HISTOIRE DU GOUVERNEMENT DE LA FRANCE PENDANT LE RÈGNE DE CHARLES VII

 

CHAPITRE VIII. — RAPPORTS DU GOUVERNEMENT DE CHARLES VII ET DU TIERS ÉTAT.

 

 

Nous avons maintenant à étudier les rapports du gouvernement de Charles VII et de ce tiers état d'où sont sortis ses membres les plus éminents. Plusieurs questions intéressantes se présentent à ce sujet. En combattant les prérogatives des classes privilégiées, les hommes du Conseil se proposaient-ils d'assurer au tiers état une plus grande somme de droits politiques ou civils ? Leur but n'était-il pas, au contraire, d'établir la prépondérance du pouvoir royal aussi bien sur cette classe que sur les deux autres ? Ou bien ne faut-il pas croire qu'ils ont voulu servir avec la même ardeur les deux intérêts : celui du pouvoir, en augmentant sa part d'influence sur les administrations locales ; celui du tiers état en le faisant protéger par une police plus énergique, en assurant la sécurité des transactions, en encourageant l'agriculture, en facilitant les progrès et les développements du commerce ?

Pour répondre à ces questions, il est nécessaire d'indiquer en quelques mots la situation politique de la bourgeoisie au commencement du quinzième siècle : La France était alors couverte d'une multitude de petits états municipaux, ayant une origine et des privilèges fort différents, mais jouissant en général d'une assez grande indépendance pour leur administration intérieure. La centralisation monarchique ne les avait pas encore façonnés sur un modèle Uniforme. Aussi quelles diversités dans leur organisation intérieure, dans leur chartes et dans leur privilèges ! Il y avait, comme on sait, au moyen âge trois grandes classes de villes : les villes municipales situées principalement au midi et qui perpétuaient les traditions du municipe romain ; les villes de commune, qui étaient nées d'une insurrection contre leur évêque ou leur seigneur ; enfin les villes prévôtales qu'on nommait ainsi parce qu'elles avaient à leur tête un prévôt du roi ou celui d'un seigneur. Les villes municipales et les villes de commune avaient joui pendant longtemps d'une indépendance absolue, mais pour des causes qu'il est inutile de développer ici, le pouvoir royal avait fini par les soumettre toutes à sa surveillance. Toutefois elles avaient conservé une physionomie particulière et comme l'emprei.nte de leur origine. Au commencement du quinzième siècle on ne pouvait pas encore confondre une ville municipale avec une ville prévôtale : le mode de nomination et les attributions des magistrats étaient toujours profondément distincts. Du reste, entre les villes de même origine il y avait aussi une diversité presque infinie. Telle ville municipale était ville d'arrêt, telle autre, ville de loi, telle autre, ville de paix ou de pariage. Celle-ci jouissait d'une exemption qu'une autre ne possédait pas : ici le privilège consistait dans l'établissement d'une foire par permission spéciale ; ailleurs dans le droit de cloche ou des trois justices. Il n'y avait pas en France, à l'époque dont nous parlons, deux constitutions municipales tout à fait identiques. Ces diversités n'ont d'ailleurs rien de bien étonnant. Nées ou agrandies dans les circonstances les plus différentes, ces petites républiques ne pouvaient offrir l'uniformité que les législateurs n'avaient point cherchée.

Les magistratures préposées au gouvernement de ces villes ne se ressemblaient guère plus que leurs constitutions mêmes. Le nom d'échevins était bien donné généralement dans le nord aux magistrats municipaux, comme celui de consuls était attribué à ceux du midi, mais ces échevins ou ces consuls n'avaient guère que le nom d'uniforme. Telle ville n'avait à sa tète qu'un échevin appelé maire ou mayeur, telle autre en avait deux ou même trois[1], telle autre n'en avait pas du tout[2]. La durée des fonctions municipales sera, selon les lieux, d'un, de deux, de cinq, de dix ans ; quelquefois même ces fonctions seront viagères[3]. Les modes d'élection étaient peut-être encore plus divers. On trouvait, par exemple, à Perpignan[4], le long et bizarre ballottage des villes italiennes, tandis qu'à Clermont et à Angers[5] le peuple élisait directement. A Alby[6], les électeurs étaient nommés par chaque quartier, ce qui constituait l'élection à deux degrés, comme nous dirions maintenant ; à Bourges et à Troyes[7] ils étaient choisis par les maires des métiers. Les magistrats sortant de charge nommaient, au contraire, les échevins à Montferrand et à Châlons-sur-Marne[8]. Dans certaines municipalités, les artisans, les marchands, les bourgeois et les gens de loi étaient représentés au Conseil de la ville dans une proportion déterminée. Ici on admettait tout le peuple à voter ; là on excluait les artisans du suffrage ; au Mans, chose plus bizarre, c'étaient les gens d'Église qui subissaient cette exclusion[9]. Ajoutez à ces villes celles où les officiers municipaux étaient nommés directement soit par le roi, soit par les seigneurs.

