L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

TROISIÈME PARTIE. — L'ESPRIT NOUVEAU (1889-1899)

 

CHAPITRE II. — LA PORTE OUVERTE (1892-1894).

 

 

I. La politique à l'église. — II. Léon XIII et les réfractaires en 1892. — III. La crise du Panama. — IV. Elections de 1893. — V. Casimir-Périer, Spuller et l'Esprit nouveau. — VI. L'affaire des Fabriques et la politique romaine.

 

I

Freycinet, pour avoir été, suivant son habitude, trop diplomate, avait lassé et indisposé la Chambre qui avait fini par le renverser. Mais si, au moment où elle le renversa, elle savait- à peu près ce qu'elle faisait, elle ne savait point du tout ce qu'elle voulait, et elle le sut encore moins dans les quelques jours qui suivirent immédiatement sa chute. Ce qu'elle ne voulait pas, c'était qu'on pût la taxer de cléricalisme ou seulement l'accuser de complaisance pour le parti clérical. Cette idée seule la révoltait, lui donnait la fièvre. Mais elle ne songeait guère pour cela, on peut l'affirmer, à séparer l'Église de l'État. Elle y songeait si peu que tout en applaudissant Clemenceau, elle n'avait même pas voté l'urgence, réclamée par lui et ses amis, du projet de loi relatif aux associations. Des scrutins contradictoires auxquels elle avait procédé dans la séance du 18 février ressortaient seulement son effarement, son impuissance morale et son effroi des responsabilités.

En somme, le monde politique en France restait le lendemain ce qu'il avait été la veille. Quand il s'agit de reconstituer le gouvernement, le président Carnot sentait si bien qu'il n'y avait rien de changé — étant donné surtout que la publication de la nouvelle Encyclique semblait une justification posthume du dernier cabinet — que c'est aux personnages les plus marquants de ce ministère qu'il jugea tout d'abord à propos de faire appel : Freycinet, Bourgeois, Rouvier furent successivement chargés de former une nouvelle combinaison ; et s'ils n'y réussirent pas, du moins restèrent-ils tous les trois aux affaires. Ribot, compromis comme Freycinet par ses négociations avec la cour pontificale, y resta également. Constans ne quitta le ministère que parce que Bourgeois et plusieurs autres de ses collègues ne voulaient pas y demeurer avec lui, Yves Guyot, qui en sortit aussi, y fut remplacé par le radical Viette, moins militant et moins influent que lui. Quant au nouveau président du Conseil[1], ce fut un homme de second plan, modéré d'allures comme d'opinions et qui ne paraissait capable de porter ombrage à personne. Il s'appelait Loubet[2] et ne s'était guère fait connaître jusque-là que par son entente pratique des affaires, sa bonne grâce, son républicanisme loyal, souriant, peu combatif, son esprit de conciliation, enfin sa tendance à préférer toujours les solutions modérées et transactionnelles aux solutions violentes et radicales.

Sa première déclaration (3 mars) fut ce qu'elle devait être devant un Parlement dont l'anticléricalisme un peu platonique était disposé à se contenter de paroles et ne demandait pas que l'on en vint aux actes à bref délai. Il affirma très correctement que la République était autre chose qu'une forme de gouvernement, qu'elle était un corps de doctrines, un ensemble de principes représentés par des lois intangibles auxquelles tous les citoyens et particulièrement les fonctionnaires devaient une obéissance invariable et fidèle. Il ajouta que, si le Concordat assurait au clergé catholique une situation et des droits spéciaux dans l'État, il lui imposait aussi le respect rigoureux de la législation nationale et l'obligation de se renfermer dans son ministère pour se tenir à l'écart des discussions comme des luttes des partis. Du reste, il répétait, comme ses prédécesseurs, qu'il ne croyait pas avoir mandat de préparer la séparation des Églises et de l'État. Il n'y a pas, affirmait-il, dans la Chambre, et nous ne pensons pas qu'il y ait dans le pays une majorité pour l'accomplir. Il se réjouissait enfin du mouvement qui portait les adversaires de la République à l'accepter et promettait d'y répondre par un large esprit de tolérance et de sagesse. En somme c'était ce que Freycinet avait dit avant lui, c'était ce que bien d'autres devaient encore redire après lui.

Les Chambres firent bon accueil à ce programme pacifique et anodin. Vainement le député Rivet, dans une interpellation qui suivit de près la déclaration, reprocha-t-il à Freycinet et à Ribot d'avoir négocié avec le Saint-Siège et sollicité cette Encyclique du ralliement qu'ils avaient annoncée d'avance comme une marque spontanée de la bienveillance de Léon XIII envers la France. En réalité, ce n'était pas niable. Mais la Chambre se contenta sans peine des explications assez embarrassées qui furent données à cet égard par Ribot. On ne poussa pas plus avant. La question de la loi sur les associations, qui-peu auparavant avait tant passionné la Chambre, fut laissée de côté ; et de longtemps elle ne devait plus être tirée de l'oubli.

Ce qui contribua particulièrement, en 1892, à rendre le monde politique accommodant en fait, ou du moins fort peu agressif envers l'Église, ce fut, d'une part, l'agitation socialiste, qui croissait chaque jour et qui devenait si menaçante que certains radicaux, comme Goblet, Millerand, etc., jugeaient à propos, soit pour la canaliser ou l'endiguer, soit pour en tirer quelque avantage, de créer le nouveau groupe politique connu dès lors sous le nom de parti radical-socialiste. Ce fut, d'autre part, et plus encore, la recrudescence d'anarchisme qui se produisit à cette époque et qui répandit dans la société bourgeoise et capitaliste une véritable terreur. Après avoir propagé leurs doctrines par des journaux comme le Révolté, la Révolte, le Père Peinard, etc., les anarchistes jugeaient bon de passer de la théorie à la pratique et commençaient ce qu'ils appelaient la propagande par le fait, c'est-à-dire une série d'attentats violents contre les propriétés et les personnes qui se produisirent à Paris en février, mars et avril 1892 et valurent au nom de Ravachol la plus sinistre célébrité. Devant ces actes de sauvagerie, le monde politique républicain, plus intimidé qu'il ne voulait le paraître, était, au fond, moins désireux de provoquer l'Église que de se rapprocher d'elle. Mais quelle allait être maintenant l'attitude de l'Église, c'est-à-dire du clergé français, à l'égard de la République ?

Le Pape avait parlé. La majorité des évêques, jusque-là ouvertement réfractaires, et les chefs des partis conservateurs ne pouvaient plus arguer de son silence contre la doctrine du ralliement. On ne pouvait plus maintenant traiter dédaigneusement Lavigerie d'individualité sans mandat. Il était bien prouvé qu'en prononçant le toast d'Alger, il n'avait été que l'interprète d'une autorité suprême devant laquelle les ministres du culte et les catholiques fidèles n'avaient pas l'habitude de s'insurger. Les laïques, il est vrai, pouvaient bien encore résister et contester au pape le droit de leur imposer des directions politiques. Beaucoup d'entre eux ne s'en faisaient pas faute. Les journaux monarchistes, comme le Soleil, le Moniteur, la Gazette de France, le Gaulois, l'Autorité, ne se gênaient guère pour soutenir que le magistère du souverain pontife se bornait aux matières de foi et qu'on n'était nullement obligé de lui obéir quand il prétendait l'exercer en matière purement temporelle. C'était la thèse des anciens gallicans, ressuscitée, avec une bonne foi discutable, par des gens qui, peu d'années auparavant, n'avaient nullement contesté au Pape le droit de recommander aux Français une certaine forme de gouvernement. Mais le Pape d'alors, c'était Pie IX, et le gouvernement qu'il recommandait, c'était la royauté. Maintenant les rôles étaient renversés. Les conservateurs d'antan, qui s'étaient fait gloire de parler et d'agir en ultramontains, se vantaient d'être gallicans ; et l'ultramontanisme pur se disait républicain.

Il est vrai que ce qui était encore possible aux laïques ne l'était pas tout à fait aux prêtres. Je veux dire que ces derniers, gênés par leur robe et par leurs serments, ne pouvaient pas manifestement refuser obéissance au Saint-Père. Aussi ne la lui refusaient-ils pas en termes exprès. Mais en dehors des abbés démocrates, ainsi que des moines qui, comme eux, avaient devancé les deux Encycliques et qui, non contents de les approuver sans réserve, en exagéraient notablement la portée par leurs commentaires, la grande majorité du clergé — surtout du clergé séculier — n'avait lu ces documents — et particulièrement le dernier — qu'avec un véritable dépit et, tout en faisant étalage de sa déférence envers le Saint-Père, ne cherchait en fait que des échappatoires ou des arguties pour se dérober honnêtement à l'obéissance[3]. Certains prélats, comme l'archevêque d'Avignon — qu'approuvèrent hautement ses suffragants, ainsi que le trop fameux Gouthe-Soulard, archevêque d'Aix —, s'efforçaient de tirer parti des réserves que Léon XIII. avait cru devoir faire dans l'Encyclique du 16 février en faveur de la forme monarchique et représentaient, soit dans leurs lettres au pape, soit dans leurs lettres pastorales, que les catholiques n'étaient nullement tenus de renoncer à leurs préférences pour la Royauté ou pour l'Empire, et que tout ce que le souverain pontife leur demandait, c'était de ne pas se mettre en révolte contre le gouvernement actuel de leur pays. Le cardinal Richard continuait d'inspirer l'Union de la France chrétienne, association manifestement royaliste, malgré la retraite du comte de Mun et de trois de ses amis[4] qui, dès le mois de mars, venaient de l'abandonner pour complaire au pape. Il soutenait énergiquement la candidature législative de son alter ego, l'abbé d'Hulst[5], monarchiste impénitent, qui, le 6 mars, était élu député dans le Finistère en remplacement de Freppel, évêque d'Angers. Lui et d'autres, soutenus et servis par de puissantes congrégations, comme celles des Jésuites et des dominicains, imaginaient à la même époque un plan de campagne qui, suivant eux, ne devait pas tarder à produire les plus merveilleux effets. Il consistait, non pas à combattre la doctrine du ralliement, préconisée par Léon XIII, mais au contraire à pousser le clergé à se l'approprier pour l'appliquer dans l'exercice même du culte de la façon la plus singulière et, ajoutons-le, la moins loyale. Puisque le Pape invitait les catholiques et implicitement les ministres de l'église à se rallier au gouvernement, à s'occuper des affaires publiques — ad rempublicam capessendam, comme avait dit Rampolla —, pourquoi les prêtres et les moines s'abstiendraient-ils de traiter publiquement, par la plume et plus encore par la parole, les questions politiques ou sociales qui pouvaient les intéresser ? Naturellement, ils devraient se présenter en ralliés, s'abstenir soigneusement de mettre en cause la forme actuelle du gouvernement. Mais, sous cette réserve, ils auraient soin de ne jamais rien dire que de désobligeant et de fâcheux pour la République et les républicains, c'est-à-dire d'attaquer et vilipender systématiquement tous les serviteurs du nouveau régime, ainsi que toutes ses lois.

C'est en vertu de ce plan de campagne qu'on vit nombre de prêtres ou de moines, non contents de répandre leurs théories politiques et sociales dans leurs journaux ou dans les réunions publiques, où ils venaient comme les abbés Garnier et Fesch[6] provoquer les républicains anticléricaux, — ce qui n'allait pas sans provoquer souvent de violentes bagarres, — porter jusque dans les églises leurs audaces de tribuns, au risque d'y causer, comme ils le firent, de terribles scandales. Certains prédicateurs, renouvelant le jeu enfantin et démodé de l'avocat du diable, imaginèrent de convier le public, dans des édifices consacrés au culte, à des conférences soi-disant contradictoires, où le contradicteur, bien entendu, n'était qu'un compère, dressé avec soin à dire des sottises et à se faire magistralement réfuter.

Tout cela eût été fort bien s'il n'était venu dans les églises que des fidèles. Malheureusement il y venait aussi des mécréants, qui, à certains jours, s'y trouvèrent en grand nombre et faillirent faire fort mauvais parti à ces pieux détracteurs du régime républicain. Quand le Père Forbes, jésuite de nationalité étrangère, vint, du haut de la chaire de Sainte-Clotilde, déverser systématiquement l'injure et l'outrage sur notre armée, sur nos soldats[7], certains auditeurs ne purent contenir leur indignation. Quand le Père Le Moigne, après avoir scandalisé son auditoire à Saint-Merry par de violentes attaques contre nos lois, fit annoncer, par cartes imprimées, une seconde conférence qui ne paraissait pas devoir être moins provocante que la première, une foule fort peu catholique se porta dans le lieu saint, qui finit ce jour-là (22 mars) par ne plus retentir que du chant de la Marseillaise, ainsi que des injures et des coups échangés par les libres-penseurs et les fidèles. De là une interpellation catholique à la Chambre, où, le 26 mars, le nouveau président du Conseil défendit en termes convenables la cause de la République et de l'ordre public et déclara qu'il irait jusqu'à faire fermer les églises où de nouveaux troubles seraient provoqués par des membres du clergé, mais où l'abbé d'Hulst revendiqua hautement pour les prédicateurs le droit d'introduire en chaire la politique et l'économie sociale, ajoutant qu'à ses yeux la République n'était absolument qu'une forme de gouvernement, qu'il se refusait à y voir une doctrine particulière et plus encore à accepter la doctrine dont la législation actuelle était l'expression[8]. Finalement, la Chambre, par 336 voix contre 106, invita formellement le ministère à faire respecter les dispositions du Code pénal qui interdisent aux ministres du culte de critiquer publiquement, dans l'exercice de leur ministère, les lois et les actes de l'autorité républicaine.

