HISTOIRE GRECQUE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SEPTIÈME. — LA MACÉDOINE ET LA GRÈCE (362-337 Av. J.-C.).

CHAPITRE TROISIÈME. — ATHÈNES ET LE ROI PHILIPPE JUSQU'À LA PAIX DE PHILOCRATE.

 

 

§ III. — ATHÈNES ET OLYNTHE.

A peine était-il débarrassé de cette lutte désagréable, qu'il se produisit un événement qui le rappela à la tribune et réclama tout son dévouement aux affaires publiques. Cet événement, il l'avait prévu depuis longtemps, ardemment désiré, et vraisemblablement hâté de tous ses efforts. En effet, aux premiers signes d'une politique plus énergique de la part des Athéniens, les regards de tous les Hellènes directement menacés par Philippe durent se tourner vers leur cité : il est donc naturel que la seule puissance en dehors d'Athènes qui fût capable de résister se soit détachée de Philippe et ait offert son alliance aux Athéniens : cette puissance, c'était Olynthe.

Olynthe est une des villes les plus remarquables de l'antiquité. Située à l'extrême limite du monde hellénique, entre la Macédoine et la Thrace, elle devait précisément son importance à cette position aventurée, qui la mettait plus que toute autre colonie en rapport avec les empires du Nord. L'énergie extraordinaire qui caractérisait ses habitants s'explique sans aucun doute par un heureux mélange de l'esprit grec avec la vigoureuse race du Nord. Fondée d'abord sur le territoire de la Thrace par des colons bottiéens[1], puis occupée par des Chalcidiens au temps des guerres médiques[2], la ville eut de tout temps une population mélangée ; il n'y eut nulle part un terrain mieux approprié à la fusion de nationalités aussi diverses : nulle part Grecs, demi-Grecs et Barbares ne vécurent aussi près les uns des autres que sur les plateaux des trois péninsules chalcidiques.

Il faut dire que la grandeur de la ville d'Olynthe ne fut pas l'œuvre des citoyens eux-mêmes : elle est due plutôt à l'influence macédonienne, qui se fit sentir pour la première fois à cette occasion dans les affaires grecques. C'est sous l'impulsion de Perdiccas qu'Olynthe devint le centre du territoire colonial de la Chalcidique ; ce fut encore lui qui favorisa l'entreprise de Brasidas, dont Athènes n'a jamais pu :effacer les conséquences.

Après cela, les Olynthiens prirent une attitude indépendante à tous égards. Ils défendirent leur autonomie contre Athènes ; lorsque se forma la Ligue corinthienne, ils s'insurgèrent contre l'hégémonie lacédémonienne, et vers le temps de la paix 'd'Antalcidas ils fondèrent sans bruit un grand État, qui embrassait plus de trente villes indépendantes rattachées par un régime militaire commun et un même droit de cité, une sorte d'empire grec, pourvu de toutes les ressources, admirablement situé pour s'étendre dans tous les sens, une puissance militaire et maritime, qui avait même à sa disposition une excellente cavalerie. Des tribus entières du belliqueux peuple de Thrace étaient dans sa dépendance et fournissaient des contingents. Aucune puissance ne pouvait arrêter l'essor de la fière république, la Macédoine moins que toute autre, elle qui, affaiblie par des désordres intérieurs et des querelles de succession, voyait désormais dans cet État dont elle avait elle-même fondé la grandeur son- plus dangereux ennemi. Les villes de la Basse-Macédoine, avec leur population apparentée aux Grecs, se joignirent aux Olynthiens : Amyntas se vit dans la situation la plus difficile, et Olynthe semblait avoir ravi pour toujours aux Téménides leur mission historique, qui était de fonder un empire gréco-macédonien[3]. Les Olynthiens songèrent aussi à assurer leurs conquêtes et à consolider leur situation de grande puissance par des relations étrangères ; ils recherchèrent dans ce but l'alliance d'Athènes et de Thèbes (383 : Ol. XCIX, 2).

