HISTOIRE DU GOUVERNEMENT DE LA FRANCE PENDANT LE RÈGNE DE CHARLES VII

 

CHAPITRE III. — INSTITUTIONS JUDICIAIRES.

 

 

Il est à peine nécessaire de dire que pendant les premières années du règne de Charles VII, l'administration de la justice avait été livrée aux mêmes désordres que tous les autres services publics. En l'absence d'une force énergique capable de représenter et de défendre la société, les lois avaient cessé d'être obéies, et, ce qui était plus regrettable encore, le parlement placé à la tête de l'ordre judiciaire était devenu une faction politique. Donnons quelques détails sur cet état de choses, qui devra nécessiter un complet remaniement de l'organisation judiciaire.

Nous ne voulons pas reprendre de trop haut l'histoire du parlement ; nous dirons seulement que la royauté lui avait accordé, à partir du quatorzième siècle, des prérogatives particulières, pour en faire un instrument énergique de centralisation. D'abord elle lui avait délégué sa souveraineté judiciaire, et les rois parlent eux-mêmes du parlement comme du miroir de justice pour le royaume entier ; comme de la source où tous les autres juges vont puiser. La couronne était allée ensuite jusqu'à lui permettre de s'immiscer dans les affaires administratives et religieuses ; et elle lui avait confié, par exemple, l'examen des rôles de bailliage, et le jugement des appels comme d'abus.

Associé de la sorte à l'action la plus élevée du pouvoir, le parlement devait se sentir porté tôt ou tard à se considérer comme l'universel instrument de l'administration supérieure. Les privilèges particuliers venaient d'ailleurs, presque chaque jour, confirmer les prérogatives publiques. Dès le milieu du quatorzième siècle, le parlement obtient de la couronne que ses 'charges soient données à vie, et vers le même temps il fait accorder à ses différents membres l'exemption des droits de péage et de toutes les aides pécuniaires.

Au milieu de la guerre de cent ans, pendant cette confusion universelle qui bouleverse tous les pouvoirs, le parlement trouve encore, à plusieurs reprises, le moyen d'agrandir son influence et ses prérogatives. Il devient même si puissant, que, par moments, il semble vouloir substituer son autorité à celle de la couronne. En 1402, par exemple, il fera décider qu'il n'est pas tenu d'obtempérer aux ordres verbaux du roi sur l'élargissement des prisonniers[1], et, quelques années après (1443), il s'attribuera le droit de conférer les bénéfices électifs du royaume[2]. L'ordonnance cabochienne lui remit, vers le même temps, le droit de nommer à la plupart des charges publiques, judiciaires ou administratives, ainsi que le pouvoir de réformer les jugements des tribunaux ecclésiastiques. Les présidents du parlement se firent aussi charger de veiller à la sûreté de Paris pendant les luttes des Armagnacs et des Bourguignons. On voit que l'action du parlement était universelle comme son influence.

Jusqu'ici la cour souveraine n'a fait que grandir, mais de cruelles épreuves lui sont réservées. Pendant les dernières années de Charles VI, la guerre civile divise le royaume en deux partis, l'un qui tient pour le duc de Bourgogne, l'autre pour le roi légitime, ou plutôt pour le Dauphin, son fils, et les membres du parlement se partagent entre ces deux factions. La suppression de la cour souveraine est alors prononcée au nom d'Isabelle de Bavière[3]. Il est défendu aux membres du parlement de continuer de siéger, sous peine d'être réputés traîtres et rebelles, et les mêmes lettres annoncent qu'un nouveau parlement sera institué à Troyes. Une autre ordonnance, rendue l'année suivante, désigne les noms des magistrats qui feront partie de la nouvelle cour[4]. Plusieurs des membres de l'ancien parlement entrent dans le parlement nouveau ; les autres périssent en partie dans les massacres qui accompagnent l'entrée d'Isabeau et du duc de Bourgogne .à Paris, ou vont porter leurs services au Dauphin, qui de ces débris se compose un parlement fidèle, la cour de Poitiers[5]. En let à l'avènement de Charles VII, il y avait donc deux parlements dans le royaume, comme il y avait, d'ailleurs, deux rois et deux Conseils à la tête de l'État, deux papes et deux conciles à la tête de l'Église.

Le parlement formé à Paris des créatures du duc de Bourgogne et d'Isabeau de Bavière seconde toutes leurs haines avec une véritable fureur. Déjà il avait surpris, en 1419, au pauvre Charles VI des lettres déclarant criminels d'État tous les Français réunis autour de son fils, le soi-disant dauphin[6]. L'année suivante, il était allé jusqu'à dégrader le jeune prince, après avoir renouvelé le serment de maintenir fermement le traité de Troyes. A la mort de Charles VI, il sanctionna avec le même empressement toutes les mesures du roi d'Angleterre, et ne laissa passer aucune occasion de noter d'infamie les actes et la personne de Charles VII. Il ne paraît pas, cependant, que Bedfort ait traité cette cour si dévouée avec une grande considération, du moins si l'on en juge par les aveux singuliers consignés à cette époque dans les registres de la cour[7]. C'était une première expiation infligée à sa trahison et à sa lâcheté ; le rétablissement de l'autorité légitime à Paris lui réservait une punition bien plus sévère encore. Cette restauration n'est accompagnée, il est vrai, d'aucun acte de vengeance ; elle n'emprisonne et ne fait périr aucun des membres de la cour, et même ; chose digne de remarque, le roi déclare, que, préférant l'équité à rigueur de justice, il valide les jugements de ce parlement ![8] Seulement, quand il rentre dans sa capitale, et que le parlement lui présente une requête pour être confirmé, il répond qu'il a son parlement à Poitiers, et il fait clore sur-le-champ les chambres et les greffes du parlement de Paris. La cour de Poitiers est ensuite appelée auprès du roi, et les deux parlements se fondent l'un dans l'autre, mais seulement après qu'on eût évincé les partisans des Anglais et du duc de Bourgogne[9].

Le parlement de Paris ainsi réorganisé, le gouvernement de Charles VII voulut le mettre hors d'état de reprendre à l'avenir l'indépendance politique. On doit bien penser, du reste, que les membres du Conseil n'avaient pu regarder que d'un œil jaloux cette confusion de pouvoirs que le parlement avait si longtemps entretenue, et dont il avait si souvent abusé. Ils firent donc en sorte de le ramener à l'esprit de son institution, c'est-à-dire de le faire rentrer dans ses fonctions judiciaires, et de le subordonner plus étroitement au pouvoir. Tel est, à notre avis, le secret des nombreuses mesures qui furent prises pour restreindre sa compétence, pour créer au midi un parlement rival, pour faire intervenir le roi dans la nomination des Conseillers, etc.

La compétence du parlement, grâce à des empiétements continuels, était devenue presque illimitée. Elle consistait d'abord dans la prérogative de juger, en première instance, une foule de causes spéciales : le privilège de Committimus accordait, en effet, aux prélats, aux barons et à un grand nombre de seigneurs et d'établissements, le droit de se passer des juridictions inférieures pour invoquer immédiatement celle de la cour suprême. En second lieu, le parlement jugeait les causes du domaine royal, celles de régale et les appels comme d'abus. Il connaissait encore en appel toutes les causes des bailliages et des juridictions seigneuriales ; enfin, il avait juridiction sur la chambre des comptes.

