HISTOIRE DU GOUVERNEMENT DE LA FRANCE PENDANT LE RÈGNE DE CHARLES VII

 

INTRODUCTION.

 

 

Depuis quelques années, les institutions et les réformes de l'ancienne monarchie ont été l'objet des recherches les plus patientes et les plus instructives. Sans doute on connaissait déjà les mesures les plus importantes de l'administration royale, mais on n'avait qu'une idée assez confuse de son but, de son esprit général et de ses moyens ; grâce à de savants travaux qui embrassent tout l'ensemble de notre histoire administrative, on peut dire maintenant qu'il n'y a plus d'obscurité sur l'enchaînement et le caractère de ces institutions. Quelques parties de cette histoire ont même donné lieu à des études approfondies, et l'on a mis, par exemple, dans une pleine lumière tous les actes législatifs qui, pendant le dix-septième siècle, ont renouvelé en quelque sorte l'administration de la France[1].

Il y a, à la fin du moyen âge, une époque que de nombreuses réformes rendent peut- être digne aussi d'une attention particulière : c'est le règne de Charles VII. Nous ne voulons pas, sans doute, mettre le quinzième siècle sur la même ligne que le dix-septième, ni lui assigner une place aussi importante dans l'ordre des progrès civils ; nous voulons dire seulement qu'il y eut en France, dans les dernières années du moyen âge, une époque de féconds travaux, où la justice, l'administration, les finances et l'organisation militaire furent entièrement réformées, où les institutions féodales furent définitivement vaincues par le pouvoir royal, où un nouveau système d'administration et de gouvernement fut fondé. Ce n'est pas, nous le savons, par ces travaux législatifs que le règne de Charles VII frappe ordinairement l'attention. Nos historiens les plus consciencieux et les plus exacts n'ont regardé les réformes administratives de cette époque que d'un œil assez distrait ; leur curiosité s'est presque entièrement arrêtée sur la mission de Jeanne d'Arc, et sur ce réveil de l'esprit militaire et du patriotisme, qui assurèrent à l'improviste, et d'une manière toute miraculeuse, la délivrance du pays[2]. Cependant, lorsqu'on étudie avec attention le règne de Charles VII, et qu'on passe en revue toutes les grandes parties du gouvernement, l'administration, les finances, la législation et la guerre, il est facile de voir qu'elles furent alors presque complètement renouvelées. A l'avènement de Charles VII, ou plutôt en 1437, date de sa rentrée à Paris, il n'y avait plus que deux puissances qui fussent encore debout dans le royaume : la noblesse et l'Église. La noblesse était redevenue complètement indépendante de l'autorité monarchique ; elle avait démembré le domaine ; elle avait repris ses anciens droits de guerre privée et de juridiction libre, et si elle voulait bien prêter quelquefois ses soldats à la cause royale, c'était à la condition de les commander elle-même, et de les faire vivre aux dépens du royaume qu'elle prétendait servir. Jamais l'aristocratie féodale n'avait joui d'une plus grande indépendance, même sous les quatre premiers Capétiens. L'Église, malgré les efforts de saint Louis et de Philippe-le-Bel pour constituer un clergé national, était rentrée dans la main de la papauté, qui disposait à son gré, et souvent avec un grand scandale, des dignités ecclésiastiques. Le tiers état n'était guère moins étranger que la noblesse et l'Église au pouvoir royal. Le parlement, qui formait comme l'aristocratie de cette classe, s'était peu à peu déshabitué de ce respect envers la couronne qui avait été si longtemps sa tradition et son honneur. Il n'y avait pas moins de désordre dans les sentiments et dans la condition politique des autres classes de la bourgeoise. Au commencement de son règne, Charles VII n'était plus obéi que de nom par les villes mêmes du domaine : abandonnées du pouvoir, qui ne pouvait plus les protéger, elles avaient cessé de tourner les yeux vers la couronne, et s'étaient réfugiées dans leurs administrations municipales, comme elles l'avaient fait dix siècles auparavant pendant l'agonie de l'empire romain. Ainsi, le désordre dans la justice, les finances et l'administration, l'absence d'une autorité énergique à la tête de la société, un esprit d'indépendance, et même d'insubordination répandu dans toutes les classes, une noblesse turbulente, une bourgeoisie écrasée sous des charges publiques, qui ne lui laissaient ni le sentiment ni l'énergie du patriotisme, tout semblait concourir à rejeter la France de trois siècles en arrière, dans la pleine anarchie du régime féodal.