Ces plans décidèrent les Spartiates à intervenir comme exécuteurs de la paix d'Antalcidas, et après plusieurs années de guerre, Olynthe fut précipitée du faite de sa puissance ; elle fut humiliée mais non brisée, et Sparte ne fut pas en état de tirer parti de la victoire. A sa place s'éleva menaçante Athènes, avec sa nouvelle Ligue maritime ; elle chercha en l'année 373 à reprendre une forte position sur la côte de Thrace et à gagner les villes qui l'avaient bravée même au temps de sa plus grande puissance.

Cette politique trouva dès le début dans les Olynthiens ses adversaires les plus énergiques ; ils se relevèrent, agrandirent leur ville et leur armée, étendirent leurs alliances, obtinrent qu'Amphipolis, qui avait reçu dans son sein des citoyens de Chalcis[4], leur fournit des troupes, et en 365 (Ol. CIII, 3) ils étaient plus puissants que jamais. C'est pour cela que Perdiccas III appuya avec tant d'ardeur les entreprises de Timothée, qui mena en 364 avec des succès éclatants la guerre chalcidique, conquit plus de vingt places et bloqua même Olynthe. Mais la ville tint bon : par son opiniâtre résistance, elle rendit vains les succès des armes athéniennes, et la position de Callisthène, successeur de Timothée, devint beaucoup plus difficile. En effet, Perdiccas renonça tout à coup à l'alliance athénienne, qui lui avait rendu tous les services qu'il en attendait : il profita de l'affaiblissement d'Olynthe pour prendre sous sa protection toutes les villes qui ne pouvaient plus compter sur celle de leur cité directrice, Amphipolis notamment[5], et pour les défendre avec ses troupes contre Athènes. L'entreprise de Callisthène aboutit à une convention si défavorable, qu'il fut condamné à mort à Athènes[6] et que tous les avantages conquis par Timothée purent être considérés dès 362 comme absolument perdus.

Lorsque Philippe monta sur le trône, il reconnut aussitôt qu'il lui importait avant tout d'empêcher une alliance entre Olynthe et Athènes ; il commença donc par essayer de contenter les deux villes. Il retira sa garnison d'Amphipolis, et fit accroire aux Athéniens que c'était comme s'il leur livrait la ville ; en même temps il prit avec les Olynthiens l'attitude d'un ami et d'un allié. Ces derniers se mirent néanmoins à réfléchir lorsque le roi fit la guerre à Amphipolis, et ils envoyèrent dès lors des ambassadeurs à Athènes. Mais Philippe sut empêcher le succès de l'ambassade et rassurer les Olynthiens en les traitant avec une grande bienveillance. Il eut l'art de les mettre de son côté dans la guerre qui s'engagea entre les Athéniens et lui après la chute d'Amphipolis, et leur abandonna Anthémonte et Potidée. Ils furent satisfaits, se sentirent plus en sûreté que jamais, et s'abandonnèrent avec une aveugle confiance à l'idée que le roi avait sérieusement l'intention de se contenter de ses nouvelles acquisitions, et de laisser subsister paisiblement aux portes de son empire leur ville avec son groupe de communes fédérées comme État indépendant.

Mais lorsque Philippe avança en Thrace sur les derrières de leur ville, lorsqu'il eut soumis la Thessalie, vaincu les Phocidiens, et montré aux yeux les moins clairvoyants quels étaient ses procédés à l'égard de ses amis et de ses alliés, les Olynthiens ne purent plus se faire d'illusions sur leur situation. Ils virent avec terreur l'effroyable isolement dans lequel ils s'étaient placés eux-mêmes par leur hostilité contre Athènes ; ils comprirent que leur indépendance était simplement une grâce accordée par le bon plaisir de Philippe, un répit dont il mesurerait la durée à ses intérêts. Quoique le parti qui parmi eux travaillait pour le roi fût actif et puissant, leur vieil amour de la liberté l'emporta néanmoins : ils résolurent de se préparer à une dernière lutte, et, comme l'avaient fait autrefois Neapolis[7] et d'autres villes, ils s'adressèrent au dernier moment à Athènes pour sauver leur existence. Aussi bien Athènes venait de montrer par l'occupation des Thermopyles qu'elle n'avait pas encore oublié son antique rôle de champion de l'indépendance hellénique.