Des plaintes fort vives s'étaient élevées depuis longtemps déjà contre cette exagération de compétence qui entravait l'administration de la justice, en mémé temps qu'elle confondait les limites des juridictions et des pouvoirs. Les états de 1357 s'étaient déjà plaints qu'il y eut devant la cour des affaires pendantes depuis vingt années, à cause de la multitude des causes qu'elle s'appropriait. On publia même, en 1363 et en 1409, deux ordonnances pour remédier à cet abus, mais inutilement. Charles VII voulut le tenter à son tour, et il le fit d'une façon toute souveraine dans les lettres du 12 avril 1454[10], qui adressèrent au parlement des reproches sévères sur ces empiétements, et lui enjoignirent de renvoyer à leurs tribunaux naturels toutes les causes qui n'étaient pas causes d'appel, ou qui ne concernaient pas le domaine, les pairs ou la régale. La compétence du parlement à l'égard de la chambre des comptes ne fut pas abolie moins formellement. Une ordonnance déclara la chambre des comptes juge souveraine en matière de finances, et sujette au roi sans ressort au parlement ni ailleurs. Cette ordonnance fut renouvelée et sanctionnée à plusieurs reprises[11].

La création d'une nouvelle cour de justice paraît aussi avoir eu pour but de restreindre l'influence du parlement de Paris[12]. Dès l'année 1437, quelques mois seulement après le rétablissement de ce parlement à Paris[13], des lettres du roi instituèrent un parlement et un sceau particulier pour le Languedoc, l'Aquitaine et les pays au delà de la Dordogne. Quel pouvait être le but de cette mesure ? Dans les considérants de l'ordonnance, il est question de l'éloignement du Languedoc, des instances des trois états de la province, de l'usage du droit écrit dans ce pays, et d'une promesse faite par les prédécesseurs du roi. Mais déjà une cour de justice avait été instituée par le Dauphin à Toulouse, en 1419[14], et quelques années après il l'avait abolie pour la Munir à son parlement de Poitiers[15]. Les motifs invoqués dans le préambule de l'ordonnance ne paraissent donc pas avoir seuls déterminé le pouvoir, et il paraît bien, d'après quelques termes un peu obscurs de la même ordonnance[16], qu'on s'était avant tout proposé de réduire la juridiction et l'autorité du parlement de Paris. Ce qui contribue à faire croire que le parlement de Toulouse était destiné à tenir en bride celui de Paris, c'est un fait qui se passa en 1443. Au mois d'août de cette année, le parlement, oubliant les nécessités du royaume, avait pris brusquement un arrêté portant qu'il ne rendrait plus la justice tant qu'on ne lui aurait pas payé ses gages arriérés, et qu'on ne les aurait pas garantis pour l'avenir[17]. Cet arrêté était du 31 août, et, le 11 octobre suivant, des lettres du roi confirmaient solennellement le parlement de Toulouse[18], et ordonnaient de lui renvoyer sans délai tous les procès de son ressort pendants à la cour de Paris. Et, comme la colère du parlement de Paris s'était manifestée à plusieurs reprises par un dédain affecté pour les membres de l'autre cour, d'autres lettres vinrent mettre les deux parlements sur le même pied[19], et décider que les membres de la cour de Toulouse qui viendraient à Paris pourraient avoir siège et voix au parlement et même y prendre des offices.

Remarquons aussi les mesures qui réglèrent la nomination des membres du parlement. Le mode de nomination avait suivi les vicissitudes de cette institution, qui d'abord soumise au pouvoir avait tendu peu à peu à se rendre indépendante. Dans l'origine, la nomination était faite par le roi en son Conseil, et il en avait été ainsi jusqu'à la fin du quatorzième siècle[20]. Une ordonnance rendue en 1400 et confirmée en 1408[21] portait qu'en cas de vacance au parlement, la nomination aurait lieu par les autres membres, en présence du chancelier, ce qui assurait au parlement une existence à peu près indépendante du pouvoir. Il est vrai qu'à la mort de chaque roi le parlement était considéré comme dissous, et qu'il fallait une ordonnance du nouveau souverain pour qu'il pût continuer ses fonctions[22] ; mais on comprend bien que ce n'était là qu'une pure formalité. En se recrutant lui-même, le parlement restait donc à peu près en dehors de l'autorité royale. Charles VII voulut ramener la cour de Paris à son ancienne subordination. Dès le mois de mars 1437, une ordonnance royale défendit au chancelier d'instituer aucun officier en la cour du parlement pour quelque élection qu'icelle cour ait faite ou fasse[23] ; car, ajoutaient les lettres, nous en retenons à nous toute l'ordonnance et disposition[24]. Cependant, en 1446, une ordonnance royale[25] décide que dans le cas d'une vacance, le parlement pourra se réunir et désigner par voie d'élection un certain nombre de candidats entre lesquels le roi se réserve de choisir. Ce n'était pas le rétablissement de l'élection directe par le parlement, et ce n'était pas davantage le maintien du choix direct par le roi : c'était une sorte de compromis entre les deux modes de nomination. Cette mesure peut d'ailleurs s'expliquer facilement. A l'époque où elle fut décrétée, le parlement ne portait plus d'ombrage au roi : la couronne ne voyait donc aucun inconvénient à lui laisser reprendre, sous de certaines réserves, ce droit d'intervenir dans la nomination de ses membres qui ne pouvait qu'assurer la dignité du corps et une meilleure distribution de la justice[26].

Les mesures prises par le roi pour la nomination des membres du parlement, montrent donc qu'il voulait bien plutôt le rattacher au pouvoir royal que le tenir en suspicion et en disgrâce. Une autre preuve qu'il ne s'était pas proposé d'annuler son influence et son action légitime, c'est qu'il lui conféra son droit de juridiction sur l'université de Paris. Jusqu'en 1445, l'université n'avait relevé que du roi et de son Conseil : à cette date Charles VII, pour des motifs que nous indiquerons à leur place, la subordonna à la cour souveraine. Les considérants de cette ordonnance durent flatter le parlement. Il était dit qu'à cette cour de justice répondent et obéissent tous les parents du roi, les pers, ducs, comtes et autres grands seigneurs du royaume, comme au roi et à sa justice souveraine, à laquelle tous ceux du royaume sont sujets[27]. On peut juger par ce langage si le pouvoir royal était animé de la moindre haine à l'égard de la cour souveraine.

