à Dupuy, qui, ayant été président du Conseil en janvier 1893, savait mieux que personne à quoi s'en tenir au sujet des susdits aveux, il eut le triste courage de ne rien vouloir dire de ce qui était à sa connaissance, et on ne put lui arracher à cet égard aucune parcelle de vérité. Ce n'est que par des faux-fuyants, comme naguère Méline, qu'il répondit à toutes les demandes d'éclaircissements et à toutes les sommations. Il ne voulut même pas prendre sur lui — ce qu'il eût eu parfaitement le droit de faire — d'interrompre la procédure entamée contre le colonel Picquart. Il fallut, à la suite d'un débat également infructueux, qui eut lieu au Sénat quelques jours après, que l'avocat Mimerel imaginât l'expédient d'une requête en règlement de juges, requête à laquelle la Chambre criminelle répondit favorablement. par une ordonnance de soit communiqué (8 décembre), pour que le sursis demandé par les révisionnistes fût enfin de fait accordé. Ce fut pour eux. tous un profond soulagement. Mais ce n'était pas à Dupuy qu'ils devaient cette satisfaction.

Les adversaires de la révision perdaient, on le voit, du terrain. Mais bien loin de lâcher prise, ils faisaient preuve chaque jour d'une ténacité plus passionnée et d'une plus malfaisante ingéniosité. C'est à cette époque (décembre 1898) que, Joseph Reinach ayant cru devoir émettre cette opinion — très soutenable — qu'Esterhazy — le vrai traître — avait eu pour complice le colonel Henry, ils poussèrent la veuve de ce dernier à le poursuivre en justice et organisèrent, pour la dédommager des frais du procès, une souscription publique qui atteignit bientôt la somme de  130.000 francs. Encouragés par ce succès, ils ne tardèrent pas à porter au bon sens, à la morale, à l'honneur un défi plus invraisemblable et plus monstrueux. On se mit à souscrire aussi pour l'achat d'une épée d'honneur, hommage national aux enfants du faussaire qui s'était lui-même fait si rudement justice au Mont-Valérien. Plusieurs semaines durant, les journaux antisémites et nationalistes publièrent avec éclat les listes de souscription — où bien des gens ont regretté depuis de retrouver leur nom —, les listes rouges, comme on les appela, pour la glorification d'un criminel autour duquel il n'eût fallu faire que le silence. Quinze mille Français, dont beaucoup croyaient, de bonne foi, faire œuvre de patriotes, donnèrent ainsi leurs signatures et leurs offrandes. Sur ce nombre on compte 1.000 officiers, 300 prêtres et bien plus encore de représentants de l'ancienne ou de la nouvelle noblesse. Et chaque nom ou chaque initiale était d'ordinaire accompagné de grossières injures et de menaces furieuses contre les Juifs en général et les principaux promoteurs de la révision en particulier[67].

Dans le même temps s'organisaient à grand fracas des associations bruyantes et brutales qui, sous couleur de venger l'honneur de l'armée ou de relever l'idée de patrie, provoquaient ouvertement par leurs affiches, leurs assemblées, leurs manifestations dans la rue, le renversement de la République. La Marseillaise, le Chant du Départ, la marche si populaire de Sambre-et-Meuse étaient chaque jour prostitués à d'inavouables projets de réaction cléricale et monarchique. La foule naïve et crédule se laissait prendre à ce charlatanisme éhonté. Jules Guérin, salarié du duc d'Orléans, faisait de la Ligue antisémite, reconstituée depuis un an, une véritable armée d'intimidation et d'émeute. Le vaillant et écervelé Déroulède, qui avait jadis travaillé pour le général Boulanger, travaillait maintenant pour son propre compte à la tête de cette Ligue des patriotes qu'il venait de réorganiser à grand bruit et dont, en attendant la revanche lointaine de 1870, il comptait bien se servir pour procurer par voie plébiscitaire un sauveur à la France régénérée. Ce sauveur, dans sa pensée, ne pouvait être que lui-même. On voyait d'autre part quelques intellectuels, ou soi-disant tels, protester avec éclat contre ceux qui depuis quelques mois formaient la Ligue des droits de l'homme, et constituer sous le titre fallacieux de Patrie française une association soi-disant nationale qui, à la faveur d'un programme vague et généralement mal compris, embauchait en quelques semaines (décembre 1895-janvier 1899) plus de cent mille adhérents et devenait, non seulement par le nombre de ses membres, mais par ses ressources pécuniaires, une véritable puissance. Un académicien, Jules Lemaître, fort homme d'esprit, mais qui en manqua le jour où il se laissa entraîner dans cette aventure, acceptait la direction nominale de cette Ligne nouvelle, où affluèrent bientôt les membres de l'Institut, les universitaires désireux de leur plaire, et surtout les représentants de cette aristocratie nobiliaire — les de Mun, de Broglie, etc. —, qui ne pouvaient pardonner à la Révolution d'avoir rompu avec l'ancien régime et que séduisait l'idée, habilement exprimée, de maintenir... les traditions de la patrie française... de fortifier l'esprit de solidarité qui doit relier entre elles à travers le temps toutes les générations d'un grand peuple — façon aimable d'inviter la France nouvelle à ressusciter dans la mesure du possible la France d'autrefois. Au fond, les Lemaître, les Coppée, et bien d'autres, qui pouvaient être de bonne foi, étaient simplement exploités par quelques jeunes gens qui menaient en réalité sous leur nom la Patrie française et qui n'avaient pour boussole qu'une ambition effrénée. Le plus entreprenant et peut-être le plus influent de tous était ce Syveton qui devait plus tard par sa fin scandaleuse et les révélations subséquentes couvrir de confusion son parti tout entier.

Qu'on ajoute à toutes ces associations convergentes dans leurs attaques peu franches contre la République la Jeunesse royaliste et les Comités plébiscitaires qui se donnaient ouvertement pour tâche de la renverser et à qui l'affaire Dreyfus servait comme aux autres de plate-forme ou de base d'opérations, et on se rendra compte des passions furieuses qui agitaient alors notre malheureux pays, comme du danger que couraient en face d'elles la Constitution et les lois.