Les Olynthiens procédèrent avec prudence. Ils envoyèrent d'abord des ambassadeurs à Athènes pour mettre fin à la situation de belligérants qu'ils avaient reprise, d'accord avec Philippe, quatre ans auparavant vis-à-vis d'Athènes (352 : Ol. CVII, 1). Ce n'était pas encore une rupture avec la Macédoine, car il n'est pas admissible que les Olynthiens se fussent interdit de prendre des décisions de cette nature. Le roi vit néanmoins dans cette démarche un acte d'hostilité. Mais il n'intervint pas immédiatement, laissant à ses partisans le soin de combattre cette fermentation ; ces derniers furent encore assez influents pour obtenir l'exil de quelques orateurs du parti patriotique, notamment d'Apollonide[8].

Dans cette première ambassade, on avait encore prudemment décliné une alliance étroite, à laquelle Athènes était assez disposée ; mais on sentit bientôt qu'on avait déjà rompu effectivement avec le roi, quoique ce dernier retint encore l'expression de sa colère et qu'il se contentât de se montrer menaçant sur les frontières du territoire fédéral à l'occasion de ses campagnes de Thrace. Il chercha même à ôter toute inquiétude aux délégués de la ville. Mais les citoyens n'eurent pas confiance en lui, et, pendant qu'il était occupé en Illyrie et en Épire, ils envoyèrent à Athènes une seconde ambassade qui sollicita l'envoi de troupes pour la sécurité de leur territoire.

Le danger grandissait, et l'inquiétude générale fut augmentée par un nouvel événement. Un frère consanguin du roi s'était réfugié à Olynthe : le roi demanda son extradition, que l'a ville refusa[9]. Décidée qu'elle était à la lutte, elle pensait ne pas devoir céder sur ce point, où elle était sans conteste dans son droit. Comment, en effet, une cité jalouse de son honneur pouvait-elle renoncer volontairement au droit sacré de protéger ses hôtes ? La personne du prince royal ne devait pas être sans importance : nous pouvons conclure de l'acharnement de Philippe contre lui qu'il avait un parti en Macédoine. Ce fut le signal de la guerre. Les Macédoniens s'avancèrent contre la ville récalcitrante, et une troisième ambassade se rendit en toute hâte à Athènes pour établir une entente immédiate en vue d'une guerre commune[10].

La situation n'était pas sans ressembler à celle d'autrefois, lorsqu'Amphipolis avait demandé des secours contre Philippe. Comme Amphipolis, Olynthe était une alliée infidèle des Athéniens : l'une et l'autre leur avaient fait le plus grand mal, et n'étaient ramenées à Athènes que par leur propre détresse. Mais, si l'on avait pu se tromper alors sur les vraies intentions de Philippe, il était évident aujourd'hui pour quiconque ne fermait pas volontairement les yeux qu'Athènes ne pouvait impunément laisser tomber Olynthe, le dernier boulevard de la puissance athénienne.

On était bien éloigné à Athènes de s'arrêter à l'idée mesquine de garder rancune aux Olynthiens pour leurs anciens torts, ainsi qu'on l'avait fait pour Amphipolis : mais les dispositions étaient molles, et parmi les orateurs un seul prenait la situation au sérieux comme elle le méritait, Démosthène. Ses précédents discours politiques avaient déjà trouvé de l'écho dans les villes chalcidiques : aussi est-ce à lui que s'étaient adressés les ambassadeurs[11]. Son devoir était maintenant tout tracé : de même qu'il avait encouragé les citoyens à la petite guerre qu'ils avaient engagée de leur propre mouvement, il fallait maintenant qu'il enflammât les siens pour là grande lutte, une lutte qu'ils ne pouvaient éviter sans mettre en péril leur honneur et leur indépendance.

Il n'avait pas à parler contre Philippe et pour Olynthe d'une manière générale, mais à représenter aux citoyens toute la gravité du moment et les devoirs qu'il leur imposait. Ses Olynthiennes respirent le même esprit et s'appuient sur les mêmes principes que ses précédents discours politiques, mais la grandeur de la résolution qu'il s'agit de prendre maintenant leur imprime un élan encore plus élevé, une énergie et une précision encore plus grandes.