Il fit plus encore que de lui attribuer un droit sur l'université ; il laissa entre ses mains un privilège presque redoutable, l'exercice du droit de remontrance. C'était une singulière prérogative que celle qui permettait au parlement de donner son avis sur les lois émanées du souverain, et de refuser à son gré de les enregistrer ! Quelle pouvait être l'origine de ce droit ? Il paraît que vers le milieu du quatorzième siècle, on avait reconnu l'utilité d'adresser à chacune des cours souveraines une copie des lois qui venaient d'être publiées, pour que ces cours y conformassent leurs décisions[28]. Elles devaient, en les recevant, les transcrire sur un recueil particulier, les enregistrer en un mot. Aucun règlement ne leur reconnaissait le droit de mettre à cet enregistrement le moindre obstacle, ni même de le différer tant soit peu. Néanmoins, les cours prirent insensiblement l'habitude d'adresser au roi des observations sur toutes les lois qu'elles n'approuvaient pas, et même d'ajourner l'enregistrement jusqu'à sa réponse. C'était au roi à s'arrêter devant ces observations ou à passer outre, et dans le dernier cas l'enregistrement devenait obligatoire. Du moins il en fut ainsi dans les commencements, mais le parlement passant d'un empiétement à un autre, alla jusqu'à s'attribuer la prérogative de maintenir son veto, quelle que fut la décision du pouvoir royal.

Un droit de cette nature déléguait évidemment au corps qui en était investi une part de l'autorité souveraine. C'était, à dire vrai, une étrange anomalie de voir le corps judiciaire employer ainsi à restreindre l'omnipotence royale une autorité qu'il tenait du roi lui-même ; mais les anomalies sont fréquentes au moyen âge, et la bizarrerie de l'usage ne doit pas faire méconnaître son utilité[29]. En consentant à laisser place dans la constitution à cette opposition élastique des parlements qui avertissait, qui contredisait le pouvoir, et qui, après lui avoir montré ses torts, finissait presque toujours par céder, la couronne avait, en effet, les moyens assurés d'empêcher une multitude d'abus aussi préjudiciables à ses véritables intérêts qu'à ceux du pays. Nous trouvons dans les ordonnances de Charles VII deux faits relatifs à l'exercice de ce droit de remontrance par le parlement. En 1453, un édit du roi qui enjoignait de faire jouir de leurs offices ceux que le duc de Bretagne en avait pourvus en faisant la recouvrance de la Normandie, n'ayant été reçu par le parlement de Paris qu'avec dés réserves, le roi ordonna l'enregistrement pur et simple[30]. Mais l'année suivante il s'arrêta devant des remontrances qui lui furent adressées au sujet de l'introduction d'un certain nombre d'officiers nouveaux dans la chambre des requêtes, et il admit que son ordonnance demeurerait non avenue[31]. Le gouvernement de Charles VII entendait donc laisser dans la constitution une place aux observations de la magistrature, sauf à prendre ses précautions pour l'empêcher de redevenir un corps indépendant et hostile.

Il est vrai que l'usage des tribunaux exceptionnels subsista jusqu'à la fin du règne, et cette institution déplorable semble avoir réduit fort gravement les droits de la justice ordinaire. Mais faut-il voir dans l'établissement de ces tribunaux d'exception une mesure de défiance contre la magistrature ? N'était-ce pas plutôt que dans les affaires de cette nature où l'accusé était d'avance un coupable, on regardait comme superflues ces formalités et ces lenteurs de procédure qui accompagnaient tous les procès ordinaires ? Ces commissions n'étaient point, à proprement parler, un tribunal qu'on opposait aux autres tribunaux ; c'était plutôt, si j'ose dire, un rendez-vous pris par des ennemis politiques pour assouvir des haines et pour se partager des dépouilles. Il est pénible de penser que le roi nommait lui-même ces commissaires, et qu'il présidait ces tristes débats[32], comme il fit dans l'affaire de Jacques Cœur[33]. Heureusement l'emploi de ces commissions fut extrêmement rare, et les formalités de la justice ordinaire ne cessèrent pas de protéger pendant tout le règne les intérêts de l'immense majorité de la nation. On pourrait même croire que Charles VII finit par reconnaître lui-même ce qu'il y avait d'inique dans l'usage de ces tribunaux, car, en 1460, il laissa juger le comte d'Armagnac par le parlement seul et dans la forme des jugements ordinaires[34].

Nous pouvons apprécier maintenant les mesures prises par le roi à l'égard du parlement. La compétence de ce grand corps était excessive ; elle absorbait toutes les juridictions inférieures ; il était convenable qu'elle fut resserrée dans de justes bornes. En lui retirant sa juridiction sur la chambre des comptes, on introduisait aussi un principe salutaire, celui de la séparation de l'ordre judiciaire et de l'ordre administratif. L'intérêt des justiciables et celui du pouvoir royal s'accommodaient également bien de la création d'une nouvelle cour de justice au midi. Enfin il était naturel que le parlement, dont les fonctions n'étaient qu'une délégation de la prérogative royale, ne pût avoir une existence distincte du pouvoir même, et que ses membres fussent ramenés à recevoir du roi seul leur institution.

Le Conseil s'appliqua encore à remanier l'organisation intérieure du parlement, pour assurer aux populations une meilleure distribution de la justice. Ces réformes, que nous allons exposer avec quelques détails, sont une des œuvres capitales du règne. C'est d'ailleurs un des faits les plus remarquables de notre histoire que les réformes les plus décisives dans l'administration ou les codes, correspondent justement aux époques de guerre civile et de convulsions sociales. C'est dans les bouleversements du règne de Charles VI, au milieu de la plus affreuse anarchie qui fût jamais, qu'avait paru l'ordonnance cabochienne de 1413 ; c'est dans la confusion des troubles religieux que l'Hôpital publiera l'ordonnance de Moulins, si importante dans l'histoire de notre législation, et c'est encore en pleine guerre civile qu'il y a soixante ans les assemblées politiques jetaient les fondements du droit administratif et des codes qui maintenant régissent la France. Admirable instinct de notre génie national, de faire sortir de l'anarchie elle-même les éléments d'un ordre meilleur, et de compenser les malheurs des dissensions politiques par le progrès des institutions civiles !

L'ordonnance cabochienne, dont nous parlions plus haut, avait eu déjà pour objet de réformer la justice en même temps que les finances[35]. Cette ordonnance faisait de l'élection le principe des offices de judicature ; elle abolissait la vénalité des charges, elle faisait élire les lieutenants des prévôts, des baillis et des sénéchaux par les gens de loi et les avocats du district, enfin, elle essayait d'assurer aux sujets de toutes les classes des garanties contre l'injustice, l'oppression, l'abus de la force ou de la loi. Cette tentative n'avait pas réussi, néanmoins elle ne fut pas entièrement stérile. L'esprit qui l'avait dictée survécut aux révolutions qui la firent disparaître, et les Conseillers de Charles VII, fidèles à la tradition de leurs devanciers, reprirent ardemment leur projet. II faut reconnaître qu'il y avait au fond de l'âme de tous ces légistes une persévérance vraiment admirable. Quand ils avaient cru entrevoir une réforme utile, ils ne se lassaient pas de la demander au pouvoir. Échouaient-ils dans une première tentative, ils la répétaient à plusieurs reprises, et s'ils échouaient encore, ils léguaient à la génération qui devait venir après eux le soin de la reprendre et les moyens de la faire réussir. C'est l'histoire de la plupart des grandes réformes administratives qui s'accomplirent en France du treizième au dix-septième siècle. Pascal se représente quelque part l'humanité comme le même homme qui persiste sans cesse et qui apprend continuellement : ne peut-on pas se représenter aussi ce corps des légistes comme un même homme qui pendant quatre siècles, n'a cessé de poursuivre un idéal d'ordre social ?