Comment, au milieu de ce déchaînement de passions encouragées par la complaisante attitude du président Félix Faure, le ministère qui jouissait de sa confiance eût-il eu le courage de soutenir la cause du droit et de la vérité ? Chaque jour le cabinet se prêtait avec plus de bonne grâce aux exigences des antirévisionnistes. Quand la Chambre criminelle, qui menait activement son enquête et qui était bien résolue à faire la lumière, réclama décidément la communication du dossier secret, les faussaires de l'État-major et leurs admirateurs crièrent que la France serait perdue si ces honnêtes gens en prenaient connaissance. La guerre, à les entendre, la défaite, l'invasion, le démembrement devaient résulter d'une pareille imprudence. Pour la vingtième fois le gouvernement germanique fit savoir qu'il ne s'opposait à aucune communication de ce genre, qu'il ne voyait aucun inconvénient à la publication intégrale du dossier secret[68]. Vainement l'opinion publique en tout pays se prononçait-elle avec éclat pour la révision et affirmait-elle l'innocence de Dreyfus. Ils persistaient âprement dans leur opposition et la question était débattue avec une extrême violence à la Chambre des députés, où Freycinet et Dupuy autorisaient par leurs réticences cette opinion que tout ne serait pas communiqué aux juges de la Cour de Cassation, et où, par contre, Brisson venait honnêtement affirmer l'inanité du dossier. Finalement il fut décidé que la communication aurait lieu, mais le gouvernement, pour complaire aux anti-dreyfusistes, l'accompagna des précautions les plus injurieuses pour les magistrats de la Chambre criminelle. Ces précautions furent du reste peine perdue. Bientôt une campagne abominable de dénonciations et de calomnies fut entreprise contre les membres de ladite Chambre, dont les principaux — les Lœw, les Bard, les Chambaraud, les Manau —, qui étaient l'honneur et l'orgueil de la magistrature française, furent soumis au plus vil espionnage[69], accusés à faux des indiscrétions les plus coupables, des complaisances les plus criminelles, signalés comme agents salariés de l'étranger ou du syndicat juif, de ce syndicat qui avait déjà disait-on, dépensé trente-sept millions pour tirer Dreyfus de l'île du Diable[70]. Un membre de la Cour de Cassation, Quesnay de Beaurepaire, qui avait jadis servi l'Empire et qui, sans cesser au fond d'être clé, rital, avait, par de retentissants excès de zèle, obtenu les faveurs de la République, mais qui se jugeait maintenant mal payé de ses services[71], donnait avec éclat sa démission et, pour mériter la reconnaissance de la royauté future, se faisait contre ses collègues de la veille le propagateur le plus acharné de ces basses et ineptes accusations. Au lieu de repousser avec dédain des attaques aussi ridicules, le ministère chargeait le premier président Mazeau, connu pour son hostilité à la cause de la révision, de les contrôler par une enquête qui aboutissait, le 28 janvier 1899, à un rapport sévère pour la Chambre criminelle et donnait à Dupuy un prétexte pour demander aux Chambres de dessaisir cette juridiction de l'affaire Dreyfus et d'en charger l'assemblée plénière de la Cour de Cassation (30 janvier). Retirer à un tribunal, en pleine procédure, le jugement d'une cause pour obtenir une sentence différente de celle que l'on redoute, c'est en tout temps, en tout pays, un acte sans excuse. Dupuy, vivement soutenu par Félix Faure, ne recula pas devant une mesure aussi grave. Et la Chambre de '1898, qui ne n'avait ni plus de dignité ni plus de courage que sa devancière, allait accepter pour sa part la responsabilité historique de cette iniquité. Vainement le rapporteur du projet de loi, l'intègre Renault-Morlière, bon catholique, s'il en fut, mais homme d'honneur avant tout, remontra-t-il ce qu'il y aurait de scandaleux et de funeste dans une telle violation du droit et de l'équité, Dupuy représenta captieusement qu'élargir le tribunal chargé de prononcer sur la révision, c'était non pas diminuer les garanties de justice dues à Dreyfus, mais au contraire lui en donner de plus étendues et de plus fortes. Quant au normand Lebret, garde des Sceaux, il ne se mit point en quête d'arguments aussi subtils, mais se contenta d'inviter nos représentants à penser au corps électoral, qu'ils risquaient de s'aliéner par une apparence de dreyfusisme. Regardez dans vos circonscriptions, leur dit-il simplement. Et ce bon conseil suffit pour leur faire voter, à une assez forte majorité, la loi du dessaisissement (10 février). Nos députés d'arrondissement étaient encore les Sous-vétérinaires dont Gambetta, dix-huit ans plus tôt, avait dénoncé l'égoïsme, la courte vue et l'amoralité.

Le Sénat repousserait-il l'odieux projet que la Chambre venait d'adopter ? Quelques révisionnistes voulaient encore l'espérer.

Mais avant que la haute assemblée eût été appelée à se prononcer sur la question, un événement survint qui devait-par ses contre-coups changer totalement la face des choses.

Le 16 février au soir, le président Félix Faure mourut subitement, dans des circonstances peu honorables pour sa mémoire — à peu près comme était mort le Régent en 1723 —, et la place du chef de l'État se trouva tout à coup vacante. Abasourdis par ce coup de théâtre, les ennemis de la République n'eurent le temps ni de préparer une candidature selon leur cœur ni de se concerter suffisamment pour faire échouer celle que les républicains et les révisionnistes improvisèrent et qui obtint gain de cause. Vainement, essayèrent-ils de se compter sur le nom de Méline, qui déclina du reste honnêtement leurs suffrages. Dès le 18 février le président du Sénat, Emile Loubet, était, malgré les clameurs des nationalistes, envoyé à l'Élysée par la majorité du Congrès de Versailles. C'était un homme de second plan, comme Félix Faure. Mais il aimait du moins sincèrement la République et son sentiment personnel sur l'affaire Dreyfus était bien connu des révisionnistes, qui ne se trompèrent pas en le regardant comme un des leurs.

fl est vrai qu'à raison même de ses tendances révisionnistes le gouvernement allait lui être au début rendu particulièrement difficile par les agitateurs qui depuis si longtemps s'efforçaient d'arrêter la marche de la vérité. Le jour même de son avènement ils commencèrent contre lui une campagne d'outrages et de menaces qui dut mettre à la plus rude épreuve sa patience et sa bonne humeur. A tort ou à raison, ils l'accusaient d'avoir usé jadis, comme ministre[72], à l'égard des parlementaires compromis dans l'affaire de Panama d'une complaisance qu'ils qualifiaient de complicité. Le fait que Clemenceau, discrédité par la même affaire, venait de soutenir hautement sa candidature à la Présidence, leur servait encore de prétexte pour le vilipender et l'injurier. Quand, revenant de Versailles, il alla prendre possession de l'Élysée, il fut, à Paris, grossièrement insulté par des bandes nationalistes ou antisémites dont le président du Conseil eût dû prévenir les attroupements et les excès. Mais Dupuy, qui n'avait pas osé cette fois briguer la présidence de la République, n'était sans doute pas fâché de voir le nouveau chef de l'État publiquement bafoué, discrédité par de pareilles manifestations, dont il espérait bien, sans doute, recueillir lui-même le bénéfice. Et très philosophiquement il laissa faire.

L'effet de cette inerte et incorrecte attitude, c'est que les agitateurs, enhardis, résolurent de pousser plus loin leurs avantages. Et quelques jours après, il ne tint pas à eux qu'une révolution nouvelle ne balayât radicalement la République. Nous n'avons pas à exposer ici la conspiration ourdie par Déroulède et ses amis qui, profitant du grand déploiement de troupes auquel devaient donner lieu le 23 février les funérailles de Félix Faure, espéraient entraîner l'armée, marcher avec elle sur l'Élysée et s'emparer sans coup férir du gouvernement. Qu'il suffise de rappeler que le désaccord profond qui se produisit in extremis entre lui et les royalistes, dont il ne voulait pas faire les affaires, et le remplacement du général de Pellieux, dont il avait espéré le concours, par le général Roget qui, n'étant pas dans le complot, lui refusa le sien à l'heure décisive, sur la place de la Nation[73], amena le piteux avortement du quatre septembre militaire qu'il avait tenté. Le 23 février au soir, tandis que Loubet rentrait sans encombre dans son palais, Déroulède et son ami Habert étaient réduits, pour paraître moins ridicules, à se faire arrêter à la caserne de Reuilly, où les généraux Roget et Florentin leur laissèrent, d'ailleurs, pleine liberté de détruire les papiers compromettants dont ils étaient chargés.

Que Déroulède eût échoué, c'était fort bien. Ce qui l'était moins, c'était que le président du Conseil affectât de traiter légèrement le nouvel assaut que venait de subir la République. On eut à cette époque quelque raison de s'étonner que, loin de chercher à en exagérer la gravité aux yeux du public, il s'efforçât de la diminuer et que, Déroulède revendiquant hautement la pleine responsabilité de ses actes, criant sur les toits qu'il avait bien voulu faire une révolution, et demandant à être traduit devant la Haute-Cour pour attentat à la sûreté de l'État, le gouvernement ne voulût, le poursuivre que devant la Cour d'assises et pour simple provocation non suivie d'effet. On fut surpris aussi qu'ayant à poursuivre la Ligue des patriotes, qui seule avait ostensiblement pris part à l'échauffourée de la place de la Nation, il crut devoir citer également en justice cinq ou six autres associations qui pouvaient aisément se disculper et dont une au moins, la Ligue des droits de l'homme, était connue pour son attachement à la République. N'était-ce pas lui assurer d'avance une impunité à peu près complète ? Quel pouvait être le vrai motif d'une telle politique ? C'est ce que nous n'avons pas à rechercher ici. Mais nous devons constater qu'elle eut pour effet (et il ne pouvait en être autrement) d'augmenter encore l'audace et l'insolence de la presse nationaliste ou antisémite, dont la fureur arriva bientôt (en mars) à son paroxysme, si bien qu'à cette époque on pouvait par exemple lire dans la Libre Parole[74], avec l'annonce de la guerre et de la défaite prochaines, celle du massacre des Juifs, qui en seraient tenus pour responsables. Ce jour-là, écrivait Drumont, on entendra le cri sinistre et rauque des journées de septembre : A mort ! à mort Et à ce moment les Juifs comprendront.