Cet ordre du jour n'empêcha pas une nouvelle bagarre, provoquée encore par des intempérances sacerdotales, de se produire dès le lendemain (27 mars) à l'église Saint-Joseph, où l'on chanta la Carmagnole et où l'on se battit plus rudement encore qu'à Saint-Merry. Les jours suivants, le trouble se propagea dans les départements. Des scandales de même nature que ceux de Paris se produisirent dans diverses églises de Beauvais, de Besançon, de Marseille, de Nancy[9]. Le gouvernement, pour mettre un terme à cette agitation, dut adresser d'énergiques instructions aux procureurs généraux (19 avril). Le clergé, du reste, ne tarda pas à s'apercevoir qu'il s'était engagé dans une mauvaise voie, qu'il se ferait le plus grand tort en y persévérant, et les énergumènes sacrés dont il avait un peu naïvement escompté le succès reçurent l'ordre de se montrer plus discrets en chaire à l'égard de la République, de ses lois et de ses ministres.

Mais la prédication n'était pas le seul moyen qu'il y eût d'agiter politiquement le pays. Les évêques notamment en avaient un autre, fort efficace et qu'ils ne se privaient pas d'employer. C'est justement à cette époque (avril 1892) que sont signalés les agissements séditieux de Baptifollier, évêque de Mende. Cet ancien flagorneur de la République[10], jaloux sans doute des lauriers de Gouthe-Soulard, a publié coup sur coup une Lettre pastorale et une brochure où, d'une part, les élections municipales, alors très prochaines, sont représentées comme une question surtout religieuse aux fidèles, qui, sous peine de péché, sont invités à bien voter ; où, de l'autre, les écoles laïques sont représentées comme des foyers de pestilence, de démoralisation, de corruption ; où le refus des sacrements est indiqué comme un moyen légitime d'obliger les électeurs et les pères de famille à faire bon usage de leurs bulletins et à ne pas confier leurs enfants aux instituteurs de la République[11]. Même campagne est menée par l'archevêque d'Avignon, par ses suffragants, par l'archevêque d'Aix, par nombre d'autres encore[12]. Et ce n'est pas tout. Les catéchismes politiques, inaugurés par Fava en 1891, se multiplient et se répandent de plus belle. Dans ces petits livres, on enseigne aux enfants — qui n'y comprennent rien, mais qui le répèteront à leurs mères, pour que celles-ci le répètent à leurs pères — qu'il y a une manière orthodoxe de voter et une qui ne l'est pas ; que la loi du divorce est un sacrilège abominable ; que les écoles laïques sont maudites de Dieu, etc., etc.

Or devant cette nouvelle levée de boucliers, que fait le gouvernement ? Il est si peu belliqueux, si longanime qu'il se contente encore de recourir contre les délinquants à l'impuissante procédure du Conseil d'État[13]. Ce qu'il voudrait, comme précédemment, ce serait que le pape intervint et, confirmant sa dernière Encyclique, essayât de mettre à la raison d'une part ceux qui résistent ouvertement à ses instructions, de l'autre ceux qui, tout en ayant l'air de s'y conformer, continuent en réalité à faire à la République une guerre au couteau.

 

II

Léon XIII, dans son incurable duplicité, persistait à louvoyer entre les partis et s'étudiait diplomatiquement à n'en décourager aucun, malgré son prétendu ralliement du 16 février. Le but unique où il tendait en France était, on le conçoit, la prise de possession du pouvoir par les catholiques, c'est-à-dire par l'Église. Or nos évêques et nos politiciens cléricaux lui avaient représenté dans ces derniers temps qu'ils se rapprocheraient sensiblement de ce but si les élections municipales, qui se préparaient dans notre pays pour le 1er mai, tournaient à l'avantage des partis conservateurs. Il s'était dit que les menées épiscopales dont nous venons de parler, les prédications politiques et les campagnes de presse des abbés et des moines soi-disant démocrates pourraient bien contribuer à ce résultat. Et voilà pourquoi, très désireux de ne pas se compromettre trop tôt en les désavouant et se réservant de tenir tel ou tel langage suivant que les élections se feraient au profit ou au détriment de la République, il avait gardé le silence jusqu'au dernier jour de la période électorale. Or la journée du ter mai fut un nouveau triomphe pour la République, qui, déjà précédemment maîtresse dans plus de 20.000 Conseils municipaux, le fut dès lors dans plus de 23.000 — sur 36.000. Aussitôt le bon pape se sentit pris pour elle d'un nouvel accès de tendresse et tint à en donner la preuve dès le 3 mai par une Lettre aux cardinaux français qui reçut la plus large publicité et fut représentée dans toute la France par ses fidèles comme la confirmation la plus éclatante de l'Encyclique Inter innumeras.

Pour qui savait lire, il est vrai, — et certains réfractaires avaient de bien bons yeux — il s'en fallait de beaucoup que ce nouveau manifeste fût une condamnation sans réserve de l'idée monarchique et les adversaires de la République pouvaient encore y trouver leur compte. Cherchez d'abord le royaume de Dieu, disait en un certain endroit l'auguste sophiste, et le reste vous sera donné par surcroît. Ailleurs, il représentait que le ralliement était un des moyens d'amener l'union nécessaire au salut de la religion et de la France, mais il se gardait bien d'affirmer que ce fût l'unique. Il répétait avec complaisance que les changements qui se produisaient dans le gouvernement des peuples étaient loin d'être toujours légitimes à l'origine. Le bien commun imposait l'acceptation de ces nouveaux gouvernements établis en fait à la place des gouvernements antérieurs qui, en fait, ne sont plus. Ainsi, ajoutait-il, se trouvent suspendues les règles ordinaires de la transmission des pouvoirs...

Il s'ensuivait que la République pouvait parfaitement être regardée comme illégitime ; c'était un simple gouvernement de fait et le rétablissement de la monarchie n'était que chose remise. Mais tout cela, reconnaissons-le, n'était dit qu'en passant et de façon à ne pas trop attirer l'attention. Le lecteur devait être, par contre, beaucoup plus frappé des nouvelles exhortations du Pape au ralliement. Il fallait, disait-il, accepter sans arrière-pensée, avec cette loyauté parfaite qui convient au chrétien, le pouvoir civil dans la forme où il existe... Acceptez la République, c'est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous ; respectez-le, soyez-lui soumis, comme représentant le pouvoir venu de Dieu... Les hommes qui subordonneraient tout au triomphe préalable de leur parti respectif, sous prétexte qu'il leur paraît plus apte à la défense religieuse, seraient dès lors convaincus de faire passer en fait... la politique qui divise avant la religion qui unit. Et ce serait leur faute si nos ennemis, exploitant leurs divisions, comme ils ne l'ont que trop fait, parvenaient finalement à les écraser tous...

Quelques jours après (12 mai), le Pape croyait encore devoir donner une nouvelle preuve de sa bonne volonté apparente envers la République en invitant par télégramme les membres de l'Union de la France chrétienne, qui, réunis à Paris, lui avaient demandé sa bénédiction, à se soumettre à ses directions politiques[14]. Grande fut la confusion du cardinal Richard, sous les auspices duquel cette association s'était formée. Plus grande encore fut celle du vieux Chesnelong et de ses collaborateurs, qui, ne voulant ni s'insurger ni se soumettre, prirent le parti de dissoudre simplement ladite Union.

On sut d'autre part que, vers cette époque, le Pape venait de faire inviter officieusement par Ferrata les évêques dont les catéchismes avaient été dénoncés par le gouvernement, à retirer de ces petits livres les chapitres incriminés. De fait, la plupart de ces prélats obéirent et le Conseil d'État n'eut à condamner que fort peu d'entre eux, dont les catéchismes furent déclarés abusifs et interdits[15]. Enfin le 21 mai le Ralliement tint ses grandes assises à Grenoble, où siégeait le Congrès de la Jeunesse catholique et où, après l'évêque Pava, qui protesta hautement de sa soumission à la République — non sans d'amères récriminations contre les lois scélérates —, après l'avocat catholique Descottes, qui se déclara plus nettement, que lui pour le régime nouveau, le comte de Mun vint à son tour apporter publiquement à la Constitution une adhésion qui lui coûtait, mais qui n'en fut que plus remarquée. Certes, ce grand orateur, aristocrate de naissance et d'éducation, royaliste de tradition et de conviction, irréductible ennemi de la Révolution, ne venait pas à la République de son plein gré, ni sans l'instinctif désir de la voir quelque jour s'écrouler pour faire place au régime de ses rêves. Mais nous avons eu déjà bien des fois occasion de faire remarquer qu'il était avant tout papiste, soumis a priori et sans réserve aux volontés du Souverain pontife, qui étaient à ses yeux la loi suprême et indiscutable. Quoi qu'il dût lui en coûter, sa soumission, du jour où l'Encyclique Inter innumeras avait rendu manifestes les intentions de Léon XIII, n'avait paru douteuse à personne. Dès le mois de mars 1892, il s'était séparé de l'Union de la France chrétienne pour former, sous le nom de Ligue de propagande catholique et sociale une association qui pût contribuer au succès de la nouvelle politique pontificale aux élections générales de 1893. Son discours du 21 mai fut une adhésion grave et triste, mais sans réserve, aux directions de Léon XIII. Et si, parlant quelques jours plus tard à Lille, il ne put s'empêcher d'exprimer le profond déchirement que causait à son âme de royaliste la nécessité d'obéir[16], il n'en proclama pas moins hautement celle de s'associer sans arrière-pensée à la politique, indiscutable autant que salutaire du souverain pontife.

Une pareille évolution, bien qu'on pût la prévoir depuis longtemps et que de Mun, comme le pape lui-même, se réservât bien de revenir à la royauté quand il serait possible de la rétablir sans nuire à la religion, redoubla pour le moment la mauvaise humeur des réfractaires. Ils ne manquèrent pas de dire — ce en quoi ils n'avaient pas tout à fait tort — que les dernières manœuvres du pape ne pouvaient avoir, en somme, d'autre effet que de consolider la République sans profiter sérieusement à la religion. Il y eut, surtout dans le parti royaliste, une explosion de colère contre de Mun, qui, comme naguère Lavigerie, fut accablé de reproches, d'injures et d'outrages, traité en renégat. Et l'on se promit bien de combattre par tous les moyens, comme on le fit l'année suivante, sa candidature dans le Morbihan.

Un certain nombre de royalistes intransigeants ne crurent pas devoir laisser ses deux derniers discours sans riposte. Réunis sous la présidence du duc de Doudeauville, ils publièrent à leur tour le 9 juin un manifeste tapageur où il était dit que si, comme catholiques, ils s'inclinaient avec respect devant l'autorité infaillible du Saint-Père en matière de foi, ils revendiquaient comme citoyens le droit de se prononcer librement sur toutes les questions intéressant l'avenir et la grandeur de leur pays, particulièrement celle de la forme du gouvernement, qui ne pouvait être résolue qu'en France et entre Français. A quoi le Pape à son tour ne tarda pas à répliquer par une lettre où, sous prétexte de complimenter Fava sur les travaux du récent congrès de Grenoble, il affirmait de nouveau son droit de donner aux catholiques des directions politiques et ne se bornait plus à recommander le ralliement, mais conseillait de faire des avances même aux non-catholiques, à condition qu'ils fissent preuve d'esprit tolérant et conservateur (1er juillet). C'était là évidemment dans sa pensée un nouveau moyen de désagréger le parti républicain et de s'emparer du pouvoir, après quoi le reste viendrait sans doute par surcroît, comme il l'avait dit un peu auparavant. Il ne pouvait parler plus clairement et il eût voulu que les royalistes, sans lui demander de s'expliquer davantage, le comprissent à demi-mot.

