HISTOIRE DU GOUVERNEMENT DE LA FRANCE PENDANT LE RÈGNE DE CHARLES VII

 

CONCLUSION.

 

 

Nous avons fini d'exposer les principaux actes administratifs du gouvernement de Charles VII. Une réflexion que cette étude éveille tout d'abord, c'est que l'activité déployée sous ce règne a été véritablement surprenante. Pendant les vingt années environ qu'a duré cette œuvre de réforme, que de questions agitées et résolues ! C'est tout le travail social et administratif de trois siècles qui a été repris et organisé pendant cette période. De toutes les grandes parties de l'administration et du gouvernement, vous n'en voyez pas une seule, en effet, qui n'ait été profondément remaniée. On a décrété un nouveau système militaire. On a réorganisé lé service de la justice et des finances. Les rapports de la couronné et des pouvoirs religieux ont été modifiés complètement. Une série d'habiles mesures a conduit insensiblement la féodalité à reconnaître d'elle-même sa dépendance. L'établissement d'une police générale, les encouragements prodigués à l'industrie, au commerce et à l'agriculture, ont réveillé la vieille affection du tiers état pour la royauté. Enfin la diplomatie a su nouer de nombreuses et fécondes relations avec la plupart des nations étrangères. Telle a été l'œuvre du Conseil de Charles VII pendant cette période qui, nous le répétons, n'a guère dépassé vingt années. Nous serions en peine de trouver un autre règne qui eût vu déployer pendant un temps aussi court plus d'activité et plus d'intelligence. Les efforts de Henri IV et de Sully après les guerres religieuses, ceux de Louis XIV et de. Colbert après les troubles de la Fronde, ceux du Consulat après lei orages de la révolution, n'ont été ni plus énergiques ni plus décisifs. Et ce qui achève de surprendre dans les travaux de Charles VII, c'est que ces grandes et difficiles réformes s'accomplissaient dans les derniers instants d'une guerre effroyable qui durait depuis cent années, et qui semblait avoir étouffé les forces intellectuelles aussi bien que les forces physiques du pays sous le poids de souffrances et de calamités presque sans exemple.

Grâce à tous ces efforts, la France si longtemps tiraillée par mille souverainetés rivales, ne voit plus à sa tête qu'un pouvoir unique. Ainsi se trouve terminée la lutte engagée depuis tant de siècles entre le droit de l'État et celui du Fief, entre la tradition romaine et la tradition germanique. Depuis le démembrement féodal, la royauté ne pouvait plus en quelque façon se reconnaître sur ce sol où elle avait été élevée au milieu des souvenirs et des habitudes de Rome ; et c'est à peine si, pendant trois siècles, elle avait pu respirer librement dans ce violent conflit des institutions germaniques et romaines. Maintenant elle peut jeter son cri de délivrance ; la tradition de Rome a définitivement vaincu. Si les forces rivales peuvent faire craindre encore quelques révoltes, tout prouve que la grande lutte est achevée pour toujours. Sur ce sol qui s'aplanit de toutes parts, la volonté du pouvoir n'ira plus se heurter à chaque instant aux résistances féodales. Voyez, en effet, avec quelle promptitude elle se transmet déjà jusqu'aux extrémités du corps social par cette hiérarchie d'officiers royaux, disons le mot, de fonctionnaires, qui commandent les troupes, qui rendent la justice, qui lèvent les impôts en son nom ! Telle est déjà la facilité du commandement, telle est la rapidité de l'obéissance. Le mystérieux courant qui depuis deux siècles entraînait cette société vers l'égalité civile et l'unité administrative, commence donc à se manifester au grand jour. C'est qu'aussi la couronne est désormais tout à fait libre de donner à son autorité et aux intérêts sociaux la direction qui lui convient.

