HISTOIRE GRECQUE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SEPTIÈME. — LA MACÉDOINE ET LA GRÈCE (362-337 Av. J.-C.).

CHAPITRE TROISIÈME. — ATHÈNES ET LE ROI PHILIPPE JUSQU'À LA PAIX DE PHILOCRATE.

 

 

§ II. — DÉMOSTHÈNE ORATEUR POLITIQUE.

Athènes avait plus que jamais besoin d'un chef. Par la mort d'Épaminondas, qui eut lieu dans le temps où Démosthène plaidait contre ses tuteurs, elle avait été appelée derechef à jouer un grand rôle en Grèce et s'était montrée incapable de ce qu'on attendait. d'elle. Pendant toute la durée du gouvernement d'Aristophon, tout avait marché à reculons. Après une guerre sans gloire, la république avait conclu une paix honteuse et perdu en môme temps ses meilleurs généraux. Eubule se mit à la tète du peuple, mais il ne lui donna pas davantage une direction vigoureuse : il n'y avait pas d'homme d'un caractère éminent, pas de parti régulier poursuivant ouvertement et loyalement une politique déterminée. Quoique la situation fût fort grave, on vivait au jour le jour, dominé par les courants les plus divers. La guerre de Phocide menaçait de prendre de plus en plus d'extension ; depuis la conquête d'Amphipolis, Philippe était directement en guerre avec Athènes ; Mausole étendait son pouvoir sur les îles, et derrière lui se dressait menaçant l'empire perse, qui depuis l'avènement d'Artaxerxès III Ochos (359 : Ol. CV, 2), visait à reconquérir son ancienne puissance dans la mer Méditerranée. Ochos était un prince entreprenant, entouré de généraux énergiques et de troupes grecques mercenaires[1] ; il était très irrité de l'appui donné précédemment par Athènes à ses satrapes rebelles : quoique les Athéniens se fussent profondément humiliés devant ses menaces, la situation après la guerre Sociale était encore très tendue. On faisait de grands armements dans l'intérieur de l'empire : lorsque la nouvelle en vint à Athènes, les citoyens furent très émus ; on crut à une nouvelle guerre médique en expectative, et l'excès du découragement fit place tout à coup à une exaltation guerrière que les orateurs entretinrent avec soin. Beaucoup d'entre eux saisirent cette occasion de rappeler les chers souvenirs de Salamine et de Marathon. Les menaces des Barbares, disaient-ils, ne pouvaient aboutir qu'à rétablir l'antique et glorieuse situation de la ville ; on voulait prévenir l'attaque du Grand-Roi, et on se voyait déjà en rêve à la tête des Hellènes sur le chemin d'une nouvelle victoire de l'Eurymédon.

Démosthène dut se dire que, pour un premier discours politique, il ne pouvait y avoir de mission plus ingrate que d'opposer à cet enthousiasme patriotique les conseils d'une froide prudence. Mais il n'était pas homme à songer à lui et à son intérêt, ni à rechercher l'occasion de briller et de gagner facilement l'assentiment des auditeurs : il obéissait simplement au sentiment du devoir, qui lui commandait d'élever la voix pour faire entendre au milieu d'une surexcitation dangereuse de sages avertissements.

Sans aucun doute, dit-il aux citoyens, les Perses sont les ennemis héréditaires des Hellènes : mais, quel que soit l'adversaire, il n'est raisonnable de commencer une guerre que si l'on s'y est préparé d'une manière suffisante. L'éloge des ancêtres est une admirable matière pour des orateurs qui veulent montrer leur talent : mais il est incontestablement plus salutaire pour les citoyens qu'un orateur, fût-il moins éloquent, leur expose les conditions sans lesquelles il n'est pas possible de lutter avec gloire, comme ont fait les ancêtres. Si nous commençons, continua-t-il, sans un juste motif une guerre avec la Perse, il en résultera que nous serons isolés, tandis que les Perses trouveront des alliés parmi les Hellènes. Le seul parti raisonnable que nous puissions prendre est de n'offenser personne, mais de nous préparer sérieusement à la guerre. Si l'heure du danger sonne alors pour nous, les Hellènes, nous voyant bien armés, s'uniront à nous et nous suivront comme leurs chefs naturels. Le devoir du véritable orateur politique est donc de montrer par quels moyens Athènes peut augmenter sa force militaire, de manière à reprendre une attitude digne de nos ancêtres[2].