Maintenant, pense-t-il avec une joyeuse confiance, les Athéniens n'ont plus aucun prétexte de négliger leur devoir. Ils ont laissé tomber Amphipolis ; ils ont laissé passer aux mains de l'ennemi Pydna, Méthone, Potidée, Pagase : il' ne reste plus qu'Olynthe[12]. Et cette ville qui a été durant quatre-vingts ans l'ennemie d'Athènes, cette république qui est à la tête de trente-deux villes vient aujourd'hui de son propre mouvement chercher notre protection. Cet événement est un bonheur exceptionnel que môns envoie la divinité : car il n'est pas possible de trouver pour la lutte inévitable une occasion plus favorable[13]. Tant qu'Olynthe est debout, les Athéniens ont le choix entre deux alternatives : ou porter la lutte décisive aux :frontières de la Macédoine, ou laisser Philippe s'avancer jusqu'aux portes d'Athènes[14]. Il dépend maintenant des Athéniens d'imprimer au cours de leurs destinées une direction nouvelle. La population de la Thessalie est en pleine fermentation : elle est surexcitée contre le roi, qui garde pour lui les revenus du port de Pagase et élève des fortifications à Magnésie. Même dans les pays montagneux du nord, sa domination n'est rien moins que solide. II suffit qu'une armée se montre aux portes de la Macédoine pour que les Péoniens, passionnés pour la liberté, et les Illyriens relèvent la tête[15]. II faut donc envoyer à Olynthe une ambassade pour annoncer l'arrivée de secours et encourager les citoyens de cette ville. Ensuite il faut lever deux armées, l'une pour protéger la ville menacée, l'autre pour attaquer les États du roi et l'empêcher de concentrer toutes ses forces contre Olynthe[16]. Mais Athènes, dans la situation où elle est, ne peut suffire à de telles exigences. Ce n'est pas que les ressources manquent, mais elle n'est pas libre d'en disposer. Il faut donc qu'elle se débarrasse des entraves qu'elle s'est données elle-même en décidant que les excédants des recettes seraient consacrés aux fêtes. Il faut ou bien que ces excédants fassent retour au budget de la guerre, et dans ce cas les ressources sont à notre disposition immédiate, ou bien que nous contribuions toue, chacun selon sa fortune. C'est l'un ou l'autre ; un troisième expédient n'est pas possible, car il nous faut de l'argent ; la guerre est nécessaire, si Athènes ne veut pas s'abandonner à sa perte[17].

On avait une idée juste de la situation du moment, mais on craignait le fort des forts : cette crainte les préparatifs d'une guerre prochaine l'augmentaient encore : elle dominait les esprits et paralysait la bonne volonté. Aussi Démosthène adressa-t-il alors au peuple un discours qui avait pour but de combattre cette peur exagérée qu'on avait de Philippe. Le roi, dit-il, n'est d'aucune façon l'homme invincible que vous vous imaginez. La vraie puissance doit reposer sur une autre base. Ce n'est qu'un égoïste ambitieux, qui ne partage avec personne les fruits de la victoire : aussi n'est-il aimé ni du peuple, qui ne fait que pâtir de toutes ces guerres, ni de l'élite de la noblesse[18]. Car il ne souffre auprès de lui aucune personnalité indépendante : il éloigne les meilleurs officiers : sa cour est, une réunion d'aventuriers et d'ivrognes[19]. Ses alliés n'attendent qu'une défaite pour l'abandonner. Malgré a tout son éclat extérieur, sa puissance est vermoulue, et on s'en apercevra dès qu'il sera impliqué dans des guerres sérieuses, c'est-à-dire intestines : c'est ainsi que dans un corps humain la maladie révèle même les défauts et les avaries jusque-là cachées du tempérament. La fortune de Philippe n'a pas de fondement solide, parce qu'elle ne repose pas sur la justice. Ce n'est pas qu'elle soit pour cela le résultat du hasard : elle est en effet le fruit de son incroyable activité et de notre complète inaction. Si notre négligence a eu pour conséquence nécessaire la perte de toutes nos possessions l'une après l'autre, nous verrons, si nous nous décidons à faire notre devoir, toutes nos possessions nous revenir, et les dieux aimeront mieux se mettre de notre côté que du sien[20].

