L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

PREMIÈRE PARTIE. — L'ORDRE MORAL (1870-1879)

 

CHAPITRE IV. — LE CLÉRICALISME, VOILA L'ENNEMI ! (1876-1879).

 

 

I. Impuissance de la Chambre républicaine. — II. Retour offensif du cléricalisme. — III. Jules Simon, Dupanloup et le 16 Mai. — IV. Le gouvernement des curés. — V. Mac-Mahon se soumet. — VI. Le nouveau pape les cléricaux. — VII. Mac-Mahon se démet.

 

I

Les élections du 20 février 1876 avaient envoyé à la Chambre des députés 340 députés républicains, dont près de 100 d'extrême-gauche. C'était une majorité si forte que la coalition des partis adverses ne pouvait l'ébranler. Elle était nettement anticléricale, si on entend par là qu'elle réprouvait les prétentions politiques de l'Eglise et ses empiétements sur le domaine du pouvoir civil. Elle représentait très fidèlement la grande majorité des Français, qui voulait bien rester catholique, mais non devenir cléricale, — ne prenant pas garde, par parenthèse, que, depuis le Syllabus et les décrets du Concile, la distinction entre ces deux termes était devenue illusoire, puisque le catholicisme était maintenant par essence et par définition un système de gouvernement. Donc, sans menacer en rien la religion ni le culte catholique, elle souhaitait et croyait réalisables des réformes qui pussent affranchir la société civile des liens dont l'avait enserrée, surtout dans les derniers temps, l'ultramontanisme. En d'autres termes, elle voulait le contraire de ce qu'avait voulu et partiellement réalisé l'Assemblée nationale de 1871.

S'il n'eût dépendu que d'elle, cette œuvre eût été sans doute vite accomplie. Mais il lui fallait compter avec le maréchal de Mac-Mahon, que conseillaient toujours en secret les hommes de l'ordre moral — particulièrement de Broglie et Dupanloup —, qui ne voulait voir qu'eux[1] et ne lisait guère que leurs journaux[2]. Quand il s'agit, après les élections, de remplacer le cabinet Buffet, dont le maintien, manifestement, n'était plus possible, tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut la formation du ministère Dufaure[3], gouvernement de centre gauche, où le centre droit, c'est-à-dire l'ordre moral, gardait encore un des plus importants portefeuilles, celui des Affaires étrangères. Le vieux Dufaure, légiste loyal et ferme, était sans nul doute rallié fort sincèrement à la forme républicaine, mais il n'en restait pas moins sincèrement catholique et conservateur. Aussi ne fit-il guère au Parlement, en matière religieuse, d'autre promesse que celle de chercher à concilier d'importantes libertés, justement réclamées, avec les droits de l'Etat. Cela voulait dire qu'il consentirait à ce que la loi sur l'enseignement supérieur fût modifiée en ce qui touchait la collation des grades. Encore ne prît-il cet engagement que pour complaire à la majorité de ses collègues et ne tenait-il pas très fort, au fond, à ce que ladite loi fût remaniée de la sorte.

Si la nouvelle Chambre était tenue à de grands ménagements envers le maréchal et envers le ministère Dufaure, cela tenait à ce que, le parti républicain n'étant pas encore tout à fait en majorité dans le Sénat[4], l'opposition de cette Assemblée aux mesures qui lui tenaient le plus au cœur devait fatalement la réduire à l'impuissance. Il faut ajouter que parmi les nouveaux députés beaucoup craignaient — non sans raison — que le maréchal, sous l'inspiration réactionnaire de son entourage, ne lui demanda, comme la Constitution[5] l'y autorisait, la dissolution de la Chambre et qu'il ne l'obtînt.

Aussi se montrèrent-ils dans leurs rapports avec le Sénat d'une très prudente modération et bornèrent-ils fort étroitement leurs premières revendications à l'égard de l'Eglise. Leur plus grande audace consista à voter, à la suite d'un débat très approfondi (1er-7 juin 1876) le projet de loi[6] déposé par Waddington au nom du cabinet et demandant l'abrogation des articles 13 et 14 de la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur pour restituer à l'Etat le monopole de la collation des grades. Mais la Chambre haute ne tarda pas à infirmer purement et simplement cette décision (20 juillet) ; la Chambre des députés n'insista pas, et la loi du 12 juillet 1875 fut, jusqu'à nouvel ordre, maintenue en son entier. Il en fut de même de la loi de 1873 sur le Conseil supérieur de l'Instruction publique, dont l'abrogation, proposée par Paul Bert, F ne put même pas être discutée en temps utile.

La Chambre se montra plus accommodante encore à l'égard du Sénat en ce qui touchait à l'irritante question des aumôniers militaires institués par la loi du 20 mai 1874. Car si elle se permit de supprimer lesdits aumôniers par voie budgétaire, elle les laissa rétablir de la même façon par la haute Assemblée, dont le droit à cet égard était pourtant fort contestable[7].

Quant aux réformes plus radicales que rêvait l'extrême gauche et que certains de ses membres demandèrent, elles n'avaient, manifestement, aucune chance d'être adoptées et elles', ne furent pas sérieusement discutées. Gambetta, qui les avait jadis appelées à grands cris, ne jugeait pas maintenant qu'elles fussent réalisables à bref délai. Le cléricalisme, dont il était toujours l'ennemi, était à ses yeux une place forte qu'il eût été imprudent de vouloir enlever par surprise et qui nécessitait de longs et savants travaux d'approche. Il allait même déjà jusqu'à croire possible un retour du clergé français au gallicanisme et au respect du pouvoir civil. On l'entendait, en effet, parler de ce clergé national qui regrette que les lois faites par les monarchies précédentes pour se protéger contre les usurpations du Vatican soient tombées en désuétude et ne rencontrent pas de défenseurs à la Chambre[8]. D'autre part, il ne cessait maintenant de prêcher aux siens la patience et. allait à Belleville même, c'est-à-dire sur le mont Aventin de la démocratie, au risque de scandaliser ses anciens amis, préconiser la politique des résultats[9], autrement sûre et féconde à son sens que la politique intransigeante du tout ou rien.

Il y avait bien encore, il est vrai, jusque dans son entourage des esprits réfractaires à cette politique dilatoire et toujours persuadés que l'heure était venue de résoudre le grand problème, c'est-à-dire celui de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. C'était le temps où Hector Depasse écrivait sur le Cléricalisme le beau livre, aujourd'hui trop oublié, qu'il publia au commencement de l'année suivante et où, après avoir retracé de main de maître les origines, le développement, les progrès formidables de ce parti désormais irréconciliable avec la France moderne, il remontrait, en des pages lumineuses, que le seul remède au mal signalé, c'était la séparation, en faisait ressortir les avantages, représentait la facilité relative de cette solution, enfin demandait que le législateur mît dans la loi nouvelle, comme on l'a fait de nos jours, assez de tolérance et de libéralisme pour ne pas compromettre la paix publique.

Les radicaux irréductibles, qui commençaient à trouver trop accommodant l'opportunisme de Gambetta et qui, sous Clemenceau[10], ne devaient pas tarder à le combattre, étaient naturellement du même avis que Depasse. Madier de Montjau profitait de la discussion du budget pour demander hautement la suppression de l'ambassade de France au Vatican. Mais Gambetta s'unissait alors contre lui au ministre Decazes et en obtenait aisément le maintien. Boysset proposait de rayer en entier le budget des Cultes. Mais 62 voix seulement se ralliaient à cette motion. Enfin l'abrogation de la loi de 1816 et le rétablissement du divorce étaient vainement demandés à la Chambre par Alfred Naquet, qui devait mettre bien des années à faire accepter une réforme si juste, mais si justement redoutée du clergé[11].

Ainsi, malgré la mise en vigueur de la constitution républicaine, malgré l'orientation nouvelle du pays, le cléricalisme gardait ses positions. Il semblait même s'y fortifier, grâce aux ménagements que le cabinet Dufaure, soit par tactique[12], soit par esprit libéral, croyait devoir garder envers lui. Les manifestations ultramontaines de tout genre se renouvelaient sans que l'autorité y mit nul obstacle. L'épuration du personnel administratif, réclamée avec raison par toute la France républicaine, était à peine commencée. Si le ministère avait la hardiesse de faire ses réserves au sujet d'une bulle d'une pape attentatoire au droit public de la France[13], le Monde, l'Union, l'Univers, cent autres feuilles l'accusaient de persécuter l'Eglise et de mener le pays aux abîmes. Les honneurs militaires étaient toujours refusés aux morts dont les obsèques n'avaient pas un caractère religieux[14], et le gouvernement, mis en demeure de faire respecter à cet égard la liberté de conscience, tergiversait et se dérobait par de misérables expédients[15].

L'Université de France, si violemment battue en brèche par l'enseignement libre, attendait encore sa réforme. Le ministre de l'instruction publique, Waddington, était plein de bonnes intentions, mais se bornait, à peu près, pour le moment, à faire des vœux, à tracer des plans, à ordonner des enquêtes. L'instruction primaire restait facultative. La routine continuait de fleurir dans les lycées et dans les collèges[16]. Enfin de trop modestes innovations ne parvenaient pas à tirer de leur sommeil les Facultés de l'Etat. Et les grandes écoles du gouvernement étaient de plus en plus envahies par les élèves des écoles congréganistes) qui n'y entraient pas toujours par les procédés les plus corrects, comme un incident scandaleux, qui se produisit en juin 1876, porta le public à le croire[17].

Les Universités catholiques, nées à peine de la veille, se développaient rapidement[18] et ne perdaient aucune occasion d'attirer sur elles l'attention publique. Au mépris de nos lois et même de celle qui leur avait permis de se constituer, elles affichaient la prétention, non seulement de ne relever que du pape, mais de ne devoir qu'à lui leur existence et leurs droits. Vers la fin de 1876 parut dans les journaux français une bulle pontificale par laquelle Pie IX, usant de la plénitude de son autorité apostolique[19], au mépris de la loi du 12 juillet 1875, instituait de son chef l'Université de Lille, lui donnait un chancelier et lui attribuait, entre autres privilèges, celui de conférer tous les grades, baccalauréat, licence, doctorat[20]. Il semblait, on le voit, qu'aux yeux de l'Eglise, la législation française n'existât pas et que notre pays fût devenu simplement une province pontificale.

 

II

On voit par ce qui précède que l'établissement de la République et les élections du 20 février n'avaient nullement fait perdre à l'ultramontanisme le terrain qu'il avait conquis en France au temps de l'Assemblée nationale. Aussi, loin de se montrer intimidé, relevait-il la tête de toutes parts et ne croyait-il pas devoir prendre la peine de dissimuler son drapeau.

A la Chambre des députés, où de vieux lutteurs comme Keller ou en Lucien Brun[21] continuaient à le représenter avec éclat et où le cléricalisme césarien s'affichait brutalement avec des nouveaux venus tels que Paul de Cassagnac[22], un orateur incomparable venait d'entrer, en véritable croisé, le drapeau de la théocratie à la main : c'était l'ancien capitaine de Mun qui, portant à la tribune parlementaire la loyauté provocante dont il avait déjà donné tant de preuves, ne voulait pas laisser ignorer à la France que son souhait le plus ardent était de la voir courbée sous l'autorité absolue de l'Eglise. Élu député — dans le Morbihan — grâce à la propagande effrénée du clergé en faveur de sa candidature, il répondait tranquillement à ceux qui contestaient la légalité du concours à lui prêté par l'évêque de Vannes : Du moment que l'évêque a jugé dans sa conscience qu'il avait le droit d'intervenir, il en avait le droit. L'enquête ordonnée par la Chambre sur son élection ayant révélé des faits inouïs d'intimidation ou de pression sacerdotale, cette élection fut cassée (13 juillet) ; mais peu après le comte de Mun, réélu, — par les mêmes moyens — reprenait triomphalement possession de son siège, où son intransigeance d'apôtre put dès lors se manifester sans obstacle et avec le plus grand éclat.

A la Chambre haute, la majorité cléricale s'était, vers le même temps, grossie d'une précieuse recrue dans la personne de l'ancien président du conseil Buffet, qui, élu sénateur inamovible (en juillet), apportait au parti sa longue expérience politique et l'éloquence cassante et renfrognée, mais nerveuse et puissante, avec laquelle il pouvait encore servir l'Eglise. Dupanloup, toujours infatigable malgré son grand âge, faisait également partie du Sénat, où son influence n'était inférieure ni à son activité, ni à son talent. Un peu plus tard, en novembre, Chesnelong[23], que sa déconvenue de Salzbourg avait peut-être un peu découragé de servir le roy, mais qui n'était pas las de servir le pape, y était à son tour appelé comme inamovible et allait en toute occasion, sans réserve aucune, y défendre aussi, de son intarissable faconde, la politique du Syllabus.

En dehors du Parlement, cette politique était servie, avec plus de zèle et d'audace que jamais, par le clergé séculier et plus encore par les congrégations, reconnues on non reconnues, dont le nombre et les ressources[24] croissaient sans relâche. Aux yeux des moines, le meilleur moyen d'entretenir dans les masses populaires l'amour du pape et le dévouement à sa cause était toujours de multiplier les pèlerinages et les miracles. La Vierge — ou l'Immaculée conception, ce qui revenait au même — continuait d'apparaître et d'ordonner qu'on lui élevât des sanctuaires. C'est ce qui arriva notamment près de Saint-Palais (Basses-Pyrénées), où le curé-doyen de cette ville s'efforça d'attirer les fidèles, jusqu'au jour où il fut établi que l'enfant qui disait avoir vu la belle dame, tout comme Bernadette, était un vulgaire imposteur, et fut condamné, sur ses propres aveux, à deux années de prison[25]. C'était pour la plus grande gloire du pape que l'on fêtait comme un saint le faux miraculé Rivière, vulgaire escroc que les tribunaux durent frapper peu après de trois années de la même peine[26]. Le merveilleux envahissait de plus en plus la religion, malgré les avertissements de prélats comme Dupanloup et Besson qui, récemment, avaient cru sage et opportun d'en signaler les abus[27]. C'était à Lourdes que, sous couleur de couronner solennellement la Vierge, le parti clérical français allait, le 2 juillet 1876, tenir ses grandes assises[28]. Cent mille fidèles, enrégimentés par trois mille prêtres, assistent à cette solennité, en présence du nonce Meglia ; après quoi trente-quatre évêques, au nom de cette foule, écrivent au pape une adresse où, faisant allusion à l'Encyclique Quanta cura et au Syllabus, ils le remercient d'avoir, par sa parole infaillible, écrasé les erreurs contemporaines et proclamé la Charte immortelle qui demeurera désormais l'inviolable monument de l'union du peuple avec Dieu.

L'épiscopat, à peu d'exceptions près, continuait à suivre docilement la voie que lui traçaient les ordres réguliers. Bien rares étaient les évêques qui, comme Guilbert, de Gap[29], osaient publiquement déclarer que le gouvernement de leur pays, bien qu'il s'appelât République, méritait quelques égards et faisaient profession de respecter les lois. La plupart continuaient à combattre violemment la République. Beaucoup, contre tout espoir, restaient fidèles à Henri V, comme Freppel, qui, regardant Falloux comme responsable, pour une bonne part, de l'avortement de la Restauration, poussait l'animosité contre lui jusqu'à le menacer d'excommunication sous le prétexte le plus futile[30]. D'autres, tels que Bonnechose, travaillaient toujours pour l'Empire, tandis que l'ex-prince impérial allait humblement solliciter au Vatican une marque de sympathie que, du reste, Pie LX, son parrain, ne lui refusait pas[31]. Certains, comme Dupanloup, qui ne désespérait pas de devenir cardinal, désavouaient hautement le prétendu libéralisme que la cour de Rome leur avait reproché et s'efforçaient de regagner ses bonnes grâces en redoublant leurs attaques contre le gouvernement italien[32]. L'évêque de Poitiers, très désireux aussi du chapeau, ne traitait encore la République que comme un gouvernement de fait et lui déniait le droit d'opprimer l'Eglise, c'est-à-dire d'exiger d'elle le respect du Concordat. Il n'ignorait pas, il est vrai, non plus que Dupanloup, que l'appui du gouvernement lui était nécessaire pour parvenir au cardinalat. Mais ni lui, ni l'évêque d'Orléans, ni la plupart de leurs confrères ne doutaient de la possibilité d'amener Mac-Mahon, en attendant une restauration monarchique, à modifier ce gouvernement selon leurs intérêts et ceux de l'Eglise. En tout cas, ils y travaillaient de leur mieux.