Tous les efforts tentés par le pouvoir royal, pendant le treizième et le quatorzième siècle, pour dominer les pouvoirs féodaux, avaient donc été dépensés en vain ! Mais attendez que le roi de Bourges soit redevenu le roi de Paris, et qu'il ait eu temps de méditer avec ses conseillers sur son office de roi. Toutes les institutions monarchiques se relèveront aussitôt, et la main royale saura frapper mortellement ces libertés féodales, qui se sont redressées si audacieusement pendant l'anarchie. Ce n'est pas au moyen de la guerre, c'est par la révision et la refonte générale de l'administration et des lois. Un prodigieux travail législatif s'accomplit ; en effet, pendant dix-huit années. Une multitude d'ordonnances sur les lois criminelles et civiles, sur la procédure, sur les impôts, sur les monnaies, sur le commerce, renouvellent la législation et forment de véritables Codes. L'université de Paris et le clergé du royaume sont soustraits aux influences du dehors et placés sous l'autorité du roi. Un grand nombre d'institutions modifient aussi l'organisation militaire, et une armée permanente est constituée pour la première fois. Ce qui restait des établissements créés par la féodalité tombe ainsi pièce à pièce, et du milieu de ces ruines sortent à la fois une nouvelle forme de gouvernement, la monarchie administrative, et une nouvelle société civile.

Le récit de cette lutte suprême de la royauté avec les institutions féodales nous semble offrir un sérieux intérêt. Ce n'est pas, toutefois, par enthousiasme pour Charles VII que nous entreprenons cette étude. D'abord, il y aurait quelque naïveté à ressentir le moindre enthousiasme pour ce prince. L'apathie, la défiance et l'égoïsme ont été le fonds de son caractère, et n'ont cessé de le dominer à toutes les époques de sa vie., et dans les situations si diverses où la fortune s'est fait comme un jeu de le placer. On a bien essayé de réclamer quelquefois[3] pour Charles VII les qualités morales que nous lui refusons, et, de rapporter même à Mn activité et à son esprit d'initiative toutes les grandes mesures de gouvernement dont son règne a été rempli, Malheureusement pour ceux qui poursuivent cette réhabilitation de bonne foi, les documents contemporains qui concernent la vie et les actes de ce prince, ne peuvent laisser aucun doute sur l'incurable faiblesse de son caractère. Sa vie n'est qu'une succession des défaillances les plus déplorables. Les circonstances de sa naissance et de son éducation expliquent, d'ailleurs, en grande partie ce triste phénomène. Il est le fils d'Isabeau de Bavière et de Charles VI, et l'on sait qu'il vint au monde dans une des rares intermittences de la folie de son père[4]. Son enfance, toute maladive et débile, se passe dans de continuelles épouvantes, au milieu des agitations les plus effroyables et de périls sans cesse renaissants. Dans ces moments terribles, où les plus forts auraient eu besoin d'appui, il voit tout lui manquer à la fois ; il n'a pour le protéger ni son père qui le connaît à peine, ni sa mère qui le répudie, ni le prestige de la naissance, que les passions politiques empêchent de reconnaître et de respecter. Ainsi délaissé de toutes parts, il s'abandonne aussi lui-même, et se laisse glisser aux mains de tous les ambitieux qui veulent prendre la peine de le circonvenir et de le gouverner. Quand on a parcouru les chroniques du temps, n'est-on pas convaincu, en effet, que jusqu'à sa trentième année Charles VII ne s'est pas appartenu même un seul jour[5] ? Pendant ces trente années, des intrigues de cour, honteuses et sanglantes comme des révolutions de sérail, le livrent presque chaque jour à de nouveaux favoris, et tel est son engourdissement, qu'il n'a pas seulement la force de regretter ceux qu'il aimé le plus et qu'on assassine sous ses yeux ; il laisse même prendre aux meurtriers la place et les honneurs des victimes ![6] Voilà la jeunesse de Charles VII. Trouverons-nous dans l'homme mûr plus de virilité ? A ce moment de sa vie, tout paraît l'engager à se ressaisir lui-même, et à ne plus dépendre de personne : ces coups de fortune, qui rétablissent si miraculeusement sa puissance, doivent, ce semble, lui rendre quelque confiance en lui-même, et solliciter son énergie. On ne peut nier qu'à cette époque le caractère de Charles VII n'ait paru reprendre par instants un peu de ressort et de vigueur ; malheureusement ces lueurs d'énergie n'avaient pas plutôt brillé qu'elles allaient s'éteindre dans l'incurable indolence qui faisait le fonds de sa nature morale. S'il n'est plus, comme au début du règne, le jouet des intrigues de cour, il laisse son autorité passer de ces indignes favoris entre les mains des femmes : Claude n'a chassé Narcisse et Pallas que pour laisser Agrippine disposer à son gré de leurs honneurs et de leur puissance. C'est Yolande de Sicile, la mère de la reine, qui s'empare virilement de ce rôle, et qui l'exerce pendant plusieurs années. D'un caractère énergique, d'une souplesse d'esprit vraiment merveilleuse, elle subjugue aisément Charles VII : elle te maîtrise aussi par la volupté, car c'est elle qui place auprès du roi cette Agnès Sorel, dont la scandaleuse influence a été si ridiculement transformée en une école de courage et de patriotisme[7].