Nous avons dit plus haut comment était constituée en Attique la force armée, notamment l'armée de terre : les orateurs nous fournissent des renseignements en abondance sur les vices et les désordres du recrutement, sur l'horreur des citoyens pour le service militaire, les intrigues auxquelles ils se livraient pour entrer dans la cavalerie et échapper de cette manière aux dangers de la guerre, les accusations de lâcheté que se renvoyaient ceux qui avaient jeté leur bouclier[3].

Mais quelle était la situation de la flotte, de laquelle tout dépendait, puisque c'était sur mer seulement que l'on pouvait encore aboutir à quelque résultat ? Les anciennes institutions qui avaient fait d'Athènes la reine des mers subsistaient encore ; la loi de Périandros les, avait accommodées aux exigences de l'époque ; mais ces modifications étaient loin d'être suffisantes. Athènes était devenue une cité peu belliqueuse même sur mer, et sa flotte n'était plus une arme toujours prête à frapper : bien au :contraire, chaque fois que le peuple avait résolu l'envoi d'une escadre, on voyait régner dans la ville et dans le port une activité désordonnée, qui faisait perdre un temps précieux. Il fallait d'abord que le collège des généraux s'occupât du recrutement des équipages, de la nomination des hiérarques, et au besoin même de la perception d'un impôt de guerre. Alors les dix inspecteurs des chantiers avaient à faire livraison aux triérarques des vaisseaux et des agrès : puis entrait en fonction une autre commission des Dix, qui avait à surveiller, d'accord avec le Conseil, le départ de la flotte. Le Conseil tenait ses séances sur la jetée du port : il fixait les derniers délais, édictait des peines, offrait des primes. Pour ce qui est des peines, on ne pouvait songer à les appliquer sérieusement, puisqu'elles menaçaient de retarder d'autant l'armement, et les couronnes d'or ne servaient qu'à susciter des procès scandaleux. Bien plus, l'obligation pour les particuliers de prendre la triérarchie, les offres d'échange de fortunes et autres sujets de contestations étaient l'occasion de procès, qui nécessitaient de nombreuses séances des tribunaux présidés par les stratèges : le résultat de tout cela était que plus d'un tiers des citoyens appelés réussissait à se soustraire à ses devoirs.

Parmi ceux qui se soumettaient effectivement à leurs obligations, la plupart ne songeaient qu'à se rendre le fardeau aussi léger que possible : beaucoup d'entre eux traitaient avec des remplaçants, qui prenaient à leur charge le service personnel et la dépense de l'armement : ces derniers à leur tour n'avaient d'autre but que de faire une affaire aussi lucrative que possible, et faisaient naturellement pour l'État le moins possible. Les agrès que fournissait l'État étaient ordinairement si vieux et si mauvais qu'il semblait plus avantageux de s'en procurer soi-même. Les équipages, rassemblés à la hôte au dernier moment, étaient peu sûrs, difficiles à maintenir dans la discipline, et incapables d'une action commune : il fallait d'abord les exercer. Ajoutons que l'effectif était incomplet et qu'il était impossible de garnir les bancs des rameurs suivant l'ordonnance. Dans cet état de choses, les triérarques qui voulaient faire leur devoir étaient dans la situation la plus pénible : ils avaient à faire les plus grands sacrifices pour mettre leurs vaisseaux à peu près dans l'état réglementaire. Les autres, moins zélés, trouvaient des excuses suffisantes pour la défectuosité de leur armement ; les autorités étaient obligés de montrer partout la plus grande indulgence : l'on peut se faire ainsi une idée de la façon dont étaient équipés la plupart du temps les vaisseaux de guerre, qui en fin de compte étaient reconnus par les autorités chargées du contrôle comme capables de tenir la mer[4].

