HISTOIRE GRECQUE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SEPTIÈME. — LA MACÉDOINE ET LA GRÈCE (362-337 Av. J.-C.).

CHAPITRE QUATRIÈME. — LES DERNIÈRES LUTTES POUR L'INDÉPENDANCE DE LA GRÈCE.

 

 

§ IV. — LES ACTEURS ET LES CONSÉQUENCES DE LA LUTTE.

Ce qui a fait en réalité la grandeur d'Athènes, c'est qu'elle a trouvé au moment voulu les hommes capables de montrer clairement aux citoyens quelle était, leur mission et le but qu'ils devaient poursuivre. Après que Solon eut tracé à grands traits le rôle moral et politique de la république, celle-ci trouva dans les moments décisifs qui suivirent un Miltiade, un Thémistocle, un Aristide, un Cimon, qui la dirigèrent sûrement en avant vers des buts de plus en plus élevés : le plus élevé de tous fut atteint par Périclès, qui acheva dans la paix l'édifice de la domination d'Athènes, et fonda sa puissance conquise par les armes sur la culture intellectuelle et sur une sage prudence. C'était une intelligente fusion de la politique athénienne et de la politique hellénique. Mais les Athéniens ne poursuivirent que la première : ils visaient trop exclusivement à la puissance, et cette puissance, ils finirent, après des luttes désespérées, par la perdre. Après cela vint une période dans laquelle Athènes vécut sans but, une période de vide et d'immobilité. Il y eut quelques moments de relèvement, mais ce ne furent que les effets passagers d'efforts antérieurs, de pâles souvenirs du passé. Thèbes entreprit d'ouvrir la lutte contre la domination spartiate, et Athènes ne sut pas s'élever au-dessus d'une politique de mesquine jalousie. Ensuite elle s'abandonna elle-même complètement et chercha dans une vie de paresseuses jouissances un dédommagement pour sa grandeur perdue, jusqu'à ce qu'enfin, cent ans après les débuts de Périclès, parut un homme capable de reprendre la tâche des grands hommes d'État et de recommencer l'histoire interrompue de la république.

Chez Démosthène, le développement progressif de l'homme d'État se dessine bien plus clairement que chez tous ses prédécesseurs. Nous le voyons, jeune encore, acquérir dans sa lutte pour ses intérêts domestiques une force de volonté qui s'attaque sans crainte à tout ce qui est vil : nous le voyons, comme avocat, s'assimiler la science de la vie civile et devenir un maître de la parole. Il se rend compte des graves abus de l'administration : ces abus le déterminent à engager contre un parti tout-puissant une lutte poursuivie durant des années et qui trempe son caractère de telle sorte qu'il se reste fidèle à lui-même au milieu des attaques les plus violentes et dans une opposition longtemps impuissante. C'est dans la question d'Olynthe qu'il prend d'abord une influence féconde ; mais ce n'est qu'après la paix de Philocrate qu'il réussit à grouper autour de lui des partisans, à démasquer la perversité de ses adversaires et à mettre les citoyens de son côté. A partir de ce moment, ses aspirations grandissent de jour en jour : il s'affranchit du point de vue des Athéniens ; il travaille à soulever la nation entière à la suite d'Athènes. Sa parole étend son action jusque dans les lies et dans le Péloponnèse ; ses concitoyens s'inclinent devant sa supériorité, et lui abandonnent les affaires intérieures et extérieures. Tout ce qui reste en Grèce de force vitale est sous sa direction.

Toute la politique de Démosthène repose sur une base historique. Il n'a jamais cherché à briller par la nouveauté des idées et des plans, mais à relever sa patrie sur ses antiques fondations : il est convaincu que celui qui parle et agit dans l'intérêt de l'État doit pénétrer intimement dans son esprit et s'assimiler son caractère. Aussi, depuis son premier discours politique, sa carrière est-elle pour ainsi dire d'un seul jet et rappelle-t-elle si souvent celle des hommes d'État d'autrefois.

Comme Thémistocle, il prévoyait et savait inévitable une guerre pour l'indépendance de sa patrie : il la mit donc en état de combattre et constitua dans toute la Grèce un parti de patriotes décidés à la lutte. Sa réforme financière, en tant qu'elle était la condition indispensable d'une résistance heureuse, a la même portée que la loi de Thémistocle sur les mines. Dans l'organisation de la nouvelle confédération, il respecta autant que possible, comme Aristide, les droits d'autrui, car il regardait la justice comme le véritable fondement de toute institution politique. Pourtant, c'est au rôle de Périclès qu'on peut le mieux comparer le sien.

Tous les deux, orateurs de l'opposition à l'origine, sont devenus après de longues luttes chefs du gouvernement et, législateurs, uniquement par la force de leur supériorité intellectuelle, qui triompha peu à peu de toutes les résistances. Ni l'un ni l'autre ne furent populaires : ils n'ont pas dû leur influence à la flatterie, aux séductions ou au brillant d'une éloquence d'apparat : sévères pour eux-mêmes comme pour les autres, sérieux et âpres, ils se présentaient devant les citoyens avec des exigences gênantes, gourmandant sans ménagement leurs travers, rabattant leur présomption. L'un et l'autre étaient ennemis des paroles inutiles et ne parlaient qu'après une consciencieuse préparation : ce qui donnait la force persuasive à leurs discours, c'est qu'ils dominaient absolument leur sujet et qu'ils joignaient la fermeté de la volonté à la profonde vérité de la pensée. Nous trouvons chez tous les deux l'alliance du génie, qui sait enthousiasmer la masse pour les devoirs les plus élevés, avec le froid bon sens, qui voit toujours le fait et se place à un point de vue pratique, accessible à tout auditeur non prévenu. Tous les deux, le gentilhomme comme le représentant de la haute bourgeoisie, ils ont eu des tendances aristocratiques, mais, fidèles à la démocratie, ils se sont confiés à la saine raison des citoyens ; ils eurent tous les deux les petites gens avec eux et pour adversaires les riches.

Sur le terrain des affaires étrangères, Démosthène voulait, comme Périclès, que l'on n'entreprît pas de guerre à la légère, mais il voulait aussi qu'au lieu d'éviter par lâcheté une guerre nécessaire et juste, on s'y préparât sagement pendant la paix. Tous deux étaient vivement pénétrés de la mission qui appelait Athènes à être le chef-lieu de la Grèce : et comme Périclès reconnaissait un droit du plus fort, qui devait dans l'intérêt de la nation forcer à l'union les alliés récalcitrants afin que les résultats péniblement acquis ne fussent pas perdus après coup, de même Démosthène croyait que celui qui a en vue un but grand et juste ne doit pas rester inactif en face de la ruse de l'ennemi et, par des scrupules exagérés, mettre le désavantage de son côté. Une telle délicatesse de conscience vis à vis d'un adversaire sans scrupules ne serait pas de la justice, mais de la lâcheté[1]. Enfin, tous deux atteignirent le but le plus élevé auquel puisse aspirer un homme d'État républicain, puisque la confiance du peuple plaça dans leurs mains la direction des affaires publiques.