Naturellement, nous n'irons pas demander à la vieillesse de Charles VII la vigueur morale et la force d'âme qui manquaient à sa jeunesse et à son âge mûr. Aussi bien le retrouvons-nous pendant ses dernières années sous la tutelle des favoris. L'influence du maréchal de Lohéac, du sire de Beauvais, d'Étienne Lefèbvre et de Pierre d'Oriole est, en effet, prépondérante à la fin du règne ; et ils entretiennent si habilement son apathie, qu'il les laisse à peu près les maîtres de gouverner. Quant à liai, ce qui occupe sa vie, ce sont les soupçons et les frayeurs qui ont désolé sa jeunesse. Assiégé d'inquiétudes horribles, il évite les yeux du peuple et le séjour de villes, où pourtant il est aimé ; il se tient caché au fond de ses châteaux, et quand il meurt, il y avait déjà plusieurs années qu'il ne donnait plus guère que son nom au gouvernement de l'État. Tel a été le caractère de ce Charles VII qu'on voudrait représenter comme un homme de décision et d'énergie. A l'appui de cette opinion on citera quelques paroles assez fermes et assez vigoureuses, par exemple quand il réclame dans le Conseil les mesures les plus expéditives contre les excès des gens de guerre[8], ou que dans un moment de fierté il repousse énergiquement les conditions que le Dauphin veut mettre à sa rentrée dans le royaume. Nous avons dit nous-même qu'il n'était pas impossible de : surprendre par moments dans l'âme de Charles VII un éclair de vigueur ; mais pour former un caractère vraiment énergique, est-ce donc assez de quelques élans de dignité ou de fierté blessée ?

Hâtons-nous de dire maintenant qu'à côté de cette prodigieuse indolence, on rencontre dans ce prince une admirable qualité, celle de comprendre le bien de l'État et de deviner les hommes capables de l'accomplir. Un tact naturel, joint à une longue habitude des hommes et des affaires, avait même porté dans Charles VII cette faculté à un degré vraiment éminent[9]. L'intelligence surpassait donc de beaucoup le caractère moral. On sait qu'il en fut de même de Louis XIII, avec qui Charles VII a d'ailleurs tant de traits de ressemblance. Tous les deux d'une apathie et d'une faiblesse de volonté vraiment incroyables ; incapables d'un effort un peu soutenu, si ce n'est peut-être pendant une bataille ou un assaut ; se prodiguant alors sans crainte et sans ménagement ; le reste du temps ayant besoin que d'autres sachent vouloir et agir pour eux ; ombrageux et défiants jusque dans les épanchements de l'amitié ; s'abandonnant sans réserve à leurs favoris pour se retourner tout à coup contre eux et les briser sans motif, ces caractères débiles et presque méprisables eurent en échange de tant de faiblesse un bien grand mérite : ce fut un discernement admirable pour choisir les hommes et pour attacher au service de l'État les plus actifs et les plus capables. Telle fut en particulier l'habileté de Charles VII[10]. Mais encore une fois ne lui demandons pas cet esprit de décision qui fait réaliser le bien que l'on comprend et que l'on désire. Charles VII n'a que bien peu participé au maniement des affaires, et il est même fort probable que plusieurs des réformes qui honorent la seconde moitié de son règne ont dû s'accomplir presque à son insu.