Avec sa passion de l'unité, le pouvoir royal devait se préoccuper un jour ou l'autre d'atténuer ces différences, et de plier ces constitutions à des règles à peu près identiques. La tradition romaine, reprise et poursuivie par les légistes avec tant d'ardeur, lui conseillait d'ailleurs instamment cette conduite. On sait que sous la république, le sénat, qui regardait la division des intérêts comme un des fondements de sa politique, avait attribué aux municipes des obligations et des prérogatives fort diverses, mais que le gouvernement impérial avait insensiblement effacé ces différentes pour les remplacer par un système à peu près uniforme[10]. Fanatiques de la tradition romaine, les légistes ne pouvaient la déserter sur ce point ; ils s'étaient donc proposé un idéal en cette matière, c'était d'effacer peu à peu les distinctions de noms et de privilèges, et de remplacer les règlements particuliers par des ordonnances générales, au moins dans le domaine royal. Déjà cette tentative s'était fait jour sous Saint-Louis. On avait alors essayé de soumettre aux mêmes règles l'administration municipale de toutes les Villes de l'Île-de-France[11]. A la tête de chaque ville devait se trouver un mayeur ou maire, et au-dessous un Conseil de prud'hommes appelés échevins. L'élection du maire devait avoir lieu dans toutes les villes le lendemain de la Saint-Simon. Sa gestion était soigneusement déterminée ; on le soumettait aux règlements les plus minutieux ; et qui rappelaient les prescriptions imposées autrefois aux gouverneurs des provinces par l'administration romaine. Telle avait été la préoccupation des légistes dès le milieu du treizième siècle.

Ces tentatives n'eurent aucun résultat, sans doute parce qu'elles étaient trop prématurées, et le pouvoir royal se vit obligé presque aussitôt de revenir aux ordonnances particulières. Aussi le caractère de tous ses rapports avec les villes pendant le quatorzième siècle fut-il de proportionner les concessions et les exigences à la force ou à la faiblesse, au dévouement ou à l'infidélité des petits États municipaux dont la couronne était appelée à régler l'organisation. Ce qu'on rencontre toutefois le plus souvent dans ces actes, c'est la concession de nouveaux privilèges, ou la confirmation d'anciennes chartes. Les ordonnances de Charles V et de Charles VI renferment une foule de dispositions de cette nature[12]. Remarquons en passant que ce fréquent appel des villes au pouvoir pour faire sanctionner d'anciens privilèges ou consacrer des prérogatives nouvelles était un indice de l'autorité croissante de la royauté et de la décadence de cet esprit municipal si hostile autrefois à toute intervention étrangère. D'un autre côté, il faut reconnaître que si l'action du pouvoir royal se développe, c'est sans la moindre uniformité qu'elle s'exerce. Comme il n'y a pas encore d'intérêts généraux, ni les idées, ni les lois ne sont encore générales. Les événements pesaient d'ailleurs d'une façon tellement inégale sur la destinée et le développement de ces petits États municipaux, qu'il n'est guère étonnant qu'au commencement du quinzième siècle leur constitution intérieure ait présenté les mêmes diversités qu'un siècle ou deux auparavant.