 

III

Le parti clérical, dont les républicains redoutaient tant l'influence sur le maréchal, prouva combien cette influence était réelle et dangereuse par le machiavélique conseil qu'il lui donna, au mois de décembre 1876, d'appeler Jules Simon à la présidence 1 du conseil. On sait qu'à cette époque, le vieux Dufaure, las de lutter à la fois contre la Chambre des députés, qui voulait l'entrainer trop loin dans la voie des réformes républicaines, contre le Sénat, qui s'opposait aux réformes les plus modérées, et contre Mac-Mahon, qui l'empêchait d'épurer le personnel administratif, c'est-à-dire de le reconstituer suivant l'esprit de la nouvelle constitution, prit le parti de résigner ses fonctions. Si le maréchal, qui n'avait pas l'esprit subtil, n'eût écouté que son sentiment, il eût recouru tout de suite à la dissolution de la Chambre ou du moins confié à quelque politique moins avancé encore que Dufaure le soin de former un nouveau cabinet. Le choix d'Un républicain de vieille date, comme Jules Simon, qui avait pu passer pour radical sous l'Empire et qui avait fait partie du gouvernement de la Défense nationale, lui fut, paraît-il, inspiré par les roués de l'ancien centre droit, qui jugeaient la dissolution prématurée et qui virent dans cette mesure un moyen de la rendre i inévitable. M. le duc de Broglie, lit-on dans le Journal de Fidus (IV, 42-43), a lui-même proposé ce parti au maréchal, plutôt que de dissoudre la Chambre. On n'était pas sûr d'avoir une chambre meilleure ; il faut attendre que les républicains aient fait plus de sottises ; alors on tentera quelque coup d'audace[33].

C'était vrai. On trouvait à l'Elysée que les républicains n'avaient pas fait ce qu'on appelait des sottises. On espérait bien qu'ils en feraient sous Jules Simon. D'abord le maréchal voulut que les hommes du centre gauche fussent en très grande majorité dans le nouveau cabinet, comme dans le précédent, et même que le centre droit continuât d'y être représenté par le duc Decazes[34]. Jules Simon eut la faiblesse d'y consentir, ce qui ne fut pas pour donner à la Chambre une très vive satisfaction. Le choix de cet homme d'Etat était, du reste, dans la pensée de ceux qui le dictèrent à Mac-Mahon, une espèce de provocation à l'homme en qui se personnifiait le groupe le plus important de la majorité, c'est-à-dire Gambetta, et par conséquent au moyen de diviser cette majorité.

On n'ignorait pas à l'Elysée qu'une sourde hostilité régnait depuis fort longtemps[35] entre Gambetta et Jules Simon. On espérait la rendre manifeste et violente en appelant ce dernier au pouvoir et en le blessant chaque jour par des comparaisons dont il ne pouvait être que mortifié. En fait, le nouveau président du conseil fut à peine entré en fonctions que les orateurs et les journaux de l'opposition lui représentèrent avec affectation combien son jeune rival était plus puissant que lui. L'on ne cessait de lui dire que, bon gré, mal gré, il serait entraîné par Gambetta aux derniers excès du radicalisme. Car Gambetta, le plus politique, le plus opportuniste des hommes, comme le prouvait son récent discours de Belleville, n'était, au dire de la faction, qu'un fauteur de désordre et de révolution. La vérité, c'est qu'il voulait simplement faire la République républicaine et barrer la route à tout retour offensif de la monarchie. Voilà pourquoi on le taxait de radicalisme, accusation facile et vague qui avait suffi pour le disqualifier à jamais aux yeux du maréchal.

Dans la pensée de la camarilla qui s'agitait autour de Mac-Mahon, il devait arriver de deux choses l'une : ou Jules Simon résisterait à Gambetta, et ce dernier le renverserait ; ou il lui céderait, et on aurait à l'Elysée un excellent prétexte pour le renverser. Dans les deux cas le maréchal déclarerait que, la Chambre l'ayant conduit aux confins du radicalisme, il ne pouvait la suivre plus loin, et il demanderait la dissolution. On formerait alors un nouveau gouvernement de combat et, en travaillant la matière électorale, on referait une majorité bien pensante à la Chambre des députés ; on fortifierait ensuite la majorité chancelante dont on disposait au Sénat par le renouvellement partiel de janvier 1879 ; on ferait encore quelques bonnes lois et, quand viendrait l'échéance présidentielle de 1880, on serait tout prêt pour la monarchie, dont une révision bien menée de la constitution assurerait le bienfait à la France.

Que les ennemis de la République se livrassent avec complaisance à de pareils calculs, c'était naturel et presque de bonne guerre. Que Jules Simon, républicain sincère, mais peu naïf, s'y soit prêté dans une mesure quelconque, c'est ce qui surprend au premier abord. Mais Jules Simon n'était pas seulement le contraire d'un naïf ; il avait le tort de se croire trop fin, et il ne comprit pas sans doute qu'à louvoyer entre le duc de Broglie et Dupanloup d'une part, et Gambetta de l'autre, il jouerait un jeu de dupe.

Quoi qu'il en soit, le parti clérical ne tarda pas à se montrer sous Jules Simon plus intempérant, plus hardi, plus entreprenant qu'il ne l'avait été sous Dufaure. Le nouveau président du conseil fit de vains efforts pour se débarrasser du personnel administratif que l'Ordre moral avait légué à la République ; et, le sachant à peu près impuissant, les ennemis de la Constitution n'eurent pour lui, on le comprend, qu'un fort médiocre respect. A l'égard du clergé, le ministre se montra, plus encore qu'autrefois, doux, onctueux, patelin. Si l'on était en faute, il ne voulait pas voir, ou, s'il réprimandait, c'était avec des larmes dans la voix, en s'excusant, pour ainsi dire, de la liberté grande. Cet apôtre de la tolérance refusait à l'ex-père Hyacinthe l'autorisation de faire à Paris quelques conférences religieuses, pour ne pas contrister l'Eglise[36] (février 1877). Par contre, obligé, par de nombreuses réclamations, de rappeler à l'ordre les évêques qui permettaient encore à des personnes étrangères au clergé de tenir des réunions dans les églises, il se bornait, dans une circulaire on ne peut plus respectueuse pour Leurs Grandeurs, à émettre timidement quelques doutes sur la légalité de ces réunions non autorisées (3 avril 1877). Dupanloup, qui enrageait de n'être pas cardinal, continuait à répéter que Jules Simon le deviendrait sans doute avant lui.

La plupart des évêques, dans leurs mandements,, ne se croyaient plus tenus à aucun égard envers la Constitution, ni envers les lois civiles. Celui de Rodez écrivait (en janvier) : Il a été dit à l'Eglise : dominare ! Domine sur tous les peuples et sur toutes les nations ; étends tes horizons et élargis tes frontières ; tout t'a été donné en naturel héritage... Celui de Montpellier appelait la République un chaos. Celui de Versailles flétrissait la loi du nombre, c'est-à-dire le suffrage universel. Celui d'Angers demandait hautement que le droit d'aînesse tilt rétabli et que le mariage religieux devînt obligatoire.

Bientôt, sur un ordre parti du Vatican[37], le haut clergé se remit à manifester en faveur du pape et à prêcher la croisade contre l'Italie.

Le gouvernement de Victor-Emmanuel venait de faire voter par la Chambre des députés (en janvier 1877) la loi Mancini sur les abus du clergé, loi d'ordre purement intérieur, qui ne portait nulle atteinte à la liberté souveraine du Saint-Père[38], et dont aucun Etat, à coup sûr, n'avait le droit de se déclarer offensé. Pie IX en prit prétexte pour protester de nouveau avec véhémence qu'il n'était pas libre et pour inviter tous les évêques de la chrétienté à peser sur leurs gouvernements respectifs, de telle sorte qu'il fût pourvu, par une intervention des puissances, à écarter les obstacles qui s'opposaient à sa vraie et pleine indépendance[39]. Aussitôt toute la France fui troublée par une nouvelle croisade. Pendant que les sénateurs et les députés de l'opposition allaient sommer le ministre des Affaires étrangères[40] de prendre de nouveaux engagements en faveur du Saint-Siège (26 mars) et que l'Assemblée générale des comités catholiques, toujours présidée par Chesnelong, poussait également son cri de guerre (4 avril)[41], les évêques publiaient et adressaient à Mac-Mahon des mandements furieux, où éclatait sans mesure leur désir d'un conflit avec le Quirinal.

... Un soldat étranger, écrivait Besson, évêque de Nîmes, monte la garde à la porte du Vatican, attestant que la Révolution garde le pape comme une proie... Pie IX est encore roi, l'unité italienne n'est pas faite, le pouvoir temporel renaîtra et après une convulsion dans laquelle s'engloutiront peut-être bien des couronnes, une voix s'élèvera pour dire : Rendons Rome au pape, son souverain... — Au lendemain du cri d'alarme lancé par Pie IX, lisait-on dans un journal épiscopal, la guerre est nécessaire, car sans elle il n'y a pas de délivrance... — Serions-nous donc tombés si bas, demandait un autre, depuis que nous sommes en République, pour que, pour la première fois dans notre histoire, nous reculions devant l'armée italienne ? Mieux vaudrait avoir la guerre aujourd'hui que plus tard, car la guerre serait une guerre religieuse, une guerre entre catholiques et anticatholiques.

L'évêque de Nevers, sans demander expressément la guerre, écrivait au maréchal de Mac-Mahon pour l'inviter à rompre avec le gouvernement italien. Puis, comme si les maires de son département eussent été ses subordonnés, il leur envoyait à tous — en franchise postale — un exemplaire de ses lettres et une circulaire les conviant à se concerter avec lui pour amener le triomphe de ses convictions dans les divers conseils du pays. Enfin le clergé faisait signer partout, dans les villages, dans les écoles, par les enfants et les femmes comme par les hommes, une pétition demandant au Président de la République et aux Chambres d'employer tous les moyens en leur pouvoir pour faire respecter ce qu'il appelait l'indépendance du Saint-Père. Et Jules Simon, pour réprimer cette agitation, se bornait à quelques mesures administratives sans portée[42], ou à des circulaires lénitives qui étaient comme de l'huile sur le feu.

L'audace du clergé et de ses amis ne connaissait plus de bornes[43]. Les évêques continuaient de plus belle à prêter des églises à des laïques pour y tenir des réunions et y prononcer des discours[44]. Le public commençait à être partout indigné de pareils agissements. Et c'est le moment que choisissait de Mun, avec sa hautaine éloquence, pour venir à la tribune invoquer le secours du bras séculier contre la presse, trop peu respectueuse à son sens des droits de l'Eglise, et sommer le président du conseil d'en réprimer sévèrement les écarts (1er mai 1877)[45].

C'est alors que, perdant patience, la majorité républicaine de la Chambre voulut enfin mettre Jules Simon en demeure d'arrêter par des moyens sérieux les menées ultramontaines qui troublaient le pays et compromettaient la paix de l'Europe. Une interpellation solennelle lui fut adressée le 3 mai par un des membres les plus modérés et les plus respectés de la gauche, le député Leblond. ... Des lettres bienveillantes et des mesures presque sympathiques, déclara cet orateur, ne sont pas suffisantes. Vous êtes armé contre cette phalange... Je vous demande d'appliquer les lois générales.

Le ministre, obligé de se défendre, reconnut qu'en effet bien des abus avaient été commis par le clergé et alla jusqu'à dire — ce qui devait bientôt lui coûter cher — que la prétendue captivité du pape, dont les ultramontains faisaient si grand bruit, était une allégation mensongère. Mais il sembla s'appliquer plutôt à s'excuser envers l'Eglise d'être obligé de la malmener un peu qu'à l'accuser résolument de ses excès. Il osa dire, du reste, que les manifestations incriminées émanaient d'une infime minorité, qu'elles étaient regrettées par la majorité du clergé. Mais cette assertion si contraire à la vérité fut relevée, le lendemain, avec emportement par Gambetta. Le grand orateur républicain affirma que l'épiscopat était unanime à manifester en faveur du pape ; que, depuis le concile du Vatican, le clergé français obéissait aveuglément, sans dissidence aucune, à la voix du Souverain Pontife ; qu'on ne trouverait plus un Darboy pour protester contre le Syllabus ; que le clergé, non content de ses privilèges, violait chaque jour ouvertement la loi même à laquelle il les devait. ... Quant à moi, disait-il, qui suis partisan du système qui rattache l'Eglise à l'Etat... Oui, j'en suis partisan, parce que je tiens compte de l'état moral et social de mon pays, mais je ne veux, entendez-le, je ne veux défendre le Concordat et rester fidèle à cette politique que tout autant que le contrat sera interprété comme un contrat bilatéral, qui vous oblige et vous tient comme il m'oblige et comme il me tient !... Il ajoutait qu'il parlait, en réclamant le respect des lois, comme Vatimesnil et Frayssinous sous la Restauration. Il terminait enfin par ces paroles, qui devaient avoir dans notre pays et au dehors un si grand retentissement : ... Je ne fais que traduire le sentiment intime du peuple de France en disant du cléricalisme ce qu'en disait un jour mon ami Peyrat : Le cléricalisme, voilà l'ennemi !

Jules Simon était, après ce discours, dans le plus cruel embarras. De Mun sembla prendre plaisir à l'embarrasser encore davantage en venant avec plus de hauteur encore que dans la séance du 1er mai, affirmer que le clergé tout entier, le parti catholique tout entier était soumis à Rome sans réserve et en réclamant de nouveau des poursuites rigoureuses contre des articles de journaux certainement irrévérencieux pour la religion et ses ministres, mais qui ne constituaient aucunement des délits[46], en dénonçant furieusement des manifestations d'étudiants contre les Jésuites de la rue des Postes et en sommant Jules Simon de dire quelle politique il prétendait choisir, de celle qu'il exprimait dans ses déclarations d'hier en parlant de son respect profond pour les catholiques, ou de celle qu'on indiquait tout à l'heure à cette tribune et qu'on résumait par ces mots : Le cléricalisme, c'est l'ennemi !

Les hommes de l'Elysée ne voulaient pas plus que le comte de Mun que le président du conseil sacrifiât le parti de l'Eglise. 'Ils entendaient même qu'il prit sa défense. Un journal inspiré par l'évêque d'Orléans et fort au courant de ce qui se passait dans l'entourage du maréchal le lui rappelait juste à ce moment dans un article de forme hautaine et comminatoire dont il fut donné lecture à la Chambre dans cette même séance du 4 mai. M. Jules Simon, lisait-on dans cette feuille — la Défense, a été mis en demeure par le gouvernement du maréchal[47] de donner solennellement au clergé et aux catholiques toutes les garanties désirables de protection et de sécurité, de proclamer hautement sa détermination de mettre fin aux violences radicales et de réprimer énergiquement cette guerre de presse qui, demain, se transformerait en guerre civile... Si, au dernier moment, M. Jules Simon recule, s'il altère en quoi que ce soit la pensée du gouvernement qu'il représente, nous savons bien les moyens de venir enfin à la politique de protection religieuse et sociale à laquelle il a fait défaut jusqu'ici. Le gouvernement y viendra, malgré M. Jules Simon peut-être, mais il y viendra.