Ce n'est pas qu'en se renouvelant sous Charles VII, la royauté ait entendu se dégager complètement de ses vieilles empreintes féodales : il n'était guère possible qu'elle pût rompre à ce point avec les institutions du passé. Si donc la tradition romaine a vaincu la tradition germanique, vous verrez celle-ci garder en dédommagement le privilège de donner à l'autorité sa forme extérieure, et retenir une foule d'habitudes et d'institutions du passé-autour du pouvoir royal comme son indispensable cortège. La couronne s'est affranchie de l'aristocratie féodale par l'établissement d'une armée permanente, et le maintien du ban et de l'arrière-ban laisse intacts, du moins en apparence, ses cadres et son organisation militaires. Elle a réduit les justices seigneuriales et ecclésiastiques à n'être plus qu'une ombre et un simple. nom, et dans le sein même du parlement elle conserve une place à la Cour des Pairs, l'ancienne et l'unique cour de justice sous les deux premières races. Elle a soustrait la France au régime des fiefs, et pourtant elle continue d'exiger tous les droits seigneuriaux que la loi féodale accordait aux propriétaires du sol. C'est même à titre de propriétaire que le pouvoir royal exerçait la plupart des droits religieux dont la Pragmatique de Bourges venait de l'investir. Ainsi, les légistes de Charles VII n'avaient pas si complètement façonné la royauté à l'image de la constitution romaine qu'ils l'eussent entièrement dépouillée de sa physionomie germanique. Cela n'est, du reste, qu'une nouvelle preuve du bon sens et de l'intelligence de ces réformateurs. Ils ont su tenir compte des traditions, et ils ont mieux aimé subordonner pacifiquement les' pouvoirs féodaux à la couronne que de les mettre violemment aux prises, politique qui avait été la règle de Saint-Louis dans ses rapports avec la féodalité. La révolution qui, en si peu d'années, a rendu prépondérante l'autorité royale jusque-là si faible, a pu s'accomplir ainsi sans violence, et c'est sans doute pour ce motif qu'elle est restée presque inaperçue de nos historiens, tant nous avons l'habitude de ne donner notre attention qu'à ce qui fait beaucoup de bruit.

Les contemporains de Charles VII, ceux du moins qui assistèrent aux vingt dernières années de son règne, n'eurent pas cette indifférence, et même ils saluèrent d'unanimes actions de grâces ce gouvernement qui remplaçait par une paix vigoureuse et des institutions fécondes un siècle d'effroyable anarchie. Un publiciste du dix-huitième siècle qui aime aussi Charles VII, a cependant adressé deux graves reproches à cette politique[1] : le premier, c'est d'avoir enlevé à la noblesse ses droits naturels, le second, d'avoir suspendu les états généraux. Que faut-il penser de ces deux griefs ? En ce qui concerne la noblesse, on pourrait d'abord se demander si elle avait, en effet, des droits naturels. Admettons-le cependant, pour ne pas soulever une discussion qui ne serait pas à sa place ici. Au moins personne ne voudra prétendre que ces droits aient été quand même inviolables. Évidemment, ils ne pouvaient être respectables et légitimes qu'autant qu'ils ne troubleraient d'aucune manière les intérêts de l'ordre social. Or, nous ne savons que trop bien ce que la noblesse fit des droits qu'elle devait à la conquête ou à des usurpations. Charles VII crut devoir briser en ses mains des armes dont elle ne faisait plus qu'un usage détestable, et il eut raison. Mais il ne la réduisit pas pour cela à la condition du tiers état : en échange de ses droits, il lui laissa des prérogatives fort nombreuses et fort importantes. Et non-seulement la noblesse continua d'être la première classe de la nation, mais elle conserva le privilège de servir l'État dans les fonctions les plus éminentes. La liste du Conseil nous a fait voir, en effet, que le roi appelait auprès de lui, pour l'aider au gouvernement, des membres de tous les rangs de la noblesse. Les dignités militaires n'étaient d'ailleurs que pour elle seule, et les ambassades lui étaient aussi presque exclusivement réservées. Il y avait loin de cette politique au système de défiance et d'exclusion pratiqué par Louis XI. Si les services rendus à l'État par la bourgeoisie sous Charles VII ont été les plus nombreux, ce n'est pas qu'on les ait préférés à ceux de la noblesse ; cela vient uniquement de ce qu'elle donnait plus d'application et de dévouement aux affaires publiques. On pourrait même dire que la noblesse ne trouva jamais dans la constitution du pays ou dans le caractère du prince de plus grands encouragements pour se façonner au service de l'État et devenir un véritable corps politique.