Ce n'était pas dans les premières années de son règne que Charles Vil pouvait tenter de modifier cet état de choses dans l'intérêt de la prérogative royale. Avec une autorité si réduite, une noblesse si peu fidèle et des populations dont le dévouement était incertain, il ne pouvait songer à diminuer les privilèges et à ébranler l'organisation de ces villes qui étaient après tout son meilleur appui. Loin de là, on le vit s'attacher pendant les premières années de son règne à augmenter leurs privilèges. En 1422, la ville de Tournai, la seule que Charles VII possédait au nord de la Seine, obtient de ne plus porter ses causes d'appel au parlement de Poitiers[13], et de les faire juger en dernier ressort par son propre maire. La même année on accorde à Toulouse et à Milhaut la confirmation de tous leurs privilèges, faveur bien due à la fidélité que témoignait le Languedoc à son roi légitime[14]. Deux ordonnances rendues en 1423 et 1424 confirment et augmentent les privilèges de La Rochelle qu'il fallait empêcher à tout prix de se donner aux Anglais[15]. La ville de Troyes est reçue dans l'obéissance du roi, en 1429, à des conditions bien favorables[16] : tous ses privilèges sont conservés, et le roi s'engage à ne mettre aucune garnison dans la ville, à abolir toutes ses dettes envers le trésor, et à n'y frapper que de la monnaie de bon aloi. Après le siège d'Orléans, cette ville obtient aussi de notables avantages en récompense du courage de ses habitants et des sacrifices qu'ils s'étaient imposés ; on la déclare ville d'arrêt, et on l'exempte pour toute la durée du règne de toutes tailles, aides et subventions quelconques, arrière-bans et autres mandements de gens pour fait de guerre, ainsi que de toutes prises de blé, vin et autres vivres, pour la dépense de l'hôtel du roi, de la reine, du dauphin et des princes du sang[17]. Les mêmes privilèges sont accordés vers la même époque à la ville de Montargis moins cependant l'exemption de la gabelle du sel. Le roi voulut par les mêmes lettres que les bourgeois de Montargis et leurs descendants pussent, en mémoire de leur courage et de leur loyauté, porter par forme de devise, en broderie ou orfèvrerie, la lettre M couronnée, et que la ville s'appelât Montargis-le-Franc[18]. Récompense ingénieuse, qui flattait plus qu'aucune autre, sans doute, le patriotisme local, sans coûter au trésor public autant que les concessions ordinaires. La même prérogative fut accordée quelques années après à la ville de Louviers pour un semblable motif[19]. De leur côté, les habitants de Bourges reçurent en récompense de leurs services, le droit d'acquérir des fiefs et arrière-fiefs de personnes nobles ou autres, sans pouvoir être contraints à les remettre hors de leurs mains ou à payer au roi aucune finance ni indemnité[20] et ce privilège fut octroyé à quelque temps de là aux habitants de Saint-Omer[21]. Telle fut la politique des premières années du règne. La couronne dissipait ainsi une foule de droits utiles, au grand détriment de son autorité et de ses finances. Mais elle était si peu sûre du lendemain, qu'elle ne pouvait guère marchander, dans une pensée d'avenir, les témoignages de sa reconnaissance à ses auxiliaires les plus éprouvés.

En sera-t-il de même quand le pouvoir royal aura commencé à se raffermir ? Dans la seconde période du règne, nous remarquons encore que des chartes de privilèges sont accordées à plusieurs villes : à Fresnay-l'Évêque en 1444, à Gordon en 1446, au Mont-Saint-Michel en 1447, à Moissac, à Montauban, à Carcassonne et à Lorris en 1448, à Rouen et à Paris en 1449, à Bayeux, à Avranches, à Caen, à Castelnaudary, à Duras, en 1450[22]. Mais ces concessions ne sont, en général, que la confirmation d'anciennes chartes ; elles maintiennent des droits acquis, mais elles ne concèdent aucun privilège nouveau, comme cela s'était vu si fréquemment au commencement du règne. D'un autre côté, quand on considère les noms de ces villes, on trouve que les concessions qui leur étaient faites étaient bien plutôt un acte d'habile politique que l'abandon de la prérogative royale. Ces villes appartenaient presque toutes, non pas au vieux domaine royal, mais à deux groupes de pays à peine reconquis, le Midi et la Normandie. N'était-il pas d'une bonne politique de fortifier par des concessions la fidélité de ces pays si longtemps soumis aux Anglais, et dont les sympathies devaient sans doute hésiter encore ? Remarquons encore que, de l'année 1450 à la fin du règne, il n'y a presque plus de concessions de cette nature. A mesure que son autorité se relève, l'autorité royale est de moins en moins disposée à dissiper ses ressources et ses droits. Il y a plus, chaque fois que Charles VII eut à traiter avec quelque ville pendant ses dernières années, il prit soin de faire tourner, autant que possible, cette intervention à l'avantage de la couronne. Il ne laissa échapper, par exemple, aucune occasion d'accorder sa sauvegarde à toutes les villes qui la réclamèrent, et il tâcha en même temps de la faire payer fort cher à plusieurs d'entre elles. Il le fit en particulier pour les villes de Toul et de Verdun, après avoir consenti à les prendre sous sa protection. La ville de Toul dut payer sa sauvegarde au prix de 5.500 florins une fois donnés, et d'une rente annuelle de 500 florins ; quant à la ville de Verdun, elle paya 3.500 florins pour le même objet[23]. C'était tin sacrifice bien lourd ; mais ces villes qui n'avaient pas eu à subir toutes les calamités de la guerre de cent ans, pouvaient le supporter avec moins de difficulté que la plupart des autres cités du royaume. Il est vrai de dire que Charles VII n'entendit pas exiger cette sorte de contribution de toutes les villes qui obtinrent sa sauvegarde. En tout cas il eut soin, pendant les dernières années de son règne, de ne plus prodiguer les privilèges de finances dans les traités de cette nature.