A qui donc faudra-t-il rapporter l'honneur de ces travaux législatifs ? Nous verrons que c'est à ses Conseillers, à ces hommes sortis les uns de la noblesse, les autres de la bourgeoisie, et que le discernement du roi sut attacher au service de la couronne. Mais ce sont surtout les gens de petit état qui eurent une grande part à ces belles réformes. Presque tous les noms qu'on rencontre au bas des ordonnances les plus importantes du règne sont ; en effet, des noms roturiers. Spectacle admirable ! Ces classes bourgeoises, qu'une guerre dé cent années semblait avoir meurtries et ruinées pour jamais, enfantent incessamment, pour la guerre et pour le Conseil, des intelligences d'élite, sitôt qu'un signe de la main royale les appelle à délivrer et à servir leur pays !

C'est là un fait qui n'a peut-être pas été suffisamment remarqué dans notre histoire. En matière d'administration, la part de la royauté nous paraît avoir été singulièrement exagérée. Sans doute plusieurs rois ont pris à ces travaux une part considérable : il suffira de citer Philippe-Auguste, Saint-Louis et Philippe-le-Bel. Mais, d'un autre côté, comment s'expliquer que les progrès administratifs n'aient pas été suspendus ; bien plus, qu'ils aient quelquefois paru redoubler sous des rois incapables et même imbéciles ? Car, enfin, sous les derniers Capétiens, au milieu de cette réaction violente qui suit le règne de Philippe-le-Bel, l'administration monarchique ne parait-elle pas s'asseoir plus solidement de jour en jour, loin de se dissoudre et de périr ? C'est à ce moment, en effet, que le parlement achève de se constituer, que le Grand-Conseil s'organise, et que des règlements nouveaux fondent l'administration des finances. Sous les deux premiers Valois, sous ces deux princes aussi ineptes qu'orgueilleux, tout périclite, les finances, l'armée et la couronne elle-même ; seule la législation reste debout, et même elle s'améliore. Charles VI monte sur le trône, et la confusion semble y monter avec lui ; tout ordre social est brisé ; et vous croiriez que l'anarchie va renverser toutes les institutions avec la royauté elle-même : eh bien, c'est dans ces circonstances qu'est décrétée la grande ordonnance de 1413, toute remplie d'idées si solides sur la justice et les finances, qu'elle semble en avant de deux siècles sur, cette époque anarchique. Les guerres religieuses nous présentent une fois de plus ce singulier contraste. Pendant que le pouvoir royal est livré sans défense aux plus terribles attaques, des ordonnances pleines de sagesse et d'équité ne cessent d'améliorer la législation, et ce siècle de bouleversements civils se trouve être justement nôtre grand siècle de jurisprudence. Que la royauté hésite dans sa voie, qu'elle recule, qu'elle se trahisse elle-même ; l'œuvre administrative ne subit donc aucune défaillance ; au contraire, elle avance, elle se perfectionne constamment. Comment s'expliquer ce phénomène ? C'est qu'il y a au pied du trône un corps laborieux, patient, intelligent, qui s'est donné la mission de méditer sans cesse sur la législation pour la corriger, et qui veut ramener à un type toujours plus parfait l'ordre administratif 'ou judiciaire. Ce type, que les légistes ont constamment sous les yeux, c'est la législation romaine ; ils s'efforcent ardemment de façonner sur elle tout l'ordre social. Toujours penchés sur cette loi, ils laissent passer avec indifférence les dissensions et l'anarchie, et quand la royauté parvient enfin à se retrouver elle-même, elle voit avec étonnement que, loin d'avoir péri dans la tempête, la plupart des institutions se sont fortifiées par des innovations salutaires. C'est là l'histoire de l'ancienne monarchie dans ses rapports avec les réformes administratives ou judiciaires. Sans doute, de temps à autre, comme nous le disions plus haut, on voit paraître au trône quelques hommes d'élite qui mettent eux-mêmes la main aux réformes et qui leur donnent une salutaire impulsion ; mais dans l'intervalle de ces grands règnes qui sont si rares, combien de fois la chaîne des progrès civils ne se fût-elle pas brisée, si elle n'eût été soutenue par d'autres mains que par la main royale ? Voilà le service que la bourgeoisie éclairée a rendu sans interruption à la France pendant quatre siècles de l'ancienne monarchie. C'est elle, ce sont ses lumières et sa patience qui ont créé l'administration monarchique, quelquefois avec le concours du roi, mais souvent en dépit de ses langueurs et de ses répugnances. Saint-Simon appelle quelque part le règne de Louis XIV un long règne de vile bourgeoisie ; mais depuis Philippe-Auguste jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, toute l'histoire de France, si l'on en détache les faits militaires, est-elle en réalité autre chose ?