Le reproche qui touche à la suppression des états généraux nous paraît beaucoup plus grave que celui qui concerne la noblesse. Aussi bien faudra-t-il toujours regretter que cette institution des états n'ait pas été un des ressorts essentiels de la constitution sous l'ancienne monarchie. A la longue, elle eût suscité sans doute un esprit politique dans notre pays, et la nation habituée à se rendre compte de ses propres affaires et à les manier en partie, aurait fini peut-être par trouver ce contrepoids que son tempérament trop fougueux réclame en vain depuis si longtemps. Cette éducation par la pratique des affaires, cette connaissance plus exacte des choses politiques l'auraient très-probablement mise à l'abri de ces lassitudes et de ces défaillances morales auxquelles elle ne sait échapper que pour courir avec des bonds furieux vers une liberté impossible. Voilà le service. que ces assemblées eussent rendu sans doute au pays, à une condition, il est vrai, celle de n'être .plus la représentation des seules classes privilégiées, mais l'image de la nation tout entière. Ce n'est qu'à la condition de cette égalité au sein des états, que l'institution pouvait être capable de fonder quelque chose, comme l'exemple de 1789 l'a du reste solennellement prouvé. Malheureusement ce n'était pas dans les états du quinzième siècle que cette égalité pouvait régner ; jamais l'état social de cette époque n'aurait pu le permettre. Issus d'une société établie sur la division des castes, cos assemblées devaient presque fatalement reproduire les jalousies, les défiances et les haines qui partageaient les trois ordres de la nation. Aussi ces réunions n'étaient-elles guère qu'un champ clos où l'on venait échanger des récriminations et des insultes, ce qui finit par les rendre si impuissantes à procurer aux classes paisibles quelque repos et quelque bien, que de lui-même le tiers état se mit à réclamer leur suppression. On dira peut-être que la couronne n'eût pas dû céder à des vœux qui tendaient à bouleverser une tradition politique vénérable, et que son devoir était de soutenir le cœur de la nation contre son découragement. Mais l'hostilité des corps privilégiés qui dominaient dans les états généraux, ne s'adressait pas moins à la royauté qu'au tiers état ; elle les comprenait tous les deux dans la même haine. Or, quel est donc le pouvoir qui aime à laisser debout les institutions qui le combattent ?

Mais la meilleure défense de Charles VII, c'est que pouvant profiter de la disparition des états pour établir un gouvernement absolu, il refusa de le faire. Il n'entendit pas un seul moment se passer de conseils. Les violents ne furent réduits à se taire que pour laisser les hommes modérés et habiles se faire entendre librement, et pendant tout le règne leurs voix furent toujours écoutées. Il se fit ainsi comme un partage du pouvoir législatif et de l'autorité exécutive entre la couronne et la partie modérée de tous les autres ordres dans le sein de ce Grand-Conseil qui pendant trente-cinq ans ne cessa de gouverner avec le roi. Ce fait remarquable place le gouvernement de Charles VII à une aussi grande distance du régime absolu que des institutions libres, et l'on pourrait le définir un gouvernement tempéré, si non par des libertés, au moins par des conseils.