Amené à s'expliquer sur des menaces aussi singulières, le ministre, froissant avec une colère affectée le journal en question, protesta, non sans vigueur, qu'il avait les mains absolument libres, qu'il n'y avait pas de gouvernement occulte, que l'attitude du maréchal à son égard était on ne peut plus correcte et lui inspirait la plus respectueuse admiration, enfin que l'intention du cabinet était de faire respecter les lois. L'Assemblée ne pouvait lui demander plus. Aussi vota-t-elle à une énorme majorité (346 voix contre 114) un ordre du jour par lequel, considérant que les menées ultramontaines dont la recrudescence pouvait compromettre la sécurité intérieure et extérieure du pays constituaient une violation flagrante des droits de l'Etat, elle invitait le gouvernement, pour réprimer cette agitation antipatriotique, à user des moyens légaux dont il disposait.

Or le gouvernement occulte existait si bien[48] qu'au lendemain du jour où Jules Simon se ralliait à cette formule, sa chute fut résolue à l'Elysée. Mac-Mahon, nature franche et bouillante, se fût même débarrassé de lui sur-le-champ si les aigrefins de son entourage n'eussent jugé bon d'atermoyer jusqu'au jour où il aurait trouvé, en dehors de la question religieuse, un prétexte plus ou moins spécieux pour le renvoyer. En droit parlementaire le ministre semblait inattaquable, puisqu'il n'avait subi d'échec devant aucune des deux Chambres. Mais le pape avait (dès le 5 mai)[49] relevé avec colère le mot de mensonge qui était tombé de sa bouche dans la séance du 3. L'Eglise, par ses journaux et par ses chaires, se disait non seulement trahie, mais outragée par lui. Les coalisés de 1873 jugèrent l'occasion bonne pour recommencer la campagne de l'ordre moral. Le 16 mai, ayant enfin trouvé ce prétexte ridicule que Jules Simon, pour avoir laissé voter — en première lecture, car rien n'était encore définitif — la publicité des séances des conseils municipaux et la restitution des délits de presse au jury, ne conservait pas sur la Chambre l'influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues, le maréchal, sans explications préalables, dans une lettre d'une raideur voulue et blessante, mit le chef du ministère. dans l'obligation de donner sa démission. Jules Simon, qui mit pu l'embarrasser fort en portant le conflit devant la Chambre, se défendit platement en prenant la peine de répondre au pitoyable reproche qui lui était adressé, au lieu de dénoncer hautement à la France la véritable cause de son renvoi, et s'empressa d'offrir la démission souhaitée, qui fut immédiatement acceptée. En réalité il se laissa chasser comme un laquais et perdit à jamais tout crédit sur le parti républicain.

Quant aux hommes de l'Elysée, ils ne tardèrent pas plus de vingt-quatre heures à sortir de la coulisse. Vainement, dès le 16, la majorité de la Chambre déclara-t-elle qu'elle n'accorderait sa confiance qu'à un cabinet libre de son action et résolu à gouverner suivant les principes républicains. Le lendemain, 17, un ministère de coalition réactionnaire était formé, comme en 1873, sous la présidence significative du duc de Broglie, et la France, malgré la constitution qu'elle s'était librement donnée, était de nouveau condamnée à courir les aventures de l'Ordre moral.

 

IV

Tandis que le nouveau ministère entrait en fonctions (18 mai) le maréchal adressait aux Chambres un message rogue et hautain où, alléguant qu'on avait voulu l'entraîner jusqu'aux idées radicales, il déclarait que ni sa conscience ni son patriotisme ne lui permettaient de s'associer, même de loin et pour l'avenir au triomphe de ces idées, affirmait qu'il avait le pays avec lui, annonçait la prorogation des deux Assemblées et terminait par cette menace : Si quelques imprudences de parole ou de presse compromettaient cet accord que nous voulons tous, j'emploierais pour les réprimer les moyens que la loi met en mon pouvoir.

Le même jour, les deux Chambres étaient effectivement prorogées pour un mois, ce qui permettait au gouvernement de combat de gagner du temps en attendant la dissolution qu'il méditait. Les coalisés comptaient pouvoir ainsi travailler en paix et sans contrôle la matière électorale, préparer à loisir l'avènement d'une nouvelle Chambre introuvable, enfin faire marcher la France, suivant la brutale expression de l'un d'entre eux. Mais l'attitude résolue du parti républicain était déjà de mauvais augure pour leurs projets. Les gauches sénatoriales déclaraient hautement qu'elles lutteraient avec énergie contre une politique menaçante pour la paix publique. Quant à la majorité de la Chambre, elle invitait la France, par le manifeste fameux des 363, à combattre la politique de réaction et d'aventures qui remet en question, tout ce qui a été si péniblement gagné depuis six ans... Et cette attitude vigoureuse ne fléchit pas, — bien au contraire — quand, la parole ayant été rendue aux deux Assemblées, le ministère de Broglie se présenta pour la forme devant elles et osa leur exposer, sans netteté d'ailleurs et sans franchise, son programme de réaction. L'éloquence enflammée de Gambetta dénonça au pays la conspiration cléricale qui, depuis longtemps ourdie dans l'ombre, venait d'éclater au grand jour à la suite de la séance du 4 mai. Il en prédit en homme sûr de son fait le misérable avortement. ... J'affirme, s'écria-t-il, que, partant 363, nous reviendrons 400 ! Et la Chambre, s'associant à ses colères, déclara par un ordre du jour sévèrement motivé refuser sa confiance au nouveau ministère. Au Sénat, les républicains parlèrent également raison et n'épargnèrent rien pour détourner leurs collègues d'accorder au maréchal la dissolution demandée par lui de la Chambre des députés. Leurs efforts échouèrent devant la mollesse du groupe constitutionnel, dont presque tous les membres se laissaient encore séduire par les déclarations du duc de Broglie sur le péril social, et la mesure réclamée par le gouvernement fut enfin votée à la faible majorité de 149 voix contre 130 (22 juin 1877). Trois jours après la dissolution était un fait accompli et les élus du suffrage universel n'eurent plus qu'à en appeler à leurs électeurs.    

Ils ne partirent pas sans décider, aux applaudissements de la France constitutionnelle, que les 363 resteraient unis, étroitement, quelles que fussent les nuances d'opinion qui pouvaient les séparer, et que chacun d'eux serait dans sa circonscription le candidat unique du parti républicain. Ils constituèrent aussi, avant de se séparer, comme un gouvernement de l'opinion, ce comité des dix-huit qui, sous la puissante direction de Gambetta, devait éclairer le pays et, malgré tous les efforts de la coalition, assurer la victoire définitive de la République.    

Ce qu'ils portèrent dans leurs départements, ce qui s'y répandit bientôt comme une traînée de poudre, outre l'irritation de voir ainsi la volonté nationale méconnue, ce fut l'idée que la France, la France de 89, la France de Juillet et de 48, avait en réalité depuis le 16 mai le clergé pour gouvernement et le pape pour souverain. Gambetta l'avait dit[50] : C'est un coup des prêtres, c'est un ministère de curés ! Il y avait un peu d'exagération. C'était aussi un ministère monarchiste ; mais, comme en 1873, trois partis s'y disputaient le trône[51] ; et le cléricalisme leur servait de lien. Quoi qu'il en soit, le mot fit aussitôt fortune, et le nouveau cabinet — comme le maréchal, du reste —, fut dès lors frappé d'une irrémédiable impopularité.

Ce ministère avait beau dire qu'il n'en voulait pas aux institutions existantes. Le public, qui n'est pas subtil, mais qui raisonne juste, trouvait singulier qu'on eût ôté la garde de la République à des républicains pour la confier à des royalistes et à des bonapartistes avérés. Ils avaient beau représenter que le renvoi de Jules Simon et la dissolution de la Chambre étaient des mesures strictement constitutionnelles. Le Public trouvait qu'on avait peut-être respecté la lettre de la Constitution, mais qu'on en avait à coup sûr méconnu l'esprit.

Il semblait fort incorrect — pour ne pas dire inconstitutionnel — que le Président de la République, pour justifier sa conduite envers les représentants du pays, s'attribuât devant la nation une responsabilité personnelle que la loi ne lui reconnaissait pas[52] et parlât à peu près comme Louis-Napoléon à la veille du coup d'Etat. Ce qui le paraissait également, c'était que le gouvernement retardât les élections, pour mieux les préparer à son avantage, jusqu'à une limité extrême et d'une légalité contestable[53] ; qu'il fit entrer par fournées les adversaires les plus militants de la République dans les services administratifs, la magistrature, l'instruction publique ; qu'il ressuscitât la pratique césarienne de la candidature officielle et n'adoptât pour candidats que des adversaires avérés de la Constitution ; qu'il tournât ou interprétât abusivement les lois protectrices de la liberté de la presse[54], du droit de réunion, de la propriété individuelle ; qu'il persécutât par exemple la Ligue de l'enseignement, dont il interdisait les conférences et dissolvait les cercles en beaucoup d'endroits[55] ; qu'il fit en peu de mois deux mille sept cents procès aux mécontents ; qu'il assimilât, par un rapprochement injurieux, les 363 aux incendiaires et aux assassins de la Commune[56], qu'il mît en suspicion leur patriotisme ; enfin qu'il prétendît empêcher les commerçants de dire que les affaires allaient mal et les lecteurs de journaux de constater les inquiétudes ou le mécontentement de l'étranger.

Que l'étranger fût inquiet ou mécontent, ce n'était malheureusement que trop vrai. L'acte du 16 mai n'avait été approuvé par aucun gouvernement, si ce n'est pas celui du pape, et plusieurs l'avaient blâmé, justement parce que le pape l'avait loué. Dans toute la presse européenne, il n'y avait guère que les feuilles ultramontaines pour y applaudir[57]. Le succès apparent — et momentané — du cléricalisme en France était particulièrement mal vu au delà du Rhin et au delà des Alpes. A Berlin on signalait comme un fait regrettable l'avènement d'un parti considéré par l'Allemagne comme son plus dangereux ennemi[58]. En Italie on s'alarmait à la pensée que le comte de Chambord, le prétendant le plus cher à l'Eglise, pourrait bien être enfin appelé au trône. Le député Crispi, devenu depuis longtemps gallophobe, se rendait en septembre à Berlin pour s'assurer qu'en cas de besoin son pays pourrait compter sur le concours de la Prusse[59]. Aussi ne craignait-il pas peu après de prononcer en public cette phrase belliqueuse[60] : ... L'Italie veut être libre et indépendante de tous et de chacun, et elle est décidée à défendre son indépendance de toutes ses forces ; malheur à qui la touche !

Ainsi le parti de l'ordre moral, pour l'amour de l'Eglise, venait une fois encore non seulement de mettre la France en perturbation, mais de compromettre ses intérêts au dehors. Vainement le maréchal et ses ministres, pour rassurer les esprits, répétaient-ils bien haut[61], à toute occasion, non seulement qu'ils ne servaient pas la monarchie, mais qu'ils ne servaient pas non plus l'Eglise[62]. Vainement se défendaient-ils — avec plus d'énergie que de sincérité — d'être des cléricaux. L'Allemagne et l'Italie restaient inquiètes, les autres puissances demeuraient sceptiques. En France, le peuple restait incrédule.

Comment ne l'eût-il pas été quand on voyait, malgré tant de désaveux, l'intransigeant Univers continuer à faire campagne pour le cabinet de Broglie et le pape lui-même recommander les candidats du maréchal[63] ? Louis Veuillot savait, disait-il, que les intentions du gouvernement étaient bonnes. Quoi que pût dire le ministère, quoi que pût dire Mac-Mahon, aux yeux de la foule c'était toujours le gouvernement des curés. Or, ce gouvernement, la foule n'en voulait à aucun prix. Ce n'est pas qu'elle fût hostile à l'Eglise, tant s'en faut. Mais elle voulait que l'Eglise restât à sa place. La France croyait, comme elle croit sans doute encore, pouvoir rester catholique sans devenir cléricale.

II suffisait à cette époque de parcourir un ou deux départements français pour constater cet état d'esprit du public et pour être bien convaincu que la victoire resterait à la République. Comment les hommes du 16 mai purent-ils croire le contraire ? Peut-être l'intervention personnelle — et on ne peut plus incorrecte — du maréchal dans les élections les entretint-elles dans cette illusion, parce qu'ils le croyaient encore très populaire. Mais il eut beau, pour leur complaire, voyager par toute la France et se montrer dans le plus pompeux appareil, parler de sa politique, débiter les discours rogues et hautains que lui fabriquaient ses ministres, déclarer par exemple, pour répondre au mot célèbre de Gambetta[64], qu'il ne se soumettrait ni ne se démettrait ; que, quoi qu'il advînt des élections, il ne s'en irait pas ; que son devoir grandirait avec le danger ; qu'il resterait jusqu'au bout, pour protéger les fonctionnaires qui se seraient compromis à le servir[65], ce qui revenait à déclarer qu'il se mettait en révolte ouverte contre la volonté nationale, dont il se disait le représentant. Les journaux agréables à l'Elysée, comme le Figaro[66], eurent beau menacer la France d'un coup d'Etat. Il y avait en France un homme plus populaire et plus puissant que lui.

Cet homme, c'était l'orateur aimé des foules, le commis voyageur de la démocratie, comme on l'avait appelé avec dédain. C'était ce Gambetta qui avait été l'âme de la patrie en 1870, qui était maintenant l'âme de la République, le parleur prestigieux qui subjuguait les masses, le tacticien sans rival qui, jusqu'à la fin de cette grande crise, sut retenir le parti républicain dans une parfaite cohésion. Sans cesse en mouvement, surveillant tout, ne tenant compte ni des injures ni des menaces, plein de fougue et plein de sang-froid, il sut, au lendemain de la mort de Thiers — qui, survenue à ce moment même[67] pouvait compromettre la victoire —, entretenir le pays en confiance et en bonne humeur.

Aussi fût-ce bien en vain que le ministère fit rage d'intimidation et de menaces pour assurer l'élection de ses candidats. Vainement les promoteurs du catholicisme social comme de Mun essayèrent-ils d'attirer à eux les masses ouvrières en opposant maladroitement à la Déclaration des droits de l'homme la Déclaration des droits de Dieu[68]. Vainement l'épiscopat tonna dans ses mandements[69], ordonna des prières, et transforma toutes les chaires d'église en tribunes et tous les curés en agents électoraux. Vainement de Broglie fit-il, le 12 octobre, lancer par le maréchal un suprême et pressant appel aux électeurs. Le suffrage universel avait son siège fait. Les deux scrutins du 14 et du 28 octobre donnèrent une énorme majorité aux candidats républicains, qui furent envoyés à la nouvelle Chambre au nombre de 323. 208 candidats ministériels seulement parvinrent à se faire élire. 80 d'entre eux devaient voir peu après leurs élections annulées pour fraudes ou menaces et être remplacés presque tous par des républicains. Si bien que la prédiction de Gambetta finit par se réaliser : ils étaient partis 363 et ils revinrent 400.

C'était l'effondrement de l'ordre moral. Il ne lui restait plus qu'à disparaître.