Les réformes accomplies sous Charles VII sont à coup sûr une des pages les plus glorieuses de l'histoire de ces progrès administratifs. Le roi, nous le répétons, n'a pris qu'une assez faible part à ces travaux : l'honneur doit en revenir presque tout entier à ses conseillers. Mais, en réduisant la part du roi, il ne faudrait pas non plus exagérer celle du Conseil. Toutes les réformes qui ont constitué à cette époque l'ordre administratif, ne lui appartiennent pas en propre, et il a réuni les débris épars d'institutions déjà essayées et renversées par la guerre civile, encore plus qu'il n'a innové lui-même. En ce qui concerne l'armée, Charles V avait déjà tenté de créer une armée monarchique, en organisant des compagnies soumises au pouvoir royal, avec des chefs nommés directement par le roi. En matière religieuse, Saint-Louis avait tenté de réduire les prétentions de la cour de Rome par une pragmatique sanction, qui devait servir de modèle à la pragmatique de Bourges. On peut en dire autant des mesures prises sous Charles VII pour faire rentrer l'ordre dans l'administration judiciaire. Si Charles VII a complété le système des institutions judiciaires établies par Saint-Louis, c'est surtout au moyen de l'ordonnance cabochienne de 1413 et de quelques autres ordonnances de la même époque. La séparation du parlement et de la chambre des comptes avait aussi été opérée longtemps avant qu'on fixât sous Charles VII les limites de leur juridiction. Enfin, lorsque le Conseil voulut réformer l'université, il y avait eu des exemples de l'intervention royale dans les affaires de cette compagnie. Ainsi, pour retrouver tous les auteurs de ces belles réformes, il faut remonter de deux siècles en arrière, et, par delà les règnes de Charles V et de Philippe-le-Bel, retourner jusqu'à Saint-Louis. Saint-Louis a été, en effet, le grand modèle de la royauté des Valois, chaque fois qu'elle a voulu rentrer dans ses véritables traditions et faire servit ; son autorité au bien public. Le souvenir de ce grand règne s'était prolongé non-seulement dans la pensée reconnaissante des peuples, mais dans la tradition du Conseil ; et, chose curieuse, nous pourrons voir Louis IX participer, dans plusieurs circonstances, à la législation du quinzième siècle.

Cette part faite au passé, empressons-nous de reconnaître que l'œuvre du règne de Charles VII mérite encore un grand éloge et un grand honneur. La plupart des institutions qu'il a définitivement fixées dans notre sol, avaient déjà été ébauchées, mais de ce qu'on avait essayé d'édifier, rien ou presque rien n'avait été respecté par la guerre civile. Malgré les efforts de Charles V, l'armée était restée féodale ; malgré les efforts de Saint-Louis, la justice du roi était toujours battue en brèche par les juridictions rivales ; le pouvoir royal n'était qu'imparfaitement obéi ; l'université restait sans contrôle, et le clergé relevait toujours d'un souverain étranger. Reprendre toutes ces tentatives de réformes, les adapter aux besoins du pays, faire sortir du milieu de tant de ruines les éléments d'un gouvernement vigoureux et d'un nouvel état social, préparer enfin la monarchie à devenir le centre de toutes les forces et la régulatrice de tous les intérêts : telle sera la tâche des Conseillers de Charles VII, et il faut reconnaître qu'elle demandait beaucoup d'énergie, d'intelligence et de patriotisme.