 

VII

Toutes ces fureurs ne pouvaient empêcher que deux faits importants ne fussent acquis, grâce auxquels le triomphe de la justice et de la vérité devenait de plus en plus probable. En premier lieu la République n'était pas renversée. En second lieu la cause de la révision gagnait, justement à cette époque (mars 1899), un terrain précieux, qui, contrairement aux calculs de ses adversaires, devait lui assurer la victoire. Dupuy avait bien pu, malgré l'éloquente opposition des Bérenger, des Waldeck-Rousseau et de bien d'autres, faire adopter par le Sénat la loi de dessaisissement déjà votée par la Chambre depuis quelques semaines[75]. Mais il avait commis en pure perte cet acte fâcheux, que l'histoire, ne pourra pas oublier. Son garde des sceaux Lebret lui avait, après pointage, fait espérer que l'assemblée plénière de la Cour de Cassation se prononcerait en majorité contre la révision ; et c'est sur cet espoir qu'il avait tablé en proposant le dessaisissement. Or, il s'était absolument trompé. Les Chambres réunies, chargées de reprendre l'enquête dont la Chambre criminelle avait d'abord seule été chargée, se montrèrent, dès le début de* leurs travaux, aussi soucieuses que cette dernière de faire bonne justice, aussi frappées de l'inanité des charges accumulées contre Dreyfus dans le dossier secret, aussi peu disposées à se laisser prendre aux artifices des faussaires, des parjures et des faux témoins. Dès le 2 mars, elles faisaient pressentir ce qu'on pouvait attendre d'elles en écartant du colonel Picquart, par un arrêt de règlement de juges, la menace du Conseil de guerre suspendue sur sa tête. Bientôt le public ne put ignorer que la plus haute Cour judiciaire de France, celle dont les verdicts s'imposaient au respect de tous et avaient pour ainsi dire force de loi, inclinait manifestement vers la révision. Le nombre des dreyfusards fut de ce fait considérablement accru. Il le fut aussi de façon singulière par une publication d'Esterhazy, qui, retiré en Angleterre et voulant sans doute se venger de l'État-major qui ne l'avait pas à son sens suffisamment soutenu, ou faire sentir par ces révélations à quel prix on pourrait l'empêcher d'en faire de plus graves, dévoila cyniquement les collusions infâmes auxquelles avait donné lieu l'enquête ouverte contre lui à la fin de 1897. Fort peu après, l'enquête effectuée récemment par la Chambre criminelle fut également publiée dans les journaux, par suite d'une heureuse indiscrétion. Le public, qui avait jusqu'alors ignoré presque entièrement les dessous de l'affaire Dreyfus, put juger de tout ce qu'elle recelait de scélératesses et d'ignominies. Nombre de bons esprits, qui doutaient encore, se convainquirent alors que les Zola, les Labori, les Jaurès, si longtemps traités de calomniateurs, n'avaient rien exagéré dans leurs véhémentes accusations-et qu'ils étaient même restés à certains égards au-dessous de la vérité. Sans doute la masse du peuple restait encore ignorante, fanatisée, tenace dans ses préjugés. Mais l'élite intellectuelle et morale du pays était maintenant et sans retour acquise à la bonne cause, qui, tôt ou tard, était assurée de triompher.

A l'étranger, on ne comprenait pas — et cela depuis longtemps — que la France hésitât encore à réparer une erreur judiciaire que le monde entier trouvait évidente. L'innocence de Dreyfus était proclamée partout, en Europe et en Amérique, en Angleterre et en Allemagne, à la cour de Russie comme à la cour d'Autriche, Il n'y avait qu'un, cri dans les deus mondes en faveur du martyr. Et ce mouvement d'opinion était tellement fort et irrésistible qu'il gagnait à ce moment jusqu'au Vatican, et jusqu'au cauteleux et circonspect Léon XIII.

Nous avons dit au commencement de ce chapitre quelle attitude — plus politique que généreuse et, en somme, plus réservée que vraiment habile — le souverain pontife avait cru devoir prendre au début en présence de l'affaire Dreyfus. Suivant son habitude le vieux renard — comme l'eût appelé Bonaparte — avait longtemps observé les événements sans se prononcer, longtemps louvoyé entre les partis sans en approuver publiquement aucun. Témoin de la campagne abominable que, sous le prétexte de l'affaire, des congrégations armées en guerre, comme les Assomptionnistes, et une bonne partie du clergé séculier menaient alors en France contre la République, il avait laissé faire, encourageant peut-être en dessous, mais s'abstenant au grand jour de toute approbation ou de tout blâme compromettant. Que la monarchie fût rétablie dans notre pays, cette solution n'était évidemment pas pour lui déplaire ; mais que le régime établi fût maintenu, il était homme à s'en accommoder encore. L'essentiel pour lui était de ne pas se brouiller avec la France, quel que dût être son gouvernement. La fille aînée de l'Église était toujours trop riche, trop généreuse, trop donnante pour ne pas lui paraître digne des plus grands égards. Aussi la crise dreyfusiste ne l'empêchait-elle pas de lui témoigner, à l'occasion de certaines menées diplomatiques dont elle eût pu s'inquiéter, sa paternelle sollicitude. C'est ainsi que, Guillaume II ayant renouvelé ses intrigues à l'effet d'obtenir la création d'une nonciature à Constantinople et d'une ambassade turque à Rome — ce qui eût certainement amoindri l'influence française dans l'Empire ottoman — et de se faire reconnaître lui-même par le Saint-Siège comme protecteur des catholiques dans les Lieux-Saints, Léon XIII, loin de se prêter à ses désirs, avait solennellement déclaré, à la prière du cardinal Langénieux, que les droits de la France en Orient devaient être, à son sens, intégralement maintenus. La France, écrivait-il le 20 octobre 1898, a en Orient une mission à part, que la providence lui a confiée : noble mission qui a été consacrée non seulement par une pratique séculaire, mais aussi par des traités internationaux, ainsi que l'a reconnu de nos jours notre congrégation de la Propagande par sa déclaration du 22 mai 1888. Le Saint-Siège, en effet, ne veut rien toucher, au glorieux patrimoine que la France a reçu de ses ancêtres et qu'elle entend sans nul doute continuer de conserver en se montrant toujours à la hauteur de sa tâche[76]... Et le gouvernement français devait d'autant plus savoir gré au souverain pontife de tenir un pareil langage que l'empereur allemand, fort peu après, dans une circonstance solennelle[77], ne s'en montrait pas médiocrement offensé.

Vers la même époque, c'est-à-dire à un moment où l'esprit conservateur — ou réactionnaire — paraissait encore avoir de grandes chances de l'emporter en France. le Saint-Père avait cru devoir lui donner en paroles quelques gages discrets de sa bienveillance. C'est ainsi que les pèlerinages ouvriers — interrompus depuis 1891 — ayant été repris depuis quelque temps par notre démocratie chrétienne, il profitait d'une de ces manifestations pour inviter les travailleurs français à se tenir en garde contre de fallacieuses et subversives théories et à accepter avec une religieuse résignation et comme un fait nécessaire la diversité des classes et des conditions[78]. Un peu plus tard aussi, en condamnant, par sa lettre du 22 janvier 1899 au cardinal Gibbons les doctrines américanistes du P. Hecker[79], il n'avait pas été sans atteindre indirectement quelque peu nos abbés démocrates et il n'était pas jusqu'au soin qu'il avait pris de décourager chez nous certaines tendances à réformer l'éducation des femmes dans un sens libéral[80] qui n'eût réjoui l'âme du clergé réfractaire et de ses amis.

Mais comme d'autre part l'éternel louvoyeur ne voulait pas avoir l'air de se donner sans réserve à un seul parti, on l'avait entendu parfois, et à peu près dans le même temps, tenir un langage qui rappelait ses encouragements d'autrefois au clergé démocrate et qui convenait mieux au pape du ralliement. Les instructions qu'il donnait en novembre 1898 au tiers ordre et aux frères mineurs dénotaient qu'il se souvenait à l'occasion d'avoir écrit l'Encyclique Rerum novarum.