Il faut lui savoir d'autant plus de gré d'avoir reconnu ces limites, qu'à cette époque la nation était dans un de ces accès de lassitude et de prostration morale où elle sacrifierait tout au plaisir du repos. Personne ne voulait plus songer à ces garanties politiques revendiquées avec tant d'énergie au milieu du quatorzième siècle : le bonheur de ne plus trembler à chaque heure pour sa subsistance et sa vie, de respirer librement, de jouir de la paix de la famille et de la cité, voilà la seule ambition qui restât à la nation épuisée ; c'était son vœu unanime, et c'est le cri qui semble s'échapper encore de toutes les histoires et de toutes les chroniques contemporaines. Dans ces circonstances, la royauté n'avait évidemment qu'à étendre la main pour s'approprier tout le pouvoir, et l'on peut même dire que la nation l'invitait à les prendre, tant elle paraissait mettre son bonheur à ne plus être chargée de sa propre destinée. Mais la couronne ne voulut pas aller aussi loin, et ces barrières que la nation ne songeait plus à relever, ce fut elle-même qui les replaça devant son propre pouvoir.

Son autorité n'en fut ni moins énergique ni moins obéie, et l'on doit croire que si la tradition de ce gouvernement avait pu s'établir et durer, les droits des classes laborieuses et ceux de la royauté auraient pu trouver là des garanties également efficaces. Ce n'est pas, il est vrai, l'avis de M. Augustin Thierry, qui pense qu'à la fin du règne de Charles VII il était temps que l'action collective du Conseil fit place à une volonté et à une direction uniques. Les mêmes forces, dit-il[2], qui avaient fondé le nouvel ordre administratif, n'auraient pas su le maintenir intact ; elles étaient collectives et, comme telles, trop sujettes à varier ; l'œuvre de plusieurs avait besoin, pour ne pas déchoir, d'être remise aux mains d'un seul. On ne croirait guère, en lisant ces paroles, que l'influence du Conseil sous Charles VII a duré pendant vingt-cinq années, et que, pendant tout ce temps, le pouvoir central n'a cessé un seul jour d'accroître ses prérogatives. Rien n'est plus vrai cependant, et, pour s'en convaincre, il n'y a qu'à comparer les ordonnances qui suivirent la rentrée du roi à Paris avec celles qui répondent à la fin du règne,-et les premiers actes du pouvoir avec les derniers. C'est, du reste, ce que nous avons fait à plusieurs reprises pour marquer le progrès incessant de la couronne. Eh bien, à la mort de Charles VII la suprématie du roi n'était-elle pas universellement reconnue et obéie ? Les pouvoirs féodaux n'acceptaient-ils pas d'eux-mêmes la subordination ? Voyait-on faiblir en quelque point l'autorité royale ? Et la nation tout entière ne la respectait-elle pas pour sa vigueur autant qu'elle l'honorait pour ses services ? Il est donc fâcheux, à tous égards, que les traditions du règne de Charles VII n'aient pas été mieux observées par son successeur. Elles n'auraient rien retiré à sa prérogative ; elles auraient seulement épargné à la royauté de nombreuses occasions d'erreur et d'abus de pouvoir, et l'on n'eût pas vu, comme l'a dit Boulainvilliers, a le gouvernement le plus méthodique faire place au règne le plus arbitraire et a le plus contraire aux lois que la France eût encore essuyé. Malheureusement l'ordre politique établi sous Charles VII n'était pas fait pour un caractère tel que celui de Louis XI. Discuter ses idées avec lenteur et avec calme, demander conseil à des hommes circonspects, ennemis des mesures précipitées et brutales, c'était là trop d'entraves pour ce caractère naturellement fougueux, que l'attente du pouvoir avait d'ailleurs exaspéré, et qui avait hâte de tout bouleverser comme pour mieux se prouver à lui-même qu'il tenait enfin cette omnipotence si longtemps convoitée. Aussi le premier acte de Louis XI est-il de disperser ces Conseillers qui avaient rendu de si grands services à son père et à la couronne. Cette barrière une fois abattue, il se complaît à troubler tous les rapports établis sous le règne précédent entre le pouvoir et les différentes classes de la nation, et qui formaient l'ordre politique du royaume. Il provoque, il exaspère la noblesse, il écrase la bourgeoisie d'impôts, il mécontente le clergé en déchirant sans raison et sans but la Pragmatique. Ces fougues de tempérament, à la fois puériles et terribles, font explosion pendant plusieurs années, mais comme il y avait sous ces emportements de caractère une rare intelligence, Louis XI finit par comprendre le besoin de gouverner un peu moins avec ses passions et un peu plus avec son bon sens. La seconde partie de son règne est à peu près employée à faire oublier ou à réparer les fautes de la première. Il caresse et il apaise la bourgeoisie, il flatte tous les membres de la noblesse qu'il croit pouvoir gagner ; en même temps, il demande conseil, il écoute, il délibère avec les autres et avec lui-même avant d'agir. Son habileté et les circonstances lui venant en aide, il rend prépondérante et même absolue la prérogative royale qu'il avait si gravement compromise. Mais, en devenant absolue, la royauté devenait-elle réellement plus forte ? Avait-elle l'adhésion de toutes les classes, comme sous le règne précédent ? N'alarmait-elle pas, au contraire, la, bourgeoisie presque autant que l'avait fait la noblesse ? Ne s'était-elle pas rendue profondément impopulaire[3] ? Et les défiances qu'elle soulevait de toutes parts, lui laissaient-elles en réalité autre chose que la garantie de l'ordre matériel ?