C'est dans une période ultérieure des négociations que semble avoir été prononcé le troisième discours[21]. On y parle déjà des Olynthiens comme d'alliés, et il y est entendu que tout le monde est d'accord sur la nécessité de l'action. Bien plus, l'apathie s'est déjà changée chez les orateurs populaires en sens contraire : ils parlent de châtier le roi et font miroiter aux yeux des citoyens des succès et des victoires, sans leur expliquer les vrais moyens qui sont nécessaires, ne fût-ce que pour ne pas essuyer de défaites. Rien que pour cela, il faut rompre décidément avec le système actuel du gouvernement.

Car aujourd'hui, dit Démosthène, on en est venu là qu'il n'est même plus possible de dire la vérité à ses concitoyens sans exposer inutilement sa vie. Il faut que cela change. Convoquez donc une commission législative, non pas pour faire des lois, mais pour en rapporter, notamment celle qui concerne les fonds de guerre, aujourd'hui distribués aux citoyens qui ne vont pas à la guerre[22]. Exigez même que cette loi soit rapportée par ses auteurs : car il est injuste que ceux-ci gagnent vos bonnes grâces, tandis que d'autres doivent se charger de l'ingrate besogne de vous déplaire en abolissant de mauvaises lois. Ce n'est pas une tâche agréable que de s'opposer à la fois aux puissants de la ville et à vos propres désirs : mais c'est le devoir d'un citoyen honnête de préférer le salut de la république aux applaudissements des auditeurs. C'est ainsi que faisaient les homme : qui parlaient devant vos ancêtres, un Aristide, un Nicias un Périclès. Il en est autrement aujourd'hui. Vous avez des orateurs qui vont et viennent au milieu de vous en vous demandant : Que désirez-vous ? En quoi pouvons-nous vous servir ? Que devons-nous proposer ? Le résultat est que chez vous tout est en piteux état, tandis que ces anciens orateurs ont rendu la ville grande et glorieuse[23]. Au dehors, vous avez perdu toute votre puissance, et à l'intérieur vous êtes les serviteurs de ceux qui s'enrichissent à vos dépens. Vous vous laissez attirer par l'appât des gratifications qu'ils vous présentent, de sorte que vous ne voyez même pas votre honte. Bien plus, vous vous croyez tenus à une grande reconnaissance pour ces gens-là, qui se chargent de préparer vos banquets, quoiqu'ils le fassent avec votre argent et pour votre perte. Mais il est temps encore. Renoncez à la folle idée que l'on peut concilier l'inconciliable, qu'il est possible de dissiper ses ressources en prodigalités inutiles et d'avoir encore les moyens de couvrir les dépenses nécessaires. Il faut que vous reconnaissiez clairement la situation des choses : il faut que vous preniez une résolution dont vous ne puissiez pas esquiver l'accomplissement. Si vous avez le courage aujourd'hui d'agir d'une manière digne de la patrie, de vous soumettre au service militaire, de mettre au service de la guerre les excédants que l'on distribue maintenant sans vraie utilité pour personne, alors, Athéniens, vous pourrez peut-être encore atteindre à un grand et glorieux résultat, au relèvement de la patrie[24].

C'est ainsi que Démosthène découvre sans ménagements les côtés gangrenés du corps social, sans néanmoins porter trop haut ses exigences : au contraire, il ne combat les abus régnants qu'avec une sage modération. Il ne conteste pas les droits qu'ont les citoyens aux libéralités du Trésor : il demande seulement qu'ils soient tenus de leur côté à des services, et que l'on fasse une distinction entre l'état de guerre et l'état de paix. Il consent à ce que, dans des temps paisibles, chacun reçoive sa part : mais, dans une situation comme celle d'aujourd'hui, le citoyen valide doit, en retour de ce qu'il reçoit de l'État, payer de sa personne pour le défendre. Ceux qui ont passé l'âge du service doivent s'employer à l'organisation et à

la surveillance des préparatifs, sauf à recevoir leur part comme salaire de ce service public. Il faut donc se borner à mettre l'ordre et la justice à la place de l'arbitraire et du hasard. L'argent de l'État ne doit être distribué qu'en raison des services rendus. Il appartient de droit aux citoyens actifs, et non aux paresseux qui restent au logis et bavardent entre eux sur les exploits des mercenaires.