... Sortez de vos cloîtres, leur disait-il... Si jamais le salut des États a reposé en grande partie sur le peuple, c'est bien à notre époque. Voilà pourquoi il faut étudier de près la multitude. Il faut l'aider avec amour en l'instruisant... C'est le devoir de l'un et de l'autre clergé ; et nous-même, si nous avons adressé aux évêques des Encycliques sur la Maçonnerie, sur la condition des ouvriers, sur les principaux devoirs des citoyens chrétiens... c'est surtout à cause du peuple que nous les avons publiées, afin qu'il apprît à mesurer ses droits et ses devoirs...

Nous voyons d'autre part que, pour ne pas décourager la fraction du clergé français qui continuait à faire campagne — avec plus ou moins de sincérité — pour l'idée républicaine, Léon XIII n'était pas sans manifester encore de temps à autre la mauvaise humeur que lui causait l'intransigeance agressive et brutale de certains réfractaires comme l'abbé Maignen, qui ne voyait dans la souveraineté du peuple qu'une hérésie véritable, l'abbé Delassus, les rédacteurs de la Vérité française et autres énergumènes qui paraissaient avoir la prétention d'être meilleurs chrétiens que lui. Aussi les abbés démocrates, comme les Dabry, les Gayraud, les Naudet, persistaient-ils à affirmer qu'ils exprimaient seuls sa pensée et que le Saint-Père n'était qu'avec eux.

En réalité Léon XIII n'était avec personne. Suivant son habitude il suivait le vent. Il était toujours prêt à venir au secours du plus fort. Et c'est pourquoi le sec et dur vieillard qui naguère s'était montré si peu sensible aux prières de Mme Dreyfus, voyant maintenant la cause de l'innocent gagner du terrain, se hasardait à parler en termes émus du prisonnier de Pile du Diable et à exprimer son étonnement que la terrible Affaire ne fût pas encore terminée. On ne lut pas sans surprise dans le Figaro du 15 mars 1899 les propos qu'un rédacteur de ce journal, Boyer d'Agen, venait de recueillir de sa bouche sacrée : ... Que faites-vous, avait dit le pape, de ce scandale cosmopolite que vous donnez à quiconque vous regarde et vous plaint d'user vos forces nationales à une lutte sans grandeur pour la France chevaleresque ni profit pour la compatissante humanité ?... Cette malheureuse affaire n'a-t-elle pas enfin trouvé son tribunal ? Non seulement le prévenu a obtenu des juges ordinaires, mais votre Parlement lui prête pour la circonstance des juges exceptionnels, la cour plénière. Quelle est la cause qui n'attendrait avec tranquillité d'un tel lit de justice les solennels arrêts qui la termineront ? Et cependant... vous ne désarmez pas !... Qu'on n'espère pas en tout cas faire de cette affaire de partis une affaire de religion... Notre leçon est avec notre maitre au Calvaire. Heureuse la victime que Dieu reconnaît assez juste pour assimiler sa cause à celle de son propre fils sacrifié !

Ainsi Dreyfus, le traître et le juif, était assimilé au Christ ! Le scandale d'une pareille comparaison fut énorme chez nous dans le monde vraiment clérical. Et comme Léon XIII ne désavoua pas l'interview publiée par Boyer d'Agen, des dévotes firent dire des messes pour l'âme du pauvre pape, qui devait apparemment avoir perdu la tête le jour où il avait tenu de tels propos.

Mais le pape n'était point fou. Il se disait que le succès de la révision, tût ou tard, était assuré, que la République triompherait une fois de plus de ses ennemis ; et, comme autrefois Morny, il voulait être du côté du manche. Aussi écrivait-il quelque temps après (25 mai 1899) à Servonnet, archevêque de Bourges, qu'il déplorait plus que jamais les agissements des réfractaires, que ce qu'il avait dit de l'Américanisme ne pouvait s'appliquer à la France, et qu'à l'égard de ce dernier pays, ses intentions étaient clairement contenues dans la Lettre aux Français du mois de février 1892, et dans l'Encyclique Rerum novarum. Ces instructions, ajoutait-il, que nous avons si souvent données et qu'aujourd'hui nous désirons renouveler avec les plus vives instances, une fois de plus nous exhortons les catholiques de France à les suivre de point en point...

Si le pape lui-même était dreyfusiste et républicain, il n'y avait pas de raison pour que de bons catholiques ne se proclamassent pas bien haut non seulement républicains, mais révisionnistes. Aussi des croyants dont l'orthodoxie romaine n'était pas douteuse, les Viollet, les Hervé de Kérohant, venaient-ils d'organiser n faveur de l'innocent un comité qui déjà réunissait quelques centaines d'adhérents et où des prêtres connus, comme les abbés Grosjean, Martinet, Pichot, Russacq, Brugerette, Frémont, n'avaient pas hésité à prendre place. Et dès le mois de mars 1899 le dit comité protestait publiquement que l'idée anti-chrétienne c'était l'idée anti-dreyfusiste.

 

VIII

Qu'on ne s'y trompe pas cependant : Le parti révisionniste, malgré ses grands progrès, n'avait point encore pour lui, tant s'en fallait, la majorité du peuple français. Cette majorité restait volontairement aveugle, sourde et violemment hostile à la vérité. Le pape lui-même était désavoué par les dévots et par la presque totalité du clergé. Le mouvement anti-dreyfusiste ne perdait rien de son intensité ni de sa fureur. Les Assomptionnistes, sans souci de déplaire à l'homme du Vatican, faisaient rage, plus que jamais, contre l'homme de l'ile du Diable, la Libre parole, les Croix et nombre d'autres journaux dévoués à l'Église dénonçaient avec plus d'âpreté que jamais le Syndicat, les Juifs, les membres de la Cour de cassation, qui, suivant eux, étaient tous vendus, et le président Loubet qui, naturellement, était l'homme du Syndicat. Ils appelaient à grands cris le sauveur, la révolution, le coup d'État qui guérirait la République de ses plaies, ou mieux, la France de la République. En secret, les ennemis du régime actuel, qu'ils fussent ou non d'Église, ne cessaient pas de conspirer. Un ancien député républicain, devenu ardent boulangiste, puis fervent clérical, l'ex-sous-secrétaire d'État Turquet, qui militait maintenant dans le tiers-ordre des Frères mineurs, s'employait à rapprocher la Ligue des patriotes de la Ligue antisémite, c'est-à-dire le nationalisme du royalisme, allait voir Déroulède dans sa prison et préparait son alliance avec Jules Guérin en vue d'une action commune contre le gouvernement établi (avril-mai 1899). Guérin pour sa part fondait à grand bruit, en avril, pour défier le Grand-Orient maçonnique, le Grand-Occident et l'établissait militairement dans l'immeuble qui devait acquérir sous le nom de Fort Chabrol une si étrange célébrité.

Quant au ministère Dupuy, fidèle à ses habitudes, il laissait faire et laissait passer. Freycinet, inféodé plus que jamais à l'état-major, n'osait ni prévenir ni punir ses audaces et s'en faisait même parfois solidaire, notamment lors d'une nouvelle et trop légitime accusation de faux soutenue par son collègue Delcassé, ministre des Affaires étrangères au sujet d'une des pièces du dossier secret examiné par la Cour de cassation[81]. C'était aussi pour complaire à cette faction qu'il venait de suspendre de son emploi Georges Duruy, professeur d'histoire à l'École polytechnique, qui avait osé dire qu'un cœur de Français pouvait battre dans une poitrine de Juif. Ces deux incidents le couvrirent, du reste, à tel point de confusion qu'il dut le 5 mai résigner son portefeuille. Mais son collègue Krantz, anti-révisionniste tenace et convaincu, lui ayant succédé au ministère de la Guerre, le cabinet ne changea ni d'allure, ni d'orientation.