Mais c'était justement ce que la plupart d'entre eux ne voulaient pas faire. Il eût fallu, pour s'accommoder d'une duplicité si raffinée, d'abord n'être pas très clairvoyant en ce qui concernait l'avenir réel de la République, ensuite faire preuve d'une honnêteté un peu élastique, comme les ralliés qui, à cette époque, fondaient sous le titre d'Union libérale une association de monarchistes dissimulant soigneusement leur drapeau. Il y avait encore dans le camp des anciens partis des hommes d'esprit et de cœur qui ne croyaient pas du tout que la République dût jamais être dupe des ralliés et qui reculaient devant les perfidies ou les trahisons. Le marquis de Breteuil, découragé, déclarait tristement (le 11 août) qu'il était trop vieux et trop compromis pour changer d'étendard ; qu'à une situation nouvelle il fallait des hommes nouveaux et qu'il se retirait purement de la vie politique. Si le baron de Mackau ne faisait pas preuve de la même pudeur, si, se déclarant touché par la grâce républicaine, il réclamait de la France nouvelle une confiance qu'elle n'était pas assez naïve pour lui donner[17], le comte d'Haussonville, représentant attitré du comte de Paris, tenait un langage plus digne quand, devant ses fidèles réunis à Montauban de (25 septembre), il déclarait que le reniement demandé par le pape lui brûlerait les lèvres au passage et que ni lui ni ses amis n'y consentiraient jamais. Fidèle du reste à sa tactique envers les ralliés, l'orateur orléaniste donnait encore une fois à entendre que ces derniers manquaient de sincérité dans leur ralliement et achevait de les discréditer aux yeux des républicains en annonçant que les royalistes purs feraient parfaitement campagne avec eux aux élections pour la défense des principes conservateurs et des libertés légitimes.

 

III

On fut tout d'abord un peu étonné que ce nouveau défi, si bruyant et si net, des réfractaires, ne fût pas relevé par le pape comme l'avait été le manifeste du 9 juin. On put remarquer, en octobre et novembre 1892, que la ferveur républicaine de Léon XIII s'était sans doute fort attiédie. Le Souverain pontife était maintenant muet et, sans désavouer ses précédentes déclarations, s'abstenait de les renouveler. On était également frappé de ce fait que les journaux qui, depuis quelque temps, s'étaient, comme la Croix, le plus manifestement et le plus ardemment inspirés de sa politique, journaux qui évidemment lui restaient fidèles et ne pouvaient rien se permettre contre sa volonté, redoublaient de fureur, de violence et de mauvaise foi dans leurs attaques contre les hommes et les lois de la République, qu'ils vilipendaient et outrageaient maintenant avec plus d'acharnement que jamais. Parmi ces feuilles, il en était une, fraichement éclose, qui se distinguait par la virulence de sa polémique. C'était cette Libre Parole dont les bailleurs de fonds et les administrateurs avaient d'étroites attaches avec l'archevêché de Paris[18] et avec l'ordre des Jésuites, et dont le directeur Edouard Drumont, l'homme de la France juive, avait manifestement mission de souffler à travers la France le détestable esprit de persécution et d'intolérance qui l'animait. Avec ce mot d'ordre : la France aux Français, c'était la guerre systématique à une race et à une religion, la guerre aux Juifs, la guerre d'extermination, sans pitié ni loyauté, que Drumont venait fomenter et s'efforçait d'allumer dans la France républicaine. Déjà sous son inspiration s'organisait une Ligue antisémite qui avait pour but manifeste de pousser la foule aux pires violences contre les maudits. Des démagogues sans vergogne, comme le marquis de Morès[19], Jules Guérin[20] commençaient à former leurs bandes et à provoquer l'émeute dans la rue. Les meneurs s'efforçaient déjà de propager dans toutes les classes de la nation les abominables passions qui devaient plus tard éclater, à la honte de la France, au temps de l'affaire Dreyfus. Ce n'était pas, du reste, seulement contre les Juifs qu'ils s'étudiaient à exciter les soupçons, les haines, les fureurs populaires. C'était contre tous les hommes politiques qui depuis vingt ans s'étaient attachés à la République et qui la servaient présentement. C'était ce personnel tout entier qu'ils se donnaient pour tâche de salir, de déshonorer, en prenant pour prétextes certaines défaillances individuelles qui n'étaient que trop vraies et que, par une généralisation systématique, peu loyale, ils représentaient comme la faillite globale, irrémédiable, du parti républicain, par suite, de la République elle-même.

C'est grâce à la crise du Panama, que nous n'avons pas à raconter ici en détail, mais dont nous devons indiquer les principaux épisodes, crise qui allait plusieurs mois durant absorber l'attention du monde politique et d'où devait résulter dans notre pays une perturbation morale depuis longtemps inconnue, que ces défaillances furent mises en lumière et exploitées âprement par toutes les factions réactionnaires coalisées.

Les tripotages et agissements coupables auxquels avaient donné lieu les opérations malheureuses de la Compagnie de Panama étaient certainement soupçonnés depuis la débâcle et la mise en liquidation de cette compagnie[21]. Le gouvernement de la République, il faut le dire bien haut, avait eu grand tort de ne pas faire lui-même la lumière sur ces actes honteux et de ne pas sacrifier virilement ceux de ses hommes qui s'étaient déshonorés ou compromis en y prenant part. On doit lui reprocher d'avoir voulu étouffer, par des lenteurs judiciaires savamment calculées, un scandale qui, tôt ou tard, par la liberté de la presse, devait éclater et que, finalement, il ne pouvait éviter. Il n'eût pas dû laisser à ses adversaires l'honneur apparent de dénoncer les coupables.

C'est par les feuilles cléricales les plus acharnées à discréditer la République et particulièrement par la Libre Parole que l'affaire fut lancée dans le grand public, vers la fin de l'année i892. Elle le fut au Parlement dans le même temps, par un député ultra-catholique, Jules Delahaye, qui depuis longtemps avait donné la mesure de la violence avec laquelle il pouvait servir l'Église. Ce personnage, qui était, du reste, un des collaborateurs ordinaires de Drumont, revenait justement de Rome à cette époque. Qu'y était-il allé faire ? Lui avait-on donné au Vatican des instructions en vue de la campagne qu'il allait mener. Nous l'ignorons. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il crut bien servir la cause à laquelle il avait voué sa vie en dénonçant publiquement à la tribune un scandale sur lequel il ne fut plus possible de faire le silence.

En quoi consistait au juste ce scandale ? S'il n'eût pu dénoncer d'hommes publics, s'il n'eût eu à signaler que les spéculations et les tripotages plus ou moins malpropres des simples particuliers qui jadis avaient cherché à bénéficier — peu ou prou — des opérations financières de la Compagnie de Panama, l'opinion ne s'en serait sans doute pas beaucoup émue. Toutes les classes de la société avaient également trempé dans ces opérations ; les membres du clergé eux-mêmes et certains personnages de l'entourage du pape[22] n'y avaient pas fait preuve de moins d'avidité et de cynisme que les spéculateurs de profession. Mais il y avait eu autre chose. Le personnel gouvernemental et parlementaire de la République s'était malheureusement laissé, lui aussi, contaminer.

Certains députés, certains sénateurs avaient, lors de la dernière émission des obligations de Panama (en 1888), véritablement trafiqué de leur mandat et reçu de l'argent en échange de la complaisance qu'attendait d'eux la Compagnie. Un ministre s'était vendu pour trois cent mille francs. D'autres, sans se laisser personnellement corrompre, avaient, par un singulier abaissement de sens moral, trouvé naturel d'extorquer à la dite Compagnie, qui ne pouvait leur rien refuser, des sommes plus ou moins considérables pour soutenir politiquement leur parti, leurs journaux. Voilà ce que les chefs de la République savaient ou soupçonnaient depuis longtemps. Voilà ce qu'ils s'efforçaient encore de dissimuler à la fin de 1892. Voilà ce qui fit alors la partie si belle aux adversaires du nouveau régime et leur permit de mener si grand tapage à la suite des dénonciations de Delahaye (novembre 1892)[23].

Le prudent et fin Léon XIII n'avait garde, on le comprend, de rien empêcher. S'il pouvait se produire, à la suite de ces dénonciations, un tel éclat, un tel soulèvement d'opinion en France que la chute de la République dût en résulter, il n'était pas homme à s'en affliger d'avance et il en eût pris fort légèrement son parti. Mais ce résultat n'étant point certain, il jugeait, comme au temps du Boulangisme, qu'il serait maladroit à lui de se mettre personnellement en avant et de prendre parti avant l'événement. Il procéda donc comme jadis, ne disant rien, ou parlant le moins possible, laissant les enfants perdus de l'Église aller de l'avant sans les encourager ni les désavouer publiquement, se réservant enfin de profiter de la chute de la République quand ses amis l'auraient mise à bas, mais continuant en attendant et tant qu'elle était debout à ne pas lui faire trop mauvais visage.

Nous ne pouvons ici qu'esquisser à grands traits cette lamentable crise du Panama, qui, par la faute de nos gouvernants trop peu hardis et trop peu capables des virils sacrifices qu'exigeait la situation, se prolongea près de six mois et coûta la vie à deux ministères.

Dès le début, sur la seule menace de l'interpellation Delahaye, le cabinet s'affole et annonce des poursuites non contre les hommes politiques incriminés, mais contre plusieurs administrateurs de la Compagnie, ce qui amène à bref délai le suicide du baron de Reinach. Puis, l'interpellation Une fois développée, l'émoi est immense dans le monde parlementaire. Une commission d'enquête est formée dès le 25 novembre. Mais vainement son président, Brisson, réclame-t-il des moyens énergiques et prompts de faire la lumière. Loubet, affolé, débordé, sachant sans doute bien des choses qu'il n'ose pas dire, se dérobe aux responsabilités en démissionnant (28 novembre) et un nouveau cabinet doit être constitué.

Ce cabinet[24], qui se présente le 3 décembre devant le Parlement, n'est qu'un replâtrage peu solide du précédent. On y retrouve Freycinet, Loubet — qui consent à y rester comme ministre de l'Intérieur —, on y retrouve Bouvier. Le président du Conseil est maintenant Ribot, grand orateur et fort honnête homme, mais de caractère indécis, peu propre au commandement, gêné par son entourage, profondément troublé par une crise dont la gravité, chaque jour croissante, le déroute et l'affole. Dès le premier jour de son administration, le scandale s'élargit, entraîne des sacrifices de personnes qui le rendent encore plus manifeste. Déjà Jules Boche, soupçonné de compromissions coupables ou du moins irrégulières, avait dû être écarté des affaires. Bientôt Bouvier est obligé de démissionner. Clemenceau, affaibli moralement par la révélation de ses rapports avec l'aventurier Cornélius Herz, voit tomber son crédit politique, qui ne se relèvera que longtemps après. Plusieurs députés, plusieurs sénateurs, un ancien ministre doivent être déférés à la justice. Au commencement de janvier 1893, Ribot se voit contraint d'éloigner du cabinet — de débarquer, comme disent les parlementaires, trois de ses collègues, Loubet, Burdeau, Freycinet, le premier sans doute parce qu'il sait trop de choses, les deux autres parce qu'ils ont eu des amitiés et des complaisances qui pourraient d'un moment à l'autre leur être reprochées et dont l'évocation serait peut-être fatale au ministère[25]. Floquet, qui a menti sottement le premier jour en se défendant avec éclat de toute compromission avec la compagnie de Panama, doit reconnaître qu'étant au pouvoir il a exigé d'elle des versements d'argent, soit pour ses fonds secrets, soit pour ses journaux. L'effet produit est si désastreux pour lui qu'il perd son fauteuil de président de la Chambre ; c'est un effondrement dont il ne se relèvera pas. Qu'on ajoute à cela l'impression fâcheuse produite sur le publie par les ordonnances de non-lieu dont bénéficient bientôt la plupart des parlementaires poursuivis et par la complaisance dont paraissent jouir certains agents de corruption, comme Cornélius Herz et Arton, qui passent pour connaître les noms des coupables et qui, réfugiés à l'étranger, ne sont pas, dit-on, sérieuse ment poursuivis par la police ou par la justice française (janvier-février 1893). La Cour d'assises de la Seine, chargée de juger ce qui lui restait d'accusés, ne se montre sévère que pour l'un d'entre eux, qui a pris le parti d'avouer son crime. Quant aux autres, qui se défendent, elle se dit qu'ils ne sont peut-être pas plus coupables que les non-lieux et que beaucoup d'autres qui n'ont pas été poursuivis du tout ; elle les acquitte (mars 1893). Enfin Ribot, ébranlé, découragé, écœuré par tout ce qu'il' voit, tout ce qu'il apprend, tout ce que, sans doute, il n'ose pas dire, se fait volontairement renverser le 30 mars, au moment où la crise va, sinon prendre fin, du moins diminuer sensiblement de violence et d'acuité.