Des hommes d'État à qui manque la grandeur personnelle ne peuvent se maintenir dans une pareille situation que par la connivence de personnages subalternes, qui s'attachent à eux dans un intérêt égoïste : c'est ainsi que s'établit la domination d'Aristophon, qui était celle d'un parti, et le règne plus funeste encore des coteries sous Eubule. Démosthène, lui, a réussi comme Périclès à rendre pendant un certain temps sa volonté prépondérante. Cela semblait contraire à l'essence même de l'égalité démocratique : au fond, il n'en était rien, car ces pleins pouvoirs étaient accordés librement et conformément à la Constitution. Nous pouvons même dire que le plus beau privilège de la démocratie, c'est qu'elle permet d'appeler en tout temps au gouvernail le citoyen le plus capable[2], et l'expérience nous apprend que les républiques grecques n'ont jamais été plus puissantes et plus glorieuses que lorsque les citoyens s'abandonnaient avec une conviction entière à un seul homme, dans lequel ils reconnaissaient le représentant de leurs intérêts les plus élevés, comme les Thébains dans Épaminondas et les Tarentins dans Archytas[3].

Une situation dans laquelle la bourgeoisie renonce temporairement à l'exercice de son pouvoir ne peut naturellement être de longue durée. Si Périclès a pratiqué le gouvernement personnel avec plus de bonheur et infiniment pins de succès, cela tient à des circonstances incomparablement plus favorables. Il avait trouvé une cité admirablement armée, une bourgeoisie foncièrement saine, guerrière et patriotique, tandis que celle de Démosthène, dans sa pusillanimité, avait horreur des armes. L'héroïque Pucelle de Marathon, dit le railleur Démade, est devenue une bonne petite vieille qui hume sa tisane d'orge et se promène en pantoufles[4]. Athènes avait alors tout l'aspect d'une colonie, comme Tarente, d'une ville d'industrie et de commerce efféminée, où les citoyens cherchaient de leur mieux à échapper aux exigences de la vie publique et envoyaient des mercenaires se battre à leur place. Quoique menacés d'une guerre bien plus terrible qu'au temps de Périclès, ils laissaient leurs murailles tomber en ruines et leur flotte s'abîmer, pour pouvoir multiplier les jours de fête et les sacrifices suivis de banquets. Le règne de l'argent et la puissance égoïste du groupe des capitalistes ne rappelle pas moins les villes commerçantes d'outre-mer. Pour tous ces motifs, la tâche de Démosthène fut infiniment plus difficile et son mérite plus grand. Il était aussi, lui, l'homme de la bourgeoisie, plus modeste que Périclès, plus dégagé d'ambition personnelle, plus sévère et plus pur dans le choix des moyens. Il n'a jamais eu recours aux procédés démagogiques employés par les hommes de parti, car nous n'avons pas le droit d'incriminer comme tels les dons et contributions volontaires par lesquels il affirmait son patriotisme : s'il est vrai qu'une seule fois il se soit entendu avec des hommes indignes, un Timarchos par exemple, il le fit à la vue de tous et seulement dans un but déterminé. Il a cherché aussi à corriger d'une main énergique telles institutions de l'Athènes de Périclès dans lesquelles nous ne pouvons voir que de funestes abus, notamment le fléau des distributions d'argent, qu'il sut ennoblir en en faisant des indemnités pour services rendus à l'État, et en exigeant toujours que le bénéficiaire fournît quelque chose en retour.

D'un autre côté, Démosthène n'avait pas les aptitudes universelles de Périclès, et, par suite de la situation médiocre d'où il était sorti, il n'avait pas pu se développer d'une manière aussi heureuse. Il n'avait pas la dignité naturelle, le calme superbe et l'assurance mesurée de l'Olympien ; mais ce qui lui faisait le plus défaut, c'était l'éducation militaire et le talent de général qui, joints aux qualités de l'homme l'État, avaient rendu Périclès si grand et si difficile à remplacer. Malgré sa ténacité et sa mâle constance, Démosthène avait un caractère extrêmement irritable, violent et passionné : réduit exclusivement à l'activité de la tribune, son caractère en avait subi l'influence. Il répond à l'invective et use de tous les moyens pour rendre ses adversaires méprisables : il n'a pas su se dépouiller de l'esprit de la rhétorique, et la finesse pénétrante de son esprit l'entraîne parfois à la subtilité. Démosthène n'avait pas la connaissance du monde et des hommes qui distinguait Périclès : il était idéaliste et s'exagérait dans les temps critiques l'effet des forces morales. Et cependant, c'est justement dans ces illusions qu'il se montrait un Hellène de la plus noble race. Car cette manière toute morale de concevoir la tâche du citoyen était précisément ce qui donne à la politique grecque la chaleur sympathique qui lui est propre et aux hommes d'État leur auréole. Tous les appels que Démosthène adresse à la bourgeoisie ont un caractère éthique ; tous les devoirs civiques qu'il recommande sont affaire de conscience, et le devoir suprême de l'homme d'État est, d'après lui, d'être un modèle de vertu civique. Il est resté pur et sans reproches au milieu de toutes les tentations, et ne s'est laissé pousser ni par ses amis ni par ses adversaires à des démarches indignes de lui. Lorsque les citoyens lui demandaient la mise en accusation d'une personnalité déplaisante, il leur déclarait qu'ils trouveraient en lui un conseiller, même quand il ne le désireraient pas, mais jamais un dénonciateur, lors même qu'ils le voudraient. Il voulait aussi que la bourgeoisie comme corps eût sa fierté : il excitait ses sentiments d'honneur ; il cherchait à éveiller en elle la conviction que la bonne renommée vaut mieux que la richesse. Il ne comprenait la démocratie que comme fondée sur l'amour le plus pur de la patrie et les sentiments les plus généreux. Il exige la reconnaissance pour les grands hommes de la cité et le respect des lois traditionnelles : celui qui les modifie d'un cœur léger est pire qu'un meurtrier. Même vis-à-vis d'un ennemi du dehors qui commet l'injustice, il attribue à la conscience honnête une puissance qui donne la victoire aux armées : ce fut, à un autre point de vue, un scrupule aussi religieux que moral qui l'empêcha de poursuivre avec énergie une alliance avec les Phocidiens. Les questions les plus considérables ne sont pas résolues par des considérations politiques, mais par la voix de la conscience. La défense de l'indépendance est un devoir absolu, une nécessité morale, qui ne doit pas être subordonnée au succès.

Mais cette manière de voir n'a-t-elle pas troublé la clarté des vues de Démosthène en politique ? Sa façon de traiter la question macédonienne n'a-t-elle pas été, dès la première heure, une étroite politique de sentiment, et Isocrate n'avait-il pas raison, en définitive, quand il désapprouvait l'entêtement dans la résistance à Philippe et demandait aux Athéniens de voir dans l'ennemi leur ami et le bienfaiteur de la Grèce ?