En face d'un gouvernement si peu énergique et si incapable des résolutions viriles que commandaient les circonstances, le public, désorienté, ne savait ni défendre les lois ni encourager les progrès de la vérité. La magistrature, intimidée, condamnait uniformément la Ligue des patriotes et les autres associations illicites qui lui étaient déférées par le cabinet[82] à 16 francs d'amende avec sursis, ce qui était en réalité les acquitter (2 mai 1899). Si le tribunal correctionnel ne se montrait pas plus soucieux de l'ordre public, on ne pouvait attendre plus de sévérité de la Cour d'assises qui, du 29 au 31 mai, eut à juger Déroulède et son complice Habert pour l'attentat de la place de la Nation. L'incorrigible nationaliste, loin de chercher à atténuer le fait qui lui était reproché, s'attacha au contraire à en faire ressortir toute la gravité, à l'exagérer même de son mieux, et, dans ses grandiloquentes déclamations, accabla d'outrages le gouvernement tout entier, le président de la République en particulier, sans que le ministère public osât l'arrêter. Ses amis ne comparurent à la barre comme témoins que pour le glorifier et des généraux en activité de service, notamment Hervé, vinrent pour leur part exalter devant la Cour les mérites d'un factieux qui se vantait d'avoir voulu détourner l'armée de ses devoirs et renverser la Constitution de son pays. Après quoi les jurés l'acquittèrent triomphalement, ce qui était l'inviter à recommencer.

L'audace des agitateurs fut encore accrue par l'arrivée à Paris (1er juin) du commandant Marchand, que l'aventure de Fachoda[83], récente encore, avait rendu populaire et qui, dévoré d'outrecuidante et malsaine ambition, s'essayait visiblement à recommencer Boulanger. Les bruyantes ovations que lui firent les nationalistes augmentèrent encore le trouble des esprits.

On en était là quand la Cour de Cassation, clôturant son enquête sur l'Affaire, annula par un arrêt solennel la condamnation de Dreyfus et décida qu'il serait ramené en France pour être jugé de nouveau par le Conseil de guerre de Rennes (3 juin 1899). C'était évidemment une grande victoire pour les révisionnistes. Mais ils se hâtèrent trop de triompher. Outre qu'il n'était pas sûr du tout — et l'événement le prouva bien — que le second Conseil de guerre se montrât plus clairvoyant ou plus équitable que le premier envers le prisonnier de File du Diable, la sentence de la Cour supérieure provoqua chez les nationalistes, les antisémites, les royalistes un accès de fureur qui pouvait être fatal à la République. Dès le lendemain, le président Loubet, qui s'était rendu au champ de courses d'Auteuil, fut grossièrement insulté par des bandes de jeunes gens appartenant à la noblesse ou à la riche bourgeoisie, et parmi lesquels furent signalés quelques officiers. Ces chevaliers du trône et de l'autel[84] ne se bornèrent même pas tous à vociférer. L'un d'eux, le baron Christiani, se porta sur la personne du chef de l'État à des voies de fait et le scandale dépassa toutes limites.

Cette fois encore le chef du ministère, en ne prenant pas à l'avance les précautions nécessaires pour protéger le président de la République contre de tels outrages, avait manqué gravement à son devoir. Interpellé sur cet incident, Dupuy crut se tirer d'embarras en proposant à la Chambre une mesure qui, si elle eût été prise tout de suite et sans réserve, eût constitué un grand acte de justice nationale. Il proposa en effet à la Chambre la mise en accusation du général Mercier, ancien ministre de la Guerre, qui, en faisant communiquer aux juges de Dreyfus des pièces secrètes à l'insu de l'accusé, avait commis une forfaiture officiellement constatée par le récent arrêt de la Cour de Cassation. Seulement il manœuvra de façon à faire décider que les poursuites contre ce personnage seraient suspendues jusqu'après le verdict du Conseil de guerre de Rennes. C'était dire clairement que l'acquittement de Dreyfus serait la condamnation de Mercier, et, vu l'esprit détestable que l'État-major général avait répandu dans notre corps d'officiers, c'était rendre cet acquittement impossible.

Les offenses que venait de recevoir le président de la République par la négligence du président du Conseil causèrent dans toute la France une grande émotion et une colère assez explicable contre Dupuy. A Paris la population qui, malgré ses égarements partiels, était toujours foncièrement républicaine, s'ébranla presque entière et résolut de venger Loubet par une imposante manifestation de sympathie des outrages des muscadins. Le dimanche 11 juin, le chef de l'État s'étant rendu aux courses de Longchamp, une foule innombrable s'y porta pour l'acclamer. Les chevaliers de l'œillet blanc n'osèrent naturellement pas s'y montrer. Il n'était pas besoin ce jour-là de protéger le président de la République. Le peuple se chargeait de cette tâche ; ce qui n'empêcha pas Dupuy d'accumuler cette fois autour de lui des masses de troupes extraordinaires, comme s'il se fût proposé de le rendre ridicule par d'aussi excessives et tardives précautions. Cet excès de zèle eut pour plus clair résultat un certain nombre de bagarres et des arrestations, qui ne frappèrent guère que des républicains.

Ce fut là le dernier exploit d'un ministère qui, s'il eût duré davantage, eût peut-être conduit rapidement la République à sa perte. Dès le lendemain, '12 juin, la Chambre des députés qui, sous le fouet de l'opinion publique, ne voulait plus faire route avec lui, le contraignit, à la suite des explications embarrassées qu'il fournit sur les incidents du 11, à démissionner avec ses collègues. En se séparant — un peu tard — du ministre à qui elle s'était associée devant l'histoire par la loi de dessaisissement, elle fit pour la première fois un pas décisif dans la voie de la justice et de la vérité. Elle parut d'ailleurs avoir enfin compris que ce n'étaient pas seulement la justice et la vérité, mais que c'était l'existence de l'ordre établi qui était en cause et qu'il n'était que temps d'organiser sérieusement la défense républicaine.

 

 

 



[1] Qui ne s'étaient pas doutés qu'ils n'avaient pas droit de tenir compte de pièces d'accusation à eux communiquées à l'insu de l'accusé.

[2] Sa femme avait en vain revendiqué son droit incontestable d'aller le rejoindre.

[3] Demange.

[4] Froystætter, Echemann.

[5] Voir Reinach, Histoire de l'affaire Dreyfus, II, 198, 199.

[6] De naissance israélite.

[7] Retournons au fond des bois, écrivait-il le 17 mai 1896 dans le Figaro, recommençons la guerre sauvage d'espèce à espèce, dévorons-nous parce que nous n'aurons pas le même cri et que nous aurons le poil planté autrement. ... Mais, ajoutait-il, ces Juifs exclusifs, encore mal fondus dans la nation, trop avides acharnés à la conquête de l'or, ils sont l'œuvre des chrétiens... l'œuvre de nos dix-huit cents ans d'imbécile persécution... Si vous voulez qu'ils continuent à vaincre, continuez à les persécuter. Pas une cause n'a grandi qu'arrosée du sang de ses martyrs. On ne supprime pas les gens en les persécutant. S'il y a encore des Juifs, c'est de votre faute. Ne parlez donc plus d'eux et ils ne seront plus... Absorbez-les, confondez-les en vous... enrichissez-vous de leurs qualités, puisqu'ils en ont...

[8] Le 18 juin 1896.

[9] Né en 1854, aujourd'hui général de division et ministre de la Guerre.

[10] Affaire Dreyfus, II, 631.

[11] J. Reinach, Affaire Dreyfus, II, 378.

[12] Lemercier-Picard. — La fausseté de cette pièce qu'aurait dû faire soupçonner la grossière invraisemblance du texte, fut plus tard démontrée par le fait que ce document était formé de deux fragments de dépêches différentes que le faussaire avait collés ensemble sans s'apercevoir que le papier de l'un n'était pas tout à fait de la meule nuance que celui de l'autre. C'est la découverte de ce faux qui amena l'arrestation et la mort d'Henry en 1899.

[13] Séance du 17 novembre 1896.

[14] L'attaché militaire allemand Schwartzkoppen, qui n'avait pas eu jusqu'alors connaissance de la pièce pour laquelle Dreyfus avait été condamné et qui savait mieux que personne qu'elle était d'Esterhazy, chassa ce dernier de sa présence après cette révélation. Signalons aussi ce fait qu'un clerc d'avoué (de l'étude Cahen), à qui l'écriture du commandant était familière, n'hésita pas, à la vue du fac-simile, à désigner cet officier à son patron comme l'auteur probable du bordereau. Mais on le fit taire pour diverses raisons et cette révélation n'eut pas de suites.