Les ordonnances de Charles VII sur l'organisation judiciaire sont en assez grand nombre[36], mais il y en a deux qui méritent surtout de fixer l'attention, celle du 28 octobre 1446, touchant l'organisation du parlement, et celle d'avril 1454, la Grande ordonnance d'avril, comme on l'appela alors, touchant la procédure.

L'ordonnance du 28 octobre 1446 est précédée de considérants remarquables qui en font voir le véritable objet. Considérant, disent ces lettres[37], que pour les guerres, divisions et autres maux qui ont été en notre royaume, les ordonnances précédentes n'ont bonnement pas été entretenues en leur force et vertu, dont se sont ensuivis plusieurs grands inconvénients à la foule de justice et oppression de nos sujets.... voulant, comme raison est, bon ordre et forme de justice être tenus en notre cour de parlement, qui est et doit être vraie lumière et exemplaire à toutes les autres de bonne équité et droiture.... pour ces causes, etc., ... Le but de la réforme indiqué, viennent un grand nombre d'articles touchant le style du parlement, la justice souveraine, le choix des membres, le secret des délibérations, la tenue des juges, les devoirs des avocats, etc. C'est, on le voit, la réorganisation complète de ce que nous appellerions maintenant le personnel judiciaire. L'article premier règle la nomination des conseillers : En cas de vacance, est-il dit, les deux chambres du parlement, assemblées en présence du chancelier, devront choisir un certain nombre de membres au scrutin, afin que le roi puisse pourvoir à l'office en connaissance de cause. L'article 2 défend aux présidents et conseillers de s'absenter pendant les séances du parlement, sous peine de privation de leurs émoluments. Il est décidé par l'article 3 que nul conseiller ne pourra tenir office ni pension que du roi, sous peine de privation de son office royal. L'article 6 interdit à tout membre du parlement de boire et de manger avec les parties ou leurs avocats, et de recevoir aucun cadeau. L'article 9 a pour but d'empêcher les lenteurs ordinaires de la justice. A chaque conseil, est-il dit, on expédiera les difficultés des registres et des causes plaidées le jour précédent, et le greffier sera tenu d'en faire souvenir le président. Une autre prescription fort importante fait l'objet du douzième article : on recommande aux juges de garder le plus possible l'ordre des bailliages, des sénéchaussées et des prévôtés dans la formation du rôle des procès, afin d'empêcher les tours de faveur, si préjudiciables à la prompte expédition des affaires. L'article 45 interdit à tout membre de la cour, commis pour interroger un prisonnier, d'en rien exiger ni d'en rien recevoir, ce qui témoigne d'une habitude fort peu honorable pour la magistrature. L'article 46 recommande d'expédier rapidement les appels de façon à presser l'exécution des arrêts. Enfin, les articles 25 et 38 concernent les avocats. On leur enjoint d'être courts dans leurs plaidoiries, sous peine d'amende et même de punition[38]. C'est une prescription qui a disparu bien longtemps avant l'abus qu'elle voulait réprimer !

On s'était proposé par cette ordonnance de soumettre les fonctions de la magistrature à des habitudes plus régulières, et de relever la dignité morale du corps que les guerres civiles avaient singulièrement abaissée. Mais peut-être n'avait-on rien arrêté d'assez précis sur la hiérarchie des pouvoirs judiciaires, sur leurs attributions exactes, sur les règles à suivre pour la meilleure expédition des affaires. Ce sera l'œuvre de l'ordonnance de 1454[39], ordonnance capitale, qui reprend et complète tous les règlements antérieurs, et qui est en même temps un précieux témoignage de la puissance renaissante de la royauté. En effet, ce qu'on trouve dans ce langage, ce n'est plus, comme dans les premières ordonnances du règne, la prescription timide d'un chef qui semble implorer l'adhésion ; c'est la fermeté de parole, c'est l'injonction d'un maître qui connaît sa force et qui veut être obéi. Le pouvoir. royal s'y donne d'abord la satisfaction légitime de rapporter tout ce qu'il a fait pour la délivrance du royaume, et tout ce préambule est comme un chant de victoire de la royauté[40]. Jamais elle n'avait indiqué avec tant de fierté la distance qui la séparait des pouvoirs subordonnés, magistrature ou noblesse. A ce point de vue, cette ordonnance est donc bien digne d'attention ; elle l'est encore pour une autre cause : elle a été notre premier code de procédure, et l'on y rencontre un ordre, une méthode et une lumière qui sont tels, qu'elle peut être comparée sans beaucoup de désavantage aux meilleurs règlements modernes.

La composition du parlement et sa compétence, l'expédition des affaires, les devoirs des avocats et du ministère public, les rapports des bailliages et des sénéchaussées avec les justices supérieures, les attributions des baillis et des sénéchaux, celles de tous les officiers de justice et les limites de leurs pouvoirs, toutes ces parties du service judiciaire sont réglées avec une attention minutieuse, et si cette ordonnance témoigne des lumières des jurisconsultes qui l'ont inspirée, elle atteste aussi très-vivement la sollicitude du pouvoir pour ses sujets, et son désir énergique de rendre moins conteuse et plus prompte l'expédition de la justice.

La composition du parlement est arrêtée de la manière suivante : 1° la Grande Chambre avec quinze conseillers clercs et quinze laïques, outre les présidents ; 2° la Chambre des Enquêtes avec vingt-quatre conseillers clercs et quinze conseillers laïques ; 3° la Chambre des Requêtes avec cinq conseillers clercs et trois conseillers laïques[41] ; 4° enfin, la Chambre criminelle ou Chambre de la Tournelle. Cette organisation du parlement n'était pas, du reste, entièrement nouvelle ; une ordonnance de 1320 l'avait déjà divisé en trois Chambres, la Grande Chambre, la Chambre des Enquêtes et la Chambre des Requêtes[42]. La Chambre des Enquêtes était chargée d'instruire les causes portées devant le Parlement en appel, et la Grande Chambre ou Chambre de la plaidoirie les jugeait. Quant à la Chambre des Requêtes, elle avait pour mission de juger les causes portées directement devant la cour, comme celle des officiers du roi et des établissements qui jouissaient du privilège de committimus. Mais cette chambre avait été supprimée, ainsi qu'on peut le voir par les considérants de l'ordonnance d'avril, et les deux autres chambres avaient dû se charger de ses attributions, au détriment de la prompte expédition des affaires.