 

V

C'était ce qu'il aurait dû faire au lendemain même du désastre. Il mit pourtant deux mois encore à s'exécuter ; et jamais un parti ne se résigna d'aussi mauvaise grâce à sa défaite.

De Broglie ne se montra ni galant homme ni beau joueur. Au lieu de se retirer dignement devant l'éclatant désaveu que le suffrage universel venait d'infliger à sa politique, il s'efforça misérablement, contre toute convenance, toute raison, toute espérance, on peut ajouter contre toute légalité, de prolonger une existence qui chaque jour lui devenait plus pénible et plus humiliante. Tout d'abord il voulut attendre que le renouvellement partiel des Conseils généraux, qui devait avoir lieu le 4 novembre, fût un fait accompli. Cette opération, qui fit encore gagner aux républicains — déjà en majorité dans les -assemblées départementales — une centaine de sièges, fut une mortification de plus pour le cabinet. Mais même après cette nouvelle leçon, il ne parlait pas plus de démissionner que le maréchal ne l'invitait à se retirer. Le 7 la nouvelle Chambre se réunissait et, après avoir fait remonter Jules Grévy[70] au fauteuil présidentiel, elle votait le 15, malgré la résistance acharnée du duc de Broglie, la nomination d'une commission d'enquête sur les manœuvres et agissements électoraux du ministère (15 novembre). Mais cette très nette déclaration de guerre n'inspira au cabinet vaincu qu'un seul sentiment : le désir de se débarrasser de la nouvelle Assemblée, comme il l'avait fait de sa devancière, par une dissolution. Seulement, pour obtenir une seconde dissolution, qui eût été, vu les circonstances, une véritable provocation à la guerre civile, il fallait, comme précédemment, l'assentiment du Sénat. De Broglie et ses collègues firent d'inutiles efforts pour l'obtenir. Le groupe constitutionnel, éclairé par leurs actes sur leurs vraies tendances et désireux avant tout de ne pas troubler plus longtemps la paix publique, était maintenant franchement contre lui. De Broglie ne put même pas arracher au Sénat le vote d'un ordre du jour approuvant sa politique[71]. Et c'est alors seulement qu'il consentit à offrir, avec ses collègues une démission que, pour leur honneur, ils eussent dû donner un mois plus tôt (20 novembre).

Encore cette retraite tardive n'était-elle que simulée. On s'aperçut bientôt en effet que les hommes du 16 mai s'étaient bornés à rentrer dans la coulisse et que le maréchal continuait à ne penser, à n'agir que par eux. Ne pouvant rester ostensiblement aux affaires, ne voulant pas le laisser chef de l'Etat prendre ses nouveaux ministres dans la nouvelle majorité, suivant les règles du régime constitutionnel, ils imaginèrent de lui faire former, le 23 novembre, un cabinet d'affaires, dont tous les membres, choisis en dehors du Parlement, étaient notoirement des hommes de réaction. Ce fut le cabinet Rochebouet. Ainsi la France avait eu beau parler et faire connaître sa volonté souveraine. Les éternels ennemis de ses libres institutions persistaient à vouloir l'empêcher de faire elle-même ses propres affaires.

La Chambre des députés, indignée d'un pareil défi, déclara aussitôt (24 novembre), aux applaudissements de toute la France républicaine, qu'elle se refusait à entrer en rapports avec le nouveau ministère, qui n'était à ses yeux que la négation des droits de la nation et de ceux du Parlement. Un grand désarroi se produisit alors dans le parti conservateur. Certains journaux, qui avaient, comme le Moniteur et le Soleil, soutenu jusque-là la politique du 16 mai, commencèrent à conseiller au maréchal de se soumettre en prenant un ministère de gauche. Au contraire le Français et la Défense, organes de Broglie et de Dupanloup, l'engageaient à résister encore. Mac-Mahon restait indécis. Il fallut que les présidents des deux Chambres, d'Audiffret-Pasquier et Grévy, vinssent lui représenter que, s'il ne voulait pas faire un coup d'Etat, ce dont on l'accusait — et ce dont, du reste, il se défendait vivement —, il n'avait pas d'autre parti à prendre que de céder. C'est alors que le maréchal, qui n'entendait dans aucun cas aller plus loin que le centre gauche pour trouver des ministres, fit de nouveau appeler Dufaure (7 décembre).

Mais cette fois le vieux légiste, qui ne voulait plus être la dupe ou l'instrument d'un gouvernement occulte, exigea du Président de la République une soumission si complète, si explicite, et des garanties telles contre le renouvellement d'une crise semblable à celle du 16 mai, que le duc de Magenta ne put se résoudre à subir ses conditions. Dufaure se retira, Mac-Mahon — ou plutôt sa camarilla — s'efforça de former avec le droitier Batbie un ministère d'expédients, décidé à gouverner contre la Chambre des députés. Mais comment faire pour gouverner contre la Chambre des députés ? Le Sénat, résolument, se refusait à voter une seconde dissolution. On était en décembre, le budget de 1878 n'était pas voté, et la Chambre ne voulait absolument pas le voter tant que le maréchal ne lui aurait pas donné la satisfaction qu'elle était en droit d'exiger de lui. La situation devenait vraiment révolutionnaire. Quelques outranciers de la réaction parlaient à l'Elysée de tenter un coup d'Etat militaire. Des instructions étaient envoyées en vue de cette éventualité aux généraux commandant nos divers corps d'armée. Mais l'attitude de la troupe indiquait qu'elle ne marcherait pas avec la même docilité qu'au 2 décembre. L'incident Labordère[72] prouva au gouvernement qu'il aurait tort de compter sur elle. Du reste, le maréchal, pauvre esprit, mais cœur droit et loyal[73], recula au dernier moment avec horreur devant le crime que de mauvais Français voulaient lui faire commettre. Découragé par le misérable avortement de sa politique, il parla de se retirer. Mais alors la camarilla jeta les hauts cris. On lui représenta qu'il devait rester pour défendre ceux qui s'étaient compromis à son service ; que la société, l'Eglise avaient besoin de lui ; que sa retraite serait une désertion. Et voilà comment ce vieux soldat, si peu fait pour les luttes politiques, capitula finalement, le 13 décembre, sans conditions, entre les mains de Dufaure, qui non seulement lui imposa pour ministres tous les hommes de son choix, mais l'obligea de faire publiquement amende honorable de ses déclarations précédentes dans les termes les plus nets et les plus humiliants pour son amour-propre. Si bien que Louis Veuillot, de l'Univers, le comparant à Osman-Pacha, qui, après une si belle résistance, venait de se rendre à Plewna, put l'accabler encore de sa hautaine et mortifiante ironie : Notre maréchal a été pris dans son salon, au milieu de sa garnison à peu près intacte. On ne lui rendra pas son épée, qu'il n'avait ni à la main ni même au fourreau, conformément à l'esprit présumé de la Constitution.

 

VI

Le parti républicain, docile encore à la discipline de Gambetta, se montra fort modéré dans sa victoire, puisque, au lieu d'exiger que son chef le plus populaire fût appelé au pouvoir, il se contenta d'y voir revenir Dufaure, dont les sentiments conservateurs et le respect pour l'Eglise étaient bien connus. Le ministère du 13 décembre 1877, comme autrefois celui de mars 1876, ne représentait guère que le centre gauche[74]. L'adjonction du souple et félin Freycinet, ancien ami de Gambetta, moins porté maintenant à prendre l'attitude de ce dernier que celle de Jules Simon vis-à-vis du clergé, n'était pas à coup sûr pour lui donner les allures radicales de l'extrême gauche. Le programme d'un pareil cabinet ne pouvait être, en ce qui touchait à l'Eglise, que fort modeste et fort pacifique. Effectivement il se borna, durant les premiers mois de son existence (décembre 1877-mars 1878) à proposer la gratuité de l'enseignement primaire, la nomination des instituteurs par les recteurs, la création d'écoles primaires supérieures, toutes mesures qui, bien que vues de mauvais œil par les adversaires de la République et de l'Université, ne pouvaient cependant passer pour attentatoires aux droits de l'Eglise.

A la Chambre, l'organisateur de la dernière victoire, Gambetta, s'unissait aux chefs du centre gauche pour recommander à ses amis de ne pas exiger davantage, jusqu'à ce que la majorité du Sénat fût, par le premier renouvellement triennal — qui ne devait avoir lieu qu'en janvier 1879 — devenue enfin franchement républicaine. Soyons patients et stratégistes, disait-il. Ne nous hâtons pas, une fois maîtres du terrain, de courir sus à l'ennemi sans nous inquiéter de ceux que nous laissons derrière nous et qui, au moment où nous nous y attendrions le moins, feraient feu sur nos troupes et profiteraient de nos imprudences. Au contraire, je demande à mon parti de faire halte, de se maintenir dans les positions conquises, de les fortifier, de les palissader, de les rendre inexpugnables...

Ces conseils n'étaient pas donnés en vain. Le rapporteur du budget, Guichard, loin de demander que la Chambre courût sus à l'Eglise, lui faisait au contraire dé très politiques concessions, reconnaissait par exemple qu'il n'y avait pas lieu d'exiger, malgré la loi de germinal[75], l'enseignement des quatre articles de 1682 et se bornait à demander — assez platoniquement, du reste — que es évêques fussent ramenés à l'observation de la loi — pour leurs voyages à Rome, pour la publication des bulles, pour la réunion des conciles et des synodes — et que les congrégations non reconnues ne fussent plus admises à enseigner. En fait, l'audace de la Chambre n'allait qu'à supprimer les bourses de l'Etat dans les séminaires où ces congrégations étaient chargées de l'enseignement et à les transférer dans d'autres séminaires. Ce qui n'empêchait pas de Mun — qui, par un sophisme singulier, soutenait non seulement la nécessité, mais la légalité de tous les ordres monastiques, autorisés ou non —, de se déchaîner contre la tyrannie républicaine et de représenter les hommes de 1878 comme moins tolérants que Robespierre et Collot d'Herbois[76].

Il semblait, en somme, vu la modération inespérée du parti républicain après sa victoire, que la lutte de l'Eglise et de l'Etat, naguère encore si violente, fût entrée dans une période d'apaisement. On fut d'autant plus porté à le croire que, fort peu de temps après la soumission de Mac-Mahon, se produisit à Rome un événement d'où pouvait résulter une orientation toute nouvelle non seulement pour la France catholique, mais pour la catholicité tout entière.

Cet événement était la mort de Pie IX qui, survenue le 7 février 1878 (presque au lendemain de celle de Victor-Emmanuel), fut suivie à bref délai de la réunion du conclave et de l'élection d'un nouveau pape. Les précautions prises par le pontife du Syllabus pour assurer la liberté des cardinaux dans le choix de son successeur se trouvèrent parfaitement inutiles. Le gouvernement italien était bien, comme nous l'avons dit plusieurs fois, trop intéressé à ce que la papauté ne quittât pas Rome pour ne pas respecter scrupuleusement l'indépendance du conclave. De fait jamais assemblée de ce genre n'avait été plus libre que celle qui, pour désigner l'héritier de Pie IX, se réunit le 18 février 1878 au Vatican. Et deux jours suffirent à cette dernière pour faire cesser la vacance du trône pontifical.

Le 20 février au matin, le cardinal Joachim Pecci fut élu pape et prit aussitôt le nom de Léon XIII. C'était un prêtre déjà vieux — il avait soixante-huit ans — et qui n'avait joué qu'un rôle fort effacé durant le pontificat si orageux de son prédécesseur. En effet, après de brillants débuts diplomatiques sous Grégoire XVI[77], il avait été sous Pie IX, dont le secrétaire d'Etat Antonelli redoutait sans doute en lui un rival, relégué plus de trente ans dans son archevêché de Pérouse, et n'avait reparu à Rome qu'après la mort de son ennemi (1876). Issu d'une famille romaine de petite noblesse, mais très fier de l'ancienneté de sa race, avec cela lettré, fin d'esprit, froid de cœur et plein d'ambition, il convoitait depuis longtemps la tiare et s'était étudié, en vrai politique qu'il était, à éviter toute manifestation bruyante qui eût pu le compromettre vis-à-vis des membres du Sacré Collège. Très orthodoxe et très docile aux directions pontificales, il s'était soigneusement gardé de protester contre le Syllabus, bien que la raideur provocante de ce document ne fût pas du tout dans sa manière ; au Concile, il avait voté l'infaillibilité, mais n'avait prononcé aucun discours. Sans se répandre en violences de plume ou de langage contre le gouvernement italien, il n'avait jamais désapprouvé le refus persistant que Pie IX avait opposé à la loi des garanties. On ne pouvait douter qu'il ne fût résolu à s'enfermer comme son prédécesseur dans le Vatican et à garder, avec plus de dignité et de sang-froid, l'attitude d'un prisonnier volontaire. S'il n'était pas disposé à se départir des principes théocratiques si hautement proclamés par Pie IX, il n'était pas homme à les proclamer avec autant de raideur que lui ; et surtout on le savait prêt à les appliquer au besoin avec une modération de langage et une délicatesse de touche dont son prédécesseur n'avait guère été coutumier. Sans pactiser avec les catholiques libéraux, si exécrés de ce dernier, il avait su leur plaire, tout récemment, en publiant sur les Harmonies de l'Eglise et de la civilisation (février 1877, février 1878) deux lettres pastorales qui eurent un grand retentissement et au moyen desquelles il s'efforçait de prouver que le catholicisme était par excellence la religion du progrès. Mais il différait surtout de Pie IX par la conception qu'il se faisait du rôle politique que la papauté avait à jouer dans le monde. Il pensait qu'en aucun pays le Saint-Siège ne devait identifier sa cause avec celle d'un parti qui, s'il était ou devenait impopulaire, devait forcément l'entraîner dans sa propre impopularité. C'est ce qu'avait fait Mastaï, notamment en France, où manifestement l'Eglise s'était rendue suspecte à la nation pour s'être engagée à fond au service d'une cause perdue — celle de la légitimité. Pecci pensait au contraire qu'en tout pays le devoir du pape était de s'inspirer des circonstances, de n'anathématiser en principe aucune forme de gouvernement et de se rallier même ouvertement à celle qui paraîtrait avoir le plus de chances de succès et de durée, en tout cas d'amadouer les gouvernants par de bonnes paroles et de bons offices au lieu de les effaroucher et de les exaspérer par des avanies ou des menaces, enfin de gagner leur confiance, leur faveur et de tirer d'eux le plus possible en retour des services rendus[78]. C'était en somme un sage et un politique dans toute la force du terme, peut-être au fond quelque peu sceptique, mais ne le laissant guère paraître, merveilleusement habile à louvoyer entre les écueils, à ménager les hommes au lieu de les rudoyer et à tenir soit successivement, soit dans le même temps, grâce aux ressources infinies d'une phraséologie élégante et vague, les langages les plus opposés, sans paraître jamais s'écarter des immuables principes à lui légués par son prédécesseur. C'est grâce à cette flexibilité pratique et à cette diplomatie supérieure que l'Eglise devait sous Léon XIII gagner tant de terrain et fortifier si singulièrement ses positions.

Le conclave de 1878 était composé de telle sorte que ni les intransigeants de la trempe de Pie IX, ni les libéraux portés à réagir contre son œuvre n'y pouvaient constituer la majorité. Une candidature transactionnelle pouvait seule entraîner le Sacré Collège. On voulait un pontife qui ne désavouât pas le Syllabus, mais qui s'en fit un moyen de pénétration pacifique plutôt qu'une arme de guerre. La force des choses était pour Pecci. Ajoutons qu'en politique fort éveillé, il sut quelque peu la seconder, notamment en gagnant, par la promesse de la secrétairerie d'Etat, un de ses concurrents, Franchi, lequel ne pouvait réussir, mais aurait pu le faire échouer. Cela ne l'empêcha pas d'ailleurs de faire, suivant l'usage des nouveaux papes, l'étonné, plus encore, l'affligé, quand la majorité réglementaire se fut portée sur son nom, et de verser des larmes en se déclarant indigne de la papauté. Mais ses pleurs furent vite séchés et son humilité ne l'empêcha pas d'accepter cette tiare que poursuivait depuis tant d'années sa patiente et subtile ambition.