[15] Il venait de rendre à Nicolas II, à Saint-Pétersbourg (août 1897), la visite que ce souverain avait faite à la France l'année précédente.

[16] Je suis ici, disait-il avec sa feinte rondeur, dans une jésuitière. Depuis que Miribel a passé ici, le ministère est envahi par des élèves des jésuites. Il n'y a que Jean Baptiste Billot (et il se frappait la poitrine) qui ne soit pas un jésuite. — J. Reinach, Affaire Dreyfus, II, 628-629.

[17] Sans parler de diverses mésaventures judiciaires et notamment de celle de l'abbé Jean, chef d'institution à Saintes, condamné en cour d'assises pour attentats à la pudeur sur la personne de ses élèves, l'Église venait d'être (en avril 1897) couverte de confusion et de ridicule par la nouvelle volte-face du trop fameux Léo Taxil, dont nous avons signalé (au tome Ier de cet ouvrage), le prétendu retour à l'orthodoxie catholique. Cet écrivain s'était donné le plaisir de raconter au public comment il l'avait mystifiée par son apparente conversion, par ses bruyantes et invraisemblables révélations sur la franc-maçonnerie et surtout par la bourde extraordinaire du Palladisme, c'est-à-dire de ce culte de Satan et de Lucifer qu'il avait inventé de toutes pièces, et à l'existence duquel non seulement des jésuites et des évêques, mais Rampolla et Léon XIII lui-même avaient cru ou fait semblant de croire. — Voir sa curieuse brochure, Douze ans sous la bannière de l'Église. Voir également la brochure de Henri-Charles Lea, Léo Taxil, diana Vaughan et l'Église romaine, histoire d'une mystification (Paris, 1901) ; et celle de Paul Sabatier à propos de la Séparation des Églises et de l'État (Paris, 1905).

[18] Anatole France, dans L'Église et la République, p. 35-37.

[19] Il faut ajouter que les Assomptionnistes bénéficiaient pour leurs mission des faveurs du gouvernement républicain, qui avait la naïveté de les subventionner et de les protéger à l'étranger.

[20] C'était surtout contre Scheurer-Kestner que cette jeunesse se plaisait alors à manifester ; les étudiants des Cercles catholiques faisaient mine de se porter sur le Sénat à son intention, et il fallait de sérieux déploiements de police pour les en empêcher. Les bandes de Guérin l'outrageaient aussi de leur mieux. Au gymnase Pascaud, le 21 novembre, avait lieu un meeting d'indignation où Scheurer, Reinach, etc., étaient l'objet de votes de flétrissure et où l'on demandait hautement que les Juifs fussent exclus de l'armée et des fonctions publiques.

[21] Une bourrique à mine austère, disait irrévérencieusement Esterhazy.

[22] Discours sur l'œuvre scolaire de la République.

[23] ... S'il plaît à Dieu, disait-il dans cette lettre, où il se posait en défenseur attitré de l'honneur de l'armée, de me rendre un jour la couronne, j'ose dire que je saurai trouver dans la conscience de mon devoir et de mon droit et dans la puissance des institutions monarchiques la force nécessaire de protéger, comme il convient, l'honneur des soldats de France.

[24] La fameuse Dame voilée inventée par Henry et ses complices de l'Etat-major.

[25] V. notamment les lettres d'Esterhazy publiées par Mme de Boulancy et qui donnaient une si triste idée du patriotisme de ce personnage.

[26] Mandement du 8 février 1898. — Le vertueux prélat s'élevait aussi dans cette pièce avec indignation contre les malfaiteurs de la plume qui prenaient plaisir à diffamer le clergé en appelant à l'occasion l'attention du public sur ses scandales et ses défaillances morales. Nous vous conjurons, disait-il, d'éviter l'esprit de critique et de dénigrement... La pierre de touche des familles vraiment lionnes, des chrétiens de vieille roche... c'est leur attitude à l'égard du prêtre... Ils rendent justice au bien, excusent les imperfections, se refusent à croire au mal autant qu'ils le peuvent et, quand ils sont condamnés à le constater, le signalent discrètement à ceux qui ont qualité pour y remédier... Malheur au fils qui signale d'un geste moqueur la honte ou le ridicule de son père Celui-là commet le crime de Cham et encourt la terrible justice du Seigneur, qui lient à ses prêtres comme à la prunelle de son œil et qui ne les laisse pas insulter impunément.

[27] J. Reinach, Aff. Dreyfus, III, 318, 350.

[28] La Libre Parole à la même époque invitait sans façon ses lecteurs à jeter les Juifs à l'eau ou à les rôtir.

[29] N. du 5 février 1898. On lit encore dans cet édifiant article :

Ils se sont emparés de la Maçonnerie ; Dreyfus est à la fois juif et maçon ; et la Maçonnerie est notoirement maîtresse de l'État français. Ainsi ils tiennent entre leurs mains la République, qui est moins française qu'hébraïque... Sur 260 milliards qui constituent la fortune de la France. les Juifs en détiennent 80. Ils règnent sur la politique étrangère comme sur l'intérieure. L'abandon de l'Egypte à l'Angleterre est l'œuvre d'un de ces Juifs, qui, pour le compte du gouvernement de Londres, a corrompu la presse, les ministres, le Parlement... La condamnation de Dreyfus a été pour Israël un coup terrible ; elle a marqué au front tous les Juifs cosmopolites à travers le monde, mais surtout dans celle de leurs colonies qui gouverne la France. Cette flétrissure, ils ont juré de l'effacer. Mais, comment ? Avec leur subtilité ordinaire ils ont imaginé d'alléguer une erreur judiciaire. Le complot a été noué à Belle, au Congrès sioniste, réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jérusalem. Les protestants ont fait cause commune avec les Juifs pour la constitution d'un syndicat. L'argent vient surtout d'Allemagne, Pecuniæ obediunt omnia est le principe des Juifs. Ils ont acheté dans tous les pays de l'Europe la conscience, les journaux à vendre...

[30] Un duel eut lieu quelque temps après entre ces deux officiers, par suite de ce démenti.

[31] Audience du 18 février.

[32] ... Ceux (disait-il à la Chambre le 24 février) qui ont engagé si follement et si audacieusement cette partie... sont en train de créer dans ce pays un parti qui n'y existait pas, qui, en tout cas, n'y avait pas de racines, et qui menace de léguer aux gouvernements de l'avenir d'inextricables embarras. Ils sèment derrière eux des inimitiés et des haines qui peuvent se retourner contre eux et même retomber sur des innocents. Cent ans après la Révolution, nous marcherions, si on ne s'arrêtait pas dans cette voie funeste, à un siècle d'intolérance.

... Voilà ce que, malheureusement, on voit par cette élite intellectuelle (rires et applaudissements au centre et à droite et sur divers bancs à gauche), qui se bouche les yeux et les oreilles ; qui, renfermée dans son cabinet, ne parait pas se douter de la violence des passions qu'elle déchaine autour d'elle et qui semble prendre plaisir à envenimer la plaie saignante que nous cherchons de tous nos efforts à cicatriser... — La liste des intellectuels, écrivait Barrès, est faite d'une majorité de nigauds (Journal, n° du 1er février 1898).

[33] Jaurès, que j'eus l'occasion de voir au mois de septembre suivant, me dit avoir la certitude que 400 membres (c'est-à-dire la majorité) de cette assemblée anti-révisionniste, étaient au fond persuadés comme lui de l'innocence de Dreyfus.

[34] Article de Millevoye. — L'idée d'une Saint-Barthélemy des Juifs, lit-on d'autre part dans le Journal de Bruxelles (17 février 1898), a traversé comme un éclair l'esprit du peuple français. Si l'appel qu'ils ont fait à l'Allemagne et auquel l'Allemagne a probablement répondu nous amenait la guerre, je suis sûr, aussi sûr que j'existe, que le lendemain il ne resterait pas un seul Juif vivant en France. On les égorgerait jusqu'au dernier.