Cette crise et les scandales multiples qu'elle avait fait naître avaient été, naturellement, exploités à grand bruit par tous les journaux conservateurs et cléricaux, qui n'avaient rien épargné pour la rendre plus sensible au public. Mais quelque bruit qu'elle fit et que l'on fit autour d'elle, les esprits clairvoyants — et Léon XIII était de ceux-là — n'avaient pas tardé à s'apercevoir qu'elle ne suffirait pas pour amener à bref délai la chute de la République. Il y avait en effet dans le pays assez de républicains éclairés pour se rendre compte que les corrompus, les coupables, n'étaient, en somme, dans le Parlement qu'une très faible minorité et que le monde politique ne devait pas être rendu tout entier solidaire des défaillances de quelques-uns. D'autre part, il faut bien le dire, les masses profondes du suffrage universel, n'éprouvaient pas l'indignation vertueuse et profonde qu'on eût pu attendre d'elles après les révélations qui venaient de se produire. Elles étaient pour cela trop démoralisées d'un côté par le scrutin d'arrondissement qui, leur faisant considérer les députés presque uniquement comme des distributeurs de faveurs et de passe-droits, les rendait fort indulgentes pour leurs faiblesses et leurs compromissions les moins avouables ; de l'autre, par l'habitude que les prêtres et les moines leur donnaient de plus en plus de regarder Dieu, la Vierge et les Saints comme des puissances vénales dont on achetait les faveurs à beaux deniers comptant[26].

De pareilles constatations, qu'il était facile de faire six semaines ou deux mois après l'ouverture de la crise, avaient rendu Léon XIII plus prudent que jamais. Comprenant sans peine combien il serait prématuré et impolitique de revenir pour le moment sur la doctrine du ralliement, il jugeait maintenant, et d'autres — comme Pion et ses amis — jugeaient avec lui qu'il était au contraire bien plus sage, bien plus opportun de confirmer ses précédentes directions. Il fallait, à son sens, bien montrer au peuple français que ce n'étaient pas les institutions républicaines qu'il prétendait renverser ; qu'il souhaitait seulement, avec la modification de certaines lois mauvaises, l'épuration, la transformation d'un personnel gouvernemental qui, vu des tares incontestées, n'était vraiment plus, à son sens, défendable. C'est là ce que de Mun avait dit éloquemment dans un discours prononcé à Saint-Etienne le 17 décembre. C'est ce que le pape lui-même répétait le 7 janvier dans une lettre de félicitations qu'il adressait à cet orateur et où il représentait une fois de plus l'acceptation de la République comme le moyen d'arriver, par la mise en commun de toutes les énergies, à rétablir la paix religieuse, et avec elle la concorde entre les citoyens, le respect de l'autorité, Injustice et l'honnêteté dans la vie publique. Nous ne pouvons, ajoutait-il, que confirmer... ces mêmes sentiments, aujourd'hui que nous voyons la France réclamer à hauts cris plus que jamais le concours de tous ses fils, les inviter à laisser de côté les intérêts privés et les dissentiments politiques pour unir leurs forces contre le danger commun, retenir leur patrie sur la pente glissante qui conduit à la ruine, en faisant prévaloir dans les institutions politiques la liberté, la justice, l'honnêteté et le respect diil aux croyances de la grande majorité des Français...

En somme, le but à atteindre, étant donné le renouvellement intégral de la Chambre qui devait avoir lieu quelques mois plus tard, c'étaient de bonnes élections. Or le suffrage universel étant, à tort ou à raison, entiché de la forme républicaine, ce n'était pas le moment d'en dire de mal. Voilà pourquoi Léon XIII et les ralliés patelinaient plus que jamais avec la République. Mais les républicains aussi voulaient de bonnes élections. Et ce devait être là la principale, pour ne pas dire l'unique préoccupation du cabinet qui prit la place du ministère Ribot.

 

IV

Les ralliés et le vieux pontife qui leur donnait le mot d'ordre n'étaient pas sans espoir de gagner à bref délai le suffrage universel. Ils eurent quelque temps d'autant plus confiance dans le succès souhaité que ce nouveau cabinet ne paraissait pas au début avoir le prestige et l'autorité nécessaire pour triompher de leur sournoise et remuante concurrence.

Ribot parti, il fut impossible à Carnot de trouver pour la présidence du Conseil un homme politique de premier plan, qui s'imposait par son caractère aussi bien que par son passé. Le parti radical, qui n'était pas en majorité dans le Parlement, était moins que jamais en mesure d'assumer la charge du pouvoir. Le discrédit dont certains de ses chefs les plus influents et les plus connus — notamment Clemenceau et Floquet — venaient d'être atteints, rejaillissait sur lui et n'était guère pour l'enhardir. Quant aux républicains dits de gouvernement, il en était bien un, naguère encore, que son grand talent, son énergie et le souvenir des services rendus avaient semblé désigner plus qu'aucun autre pour la direction générale des affaires. Je veux parler de Jules Ferry, qui, réagissant enfin contre une injuste disgrâce, venait de reprendre faveur aux yeux du public et, appelé en 1891 au Sénat, avait été récemment pourvu de la présidence de cette assemblée ; mais à peine installé à ce poste important, il venait de mourir (17 mars) et les espérances que sa rentrée en scène avait inspirées à ses amis étaient maintenant pour jamais évanouies. Ribot pour le moment ne pouvait ni ne voulait reprendre le pouvoir. Freycinet avait besoin de quelques années pour se refaire, s'il était possible, une virginité. Constans avait dans son propre parti des ennemis redoutables et se rendait compte de l'impossibilité où il eût été de grouper autour de lui une majorité. Bref, on ne crut pouvoir mieux faire que de confier la présidence du Conseil à un politicien relativement peu connu, qui venait de passer quelques mois au ministère de l'Instruction publique, où il avait fait preuve de dextérité, et qui, à défaut de grandes vues ou de haut caractère, avait du savoir-faire, de l'aplomb, ce qu'il fallait pour ne pas se laisser affoler par les événements, sinon pour les dominer. C'était un homme jeune encore, nommé Charles Dupuy, qui cachait sous un physique un peu épais et sous la vulgarité souvent voulue de ses manières ou de son langage, un esprit retors, délié, ainsi qu'une ambition fertile en expédients et peu gênée par les scrupules.

Vu les circonstances, le nouveau président du Conseil ne pouvait évidemment former, comme ses prédécesseurs, qu'un ministère de concentration à base modérée, c'est-à-dire un compromis bâtard entre les diverses fractions du parti républicain — sauf le groupe socialiste —, ce qui excluait la possibilité de tout programme un peu net et un peu hardi[27]. Sans doute trois radicaux, Viette, Peytral et Terrier, en faisaient partie. Mais c'étaient de ces radicaux de gouvernement qui ne différaient guère, en somme, des opportunistes d'autrefois. Le nouveau ministère représentait, dans son ensemble, une politique essentiellement modérée, timide, presque négative. On s'en aperçut bien à la déclaration fort anodine qu'il fit aux Chambres le 6 avril et où il n'était guère parlé que d'apaisement, de moralisation, d'économie, etc. Quelque temps après, il est vrai, Dupuy crut devoir, pour plaire aux républicains avancés, remettre en avant l'idée d'un projet de loi sur les associations. Mais tout le monde comprit bien qu'il en parlait sans conviction et sans réel désir de le réaliser à bref délai.

Ce à quoi l'on peut croire qu'il tenait davantage, c'était à ce que les ralliés, qui se montraient vraiment trop pressés de s'emparer du pouvoir, sussent bien que les républicains de la veille n'étaient nullement disposés à le leur céder. Ils s'appellent les ralliés, disait-il le 21 mai[28], non sans ironie. Moi, je les appelle les résignés. Que vouliez-vous qu'ils fissent après vingt-trois ans de République ? Il fallait bien s'incliner et se soumettre. Je reconnais que, contrairement à leurs ancêtres, ils ont appris quelque chose ; mais ils seront les premiers à reconnaître qu'ils n'ont rien oublié, pas même le chemin des comités royalistes... Je veux bien qu'ils subissent la République : je leur demande s'ils la défendraient... Il ne saurait être question entre eux et nous de conditions : La République n'est à personne, j'en conviens, mais elle saura reconnaître les siens, et elle fera quelque différence, sur le terrain électoral, entre ceux qui ont mené l'assaut contre elle au 24 et au 16 mai, en 1885 et en 1889, et ceux qui l'ont toujours aimée et servie d'un cœur ardent et fidèle...

Ce langage fort net et fort sensé, un républicain plus modéré encore que Dupuy, mais plus ferme et plus désintéressé, l'avait tenu aussi peu auparavant, aux applaudissements de tous les amis sincères de la Constitution. Je veux parler de Casimir-Perier, qui, porté récemment à la présidence de la Chambre en remplacement de Floquet, avait, dans un discours tenu à Troyes au mois d'avril, représenté avec force à ses auditeurs que la République était bien autre chose qu'une simple forme, comme le prétendaient les soi-disant ralliés, et qu'en tout cas ces derniers étaient depuis trop peu de temps à son service pour pouvoir être appelés à l'honneur de la gouverner. L'armée républicaine, disait-il avec grande raison, n'accepte et n'accueille que ceux qui s'enrôlent comme soldats ; elle ne confie ni la garde de la citadelle ni l'honneur du drapeau à qui la combattait hier. On ne passe pas en qualité de général d'un camp dans l'autre ; avant de s'offrir à commander ceux qu'on n'a pas su vaincre, on doit des gages de dévouement à la cause commune, de fidélité à des principes communs... C'est faire douter de sa conversion que d'en réclamer le prix... Il faut d'autres gages que des discours ; il ne suffit pas de rédiger des déclarations constitutionnelles, il faut être constitutionnel dans ses actes et même dans ses espérances...

D'autres républicains, il est vrai, croyaient plus politique, sans parler en dupes ni en naïfs, de se montrer envers les ralliés un peu plus accueillants, un peu plus confiants. C'est ainsi que, le 3 juin, Constans, à Toulouse, tout en reconnaissant qu'il y avait à leur égard d'indispensables précautions à prendre, insistait principalement sur cette idée qu'il fallait les bien recevoir et ne pas suspecter de parti pris leur bonne foi. C'était aussi l'avis de Jonnart, politique jeune, de grand talent et de grand cœur, qui, parlant au nom de la Gauche libérale, s'écriait : De quoi se fiche-t-on ? Voilà des gens qui demandant à cheminer à nos côtés. Ils ont leur bagage, nous avons le nôtre. Nous n'avons pas à changer nos valises, chacun garde la sienne. Mais, nous dit-on, chez certains de nos adversaires politiques l'adhésion à la République n'est-elle pas un simple calcul électoral ? Cela est possible. Tant qu'il y aura des hommes politiques, il y aura des hommes pervers, mais je crois fermement que la grande masse des électeurs, qui vient se placer sur le terrain constitutionnel à côté de nous, est loyale et sincère...

Le langage tenu par de pareils hommes amena bientôt Charles Dupuy, qui tout d'abord avait paru vouloir faire quelques avances à l'extrême-gauche, à parler comme les modérés et à atténuer quelque peu ses déclarations à l'égard des ralliés. En somme, ce qui ressortait le plus visiblement, vers le milieu de 1893, des discours tenus par les hommes qui représentaient le mieux le gros du parti républicain, c'est qu'il ne fallait certainement pas leur livrer la République, mais qu'il ne serait ni juste ni sage de les repousser et que finalement leur accession était regardée comme profitable au nouveau régime. Mais, pour ne pas les effaroucher, il fallait, croyait-on, laisser autant que possible de côté les questions irritantes et voiler quelque peu l'anticléricalisme militant d'autrefois. Aussi voyons-nous qu'aux élections de 1893 la séparation de l'Église et de l'État et les autres mesures à prendre contre le clergé ne tinrent presque aucune place dans les programmes des républicains modérés et même des radicaux. Les radicaux-socialistes et les socialistes purs furent à peu près seuls à réclamer expressément des réformes de ce genre.

On peut donc dire qu'en somme il y avait entente et harmonie relative, pour ce qui touchait aux questions religieuses, dans les rangs de l'armée républicaine. Il n'en était pas ainsi dans ceux de l'armée conservatrice. Là point de direction d'ensemble. Les divergences de vues et de programmes étaient profondes. Chacun, pour ainsi dire, tirait de son côté. Et ce défaut de discipline pouvait faire pressentir aux conservateurs, ralliés ou non, le lamentable échec qui se préparait.

Certains, et des plus dévoués à la cause pontificale, comme le comte de Mun, croyaient devoir accentuer leur adhésion à la doctrine des Encycliques en insistant non seulement sur la question du ralliement à la République, mais aussi et bien plus encore sur celle de la réforme sociale. La Ligue de propagande fondée l'année précédente par le noble orateur se répandait partout et s'efforçait surtout d'agir sur les classes ouvrières. De Mun, parlant à Toulon, en avril 1893, exaltait en termes lyriques lé travail, attaquait par contre assez vivement le capital et faisait en somme des avances assez manifestes au socialisme[29].