Pour un juge superficiel, les événements semblent prouver qu'Isocrate a été le vrai politique : et pourtant, on lui ferait certainement trop d'honneur, si on devait louer sa conduite aux dépens de Démosthène et lui attribuer une profonde con-. naissance de son temps, ou des vues prophétiques sur le cours de l'histoire. Ce qui le guidait, ce n'était pas une confiance en Philippe et dans l'État macédonien fondée sur des vues plus profondes, mais plutôt la défiance à l'égard de son pays, l'abandon pusillanime de sa mission historique, dont il n'avait jamais eu une véritable intelligence, enfin l'indifférence à l'égard des biens les plus précieux de sa ville natale. Isocrate ne connaissait pas du tout le véritable Philippe : ce qu'il cherchait avant tout, c'était un homme qui, d'une main énergique, établit l'union entre les Grecs et combattît les abus de la démocratie :aussi ses espérances allèrent-elles de l'un à l'autre : du fond de son cabinet, il idéalisa le roi de Macédoine, de manière qu'il répondît à l'idée que sa pensée s'était faite d'un magnanime ami des Grecs. C'était au fond un lâche optimisme, qui se complaisait dans ses illusions rassurantes et ne voulait rien voir de ce qui contredisait ses vœux et ses espérances. On dit qu'à la fin il comprit pourtant son erreur, et que le vieillard presque centenaire ouvrit tout à coup les yeux, après la défaite de Chéronée, sur les véritables intentions du roi : de sorte que, peu de jours après la bataille, il mit volontairement fin à sa vie en refusant toute nourriture[5]. On ne comprend guère cependant pourquoi cette dernière lutte lui aurait enlevé sa confiance en Philippe. Le roi ne pouvait être rendu responsable du sang versé sur le champ de bataille : quelque chagrin qu'Isocrate éprouvât de voir la lutte à laquelle avait abouti une politique désapprouvée par lui, il devait reconnaître que toutes les difficultés étaient aplanies : ce qu'il avait si longtemps appelé de ses vœux pouvait se réaliser maintenant : il pouvait lui-même y contribuer puissamment par la haute considération dont il jouissait. Mais Isocrate vit qu'après la défaite sa patrie n'était pas découragée : il la voyait au contraire se préparer à un dernier combat désespéré, qui devait naturellement pousser le roi à une inimitié à outrance. Il est possible qu'Isocrate ait pris sa fatale résolution sous l'impression de ces préparatifs et des décrets d'Hypéride, pour échapper au conflit qui devait se produire chez lui entre les sentiments du patriote athénien et ceux de l'ami de Philippe, le jour où Athènes aurait à défendre ses murailles.

Il est certain que Démosthène n'a pas apprécié à sa valeur la puissance de Philippe, et qu'il s'est fait illusion sur la vitalité de la Macédoine en la comparant avec d'autres empires étrangers. Mais après les vicissitudes subies par le royaume jusqu'à Philippe, après les actes de violence qui avaient réuni en un tout hétérogène les peuples les plus divers, il était naturel de ne pas croire à la durée d'une puissance ainsi faite, et de ne pas admettre qu'une destinée irrévocable dût lui soumettre tous les États voisins. La consistance de cet empire semblait reposer sur un seul homme, qui exposait témérairement sa personne : on avait une idée très médiocre de son successeur. Peut-on s'étonner qu'un bon Athénien regardât l'indépendance de sa ville natale et la liberté hellénique comme bien plus solides que le jeune empire barbare rapidement improvisé par la conquête ? Était-il donc si déraisonnable d'espérer la victoire ? Si des villes comme Olynthe ne ' tombèrent que par trahison, il était bien permis d'espérer que, les citoyens restant unis, la puissance de Philippe viendrait se briser au pied des murailles d'Athènes. On pouvait espérer que, pendant la lutte, les sentiments généreux des citoyens ne feraient que s'exalter, que le danger commun susciterait une nouvelle confédération des Hellènes, et que le Grand-Roi lui-même, fidèle à sa politique inaugurée à Périnthe, enverrait de l'or et des navires. Les malheurs de la guerre Sociale pouvaient être réparés. Athènes, champion de la liberté hellénique, pouvait reconstituer son hégémonie. Après d'heureux débuts, après avoir triomphé de la résistance d'une vieille jalousie, c'eût été une indigne pusillanimité que de désespérer de son propre peuple.

Les petits États, qui avaient toujours eu besoin d'un appui, pouvaient se rallier à Philippe sans faire de sacrifices essentiels : en effet, l'antithèse entre Hellènes, et Barbares avait depuis longtemps perdu son acuité, comme aussi l'horreur des républiques grecques pour les gouvernements monarchiques. Aussi Polybe prend-il la défense de ses compatriotes et des hommes d'État péloponnésiens, que Démosthène regarde comme des traîtres. Ils se sont conduits, dit-il, avec intelligence et patriotisme : avec l'aide de Philippe, ils avaient fini par se venger de Sparte et par conquérir une pleine sécurité avec un accroissement territorial, sans être obligés pour cela de subir des garnisons macédoniennes ou de modifier leurs constitutions[6]. Polybe leur reconnaît donc le droit — et, dans une certaine mesure, le devoir — de faire passer avant tout leurs intérêts particuliers, tandis que Démosthène travaillait à donner à toutes les communes grecques le sentiment de leur solidarité et de la nécessité de défendre en commun leur liberté.

Si la politique cantonale du Péloponnèse est excusée par l'impuissance des petits États qui depuis des siècles n'avaient d'autre intérêt que de conserver leur existence séparée, il en était tout autrement d'Athènes. Athènes avait la mission de rester le foyer des sentiments helléniques et de donner aux autres l'exemple du patriotisme : il lui aurait fallu rompre avec son passé et renier toute son histoire, si elle avait acheté la paix par l'abandon de son indépendance aux mains d'un roi étranger.

Philippe était-il par hasard un prince avec lequel on pût s'entendre sans entacher l'honneur de la cité ? Isocrate le croyait. Mais comment la personne de ce roi que même un disciple d'Isocrate, Théopompe, juge avec tant de mépris, pouvait-elle inspirer la confiance, au point qu'un homme d'État grec, un patriote, pût volontairement lui confier les destinées de la patrie ! Démosthène et ses amis ne pouvaient trouver dans le camp du roi qu'une politique de mensonge et de perfidie, l'ambition dynastique, une passion effrénée de domination. Ils ne pouvaient voir qu'un masque dans son philhellénisme, car tout était pour lui un moyen d'arriver à ses fins. Comment pouvaient-ils espérer qu'une alliance avec son empire ouvrirait à la Grèce un heureux avenir ? Il n'avait jamais montré d'intelligence pour les besoins des peuples : les pays n'étaient pour lui que des sources de revenus et des circonscriptions de recrutement. Il favorisait partout les tendances les plus viles, jouait scandaleusement avec les plus saintes traditions, développait en tous lieux l'étroit égoïsme des États séparés, semait la discorde entre les voisins, et poursuivait ses desseins en employant de préférence la corruption. Ses amis étaient la lie de la nation, et tout ce qui l'approchait était comme saisi par un mauvais génie. Ne devait-on pas regarder comme le plus affreux malheur tout rapprochement avec l'empire macédonien ? La soumission à ce roi conquérant pouvait-elle avoir d'autres résultats qu'une surexcitation de l'esprit d'aventures, qui depuis le temps de Cyrus le Jeune était le fléau de l'Hellade, une démoralisante courtisanerie, et une contagion des mœurs barbares infectant toute la vié nationale ?