Si l'on fait attention à l'administration de ces villes, on devra remarquer encore un autre fait : c'est que pendant la même période la couronne mit le plus grand empressement à augmenter sa part d'influence sur leur gouvernement intérieur. Les exemples en sont fort nombreux. La ville d'Épinal s'étant remise aux mains du roi pour être réunie à la couronne, les lettres que Charles VII fit publier à ce sujet ne maintinrent l'ancienne constitution de la ville qu'à la condition que la justice serait rendue par des magistrats choisis par le roi, et par un bailli royal chargé de juger les causes d'appel[24]. Et l'ordonnance ajoutait que dans tous les cas de trahison, de meurtre et de vol, les amendes seraient pour le roi seul : invention fiscale qui fait voir qu'à la fin du règne le roi se préoccupait beaucoup plus de remplir son trésor que de le dissiper. Les villes de Verdun et de Toul, qui se donnèrent à la couronne à la même époque, ainsi que nous venons de le remarquer, se firent garantir leurs franchises et coutumes, mais on les plaça sous la garde du bailli de Vitry, et naturellement cette surveillance dut leur enlever une partie de leur indépendance[25]. En 1449, les habitants de Bourgneuf-en-Limousin demandèrent l'approbation du roi pour quelques changements qu'ils voulaient faire à leur-constitution, la couronne ayant seule le droit de régler tout ce qui concernait l'affranchissement des. villes, leur érection en communes ou en villes de bourgeoisie et leur organisation municipale. Ces sortes de demandes se produisaient assez fréquemment, et il était d'usage de les accueillir sans réserve. Cette fois il n'en fut pas ainsi ; le roi exigea que les consuls fussent tenus de lui prêter serment de fidélité, et de lever des tailles pour son trésor[26]. Il agit encore de même à l'égard des villes de Lisieux, de Bergerac, de Bourg en Guyenne, de Libourne, de Saint-Émilion, de Pons en Saintonge, de Montferrand en Auvergne[27]. Lisieux s'étant soumis en 4449, le roi veut bien maintenir ses privilèges ; mais il se réserve le droit de confirmer le capitaine que l'évêque-comte doit mettre à la tête de la ville. Les habitants de Bergerac avaient fait demander au roi que le nombre des consuls fût réduit de huit à cinq, attendu que la dépopulation de la ville et la détresse publique faisaient qu'il y avait à peine gens qui voulussent être consuls : le roi ne veut consentir à cette modification toute insignifiante, que si l'on s'engage à laisser le bailli royal choisir le maire parmi les cinq consuls, et à payer au trésor un demi-marc d'argent à chaque mutation de ces magistrats. A l'égard de Bourg en Guyenne, il est stipulé que le sénéchal de Guyenne choisira le maire sur une liste qui lui sera présentée par les jurés sortant de charge. Le nouveau magistrat prêtera le serment de conserver les droits du roi dans la ville, d'informer le sénéchal des aliénations du domaine royal, et de l'aider à les recouvrer. Les jurés et le clerc de la commune devront faire le même serment. Enfin, clause assez singulière, aucune personne de la noblesse ne pourra être admise dans la commune sans la permission du roi ou du sénéchal. Des conditions analogues furent imposées à la même époque à la Ville de Libourne. Les Lettres qui réglèrent la capitulation de Bayonne indiquent d'une manière plus significative encore les exigences croissantes de la couronne[28]. Il est dit dans ces lettres qu'il y aura un maire et son clerc qui seront institués par le roi, lequel maire ne sera muable qu'au bon plaisir du roi, et que les pairs de la ville qui devront être élus chaque année par les habitants, seront tenus de faire serment entre les mains du maire. La ville de Bordeaux se vit obligée d'accepter des conditions aussi sévères. Les Lettres qui la concernent déclarent que le maire qui est à présent de par le roi demeurera, et que dorénavant ; quand le cas de vacation de maire y écherra, il sera par le roi pourvu au dit office de maire[29]. C'était la punition infligée à la révolte de Bordeaux ; ce fut aussi celle qui châtia, vers le même temps, le soulèvement-de Saint-Émilion[30]. Le pouvoir royal se conduisit à peu près de même à l'égard de Tournai. En 1456, les officiers royaux au bailliage de Tournai se plaignant d'usurpations sur les privilèges de la couronne de la part des magistrats municipaux, des lettres vinrent aussitôt maintenir et étendre la juridiction du bailli[31]. Quatre ans après, en 1460, la ville de Lisle en Périgord n'obtint la confirmation de sa charte qu'à la condition d'en faire disparaître ce qui concernait l'exemption des tailles, subsides, prestations et autres devoirs[32].