Si tel était le langage d'un aristocrate et d'un conservateur tel que lui, il n'était pas étonnant que d'autres — et même des prêtres — qui se sentaient peuple jusqu'aux moelles, forçassent encore bien davantage la note démocratique et sociale dans leurs discours. Mais ils le faisaient sans entente, sans harmonie, chacun parlant pour son compte, et ne semblant se préoccuper que de sa propre réputation et de sa notoriété personnelle à élargir. Le sanguin et entreprenant abbé Garnier, qui allait bientôt se détacher de la Croix, où il n'avait pas suffisamment ses coudées franches, pour écrire dans un journal à lui, le Peuple français, venait de créer sous le titre d'Union nationale une grande Ligue électorale qui faisait concurrence à celle du comte de Mun et au nom de laquelle il allait partout, portant la bonne parole, fondant des comités et s'efforçant de séduire les classes populaires. L'abbé Naudet, son rival, non moins remuant, non moins hardi, avait aussi dès le 1er juillet 1893 une feuille à lui, la Justice sociale, et se montrait encore plus provoquant que lui quand il haranguait les ouvriers, auxquels il ne craignait pas de promettre dans son discours de Liège (6 août) la plupart des réformes que les vieux meneurs socialistes réclamaient en vain depuis longtemps : fixation de la durée du travail, abolition de l'intérêt de l'argent, minimum de salaire, propriété ouvrière incessible et insaisissable, propriété collective, etc., etc.[30]

On voyait aussi, à la même époque, fonctionner isolément sur divers points de la France des organisations ouvrières ou soi-disant telles, que dominaient et dirigeaient des chefs catholiques : celle du Nord de la France que menaient des patrons régentés eux-mêmes par les Jésuites ; celle du Nord-Est, sous Harmel, de l'Usine du Val-des-Bois ; celle de Lyon, avec la France libre pour organe ; celle de Marseille, avec le XXe siècle, et bien d'autres encore qu'il serait trop long d'énumérer ici. Et les instigateurs de tous ces groupements ne comprenaient pas qu'à exciter ainsi les ouvriers ils jouaient un jeu de dupe ; qu'ils préparaient ainsi des recrues au vrai socialisme et que ce ne serait pas finalement l'Église qui bénéficierait de leur travail.

Mais il n'y avait pas seulement des catholiques sociaux parmi les ralliés. Il y avait aussi des ralliés préoccupés surtout de questions politiques, et ceux-là ne s'entendaient, ne se concertaient guère mieux que les autres. Divisés pour le moins en deux partis, l'un sous l'ancien député Étienne Lamy[31], l'autre sous Pion, c'étaient de purs et simples parlementaires, suivis par quelques bourgeois et par quelques nobles que gênait fort leur passé politique et qui, se disant ralliés, n'osaient guère adhérer à la République que du bout des lèvres, avec toutes sortes de réserves suspectes. Le public doutait naturellement de leur bonne foi et le nombre de leurs prosélytes n'augmentait guère.

Enfin il faut ajouter à tous ces groupes les conservateurs restés réfractaires au ralliement et qui continuaient à faire aux ralliés une guerre à mort. Plus perfide que jamais à l'égard de ces derniers, d'Haussonville ne cessait de donner à entendre qu'au fond ils étaient restés monarchistes et de les compromettre en affirmant que lui et ses amis restaient d'accord avec eux sur le terrain conservateur. Les vieux royalistes intransigeants, tout en se targuant plus que jamais d'être bons catholiques, continuaient énergiquement leur campagne gallicane contre le pape. Enfin il n'était pas jusqu'à des catholiques purs, c'est-à-dire sans préférence marquée pour telle ou telle forme politique de gouvernement, qui ne guerroyassent aussi avec vigueur contre le ralliement. Auguste Roussel, qui venait de se séparer de l'Univers — resté docile aux directions pontificales —, fondait la Vérité française[32], où, tout en affectant un grand respect pour les instructions du Saint-Père, il les interprétait systématiquement à rebours, de façon à en tirer de nouveaux arguments contre la République, et affichait en somme la prétention d'être plus catholique que, le pape lui-même.

Toutes ces divergences, ces tiraillements, ces indocilités excitaient naturellement la mauvaise humeur de Léon XIII qui, à l'approche des élections, crut devoir se départir de sa diplomatique réserve pour adresser à la France, sous le titre de lettre au cardinal Lecot, archevêque de Bordeaux (le 3 août 1893), un véritable manifeste qu'elle ne lui demandait pas. Dans cette pièce curieuse, le madré politique, tout en renouvelant, pour amadouer encore un peu, s'il était possible, les monarchistes, ses réserves en faveur de la cause qui leur était chère, et tout en se défendant de vouloir blesser des sentiments intimes auxquels est dû tant de respect, vitupérait assez aigrement les écrivains soi-disant catholiques qui n'hésitaient pas à attaquer violemment par des écrits injurieux les plus hauts dignitaires de l'Église et n'épargnaient même pas au Pontife Suprême leurs critiques acerbes[33]. Il répétait qu'en France il ne paraissait pas possible de revenir à l'ancienne forme du pouvoir sans passer par de graves perturbations. La religion courait de grands dangers. Il ne fallait pas se servir d'elle comme à un instrument politique pour faire triompher tel ou tel parti. L'auteur de la lettre enfin ne reconnaissait comme vrais enfants de l'Église que ceux qui faisaient sans résistance au bien très supérieur de la religion et de la patrie le sacrifice de leurs sentiments et de leurs intérêts privés.

Le résultat de la campagne menée avec tant d'incohérence par les conservateurs de toute nuance et de tout parti devait être pour eux désastreux, et il le fut. Animés de la fureur aveugle des frères ennemis, on les vit en certains départements se faire entre eux une sorte de guerre au couteau. On vit dans le Gers les 'ralliés soutenir la candidature du républicain radical Bascou, pour faire échouer Paul de Cassagnac, ce à quoi ils réussirent parfaitement. Dans le Morbihan, un autre républicain fut protégé par les réfractaires, qui voulaient à tout prix empêcher de Mun d'être réélu et qui n'y réussirent pas moins. Par suite de conditions analogues, les deux chefs parlementaires du ralliement, Etienne Lamy et Piou, furent également au nombre des vaincus. Il est vrai que Clemenceau, Floquet et quelques autres républicains de marque ne parvinrent pas non plus à rentrer au Palais-Bourbon. Mais en somme, ce qui ressortit le plus clairement des élections générales de 1893 (21 août-3 septembre), c'est que les réfractaires et les ralliés s'étaient neutralisés et réduits réciproquement à l'impuissance. Après ces opérations, la droite monarchiste ne comptait plus que 58 membres. Les ralliés, malgré leurs efforts désespérés, malgré l'intervention personnelle du pape — ou peut-être un peu à cause d'elle — n'avaient réussi à faire élire que 35 de leurs candidats. Par contre, le parti socialiste, bénéficiant sans doute des imprudentes excitations du catholicisme social, formait maintenant un groupe compact de 50 députés, groupe avec lequel il faudrait désormais d'autant plus compter qu'il avait à sa tête un organisateur énergique et puissant, Jules Guesde, ainsi qu'un orateur de haut vol, Jean Jaurès[34]. Les radicaux reprenaient à peu près leurs positions d'antan, c'est-à-dire que, tout en formant un groupe considérable, ils ne pouvaient aspirer à prendre pour eux seuls le pouvoir. Et ce qui dominait de beaucoup dans la nouvelle Chambre, plus encore que dans l'ancienne, c'étaient les républicains modérés ou républicains de gouvernement, qui revenaient au nombre de 311 et qui, tout en voulant fermement le maintien de la République et de ses principales lois organiques, répugnaient à toute réforme profonde, tant en matière sociale qu'en matière religieuse.

Modérés et radicaux, du reste, ne différaient guère au fond que par l'étiquette. Les uns n'étaient pas beaucoup plus audacieux que les autres. Presque tous s'inspiraient principalement de petites passions locales, d'intérêts de clocher. Ils représentaient avec toute son étroitesse et son inaptitude aux idées générales le scrutin d'arrondissement dont Gambetta jadis avait si bien signalé les vices. C'étaient encore les Sous-vétérinaires qu'avait un jour si rudement raillés ce grand orateur. L'esprit de suite leur manquait, aussi bien que les hautes vues. On devait bientôt s'en apercevoir à l'incohérence de leur politique. Et le courage civique leur faisait également défaut — comme on le vit que trop, plus tard, au temps de l'affaire Dreyfus.

Chose bien étrange, mais pourtant incontestable, ce qui dominait pour le moment dans la nouvelle majorité, c'était une tendance, manifeste à faire bon accueil aux ralliés et à se montrer accommodant envers eux, sinon en théorie, du moins en pratique. Pourquoi ? Justement parce que malgré d'immenses efforts ils n'avaient abouti qu'à un échec presque ridicule. Les membres de cette majorité, particulièrement les républicains modérés, ne voulaient voir qu'un fait, c'est que, comme Spuller et les hommes de son école l'avaient prédit tant de fois, les partis monarchistes avaient été non seulement affaiblis, mais réduits presque à rien par le ralliement. Aussi la plupart d'entre eux estimaient-ils de bonne politique de faire aux ralliés des concessions qui pussent les rattacher plus étroitement à la République. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier pour bien comprendre les événements que nous avons à raconter à la fin de ce chapitre et dans le chapitre suivant.

 

V

Les progrès du socialisme, qu'il n'était plus possible de nier après les dernières élections, ne devaient pas moins contribuer à rendre la majorité de la Chambre et surtout le gouvernement relativement accommodants envers l'Église. Les républicains modérés étaient effrayés de l'audace du parti, de ses exigences et surtout de l'autorité que l'incontestable talent de ses chefs pouvait lui donner. Les socialistes, depuis si longtemps affamés de réformes, ne voulaient plus attendre. Ils se plaignaient hautement du peu que le Parlement, malgré des promesses tant de fois renouvelées, avait fait dans ces dernières années pour la classe ouvrière. Et en vérité l'on n'avait pas fait grand'chose[35]. Peu après la rentrée du Parlement, en novembre, Jaurès posait solennellement la question sociale devant la Chambre. Il représentait avec une grande puissance de logique et une incomparable éloquence, que, si l'on enlevait au peuple les consolations et les chimères de la religion, ce dont il était loin de se plaindre, il fallait au moins lui donner en compensation quelques avantages réels et, à défaut du bonheur dans le ciel, qu'on ne lui promettait plus, lui procurer le bonheur sur la terre. ... Vous avez, disait-il, voté des lois d'instruction : vous avez voulu que l'instruction fût laïque et vous avez bien fait. Ce que vous avez proclamé, c'est que la seule raison suffisait à tous les hommes pour la conduite de la vie. Vous avez définitivement arraché le peuple à la tutelle de l'Église et de ses dogmes. Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine et la misère humaine s'est réveillée avec des cris, elle s'est dressée devant vous. Vous avez arrêté ce rayonnement religieux et vous avez concentré dans les revendications sociales tout le feu de la pensée, toute l'ardeur du désir. C'est vous qui avez élevé la température révolutionnaire du prolétariat, et si vous vous épouvantez aujourd'hui, c'est devant votre œuvre !...

Devant de pareilles mises en demeure, la majorité, sans l'avouer, se disait in petto qu'il serait peut-être opportun de se rapprocher un peu de l'Église : d'abord parce que ce serait un moyen d'arrêter ou de rendre moins dangereuse la campagne d'excitations que certains prêtres et certains moines menaient auprès de la classe ouvrière ; ensuite parce que c'en serait un d'obtenir que le Souverain pontife, les évêques et aussi quelques prêtres influents, que l'on pouvait croire — comme l'abbé Lemire[36], qui venait d'entrer à la Chambre comme député d'Hazebrouck — sincèrement républicains, parlassent raison au peuple et s'efforçassent de modérer ses exigences. Justement Léon XIII, en septembre, venait, dans une nouvelle Encyclique[37], de donner des conseils fort sages aux ouvriers, les exhortant à ne pas fuir le travail pénible et les détournant de ces visées à un rang supérieur, de ces aspirations inconsidérées vers un égal partage des biens, et autres ambitions du même genre, qui font déserter la campagne pour aller se plonger dans le tumulte et les jouissances des grandes villes... Bref, la majorité évoluait, plus peut-être qu'elle ne s'en doutait, vers le conservatisme et tendait pour le moment à en finir avec le système des concentrations.

On le vit bien, très peu de temps après l'ouverture de Ja session, quand Dupuy, qui n'inspirait pas une parfaite confiance même à son propre parti et qui avait l'air de jouer un jeu équivoque entre les modérés et les radicaux, eut été amené à démissionner (25 novembre1893). Les radicaux se reconnaissant eux-mêmes incapables pour le moment de réunir une majorité, c'est aux plus modérés parmi les modérés du parti républicain, c'est aux anciens chefs de l'opportunisme que Carnot crut maintenant devoir faire appel. Méline, Spuller, d'autres encore de la même école, furent successivement invités à prendre la présidence du Conseil. Finalement cette charge échut au président de la Chambre, Casimir-Perier, qui, grâce à son nom, à son loyalisme constitutionnel, à ses derniers discours, jouissait d'une grande autorité morale et qui, bien décidé à ne pas transiger sur les principes, à ne pas renoncer aux justes lois de la République, ne voulait d'autre part les appliquer qu'avec mesure et douceur et représentait alors ce qu'on pourrait appeler la politique républicaine de résistance.