L'ordonnance de 1454 décide qu'elle sera rétablie comme étant moult secourable et nécessaire à l'entretenement de la justice souveraine de la cour du parlement. On modifie en même temps la chambre des enquêtes, que l'on divise en deux sections pour faciliter l'expédition des procès. Une autre innovation encore plus importante est celle qui crée une chambre criminelle, la chambre de la Tournelle, chargée de tous les procès criminels, excepté ceux qui peuvent entraîner la peine capitale[43]. Si nous insistons de la sorte sur ces détails, c'est parce que l'organisation donnée par Charles VII au parlement ne sera guère remaniée jusqu'à la fin de la monarchie. On la retrouve à peu près telle au moment de la révolution. Les seuls changements que l'on y apportera pendant trois siècles, consisteront simplement à adjoindre deux chambres des enquêtes à celle qui existait, et à créer une nouvelle chambre des requêtes.

Après avoir réglé la composition du parlement, l'ordonnance s'occupe de l'expédition des affaires[44]. Elle détermine d'abord la nature des causes qui seront portées devant la cour : nous en avons déjà parlé en nous occupant de la compétence du parlement, nous n'y reviendrons donc pas. Elle fixe ensuite à chacune des chambres un ordre de travail : pendant un an ou deux, pour expédier les causes en retard, les conseillers viendront au palais à six heures du matin et y retourneront encore après dîner. Les affaires criminelles devi.ont être expédiées les premières. A cet effet, les interrogatoires se feront le plus diligemment possible, et les affaires viendront dans l'ordre d'inscription du registre, sans acception de personnes ; car en jugement, dit l'ordonnance[45], ne doit avoir acception de personnes, et est notre cour de parlement ordonnée pour faire droit aussitôt au pauvre comme au riche, aussi le pauvre a mieux besoin de briefve expédition que le riche. Du reste, le parlement ne pourra connaître qu'en appel les causes criminelles, après la décision en première instance des baillis et sénéchaux. On voulait reporter aux tribunaux inférieurs une partie des causes que le parlement attirait à lui sous le moindre prétexte.

Les devoirs des avocats et procureurs au parlement sont aussi déterminés avec un soin minutieux. On veut mettre les parties à l'abri des ruses et de la rapacité des hommes de loi. Les plaidoiries ou écritures des avocats, dit l'article 45, seront taxées modérément, et ils ne recevront aucun émolument par avance. En outre, ils devront être brefs dans leurs plaidoyers et ne pas injurier les parties, autrement le juge pourra leur infliger une amende, avec privation de postuler. Les articles 43 et 49 règlent les devoirs des procureurs. Ils se contenteront d'un salaire modeste, et répondront à leurs clients de toute négligence commise dans la défense de leurs intérêts. L'ordonnance annonce aussi qu'on ne leur accordera plus à l'avenir tous ces délais dont ils se servent pour éterniser les procès.

De la cour souveraine, l'ordonnance passe aux tribunaux inférieurs. Ces tribunaux avaient à leur tête des sénéchaux et des baillis. D'anciens règlements avaient prescrit à ces magistrats de faire apporter à la cour par leurs greffiers tous les procès frappés d'appel, et d'assister en personne aux débats de ces affaires pendant le temps qu'ils venaient informer la cour des délits commis dans leur ressort. Ces règlements qui facilitaient à la cour les moyens d'apprécier l'instruction et la capacité des magistrats inférieurs, étaient tombés en désuétude : l'ordonnance d'avril les rétablit. Plusieurs offices de magistrature étaient devenus vacants pendant les guerres, et l'on avait négligé de les conférer à de nouveaux titulaires : il est décidé qu'on remplira sans délai les places vacantes. Les nouveaux titulaires seront nommés par le roi, sur une liste dressée' par les officiers royaux dans chaque sénéchaussée ou bailliage. Viennent ensuite des prescriptions adressées à ces officiers sur la manière dont ils devront administrer leur ressort. Ces baillis et ces sénéchaux étant presque tous des hommes d'épée, on leur enjoint de se faire suppléer dans les tribunaux par des lieutenants plus familiers avec la jurisprudence. Déjà les hommes d'épée avaient été éliminés des sièges du parlement ; maintenant on s'efforce de les éloigner même des justices inférieures. Quant à ces lieutenants qui doivent les remplacer sur leurs sièges, ils devront être scrupuleusement choisis, et présenter toutes garanties d'instruction et d'intégrité. L'ordonnance décide en outre, qu'afin de donner à ces nouveaux magistrats plus de dignité et d'autorité morale, ils ne recevront plus leur salaire des parties mais du trésor royal, et qu'ils n'exigeront absolument rien pour l'administration de la justice[46].

Ces détails attestent de la part du pouvoir royal le vif désir d'être représenté aux yeux des populations par un corps judiciaire parfaitement intègre et diligent. Cette préoccupation de l'intérêt public et de la dignité de la magistrature, se montre encore d'une manière évidente dans les termes de l'art. 67, par lequel, le roi s'engage personnellement à donner l'exemple de l'observation stricte de la loi, en recommandant aux juges de n'avoir pas égard aux lettres d'état obtenues par les criminels, et de faire justice nonobstant icelles. N'allons pas oublier cependant que l'établissement des commissions exceptionnelles vint quelquefois réduire l'indépendance si solennellement promise à la magistrature.

L'ordonnance d'avril se termine par un article particulièrement digne d'attention. Après avoir recommandé à tous les juges de porter des jugements clairs et certains, l'ordonnance ajoute que pour guider désormais les juges dans les affaires de coutumes et styles différents, ces styles et coutumes seront rédigés par écrit dans tout le royaume. Ce n'était pas une prescription entièrement nouvelle, comme l'avancent presque tous les historiens ; c'était le renouvellement d'une mesure décrétée par St. Louis, à la sollicitation de Pierre de Fontaine et de Philippe de Beaumanoir, et qui avait déterminé immédiatement la rédaction des coutumes de Paris, de la Normandie et du Beauvoisis. Seulement l'ordonnance de Charles VII allait un peu plus loin ; elle décidait que le style de la cour du parlement servirait de règle aux juges dans les pays de droit coutumier[47].

La royauté songeait-elle donc à l'établissement d'un code uniforme ? il n'était pas dit, il est vrai, dans l'ordonnance, que toutes les coutumes seraient révisées et codifiées en même temps que rédigées, et cela fait voir qu'il ne pouvait être question d'une législation uniforme, mais il est fort probable aussi que dans la pensée des auteurs de l'ordonnance, ce travail de révision ne pouvait avoir lieu sans faire élaguer tous les arrêts et toutes les dispositions par trop contradictoires. C'est ainsi que sous St. Louis, sous prétexte de rédiger les établissements des métiers, on en était venu à refondre insensiblement presque tous les statuts. On donnait d'ailleurs comme modèle de procédure le style de la cour du parlement : n'était-ce pas montrer que si l'on respectait la diversité des usages, on désirait néanmoins se rapprocher autant que possible d'une règle unique ? Et non-seulement ce travail fut décrété, mais les légistes voulurent se mettre immédiatement à l'œuvre. Cinq années ne s'étaient pas encore écoulées que des lettres-patentes portaient approbation de la première rédaction des coutumes de Bourgogne[48].