Dès le début de son pontificat, Léon XIII, avec un art consommé, montra que l'opportunisme n'était point le monopole de Gambetta et que sa politique serait par-dessus tout la politique des circonstances. Tout d'abord nous le voyons préoccupé, dans l'intérêt évident de la papauté, qui ne doit pas se déjuger, de se solidariser avec son prédécesseur, ou du moins de ne le désavouer en rien. Comme Pie IX, il déclare dès le premier jour qu'il ne peut sanctionner la révolution italienne et la spoliation du Saint-Siège ; qu'il restera confiné dans le Vatican et qu'il n'acceptera jamais la loi des garanties[79]. Quant aux principes théocratiques tant de fois proclamés par son prédécesseur, il les adopte sans hésitation et déclare réprouver ce que Pie IX a réprouvé et condamner ce qu'il a justement condamné[80]. Il dénonce les progrès de l'impiété ; il appelle la civilisation laïque une fausse civilisation. Il condamne, entre autres choses, le mariage civil établi par des lois impies et revendique pour l'Eglise le privilège de l'enseignement. Si d'anciens catholiques libéraux, comme Dupanloup, applaudissent bruyamment à son élection et cherchent à gagner ses faveurs, il leur témoigne de la bienveillance, mais ne leur accorde rien ; et l'évêque d'Orléans mourra, cette année même, sans avoir obtenu de lui le cardinalat que la tenace rancune de Pie IX lui a toujours refusé. Il comprend à merveille qu'étant donnée la composition actuelle de son entourage, où dominent encore sans partage les créatures de Pie IX, appeler aux honneurs ceux qui ont jadis combattu avec tant d'éclat l'infaillibilité serait une sorte de scandale. En homme d'affaires très pratique, il sait aussi qu'un désaveu trop manifeste de la politique de son prédécesseur ne serait pas sans influence sur le produit du denier de saint Pierre[81]. C'est pour cela qu'après la mort prématurée de Franchi, le nouveau secrétaire d'Etat, Nina, reçoit du pape le, 27 août une lettre, bientôt publiée dans toute l'Europe, par laquelle Léon XIII s'efforce de réagir contre le bruit répandu dans la chrétienté qu'il n'est qu'un libéral et que son règne sera la contre-partie de celui de Pie IX. Enfin si, dans l'Encyclique Quod apostolici (du 28 décembre) le nouveau pape condamne une fois de plus les erreurs antichrétiennes et prend particulièrement à partie la franc-maçonnerie — déjà tant de fois anathématisée par Pie IX —, il y attaque aussi résolument, pour gagner les bonnes grâces de l'empereur d'Allemagne — alors aux prises avec le socialisme[82] —, non seulement les excès, mais le principe même de la démocratie : On a proclamé, dit-il, que l'autorité publique ne prenait pas de Dieu le principe, la majesté, la force de commander, mais de la multitude et du peuple, laquelle, se croyant dégagée de toute sanction divine, n'a plus souffert d'être soumise à d'autres lois qu'à celle qu'elle aura portées elle-même, conformément à son caprice... Il s'élève contre l'égalité des droits. C'est Dieu, d'après lui, qui a constitué dans la société civile plusieurs ordres différents en droit et en puissance... Quant aux princes, l'obéissance est envers eux une obligation religieuse. ... Il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu. C'est pourquoi qui résiste à la puissance résiste à l'ordre de Dieu... On ne doit donc point résister, sauf quand les princes ou les législateurs commandent quelque chose de contraire à la loi divine — c'est-à-dire aux lois de l'Eglise. Dans ce cas, naturellement, il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Enfin l'intérêt des princes et des peuples est de prendre pour éducatrice l'Eglise, qui a eu une si grande part à la prospérité publique des nations et de reconnaître que les rapports du gouvernement et de la religion sont si connexes que tout ce qu'on enlève à celle-ci diminue d'autant la soumission des sujets à la majesté du pouvoir...

Mais si, dans ses actes publics, Léon XIII croyait à cette époque devoir faire en sorte qu'on ne vit en lui que le continuateur de Pie IX, il n'était pas sans donner à entendre, dans l'intimité familière de ses rapports avec certains prélats, qu'il y avait en lui un autre homme et qu'il se réservait pour plus tard une plus grande liberté d'action. C'est ce qui ressort notamment de l'entretien qu'il eut, le 30 octobre 1878, avec l'évêque de Poitiers, qui lui inspirait une pleine confiance et qu'il fit peu après cardinal[83]. Ce personnage l'avait quelque temps auparavant, loué hautement de ne différer aucunement de son prédécesseur, non seulement quant à l'affirmation des doctrines et à la condamnation des erreurs, mais encore quant à la revendication des droits, même temporels, du pontificat romain et quant à la ligne de conduite soit envers les gouvernements, soit envers les particuliers... Léon XIII lui sut bon gré de ces éloges, mais ne lui cacha pas qu'il n'entendait point suivre servilement en tout l'exemple de Pie IX. Sauf les devoirs essentiels imposés à tous les pontifes par leur charge apostolique, lui disait-il, chacun d'eux peut adopter l'attitude qu'il juge la meilleure, selon les temps et les autres circonstances... Puis, précisant sa pensée, il exposait qu'il fallait, parfois se plier à certaines nécessités politiques, pactiser pour le bien de l'Eglise avec certains gouvernements même hostiles à l'Eglise et ne pas enchaîner pour toujours la religion au service d'un parti.

L'évêque de Poitiers, qui avait l'esprit délié et qui tenait pour le moment par-dessus tout à son chapeau de cardinal, comprit à merveille un pareil langage, qu'il sut quelque temps après, rentré dans son diocèse, paraphraser très fidèlement dans une de ses homélies (25 novembre 1878). En effet, après avoir affirmé de nouveau très nettement que Léon XIII ne se départirait jamais des principes de son glorieux devancier : ... C'est le propre d'un nouveau pontificat, ajoutait-il, d'apporter des facilités et d'offrir des ouvertures nouvelles pour des négociations quelque temps suspendues ou abandonnées sous le régime précédent. La marche du temps ayant mûri les questions, les maux inséparables de toute opposition à l'Eglise s'étant manifestés et aggravés, et d'autre part les froissements antérieurs de personne à personne ayant cessé, la diplomatie vaincue a pu renouer avec succès des relations dont l'interruption avait été nécessaire...[84]

En somme, Léon XIII tenait, suivant les circonstances et sui vaut les hommes, deux langages passablement contradictoires. Ceux qui ne connaissaient pas encore fort bien l'énigmatique personnage ne savaient au juste quel était celui qui correspondait à sa véritable pensée. Les outranciers et les radicaux de l'école de Pie IX croyaient pouvoir encore se réclamer du nouveau pontife et les cléricaux opportunistes n'étaient pas non plus sans se senti encouragés par lui. Aussi deux courants assez divergents commençaient-ils à se former en France au sein du parti catholique, l'un représentant la politique d'anathème et de combat qui avait été celle du pape défunt, l'autre représentant la politique de compromis et de transaction qui devait être un peu plus tard celle de son successeur.

Les intransigeants étaient encore en grande majorité dans l'épiscopat français. Certains évêques même qui s'étaient jadis rendus suspects à la cour de Rome par leur opposition au dogme de l'infaillibilité rivalisaient de zèle avec les autres pour fulminer contre la liberté et agiter devant la France irritée le drapeau de l'intolérance. Dupanloup, par exemple, retrouvait au bord de la tombe son ardeur belliqueuse pour empêcher les pouvoirs publics de s'associer à la fête projetée du centenaire de Voltaire. Il y réussissait. Mais il eût voulu davantage. Ne sommait-il pas en effet le ministère de réprimer judiciairement la publication faite à cette occasion d'un volume d'extraits de cet auteur ? Le très catholique Dufaure lui répondit avec beaucoup de bon sens qu'il serait exorbitant de poursuivre sous la république un écrivain mort depuis un siècle et dont les œuvres avaient été tant de fois rééditées impunément sous la Restauration[85]. Dupanloup et ses amis ne pouvaient comprendre un pareil langage. Pour faire pièce aux voltairiens, ils imaginèrent de célébrer, le jour même du centenaire, la mémoire de Jeanne d'Arc, que l'Eglise, après l'avoir odieusement brûlée comme hérétique et sorcière, s'avisait audacieusement de fêter comme patriote. Riposte d'autant plus maladroite que tous les bons Français, républicains ou non, sans avoir brûlé l'héroïne, l'admiraient passionnément et plus sincèrement à coup sûr que l'Eglise. Je me sens, dit à cette occasion Gambetta, l'esprit assez libre pour être à la fois le dévot de Jeanne la Lorraine et l'admirateur et le disciple de Voltaire[86].

Si Dupanloup mourant luttait encore avec tant d'énergie pour la bonne cause, d'autres, plus jeunes et plus valides, comme Freppel, la servaient avec plus de vigilance, plus d'emportement et plus d'audace. Mais le plus hardi, le plus infatigable, comme le plus éloquent des catholiques intransigeants était toujours, en 1878, comme les années précédentes, le comte de Mun, qui, étant allé, au mois de mars, porter ses hommages au nouveau pape, avait reçu de lui l'invitation de rester sur la brèche et croyait être l'interprète fidèle de Léon XIII en continuant d'anathématiser la Révolution, ses principes et ses effets. Le libéralisme, la déclaration des droits de l'homme étaient, à l'entendre, causes du mal profond dont souffrait la France. C'est de ce poison qu'elle se meurt, disait-il le 8 juin à l'Assemblée générale des cercles catholiques d'ouvriers[87] ; l'édifice élevé sur cette base fragile menace de s'écrouler, et il n'y a plus, pour prévenir une catastrophe et pour sauver l'ordre social, d'autres moyens que de la rétablir sur ses fondements légitimes en opposant à la déclaration des droits de l'homme la proclamation solennelle des droits de Dieu...

Trois mois plus tard, le même orateur, au pèlerinage de Notre-Daine de Chartres (8 septembre), s'élevait avec plus de véhémence que jamais contre la Révolution, qui, répétait-il, avait fait banqueroute ; il repoussait toute alliance avec le libéralisme, revendiquait hautement le droit de ne pas obéir aux lois exigeant des consciences d'impossibles soumissions et persistait à demander le retour de la société ouvrière au régime des corporations.

Ce langage franc, brutal, maladroit, n'était pas approuvé en France par tous les amis de l'Église. Les catholiques libéraux ou soi-disant tels — estimaient plus sage et plus profitable de ruser avec la Révolution et de la tourner que de la heurter ainsi de front. L'un des plus vieux et des plus illustres, le comte de Falloux, ne put résister à l'envie de réfuter les théories simplistes de l'ex-capitaine de Mun et publia[88] peu après plusieurs manifestes qui eurent le plus grand retentissement. Il s'en prenait avec vivacité au mot de contre-révolution dont ce dernier et ses amis faisaient avec affectation tout leur programme. Je ne crois pas, disait-il, qu'il puisse y avoir un symbole moins vrai et plus mal choisi. Le mot contre-révolution, devenu le mot de ralliement des catholiques, n'a aucune exactitude : la contre-révolution est aujourd'hui dans la pensée de fort peu de gens et n'est, l'expérience l'a bien prouvé, au pouvoir de personne... Il continuait en remontrant que la mission de l'Église n'était ni de se compromettre ni de se laisser compromettre par des thèses plus que contestables ; que rêver de ressusciter le passé de pied en cap ou songer à un ancien régime corrigé n'était que le fait d'une infime minorité. Quant au gros du public, ajoutait-il, ne savez-vous pas qu'il traduit toujours contre-révolution par ancien régime, dans la plus mauvaise acception du mot ?... Il affirmait enfin que le Syllabus lui-même n'avait pas condamné en bloc et sans réserve la société moderne et en appelait de la politique brutale de de Mun à la politique modérée du nouveau pape.

La doctrine de Falloux, approuvée par certains journaux et par certains évêques[89], fut au contraire, comme on pouvait s'y attendre, vigoureusement combattue par les feuilles intransigeantes comme l'Univers. Quant à de Mun, non seulement l'idée ne lui vint pas de s'y rallier, mais il crut devoir aggraver encore l'expression de ses antipathies politiques et religieuses par le discours retentissant qu'il prononça le 16 novembre, à la Chambre des députés. ... La Révolution, s'écria-t-il, n'est ni un acte ni un fait, elle est une doctrine sociale, une doctrine politique, qui prétend fonder la société sur la volonté de l'homme au lieu de la fonder sur la volonté de Dieu, qui met la souveraineté de la raison humaine à la place de la loi divine. C'est là qu'est la Révolution, le reste n'est rien, ou plutôt tout le reste découle de là de cette révolte orgueilleuse d'où est sorti l'État moderne, l'État qui a pris la place de tout, l'État qui est devenu votre Dieu et que nous nous refusons à adorer avec vous. La contre-révolution, c'est le principe contraire ; c'est la doctrine qui fait reposer la société sur la loi chrétienne...

Il était impossible de mieux dire et de mieux montrer combien les principes de l'Église catholique étaient inconciliables avec les principes de 89, si chers à la France moderne. Et comme si la démonstration n'eût pas été assez claire, le naïf comte de Chambord jugea bon d'adresser publiquement à son cher de Mun une lettre retentissante pour le féliciter de n'avoir pas craint de dire à la Révolution triomphante ce qu'elle était dans son essence et dans son esprit. Il profitait d'ailleurs de l'occasion pour rappeler qu'il avait, lui, gardé intact le dépôt sacré de nos traditions nationales et de nos grandeurs ; et pour que l'on n'eût pas le moindre doute sur le caractère de la monarchie qu'il entendait restaurer, il terminait par cette recommandation significative : ... Répétez bien sans cesse qu'il faut, pour que la France soit sauvée, que Dieu y rentre en maître pour que j'y puisse régner en roi !

Et l'Univers, l'Union, la Défense même applaudissaient sans réserve, trouvant qu'il n'était guère possible de mieux parler.

 

VII

La France républicaine était loin pour sa part d'applaudir. L'excès d'audace de ce parti clérical qu'elle avait tant de fois vaincu, et qui, si peu maltraité par elle, relevait sans cesse plus arrogamment la tête, recommençait à l'impatienter. Son grand éducateur, Gambetta, sans se départir de la politique patiente et modérée qu'il prêchait depuis longtemps, revenait avec insistance dans ses principaux discours, sur la nécessité capitale de mettre à la raison, ou du moins de soumettre à la loi cette faction toujours envahissante et toujours rebelle.