Le nouveau chef du gouvernement montra nettement ses tendances par la composition de son ministère, où pas un radical ne fut appelé[38]. Il les montra surtout par le choix de son principal collaborateur, Spuller. Ce dernier, par la publication récente d'un ouvrage significatif sur l'Évolution politique et sociale de l'Église et par la campagne d'articles et de discours qu'il menait depuis plusieurs années, n'avait cessé d'encourager le ralliement. Il y avait à cette époque entente parfaite entre ces deux hommes de cœur au sujet de la politique à suivre envers l'Église. Très sincèrement et invariablement attachés à la République, incapables de la trahir, ils croyaient que le meilleur moyen de la servir était de faire preuve envers ses anciens adversaires du plus large esprit de tolérance, et que cette politique produirait bientôt ce qu'il y avait de plus désirable dans notre République, c'est-à-dire l'apaisement des partis. Ils étaient persuadés — et le résultat des dernières élections les encourageait dans cette opinion — que certaines avances faites au clergé achèveraient de le détacher des factions monarchistes et de réduire, par suite, ces dernières à l'impuissance. Ils se faisaient aussi cette idée que, pour la République, il valait mieux avoir le clergé dedans que dehors ; que rallié, on le tenait par ses engagements ; qu'on le tenait aussi par le Concordat ; qu'en se montrant accommodant dans l'application des lois qu'il qualifiait de scélérates, on les maintiendrait du moins en principe et qu'on amènerait peu à peu les ralliés à les admettre ou à ne plus les combattre. C'était là chez ces généreux esprits une incompréhensible illusion. Ceux des membres du clergé que de pareils procédés pouvaient amener à s'adoucir et à s'amender n'étaient qu'une infime minorité. Les autres, les militants — on le voyait bien déjà par leurs journaux et notamment par la Croix —, ne devaient profiter des complaisances de la République que pour augmenter leur puissance, leurs prétentions et attaquer avec une violence croissante des lois que l'on ne pouvait supprimer sans supprimer en même temps la République.

En réalité l'Église et son chef n'avaient jamais voulu et ne voulaient encore que jouer la République. Léon XIII, dans le temps même où il renouvelait le plus vivement ses exhortations au ralliement, où il répétait par exemple à l'évêque de Coutances qu'il fallait aller au peuple[39], où, écrivant à l'évêque d'Autun, Perraud, il croyait devoir vitupérer une fois de plus les réfractaires, où il récompensait un rallié comme Meignan par le chapeau de cardinal, ne songeait en somme qu'à mettre le clergé en mesure de s'emparer des pouvoirs dans la République. Il était même si loin, dans le fond, de vouloir décourager les monarchistes qu'il leur tenait parfois confidentiellement les propos les plus cyniques, dont il leur arrivait d'abuser. C'est ainsi que recevant par exemple un vieux réfractaire, le baron de Montagnac, il ne craignait pas de lui dire : ... Je veux que tous les catholiques entrent comme une cohue dans la République par les fonctions... Les traditions doivent céder pour un moment devant le bien de l'Église... Vous comprenez ma pensée : il faut abandonner les traditions pour un moment, pour un tout petit moment... Vous vous méprenez sur ma pensée... L'adhésion qu'il faut que les catholiques fassent à la République n'est que provisoire. Ce qui fait que les catholiques sont exclus de tout, c'est qu'on les croit monarchistes. Quand les catholiques seront entrés dans la République, ils arriveront à tout, aux places et aux sièges électoraux ; et alors ils seront les maîtres et ils renverseront la République, qu'ils remplaceront par une royauté s'ils le veulent[40]...

Tout cela ne détruisait pas les illusions que se faisaient des hommes comme Casimir-Perier et. Spuller. Il faut ajouter que ce n'était pas seulement pour réagir contre la poussée socialiste qu'eux et leurs amis se croyaient obligés d'incliner à droite. En effet, derrière le socialisme, l'anarchisme reparaissait à ce moment même, plus brutal et plus menaçant que jamais. Un des adeptes de cette secte farouche, Vaillant, lançait, le 9 décembre, une bombe en pleine Chambre des députés. Le Parlement, un peu affolé, votait aussitôt quatre lois de répression et de prévention[41] (12-15 décembre). Mais cela n'empêchait pas trois nouveaux attentats de se produire peu après (février-mars 1894), le premier au café Terminus, le second dans la rue Saint-Jacques, le dernier dans l'église de la Madeleine. Aussi voyait-on à cette époque le gouvernement, préoccupé surtout du péril social, se relâcher inconsciemment un peu plus qu'il n'eût fallu de sa surveillance à l'égard du clergé, qui, profitant de la tolérance, se montrait chaque jour plus arrogant, plus hardi, moins respectueux des lois. Les congrégations surtout se comportaient comme si les pouvoirs publics n'eussent pas existé. Toutes celles que les fameux décrets de 1880 avaient eu pour but de dissoudre et de réduire à l'impuissance étaient reconstituées, occupaient ostensiblement leurs chapelles, leurs collèges. Le clergé séculier était depuis deux ans en insurrection contre la loi fort sage du 26 janvier 1892 qui prétendait soumettre les fabriques paroissiales aux règles de comptabilité imposées aux autres établissements publics[42]. Après de longs atermoiements, le gouvernement avait fini par publier (le 27 mars 1893) un règlement d'administration publique pour l'exécution de cette loi ; niais ce règlement, par le mauvais vouloir du clergé, n'avait pas encore été appliqué ; il avait fallu récemment en faire un second (15 décembre) encore plus bénin et qui n'avait pas été plus efficace. Le ministère en venait maintenant à négocier avec les évêques, à prier certains d'entre eux — comme Meignan — d'intercéder auprès du pape pour obtenir de lui le conseil de céder. Et l'affaire en somme restait toujours en suspens.

En présence de tant de mollesse et de timidité d'une part, de tant d'arrogance et d'indocilité de l'autre, on comprend qu'il régnât dans certains milieux anticléricaux quelque mauvaise humeur et qu'on y fût parfois porté à quelques provocations ou mesures tracassières envers l'Église. C'est ainsi que vers cette époque le maire de Saint-Denis, près Paris, croyait devoir prendre un arrêté par lequel il interdisait sur la voie publique dans sa commune, non seulement les cérémonies religieuses, mais l'exhibition des emblèmes religieux. A cette nouvelle tout le parti clérical jeta les hauts cris. Le gouvernement déféra aussitôt le malencontreux arrêté au Conseil d'État qui, s'il en reconnut la première partie comme strictement légale, ne manqua pas de réprouver la seconde. Mais cette satisfaction ne suffit pas aux amis de l'Église, qui portèrent la question devant la Chambre. Le débat mémorable qui s'engagea le 3 mars au Palais-Bourbon sur ce point amena le gouvernement, qui n'attendait sans doute qu'une pareille occasion, à exposer magistralement et avec éclat comment il entendait que la République devait pour le moment se comporter à l'égard de l'Église.

C'est principalement Spuller, alors ministre des Cultes, qui eut à faire sur ce point la profession de foi du cabinet. Et voici en quels termes il ne craignit pas de s'exprimer :

... Je dis qu'il est temps de faire prévaloir en matière religieuse un véritable esprit de tolérance éclairée, humaine, supérieure, la tolérance qui a son principe non seulement dans la liberté de l'esprit, mais dans la charité du cœur... Je dis qu'il est temps de lutte contre tous les fanatismes, quels qu'ils soient, contre tous les sectaires, à quelque secte qu'ils appartiennent. Je disque sur ce point vous pouvez compter à la fois sur la vigilance du gouvernement pour maintenir les droits de l'État et sur l'esprit nouveau qui l'anime et qui tend à réconcilier tous les citoyens dans la société française... Cet esprit nouveau, c'est l'esprit qui tend, dans une société aussi profondément troublée que celle-ci, à ramener tous les Français autour des idées de bon sens, de justice et de charité qui sont nécessaires à toute société qui veut vivre...

L'esprit nouveau ! Le grand mot était lâché. Denys Cochin s'en empara aussitôt et chercha à s'en prévaloir au nom de la droite catholique. Par contre Brisson, inquiet et mécontent, invita Spuller à l'expliquer. Mais le ministre, loin de le retirer, le confirma avec autant d'énergie que de bonne foi. Revendiquant fièrement le titre d'opportuniste, il représenta que la politique qui avait été nécessaire à l'égard du clergé en 1877 et en 1880, politique à laquelle il s'était associé de tout cœur et qui ne lui avait laissé aucun regret, n'était plus de mise en 1894. ; que les circonstances n'étaient plus les mêmes ; que la République n'avait plus à se préserver des mêmes attaques, des mêmes périls ; que l'Église elle-même avait évolué ; que les républicains auraient le plus grand tort de se désintéresser de son œuvre et de la laisser agir seule sur le peuple. Sans doute, il le disait bien haut, il ne fallait à aucun prix renoncer aux lois de sage précaution qu'on avait dit faire pour préserver la société civile du cléricalisme. Nais il fallait les appliquer avec modération, douceur, bienveillance. Il nous importe, disait-il, que l'Église ne puisse plus prétendre, comme elle l'a si longtemps prétendu, qu'elle est tyrannisée, persécutée, exclue, tenue en dehors de la vie sociale de ce pays. Pour lui, il répétait — et personne n'en pouvait douter — qu'il n'était sectateur d'aucune religion, qu'il gardait et garderait intacte jusqu'à la mort sa foi de libre penseur, mais que c'était justement faire usage de sa liberté que de venir proclamer, au-dessus de toutes les querelles, de toutes les confessions religieuses... un principe supérieur, le principe de la tolérance, la plus glorieuse conquête de la Révolution. Cet esprit de tolérance, ajoutait-il, consiste à apporter dans l'étude des questions qui touchent à la religion et dans la solution des difficultés qu'elles peuvent faire naître une largeur de vues, une inspiration d'humanité et de justice, et, si vous me permettez d'employer encore le mot dont je me suis servi, de charité sociale...

Ce langage, si généreux et si élevé, corroboré d'ailleurs par les déclarations énergiques que Casimir-Perier vint apporter à la Chambre, fit sur l'assemblée une profonde impression que Brisson ne put effacer en affirmant, ce qui était vrai, que la République n'avait jamais manqué de tolérance, jamais fait à l'Église une guerre mesquine, tracassière et vexatoire. Finalement l'ordre du jour présenté par le vieux radical fut écarté, remplacé par un autre, beaucoup moins expressif, qui exprimait une pleine confiance dans la politique du gouvernement[43]. La Chambre, en somme, sembla vouloir faire sienne la formule de l'esprit nouveau.

 

VI

Au lendemain des débats que nous venons de rappeler, l'Église et ses amis exultaient. L'esprit nouveau était pour eux un triomphe. Il semblait, à les entendre, que la République eût fait amende honorable pour se livrer à eux pieds et poings liés. Ils allèrent si loin que le gouvernement, qui était, répétons-le, très loyalement républicain, en éprouva quelque mauvaise humeur et se hâta d'avertir la cour de Rome qu'elle aurait tort d'interpréter les déclarations du 3 mars comme une capitulation. Dès le 7, Casimir-Perier écrivait à Lefebvre de Béhaine, ambassadeur de France au Vatican : ... Si notre langage était interprété comme un abandon des droits de la société laïque, comme une promesse sans conditions, le clergé s'apercevrait bien vite qu'il ne trouvera pas pour arrêter ses empiètements de gouvernement plus ferme et plus résolu que celui qui respecte l'Église dans le domaine de la conscience... Si le clergé... croyait ou affectait de croire nos déclarations inspirées par d'autres sentiments que le respect de la pensée et de la liberté, il ne tarderait pas à être détrompé, et il aurait à se convaincre que le premier devoir d'un gouvernement soucieux de maintenir et de fortifier l'autorité, c'est d'exiger des serviteurs de l'Église, comme de tous les citoyens, l'observation des lois...

Mais cette dépêche était ignorée du public quand, dès le 10 mars, un député royaliste et clérical qui n'en était pas à son premier coup de tête, Baudry d'Asson, prouva l'excès de son zèle en venant carrément demander au nom de l'Église et de son chef l'abrogation du décret du 27 mars 1893 sur la comptabilité des fabriques. Spuller prit la peine de lui répondre, avec son ordinaire gravité, que le gouvernement ne reconnaîtrait jamais à la cour de Rome le droit de se mêler en France d'une affaire purement temporelle comme celle de la comptabilité des fabriques, et qu'il continuerait d'exercer son droit dans sa plénitude, sans fléchir, sans s'abaisser, avec une inflexible modération... Peu de jours après, le Président du Conseil, dans un débat, du reste un peu oiseux, sur des propositions relatives à la révision de la Constitution, fut amené à son tour à expliquer publiquement sa politique religieuse et à atténuer dans une certaine mesure la portée de son discours du 3 mars. ... J'ai dit, rappela-t-il, qu'une politique de tolérance, de pacification sur le terrain religieux n'était possible que si le clergé lui-même donnait le premier l'exemple de la pacification et du respect des lois... J'ai dit très nettement qu'il fallait que l'on comprît bien qu'il n'y aurait pas pour assurer le respect et l'obéissance aux lois de gouvernement plus résolu que celui qui cependant voulait absolument respecter le domaine de la conscience...