Cette situation devait être pour Démosthène un sujet de honte et de colère. Il profita donc de la première occasion pour exposer les vices des institutions militaires et proposer des changements qui avaient pour but une plus juste répartition des charges publiques. Il demanda d'abord que l'on augmentât le nombre des prestataires et qu'on le portât au chiffre total de 2.000, afin qu'après déduction de tous ceux qui, pour un motif quelconque, auraient des droits à l'exemption, on pût compter sur 1.200 au moins, qui ne seraient pas simplement des noms inscrits sur les listes. Les vingt symmories ou associations de contribuables devaient être maintenues, mais partagées chacune en cinq sections, dans lesquelles on grouperait des citoyens de fortunes diverses, de façon que chaque section, au moyen d'une équitable répartition des charges, pût supporter les frais de trois vaisseaux de guerre. On aurait ainsi un nombre normal de 300 navires. En second lieu, les finances du pays devaient être organisées d'une manière analogue, afin que l'argent comptant dont on avait besoin en sus des prestations des triérarques, pour la solde, les vivres et autres frais, pussent rentrer régulièrement. Lors donc que l'on aurait perçu, au moyen de l'impôt sur le capital imposable des citoyens — capital estimé à 6.000 talents[5] — la somme destinée à l'armement d'une flotte, cette somme devait être non pas versée d'abord dans les caisses de l'État, mais partagée immédiatement en cent parties, de sorte que chaque section pût recevoir sa quote-part de l'impôt et l'employer elle-même. Tout le matériel de la flotte athénienne, consistant en hangars, vaisseaux et agrès, devait être partagé d'après le nombre des nouvelles symmories, de sorte que ces dernières eussent désormais le droit et le devoir d'exercer le contrôle, et le pouvoir de faire rentrer toutes les portions du matériel de l'État qui seraient restées entre les mains de triérarques négligents. Pour ce qui est des équipages, levés dans les dix tribus de citoyens, il serait assigné à chaque tribu, par voie de tirage au sort, trente hangars contigus : la tribu devait, sous la surveillance des autorités, fournir l'équipage de ces trente navires. De plus, chaque groupe de trente hangars devait être, ainsi que le nombre total des membres de la tribu, divisé par trois, de sorte que chaque tiers de tribu reçût dix vaisseaux tout spécialement confiés à ses soins[6].

La facilité d'exécution et l'utilité de ces mesures peuvent être contestables à plus d'un égard : on pourrait peut-être leur reprocher non sans raison une systématisation trop artificielle. Mais le point de vue où se plaçait l'auteur était sans aucun doute celui d'une politique digne de ce nom, et les moyens d'exécution en tout point conformes à l'esprit de la constitution athénienne. Il voulait : combattre l'abus que faisaient les riches de leur position sociale, faire participe. r les citoyens aux armements en plus grand nombre et d'une manière plus effective, donner enfin au jeu des institutions une plus grande simplicité et une régularité plus parfaite. Il partait du reste autant que possible de l'état de choses existant, et il se tenait très éloigné de l'esprit qui inspire les innovations prématurées.

Du reste, les propositions de Démosthène n'étaient pas destinées à être immédiatement converties en lois : elles devaient seulement ouvrir les yeux aux citoyens sur ce qui était nécessaire s'ils voulaient renouveler les actions d'éclat de leurs pères, comme leurs orateurs les y conviaient. Ce fut déjà un résultat important que Démosthène atteignît complètement son but principal en ramenant à la réflexion les esprits saisis d'un dangereux vertige, et qu'en somme il produisît incontestablement sur le peuple une impression favorable.

Ce fut là le premier trait d'union entre Démosthène et le peuple : le jeune homme prit confiance en lui-même et en ses concitoyens, qui savaient apprécier ce qu'il leur offrait, et vit ses adversaires désarmés, malgré tous les avantages qu'ils avaient de leur côté. Ce résultat était d'autant plus heureux qu'il ne s'agissait pas simplement de gens naïfs, Capables, dans un accès d'enthousiasme, de se lancer dans une guerre sans savoir ce qu'ils voulaient : il y avait là des gens qui ne faisaient pas de la politique de sentiment, et qui n'encourageaient pas tout ce tapage belliqueux seulement pour avoir l'occasion de placer de belles phrases, mais aussi pour détourner l'attention des Athéniens des dangers réels qui les menaçaient.