Nous ne croirons pas exagérer le mérite de cette œuvre en la rapprochant des travaux accomplis, à la fin du seizième siècle et au commencement du dix-neuvième, par Henri IV et le premier Consul, pour relever l'ordre social. Il est vrai que l'histoire ne met pas sur la même ligne l'œuvre de Charles VII et celle de ces deux grands administrateurs, mais l'histoire n'est pas toujours équitable. Aussi bien, ne voyons-nous pas réuni dans les réformes du quinzième siècle tout ce qui a fait la légitime popularité du gouvernement de Henri IV et du Consulat, d'une part, la grandeur des obstacles, de l'autre, la grandeur des résultats ? Au milieu du quinzième siècle, l'anarchie avait fait aussi dans le royaume un effroyable ravage ; elle avait ébranlé toutes les institutions, elle avait fait disparaître le pouvoir central, elle avait confondu l'ordre social tout entier. Nous ne croyons pas qu'à aucun moment de son histoire la France ait été plus près de périr que pendant cette tempête, qui se déchaîna sur elle sans trêve ni relâche durant cent années. On pourrait même affirmer que la marche du gouvernement de Charles VII au milieu de toutes ces ruines fut tout particulièrement embarrassée de difficultés et de périls. La guerre de cent ans n'avait peut-être pas entassé plus de débris que les tempêtes religieuses et les orages de la révolution ; mais, pour permettre aux Conseillers de la couronne de se retrouver dans l'épouvantable confusion qui suivit cette guerre de cent années, le passé de la France ne présentait que bien peu d'enseignements. Le génie politique de ce pays, cette inclination invincible qui lui fait préférer la centralisation administrative et l'autorité monarchique â toute autre forme de gouvernement, ne s'étaient pas encore manifestés au quinzième siècle par des marques bien éclatantes, et, pour éclairer sa route, la royauté ne pouvait guère en appeler à l'expérience. Il faut convenir que, sous ce rapport, Henri IV et le premier Consul furent plus heureux. Quand ils se proposèrent de délivrer la France de l'anarchie et d'y relever l'ordre social, ils n'eurent qu'à tourner les yeux vers le passé pour s'instruire : une expérience de plusieurs siècles leur indiquait, à ne pas s'y méprendre, la nature des institutions les plus conformes au tempérament du pays. Les Conseillers de Charles VII durent chercher, au contraire, dans leur bon sens ces lumières qu'ils ne pouvaient demander au passé. Ils n'en montrèrent pas moins de décision et de hardiesse dans leur tentative. La guerre de cent ans avait fait, comme nous l'avons vu, deux grandes ruines : elle avait désorganisé la société féodale, et presque détruit l'autorité monarchique. Fallait-il se borner à réparer simplement ces désastres, ou fallait-il créer quelque chose ? Les Conseillers de Charles VII résolurent de laisser à terre la société féodale, et ils se mirent vaillamment à édifier une société nouvelle sur le fondement d'institutions purement monarchiques.

C'est ainsi que, par un courageux effort, la royauté se dégagea pour toujours de l'étreinte des pouvoirs féodaux, et que, tout en relevant l'ordre social, elle parvint à organiser une nouvelle forme de l'État, la Monarchie administrative. Nous disons la monarchie administrative, et non pas la monarchie absolue. Ces deux formes de gouvernement ne sont pas, sans doute, nécessairement opposées ; elles ont été confondues presque aussi longtemps qu'a duré l'empire romain ; elles se mêlèrent aussi chez nous depuis le seizième siècle jusqu'à la fin du dix-huitième ; mais sous Charles VII elles étaient encore assez distinctes. Ce qui les distinguait alors, c'est que, tout en prenant de grandes précautions contre les pouvoirs hostiles, et en s'entourant d'institutions vigoureuses, la royauté reconnaissait au-dessus d'elle, comme au-dessus de la nation, l'empire de certaines règles auxquelles tous devaient obéir. Ces règles, par lesquelles le pouvoir se modérait lui-même, sont en fort grand nombre dans la législation de Charles VII. Parcourez tous ces règlements ; à chaque instant vous entendez le roi déclarer qu'il se subordonne lui-même à la loi qu'il décrète. Au lieu de se prendre pour la loi même, comme dans la constitution romaine, il ne veut en être que le premier sujet. Ce qui domine l'ordre politique sous Charles VII, c'est donc l'idée de l'État, ce n'est pas encore celle du prince. Sans doute, nous sommes plus près du pouvoir absolu que pendant la monarchie féodale ; déjà même de nombreux symptômes annoncent son apparition prochaine, mais enfin, il n'a pas encore pris possession du pays. Le jour où la volonté du prince deviendra la règle unique de la société qu'il gouverne, le pouvoir absolu sera véritablement établi en France : or, ce jour ne vint pas encore sous Charles VII, qui eut ainsi l'honneur de fonder un gouvernement vigoureux et facilement obéi, sans cesser d'accepter des limites et de reconnaître des droits.