Les trois Olynthiennes nous montrent comment Démosthène envisageait la situation, et comment il en tirait parti pour relever sa patrie de l'abaissement où elle était tombée. Du reste, ces discours ne sont que la plus faible manifestation de son activité : il travaillait sans relâche à exciter les jeunes et les vieux, et avait pour la première fois la satisfaction d'exercer sur la politique des Athéniens une action déterminante. Olynthe entra à des conditions très douces dans l'alliance athénienne[25], et trente navires qui étaient réunis sous le commandement de Charès, avec huit autres nouvellement équipés[26], partirent pour la péninsule chalcidique, où la guerre était déjà en pleine activité (349/8 : Ol. CVII, 4).

Philippe était fort peu satisfait de la voir éclater, et cela pour plusieurs motifs. Jusque-là, il avait été habitué à prendre lui-même l'initiative de tous les événements : aujourd'hui, il se voyait forcé d'abandonner d'autres plans pour combattre une résistance inattendue. Il avait compté que les villes chalcidiques se résigneraient à devenir les clientes de la Macédoine et à passer peu à peu sous sa souveraineté. Le soulèvement d'Olynthe était donc pour lui un signe très désagréable de l'esprit d'indépendance qui vivait encore dans les cités helléniques, sentiment assez puissant pour surmonter l'irritation des Olynthiens contre Athènes et réunir contre lui de vieux ennemis. Du reste, Olynthe, ville de 10.000 citoyens, pourvue d'une forte position et d'une bonne armée, ne laissait pas que d'être un ennemi redoutable : sa proximité la mettait à même de guetter toutes les circonstances favorables, et, si son territoire fédéral avec ses ports nombreux devenait une station de la marine athénienne, cette dernière aurait tous les avantages que le roi avait lui-même eus jusque-là sur elle, et chacun de ses succès pouvait être le signal de soulèvements dans les provinces nouvellement conquises.

Mais les Athéniens, même à cette heure décisive, ne firent rien qu'à demi, et par là ce qu'ils consentirent de sacrifices fut prodigué en vain. L'armée partie avec Charès ne comprenait pas de citoyens ; un impôt sur le capital fut proposé, mais non appliqué : les excédants étaient comme auparavant dépensés pour les fêtes, comme s'il régnait une paix profonde, et, malgré toutes les attaques de Démosthène, le gouvernement fut assez fort pour annihiler toutes les réformes financières nécessitées par la guerre, comme autant d'innovations inutiles. Même en un tel moment, le peuple n'était pas uni, mais divisé en partis. Chaque parti avait un orateur qui le conduisait, un général qu'il favorisait, et une séquelle de criards qui approuvaient sans réfléchir. Un parti tenait pour Charès, un autre pour Charidème. Contre ces partis fermés un orateur isolé ne pouvait rien, et c'était là le malheur de la république : où devait régner l'ordre, il n'y avait que l'arbitraire, et à la place de la liberté régnaient la contrainte et la servilité.

Les Olynthiens envoyèrent une seconde ambassade. Elle aboutit à l'envoi de nouveaux secours, cette fois sous le commandement de Charidème, qui de l'Hellespont assista la ville menacée avec 4.000 hommes de troupes légères et 150 cavaliers[27] : on fit en commun des incursions sur le territoire ennemi, et on ramena des prisonniers, parmi lesquels plusieurs Macédoniens de marque[28].