Depuis que la question d'Amphipolis était à l'ordre du jour, il y avait à Athènes des partisans de la Macédoine, qui cherchaient à exploiter dans leur intérêt l'enthousiasme guerrier entretenu par Isocrate et ses amis, c'est-à-dire qui désiraient jeter les Athéniens dans de tels embarras qu'ils eussent besoin de chercher des alliés. En cas de guerre, ils ne pouvaient se passer de la Macédoine, et il était facile de prévoir que, si le continent grec entrait en lutte avec l'Asie, la conduite de la guerre passerait tôt ou tard à l'État qui seul possédait une armée permanente, qui de plus tenait en son pouvoir les villes maritimes et les mines de la Thrace[7]. Ils avaient en outre pour eux tous ceux qui, sans être les amis de Philippe, ne voulaient pas voir Athènes revenir à la politique de grande puissance, et qui appuyaient Eubule lorsqu'il déclarait vouloir la paix à tout prix.

Cette attitude des partis antagonistes était étrange. Ceux qui demandaient la guerre et rappelaient les exploits de Cimon étaient au fond des hommes pacifiques, complètement indifférents à la gloire des armes : c'étaient les ennemis de la démocratie, les représentants d'une politique de petite ville pusillanime et mesquine : au contraire, le discours de Démosthène pour la paix cachait un énergique manifeste de guerre. Une fine ironie anime toute la harangue, écartant les fausses alarmes et montrant le véritable ennemi : Démosthène conseille la tranquillité et réclame les armements les plus sérieux ; il dévoile toutes les faiblesses de la république, parce que les connaître est le seul moyen de lui rendre sa force et sa grandeur. Ce premier discours politique de Démosthène renferme les idées fondamentales qui lui dicteront sa conduite future, aussi des critiques de l'antiquité l'ont-ils déjà nommé sa première Philippique.

Les Athéniens n'eurent pas à regretter d'avoir suivi les Conseils réfléchis de Démosthène ; il se convainquirent bientôt combien il eût été insensé de se lancer à la légère dans une guerre à l'étranger. Les bruits de guerre avec l'Asie furent bientôt dissipés, tandis que le véritable ennemi devenait de plus en plus menaçant et que sa jeune marine se montrait déjà sur les côtes de l'Attique. En même temps la guerre de Phocide prenait tous les jours plus d'extension : les Spartiates, enchantés de la détresse de Thèbes, profitaient des circonstances pour détruire peu à peu ce qui avait été fait contre eux du temps d'Épaminondas. Ils s'unirent aux Phocidiens pour rétablir Platée, Orchomène, Thespies[8], et cherchèrent en même temps à anéantir dans le Péloponnèse ce qui devait son origine à la journée néfaste de Leuctres. Les Spartiates avaient dans Archidamos un roi propre à la guerre ; leur armée était toujours à l'eût, prête à envahir tantôt l'un tantôt l'autre des pays limitrophes, tandis que les voisins menacés, Argos, Messène, Mégalopolis, étaient sans appui du dehors et se trouvaient dans la situation la plus difficile. Ces villes se tournèrent vers Athènes, et on se demanda alors si Athènes allait prendre la place de Thèbes dans la péninsule, ou si elle resterait fidèle à l'alliance de Sparte.

La question se posa d'abord au sujet de Messène : le peuple se décida à conclure avec les Messéniens une alliance par laquelle on garantissait leur territoire et leur indépendance contre toute attaque hostile[9]. Par suite, les Spartiates s'abstinrent d'hostilités sérieuses, mais ils se retournèrent vers Mégalopolis, pour détruire cette ville comme ils avaient fait jadis de Mantinée. Étant donnée la scission en Arcadie et la répugnance qu'avaient encore les anciennes communes rurales pour l'agglomération, ils crurent avoir de ce côté plus de chantes de succès.