Mais quoi que Spuller et Casimir-Perier pussent dire pour effacer la première impression produite par la théorie de l'Esprit nouveau, cette impression subsistait toujours dans le public. Et par la force des choses, vu les circonstances et le milieu politique où il se mouvait, le gouvernement était entraîné chaque jour à faire preuve envers le clergé de plus de modération et même de complaisance.

Bien que le public ne prît pas du tout parti pour l'Église dans l'affaire de la comptabilité des fabriques, un certain nombre de fabriques, encouragées par des évêques, persistaient encore, en avril, à ne pas se soumettre à la loi. Aussi le bon Spuller, renouvelant pour la vingtième fois ses déclarations théoriques sur les droits de l'État, adressait-il à cette époque une ample circulaire à l'épiscopat français et demandait-il à chaque chef de diocèse de lui faire connaître les instructions qu'il avait dû adresser à son clergé pour l'exécution de la loi et du décret du 27 mars. Or certaines de ces instructions, comme celles de Couillé, archevêque de Lyon, étaient diamétralement en opposition avec les légitimes exigences du gouvernement. Ce prélat fut frappé de suspension de traitement. Mais ce n'était pas, en somme, par la rigueur que le ministère voulait en finir. C'était par la persuasion. N'y réussissant pas par lui-même, il avait cru et croyait encore devoir recourir aux bons offices du pape. Ainsi une fois de plus, le gouvernement de la République, malgré ses prétentions à l'indépendance, était amené à solliciter un souverain étranger — et un souverain disposant dans notre pays de véritables moyens gouvernementaux —d'intervenir dans nos affaires.

Ce nouveau relâchement regrettable de la politique républicaine eut pour résultat un fait dont la gravité ne pouvait échapper à personne. Une note fut, le 3 mai, adressée directement aux évêques français par le nonce du pape, qui, en sa qualité d'ambassadeur[44], ne devait avoir de rapports officiels qu'avec le gouvernement auprès duquel il était accrédité. Il ressortait de cette note, de forme équivoque et cauteleuse, mais en somme suffisamment claire, qu'en principe le Souverain Pontife persistait à reconnaître aux évêques le droit de s'opposer 'n la loi sur les Fabriques et à déclarer que c'était là une matière non purement temporelle, mais mixte, intéressant par conséquent l'autorité ecclésiastique ; que le gouvernement français avait promis de tenir compte des observations de l'épiscopat ; que, par suite, et tout en réservant le droit théorique de l'Église, Sa Sainteté croyait devoir inviter l'épiscopat à faire preuve vis-à-vis du gouvernement d'une certaine modération.

Ce qui rendit le procédé du nonce encore plus blessant pour la République, c'est que la note ne tarda pas à être publiée. Elle causa naturellement dans le monde parlementaire un certain émoi, qui se manifesta le mai à la Chambre des députés par une interpellation au gouvernement. Casimir-Perier répondit non sans embarras et eut surtout l'air de ne blâmer la note que parce qu'elle avait été livrée à la presse, faisant ressortir que le nonce se défendait de l'avoir publiée et regrettait qu'elle ne fût pas restée confidentielle ; comme si le fait seul qu'elle avait été adressée aux membres de l'épiscopat ne constituait pas par lui-même un manquement grave envers le gouvernement du pays. Puis, tout en niant qu'il y eût eu à proprement parler négociation avec le Vatican, il ne put disconvenir que le gouvernement avait promis de tenir compte des observations des évêques, ce qui était contradictoire. Il y avait bien eu, en réalité, négociation. Finalement, la Chambre couvrit encore le ministère de son approbation. Mais elle l'approuva si mollement que Casimir-Périer se sentit aussitôt fort ébranlé. Et comme il avait l'âme fière, il profita peu de jours après (mai) du premier prétexte qu'il put trouver[45] pour se faire mettre en minorité au Palais-Bourbon et démissionner avec tous ses collègues.

Sa retraite, du reste, ne devait modifier en rien l'orientation générale des affaires. Un simple chassé-croisé eut lieu entre le président du Conseil démissionnaire et son prédécesseur. Charles Dupuy, qui avait succédé comme président de la Chambre à Casimir-Perier, lui succéda cette fois comme chef du gouvernement, tandis que ce dernier reprenait sa place au Palais-Bourbon. Le second ministère Dupuy, formé dans les derniers jours de mai 1894, ne comprit, comme celui dont il prenait la succession, que des républicains modérés[46], s'inspirant de l'esprit nouveau. La politique religieuse de la République ne parut donc pas devoir être modifiée par cette nouvelle crise, et l'événement tragique qui se produisit fort peu après ne devait pas avoir pour effet de la rendre moins accommodante envers l'Église.

Le 24 juin 1894, le président Carnot fut tout à coup, au milieu d'une fête, à Lyon, assassiné par l'anarchiste italien Caserio. Ce crime abominable et stupide, qui consterna toute la France, ne pouvait qu'encourager — pour un temps — ce que nous appelions plus haut la politique de résistance. Et comme cette politique semblait pour le moment incarnée en Casimir-Perier, c'est à ce personnage politique que l'Assemblée nationale, réunie dès le 27 juin, con fia sans hésitation le périlleux honneur de la Présidence de la République. Cette élection semblait le triomphe de l'Esprit nouveau.

 

 

 



[1] Le nouveau ministère, composé le 27 février 1892, était composé ainsi qu'il suit : Présidence du conseil et Intérieur, Loubet ; Justice et cultes. Ricard ; Marine, Cavaignac (remplacé par Burdeau le 13 juillet) : Guerre, de Freycinet ; Instruction publique et beaux-arts, Léon Bourgeois ; Affaires étrangères, Ribot ; Finances, Rouvier ; Travaux publics, Viette ; Commerce, industrie et colonies, Jules Roche ; Agriculture, Deville. — Les colonies furent érigées en sous-secrétariat, d'État (sous Jamais) le 9 mars, et rattachées à la marine.

[2] Loubet (Émile), né à Marsanne (Drôme) le 31 décembre 1838 ; avocat à Montélimar : député de la Drôme (20 février 1876) ; associé à la politique des 363 ; réélu en 1881 ; sénateur de la Drôme (25 janvier 1885) ; ministre des travaux publics (12 décembre 1887-30 mars 1888) ; président du Conseil (27 février 1892) ; ministre de l'Intérieur dans le cabinet Ribot (6 décembre 1892) ; démissionnaire le 10 janvier 1893 : président du Sénat (1895) ; président de la République (18 février 1899) ; rentré dans la vie privée en février 1906.

[3] Voici par exemple comment l'abbé Maignen admettait le ralliement (dans le livre intitulé : La souveraineté du peuple est une hérésie, p. 18, 61) : ... Parmi les catholiques français, il en est qui croient à l'avenir d'une république dans notre pays ; libre à eux de travailler à en réunir et à en préparer les éléments. Seulement il y a une condition qu'ils ne sauraient se dispenser de remplir : c'est une répudiation absolue de toutes les erreurs du droit moderne. Rappeler au peuple qu'il n'est pas le maître, conférer aux magistrats, chargés de gouverner comme représentants de Dieu, le triple pouvoir législatif, judiciaire et exécutif, enlever à l'opinion publique tout moyen d'influence sur la direction des affaires de l'État, proclamer la religion catholique seule religion du pays et de son gouvernement, effacer de la législation tout ce qu'il y a de contraire aux droits et aux libertés de l'Église : ces conditions sont les seules auxquelles le régime constitutionnel pourra être accepté. Ainsi amendé, le régime serait purgé des principaux vices avec lesquels il ne soutient pas l'examen.

[4] De Roquefeuil, Thellier de Poncheville et Raoul Ancel. — On n'avait pas voulu comprendre dans le parti royaliste que de Mun était avant tout un catholique, soucieux particulièrement de servir le pape. Après la mort du comte de Chambord, dont il avait été le fidèle partisan, il ne s'était rallié qu'avec tristesse — à coup sûr avec peu d'enthousiasme — aux d'Orléans. Sa prédilection pour les questions sociales l'avait rendu suspect aux monarchistes et conservateurs purs. Ils l'accablèrent d'outrages quand il se fut rallié à la politique de l'Encyclique. Leurs manœuvres hostiles devaient, l'année suivante, empêcher sa réélection législative dans le Morbihan.

[5] Vicaire général du diocèse de Paris et recteur de l'Institut catholique.

[6] L'abbé Fesch, vicaire à Beauvais, très remuant et peu timide, faisait depuis quelques années campagne pour le catholicisme social. Il avait dès 1888 publié une volumineuse brochure intitulée : De l'ouvrier et du respect. Protégé par l'évêque de Beauvais, Péronne, il avait collaboré, à partir de 1889, au Journal de l'Oise, puis fondé (vers la fin de 1891) la Croix de l'Oise, où il cherchait manifestement à gagner les classes populaires. En février et mars 1892 on le vit dans plusieurs réunions publiques, où il ne craignit pas de se mesurer avec les députés Hubbard et Pelletan. Mais ses violences de langage lui firent du tort. En avril, à la suite de la bagarre qu'un sermon du Père Lefebvre avait provoquée dans la cathédrale de Beauvais, il fut obligé de renoncer à la Croix de l'Oise. On le retrouve plus tard à Paris, où il collabore au Monde avec l'abbé Naudet et où il devient, pour peu de temps, rédacteur en chef de la Cocarde, dont la mauvaise réputation ne l'effraie pas (1894). — Voir ses intéressants Souvenirs d'un abbé journaliste.

[7] Ce prédicateur, de nationalité étrangère, avait accusé l'armée de rendre aux familles des hommes pourris jusqu'aux moelles, atteints de maladies honteuses et de vices dégradants.

[8] Il appartient aux pasteurs de l'Église, dit-il en terminant son discours, d'enseigner dans les temples de Dieu la morale divine. Le gouvernement, de par le Concordat, leur doit protection ; si elle leur est refusée, ils sont prêts toutes les persécutions. Mais alors, si le gouvernement succombe, ce ne sera pas nous, ce sera vous qui l'aurez tué.

[9] D'Hulst eut encore l'audace de s'en plaindre à la Chambre (9 avril) naturellement, les rieurs ne furent pas de son côté.

[10] V. Desachy, la France noire, 316-317.

[11] A l'égard des élections, voici ce qu'écrivait ce prélat : Il est important que vous ne fassiez entrer dans la municipalité que de bons chrétiens. — Vous devrez donc demander ou faire demander à chacun des candidats de prendre l'engagement de soutenir surtout dans le conseil les intérêts de la religion. Si le candidat ne s'y engage pas nettement, vous êtes tenu en conscience de lui refuser votre vote. Sachez bien que si un candidat nommé par vous sans avoir fait catie promesse venait à proposer et à faire adopter une mesure anti-religieuse, vous seriez responsables de cette mesure devant Dieu, devant l'Église, devant votre conscience, et vous devriez vous en accuser en confession... — Au sujet des écoles, il s'exprimait en ces termes. ... Les confesseurs ont le devoir de refuser l'absolution aux parents qui confieraient leurs enfants à ces écoles de perdition réprouvées par l'Église... Là où l'école neutre a fonctionné, l'impiété, la corruption, le scandale, l'insubordination et la révolte contre les parents et les maîtres sont devenus chose commune parmi les enfants. La candeur, l'innocence ne brillent plus comme jadis sur ces jeunes fronts, hélas ! trop tôt flétris par le souille empoisonné de l'école sans Dieu. On dirait que l'instinct du crime est entré dans ces cœurs d'où la pureté est bannie. Il n'est pas rare aujourd'hui que des enfants de 10, de 45 ans se rendent coupables d'assassinat ou mettent fin à leur vie par le suicide...

[12] Nous dirons à nos diocésains, lit-on dans une lettre pastorale publiée par l'archevêque d'Avignon en avril 1892, qu'ils ne sont point mis en demeure de rompre dans le secret de leur cœur avec l'attachement intime par lequel beaucoup tiennent aux souvenirs du passé. L'attitude recommandée par le Saint-Siège implique seulement le respect et la déférence envers les pouvoirs établis, et même, Léon XIII le dit expressément, ce respect et cette déférence ne persévèrent qu'autant que le demandent les exigences du bien commun. Le devoir de soumission s'arrête à la limite où finit le droit de commander... — Vous êtes de l'Église militante, écrivait Gouthe-Soulard à ses fidèles. Sans exagération, je ne crois pas que jamais elle ait subi une guerre plus habile, plus satanique, plus rusée. On a juré sa ruine dans le monde entier en haine de l'influence dont elle jouit par le bien qu'elle fait à toutes les classes de la société, surtout à la classe pauvre et laborieuse. — Turinaz, évêque de Nancy, protestait de son côté contre une tyrannie à la fois aussi odieuse, aussi absurde et aussi déshonorante. Non, non, s'écriait-il, le clergé français ne peut pas courber la tête sous une pareille servitude !