... La question des rapports de l'Église et de l'État, disait-il Romans (le 18 septembre), tient en suspens toutes les autres. C'est là qu'est le principe de l'hostilité contre la pensée moderne, du conflit que nous avons à régler... Cet Etat français, on l'a soumis à un siège en règle et chaque jour on a fait brèche dans cet édifice. Hier c'était la mainmorte, aujourd'hui c'est l'éducation. En 1849 c'était l'instruction primaire, en 1850 c'était l'instruction secondaire ; en 1876 c'est l'instruction supérieure. Tantôt c'est l'armée, tantôt c'est l'instruction publique, tantôt c'est le recrutement de nos marins. Partout où peut se glisser l'esprit jésuitique, les cléricaux s'infiltrent et visent bientôt à la domination... Quand l'orage gronde, ils se font petits, et il y a ceci de particulier dans leur histoire que c'est toujours quand la patrie baisse que le jésuitisme monte. Je dis que le devoir de l'Etat républicain et démocratique est de respecter les religions, de faire respecter leurs ministres, mais leurs ministres se mouvant dans le cercle de la légalité ;  je disais que, dans la question des rapports du clergé avec l'Etat, il faut appliquer les lois, toutes les lois, et supprimer les faveurs. Si vous appliquiez les lois, toutes les lois... l'ordre rentrerait en France et sans persécutions, car, encore une fois, nous ne ferions qu'appliquer les traditions du tiers état français depuis le jour où il a apparu dans notre histoire jusqu'aux dernières lueurs de la République de 1848...

C'est encore cette modération clairvoyante et résolue que grand orateur républicain recommandait peu après à Grenoble surtout à Paris, mi décembre, dans son discours aux voyageurs de commerce. C'était toujours la patience qu'il prêchait, non pas, disait-il, la patience qui engendre la désertion des devoirs civiques... mais cette patience qui calcule, qui conduit, qui réfléchit, qui agit, qui attend le moment favorable, cette patience dont la France a donné l'exemple depuis dix ans... C'est en divisant les questions, en marchant prudemment pour mieux connaître l'obstacle, en l'abordant d'une façon pour ainsi dire rationnelle et scientifique... que vous êtes parvenus à ces résultats, et il faut y persévérer...

Le résultat de pareils enseignements, c'est que la France devenait de plus en plus républicaine et qu'elle le prouva par les élections sénatoriales du 5 janvier 1879, que les amis et les ennemis du nouveau régime attendaient impatiemment, pour orienter le gouvernement, les uns dans le sens des réformes républicaines, les autres dans le sens d'une réaction nouvelle.

Sur 82 sièges devenus vacants dans la Chambre haute, sièges qui avaient été jusque-là occupés en grande majorité par des conservateurs, les républicains en obtinrent 66. C'était une victoire décisive. La majorité passait manifestement de droite à gauche et désormais le Sénat allait seconder la politique de la Chambre des députés, au lieu de l'entraver systématiquement comme il l'avait fait depuis 1876.

Il semblait bien, après un pareil verdict, que Mac-Mahon dût immédiatement résigner des fonctions qu'il ne pouvait plus conserver même avec un semblant de dignité. Pourtant, au lendemain de cette nouvelle humiliation, la camarilla de l'Elysée pesa sur lui pour qu'il demeurât au pouvoir, et il y resta quelques semaines encore. Mais il ne dépendait pas de lui d'empêcher Dufaure, parlementaire rigide et correct s'il en fut, d'évoluer manifestement vers la gauche, autant que le lui permettaient ses sentiments conservateurs et ses convictions religieuses. Dès le 16 janvier, le président du conseil, dans une déclaration aux deux Chambres, crut devoir exposer que les questions relatives aux rapports de l'Eglise et de l'Etat ne pouvaient être éludées plus longtemps. Partisans de là liberté de conscience, disait-il, adversaires déclarés de tout ce qui pourrait l'inquiéter, nous aborderons l'examen de ces questions avec un profond respect pour les objets auxquels elles se rapportent ; mais nous demanderons en toutes circonstances et contre tous l'observation des lois qui, depuis le commencement du siècle, ont réglé en France les rapports entre la société civile et la société religieuse... Puis, il annonçait le dépôt de plusieurs projets de loi tendant à restituer à l'Etat la collation des grades universitaires, à assurer à l'Université de France, au moyen de conseils particuliers, son indépendance d'action, à rendre l'instruction primaire obligatoire et à imposer à tous les instituteurs l'égalité des brevets de capacité.

Ce n'était point là certainement tout ce que demandait maintenant la majorité de la Chambre des députés. Et elle le fit comprendre à Dufaure, le 20 janvier, par l'énergique invitation qu'elle lui adressa d'aller de l'avant et d'exiger avant tout l'épuration du personnel administratif et judiciaire. C'était beaucoup plus, en revanche, que le maréchal ne voulait accorder. Le parti clérical s'agitait furieusement autour de lui. L'évêque Freppel demandait audacieusement au ministère des poursuites contre le Siècle, coupable à ses yeux d'avoir accusé la magistrature de complaisance pour le clergé. Mac-Mahon jugea qu'il avait raison et, Dufaure lui résistant, il trouva que, décidément, on lui avait fait avaler trop de couleuvres depuis quatorze mois, et songea sérieusement à s'en aller. Là-dessus, le président du conseil ayant voulu l'obliger à mettre en disponibilité plusieurs généraux particulièrement compromis comme fauteurs de l'ordre moral, le vieux soldat s'indigna, déclara violemment qu'il n'abandonnerait pas ses camarades et annonça enfin l'irrévocable intention de démissionner (28 janvier).

Même à cette heure suprême, de nouvelles manœuvres cléricales se produisirent encore à l'Elysée pour entraîner le maréchal hors des voies légales. Cette fois ce ne fut plus pour le comte de Chambord ou pour le comte de Paris, ce fut pour l'ex-prince impérial qu'on vint le solliciter. Ce jeune homme, qui avait alors près de vingt-trois ans et qui, vu les principes ultra-conservateurs qui lui avaient été inculqués[90], ne doutait pas que le grand parti de l'ordre ne se ralliât autour de lui le jour où il reparaîtrait en France, était depuis longtemps en correspondance avec le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, qui souhaitait toujours pour sa part le rétablissement de l'Empire. On voit par le Journal de Fidus[91], que, vers la fin de 1878, il était entre eux fortement question d'un projet de descente du prince, qui se disait prêt à se risquer, mais à condition que le maréchal se prêtât à son entreprise ou qu'elle fût secondée par un ou plusieurs généraux de corps d'armée. En janvier, le complot tenait toujours. Comme le maréchal se dérobait aux avances, qu'il avouait à sa femme qui était légitimiste, on engageait le cardinal à lâcher d'endoctriner la maréchale, à laisser voir la récompense qui serait la suite de la résolution patriotique de Mac-Mahon, etc. A la dernière heure, Bonnechose fut chargé d'aller à l'Elysée pour empêcher au moins le maréchal de démissionner, ce qui rendrait le complot inexécutable. Il y alla le 29 janvier, conseilla nettement au maréchal de congédier la Chambre pour un mois, d'appeler près de lui les généraux en chef, alors présents à Paris, et de former un nouveau ministère. De là il se rendit auprès de la maréchale, lui représenta que Mac-Mahon se perdrait s'il résignait ses pouvoirs. ... Vous serez poursuivis, traqués... Le maréchal sera jugé... Vous fuirez à l'étranger, où vous apprendrez que votre mari a été fusillé... Il fallait rester, rester pour travailler à faire revenir un gouvernement stable... Mais il ne put, en somme, rien obtenir, et le lendemain 30, tandis que Tristan Lambert[92],  confident du prince, l'adjurait encore de renouveler sa démarche, le maréchal — à qui l'histoire pardonnera son insuffisance politique en faveur de sa loyauté — se démettait enfin de cette autorité septennale qu'il avait tant de fois et avec tant de hauteur déclaré vouloir exercer jusqu'au bout.

Ainsi se trouva close la longue période de gestation de la troisième République. Elle avait duré plus de huit années. Cette République, manifestement voulue, comme le fruit naturel et nécessaire des principes de 89, ni la guerre étrangère, ni la guerre civile, ni l'ordre moral, ni les intrigues et les complots toujours renaissants des partis monarchiques n'avaient pu l'empêcher d'éclore et de se constituer. Malgré la modération généreuse et le libéralisme complaisant dont elle n'avait cessé de faire preuve à l'égard de l'Eglise, le clergé n'avait cessé d'être l'âme de tous les complots ourdis pour l'étouffer dans l'œuf, ou pour l'étrangler après sa naissance. Que fût-il advenu si, plus intelligent et plus prévoyant, il se fût dès le premier jour rallié sincèrement et sans esprit, de retour à la cause populaire ? Nous ne saurions le dire. Bornons-nous à constater qu'il s'était, sans utilité, attiré la rancune du parti républicain, qui, vu le langage tenu tout récemment par des hommes comme de Mun, était bien fondé de ne voir dans le cléricalisme qu'un irréconciliable ennemi. Or, ce parti était maintenant vainqueur et se rappelait trop bien ce qui, la veille encore, avait été tenté contre lui pour que l'Eglise et ses maladroits amis ne dussent pas s'attendre à quelques représailles.

 

 

 



[1] Ils lui avaient inspiré de si déraisonnables et si tenaces préventions contre Gambetta que, malgré l'assagissement manifeste de l'homme de Belleville, jamais il ne consentit seulement à lui parler ni en particulier ni même en public.

[2] Depuis plusieurs années, l'organe attitré du duc dans la presse était Le Français. Quant à l'évêque d'Orléans, c'est à cette époque (mai 1876) qu'il fonda La Défense sociale et religieuse, qui, rédigée sous son inspiration par le baron d'Yvoire, Henri des Houx, Duruy de Brignac, etc., fut quelque temps regardée dans le public comme l'écho fidèle de l'Elysée.

[3] Ce ministère était ainsi composé : présidence du Conseil, Justice et Cultes, Dufaure ; Intérieur, Ricard (mort en mai 1876 et remplacé par de Marcère) ; Affaires étrangères, Decazes ; Instruction publique, Waddington ; Finances, Léon Say ; Travaux publics, Christophle ; Commerce, Teisserenc de Bort ; Guerre, général de Cissey (puis général Berthaut) ; Marine et colonies, amiral Fourichon.

[4] Sur 300 membres dont se composait le Sénat, 149 seulement étaient républicains. Le petit groupe des Constitutionnels (d'Audiffret-Pasquier, Wallon, etc.), qui comprenait une vingtaine de sénateurs, lui permettait bien par son appoint de faire la majorité quand il s'agissait de défendre la forme légale du gouvernement. Mais quand les intérêts de l'Eglise, étaient en jeu, les constitutionnels, catholiques convaincus, votaient d'ordinaire avec la droite.

[5] Loi du 25-28 février 1875 sur l'organisation des pouvoirs publics, art. 5 : Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat. — En ce cas les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois.

[6] L'exposé des motifs de ce projet reproduisait les principaux arguments fournis l'année précédente en faveur des droits de l'Etat. Ces droits, attaqués de nouveau très violemment par l'épiscopat (Dupanloup, Guibert, etc.). au moyen de mandements, de lettres publiques et de pétitions qu'ils firent signer dans leurs diocèses, combattus à la Chambre avec beaucoup d'énergie par les chefs de l'opposition antirépublicaine (P. de Cassagnac, de Mun, etc.), furent défendus vigoureusement par le rapporteur du projet de loi, Spuller, par Pascal Duprat, Jules Ferry, surtout par Emile Deschanel, qui démontra une fois de plus et de la façon la plus lumineuse que si les cléricaux tenaient à la liberté de l'enseignement, c'était pour former des institutions peu savantes, mais bien pensantes, où ils fabriqueraient aisément des avocats, des médecins, des magistrats, des notaires, des fonctionnaires. En très peu d'années, disait-il, ils écraseraient la société civile. On verrait pulluler, comme au temps de Charles X, ce qu'on appelait la Congrégation. On verrait partout des avocats jésuites, des magistrats, des médecins, des notaires jésuites, des mariages jésuites, on ferait des testaments et des fidéicommis ; et après avoir exploité la société civile, on lèverait le masque et on arriverait peut-être à ce qu'on a appelé la revanche de la Révolution et l'enterrement civil des principes de 1789.

[7] Il fut contesté notamment par Gambetta (28 décembre 1876), qui soutint que rétablir un crédit non adopté par la Chambre équivalait à en prendre l'initiative et qu'en matière de dépenses, l'initiative, de par la Constitution, n'appartenait qu'à la Chambre des députés. En droit strict, il avait raison, mais la Chambre, qui avait peur d'être dissoute, n'osa l'approuver par ses votes. La même question a été de nouveau soulevée bien des fois depuis cette époque et n'a jamais été définitivement résolue.

[8] Discours du 25 mars 1876.

[9] Discours du 29 octobre 1876.

[10] CLEMENCEAU (Georges-Benjamin), né à Mouilleron-en-Pareds (Vendée) le 28 septembre 1841 ; docteur en médecine (1869) ; maire du XVIIIe arrondissement de Paris après la révolution du 4 septembre ; représentant de la Seine à l'Assemblée nationale (8 février 1871) ; démissionnaire (1871) ; membre (1871), puis président (1875) du Conseil municipal de Paris ; député du XVIIIe arrondissement de Paris (20 février 1876) ; réélu en 1877, 1881, 1885 et 1889 ; non réélu en 1893 ; prend comme journaliste une grande part à l'affaire Dreyfus (1898, 1899) ; élu sénateur du Var (6 avril 1902) : directeur politique du journal l'Aurore ; ministre de l'Intérieur (14 mars 1906).

[11] La proposition Naquet fut repoussée en 1876 par 254 voix contre 132.

[12] Ne voulant pas sans doute fournir aux hommes de l'Elysée le prétexte qu'ils cherchaient pour pousser le maréchal à la dissolution de la Chambre.

[13] En donnant l'institution canonique au nouvel archevêque de Lyon (26 juin 1876), Pie IX avait déclaré qu'il modifierait la circonscription de ce diocèse quand il le jugerait bon (novam circonscriptionem quamdocumque nostro ipsiusque sedis arbitrio faciendam), tout comme si le Concordat n'eût pas existé.

[14] Ils le furent notamment au compositeur Félicien David, décédé au mois d'août 1876.

[15] Il crut, par exemple, se tirer d'embarras en proposant que, quel que fût le caractère de l'enterrement, les honneurs militaires ne fussent plus rendus aux légionnaires de l'ordre civil. Le mauvais accueil fait à ce projet obligea le ministre de l'Intérieur, de Marcère, à le retirer et à accepter un ordre du jour exprimant la confiance que, dans les applications qu'il aurait à faire des décrets relatifs aux honneurs funèbres, le gouvernement saurait faire respecter les deux principes de la liberté de conscience et de l'égalité devant la loi. (2 déc. 1876).

[16] L'enseignement secondaire ecclésiastique, si étrangement favorisé par la loi Falloux, continuait à gagner du terrain. En 1876, la population des lycées et collèges ne dépassait pas 72.259 élèves ; celle des établissements libres (presque tous religieux) atteignait le total de 78.650 (en y comprenant les élèves des petits séminaires).

[17] Lors du concours d'admission à l'Ecole polytechnique, il fut établi qu'un certain nombre de candidats, élèves des Jésuites de la rue Lhomond (ancienne rue des Postes) avaient eu préalablement connaissance du sujet d'une des compositions. L'affaire, portée à la Chambre, donna lieu à une enquête et fut étouffée, dans la mesure du possible, par les amis des Jésuites.

[18] Celle de Paris avait en quelques mois recueilli 2.500.000 francs de souscriptions pour ses frais d'établissement.

[19] Et cela sans daigner même en faire part à l'ambassadeur de France au Vatican, comme il ressort de deux dépêches de ce diplomate et du ministre des Affaires étrangères Decazes du mois de mai 1877 (Arch. des aff. étrangères, Rome, 1061).

[20] L'Université d'Angers fut, l'année suivante, instituée aussi par le pape, à peu près dans les mêmes termes et sans le moindre avis préalable au gouvernement français, qui se plaignit respectueusement d'un pareil sans-gêne et ne put obtenir à cet égard que les explications les plus évasives. — V. sur cette affaire les dépêches intéressantes échangées en octobre 1877 par le duc Decazes, notre ministre des Affaires étrangères, et le baron Baude, ambassadeur de France ail Vatican (Arch. des aff. étr., Rome, 1062).