On se mit à l'œuvre avec beaucoup d'habileté en annonçant une politique générale de restauration, afin de gagner avec ce programme tous ceux qui avaient souffert des dernières révolutions[10]. Les usurpations de Thèbes, disait-on, avaient été une violente interruption de l'état légal ; il fallait maintenant reconstituer les cités rurales de la Béotie : on faisait espérer aux Éléens la restitution de la Triphylie ; on promettait aux Phliasiens qu'Argos évacuerait la citadelle de Tricaranon au-dessus de Phlionte ; aux Athéniens on ouvrait des perspectives sur Oropos, dont ils regrettaient toujours douloureusement la perte[11]. Provisoirement, les Spartiates n'élevaient aucune prétention pour eux-mêmes, sinon qu'on leur laissât les mains libres à l'égard de Mégalopolis, afin que les habitudes nationales pussent être rétablies en Arcadie. C'est ainsi qu'avec leur astucieuse politique les Spartiates prenaient en main la cause de l'ancien droit public, pour ressaisir de cette façon la place qu'ils occupaient jadis à la tête des États de la péninsule. Ils envoyèrent des émissaires dans les différents États à Athènes ils rappelèrent l'alliance que l'on avait faite avec eux après les campagnes des Thébains dans le Péloponnèse : cette alliance était, à les entendre, la preuve qu'Athènes désapprouvait toutes les révolutions issues de l'intervention thébaine.

Les Mégalopolitains étaient aussi représentés à Athènes, et leurs ambassadeurs étaient en face du peuple dans une situation beaucoup plus défavorable. Ils n'avaient pas de parti dans la ville : ils ne pouvaient comme les Spartiates en appeler à la solidarité fédérale, ni faire des promesses comme ces derniers. Ils ne pouvaient que faire valoir cette considération, que, si les Spartiates réussissaient à réaliser leurs projets, il en résulterait aussitôt un danger pour Athènes : ils exprimèrent leur confiance dans la magnanimité de la république, qui accorderait sa protection aux faibles et ne repousserait pas, ils voulaient l'espérer, l'alliance qu'ils venaient lui offrir.

Les deux ambassades trouvèrent des défenseurs parmi les orateurs populaires. Les uns s'élevaient contre Thèbes comme l'ennemie par excellence de leur patrie, les autres contre Sparte : on rappela à la mémoire des Athéniens le mal qu'on leur avait fait des deux côtés, comme s'il ne s'était agi que d'échauffer leurs passions.

Il était impossible que Démosthène gardât le silence, car il voyait qu'on négligeait précisément les considérations qui devaient seules déterminer les résolutions du peuple. On vous rappelle, dit-il aux citoyens, toutes les anciennes injures ; mais personne ne vous dit ce que l'intérêt de la république exige dans le cas actuel. Et cependant, la question est claire comme le jour. Tout Athénien doit désirer que ni Sparte ni Thèbes ne possède une puissance exagérée. En ce moment, Thèbes est par terre, et Sparte veut s'étendre de nouveau : il ne s'agit pas seulement de Mégalopolis, mais encore de Messène. Or, si Messène est en danger, nous avons le devoir de lui porter secours : et dans Ce cas il vaut mieux s'y décider aujourd'hui que plus tard. Ce n'est pas nous qui changeons de camp : c'est Sparte qui, en commençant la guerre, nous force à modifier en conséquence notre attitude. L'état de choses actuel est reconnu définitivement : qu'arrivera-t-il si tout est perpétuellement remis en question ? Un politique conséquente ne consiste pas à se placer toujours du même côté, mais à obéir invariablement aux mêmes principes. Or le principe d'Athènes est de prendre toujours le parti de ceux qui sont injustement opprimés, d'inspirer à tous la confiance en barrant le chemin à toutes les usurpations des ambitieux, quels qu'ils soient. Si nous voulons acheter Oropos, qu'on nous propose comme appât, en livrant de nouveau la Péninsule à la domination de Sparte, ce que nous gagnerons, dans l'hypothèse la plus favorable, ne vaudra pas le prix qu'on nous demande, mais si nous prenons les alliés de Thèbes sous notre protection, nous pouvons exiger qu'ils nous restent fidèles. Si donc les Thébains sortent victorieux de leurs difficultés actuelles, ils seront au moins affaiblis dans le Péloponnèse ; s'ils succombent, les États fondés par eux dans la Péninsule n'en seront pas moins assurés de vivre et serviront à l'avenir à mettre des bornes à l'esprit de domination de Sparte. C'est ainsi que dans tous les cas les intérêts d'Athènes seront le mieux garantis[12].