Mais le règne de Louis XI a rendu sans doute à la nation des services qui méritent de voiler à nos yeux son despotisme ? Nous craignons bien qu'en étudiant de plus près qu'on ne l'a fait jusqu'ici le gouverne-de son prédécesseur, on n'arrive à cette opinion que la réputation de Louis XI est singulièrement exagérée. Pour nous qui avions entrepris cette étude sans parti pris d'enthousiasme ou de blâme, et sans même songer d'avance à ce parallèle qui la termine, à mesure que nous avons pénétré plus avant dans la politique de Charles VII, il nous a semblé voir se détacher et s'évanouir les principaux titres de cette renommée. Nous avions vu jusqu'ici dans Louis XI la personnification la plus complète de la politique d'unité contre l'anarchie féodale, et nous découvrions que son prédécesseur avait consolidé cette unité par les institutions les plus vigoureuses. Nous avions cru avec tout le monde qu'il avait le premier fait plier la tête à la grande noblesse ; et l'examen du règne de son père nous révélait que plusieurs années avant lui la féodalité s'était déjà vu contraindre au respect et à la soumission envers la couronne. Considérez, en effet, sa conduite à la mort de Charles VII. Elle demeure paisible, et il est facile de voir qu'à moins d'être provoquée, elle ne songera pas à reprendre son indépendance les armes à la main. Mais Louis XI n'est pas plutôt mort, qu'elle s'agite de toutes parts, et qu'elle rejette dans la guerre civile ce pouvoir royal qui se croyait inattaquable.

Il est vrai que Louis XI a laissé le royaume agrandi, mais Charles VII l'avait reconquis sur l'étranger, et le bienfait de ses victoires nous est resté, tandis que son successeur n'a démembré l'héritage de Charles-le-Téméraire que pour élever du même coup cette maison d'Autriche, mille fois plus redoutable à la France que la maison de Bourgogne. Que sont d'ailleurs la plupart de ces acquisitions de Louis XI ? Des coups de dé heureux, des legs de la vieillesse et de la mort, bien plutôt que des conquêtes habilement ménagées. Est-ce qu'on a jamais songé à faire du règne de. Louis XV un grand règne, parce que le hasard des événements a permis que la Lorraine et la Corse fussent alors réunies au royaume, et que la maison de Bourbon s'établit sur deux trônes d'Italie ?