Cependant, il y a de nombreux exemples qui prouveraient que le pouvoir royal intervint quelquefois dans les affaires des villes sans rien prendre pour lui-même. Aussi serait-ce une grave erreur de penser qu'il y avait un parti pris de faire entrer quand même dans la centralisation monarchique toutes ces administrations municipales si divergentes. Les légistes pouvaient désirer ce progrès au nom de la tradition romaine qu'ils invoquaient en toute chose avec tant d'empressement ; mais ils savaient aussi tenir compte des circonstances, et quand l'autorité du roi ou ses avantages matériels n'étaient pas en péril, ils avaient assez d'intelligence pour laisser au temps le soin de modifier ce qui existait sans bouleversement et sans violence. Ainsi s'expliquent tout naturellement quelques actes qui, au premier abord, paraissent en opposition avec la politique que nous signalions tout à l'heure, par exemple, quand le pouvoir permet aux habitants de Langres[33] de s'assembler chaque année pour élire quatre échevins qu'ils changeront en tel temps qu'ils jugeront à propos, ou qu'il change le mode d'élection du maire et des échevins de Montreuil-sur-Mer, sans rien réserver à la couronne[34]. A quoi bon de pareilles réserves, si l'autorité royale n'avait rien à craindre de l'esprit municipal de ces villes ?

Deux observations ressortent de ces différents faits. La première, c'est que sous Charles VII le pouvoir royal est intervenu plus fréquemment que sous les règnes précédents dans le gouvernement intérieur des villes ; la seconde, c'est qu'il a soumis à une sorte de subordination quelques-unes des libertés municipales qui pouvaient plus particulièrement exciter ses alarmes. Mais nous avons remarqué en même temps que le pouvoir royal ne prenait conseil que des circonstances ; qu'il n'avait pas, à proprement parler, de système préconçu à l'égard des villes, et qu'il n'entendait nullement soumettre aux mêmes règles celles dont il modifiait la constitution. Loin, de vouloir les ramener à un type unique, il les laisse subsister avec leurs titres et leur physionomie originels, et l'on pourrait citer à l'appui de ce fait la confirmation de plusieurs chartes de commune, même pendant les dernières années du règne. Sans doute, ces villes étaient bien éloignées de l'indépendance dont elles avaient joui au treizième siècle ; cependant, les habitants et les magistrats y conservaient encore une large part d'autorité et d'action. La suprématie de la couronne était acceptée par toutes les villes sans exception ; mais à l'égard de plusieurs, elle était bien plus nominale que réelle. On laissait volontiers à ces petites républiques municipales l'élection de leurs magistrats, et à ces magistrats le soin de rendre la justice, au moins -dans certains cas, de faire des règlements de police, de percevoir et de dépenser certaines contributions locales. Ce n'était qu'exceptionnellement que le pouvoir réclamait pour ses agents l'administration directe de la cité. Si cet état de choses n'était plus l'indépendance du treizième siècle, il était bien moins encore la soumission absolue de, l'époque moderne.

Avec les habitudes. qui ont prévalu chef nous de-.puis la fin du dernier siècle, nous pourrions être .tentés de regretter que le gouvernement de Charles VII n'eût pas essayé de plier ces constitutions municipales à des règles plus uniformes. Mais quelque avantage que puisse avoir l'unité administrative, il y a quelque chose qui peut-être vaut mieux encore, c'est la dignité et la force des mœurs publiques. Or, ne semble- t-il pas que l'indépendance laissée à ces petits États municipaux était tout particulièrement propre à développer ces mœurs et à les fortifier ? On comptait moins sur le pouvoir central, et l'on comptait davantage sur soi - même. Dans tous les rangs, à tous les degrés de ces petites sociétés municipales ; chaque citoyen se sentait bien plus chargé qu'aujourd'hui de sa propre destinée et de celle de ses concitoyens : ce sentiment l'élevait à ses propres yeux et le tenait toujours prêt au dévouement et au sacrifice. Les dignités municipales qui n'étaient pas encore devenues de simples titres honorifiques, excitaient en même temps dans l'élite de ces villes une émulation féconde ; elles contentaient le patriotisme local, et bien plus qu'aujourd'hui elles suffisaient à l'ambition. Aussi la vie publique fut-elle infiniment énergique. et active dans toutes, ces petites républiques municipales. Mais, peu à peu, elle s'éteignit ; les mains qui prirent à tâche de mettre au niveau du sol les forteresses féodales, ne voulurent pas laisser debout les libertés locales que ces républiques abritaient. A la place de la diversité presque infinie que nous signalions tout à l'heure, on vit insensiblement s'établir et régner l'unité la plus absolue. L'unité est une belle chose, sans doute, mais qui peut-être serait plus belle encore s'il ne fallait pas la payer aussi cher, et si les peuples qui la recherchent n'étaient presque toujours obligés de donner en échange la force de leurs mœurs.