Nous voyons déjà dans ces paroles la politique hellénique de Démosthène toute tracée. Athènes doit de nouveau se mettre en avant et grouper autour d'elle d'autres États, mais elle ne doit pas chercher à rétablir violemment et avec précipitation sa situation antérieure : elle doit au contraire profiter prudemment de toutes les occasions pour s'assurer la reconnaissance et l'affection des petits États par une protection énergique et s'attirer des alliés par la confiance.

Qui pouvait opposer des objections valables à cette politique si claire et si simple ? Démosthène ne réussit pourtant pas à décider les citoyens aux résolutions dictées par des vues si justes. On s'était trop accoutumé à vivre au jour le jour et à se peu préoccuper de ce qui paraissait éloigné. On laissa les Spartiates continuer leurs hostilités contre Mégalopolis, et tous les malheurs prédits par Démosthène seraient arrivés si la guerre de Phocide n'eût pas pris tout à coup une tournure nouvelle et, du même coup, changé complètement le cours des choses dans le Péloponnèse. Par la défaite d'Onomarchos, les Thébains eurent les mains libres, et, avec une énergie qui rappelait celle du temps d'Épaminondas, ils pénétrèrent dans le Péloponnèse, y opérèrent leur jonction avec leurs anciens alliés et imposèrent aux Spartiates une trêve[13].

Mais la défaite d'Onomarchos eut encore d'autres conséquences. C'était la première fois que les armes macédoniennes avaient tranché un différend hellénique et déterminé la situation réciproque des divers États helléniques. Philippe était maître de la Thessalie et campait aux Thermopyles. Il ne songea pas toutefois à attendre là dans l'inaction qu'il s'offrit une occasion de pénétrer plus avant. Il abandonna les affaires thessaliennes à ses fonctionnaires et à ses généraux, et retourna lui-même à la côte de Thrace, où il était aussi dangereux pour Athènes qu'aux Thermopyles.

Après de longues luttes et d'interminables négociations avec Kersoblepte, les Athéniens avaient enfin obtenu que la Chersonèse, la presqu'île si considérable de l'Hellespont, fût reconnue comme leur propriété. Après leurs pertes dans la guerre Sociale, ils devaient être plus préoccupés que jamais de s'assurer les possessions qui leur restaient ; c'est encore dans la mer de Thrace qu'ils étaient restés les plus puissants. Ils avaient là en toute propriété les îles de Lemnos, d'Imbros et de Scyros. Ils avaient pour alliés Thasos, Ténédos, Proconnésos, et, à la limite méridionale de la mer de Thrace, Sciathos avec les groupes d'îles avoisinants[14]. Leur domination dans ces parages avait encore par conséquent une certaine continuité : ils avaient là des ports nombreux pour les escadres qui observaient la presqu'île de Thrace. Néanmoins la situation y resta fort incertaine, et Kersoblepte, dès qu'il eut les mains libres, poursuivit obstinément son but, qui était d'étendre sa domination aux dépens des deux autres chefs, Amadocos et Bérisade.

Cette situation était comme faite exprès pour Philippe : il y trouvait l'occasion de se mêler adroitement aux dissensions intérieures de la Thrace et de prendre pied dans le pays, ce qui était indispensable pour le progrès de sa puissance sur terre et sur mer. Il s'y était montré pour la première fois en 363 (Ol. CVI, I), en escortant son ami Pamménès, lorsque celui-ci se rendit en Asie. A cette époque, il s'était emparé d'Abdère et de Maronée[15] et s'était montré à la frontière des principautés thraces, où Amadocos lui tint tête énergiquement, tandis que Kersoblepte traitait avec lui.

Cette expédition n'était qu'une première reconnaissance : elle passa sans amener de dangers sérieux : au contraire, Charès réussit à battre des troupes macédoniennes sur l'Hèbre, et, bien qu'il ne parvint pas à capturer l'escadre royale à son retour, il s'empara pourtant de Sestos, la place dominante de l'Hellespont[16]. Les Athéniens avaient perdu cette ville par la paix d'Antalcidas : Timothée l'avait reprise en 363 ; mais cinq ans plus tard la perfidie de la ville d'Abydos, toujours hostile aux Athéniens, l'avait fait retomber entre les mains des princes de la Thrace. Charès y établit une colonie de citoyens, pour assurer à Athènes la :possession de cette place importante, réalisant ainsi un projet qu'avait jadis formé Lysandre dans son propre intérêt.