[13] Le ministre de l'instruction publique, Léon Bourgeois, avait, dès le 11 décembre 1891, adressé une lettre au garde des sceaux pour demander la poursuite des catéchismes politiques devant le Conseil d'État. L'affaire avait été étouffée par Ribot et Léon XIII. Le 7 avril 1892, Bourgeois revenait à la charge. Cette fois, les poursuites eurent lieu.

[14] Voici le texte de ce télégramme : Le Saint-Père a accueilli avec satisfaction les protestations d'absolu dévouement des catholiques français étroitement unis pour la défense de la liberté religieuse, et, dans la ferme confiance qu'ils suivront à cet effet la conduite tracée dans les dernières lettres pontificales en se plaçant sur le terrain constitutionnel, il leur envoie, avec une paternelle affection, sa bénédiction apostolique....

[15] Des déclarations d'abus furent portées contre l'archevêque d'Aix (2 juin), contre l'archevêque de Reims et l'évêque de Luçon (4 août).

[16] Placé par mon âge, disait-il en termes touchants, entre les hommes d'hier et ceux de demain, je sais tout ce que portent en eux de difficultés et de peines les temps de transition et je sens... qu'il est parfois difficile de prendre parti entre une moitié de son âme retenue au passé et l'autre moitié entraînée vers l'avenir. Je comprends ce qu'il en coûte et je sais avec quels ménagements il faut demander de tels sacrifices...

[17] V. son discours de Carouge, en octobre 1892. Un peu plus tôt, Challemel-Lacour, célébrant au Panthéon le centenaire de la première République (22 septembre), lui avait d'avance répondu par ces paroles : ... Nous ne sommes pas de ceux que ce mouvement inquiète et nous ne craignons pas qu'il soit une simple manœuvre ; une telle stratégie ne tromperait que ceux qui l'auraient conçue. Qu'ils se rallient sans arrière-pensée, sans chercher à distinguer subtilement entre la République et les principes qui la constituent, ou, pour mieux dire, qui résument le génie de la Révolution française et celui de la France nouvelle : Liberté de la conscience et de la pensée, liberté individuelle, liberté du travail, égalité pour tous des charges et des garanties...

[18] Par Odelin, frère du vicaire général de l'archevêque de Paris.

[19] Fils du duc de Vallombrosa, ce personnage, né en 1858, s'était ruiné au jeu et, après avoir essayé de refaire sa fortune en Amérique, était revenu en France, où, en haine des Rotschild, qui lui avaient refusé de l'argent, il s'était jeté dans l'antisémitisme avec des allures de capitan et venait tout récemment de tuer en duel un officier israélite, le capitaine Meyer.

[20] Cet agitateur, né à Madrid en 1860, s'était, à la suite d'entreprises commerciales qui n'avaient pas réussi, voué comme Morès à la propagande antisémite. C'était un homme de coups de main, pour qui la religion n'était qu'un prétexte et qui ne travaillait au fond, on le vit bien plus tard, que pour la faction d'Orléans.

[21] C'est-à-dire depuis 1889.

[22] Au dire de Jean de Bonnefon (Soutanes politiques, p. 284-289), nombre de prêtres se seraient fait payer des courtages et commissions par la Compagnie de Panama pour placer ses titres ; d'autres faisaient pour eux — non gratuitement — de la réclame écrite ou verbale ; divers journaux religieux avaient été fondés uniquement pour exploiter la Compagnie ; les Semaines religieuses s'étaient syndiquées et fait donner 500 francs par an chacune pour soutenir l'entreprise ; à Paris, un auditeur de la nonciature se serait fait payer par la Compagnie une dette de bijouterie en promettant de faire souscrire des actions par divers personnages du Vatican, puis aurait oublié sa parole ; Galimberti aurait exigé 30.000 francs pour faire souscrire 300.000 francs de titres à Léon XIII ; Folchi aurait reçu 100 francs par titre qu'il faisait acheter, audit pape, etc., etc.

[23] Delahaye déclara qu'il ne pouvait pour le moment faire connaître les noms des coupables, mais demanda la formation d'une commission d'enquête devant laquelle il s'expliquerait et où toutes les preuves pourraient être faites.

[24] Voici quelle en était la composition : Présidence du Conseil et Affaires étrangères, Ribot ; Intérieur, Loubet ; Justice, Léon Bourgeois ; Finances, Bouvier (remplacé par Girard le 14 décembre) ; Guerre, de Freycinet ; Marine, Bardeau ; Instruction publique et cultes, Charles Dupuy ; Commerce, Siegfried ; Agriculture, Develle ; Travaux publics, Viette ; Colonies (sous-secrétariat d'Etat), Jamais.

[25] Par suite de leur départ, Ribot passa au ministère de l'Intérieur, Develle celui des Affaires étrangères ; le ministère de la Marine fut attribué à l'amiral Meunier, ceux de la Guerre et de l'Agriculture au général Loizillon et à Viger ; Jamais fut remplacé au sous-secrétariat d'État des Colonies par Delcassé (10 janvier 1893).

[26] Qu'on se rappelle notamment les cyniques trafics de Lourdes et l'exploitation éhontée de Saint Antoine de Padoue.

[27] Le cabinet du 6 avril 1893 était ainsi composé :

Présidence du Conseil et Intérieur, Charles Dupuy ; Affaires étrangères, Develle ; Finances, Peytral ; Instruction publique, Cultes et Beaux-Arts, Poincaré : Justice, Guérin ; Commerce, Terrier ; Agriculture, Viger : Travaux publics, Vielle ; Guerre, général Loizillon ; Marine, amiral Rieunier ; Colonies (sous-secrétariat d'État), Delcassé.

[28] Discours prononcé à Toulouse.

[29] ... Au risque, disait-il, de paraître un isolé et un excessif, je dirai : Ce qu'il faut protéger, ce n'est pas le capital, c'est le travail ! Il ne faut pas laisser croire que l'Église est un gendarme en soutane qui se jette contre le peuple au devant et dans l'unique intérêt du capital ; il faut au contraire qu'on sache qu'elle agit dans l'intérêt et pour la défense des faibles. Quand le peuple saura cela, quand il sera bien convaincu que l'Église n'est pas faite pour la richesse, alors nos efforts seront près d'aboutir, et la parole du Saint-Père sera réalisée. Répétez cela, m'a-t-il dit, parlez souvent de l'action sociale de l'Église.

[30] Je salue avec enthousiasme, disait-il, le jour où l'ouvrier aura recouvré sa dignité ; où il retrouvera son dimanche et le repos de ses nuits ; le jour où il y aura une limite à la durée de son travail contre l'exploitation de l'avarice, contre l'usure vorace dont parle le Saint-Père, et où, pour empêcher cette usure d'abuser du faible, l'homme aura toujours derrière lui une armée de frères prête à le défendre et à le soutenir. Je salue le jour où les conseils d'arbitrage seront constitués partout, où le salaire minimum sera fixé par le conseil de la corporation ; où la demeure de l'ouvrier lui appartiendra et sera déclarée insaisissable, ainsi que ses instruments de travail, et une portion de son salaire rendue également incessible et insaisissable ; le jour où, la corporation, ayant établi la propriété collective à côté de la propriété privée, sans lui porter atteinte, pourra fonder des institutions économiques qui constitueront non pas une aumône, mais un droit pour le travailleur. L'homme alors pourra fonder une famille, il ne se dira plus : à quoi bon épouser une femme et avoir des enfants, si cos êtres chéris doivent mourir de faim ? En ce jour que je salue, la femme pourra rester à son foyer : ayant ainsi la possibilité d'être épouse et d'être mère et n'étant plus jetée à l'usine, où elle devient inféconde. a moins qu'elle ne donne le jour, comme disait Taine, à ces enfants au crâne blanc qui vivent deux mois et qui s'en vont ensuite peupler les cimetières.

[31] Après s'être fait connaître dans le Parlement comme républicain catholique, Etienne Lamy, non réélu en 1881, avait collaboré avec éclat à la Revue des Deux Mondes. Son attachement à l'Église l'avait singulièrement rapproché des monarchistes. Il est devenu directeur du Correspondant. Plus récemment, il est entré à l'Académie française.

[32] Le 1er juillet 1893.

[33] On comprend que le pape se sentit blessé quand on lit certains passages de la Libre Parole, qui l'année précédente avait paru quelque temps soutenir la cause du ralliement, et qui, maintenant, gagnée par les réfractaires, faisait campagne avec eux sans réserve.

[34] JAURÈS (Jean), né à Castres le 3 septembre 1859. Elève de l'Ecole normale supérieure en 1878, agrégé de philosophie en 1881, il avait professé quelque temps au lycée d'Albi, puis à la Faculté des lettres de Toulouse. Député du Tarn en 188, il s'était tout d'abord associé à la politique du centre gauche. Non réélu en 1889, il était rentré dans l'enseignement, avait conquis en Sorbonne le grade de docteur ès lettres (1891) et, toujours attiré par la vie publique, avait évolué vers le socialisme, qui, dès lors, le tint tout entier.

[35] Il avait été institué sous le ministère Freycinet un Conseil supérieur du travail composé par parties à peu près égales de patrons, d'ouvriers et de fonctionnaires. — Le même ministère avait présenté un projet de loi sur les retraites ouvrières, qui ne semblait pas devoir être adopté — ni même discuté — de longtemps. Et celait à peu près tout.

[36] Lemire (Jules), né à Vieux-Berquin (Nord) le 23 avril 1854. Professeur à l'institution Saint-François-d'Assise, à Hazebrouck, il s'était déjà fait connaître du public par divers ouvrages où éclatait sa prédilection pour les questions sociales : L'Irlande en Australie ; — le Cardinal Manning et son action sociale ; — une Trappe en Chine ; — L'Habitat dans la Flandre française ; le Catholicisme en Australie, etc. Sa circulaire aux électeurs dénotait sa grande sollicitude pour les travailleurs et concluait en demandant que, sous nu régime franchement démocratique et républicain, on laissât les associations, les syndicats et les communes travailler librement au bien de la patrie. Ouvriers et fermiers, disait-il en terminant, derrière ma soutane de prêtre, il y a le fils et le frère de travailleurs comme vous ; il y a votre ami, votre compatriote, qui gagne son pain depuis vingt ans en instruisant vos enfants et en prêchant la fraternité de l'Evangile, seule vraie loi du monde.

[37] L'Encyclique Lætitiæ sanctæ ou du Rosaire (8 septembre 1893).

[38] Voici quelle était la composition du cabinet du 3 décembre 1893 : Présidence du Conseil et Affaires étrangères, Casimir-Perier ; Inférieur, Raynal ; Finances, Burdeau ; Instruction publique et Beaux-Arts, Spuller ; Justice et Cultes, Antonin Dubost ; Agriculture, Viger ; Commerce, Marty ; Travaux publics, Jonnart ; Guerre, général Mercier ; Marine, amiral Lefèvre ; Colonies (sous-secrétariat d'État), Maurice Lebon.

[39] En décembre 1893. Conseillez à vos prêtres, disait-il à ce prélat, de ne pas s'enfermer entre les murs de leurs églises ou de leurs presbytères, mais d'aller au peuple et de s'occuper de tout cœur de l'ouvrier, du pauvre, des hommes des classes inférieures. Il faut... combler l'abime entre le prêtre et le peuple. Cité par Dabry, dans Les catholiques républicains. p. 429.

[40] Conservation rapportée par le Journal en 1894 et citée par Peccadut (Les Catholiques, p. 196-197).

[41] 1° Loi sur la presse ; 2° Loi sur les associations de malfaiteurs ; 3° Loi sur la fabrication et la détention des engins meurtriers ; 4° Loi sur l'augmentation des forces de police.

[42] Depuis longtemps les fabriques, malgré la loi de 1809, dissimulaient leurs ressources, opéraient indûment certaines recettes et se soustrayaient, en fait, à tout contrôle financier de la part des communes et de l'état.

[43] La Chambre, lisait-on dans l'ordre du jour Brisson, persistant dans les principes anticléricaux dont s'est toujours inspirée la politique républicaine et qui seuls peuvent préserver les droits de l'État laïque... — La Chambre, portait l'ordre du jour Barthou (qui fut adopté), confiante dans la volonté du gouvernement pour maintenir les lois républicaines et défendre les droits de l'État laïque...

[44] Sauf pour ce qui regardait l'instruction des candidatures à l'épiscopat.

[45] La question du droit réclamé par les ouvriers de l'État de se constituer en syndicats.

[46] En voici la composition : Présidence du Conseil, Intérieur et Cultes, Charles Dupuy ; Justice, Guérin ; Finances, Poincaré ; Instruction publique et Beaux-Arts, Leygues ; Marine, Félix Faure ; Guerre, général Mercier ; Colonies, Delcassé ; Commerce, Lourties ; Agriculture, Viger ; Travaux publics, Barthou ; Affaires étrangères, Hanotaux.