Une entente avec Philippe, une transaction acceptable devaient donc paraître impossibles. Il s'agissait de choisir entre la liberté et l'esclavage, entre le salut ou la perte de la nation. Pour les Grecs, l'État n'était pas comme une maison dans laquelle un peuple s'abrite, de telle sorte qu'il puisse, quand l'ancienne habitation menace ruine, se transporter dans une autre. L'État était bien plutôt l'image de leur être intellectuel, l'expression parfaite de leur conscience morale, la forme nécessaire de leur personnalité, une forme créée du dedans et développée dans le cours de leur histoire par chaque communauté : plus ce développement était ample, plus la conscience des citoyens s'alarmait de tout changement imposé du dehors. Les petits États pouvaient se consoler par la perspective d'une indépendance municipale : Athènes ne le pouvait pas. Ajoutons à cela que l'existence matérielle elle-même semblait être en question. Sur ce point, Démosthène et ses amis ont sans doute mal jugé Philippe en lui prêtant contre Athènes des intentions semblables à celles qu'il avait réalisées contre Olynthe et la Phocide : ils ne pouvaient pas se défaire de cette idée, qu'il devait haïr Athènes plus que toute autre ville, et ne voyaient pas les raisons politiques qui le portaient aux ménagements. Le roi n'avait pas épargné les menaces, et l'on comprend que les patriotes athéniens se soient représenté le sort d'Athènes comme bien plus terrible qu'il n'était réellement, et qu'ils aient été poussés par cette pensée aux efforts les plus considérables.

La lutte contre Philippe n'était donc pas une idée fixe de Démosthène, une aveugle bravade, mais une nécessité morale. Il n'y avait pas d'autre critérium pour l'action que les lois de l'honneur et le serment du devoir civique : défendre la ville et le territoire jusqu'au dernier souffle. Si la résistance d'Athènes avait été couronnée par la victoire, Démosthène eût été certainement placé à côté des plus grands héros de la nation : l'insuccès de la lutte l'a frustré, dans l'antiquité et dans les temps modernes, de l'admiration qu'il méritait. Polybe le juge d'après les idées de son temps : il est injuste en trouvant la résistance de Démosthène aussi insens4e que celle des Achéens contre Rome, parce qu'il ne voit pas.la différence qui existait entre les Grecs de son temps et les contemporains de Démosthène et de Lycurgue, pas plus qu'il ne voit la différence entre la monarchie militaire de Philippe et la puissance de Rome maîtresse du monde. Quant à Démosthène lui-même, il n'a jamais regretté sa politique, même après le jour fatal de Chéronée : il pouvait, en bonne conscience, jeter un regard satisfait sur son activité passée et déclarer à ses concitoyens qu'ils n'auraient pas pu, par égard pour leur renommée, leurs ancêtres et le jugement de la postérité, agir autrement qu'ils n'avaient fait, lors même qu'il leur eût été donné de prévoir avec certitude l'issue de la lutte : le devoir de l'homme est d'agir conformément au devoir ; le succès est l'affaire des dieux[7].

Démosthène est dans la plénitude de son droit quand il décline la responsabilité de l'insuccès et s'oppose à ce qu'on juge à cette mesure son administration.

Du reste, qui oserait prétendre qu'elle ait été malheureuse et sans résultats ! Il a fait la plus grande chose qui puisse réussir à un homme d'État : par ses discours, par ses lois, par son exemple personnel, il a triomphé de l'égoïsme, de la mollesse, de la lâcheté, de toutes les funestes tendances de ses concitoyens : il ne s'est pas contenté de les jeter dans une surexcitation passagère, mais il a ranimé les forces éteintes des Athéniens ; il a réveillé leur conscience ; il les a rendus à eux-mêmes.

Il ne pouvait calculer d'avance la durée de cette régénération et, dans l'histoire des républiques grecques moins qu'ailleurs, nous ne devons pas juger le mérite des hommes d'État d'après la durée de leur action. En tout cas, il a préservé Athènes d'une chute complète, qui aurait été une injure à tout son passé. Au milieu du chagrin cruel que lui causait la sanglante défaite, il put dire avec un noble orgueil : Athènes est restée invaincue. C'était vrai, dans ce sens que, tant qu'elle l'avait suivi, elle avait repoussé toutes les tentatives de corruption de Philippe. Son idéal a été de maintenir, dans la limite de ses forces, la dignité de la ville : cet idéal a, même dans la suite, relevé le cœur des meilleurs d'entre les Athéniens. Un tel résultat n'eût pas été payé trop cher par des sacrifices encore plus lourds.

Mais la situation matérielle d'Athènes elle-même n'a pas plus souffert de la politique de Démosthène que les autres États n'ont profité de la politique opposée. Les Thessaliens et les tribus voisines, qui, trompés par les promesses mensongères de Philippe, l'avaient tout d'abord introduit dans les affaires de la Grèce et étaient devenus ses complices dans l'asservissement de la nation, perdirent les premiers, et de la manière la plus complète, leur indépendance.

Les autres Étals ne se sont pas prêtés à soutenir Philippe, mais ils l'ont laissé faire et ont accepté toutes sortes de petits avantages pour prix de leur neutralité, comme les Arcadiens, les Messéniens, les Argiens et les Éléens. Mais cette conduite ne leur a pas non plus profité : ils furent débarrassés, il est vrai, de la terreur de Sparte, mais les partis amis de Philippe les placèrent dans une dépendance bien plus oppressive et les réduisirent à une impuissance complète.

Athènes est le seul État qui ait créé au roi de véritables et de dangereuses difficultés. Mais toutes les considérations qui l'avaient de tout temps déterminé à chercher tous les moyens de gagner les Athéniens par la douceur étaient, après la bataille de Chéronée, plus puissantes que jamais. Athènes avait montré une fois de plus à tout le monde civilisé qu'elle était toujours la première cité des Hellènes, le cœur même de la Grèce. Philippe devait, dans son propre intérêt, s'efforcer plus que jamais de la ménager et se garder d'abuser de la victoire. C'est donc à bon droit que, huit ans après la défaite de Chéronée, Démosthène demanda à ses concitoyens si le plus acharné de ses adversaires politiques pouvait encore regretter qu'Athènes ne se fût pas rangée du côté des Thessaliens ou des Péloponnésiens, qui tous ont été bien plus maltraités que les Athéniens[8].