[35] Discours prononcé à la salle Chayne, le 19 février.

[36] Dans son discours de réception (le 10 mars 1898), le comte de Mun, après s'être donné une fois de plus le plaisir de proclamer la faillite de la Révolution, ajoutait : Qu'importent les restrictions libérales et les anathèmes contre les institutions du moyen âge ? Ainsi, par une irrésistible évolution, les idées anciennes reparaissent avec des besoins nouveaux, et ce n'est pas la moindre surprise de notre temps que ce retour aux conceptions sociales du XIIIe siècle. — Le comte d'Haussonville, chargé de lui répondre, déclarait qu'il ne se sentait point d'humeur à prendre contre lui la défense de la Révolution. — Et peu de jours après (25 mars), Melchior de Vogué, répondant au discours de réception d'Hanotaux, plaisantait sur le coup d'État du 2 Décembre, qu'il appelait simplement une opération de police un peu rude, comme pour inviter les militaires à recommencer.

[37] Après le procès (Paris 1898).

[38] ... Un frocard appelé Picard et un ancien militaire enfroqué, le sieur Sébastien Wyart, supérieur général des Trappistes et sans doute commanditaire de la Trappistine, ont été chargés par le pape d'inspecter nos départements pour y jalonner des candidatures. — Desachy, La France noire, p. 264.

[39] V. son livre sur Les catholiques et la Liberté politique.

[40] Les catholiques républicains, p. 561-563.

[41] Pour plus de détails, voir Dabry, Les Catholiques républicains, p. 561-580.

[42] Voir au chapitre suivant le procès des Assomptionnistes.

[43] Ce dernier se disait et se croyait, comme il se croit encore apparemment, républicain, mais ne se rendait pas compte que ses appels constants à la force et au plébiscite ne pouvaient que nous ramener au césarisme.

[44] Piou ne fut élu qu'à grand'peine, et Lamy ne le fut pas plus qu'il n'avait pu l'être en 1892.

[45] Séance du 1er juin 1898.

[46] C'est à la suite de l'interpellation Millerand et des débats animés, mais confus, auxquels elle donna lieu, que fut voté à 12 voix de majorité seulement, l'ordre du jour qui, sous cette réserve, faisait encore confiance au ministère.

[47] Ne pas oublier que Brisson avait été son concurrent à l'élection présidentielle de janvier 1895.

[48] Le ministère Brisson (28 juin 1898) était ainsi composé : Présidence du Conseil et Intérieur, Henri Brisson ; Justice et Cultes, Sarrien ; Affaires étrangères, Delcassé ; Finances, Peytral ; Guerre. Cavaignac ; Marine, Lockroy ; Instruction publique et beaux-arts, Léon Bourgeois ; Travaux publics, Tillaye ; Agriculture, Viger ; Commerce et industrie, Maruéjouls ; Colonies, Trouillot.

[49] Ce dossier, que l'État-major (c'est-à-dire Henry, devenu chef du service des renseignements) n'avait cessé de corser sous le ministère Billot, avait été grossi d'un grand nombre de pièces, les unes tout à fait insignifiantes, les autres fabriquées par des faussaires ; il en comptait maintenant 373.

[50] Mis tout d'abord aux arrêts de forteresse, il avait été ensuite traduit devant un conseil d'enquête, puis mis outrageusement en réforme.

[51] Falsification du petit-bleu Esterhazy, communication de dossiers secrets à des tiers, etc.

[52] Le maquis de la procédure, suivant l'expression du procureur général chargé de requérir contre lui.

[53] Inspecteur général de l'Instruction publique et directeur de l'Ecole normale supérieure d'institutrices à Fontenay-aux-Roses, qui, peu de jours avant sa mort, avait démissionné pour pouvoir prendre publiquement parti dans l'affaire Dreyfus en faveur de la révision, seul moyen, disait-il, de sauver l'honneur de l'armée et celui de la conscience française.

[54] A l'enfouissement du protestant Pécaut, disait la Croix de la Charente (14 août 1898), l'exécuteur officiel des écoles catholiques, le protestant Buisson, ancien directeur de l'enseignement primaire, a osé, à la suite du doyen protestant de l'Université Stapfer, s'écrier sur la tombe l'équivalent de ces paroles : Pécaut est mort, mais l'œuvre de Bismarck est vivante : l'Allemagne, grâce notre enseignement, s'étend jusqu'aux Pyrénées. Inutile de faire remarquer que Buisson n'avait rien dit ni d'équivalent ni de semblable.

[55] Je suis moins sûr qu'autrefois, écrivait-il le 12 août 1898, de l'innocence de Calas ; je ne crois pas à l'erreur judiciaire dans l'affaire Dreyfus. Cité par J. Reinach, Aff. Dreyfus, IV, 150.

[56] Discours prononcé à la distribution des prix du collège des Dominicains d'Arcueil (dirigé par le Père Didon) le 19 juillet 1898. Remarquer que les dominicains, congrégation dissoute et expulsée en 1880, ne s'étaient reconstitués, n'existaient et n'enseignaient qu'au mépris de la loi. On peut juger du cas que faisaient aussi de la loi des généraux comme Jamont par le seul fait que ce dernier, qui tenait de si près au gouvernement, n'avait pas hésité à accepter la présidence de cette cérémonie.

[57] Cité par Desachy, La France noire, 317-318.

[58] Il le traduisit (15 août) devant un conseil d'enquête, qui se garda bien, il est vrai, de le déclarer coupable de crimes, d'indiscipline ou même de fautes contre l'honneur et qui le frappa seulement comme coupable d'inconduite habituelle, si bien qu'il ne lui fut pas appliqué d'autre peine que la mise en réforme.

[59] Esterhazy et Dreyfus ne s'étaient jamais connus, et il était parfaitement impossible d'établir le contraire. Mais la robuste outrecuidance du ministre de la Guerre ne s'arrêtait pas devant une pareille difficulté.

[60] Il eut, à la vérité, le tort de ne pas persister dans ce bon mouvement.

[61] Il s'agissait de la falsification du petit-bleu Esterhazy qui lui avait été imputée à tort par Henry.

[62] Un membre de la Jeunesse royaliste, M. de Bourmont, écrivait le 26 septembre 1898 à André Buffet, factotum du duc d'Orléans : Quelqu'un qui connaît beaucoup le ministre actuel de la Guerre me dit qu'on lui ferait faire facilement un coup d'État au profit de Monseigneur. l'ayant aucun avenir .au point de vue militaire, ne pouvant être placé à la place de Félix Faure, il aimerait à jouer un second ride éminent. Un titre de duc, une dotation, souriraient énormément à sa fille... Revue des Grands Procès contemporains, t. XVIII (année 1900), p. 527.

[63] Ce ministère était composé de ta façon suivante : Présidence du Conseil, intérieur et cultes, Charles Dupuy ; Justice, Lebret ; Affaires étrangères, Delcassé ; Guerre, de Freycinet ; Marine, Lockroy ; Instruction publique et Beaux-Arts, Leygues ; Travaux publics, Krantz ; Agriculture, Viger ; Commerce, Delombre ; Colonies, Guillain ; Finances, Peytral ; Intérieur (sous-secrétariat d'État), Jules Legrand ; Postes et Télégraphes (sous-secrétariat d'État), Mougeot.

[64] Lockroy, qui était déjà ministre de la Marine dans le précédent cabinet, avait pris pour chef d'État-major général un clérical fanatique et militant, l'amiral de Cuverville, qui paraissait compter beaucoup plus sur la protection de l'archange saint Michel que sur ses propres talents pour préserver nos escadres de tout malheur, et dont la famille manifestait hautement ses sympathies antisémites ou nationalistes.