Les affaires de Thrace avaient pris par là une importance considérable pour Athènes : aucun autre objet de la politique étrangère n'intéressait aussi sérieusement les citoyens, et Démosthène, qui du reste était à moitié chez lui dans le Pont, prit part comme triérarque à l'expédition de Céphisodotos dans l'Hellespont, et trouva l'occasion cette même année de dire son avis publiquement sur les affaires de Thrace dans son discours pour les Mégalopolitains.

Charidème avait avec Kersoblepte les relations les plus intimes. C'est lui qui en 360/59 (Ol. CV, 1) avait attaqué traîtreusement les Athéniens venus dans la Chersonèse sur son appel avec Céphisodotos, les avait battus et forcés à reconnaître la souveraineté de Kersoblepte. Le prince, qui lui devait les succès les plus importants, avait fait de lui son confident et son beau-frère.

Depuis ce temps, Charidème avait trouvé l'occasion plusieurs fois de servir dans des négociations les intérêts d'Athènes : il était devenu le héros du jour, l'homme en qui l'on plaçait les plus grandes espérances, et par l'entremise et la position privilégiée duquel on comptait voir se réaliser tous les rêves qu'on faisait au sujet de la Thrace et même d'Amphipolis. On crut donc qu'il était d'une politique habile de le maintenir dans de bonnes dispositions, d'autant plus que chaque distinction qu'on lui octroyait obligeait aussi Kersoblepte : On lui avait déjà décerné des couronnes d'or et d'autres honneurs. Cette fois, Aristocrate proposa de placer sous une protection particulière la personne de Charidème, dont la vie si exposée devait être chère avant tout aux Athéniens ; quiconque porterait la main sur lui serait mis au ban dans toute l'étendue des possessions athéniennes, et quiconque protégerait le meurtrier, individu ou cité, serait exclu de l'alliance d'Athènes[17].

Euthyclès éleva contre cette proposition l'accusation d'illégalité[18]. Il avait été, comme Démosthène, triérarque dans cette expédition qui, par la trahison de Charidème, avait eu une si malheureuse issue, et Démosthène composa pour lui le discours d'accusation. L'orateur montra d'abord à quel point la proposition d'Aristocrate était contraire aux vénérables prescriptions de l'antique droit criminel d'Athènes et à l'esprit même de la Constitution, qui n'admettait pas de privilèges au bénéfice d'individus. Quant au personnage même à qui on destinait une faveur si antirépublicaine, au chef de mercenaires, à l'aventureux et mobile partisan, il semblait mériter moins que personne qu'Athènes se fit responsable de sa sécurité et devînt en quelque sorte sa garde d'honneur[19]. Toute distinction accordée à Charidème n'est autre chose qu'une manifestation en faveur de Kersoblepte, et c'est pour cela que le prince y tient. Mais là encore, il n'y a pas lieu de l'accorder ; car on ne peut se fier à Kersoblepte : c'est un égoïste qui exploite les Athéniens pour ses intérêts, qui se montre conciliant et souple quand les trirèmes athéniennes sont dans le voisinage, hostile en d'autres temps. On le voit aujourd'hui même garder avec la plus grande opiniâtreté la ville de Cardia, à cause de son importante position sur l'isthme qui réunit la Chersonèse au continent. En favorisant les desseins ambitieux de ce prince, Athènes abandonne les autres, qui sont maintenant les alliés de la ville, et se les aliène ; et leur rival ne sera reconnaissant de la faveur reçue que tant qu'il aura besoin des Athéniens[20].