Telle est l'ordonnance de 1454, notre premier code de procédure, comme Henrion de Pansey l'a appelée[49], œuvre commune d'une magistrature intelligente, et d'un pouvoir préoccupé des intérêts publics. Mais ce n'était pas assez d'avoir inscrit ces réformes dans les lois, il fallait les empêcher de demeurer une lettre morte, et le pouvoir royal s'efforça d'y pourvoir par de nombreuses lettres recommandant au corps judiciaire la prompte expédition de la justice, et invoquant avec instance le soulagement des sujets[50].

Les populations étaient donc bien averties que l'ancienne alliance de la royauté et des classes laborieuses était rétablie, que le pouvoir reconnaissait de nouveau l'identité de leurs intérêts, et qu'il voulait exercer son autorité pour le bien public. C'était provoquer une comparaison bien défavorable à ces juridictions particulières, à ces tribunaux d'évêques et de seigneurs si défectueux par leur composition et leur procédure. En séparant plus distinctement les juridictions, en spécifiant plus sévèrement leurs devoirs, en présentant aux populations un corps judiciaire plus instruit et plus digne, les nouvelles réformes pouvaient-elles inspirer, en effet, un autre sentiment que l'aversion pour ces juridictions seigneuriales qui recélaient tant de confusion, d'ignorance et d'arbitraire[51] ? Ce fut là, sans doute, ce qui excita les légistes à se remettre à l'œuvre comme au temps de Philippe-le-Bel, à entreprendre partout sur les juridictions privées, à multiplier les évocations et les cas d'appel, à centraliser toutes les affaires aux mains des deux cours souveraines du royaume. Cet acharnement nous est attesté par les doléances des états du Dauphiné, qui réclament contre les entreprises des juges sur les droits des ecclésiastiques et des seigneurs[52], et par celles des états du Languedoc en 1456[53]. Ces états s'élèvent avec une extrême véhémence contre les baillis et juges royaux, a auxquels ne faut autre chose que les gens d'Église et nobles qui ont juridiction donnent congé à leurs officiers, car de rien ne serviraient quand nuls ne playderaient devant eux, et contre les évocations en matière criminelle qui enlèvent aux cours ordinaires la connaissance des délits et des crimes. A ces causes, l'assemblée conjurait instamment le roi d'arrêter ces empiétements, et de réprimer énergiquement l'abus des évocations[54].

Il est temps de préciser en quelques mots l'esprit des institutions judiciaires de Charles VII. On peut dire qu'elles ont servi puissamment deux intérêts à la fois, celui du pouvoir royal et, celui de la nation. Elles ont été utiles au pouvoir royal, et, en effet, elles ont séparé fort nettement le droit de justice du droit de propriété, rappelé souverainement que toute justice émane du roi, centralisé la puissance judiciaire dans le parlement, réduit l'action des juridictions indépendantes, et discipliné le corps de la magistrature à tous ses degrés. Elles n'ont pas été moins utiles à la nation, puisqu'elles rapprochèrent la justice des justiciables, qu'elles relevèrent l'autorité des juridictions inférieures, qu'elles firent prévaloir de meilleures règles de procédure, qu'elles remplacèrent enfin les juges d'épée par des magistrats plus éclairés. Sans doute il reste encore bien des réformes capitales à opérer. Ces codes recèlent encore bien des contradictions et des abus[55] ; la législation criminelle est toujours inhumaine[56] ; elle continue à se servir de la torture et à cacher ses débats dans le silence[57]. Mais faut-il s'étonner que ces réformes et d'autres encore ne se rencontrent pas dans les institutions judiciaires de Charles VII, quand on sait que trois siècles plus tard le progrès des mœurs ne les avait pas même fait pénétrer encore dans notre législation ?

Du reste, ces institutions contribueront indirectement à hâter ce progrès en accélérant l'établissement définitif du nouveau Droit, tant de fois entrepris, tant de fois interrompu depuis deux siècles par les légistes royaux. Depuis deux siècles, en effet, il y avait une lutte opiniâtre entre le Droit féodal et le Droit romain, le premier voulant faire dériver tous les droits de la propriété territoriale, le second les faisant découler de cette idée abstraite de l'État qui domine la législation romaine. Or, dans les réformes de Charles VII, un seul droit est admis, le droit de l'État, un seul intérêt, celui de l'ordre, et par là même celui des classes qui concourent à la défense de l'ordre. Aucune loi qui reconnaisse d'autres intérêts ou d'autres droits. La tradition romaine tend ainsi, cela est visible, à se substituer de plus en plus à la tradition germanique. Or, quel est le fondement du Droit romain ? L'égalité de tous sous une loi unique. Sans doute, à l'époque où nous nous trouvons, nous sommes fort loin encore de cette égalité absolue, néanmoins un grand nombre de faits autorisent à dire qu'on en a déjà le pressentiment et l'annonce dans la législation de Charles VII.

 

 

 



[1] Ordonnances, X, 327.

[2] Ordonnances, X, 181.

[3] Voyez les lettres du 16 février 1418, intitulées : Isabelle, royne de France, ayant pour l'occupation de Mgr. le roi le gouvernement et l'administration de ce royaume. (Ordonnances, X, 436.)

[4] Ordonnances, X, 459.

[5] Ordonnances, X, 459.

[6] Ordonnances, XII, 278.

[7] En 1420, il rend un arrêt pour demander provision ou bénéfice, attendu la povreté des sieurs de céans et la petitesse de leurs gages, que Bedfort avait encore réduits. A quelque temps de là, le greffier des registres interrompt son travail faute de parchemin.

[8] Lettres du 15 mars 1435.

[9] Ordonnances, VIII, 216 et 236.

[10] Ordonnances, XIV, 202 et suivants.

[11] Ordonnances, XIV, 489-510.

[12] Ordonnances, XIV, 261.

[13] Ordonnances, XIV, 232.

[14] Ordonnances, XI, 59.

[15] Ordonnances, XIII, 140.

[16] Après avoir allégué l'éloignement de Paris, les instances des états, l'ordonnance ajoute : Aliis etiam justis et rationalibus causis moti. (XIII, 384.)

[17] Voyez Reg. manuscr. du parl., cités dans le Recueil des anciennes lois françaises, à la date du 31 août 1443.

[18] Ordonnances, XIII, 395.

[19] Ordonnances, XIV, 332.

[20] Voyez aux Ordonnances, celles du 25 mars 1302 et celle de 1351 (II, 450), et Pasquier, l. IV, c. 17.

[21] Ordonnances, VIII, 409 ; IX, 337.

[22] Exemples nombreux dans les lettres de 1359 (III, 390), de 1364 (IV, 418), de 1388 (VII, 233), de 1422 (Reg. XIII du parl. Mém. des pairs, 711), de 1461, à la mort de Charles VII. (Ordonnances, XV, 13.)

[23] Reg. du parlement, 728.