[65] Cette protestation un peu platonique ne pouvait suffire à venger l'Université des menaces et des injures que proféraient alors contre elle ses ennemis, parmi lesquels certains universitaires, comme Brunetière, ne craignaient pas de se montrer au grand jour. Le Congrès général de la jeunesse catholique, tenu en novembre 1898, recommandait à cette jeunesse la pénétration dans lès milieux qui se disent neutres et non hostiles (universités, associations diverses, académies) et l'utilisation des moyens existants par la possibilité de faire des cours libres dans les universités, même de l'État. C'étaient là les moyens doux que les politiques songeaient à employer pour pénétrer dans la place et s'en emparer. Mais d'autres, plus brutaux, ne parlaient que de l'assaillir et de la détruire de fond en comble. Voir notamment dans Desachy (La France noire, 172-173), le manifeste furieux qui fut répandu à Paris en décembre 1898 : En cendres, lit-on dans ce factum, en cendres l'Université. Qu'il ne reste plus une pierre debout de ces palais où l'on distille depuis cent ans, goutte à goutte, le poison qui porte lentement, mais sûrement, fa mort dans tout le corps social ! Et les universitaires, qu'on leur inflige de dures punitions ! Qu'on les astreigne à de rudes travaux ! Qu'on les parque tenus en laisse, deux à deux ! Qu'ils n'aient aucun contact avec le reste des hommes ! Car la lèpre morale qui les couvre est des plus contagieuses pour la société. Et quand ils auront rendu leur vilaine âme, qu'on leur donne une fosse commune, de laquelle on se détournera avec horreur en lisant cette épitaphe : Ils sont passés en faisant le mal.

[66] Il s'agissait du petit-bleu, c'est-à-dire de la lettre qui l'avait amené à soupçonner Esterhazy d'agissements coupables, et qu'on l'accusait d'avoir falsifiée. Des falsifications existaient en effet dans cette pièce. Mais elles y avaient été pratiquées criminellement par Henry, comme il a été depuis amplement démontré.

[67] L'abbé Gros par exemple souscrivait pour une descente de lit en peau de youpin. Un autre voulait du talon écraser le nez de Reinach. — ... Pour pendre Reinach, lisait-on ailleurs... Pour le cravacher... Sept balles pour l'ignoble Drang... A moi la peau de Reinach !... Pour lui sortir les boyaux... Une botte de foin à Brisson... Contre l'espion anglais Clemenceau... A la frontière Jaurès... Clemenceau, Reinach et Brisson à Montfaucon... Pour flamber le gorille... Quatre sous de la tête de Reinach... Pour saigner le porc Reinach... Pour l'étriper... Six bons b.... qui ont donné sur le museau à Presseuse... Pour pendre Zola... Pour pendre Lœw... Dreyfus et Picquart au bagne... Les révisionnistes en général étaient qualifiés cloportes, crotales, vermine, poux, punaises, etc. Par contre, Henry était célébré comme martyr... vaillant colonel... nouveau Brutus... nouveau d'Assas... mort au champ d'honneur... mort pour la patrie, etc.

[68] Note publiée dans la Gazette de l'Allemagne du Nord le 22 décembre 1898. ... Les explications officielles allemandes, lit-on dans ce document, ont établi qu'aucune personnalité allemande, haute ou infime, n'a entretenu avec Dreyfus des relations contraires aux lois françaises. Du côté allemand on ne pourrait donc voir aucun inconvénient à la publication intégrale du dossier secret. D'autre part nous ne jugeons pas les hommes d'État français assez peu sensés pour croire sérieusement que ce dossier contienne des lettres ou documents de l'Empereur allemand se rapportant à l'affaire Dreyfus. Ceux qui croiraient de pareilles insanités ne pourraient que pâtir eux-mêmes dans une lessive complète.

[69] On les surveillait jusque dans les urinoirs du Palais de justice.

[70] A la Chambre (séance du 12 janvier), Lasies, parlant de Lœw, de Bard et de Manau, les dénonçait hautement comme un trio de coquins.

[71] Simple substitut au tribunal de la Seine en 1870, il était devenu, grâce à son zèle anti-boulangiste, procureur général à la Cour d'appel de Paris en 1880 ; depuis il avait requis avec vigueur contre Gouthe-Soulard en 1891 et l'emploi de président de chambre à la Cour de Cassation avait récompensé (en 1892) son rapport sur l'affaire de Panama. Récemment (mars 1898), sa conduite en cette affaire avait été l'objet d'un vote de blâme de la Chambre des députés, vote à la suite duquel il avait été déféré disciplinairement devant la Cour de Cassation. Mais celte Cour, par son arrêt du 27 avril 1898, avait déclaré qu'il n'y avait pas lieu à suivre sur les faits articulés contre lui.

[72] En 1892 et 1893.

[73] C'est au moment où les troupes, ramenées du cimetière du Père-Lachaise à la caserne de Reuilly par Roget (qui venait d'être à l'improviste substitué à Pellieux) traversaient la place de la Nation, que Déroulède, posté sur cette place avec ses hommes, essaya vainement d'entraîner ce général à marcher avec lui sur l'Elysée.

[74] N° du 9 mars 1899.

[75] 1er mars 1899.

[76] Lettre du pape au cardinal Langénieux, qui lui avait demandé d'approuver la formation d'un Comité national pour la conservation et la défense du protectorat français.

[77] Guillaume II, dont on connaît le goût pour les manifestations théâtrales et bruyantes, crut devoir peu après se rendre en grand apparat à Jérusalem où, inaugurant (le 31 octobre 1898) l'église du Rédempteur, il eut bien soin de rappeler que ce jour était l'anniversaire de celui où Luther avait affiché ses fameuses propositions, et exalta pompeusement la gloire du protestantisme, non sans rabaisser les autres communions chrétiennes. ... A peine peut-on croire, dit-il, en quel état les chrétiens ont mis ce territoire où l'amour du Créateur a le plus brillamment resplendi. Comment peut-on désirer ici que le monde musulman respecte le christianisme lorsqu'on voit ce que le christianisme, représenté par les autres confessions chrétiennes, a fait de Jérusalem ?... Maintenant c'est à notre tour. Ce n'est pas par des tentatives de prosélytisme, ce n'est pas par des prédications dogmatiques, c'est par votre conduite et par vos actes que vous inculquerez au monde musulman que nous, chrétiens, par la possession de l'Évangile, nous dépassons les autres confessions en richesse et en prospérité.

[78] Cité par Turmann, Développement du catholicisme social, p.193.

[79] Préconisées en France par son biographe l'abbé Klein, un de nos abbés démocrates. Le P. Hecker (protestant converti au catholicisme) croyait que les races latines avaient fini leur œuvre et que c'était par les races saxonnes que l'Église devait être revivifiée : qu'il fallait substituer leurs vertus actives aux vertus passives des Latins ; que, pour gagner les protestants et les convertir, il fallait leur faire des concessions sur le terrain religieux, de façon à rendre comme il disait aussi courte que possible la distance entre les protestants et nous.

C'est cette doctrine qui, vigoureusement combattue en France par divers polémistes (v. notamment : Le P. Hecker est-il un saint ? par Ch. Meignen), avait été dénoncée et venait d'être condamnée en cour de Rome.

[80] Il venait notamment de faire écarter, comme inopportun, en avril 1899, par la congrégation des évêques et réguliers, le programme de réformes de la mère Marie du Sacré-Cœur qui, dans un ouvrage intitulé : les Religieuses enseignantes, avait parlé d'élargir, de moderniser l'enseignement congréganiste des filles pour le mettre au niveau de l'enseignement laïque, et avait notamment proposé la création d'une école normale pour former rationnellement les maitresses chargées de le régénérer.

[81] Il s'agissait de la fausse traduction du télégramme Panizzardi du 2 novembre 1894 qui, dans sa teneur réelle, venait à la décharge de Dreyfus et où l'on prétendait voir au contraire une preuve de sa culpabilité.

[82] Patrie française, Ligue antisémite, Jeunesse royaliste, Comités plébiscitaires, Ligue des droits de l'homme.

[83] L'occupation intempestive de Fachoda, sur le Haut-Nil, par la petite troupe du commandant Marchand (1898) avait amené les réclamations de l'Angleterre et finalement la France avait dû renoncer — non sans compensation — à ce poste, dont l'abandon fut, naturellement, reproché à son gouvernement par la presse nationaliste comme la plus honteuse des reculades.

[84] Les Chevaliers de l'œillet blanc, comme on les appela à cause du signe de ralliement qu'ils arboraient à la boutonnière.