Démosthène était le représentant d'une époque bien finie. Il trouvait encore de la sympathie et de la confiance, mais point de résolution ni de constance : il réunissait encore des partisans autour de lui, mais le nombre de ses fidèles était, même à Athènes, peu considérable : au dehors, surtout dans les contrées grecques les plus populeuses, son action trouvait encore moins d'écho. Si, dit-il lui-même, il y avait eu, dans chaque cité hellénique, un seul homme fidèle comme moi à son poste ; si même la Thessalie ou l'Arcadie avait eu un seul citoyen d'accord avec mes sentiments, les Hellènes seraient restés libres en deçà et au delà des Thermopyles[9].

C'était donc l'amollissement du peuple qui avait donné la victoire à Philippe. C'étaient les forces morales qui avaient manqué à la résistance, et c'est pour cela que les immenses avantages qui étaient du côté de Philippe décidèrent la lutte en sa faveur : l'armée permanente devait triompher des milices communales, l'empire centralisé des confédérations faiblement unies, la monarchie des États républicains. Malgré cette supériorité incontestable, nous ne voyons pas le vainqueur traiter arbitrairement les vaincus : bien au contraire, il se rallie étroitement à leurs traditions nationales, et au lieu de rompre d'une main brutale le fil de leur développement historique, il le reprend avec soin pour son compte. Toutes les idées helléniques, le Macédonien se les approprie.

C'était, par exemple, une antique tradition des Hellènes que les tribus et les États qui aspiraient à l'hégémonie se missent en relation avec les sanctuaires nationaux, pour les prendre sous leur protection et les mettre dans leurs intérêts par des hommages et les libéralités. C'est ce que firent Polycrate et Pisistrate à Délos, les Lacédémoniens à Olympie. Mais Delphes était le principal sanctuaire : c'est par Delphes que la race dorienne avait conquis son influence sur l'histoire de la Grèce. Athènes, Sparte, Thèbes ont à différentes époques cherché à se rattacher à Delphes, ainsi que Jason de Phères. Philippe adopta la même politique, et, en s'asseyant au foyer commun des Hellènes, il devint pour ainsi dire le maître de la maison en Grèce et le représentant légitime des intérêts nationaux.

Dans les mesures qu'il prit à l'égard du Péloponnèse, il remonta jusqu'à la distribution territoriale qui avait dû être instituée lors de l'invasion des Héraclides. La nouvelle confédération hellénique contre les Perses eut son centre à l'Isthme, en souvenir de la confédération corinthienne du temps de Thémistocle : du reste, la guerre contre les Perses, considérée comme devoir national, était une idée de l'époque de Cimon. En humiliant Sparte, Philippe ne fit que ce qu'Athènes et Thèbes avaient toujours cherché à faire ; mais il fit aussi de la politique spartiate lorsqu'à l'imitation de Lysandre il ébranla la force de résistance des États en y entretenant des partisans et en soumettant les vaincus à des décemvirs, ou lorsque, prenant pour règle la paix d'Antalcidas, il détruisit l'unité de la Béotie en proclamant l'autonomie des villes rurales. En Thessalie, il remonta aux institutions des Aleuades. Partout, dans chaque mesure du roi, nous voyons apparaître des réminiscences de l'histoire grecque.

Mais la position elle-même qu'il prit à l'égard des Grecs se rattache à leurs traditions nationales. Parmi toutes les formes qui servirent à concentrer les forces du peuple hellénique en vue d'une action commune, aucune ne s'était montrée plus efficace que l'hégémonie. La direction d'un groupe d'États plus ou moins grand, au point de vue de leurs intérêts extérieurs, par un grand État que sa puissance supérieure désignait pour ce rôle, passait depuis les temps héroïques pour l'institution la plus conforme au génie grec, et la seule capable de ménager l'autonomie intérieure tout en créant pour le dehors une puissance suffisante pour l'orgueil national et la sécurité du commerce. Il est vrai qu'on ne réussit jamais à édifier quelque chose de durable, mais l'ambition d'arriver à l'honneur de l'hégémonie avait été le plus puissant aiguillon qui poussât au développement de la force des États : elle est le fond même de l'histoire grecque, et c'est elle qui a élevé successivement les Spartiates, les Athéniens et les Thébains à l'apogée de leur renommée

Philippe borna donc l'exercice de sa puissance royale à ses domaines propres et ne voulut être chez les Hellènes que le général en chef élu pour une guerre nationale : il se soumit donc aussi sur ce point essentiel à la tradition et prit possession de l'hégémonie vacante, dont la nation ne pouvait se passer[10].

C'est ainsi que le souverain militaire étranger revêtit sa politique de formes empruntées au peuple vaincu. Mais aussi, ce n'étaient que des formes. Il s'en servit avec beaucoup de sagesse pour rassurer les Grecs, pour mettre plus vite leurs forces à sa disposition et pour se faire regarder comme un Hellène dans toute l'acception du mot. Mais en détruisant les villes grecques de la Thrace et de la Phocide, il montra combien peu il respectait au fond ce qu'il y avait de plus sacré aux yeux des Grecs. Dans les confédérations d'États sous la direction de Sparte et d'Athènes, il y avait eu déjà une grande part de mensonge, et l'on donnait aux rapports existants de beaux noms qui en dissimulaient la vraie nature : avec Philippe, cette part de mensonge inhérente au fond de la situation était bien plus grande encore. Ce qu'on appelait des résolutions communes furent des ordonnances royales : les alliés devinrent des vassaux, et cette guerre nationale, à laquelle on convia le peuple comme s'il ne pouvait attendre pour satisfaire sa passion guerrière, était à l'époque une pensée absolument impopulaire. Il y avait longtemps que la haine des Perses avait disparu sans laisser de traces : le Grand-Roi avait noué avec les Grecs les relations politiques les plus étroites : il avait tout récemment soutenu la politique athénienne et ceux qui avaient gardé dans leur cœur le culte des intérêts nationaux et qui avaient une vue claire de la situation telle que le temps l'avait faite, devaient voir en lui un allié et un défenseur de la liberté de leur peuple plutôt qu'un ennemi. Un Grec raisonnable pouvait tout aussi peu rêver sérieusement l'affranchissement de ses frères d'Asie par Philippe de Macédoine. La grande pensée nationale n'était donc qu'un masque destiné à couvrir les velléités conquérantes du roi : il en était de même des institutions amphictyoniques, par le moyen desquelles on prétendait procurer aux Grecs une unité nouvelle sur la base sacrée de l'antique droit constitutionnel. Car, en réalité, tout ce qui subsistait encore de l'antique unité des Hellènes, sur laquelle reposait leur histoire primitive, le seul débris qui restât encore de leur solidarité mutuelle, ne servit plus qu'à hâter la dissolution de la nation en tant que nation et à clore définitivement son histoire.