 

Ces détails sur les rapports du gouvernement de Charles VII et de la classe du tiers état qui formait la population des villes, nous amènent à parler des relations du pouvoir avec la portion du tiers état dont se composait la population des campagnes. Ce n'est pas qu'il faille croire que la condition ou les intérêts de ces deux classes aient été le moins du monde identiques. L'habitude de les comprendre toutes les deux sous le nom commua de tiers état a causé fort souvent cette erreur, et la méprise s'est d'autant plus accréditée que depuis un demi-siècle il n'y a plus aucune raison de distinguer ces deux classes, leurs droits civils et politiques étant absolument les mêmes. Mais il n'en était pas ainsi à la fin du dix-huitième siècle, et bien moins encore au commencement du quinzième : il y a plus, quand on examine attentivement la situation des campagnes au moyen âge, on est conduit à penser qu'il y avait peut-être entre les deux classes du. tiers état des différences encore plus profondes qu'entre les ordres privilégiés eux-mêmes et la bourgeoisie. Chaque ville, nous l'avons vu, avait ses privilèges spéciaux qui consistaient principalement dans quelque exemption de finances : en outre les redevances irrégulières et variables avaient été remplacées par des impôts fixes et généralement modérés, et les bourgeois étaient presque toujours exempts des droits de péage, de dîme, de corvée etc. Il est vrai qu'ils étaient soumis à la taille ; mais il y avait des villes entières qui en étaient dispensées, et dans toutes les autres une foule de bourgeois s'en faisaient exempter en obtenant quelque office d'administration ou de judicature. Ce n'est pas tout ; la population des villes élisait ses magistrats, elle avait sa justice, le droit de porter les armes et de se garder elle-même. Bien différente était la condition des campagnes, au commencement du quinzième siècle. A cette époque une grande partie des paysans est encore soumise au servage, et ne peut, par conséquent, aller, venir, acheter, vendre, ni même travailler librement. Le seigneur possède sur la personne du serf et sur ses biens un droit à peu près absolu ; il l'oblige à entretenir son manoir, à construire ses routes, à faire ses récoltes, à conduire ses denrées au marché ; il peut même s'approprier chaque semaine jusqu'à trois journées de son travail ! En quelques endroits, il est vrai, le servage est aboli[35], et le paysan peut devenir une sorte de petit propriétaire foncier : telle était la condition du père de Jeanne d'Arc sur les marches de Lorraine. Mais si là situation de cette classe affranchie est un peu plus supportable que celle du serf, il n'est pas moins vrai que la dîme la persécute toujours au nom de l'Église et la corvée au nom du seigneur, et que la taille, les gabelles, les redevances féodales et royales arrachent incessamment de ses mains le peu qu'elle pourrait épargner. Nous ne parlons pas ici de tant d'humiliations que le seigneur faisait retomber sur le paysan même affranchi, et que la population des villes ne souffrait plus depuis déjà longtemps. L'étrange confusion d'avoir compris sous ce nom de tiers état deux classes de population dont la condition matérielle et morale était si différente ! La seule explication qu'on en puisse trouver, c'est que la classe des paysans ne comptant pour rien dans la société politique, on n'avait pas senti le besoin de la distinguer par une dénomination particulière. On ne donne pas de nom à ce qui n'existe pas.

Cet état de choses persistera jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, et à cette époque loin de s'être rapprochées, les deux classes seront, s'il est possible, plus séparées que jamais. La couronne n'avait pu se décider encore à élever la condition politique et civile de la classe agricole. Des habitudes et des mœurs féodales, elle avait conservé comme une rude indifférence pour les populations attachées à la glèbe. A part la célèbre ordonnance de Louis X qui avait affranchi tous les serfs du domaine royal au nom du principe de la liberté naturelle[36] ; à part cette ordonnance qui resta d'ailleurs une lettre morte, la royauté ne voulut donc prendre aucune mesure générale dans l'intérêt des paysans, ni rien stipuler en leur faveur pas plus avec le clergé qu'avec la noblesse. Le seigneur conserva le droit d'administrer toutes les petites associations rurales dispersées sur ses domaines ; et l'on vit la possession de la terre et le gouvernement des habitants confondus dans les campagnes quatre siècles après avoir été séparés dans les villes. C'est tout au plus si de temps à autre la couronne cède aux instances de quelque communauté qui demande l'affranchissement à grands cris ; encore ne manquât-elle jamais de faire payer à prix d'argent les concessions de cette nature.