[24] Voici cette lettre qui n'est pas dans le corps des ordonnances, et que M. de Wailly a retrouvée aux archives. — A notre amé et féal chancelier, l'archevêque de Reims. De par le roi. Notre amé et féal : pour aucunes causes qui nous meuvent, lesquelles nous vous dirons, nous voulons, vous mandons et commandons que dorénavant vous ne instituiez aucuns officiers quelconques en notre cour de parlement, pour quelconque élection que icelle cour ait faite ou fasse, ne aussi en nos chambres des comptes et des généraux de la justice pour quelconques retenues ou dons que ayons faits ; car nous en retenons à nous toute l'ordonnance et disposition. Et le faites savoir à nos gens des dites cour et chambre, afin que n'en puissent prétendre ignorance, et que par eux en votre absence ou sans votre su ne fissent au contraire. Donné à Poitiers, le 2 mars 1437. Vol. du Conseil, n° XVI, fol. 70. Archives nationales, section judiciaire.

[25] Ordonnances, XIII, 471.

[26] Cet acte de la royauté dut être accueilli par la magistrature comme un grand bienfait, car les charges de justice tendaient de plus en plus à devenir la propriété des familles. L'hérédité des fonctions judiciaires qu'on fait commencer ordinairement au règne de Louis XII, sous qui les charges de justice étaient vénales, est, en effet, beaucoup plus ancienne. Nous pourrions mentionner une ordonnance de 1345, qui donnait ces charges à vie, et prouver en outre que sous Charles VI la transmission du père au fils tendait à devenir aussi la règle commune. Dès la fin du quatorzième siècle, la noblesse judiciaire était donc presque née déjà. La mesure prise par Charles VII en 1437, pour réserver au roi la nomination aux offices judiciaires, semble tout à coup devoir bouleverser la tradition qui commençait à s'établir, mais la permission donnée au parlement de désigner par voie d'élection trois candidats entre lesquels le roi choisirait, ne tarde pas à la raffermir. Il est bien évident, en effet, que la magistrature ne devait pas aller chercher ses candidats ailleurs que dans ses rangs. En outre, un autre édit donné en 1446, vint déclarer que ceux qui auraient tenu leurs offices pendant cinq années, ne pourraient les perdre. L'inamovibilité de la magistrature était ainsi formellement inscrite dans la loi, ce qui montre, soit dit en passant, qu'en proclamant cette inamovibilité par un édit de 1467, Louis XI ne fit que rétablir une loi de son prédécesseur. On peut dire aussi la même chose, mais plutôt à titre de blâme qu'à titre d'honneur pour Charles VII, de la vénalité des charges, qu'on rapporte ordinairement à Louis XII. Cette institution, si condamnable en principe, mais qui dans l'application eut des effets si salutaires, remontait pour le moins au commencement du quinzième siècle. Dès 1408, une ordonnance de Charles VI défendait que les résignations d'offices eussent lieu à prix d'argent, et l'ordonnance cabochienne avait répété cette défense. Y aurait-il eu sous Charles VII de nouveaux exemples de la vénalité des offices ? La chronique de Henri Bande le nie, mais elle se fonde sur l'ordonnance qui remettait au roi l'élection des membres du parlement : or, nous avons vu que cette ordonnance n'avait pas tardé à être profondément modifiée. Le même chroniqueur reconnaît d'ailleurs que la plupart des offices de finances se vendaient. Thomas Basin affirme la même chose de toutes les fonctions de l'administration et de la justice (l. V, c. 25). Mais cette vénalité avait-elle lieu au profit du roi, ou bien au profit des détenteurs d'offices ? On peut croire que les charges nouvelles étaient données au profit du roi, et que les autres restaient la propriété des titulaires, qui en disposaient à leur gré. Ces faits sont une nouvelle preuve que les institutions de l'ancienne monarchie n'ont pas toujours l'origine qu'on est convenu de leur assigner.

[27] Ordonnance du 26 mars 1445, XIII, 234.

[28] Du Cange fait commencer cet enregistrement des lois au parlement sous le règne du roi Jean. Cujus quidem usus tum primum cœpit quum Johanne rege capto et in Angliam abducto, Caroli filius regni vicarius et regens dictus est : litteris enim regiis quibus ea dignitas Carolo attributa, adscripta licec verba leguntur in regestro parlamenti signato C et D : Lecta et præsentata in camera parlamenti, 3 martii anni 1356, quum ante hæc tempora vix regias lifteras in acta parlamentaria relatas videre sit (Du Cange, v° Homologare). — Il faut dire cependant que la chambre des comptes avait été chargée de l'enregistrement avant le parlement, comme le prouvent des lettres de 1315. (Ordonnances, I, 617.)

[29] Il faut à la couronne des pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants, par où coule la puissance ; sans cela il n'y a dans l'État que la volonté momentanée d'un seul, c'est-à-dire le despotisme. (Montesquieu, Esprit des lois, l. II, c. 4.)

[30] Ordonnances, XIV, 261.

[31] Ordonnances, XIV, 276 et 277. — Nous trouvons dans Pasquier un autre fait relatif à ce droit de remontrance sous Charles VII, qui nous parait mériter d'être cité ici :

Louis onzième, entre tous les autres rois de France, n'usa guère de l'authorité de cette grande compagnie (le parlement), sinon en tant que directement elle se conformait à ses volontés, voulant être ordinairement cru d'une puissance absolue et d'une opiniâtreté singulière : ainsi que mêmement on lit de lui étant encore simple dauphin en certaine publication requise au profit de Charles d'Anjou, comte du Maine, beau-frère de Charles septième. Car, comme Charles d'Anjou requit que l'on eût à publier en la cour la donation qui lui avait été faite par le roi des terres. de Saint-Maixant, Mesles, Civray et autres, à quoi le procureur général du roi fit lors réponse que les deux avocats étaient absents, et que, sans leur conseil, il ne pouvait rien, et que par le conseil du comte fut répliqué qu'il n'était besoin de conseil en la cause qui s'offrait : il se leva lors un évêque qui remontra que le dauphin l'avait là envoyé expressément pour faire publier ces lettres. Au moyen de quoi, la cour, vu le temps et volonté du dauphin, qui pressait ainsi cette affaire, fit enregistrer sur le repli des lettres : Lecta de expresso mandato Regis per Dominum Delphinum præsidentem in ipsius relatione. Mais le dauphin manda quérir soudain les présidents, et leur dit qu'il voulait qu'on ôtât ce de expresso mandato, et qu'il ne bougerait de Paris jusqu'à ce que cela fut rayé, protestant que s'il arrivait quelqu'inconvénient, en faire tomber toute la coulpe sur la cour. A cause de quoi la cour temporisant en partie, ordonna le 24e jour de juillet (1441), que l'on ôterait le de expresso, mais que le registre en resterait chargé pour l'avenir, tellement que ces mots furent seulement rayés de dessus les lettres. Et depuis, en l'an 1465, le même Louis étant roi, fit publier bon gré mal gré en pleine cour par son chancelier le don qu'il avait fait au comte de Charolois, et nonobstant toutes protestations qui fissent la plus grande part des Conseillers, il voulut que sur le repli fut mis : Registrata audito procuratore regis et non contradicente. Telles protestations ont été depuis assez familières en cette cour. Et se trouvent assez d'édits portant : De expresso et expressissimo mandato regis, pluribus vicibus reiterato. Laquelle clause tout ainsi qu'elle est adjoutée pour bonne fin, aussi souhaiteraient plusieurs (par aventure non sans cause), que cette honorable compagnie se rendit quelquefois plus flexible, selon que les nécessités et occasions publiques le requièrent. (Pasquier, t. II, p. 106.)