Paix générale, libre commerce par terre et par eau, sécurité complète donnée à toutes les communes grecques au point de vue de leurs constitutions et de leurs possessions territoriales, amitié et fédération de tous les États alliés contre l'ennemi héréditaire de la nation : telle était la forme sous laquelle la nouvelle union cimentée à Corinthe se rattachait aux anciens traités. Mais cette Ligue différait de toutes les précédentes en ce que la présidence était donnée à une puissance qui résidait en dehors de la Grèce, et qui était tellement supérieure à tous les alliés réunis qu'il ne pouvait être question pour ces derniers d'une véritable indépendance. En effet, bien qu'il ne s'agit que des affaires extérieures, il était évident que le roi, nommé général de la confédération avec des pouvoirs illimités, ne tolérerait dans la vie intérieure des États rien qui pût contrarier ses intérêts. S'il devait disposer absolument des forces militaires de la nation, il fallait qu'il fût sûr du pays lui-même, et maître des ports ainsi que des voies de terre et de mer. Aussi Philippe plaça-t-il des garnisons macédoniennes sur les points les plus importants, Thèbes, Chalcis, Corinthe, Ambracie ; cela suffisait amplement pour tenir toute la Grèce dans sa dépendance.

Tout ce système n'avait été conçu qu'en vue d'une guerre : mais il dépendait du roi de donner à la guerre toute l'extension qu'il lui conviendrait, et l'idée ne pouvait venir à personne qu'après une campagne le roi délierait les Hellènes de leurs obligations militaires. C'était un pacte conclu pour l'éternité, et les Grecs avaient renoncé une fois pour toutes au droit de prendre les armes pour une cause choisie par eux. Toute résistance au général en chef était un attentat contre le traité juré : toute tentative pour reprendre la liberté de leurs mouvements était regardée comme une révolte, ainsi que le prouve le sort qui frappa la Thessalie et Thèbes. Servir dans l'armée perse était un crime puni comme une trahison : le but de cette interdiction était d'enlever à l'ennemi le concours des forces grecques, sur lesquelles reposait essentiellement sa puissance. Le commandement militaire de Philippe suffisait donc à lui seul pour supprimer sur les points les plus essentiels la liberté politique et individuelle des Grecs.

Mais il était aussi le gardien de la paix publique. Ainsi tout acte illicite qui la mettait en danger, tout désordre intérieur, toute querelle de partis qui pouvait diminuer les garanties de l'observation des traités, toute distribution de terres, abolition de dettes, émancipation d'esclaves et autres mesures révolutionnaires étaient soumis au contrôle du Conseil fédéral et pouvaient être punis par le chef de la confédération. Toute commune coupable d'une violation de la paix était exclue de sa participation à la Ligue, qui seule lui garantissait son autonomie. Pour effrayer ceux qui seraient tentés de se soulever, les villes détruites par Philippe durent rester en ruines à perpétuité. Les ménagements observés par le roi, notamment à l'égard d'Athènes dont le port devait être fermé aux vaisseaux de guerre macédoniens, étaient des bornes que se posait à lui-même le tout-puissant monarque et qu'il respecterait aussi longtemps qu'il le jugerait avantageux pour ses projets. L'intrusion violente dans la vie intérieure des États et la violation des droits reconnus ne pouvaient manquer de se produire tôt ou tard : en effet, la ligne de démarcation si ténue qui séparait la monarchie absolue en vigueur au-delà des Thermopyles et l'hégémonie de la Grèce n'était pas susceptible d'être maintenue indéfiniment.

Ce n'est que peu à peu que se manifesta le caractère réel de la nouvelle organisation. Philippe semble avoir procédé avec les plus grands ménagements, même au point de vue des levées de troupes. Du reste, le roi était intéressé tout le premier à ce que les débuts de sa domination fussent salués comme l'aurore de jours meilleurs, qu'il se produisît un bienfaisant apaisement ramenant le sentiment si longtemps absent de la sécurité, que l'aisance générale fît des progrès, que les villes devinssent plus prospères et que partout on constatât le retour de la confiance. Tout ce que la Grèce gagnait sous ce régime devenait un avantage pour lui, et rien n'était capable de consolider sa puissance comme la conviction qui se ferait chez les Grecs que la vie civile allait continuer à se mouvoir paisiblement dans les antiques ornières.

A Athènes, le parti national resta au pouvoir. Hypéride se défendit contre Aristogiton sur la question de ses propositions de loi ; il convint qu'elles avaient un caractère révolutionnaire, mais il invoqua comme excuse les nécessités du temps. Ce n'est pas moi, dit-il, c'est la bataille de Chéronée qui a fait ces lois[11], et le peuple le renvoya des fins de la plainte. Neuf mois après la bataille, les Athéniens louèrent, dans un document officiel, deux Acarnaniens, Phormion et Carphinas, qui, fidèles à l'ancienne amitié de leur peuple, avaient spontanément, avec tout leur parti, soutenu Athènes jusque dans ses dernières luttes[12] on leur conféra le droit de cité. Peu de temps auparavant, ils avaient aussi honoré publiquement les Ténédiens, leurs plus fidèles alliés des îles[13]. Après les terribles émotions de la guerre et les efforts surhumains qui avaient été faits sous l'administration de Démosthène, on respirait enfin, et l'on consacra ce loisir depuis longtemps inconnu aux affaires locales.

En cela, Athènes eut la fortune de posséder dans la personne de Lycurgue un homme qui sut avec une habileté incomparable régler les finances de la ville, et employer noblement ses revenus augmentés. Il réussit à élever le revenu annuel jusqu'à la somme de 1.200 talents[14] : il s'occupa de la construction des murailles et porta le nombre des vaisseaux de guerre à 100. On reprit la construction de hangars pour les navires : l'arsenal et les magasins furent restaurés. Il acheva le théâtre de Dionysos, et construisit le Stade sur l'Ilissos, l'Odéon et le gymnase du Lycée : il éleva des statues en l'honneur des grands Athéniens, de Sophocle, par exemple[15]. Jamais, depuis le siècle de Périclès, on n'avait travaillé d'une manière si générale et avec des idées aussi grandioses aux embellissements d'Athènes. Depuis que la cité ne pouvait plus poursuivre une politique à elle, c'était le seul moyen qu'elle possédât de conserver son honneur et de rendre un culte aux souvenirs de son passé. On consacra aussi sur l'acropole des ex-votos promis aux dieux dans la période pleine d'espérances qui précéda la défaite, et l'on éleva des monuments en l'honneur des braves dont on louait ainsi publiquement la glorieuse conduite[16]. Malgré leur profonde humiliation, les Thébains avaient eux-mêmes élevé sur le champ de bataille de Chéronée un magnifique monument, un lion colossal en marbre qui, assis et la tête haute, gardait les tombes des citoyens et proclamait leur héroïsme aux générations futures[17].