Mais ces petits avantages s'arrêtèrent bientôt lorsque Philippe, revenu de Thessalie, ouvrit une deuxième campagne et prit l'affaire au sérieux. Il enleva rapidement les villes alliées l'une après l'autre. La plupart se rendirent à sa seule approche, d'autres virent leurs portes s'ouvrir par trahison. Les Olynthiens, battus dans deux batailles rangées, tentèrent la voie des négociations, mais ils furent insolemment repoussés : car, disait-on maintenant, il fallait qu'Olynthe ou le roi Philippe sortit de la Macédoine. Ils durent donc se préparer à une lutte suprême. Leurs murailles étaient encore intactes, la mer libre ; leurs regards étaient anxieusement tournés vers Athènes. Ils y avaient pour la troisième fois envoyé une ambassade, et cette fois les Athéniens avaient décidé pour tout de bon de faire une levée de citoyens. Les Olynthiens l'avaient formellement demandé : l'expérience qu'ils avaient faite avec les mercenaires de Charidème avait été concluante. Mais, sur 4.000 soldats pesamment armés, Charès n'en réunit que la moitié, et cette moitié même arriva trop tard[29]. On s'était exagéré la force de résistance des Chalcidiens : les villes à défendre étaient trop nombreuses : les populations, fortement mêlées d'éléments non-helléniques, n'étaient pas sûres ; le luxe et l'intempérance à la mode thrace les énervaient. On avait compté sur des troubles plus prolongés en Thessalie. Enfin le vent du nord, cet allié serviable du roi Philippe, empêchait au milieu de l'été les navires d'approcher des côtes. Avant qu'ils fussent arrivés, Olynthe tomba par trahison. Les deux généraux de cavalerie Lasthène et Euthycrate, gagnés par l'or macédonien, surent dans une sortie des assiégés s'arranger de façon qu'une partie considérable de la cavalerie fut coupée par les Macédoniens, ce qui ouvrit à ceux-ci l'entrée de la ville[30].

Philippe réalisa de point en point ses menaces. Il voulait, par une exécution d'une sévérité sans exemple, étouffer tout ce qui restait de liberté hellénique : l'incendie d'Olynthe et des villes alliées devait illuminer comme un terrible avertissement toutes les côtes de l'Archipel. Une portion considérable de la nation grecque fut anéantie avec ses demeures ; d'innombrables citoyens, qui avaient vécu jusque là dans l'aisance, furent réduits à l'exil et à la mendicité. Heureux encore ceux qui sauvèrent leur vie et leur liberté, si on les compare à ceux qui, comme la majeure partie des Olynthiens, tombèrent entre les mains du vainqueur et furent vendus comme esclaves, pendant que tout ce qu'ils possédaient devenait la proie des flammes ou des mercenaires. La fière Olynthe disparut de la surface de la terre, et avec elle trente-deux villes grecques industrieuses. On continua d'exploiter les mines au bénéfice du Trésor royal : tout le reste de la Chalcidique devint un désert. Ce qui mit le comble à la honte de la défaite, c'est que des Hellènes, comme par exemple Anaxandride et Satyros, consentirent à illustrer par leur talent la fête triomphale que le roi célébra à Dion[31]. Rien ne pouvait attester d'une façon plus éclatante aux yeux de Philippe la décadence de la nation : il trouva des Grecs tout disposés à tirer un bénéfice du malheur des villes chalcidiques : certaines gens ne rougirent pas d'accepter des maisons de campagne et des objets précieux. Que dis-je ! on en vit revenir du lieu du désastre avec des convois de femmes et d'enfants enchaînés, qu'ils devaient à la grâce du vainqueur !

Il est vrai que ce spectacle révolta tous les nobles cœurs : dès que la première impression de terreur fut calmée, on vit éclater en beaucoup de lieux des sentiments de compassion pour les victimes et le désir de les secourir, surtout dans la ville qui avait le plus de part à ces malheurs et qui, après une longue hostilité, s'était alliée à la dernière heure avec Olynthe. Celle-ci aurait dû, dès les débuts de la puissance macédonienne, reconnaître dans Athènes son seul appui. Sa chute était un terrible châtiment de l'envie que se portaient les villes grecques. Athènes aussi devait maintenant éprouver le même sentiment de confusion qu'autrefois, lors de la chute de Milet et de Platée, villes qui avaient placé aussi leurs espérances dans Athènes et les avaient vues aussi cruellement trompées. A cette heure, il ne restait plus aux Athéniens qu'à soulager dans la mesure de leurs forces les infortunes particulières. Les fugitifs furent, comme les Platéens, accueillis à titre de protégés de la république ; les tribunaux condamnèrent ceux des citoyens qui avaient maltraité des Olynthiennes prisonnières, et la malédiction du peuple fut lancée contre les deux traîtres qui avaient livré la malheureuse cité[32].

 

 

 



[1] HÉRODOTE, VIII, 127.

[2] THUCYDIDE, I, 58.