[21] BRUN (Henri-Louis-Lucien), né à Gex le 2 juin 1822, mort le 29 nov. 1898 ; avocat à Lyon sous l'Empire ; député du Rhône à l'Assemblée nationale (8 février 1871) ; professeur à la Faculté catholique de droit de Lyon (1876) ; sénateur inamovible (15 novembre 1877).

[22] CASSAGNAC (Paul-Adolphe-Marie-Prosper de GRANIER de), né à Paris le 2 décembre 1813, mort le 4 nov. 1904 ; se fait remarquer de bonne heure dans la rédaction du Pays par l'ardeur de ses opinions bonapartistes et catholiques, ainsi que par la violence de ses polémiques ; engagé volontaire pendant la guerre 1870-1871, député de Condom (20 février 1876), réélu en 1877, 1881, 1885 et 1889 ; battu en 1893 ; redevient député en 1898 et échoue de nouveau en 1902 ; fondateur et rédacteur en chef de l'Autorité (depuis 1884).

[23] Le mandat de Chesnelong, député d'Orthez, avait été annulé comme celui de de Mun, et pour les mêmes raisons, mais n'avait pas été renouvelé par les électeurs.

[24] Les dons reçus — ostensiblement — par les congrégations reconnues s'élevèrent pour la seule année 1875 à la somme de 10.544.000 francs.

[25] P. Parfait, Le Dossier des pèlerinages, 31-37.

[26] Il avait déjà subi treize condamnations et, après sa prétendue guérison du mal qu'il n'avait jamais eu, les dames pieuses de l'Anjou s'étaient disputé, l'honneur de le recevoir et de le combler de cadeaux.

[27] V. la Lettre de Dupanloup sur les prophéties publiées dans ces derniers temps (mars 1874). — V. aussi dans les Œuvres pastorales de Besson (I, 323) sa première lettre au clergé de Nimes sur l'enseignement pastoral : N'allons pas, écrivait ce prélat, publier en chaire d'une voix indiscrète toutes les, guérisons extraordinaires que la foule raconte, ne nous excusons pas en le faisant sur l'enthousiasme populaire. Nous sommes établis pour enseigner le peuple, non pour que le peuple nous enseigne... Cette observation s'applique, à plus forte raison, au récit des apparitions miraculeuses. A côté des apparitions consolantes et authentiques, comme celles de Lourdes et de Paray-le-Monial, il y a eu, de nos jours surtout, des prestiges où l'action du démon ne s'est fait que trop voir ; il y a encore des visions imaginaires qui portent tous les caractères de la folie et de la superstition, sans parler de l'intérêt qui les exploite et  de la crédulité qui les paye. Si nous les prêchions, prêcherions-nous l'Évangile ? Que dire des prophéties modernes qui ont trompé depuis cinquante ans la France et le monde ? Combien notre ministère serait affaibli si nous allions porter en chaire ces excès de sottise et de folie !...

[28] Pie, évêque de Poitiers, y prononça un grand discours, et Mermillod, le prélat ultramontain dont Genève n'avait pas voulu, y parla de l'Influence intellectuelle et sociale du christianisme.

[29] GUILBERT (Aimé-Victor-François), né à Cerisy-la-Forêt (Manche) le 15 novembre 1812 ; évêque de Gap (4867) ; évêque d'Amiens (2 sept. 1879) ; archevêque de Bordeaux (5 juin 1883) ; mort à Bordeaux le 16 août, 1889. Ce premier des ralliés s'exprimait dès 1876 dans ses Lettres sur les devoirs du prêtre touchant la politique en des termes qui scandalisaient fort les intransigeants du parti et que l'on devait retrouver plus tard en substance sous la plume de Léon XIII : L'Eglise ne prescrit ni n'adopte de préférence aucun régime ; elle s'accommode de tous sans distinction ; elle a vécu sous des monarchies héréditaires et électives, absolues et constitutionnelles, sous des oligarchies féodales, sous des républiques oligarchiques et sous des républiques populaires... C'est donc une grande erreur que de prétendre l'inféoder à une forme de gouvernement ; toute la politique de l'Église s'est toujours résumée dans la parole évangélique : Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu... Or César, c'est tout gouvernement d'un pays, quelle qu'en soit la forme... Tous les régimes peuvent être bons, excellents, selon la manière dont ils fonctionnent, comme aussi tous peuvent devenir mauvais et détestables...

[30] Il fallut l'intervention du nonce du pape pour l'empêcher d'exécuter sa menace.

[31] C'est en décembre 1876 que le prince, ainsi que sa mère, fut reçu à plusieurs reprises par Pie IX, qui, s'il faut en croire Fiées (Journal, IV, 47-48), lui aurait dit : J'espère qu'un prochain retour vous ramènera en France : je le souhaite à l'Eglise, je le souhaite à l'Europe, je le souhaite à votre patrie... — Au contraire, d'après la correspondance de l'ambassadeur de France au Vatican (le baron Baude), la visite du prince aurait été peu agréable au pape, l'entrevue aurait été très froide, le Saint-Père serait resté absolument indifférent à cette démarche et se serait vanté d'avoir dit à l'ex-impératrice que la cause de l'Eglise n'était liée à celle d'aucune dynastie et d'aucune famille. — Arch. des aff. étrangères, Rome, 1060.

[32] C'est en mars 1876 que Dupanloup publiait sa Seconde lettre à Minghetti sur la loi obligeant les séminaristes italiens au service militaire. — Peu après, répondant à une nouvelle dénonciation dont il avait été l'objet, comme libéral, en cour de Rome, il écrivait au nonce Czacki : ... J'affirme que jamais je n'ai parlé des libertés modernes dans le sens de la thèse, niais dans le sens de l'hypothèse ; jamais je ne les ai considérées comme principes, partout et toujours applicables ; jamais je ne les ai prises que comme des libertés locales et des faits... Il recherchait alors non seulement le cardinalat, mais l'archevêché de Lyon ; et il n'eut ni l'un ni l'autre. — On voit dans la correspondance de l'ambassadeur de France au Vatican qu'au mois de janvier 1877 le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon présentait instamment au cardinalat l'évêque de Poitiers, Pie, très agréable au pape, et l'évêque d'Orléans. Dupanloup, toujours tenu en suspicion depuis le Concile, et exprimait formellement le désir que l'un ne fût pas nommé sans l'autre. Le résultat, c'est que les deux candidats furent également écartés par le Saint-Siège.

[33] Suivant le même journal, Jules Simon, qui désirait ardemment le pouvoir, se serait fait recommander au maréchal par Audren de Kerdrel, son ancien camarade, aussi bon catholique que bon royaliste, qui ne pensait pas sans doute autrement que le duc de Broglie.

[34] Ce cabinet était ainsi composé : Présidence du Conseil et Intérieur. Jules Simon ; Justice et cultes, Martel ; Finances, Léon Say ; Travaux publics, Christophle ; Agriculture et commerce, Teisserene de Bort ; Instruction publique, Waddington ; Affaires étrangères, Decazes ; Guerre, général Berthaut ; Marine et colonies, Fourichon ; sous-secrétariat d'Etat de la justice, Méline. — Le parti républicain proprement dit n'y était, en somme, représenté que par Jules Simon et Méline, qui appartenaient tous les deux à la nuance gauche républicaine. L'Union républicaine et la, gauche radicale, nuances plus avancées, n'y étaient pas représentées du tout.

[35] Elle datait du gouvernement de la Défense nationale et surtout du mois de février 1871, époque où Jules Simon, envoyé par ledit gouvernement à Bordeaux pour mater le parti de la guerre à outrance, avait réduit à l'impuissance le dictateur, qui s'était démis de ses pouvoirs.

[36] L'ancien carme fut réduit à ne faire que des conférences de morale (qui eurent, du reste, un grand succès), la loi de 1868, encore en vigueur, ne permettant pas de traiter de matières religieuses ou politiques dans les réunions publiques sans autorisation. — Cette loi n'avait pas eu jadis d'adversaire plus éloquent que Jules Simon.

[37] Le Souverain Pontife, qui n'avait pas encore pardonné au gouvernement français le rappel de la frégate l'Orénoque, s'était, plus récemment (en 1876), montré fort irrité de voir la légation de Franco au Quirinal transformée enfin en ambassade et le général Cialdini (dont le nom rappelait la prise de possession de l'Etat romain par les Italiens) accrédité à Paris comme ambassadeur de Victor-Emmanuel. De Corcelles, qui avait pris fait et cause pour Pie IX en cette affaire, était rentré en France en septembre 1876 et avait été, le mois suivant, remplacé comme ambassadeur par le baron Baude.

[38] Elle édictait seulement certaines poursuites et certaines peines contre les membres du clergé qui, par leurs discours, leurs écrits ou la propagation des écrits pontificaux, continueraient à offenser les institutions et les lois de l'Etat, à troubler la conscience publique ou la paix des familles. — Il y avait des lois semblables en France et il y en avait même sous l'ancienne monarchie. — La loi Mancini devait d'ailleurs, quelque temps après, être repoussée par le Sénat italien (12 mai).

[39] Allocution consistoriale du 12 mars 1877. — Ce même jour, l'allocution est communiquée aux ambassadeurs accrédités auprès du pape, avec une note du cardinal Simeoni (successeur d'Antonelli, mort en 1876) invitant les gouvernements à agir pour qu'un terme soit mis le plus tôt possible à un état de choses dont on doit avec certitude redouter les plus funestes conséquences pour l'Eglise comme pour la société civile elle-même. — Peu après, on voit le ministère italien ordonner des poursuites contre les journaux qui, en reproduisant l'allocution, l'accompagnaient de commentaires favorables et le secrétaire d'État du pape riposter par de nouvelles protestations. Quant aux gouvernements dont le Saint-Siège avait invoqué l'intervention, ils ne crurent devoir donner aucune suite sérieuse à cette invitation. — Arch. des aff. étr., Rome, 1061.

[40] Le duc Decazes, sans leur opposer une brutale fin de non-recevoir, se borna dans sa réponse à confirmer et à paraphraser la déclaration évasive qu'il avait faite à l'Assemblée, nationale, dans une circonstance analogue, le 20 janvier 1874.

[41] C'est elle qui lança la pétition en faveur du pape dont il sera question un peu plus loin.

[42] Comme le retrait — tardif — de l'autorisation accordée à l'assemblée des Comités catholiques.

[43] C'est ce que constatait le 1er mai, non sans une certaine impatience, le duc Decazes, qui, en réponse à une dépêche du baron Bande lui faisant craindre de nouvelles instances.de Simeoni pour entraîner la France dans une action contre l'Italie, lui adressait le télégramme suivant : ... Je serais surpris et peiné que le cardinal secrétaire d'État fit faire auprès de moi les démarches que vous pressentez. Je serais obligé de lui répondre qu'en voyant s'organiser en France une vaste agitation contre un gouvernement voisin et ami, le gouvernement français aurait le devoir absolu de dégager sa responsabilité. Je regretterais que vous n'eussiez pas pensé à lui en faire la remarque et qu'il pût croire que vous avez approuvé ses observations... Arch. des aff. étrang., Rome, 1061.

[44] Le garde des sceaux, Martel, dut encore leur représenter — ce qu'il fit avec les formes du plus grand respect — par sa circulaire du 18 avril, qu'ils n'en avaient pas le droit.

[45] L'orateur catholique dénonce avec colère dans ce discours ... une rage de blasphème... une fureur d'impiété qui a fait frémir de honte et d'indignation tous ceux qui respectent encore la foi de leurs pères...

[46] L'auteur d'un de ces articles demandait au pape de montrer la procuration authentique qui le constituait représentant de Jésus-Christ sur la terre. Un autre qualifiait les processions de manifestations carnavalesques. Un troisième, Rochefort, représentait Jésus-Christ comme un ouvrier charpentier qui a mal tourné pour s'être mêlé de choses qui ne le regardaient pas.

[47] Impossible de dire plus clairement qu'il y avait un second gouvernement en dehors du ministère qui était le seul gouvernement légal.

[48] Ajoutons que ce n'était pas à l'insu de Jules Simon, qui, depuis son entrée au ministère, n'avait pas fait un pas dans la confiance du maréchal, n'avait jamais pu obtenir de lui une épuration sérieuse du personnel administratif et judiciaire et n'était traité par lui qu'avec une froideur dont un homme plus lier ne se fût sans doute pas accommodé.

[49] Recevant ce jour-là 4.000 pèlerins français, Pie IX avait prononcé avec indignation ces paroles : ... Si Nous tournons nos regards vers l'Europe tout entière. il y a bien peu à espérer, puisqu'on en est arrivé à dire que le pape ment. Je ne dirai pas qui a dit cela, ni où cela a été dit. Et le pape pardonne (!!!)... — Il pardonnait si peu que, quinze jours plus tard, il disait encore à l'ambassadeur de France avoir été vivement froissé des paroles de Jules Simon, ajoutant que ces paroles lui avaient paru un véritable outrage dans la bouche du premier ministre d'un Etat ami et qu'il n'avait pas caché son impression de ce langage insolite à l'égard des souverains aux nombreux étrangers qui l'approchent en ce moment. Dépêche du baron Baude du 19 mai 1877 (Arch. des affaires étrangères, Rome, 1061).

[50] Dans son discours du 16 juin à la Chambre des députés, en réponse à cette brutale déclaration de Fourtou : Nous n'avons pas votre confiance, vous n'avez pas la nôtre... Vous savez bien que nous sommes les amis de la France de 89, de la France de 89 se dressant contre la France de 93...

[51] L'orléanisme y était représenté par de Broglie (présidence du Conseil et Justice), Caillaux (Finances), Pâris (Travaux publics), Decazes (Affaires étrangères), Berthaut (Guerre), Gicquel des Touches (Marine et Colonies) ; le bonapartisme par de Fourtou (Intérieur) et Brunet (Instruction publique, Cultes et Beaux-Arts) ; la légitimité par de Meaux (Agriculture et Commerce).

[52] Si je ne suis pas responsable comme vous devant le Parlement, avait-il écrit à Jules Simon, le 16 mai, j'ai une responsabilité envers la France, dont aujourd'hui plus que jamais je dois me préoccuper. Or cette responsabilité n'était inscrite nulle part dans la Constitution. Louis-Napoléon l'avait invoquée, bien à tort, mais avait du moins eu pour prétexte qu'il était le représentant directement élu — du suffrage universel, qui, par plus de cinq millions de voix, l'avait rappelé au pouvoir. Mac-Mahon, lui, y avait été appelé non par le peuple, mais par un peu plus de la moitié de l'Assemblée nationale (390 députés, ni plus ni moins).

[53] En cas de dissolution, les électeurs devaient être convoqués dans un délai maximum de trois mois. Le ministère attendit pour publier la convocation jusqu'à l'expiration de ce délai, et l'interrègne parlementaire se trouva par là prolongé de toute la durée de la période électorale, soit 21 jours.

[54] Ne pouvant, d'après la loi, interdire la vente de tel ou tel journal, le ministère s'arrogeait le droit de refuser aux colporteurs l'autorisation de faire leur métier (ou de la leur retirer) lorsque les feuilles qu'ils vendaient n'étaient pas de son goût.

[55] Nombre de cercles, sans être fermés, furent soumis à toutes sortes de vexations (perquisitions, saisies, etc.). .La Ligue n'en trouva pas moins le moyen de rendre à la cause républicaine de signalés services eu répandant à profusion journaux et brochures de propagande à travers tout le pays. A. Dessoye, Jean Macé et la fondation de la Ligue de l'Enseignement, 169-185.