C'est ainsi que le sens de ce qui est noble et beau continuait de vivre parmi les Hellènes, même après la perte de leur liberté. Ils y trouvaient une consolation pour la perte des biens sans lesquels autrefois ils n'auraient pas cru la vie supportable. Ils n'eurent pas d'autre compensation pour ce qui leur avait été enlevé. Les cités grecques, en effet, après avoir vu s'épuiser chez elles les forces de la vie particulariste, ne furent pas admises à commencer une nouvelle existence comme parties d'un plus grand État : elles ne réussirent pas davantage à former entre elles un tout. Les moyens et petits États continuèrent de végéter dans leur existence isolée, hostiles et méfiants les uns à l'égard des autres, divisés à l'intérieur par la discorde et les querelles des partis. Les buts élevés dont la poursuite avait pour un temps uni les États et les partis n'existaient plus ; les tendances idéalistes disparurent ; l'intérêt se porta sur des considérations de plus en plus étroites : bref, tout ce qui avait fait la grandeur des cités républicaines de la Grèce fut perdu : leurs vices et leurs faiblesses devinrent de plus en plus sensibles. Le protectorat d'un roi étranger, qui usait arbitrairement envers les États soumis d'une indulgente faveur ou d'une inexorable rigueur, développa parmi eux l'esprit de jalousie, qui était à ses yeux une garantie de solidité pour sa domination, et qui ne porta bonheur à personne. Quelques Hellènes trouvèrent à satisfaire largement leur ambition, mais ils furent perdus par cela même pour leur patrie. L'esprit aventureux, qui depuis les temps anciens était endémique dans les cantons arcadiens et qui s'était développé dans les autres parties de la Grèce depuis la fin de la guerre du Péloponnèse, s'étendit de plus en plus, ramena le peuple à la barbarie et enleva au pays ses fils les plus capables. Le Macédonien savait reconnaître et employer les talents, la culture, toutes les forces intellectuelles des, Hellènes : il rendait hommage à la gloire de leur passé ; il flattait leur vanité ; mais, en définitive, il n'avait aucune sympathie pour les Hellènes en tant que nation. Les patriotes, il les haïssait comme des ennemis irréconciliables ; les traîtres qui lui avaient livré leur pays, il les méprisait. Bien qu'il dût aux Grecs tous les résultats qu'il avait obtenus, bien qu'ils lui fussent indispensables pour ses desseins ultérieurs, il se borna néanmoins à s'en servir pour son ambition dynastique, sans accorder à la nation une part indépendante dans sa gloire, sans songer à un relèvement des Hellènes devenus membres de son empire. Aussi l'entrée de la Grèce dans la domination macédonienne ne fut-il pas le commencement d'une ère nouvelle, qui aurait éliminé les éléments morts et provoqué le développement de germes nouveaux : elle fut au contraire un recul, une chute complète. La foi religieuse avait perdu depuis longtemps sa puissance ; la pensée philosophique ne pouvait conduire que quelques individus à une plus haute conception des devoirs de l'homme : l'art pouvait bien jeter une lueur consolante et rassérénante sur les cités qui avaient été le théâtre d'un glorieux passé, mais il ne pouvait leur donner aucune consistance morale. Les seuls instincts qui pouvaient encore agir dans la nation grecque, de manière à triompher de l'égoïsme et à éveiller le dévouement à des idées plus hautes, naissaient du sentiment de la vie communale, de l'attachement à la cité et à la patrie, de la fidélité à la loi et à la tradition, de la piété envers les ancêtres, de l'amour de la liberté. Tous les nobles sentiments qui avaient éclaté dans les derniers temps avaient leur raison dans l'idée de l'État. Aussi, lorsque le peuple se vit interdire ce terrain, lorsqu'il n'eut plus de patrie et que sa vie municipale elle-même fut en souffrance, il dut perdre toutes les vertus qu'il avait héritées du passé. C'est pour cela que la domination macédonienne a exercé sur les Grecs une influence démoralisante. Le bien-être matériel, le confort de la vie de petite ville, voilà ce que la foule chercha à se procurer. Tous les nobles instincts allèrent s'affaiblissant de jour en jour.

Les hommes les plus éminents s'étaient depuis longtemps rendus indépendants des influences locales et avaient poursuivi l'idéal d'une Grèce s'élevant au-dessus des différences de races et d'États. Le grand homme de Thèbes nous montre ce fait de la manière la plus frappante, et la plus grande gloire des Hellènes aux yeux d'Isocrate, c'était que leur nom signifiât moins une nationalité qu'une certaine culture et un ensemble de caractères intellectuels plutôt que physiques. Depuis le temps de Socrate, le mouvement intellectuel s'était de plus en plus affranchi de la vie publique ; plus les intérêts politiques devenaient étroits et superficiels, plus la passion de la science se développait chez les Hellènes. L'esprit de recherche, avec une énergie plus grande que jamais, alla fouiller profondément dans toutes les directions, infatigable, embrassant les choses divines et humaines. On se rendit maître de tous les domaines de la pensée ; partout on établit des procédés féconds et des méthodes appropriées : les résultats des travaux précédents furent soigneusement utilisés, et on fit converger de la manière la plus heureuse les tendances jusque-là si diverses de la pensée. Les recherches socratiques et les études si variées nées de la curiosité des sophistes, ainsi que les travaux d'Eudoxe, de Démocrite et autres, tout cela fut combiné ; la spéculation morale, la science de la nature, l'histoire furent fondues en un tout. C'est ainsi qu'il se fonda une science nouvelle, universelle. Athènes, veuve de sa grandeur politique, reçut une nouvelle consécration lorsque, trois ans après la bataille de Chéronée, Aristote y fonda l'école d'où sortit la perfection de la science hellénique.

Il a reconnu plus clairement que Platon que les États républicains de la Grèce étaient incapables de vivre : il jugeait sévèrement toutes leurs faiblesses et tous leurs vices, notamment les excès de la démocratie qui, dans un État comme Athènes, ne permettaient pas aux hommes sages et réfléchis de prendre part utilement à la vie publique. Mais il n'était ni hostile ni indifférent aux destinées de ; son peuple, et il ne désespérait pas de lui depuis qu'il avait cessé d'exercer une action dominante sur les pays méditerranéens. Le peuple grec était toujours pour lui le peuple élu, le peuple de l'avenir, qui allait arriver enfin à faire valoir pleinement les dons qui le distinguaient de tous les peuples de la terre. Car, dit-il, les peuples du Nord sont braves, mais ils manquent de l'instinct scientifique et du sens artistique : ils sont donc aptes à conserver leur indépendance, mais incapables de créer des États et incapables de dominer d'autres nations. Les Asiatiques ont des dispositions pour la science et pour l'art, mais il leur manque le courage : aussi sont-ils incapables de conserver leur indépendance, et ils tombent dans la servilité. La race hellénique seule possède à la fois la bravoure et le goût de la science et des arts : c'est elle qui est faite pour la liberté et qui a réalisé les meilleures institutions politiques : le jour où elle sera réunie en un seul État, elle est appelée à régner sur tous les peuples[18].