[3] La prééminence d'Olynthe, centre de la confédération chalcidique, est attestée par les monnaies, monnaies d'argent (MÜLLER-WIESELER, Denkmäler alter Kunst, I, p. 184) et surtout monnaies d'or, signes de sa puissance (WARREN, Federal coinage, 29).

[4] ARISTOTE, Politique, p. 205, 19.

[5] Comme le conjecture GROTE, Amphipolis fut occupée par Perdiccas et évacuée plus tard par Philippe.

[6] ÆSCHINE, De falsa leg., § 30.

[7] Colonie athénienne.

[8] DEMOSTH., Philipp. III, § 56.

[9] Le roi Amyntas avait eu de Gygæa trois fils, Archélaos, Arrhidæos, Ménélaos (JUSTIN., VII, 4). Arrhidæos était en ce moment à Olynthe : Ménélaos parait n'y être allé que plus tard, lorsque la ville, soutenue par Athènes, devint le quartier général de la résistance contre Philippe (SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 116. 131). Ils furent mis à mort l'un et l'autre (JUSTIN., VIII, 3).

[10] PHILOCHOR., Atth., VI, fr. 132.

[11] Sur les rapports des ambassadeurs avec Démosthène, voyez BÖHNECKE, Forschungen, I, p. 161.

[12] DEMOSTH., Olynth. I, §§ 1-13.

[13] DEMOSTH., Olynth. I, §§ 14-18.

[14] DEMOSTH., Olynth. I, § 25. Cf. 15. 28..

[15] DEMOSTH., Olynth. I, §§ 21-24.

[16] DEMOSTH., Olynth. I, §§ 16-18.

[17] DEMOSTH., Olynth. I, §§ 19-20.

[18] DEMOSTH., Olynth. II, §§ 9 sqq.

[19] DEMOSTH., Olynth. II, §§ 18-19.

[20] DEMOSTH., Olynth. II, § 23.

[21] La date et l'ordre des Olynthiennes sont déterminés par leur caractère. La première (troisième d'après Denys d'Halicarnasse) parle de l'alliance qui est en train d'aboutir entre Olynthe et Athènes : la deuxième (première selon Denys) insiste particulièrement sur les considérations morales, ce qui est hors de propos si l'action est déjà engagée ; c'est seulement dans la troisième (deuxième suivant Denys) que l'orateur cherche à décider les Athéniens à agir. Cf. REHDANTZ, Ausgewählte Reden, p. 29.

[22] DEMOSTH., Olynth. II, § 10. Cf. 12. 13.

[23] DEMOSTH., Olynth. II, §§ 21-31.

[24] DEMOSTH., Olynth. II, §§ 33-36.

[25] BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 121 (note). BÖHNECKE, Forschungen, p. 161.

[26] PHILOCHOR., fragm. 132, ap. DION. HALIC., Ep. ad Amm., I, 9, p. 734 (cf. SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 151). Le fragment de Philochore, restitué par VAN HEERWERDEN (Dionys. ep. crit., 1861, p. 10), se lit actuellement comme il suit : τρίήρεις δέ τριάκοντα τάς μετέ Χάρητος καί άς συνεπλήρωσαν όκτώ (les 30 trirèmes étaient par conséquent une escadre déjà réunie, les 8 autres un renfort ajouté). Entre les mots συμμαχίαν τε έποιήσαντο et καί βοήθειαν έπεμφαν, il y a dans l'Ambrosianus une lacune de 18 lettres.

[27] PHILOCHOR., ibid., THEOPOMP., fr. 155. ap. ATHEN, p. 436. C'est le deuxième envoi.

[28] On prit Derdas, probablement un beau-frère de Philippe (BÖHNECKE, Forschungen, p. 674).

[29] PHILOCHOR., ibid. Cf. SUIDAS, s. v. Κάρανος. SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 133. 141.

[30] DIODORE, XVI, 53. HYPERID., fragm., 80. DEMOSTH., Philipp. III, § 56. SUIDAS, ibid.

[31] Philippe célèbre les Όλύμπια à Dion, avec le concours de Satyres, qui demande pour sa part deux jeunes captives (DEMOSTH., De falsa leg., 192 sqq. DIODORE, XVI, 55).

[32] DEMOSTH., De falsa leg., § 267.