[56] Bulletin des Communes du 9 juillet 1877.

[57] On rit beaucoup d'un article favorable au ministère que l'officieuse agence Havas annonça le 10 juin, comme venant de paraître ce jour même dans le Times et se donna la peine d'analyser. L'article avait été fourni par le gouvernement français lui-même au journal anglais, qui, en réalité, ne l'avait pas publié et ne le publia pas. Cet incident couvrit de confusion le cabinet de Broglie, qui, du reste, procura bien d'autres sujets de raillerie aux mécontents.

[58] Article de la Post, journal officieux du gouvernement prussien.

[59] Ce n'était pas tout à fait sans raison que le gouvernement italien accusait le parti clérical de pousser à la guerre. Le 30 août 1877, le baron Bande est chargé par son chef, le duc Decazes, de se plaindre à qui de droit d'un article publié récemment dans la Civilta cattolica (journal inspiré par le Vatican), article dont l'auteur s'efforce de démontrer la nécessité d'une guerre entre la France et l'Italie et prétend mettre directement en cause, à l'appui de sa thèse, les sentiments intimes et universels de notre pays... (Arch. des aff. étr., Rome, 1062).

[60] Hautement approuvée par le Diritto, où l'on pouvait, le 5 octobre, lire les lignes suivantes : M. Crispi aurait-il donc dû se féliciter à Berlin de voir MM. de Broglie et de Fourtou proclamer comme candidats officiels les ennemis les plus déclarés de l'Italie ; de voir une alliance offensive et défensive être conclue avec le Vatican, comme le démontrent une fois de plus la lettre de l'archevêque de Bourges et les indulgences accordées par Pie IX aux électeurs qui voteront pour les candidats du maréchal ?... Le jour où la France, délivrée de l'incube qui l'écrase, reprendra ses glorieuses traditions, elle entrera de plein droit dans l'alliance des nations qui livrent la grande bataille de la révolution et de la liberté... L'ennemi qui menace la paix sociale et politique en Italie et en Allemagne est le même qui la menace en France. Il y a donc solidarité entre la France, l'Italie et l'Allemagne.

[61] Beaucoup trop haut au gré de Pie IX. Au commencement de juillet, l'Univers, rendant compte d'une allocution adressée par le pape à d'anciens officiers que vient de lui présenter le général Kanzler, lui fait dire que pour plaire à des sectes impies, pour flatter certaines opinions hostiles, certains gouvernements commettent le mal et ne veulent pas se montrer amis du pape, de peur d'être appelés cléricaux. Aussitôt, notre ministre des Affaires étrangères, Decazes, charge l'ambassadeur de France au Vatican (le baron Baude) d'aller se plaindre d'un pareil langage. Il résulte des explications embarrassées qui sont données à ce diplomate par le secrétaire d'Etat (Simeoni), que ce langage a bien été tenu et que le Saint-Père se défend seulement d'avoir prononcé le mot cléricaux (Arch. des aff. étr., Rome, 1062).

[62] On a parlé, disait le maréchal (au mois d'août, à Bourges), de relations extérieures compromises, de constitution violée, de consciences violées, de liberté de conscience menacée, on est allé jusqu'à invoquer le fantôme de je ne sais quel retour à l'ancien régime, de je ne sais quelle influence occulte que l'on a appelée le gouvernement des prêtres. Ce sont là autant de calomnies...— Le ministre de l'Intérieur, de Fourtou, par une circulaire du 5 octobre, invitait les préfets à surveiller et poursuivre les malveillants qui représentaient faussement le gouvernement comme obéissant à ce qu'ils appelaient des influences cléricales et compromettaient ainsi la paix extérieure.

[63] Les journaux ultramontains invitaient, du reste, hautement les électeurs à écarter les candidats qui n'accepteraient pas le programme catholique et à tenir pour adversaires ceux qui craindraient d'être appelés cléricaux, qui rougiraient du Syllabus plus que de leur Credo.

[64] Quand la France, avait dit Gambetta à Lille, le 15 aoùt, aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre. Rien de plus légal et de plus correct assurément qu'un pareil langage. Le ministère eut cependant l'audace de poursuivre l'orateur en police correctionnelle, et il se trouva des juges pour le condamner, ce qui ne fit, du reste, qu'augmenter sa popularité.

[65] Proclamation du 19 septembre au peuple Français.

[66] Un des rédacteurs de cette feuille, Bûcheron, dit Saint-Genest, s'était donné pour tâche de pousser les ministres et le maréchal à un coup de force et les vitupérait aigrement pour leur mollesse à suivre ses conseils. On n'accepte pas le commandement d'une campagne, écrivait-il en août, quand on ne veut pas se résigner aux moyens de la faire réussir... — Paul de Cassagnac, dans Le Pays, appelait aussi à grands cris un renouvellement de l'acte sauveur du 2 décembre.

[67] Le 3 septembre 1877. Il avait eu le temps de rédiger avant de mourir son manifeste aux électeurs du IXe arrondissement de Paris, dont il avait été le député et qu'il priait de lui renouveler son mandat. Cette pièce, qui fut répandue dans toute la France par le parti républicain et qui contribua puissamment à son triomphe final, démontrait avec la plus lumineuse éloquence combien la Chambre de 1876 avait été modérée dans sa politique, combien le reproche de radicalisme que lui adressaient les hommes du 16 mai était mal fondé, combien avait été coupable le coup de tète du maréchal, combien enfin la France avait de raisons de s'attacher à la République, seul gouvernement qui pût lui assurer désormais la liberté, la paix et la, prospérité.

[68] De Mun, Discours. I, 255-256.

[69] On remarqua comme particulièrement violents les mandements des archevêques de Bourges et de Chambéry, des évêques de Séez, d'Arras, de Saint-Claude, d'Angoulême, etc. ... Les prochaines élections, disait l'archevêque de Bourges, ont une importance capitale pour la France et pour l'Église... Si le programme révolutionnaire triomphe, c'en est fait pour longtemps peut-être de notre pays, de sa destinée, de ses intérêts les plus graves et de nos causes les plus chères : Les catholiques n'ont pas à hésiter : ils n'ont pas le droit de se désintéresser de cette lutte décisive... — ... Si le candidat, disait de son côté l'évêque de Limoges, hésite et distingue entre le cléricalisme, l'ultramontanisme et la religion catholique, s'il parle de la nécessité de s'opposer aux prétendus empiétements du clergé et de maintenir les droits absolus de l'État, ou s'il nie tout droit à l'Eglise avec impudence et grossièreté, cet homme sera funeste à la France : vous ne devez pas, vous ne pouvez pas, en conscience, lui donner votre suffrage... — Du reste, en s'arrogeant le droit de donner ainsi publiquement des conseils au suffrage universel, nos évêques ne faisaient que suivre l'exemple du Souverain Pontife qui, recevant, en septembre, des pèlerins du diocèse d'Angers, leur avait tenu ce discours, reproduit ensuite par diverses feuilles religieuses, et où il n'était guère question d'autre chose que des élections prochaines : ... Fasse Dieu, leur avait-il dit, que ceux qui y prendront part, libres et déliés de tous les liens de partis, choisis sent, avec le conseil de Dieu, des hommes doués de l'esprit de conseil et de force, capables de résister aux maux qui menacent la France et la société tout entière ; fasse Dieu que les nouveaux élus, compacts et unis, soient les vrais représentants de la grande nation et puissent dans l'Assemblée nouvelle, d'accord avec le gouvernement, réprimer ses ennemis intérieurs et s'opposer à ses ennemis extérieurs... Mon Dieu, bénissez la France, bénissez ceux qui la gouvernent (Arch. des aff. étr., Rome, 1062).

[70] L'ancien président da l'Assemblée nationale avait été appelé à la tête de la Chambre des députés en 1876 et l'avait présidée jusqu'à sa dissolution.

[71] Cette Assemblée se borna, par l'ordre du jour du 19 novembre, à prendre acte des déclarations du ministère, ce qui était lui signifier poliment, mais très clairement, son congé.

[72] Des ordres très significatifs au sujet de la dispersion par la force d'attroupements éventuels avaient été lus aux officiers d'un régiment en garnison à Limoges par leur colonel, et l'un de ces officiers, le commandant Labordère, avait déclaré nettement que si, comme il le croyait, il s'agissait de coopérer à un coup d'Etat, il n'obéirait pas. Le commandant fut envoyé aux arrêts, puis mis en disponibilité. Mais l'incident eut un immense retentissement. Labordère devint un des hommes les plus populaires de France et dut plus tard à l'exemple qu'il avait donné le mandat de sénateur.

[73] Il ne voulut pas notamment appeler au ministère de la Guerre le général Ducrot qui, lui, ne répugnait pas, paraît-il à l'idée d'un coup d'Etat. — Drumont, La France juive, I, 417.

[74] Voici en effet quels en étaient les membres ; Dufaure (présidence du conseil et Justice) ; Waddington (Affaires étrangères) ; de Marcère (Intérieur) ; Léon Say (Finances) ; général Borel (Guerre) ; amiral Pothuau (Marine et Colonies) ; Bardoux (Instruction publique, Cultes et Beaux-Arts) ; de Freycinet (Travaux publics) ; Teisserenc de Bort (Agriculture et Commerce).

[75] Loi organique du Concordat, art. 24.

[76] Séance du 21 février 1878.

[77] Qui l'avait envoyé comme nonce à Bruxelles en 1843.

[78] Sa grande préoccupation, a dit un publiciste français qui l'a bien connu, parait être celle qui anima le pontificat de Clément XIV : Rendre l'Eglise complaisante à tous les gouvernements, quels qu'ils soient ; obtenir des rois ou des républiques, à l'aide d'avances ou de services rendus, tous les avantages possibles pour l'Eglise, persuader aux chefs des peuples que le Saint-Siège peut leur concilier l'affection des multitudes, les aider puissamment dans leurs difficultés intérieures, concourir avec eux à l'apaisement des passions révolutionnaires qui menacent tous les Etats, monarchiques ou non. Pie IX au contraire semblait s'adresser plutôt à l'affection, au zèle, au dévouement, à l'élan des peuples catholiques et faire moins de fonds sur la loyauté et le bon vouloir des gouvernements, esclaves pour la plupart de la Révolution. Pour Léon XIII, la diplomatie est la maîtresse science, l'art suprême ; et si les ambassadeurs sont contents, il croit l'Eglise sauvée... H. des Houx, Souvenirs d'un journaliste français à Rome, p. 22-25.

[79] Allocution consistoriale du 28 mars.

[80] Encyclique Incrustabilis, du 28 avril.

[81] Au début de son pontificat, pour l'intimider, certains journaux, attachés à la politique intransigeante de Pie IX, avaient fait courir le bruit que, los ressources du Saint-Siège étant maintenant suffisantes, le denier de saint Pierre n'était plus aussi nécessaire que précédemment.

[82] L'agitation socialiste, depuis quelque temps très vive en Allemagne, avait donné lieu à deux attentats contre la vie de l'empereur (celui de Hœdel le 18 mai, et celui de Nobiling le 2 juin 1878). Bismarck craignait que le groupe catholique du centre, formé au Reichstag par le député Windthorst, et exaspéré depuis longtemps par le Kulturkampf, ne s'unit aux socialistes pour lui faire échec. L'Encyclique Quod Apostolici était donc pour son gouvernement un bon office dont il devait savoir gré au nouveau pape.

[83] Ce prélat, qui désirait passionnément le chapeau et qui ne pouvait l'obtenir sans l'assentiment du gouvernement français, s'était montré depuis quelque temps beaucoup moins agressif contre la République qu'il ne l'avait été au temps de l'Assemblée nationale. Léon XIII ayant particulièrement manifesté le désir de le nommer cardinal, le ministère Dufaure, qui lui avait longtemps tenu rigueur, finit par cesser de lui refuser son agrément (janvier 1879) ; la nomination fut annoncée en Consistoire, par le pape, le 12 niai suivant. Sur le caractère de Léon XIII, sur son attitude diplomatique et ses premiers actes (en 1878 et 1879), on trouve d'abondants et intéressants détails dans la correspondance de l'ambassadeur da France auprès du Saint-Siège (Arch. des aff. étr., Rome, 1063-1067).

[84] Allusion à l'essai de négociation qui avait eu lieu au mois d'août précédent à Kissingen, entre Bismarck et le nonce Masella, et qui avait été précédée d'une offre de bons offices faite à l'empereur d'Allemagne par Léon XIII, aussitôt après son avènement. On ne put s'entendre à Kissingen. Mais on comprit dès lors qu'une réconciliation entre Rome et Berlin n'était pas impossible et la nouvelle avance faite par le pape en décembre (Encyclique Quod Apostilici) la rendit encore moins improbable.

[85] Séance du Sénat du 21 mai 1878.

[86] Les deux fêtes eurent lieu le même jour (30 mai 1878), mais, suivant la volonté du gouvernement, sans manifestations publiques et en comités privés.

[87] L'œuvre fondée par de Mun en 1871 avait continué de progresser ; elle était à son apogée et comptait maintenant plus de 300 cercles.

[88] Dans l'Union de l'Ouest (22 septembre) et dans le Correspondant (25 octobre).

[89] Le clergé, dit de Marcère (Fin du Septennat, p. 265), commençait à s'apercevoir qu'on lui faisait jouer un jeu dangereux. Sous l'influence de M. de Falloux il avait compris qu'il avait tout à perdre à continuer la lutte contre la République et tout à gagner à se mêler au courant qui peu à peu entraînait et attirait l'ensemble de la nation... Il y a quelque exagération dans ces lignes, car le clergé n'était nullement prêt à se rallier à la République. Mais dl est certain qu'a cette époque, quelques-uns de ses membres jugeaient opportun de ne plus la combattre avec la même intransigeance qu'autrefois.

[90] On en peut juger par l'exposé que nous trouvons dans le Journal de Fidus (IV, 132-133) d'un projet de constitution que le prince aurait élaboré et soumis au cardinal de Bonnechose. On y voit que le fils de Napoléon III établissait d'abord quatre principes généraux : La négation du droit du nombre (c'est-à-dire du suffrage universel), celle de l'égalité, celle du droit du mal et la nécessité de reconstituer les catégories et groupes sociaux. Comme moyens de reconstituer la nation, il indiquait : 1° l'importance à attribuer aux quatre colonnes vertébrales de la société (le clergé, la magistrature, l'armée, la propriété) ; 2° les conditions restrictives à imposer au droit électoral ; 3° l'abolition de la liberté de la presse ; 4° en revanche, le rétablissement de la liberté de tester. Quand aux dispositions constitutionnelles, les principales devaient être à son sens : 1° la division de la France en provinces ; 2° l'établissement de chambres provinciales ; 3° le droit de vote subordonné à des conditions d'âge et de domicile ; 4° le vote du budget pour toute la législature ; 5° la participation de la Chambre des pairs à la confection des lois ; 6° l'introduction de membres de droit dans la Chambre des pairs ; 7° l'introduction de membres de droit dans les chambres provinciales ; 8° l'institution d'une Chambre des députés qui ne serait formée que de délégués des Chambres provinciales et dont les sessions auraient lieu hors Paris.

[91] T. IV, 194-299.

[92] LAMBERT (Alexandre-Ferdinand-Marie-Tristan, baron), né à Fontainebleau le 16 février 1846 ; engagé volontaire en 9870 ; député de Fontainebleau (5 mars 1876) ; non réélu en 1877 ; rallié au parti royaliste après la mort du prince impérial (1879).