Le règne de Louis XI est-il du moins le règne d'un législateur ? Nous avons parcouru une à une et avec un grand soin ses ordonnances, et nous avouons n'avoir trouvé dans les quatorze cents lettres environ qui en forment le recueil, aucune de ces lois constitutives, de ces pragmatiques sanctions, comme on les appelait, sur les finances, la justice, le clergé, etc., qui se rencontrent en si grand nombre dans les ordonnances de Charles VII. Nous n'en avons pas été bien surpris, du reste, et cela pour deux raisons. La première, c'est qu'il ne restait à faire que bien peu de ces lois, depuis que le conseil de Charles VII avait réglé chaque matière avec tant d'habileté et de précision ; la seconde, c'est qu'évidemment il ne pouvait convenir à un homme comme Louis XI de fixer des limites à sa propre autorité. Il aimait beaucoup mieux décider chaque cas particulier au gré de ses caprices, laisser en suspens, par exemple, durant tout son règne, le maintien ou l'abolition de la Pragmatique de Bourges, que d'enchaîner sa liberté d'action par le texte d'une loi. En cela, d'ailleurs, il n'était que conséquent avec le principe du gouvernement qu'il avait établi, l'essence du despotisme étant de ne reconnaître d'autre loi que la volonté du prince. Il est vrai qu'à défaut de ces lois organiques, nous rencontrons dans les ordonnances de Louis XI une multitude de mesures d'intérêt local ou individuel. Les lettres concernant les privilèges des corporations ou des villes, les gages des officiers royaux, la perception ou l'augmentation des impôts, les statuts des métiers, les réunions à la couronne, les anoblissements, le cours des monnaies, la création des marchés ou des foires sont surtout fort nombreuses. La masse de ces documents atteste l'activité d'ailleurs incontestable d'un roi et la vigilance inquiète d'un gouvernement, qui entendait pourvoir à tous les intérêts au moyen d'une centralisation administrative déjà fort compliquée et fort minutieuse, mais avouez que de tels actes ne suffisent pas à justifier ce titre de législateur qu'on attache si complaisamment au nom de Louis Xt. II est aussi d'usage d'ajouter que son règne a protégé fort efficacement les classes moyennes. On doit reconnaître, en effet, que Louis XI a fait beaucoup pour elles, en maintenant une police sévère, en développant le commerce, en assurant la sécurité aux relations de toute sorte. Mais il ne fit en cela que reprendre la tradition du gouvernement de Charles VII, qui avait essayé de satisfaire aux mêmes besoins avec un zèle et une vigilance dont nous avons donné de nombreuses preuves.

A notre sens, le vrai rôle, nous n'osons dire le service de Louis XI, a été de faire entrer violemment les individus dans le cadre des institutions créées par son père. Charles VII avait soumis à la centralisation toutes les institutions administratives et politiques ; Louis XI entendit lui soumettre sans délai toutes les volontés individuelles. Dans sa passion de nivellement, il ne se préoccupe en aucune façon, quoiqu'on ait dit, de ménager une classe plutôt qu'une autre, et s'il persécute plus opiniâtrement la noblesse, ce n'est pas pour servir le tiers état, c'est parce que de toutes les classes elle est la plus rebelle à courber la tête. Si Louis XI avait eu l'habileté qu'on lui attribue, est-ce qu'il n'eût pas reconnu bien vite que l'intérêt de l'État ne demandait pas, qu'il condamnait même cette politique d'extermination ? Mais comme la haine ne raisonne pas, il se précipita en aveugle sur l'aristocratie, frappant à droite et à gauche tout ce qui ne pliait pas assez vite, au risque d'atteindre et de détruire du même coup toute la force et toute la sève de l'État. Est-ce que vous apercevez une si grande différence entre cette conduite et celle que tinrent les Césars après le gouvernement d'Auguste ? Au lieu d'abolir l'aristocratie, Auguste, qui voulait la ménager en la désarmant, avait pris à cœur de lui laisser assez de prérogatives pour l'empêcher de trop regretter le passé, et assez d'honneurs pour qu'elle se crût toujours un des grands corps de l'État : politique habile qui fortifiait d'autant plus le pouvoir suprême, qu'elle le cachait davantage. Ses successeurs dédaignant de tels ménagements, ne voulurent voir au contraire dans cette noblesse qu'une mortelle ennemie dont il fallait se débarrasser par tous les moyens. C'est exactement l'histoire de Charles VII et de Louis XI dans leurs rapports avec la féodalité. Et cependant, contradiction singulière, nous admirons dans notre histoire ce qui nous semble monstrueux dans l'histoire de Rome ! Nous ne trouvons pas de termes assez durs pour qualifier les Césars, et pour Louis XI nous n'avons pas assez d'indulgence ! La poésie et l'histoire vont même jusqu'à se faire ses complices : Tacite excuse et défend Tibère !