Les Lettres de Charles VII contiennent un certain nombre de ces ordonnances particulières. Il venait à peine de monter sur le trône, que les habitants d'Issoudun, dont la ville avait été incendiée, demandèrent à la couronne de les affranchir du droit de mortaille, afin de pouvoir relever et fortifier plus facilement leur ville et y attirer de nouveaux habitants. Cette demande fut accueillie, mais il fallut que cette ville qui n'existait pour ainsi dire plus, donnât au roi la somme de deux mille livres tournois[37]. A cette condition il fut permis aux personnes placées en l'adveu du roi, de se mettre en bourgeoisie, et le roi renonça aux deux deniers tournois gué chacun de ces serfs lui devait en signe d'aveu, ainsi qu'au droit d'hériter d'eux quand ils mouraient sans enfants ou sans proches parents. Des lettres de 1447, qui confirment les statuts des tisserands d'Issoudun, montrent que, grâce à cet affranchissement, la population et l'industrie s'étaient relevés dans cette ville comme par enchantement[38]. En 1431, les habitants de Mehun-sur-Yèvre furent l'objet d'une semblable faveur[39]. Ces habitants étaient taillables ou mortaillables, c'est-à-dire soumis à la taille dans la vie et dans la mort, ce qui dépeuplait insensiblement la ville ; personne ne se souciant de remplacer les serfs qui mouraient ou qui abandonnaient leurs habitations. Dans cette extrémité, les habitants demandèrent des lettres d'affranchissement au roi, promettant d'employer peine et chevance à réparer la ville qui avait beaucoup souffert de la guerre, et les villages qui en dépendaient. Le roi accueillit sans difficulté cette demande, d'autant plus que la dépopulation avait réduit les feux à cent cinquante à peu près, qui ne rendaient au trésor guère plus de 50 livres tournois par année, et pour cette faible somme la couronne était obligée de nourrir et d'entretenir les orphelins mineurs n'ayant pas de quoi vivre. Les lettres d'affranchissement furent donc octroyées ; mais ce fut à la condition que les habitants payeraient au roi 700 réaux d'or, somme que l'on trouvera exorbitante si l'on songe à la faible population de la ville et à la misère générale qui sévissait à cette époque. D'autres lettres concernent l'affranchissement des serfs de Boussac[40]. Ces lettres renferment, sur les droits du roi touchant l'affranchissement des serfs, des renseignements qui méritent d'être notés, au moins rapidement. II paraît qu'en 1427 les habitants de Boussac avaient obtenu du maréchal Jean de Boussac, leur seigneur, des lettres d'affranchissement et de bourgeoisie, moyennant une somme de mille écus d'or. Le droit de conférer la bourgeoisie était pourtant un droit royal ; mais à cette époque la couronne avait si peu d'autorité que les serfs, pas plus que les seigneurs, ne croyaient avoir besoin de son consentement dans les négociations de cette nature. Peu à peu, cependant, son prestige se releva, et les populations s'accoutumèrent à reporter les yeux de son côté. Cela fit qu'en 1447 les bourgeois de Boussac se ressouvenant des droits du roi, songèrent à solliciter la sanction royale pour leur charte d'affranchissement. Ils alléguèrent pour excuse de leur long oubli dans la demande qu'ils soumirent au Conseil : Que comme ils étaient ignorants et non-connaissants en telles matières, ils avaient cru que leur seigneur avait droit de les affranchir ; ils priaient donc le roi de ratifier leur charte et de leur accorder une décharge pour avoir fortifié leur ville sans sa permission et vendu du sel sans gabeller. La supplique fut accueillie, seulement il fallut payer à la couronne 700 écus d'or. Ce fut donc au prix énorme de 1.700 écus que les serfs de cette malheureuse ville de Boussac obtinrent leur affranchissement. Or, les lettres du roi nomment individuellement les habitants qui passaient ainsi du servage à la bourgeoisie, et l'on voit qu'il n'y en avait guère plus de cinquante[41] ! Ces chiffres prouvent deux choses : la première, que le servage était une condition excessivement pénible, puisqu'on acceptait d'aussi grands sacrifices pour s'y soustraire ; la seconde, que le pouvoir royal ne voyait dans l'affranchissement des serfs rien autre chose qu'une question de finance.