[32] Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même ; il ne le peut pas dans les monarchies : la constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis. (Montesquieu, Esprit des lois, VI, c. 5.)

[33] Dans le procès de Jacques Cœur, le roi changea la commission dans le cours du procès sous différents prétextes, et la seconde commission se trouva bien plus hostile que la première (voyez P. Clément, t. II, p. 163). Il parait aussi que le roi se fit apporter à part les pièces du procès, pour les faire examiner en sa présence. (id., 166.)

Pasquier dit aussi de ce procès, qu'il était une vengeance politique : Quant au procès de Jacques Cœur, si les juges n'y eussent passé, je dirais presque que c'était une calomnie ; mais, je ne mentirai point quand je dirai que la jalousie des grands qui étaient près de Charles septième lui trama cette tragédie. Tous ces points ont été d'ailleurs mis en pleine lumière dans le savant travail de M. P. Clément sur Jacques Cœur.

[34] C'est ce qu'on voit, en effet, par les termes de l'arrêt du 13 mai 1460 (Reg. crimin., Mém. des pairs, p. 780, cités dans la coll. Isambert). — L'usage des commissions exceptionnelles était, du reste, fort ancien déjà. Les états généraux réunis sous le roi Jean, le flétrissent avec une grande énergie. Il persista longtemps encore et l'on vit Louis XIII présider en personne la commission chargée de juger le duc de Lavalette en 1639.

[35] Cette ordonnance qui n'a pas moins de 258 articles, est divisée en dix chapitres généraux, qui traitent successivement du domaine, des monnaies, des aides, des trésoriers des guerres, de la chambre des comptes, du parlement, de la justice, de la chancellerie des eaux et forêts et de l'armée. Ordonnances, X, 70 et suivants. Voyez aussi l'Hist. de M. Michelet (IV, 248), qui a fait comprendre le premier l'importance de ce document.

[36] L. du 24 août 1439 et du 27 juillet 1440, pour réprimer les abus des sergents à cheval au Châtelet de Paris (XIII, 300, 317) ;

L. du 12 avril 1452, touchant les attributions du parlement ;

L. du 15 avril 1454, rétablissant la chambre des replètes du Palais (XIV, 277) ;

L. du 15 septembre 1454, pour la prompte expédition des procès (XIV, 331) ;

Autres lettres sur des matières analogues de 1457-1459. Voyez Ordonnances, XIV, 447, 466, 467, 481.

[37] Ordonnances, XIII, 471.

[38] Art. 25. Il sera enjoint aux avocats, sur leur serment, qu'ils soient brefs le plus qu'ils pourront, sous peine d'amende arbitraire, selon l'exigence du cas.

Art. 38. La cour enjoindra aux avocats, sur leurs serments, qu'ils soient brefs dans leurs contredits et salvations, sous peine de punition exemplaire. (Ordonnances, XIII, 471.)

[39] Ordonnances, XIV, 284-313.

[40] Le roi dit :

Qu'au temps où il vint au gouvernement du royaume, il le trouva occupé par les Anglais ;

Qu'il a repris la Champagne, la Picardie, le Vermandois, l'Ile-de-France et Paris ;

Qu'ayant ensuite voulu réprimer les pillages des gens de guerre et souffrances du petit peuple, il a mis bon ordre en tous les gens d'armes, et ôté toutes les pilleries et roberies ;

Qu'il a ensuite repris la Normandie, le Maine et le Perché, la ville de Bordeaux et le pays de Guyenne ;

Que cependant par ces guerres la justice du royaume a été abaissée et opprimée ; que les anciennes ordonnances ont cessé d'être appliquées en la cour du parlement et autres cours de justice ;

Que les royaumes, sans bon ordre de justice, ne peuvent avoir durée ni fermeté aucune, etc.

[41] Le nombre des conseillers clercs était donc plus considérable que celui des conseillers laïques, ce qui dérogeait à la mesure de Philippe-le-Bel, destinée à éloigner du parlement les membres de l'Église qui y siégeaient. C'était en défiance de la cour de Rome, mais à l'époque où nous sommes (1454), la Pragmatique de Bourges avait rendu l'Église de France à la fois moins romaine et plus monarchique.

[42] Ordonnances, I, 727.

[43] Voyez Parquier, t. II, p. 109.

[44] L'art. 26 ordonne : Que sitôt qu'une cause sera commencée à plaider, elle soit parachevée sans aucune interruption ou interposition d'autre cause, sinon en tant qu'aucune des parties, qui à ce ne serait pas prête, requiert convenablement un délai. C'était une disposition excellente qui disparut un peu plus tard, mais qui finit par rentrer dans nos lois.

[45] Art. 42 de l'ordonnance.

[46] Voyez art. 81, 84, 87, 88, 89.

[47] Nous n'entendons aucunement déroguer au stile de notre court de parlement, et prohibons à tous les advocats de notre royaume qu'ils n'alléguent autres coutumes, usages et stiles, que ceux qui seront escripts et décrétés comme dict est. Art. 125.

[48] Ces lettres sont citées par Isambert, Rec. des anc. lois franç., IX, 364.

[49] Henrion de Pansey, Autorité judiciaire, p. 100.

[50] Voyez les ordonnances que nous avons citées plus haut, en énumérant les lettres publiées de 1440 à 1461, sur le fait de la justice.

[51] Voyez à ce sujet le témoignage non suspect de Thomas Basin, t. V, c. 25, à propos des réformes judiciaires du règne.

[52] Ordonnances, XIII, 197.

[53] Voyez l'ordonnance rendue le 8 juin 1456, sur les doléances des états du Languedoc, art. 21-24. Ordonnances, XIV, 387.

[54] Voyez au Recueil des anciennes lois françaises, t. IX, p. 295 et 298, plusieurs faits fort curieux touchant ces abus d'évocation et d'usurpation commis par les officiers royaux.

[55] Voici un exemple de ces contradictions encore trop nombreuses. L'ordonnance d'avril, après s'être longuement attachée à séparer nettement les juridictions, finissait par admettre, qu'au cas où parmi les affaires portées par appel devant le parlement, il y en eut quelques unes où l'appelant eut omis quelque degré de juridiction, le parlement eut la faculté de les retenir, si la matière de la cause le requérait, ce dont il chargeait la conscience des juges !

[56] Ainsi quand l'ordonnance recommande la prompte interrogation des accusés, ce n'est pas dans l'intérêt de l'humanité, mais, dit la loi, afin que l'accusé n'ait pas le temps de préparer ses réponses et de rendre plus difficile la vérité !

[57] Les pays de Droit romain, ou du moins le Languedoc, étaient plus avancés sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, d'ailleurs, que les pays de Droit coutumier. Ainsi, en 1446, le roi avait accordé aux demandes réitérées de ses états, la publicité de l'instruction et du jugement des procès criminels, l'application de l'accusé à la question restant seule au libre arbitre du juge. (Ordonnances, XIV, 251.)