A vrai dire, de telles sympathies nous affligent plus qu'elles ne nous surprennent. Elles n'existent, en effet, que parce que notre caractère national sympathise lui-même avec les passions et les préjugés qui ont dominé Louis XI. Cette haine de toute inégalité, cet instinct et ce besoin de nivellement, mais c'est le fonds même de notre tempérament politique et de notre humeur sociale. Nous n'avons jamais pu souffrit' tranquillement le spectacle du privilège, la vue même du despotisme nous répugne beaucoup moins. Que dis-je, on nous a toujours vu courir à sa rencontre et nous livrer tout entiers à lui, chaque fois qu'il a bien voulu nous promettre de s'attaquer à ces inégalités sociales dont l'aspect nous est si pénible. Rien donc ne saurait nous plaire davantage que le règne de ces princes niveleurs qui font plier tout ce qui dépasse la mesure commune. Qu'ils n'agissent ainsi que par égoïsme, peu nous importe. Leur passion se rencontre avec la nôtre ; c'est assez pour qu'ils aient droit à toute notre admiration. Qui donc ose dire qu'ils pourraient bien n'être que des tyrans ? Ils ont été investis d'une mission sainte ; ils ont été donnés à la France pour être les précurseurs de la démocratie.

C'est parce que Louis XI flattait plus qu'aucun autre prince ces secrets instincts de notre caractère national, que nous avons élevé si haut sa statue. Qu'elle mette dans l'ombre et qu'elle nous cache tout un siècle d'immenses travaux et d'admirables progrès, c'est ce dont nous ne voulons même pas nous inquiéter. Si ce préjugé historique n'atteignait que la réputation de Charles VII, peut-être ne faudrait-il pas trop s'en affliger : Charles VII n'a fait que subir ainsi cette loi mystérieuse des représailles, qui venge l'injustice par l'injustice et l'ingratitude par l'oubli. Mais à côté de ce prince il y a ses Conseillers, ces hommes laborieux et modestes qui ont tant fait en silence pour la prérogative royale et pour l'intérêt public. Nous avons pris à tâche de leur rendre la justice qu'ils méritent en mettant leurs travaux et leurs services au grand jour. Nous l'avons fait sans parti pris d'admiration, et ce qui nous le prouve à nous-même, c'est que tout en signalant le bien nous n'avons jamais manqué de signaler aussi les imperfections et les erreurs. Quelque nombreuses qu'elles aient été, nous n'en sommes pas moins convaincu que ces Conseillers ont réalisé des progrès vraiment mémorables, et, tout bien examiné, nous ne craindrons pas d'affirmer que la France se fût passée plus facilement de Louis XI que de Charles VII.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Il n'y a personne qui ne sente aujourd'hui que si Charles VII eût assemblé des états généraux et qu'il les eût rétablis conformément à l'ancien usage dans le droit de conseiller le monarque, tant pour la guerre que pour la paix, ou pour le choix des personnes propres à remplir les emplois civils et militaires, dans le droit de consentir aux impositions et d'accorder les secours d'argent nécessaires aux besoins publics, et enfin qu'il eût rendu au corps de la noblesse ses droits naturels et les avantages dont elle était en possession avant la guerre des Anglais, il est indubitable que par ce seul moyen, Charles VII aurait prévenu solidement et efficacement tous les malheurs qui ont inondé la France après lui. (Boulainvilliers, Histoire de l'ancien gouvernement de la France, t. III, p. 158, édit de 1727.)

[2] Augustin Thierry, Essai sur le tiers état, t. Ier, p. 93.

[3] Les chroniques contemporaines attestent en effet que le gouvernement de Louis XI était impopulaire au plus haut point.