Mais toutes ces assertions ne peuvent se justifier que par l'examen fort attentif des institutions et des réformes de ce gouvernement.

 

 

 



[1] Voyez M. Chéruel, Administration de Louis XIV, d'après les mémoires d'Olivier d'Ormesson, et le 2e volume de l'Histoire de l'administration monarchique ; — M. P. Clément, Gouvernement de Louis XIV ; et Histoire de l'administration de Colbert ; M. Joubleaux, Études sur Colbert, 1856 ; — M. Poirson, Henri IV, 1856 ; — etc.

[2] Un publiciste de talent, qui s'est attaché récemment à faire ressortir dans un long travail le caractère et les services des principaux fondateurs de l'unité nationale, ne cite même pas Charles VII parmi ces réformateurs d'élite. (M. de Carné, Études sur les fondateurs de l'unité nationale en France, Paris, 1848, 2 vol.)

[3] Une polémique assez vive s'est même élevée à ce sujet il y a fort peu de temps, quand a paru le volume de M. Henri Martin traitant de Charles VII.

[4] Quelques-uns de ses contemporains le crurent même atteint par moments du même mal que Charles VI. Le pape Pie II, par exemple, a écrit que son esprit n'était pas exempt de la démence de son père. (V. ses Commentaires sous le nom de Gobelinus persona, t. VI.)

[5] Il a tour à tour pour favoris, jusqu'en 1434, le président Louvet, Tanneguy-Duchâtel, Pierre de Giac, Le Camus de Beaulieu, Regnault de Chartres et La Trémouille.

[6] Le connétable de Richemont et La Trémouille fout pendre et exécuter Pierre de Clac en 1426, sans que Charles VII s'en émeuve. De cette mort le roi fut d'abord fort courroucé et dolent, mais après qu'il eut été informé du fait du dit Giac, il fut content du connétable. Et après se mit en grande autorité avec le roi Le Camus de Beaulieu, qui fut depuis tué à Poitiers par aucun des gens du dit connétable. Après, le sire de la Trémouille fut en son lieu en grande autorité et gouverna avec le roi. (J. Chartier, historiographe de France sous Charles VII, p. 13. Édit. Godefroid, 1661.) — La Trémouille prend donc la place de Beaulieu, mais il est bientôt en butte aux attaques de Richemont, qui essaye de le faire tuer, et finalement le supplante avec l'agrément du roi. (Id., p. 65.)

[7] C'est uniquement sur le quatrain célèbre de François Ier qu'on a bâti cette histoire d'Agnès Sorel. Tous les chroniqueurs bourguignons s'accordent à reconnaître que son influence a été détestable, et si les chroniqueurs français, tels que Mathieu de Coucy, Berry, roi d'armes, Guillaume Gruel et Martial d'Auvergne, avaient été libres de donner leur opinion, elle eût été sans doute peu bienveillante pour la favorite. Jean Chartier et Thomas Basin, évêque de Lisieux, parlent seuls d'Agnès Sorel avec quelques détails ; le premier la défend, mais fort timidement et fort gauchement ; le second n'a pas assez de mépris et de paroles injurieuses pour elle. (Th. Basin, l. V, c. 22.)

L'histoire de Thomas Basin, évêque de Lisieux, longtemps confondu avec le faux Amelgard, vient seulement d'être publiée par les soins de la Société de l'histoire de France. C'est M. Quicherat qui a dirigé cette belle édition. (Paris, 1855-1856. 4 vol.)

[8] Que sert de tenir sur les champs tant de gens d'armes ? Toute cette coquinaille n'est bonne qu'à manger le pauvre peuple ! (V. dans Godefroid, la chronique de Berry, roi d'armes, p. 408.)

[9] Le sens qu'il avait de nature, dit un chroniqueur bourguignon, lui avait été renforcé encore au double en son étroite fortune par longue contrainte et périlleux dangers, qui forcément lui aiguisèrent les esprits. (V. dans la bibliothèque des Chartes, t. IV de la 1re série, page 77, un morceau du chroniqueur George Chastellain sur le caractère de Charles VII. Ce morceau, qui n'avait pas été publié dans l'édition Buchon, a été découvert à Arras en 1841 par M. Quicherat.)

[10] De sages et vaillants hommes s'accompagnait volontiers. (Chastellain, id.). Le même chroniqueur ajoute : Que de diverses mains et par diverses natures d'hommes sa gloire a été bâtie et mise dessus.