Ces lettres méritent encore l'attention en ce qu'elles nous font toucher au doigt, si j'ose dire, la profonde différence qui séparait l'homme de bourgeoisie de l'homme de servage. Les nouveaux bourgeois de Boussac étaient tenus, il est vrai, de payer à leur seigneur une redevance annuelle d'une mesure de froment, mais moyennant cette faible redevance ils obtenaient d'être affranchis de toute servitude personnelle et réelle ; ils pouvaient faire entrer leurs enfants dans l'église ; marier leurs filles où ils voudraient ; acquérir et transmettre à leur gré ; s'absenter pendant quatre années, sans perdre le droit de bourgeoisie ; élire annuellement quatre consuls pour la conduite de leurs affaires ; chasser et pécher dans la châtellenie, sauf aux endroits prohibés d'ancienneté. En outre, les lettres du roi réduisaient la durée du service militaire que devaient les bourgeois pour la garde des murs, et elles renfermaient plusieurs prescriptions pour garantir l'industrie et le commerce contre toute vexation et toute redevance illicite. Ce sont là, si l'on veut, des garanties fort modestes, et l'importance qu'on leur attribuait alors nous fera presque sourire, nous qui jouissons tous les jours de droits civils bien plus considérables ; sans même y prendre garde ; mais au quinzième siècle ces garanties n'étaient pas encore de droit commun, et les exemples que nous avons cités prouvent même qu'elles étaient si rares et si enviées qu'aucun sacrifice ne paraissait trop grand pour les obtenir.

Ces chartes d'affranchissement se trouvent malheureusement en trop petit nombre dans les ordonnances de Charles VII. Telles qu'elles sont, elles donnent encore de précieux renseignements sur la population agricole du quinzième siècle, et suffisent à démontrer que sa condition était infiniment moins heureuse qu'on l'a prétendu quelquefois. La lecture de ces chartes permet même d'affirmer qu'il y avait au cœur de ces populations un désir ardent, universel, d'échapper par tous les sacrifices à la tyrannie du servage. Ces faits méritaient peut-être d'être mis en lumière, d'autant mieux qu'ils sont loin d'être un hors-d'œuvre à cette place. Pour porter sur un gouvernement un jugement complet et vraiment impartial, ce n'est pas assez d'apprécier ce qu'il a fait ; il faut voir encore s'il a fait tout ce qu'il a pu, au moins dans la limite des besoins et des idées de son époque. Or, nous croyons qu'une mesure générale qui, sous Charles VII, eût reconnu des droits civils plus étendus aux populations agricoles, n'aurait dépassé ni ces idées, ni ces besoins. C'était une réforme qui eût été digne de ce gouvernement, et il est regrettable à tous égards qu'il ne s'en soit pas préoccupé davantage.

 

 

 



[1] Voyez aux Ordonnances, XV, des lettres sur l'administration de Montreuil.

[2] Ainsi Paris, Lyon, Toulouse, etc.

[3] Voyez des lettres de 1409 sur l'administration de Béthune.

[4] Voyez Ordonnances, XV, des lettres de 1463 sur Perpignan.

[5] Pour Clermont, lettres de 1480, et pour Angers, de 1474.

[6] Lettres de 1405, sur l'administration d'Alby.

[7] Lettres de 1491 et 1471, sur Bourges et Troyes.

[8] Lettres de 1452, sur Montferrand.

[9] Pour le Mans, voyez des lettres de 1481.

[10] Cette innovation eut lieu sous Caracalla, au commencement du troisième siècle.

[11] Voyez aux Ordonnances, t. Ier, p. 82 et 83.

[12] Voyez aux t. VIII, IX et X des Ordonnances.

[13] Ordonnances, XIII, 19.

[14] Ordonnances, XIII, XIII, 10 et 18.

[15] Ordonnances, XIII, 43 et 64.

[16] Ordonnances, XIII, 142.

[17] Ordonnances, XIII, 144 et 149.

[18] Ordonnances, XIII, 167.

[19] Ordonnances, XIII, 351.

[20] En 1437. (Ordonnances, XIII, 233.)

[21] Ordonnances, XIII, 327.

[22] Voyez Ordonnances, XIII, 359, 361, 366, 405, 467, 497 ; XIV, 36, 53, 75, 93, 96, 106, 135.

[23] Ordonnance de 1445, XIII, 425 et 433.

[24] En 1444. (Ordonnances, XIII, 408.)

[25] Ordonnances, XIII, 531.

[26] Ordonnances, XIV, 57.

[27] Ordonnances, XIV, 161, 171, 173, 174, 198.

[28] Ordonnances, XIV, 174.

[29] Ordonnances, XIV, 273.

[30] Ordonnances, XIV, 280.

[31] Ordonnances, XIV, 375.

[32] Ordonnances, XIV, 496.

[33] Ordonnances, XIII, 183.

[34] Ordonnances, XIV, 178.

[35] En Normandie il avait disparu dès le treizième siècle, mais la situation de cette province était toute exceptionnelle.

[36] Selon le droit de nature chacun doit nature franc. (Ordonnances, I, 583.)

[37] En 1423. (Ordonnances, XIII, 32.)

[38] Ordonnances, XIII, 532.

[39] Ordonnances, XIII, 167.

[40] Ordonnance de 1447, XIII, 531.

[41] Ordonnance de 1447, XIII, 531.