Aristote pouvait croire à cet empire universel tant que la personnalité d'Alexandre lui permit d'espérer que ce prince deviendrait un roi vraiment hellénique et réaliserait l'idéal de la monarchie, dont l'image hantait depuis longtemps un si grand nombre d'Hellènes. Mais, en réalité, ce n'était qu'une suzeraineté intellectuelle que le peuple grec avait conquise vis-à-vis des autres nations, et cette souveraineté universelle, il la doit à Aristote lui-même plus encore qu'à son disciple.

C'est par lui que la philosophie est entrée en relation intime avec l'histoire de son peuple, en se donnant la mission de l'étudier scientifiquement dans toute son étendue. On collectionna les documents ; on étudia les constitutions ; on les compara entre elles ; on observa leurs avantages et leurs vices, leurs vicissitudes et leurs altérations. Comme le physiologiste sur les cadavres, le philosophe entreprit des études sur les États dont le développement était arrivé à son terme, afin de constater les conditions de la vie dans l'organisme sain, ainsi que les causes de sa destruction. On chercha aussi à étudier l'art et la littérature comme un ensemble dans leur développement historique : on écrivit les biographies des hommes d'État : on remonta des derniers événements aux traditions les plus anciennes.

C'est ainsi que se développa parmi les Grecs une science d'une richesse incomparable, qui prit pour objet leur propre civilisation : s'il est vrai qu'un nombre relativement restreint de savants prirent part à ces travaux, ils n'en sont pas moins la marque caractéristique de l'époque qui suivit la perte de l'indépendance : le développement organique des Hellènes se déroule bien nettement à nos yeux, même dans cette période où nous voyons le génie national, après l'épuisement de sa force créatrice et l'accomplissement de sa mission pratique dans le domaine de la politique, se mettre à l'œuvre avec toute son énergie pour appliquer l'observation scientifique à l'étude suivie du passé, et pour emmagasiner en quelque sorte les fruits mûris pendant la période écoulée, afin de les faire servir à l'intelligence des choses humaines. Ainsi le génie de ce peuple, après s'être fortifié dans la vie politique et avec elle, une fois chassé de ce domaine et affranchi de toutes les barrières locales, continua son labeur et fit preuve d'une indomptable énergie.

Les États, il est vrai, n'étaient pas entièrement morts ni les forces populaires tout à fait usées : dans bien des pays, comme dans la région de l'Achéloos et en Arcadie, elles n'étaient pas même arrivées à leur épanouissement normal. Même les États les plus épuisés continuèrent de vivre à leur façon. Sparte, aujourd'hui comme hier, se targuait de ses droits à l'hégémonie. A Athènes continuaient de s'agiter les anciens partis. On osa faire de nouvelles tentatives pour reprendre la liberté de ses mouvements : il y eut même des essais tentés pour créer de nouveaux groupes d'États capables d'unir d'une manière rationnelle les forces dispersées de la nation. Mais tous ces soulèvements ne firent qu'interrompre momentanément la domination étrangère. La levée de boucliers à Athènes sous Démosthène fut le dernier acte important de la Grèce libre, et son histoire suivie se termine à la paix de Démade.

 

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER VOLUME.

 

 

 



[1] DEMOSTH., De Rhod. libert., § 28. Cf. JACOBS, Staatsreden, p. 146.

[2] Le meilleur résultat de la démocratie est l'άρχή τοΰ πρώτου άνδρός.

[3] Archytas était, comme Périclès et Épaminondas. le chef de la cité au moyen d'une stratégie indéfiniment continuée (DIOG. LAERT., VIII, 79).

[4] DEMAD., fragm. 7 ap. DEMETR., Περί άρμηνειας, p. 285 [d'après la correction de Cobet]. Cf. TH. GOMPERTZ, Demosthenes, 1864, p. 29 sqq.

[5] Les renseignements transmis sur la mort d'Isocrate par Denys d'Halicarnasse (Isocrat.), Pausanias (I, 18, 8), Lucien (Μακρόβιοι, 23) et les biographes ne sont pas de si peu de poids que l'autorité douteuse de la troisième lettre d'Isocrate suffise à affaiblir ces témoignages, comme le soutient Fr. BLASS (in Rhein. Museum). Cependant, le critique a raison quand il trouve inintelligible la façon dont on interprète d'ordinaire les motifs de ce suicide. Peut-être l'explication donnée ci-dessus est-elle plus satisfaisante.

[6] POLYBE, XVIII, 14. L'historien répond à un passage de Démosthène (Pro Coron., § 295). Sur son appréciation, cf. ORELLI, Lect. Polybianæ dans l'Index lex. Turic., 1834, p. 12).

[7] DEMOSTH., Pro Coron., § 199.

[8] DEMOSTH., Pro Coron., § 64.

[9] DEMOSTH., Pro coron., § 304.

[10] La teneur de la première convention diplomatique entre la Macédoine et l'Hellade ne nous est connue qu'à propos de renouvellement du pacte par Alexandre en 336 (Ol. CXI, 1), et ces nouvelles stipulations elles-mêmes, on ne les connait que par le discours περί τών πρός Άλεξανδρον συνθηκών ([DEMOSTH.], XVII) dont l'auteur révèle toutes les contraventions imputables à la Macédoine. Sur le registre fédéral ou relevé des contingents à fournir, voyez DIODORE, XVI, 89. JUSTIN., IX, 5.

[11] Vit. X Orat., p. 849 a.

[12] βοηθήσαντας μετά δυνάμεως, probablement à Chéronée (KIRCHHOFF, Monatsber. der Berl. Akad., 1856, p. 115).

[13] Sur le décret relatif à Ténédos, voyez KÖHLER, Bullet. dell' Institut, 1866, p. 104.

[14] Environ 7.072.875 fr.

[15] Sur l'activité administrative de Lycurgue nous avons maintenant toute une série de documents officiels (in Hermes, I, p. 313. II, p. 25. Philologus, XXIV, p. 83).

[16] Tombeau des Athéniens morts à Chéronée (PAUSAN., I, 29, 13). L'épitaphe insérée dans le Discours sur la Couronne (§ 289) est apocryphe ; la vraie est dans l'Anthologie Palatine (VII, 245). Cf. KAIBEL, De monumentorum aliq. græc. carminibus, Bonnæ, 1871. KIRCHHOFF, in Hermes, VI, p. 487.

[17] Sur le lion de Chéronée, voyez C. W. GÖTTLING, Ges. Abhandlungen, I, p. 148. WELCKER, Monum. dell' Instit., 1856, t. I, pl. 1, Alte Denkmäler, V, p. 62.

[18] ARISTOT., Polit., 1327 b (p. 105, 28).