Nous ne connaissons pas l'arrêt du tribunal. Il est très vraisemblable néanmoins que les jurés ne purent se résoudre à condamner Aristocrate, parce qu'ils ne voulurent pas offenser des hommes comme Kersoblepte et Charidème. Les citoyens d'alors étaient trop naturellement enclins à se leurrer de vaines espérances au sujet de certaines personnalités, et à attendre tout d'elles sans se donner la peine d'agir. Ce qui est certain, c'est que les principes proclamés par Démosthène à propos de la politique en Thrace ne furent pas suivis, et que l'on eut bientôt à s'en repentir. En effet, lorsque Philippe, après la défaite des Thessaliens, parut pour la seconde fois en Thrace, Amadocos, qui se sentait blessé par la préférence accordée à Kersoblepte et qui ne pouvait compter sur l'appui des Athéniens, ne fit aucune résistance et se soumit au roi[21]. Les villes l'Hellespont, de la Propontide et du Pont-Euxin se mirent aussi sous sa protection : il y installa des tyrans qui gouvernèrent dans son intérêt. La faveur qu'on accordait à Kersoblepte ne servit de rien aux Athéniens, car lui aussi était soumit, et avec les plans de son ambition disparaissait irrémédiablement toutes les espérances qu'Athènes avait mis dans sa personne

Pendant qu'Athènes perdait ainsi tous les jours [mot illisible] chose de son influence ou de son territoire. [Mot illisible] s'appliquait sans relâche à remplacer les forces [mots illisibles] les négligences commises et à ramener à sa patrie des alliances avantageuses et honorables, notamment avec les États insulaires.

C'est surtout dans les îles qu'il aurait fallu une main ferme, capable de lutter contre les usurpations des potentats asiatiques ; c'est là que les circonstances commencèrent à faire sentir vivement, même à l'étranger, le besoin dune nouvelle alliance avec Athènes. Il était trop évident qu'il était impossible aux îles de garder la neutralité entre l'Europe et l'Asie. Incapables de garder leur indépendance politique, les États insulaires flottaient entre l'oligarchie et la démocratie, et, comme Philippe sur le continent, les dynastes cariens s'ingéraient sans cesse dans leurs affaires ; contre le droit et les traités, ils installaient des tyrans qui gouvernaient les îles et les amenaient sous l'influence d'Halicarnasse, c'est-à-dire indirectement sous la domination du Grand-Roi. C'est ce qui était arrivé à Cos et à Rhodes[22]. Néanmoins le parti démocratique dans les îles ne perdait pas toute espérance : la mort de Mausole (351)[23] qui rendit la confiance, et amena à Athènes une ambassade de Rhodiens qui demandaient des secours.

Ils rencontrèrent peu de sympathie. L'indolence qui régnait dans la cité, alors dirigée par Eubule et ses amis, prit pour prétexte l'irritation qu'on se croyait en droit d'avoir contre les Rhodiens. La garnison de mercenaires carions qui occupait leur citadelle était, disait-on, la juste punition de leur défection ; ils s'étaient plaints d'être opprimés par Athènes, maintenant ils étaient à même d'apprécier ce qu'était le joug d'un tyran.

Si universel que fût ce sentiment, Démosthène osa le combattre ouvertement. Il le qualifia de mesquin et d'indigne des Athéniens. Au lieu de se frotter les mains avec satisfaction en voyant la détresse d'hommes de leur race, ils devaient remercier les dieux de ce que des États lointains envoyaient demander des secours à Athènes[24]. Il ne s'agit pas ici de personnes, mais d'une grande cause. A supposer que les Rhodiens ne méritent pas qu'on se montre magnanime à leur égard, il n'en est pas moins vrai que leur liberté a droit à la protection. Or, Athènes est renommée pour être l'asile de la liberté. L'exemple de Samos reconquise par Timothée montre que l'ennemi, quand on l'arrête avec une énergie tranquille dans ses injustes usurpations, ne se croit pas pour cela obligé de faire la guerre[25]. On n'a pas à craindre non plus une guerre immédiate avec la Perse : encore moins la peur d'une femme, Artémise, doit-elle empêcher Athènes de faire son devoir. Mais, dit-on, les traités nous défendent toute intervention. Ces traités sont violés de la façon la plus criante par les autres : si Athènes persiste à se croire liée par eux et assiste sans bouger aux progrès de l'ennemi, ce n'est pas de la conscience, mais de la lâcheté, et c'en est fait de la république[26].

Chacun de ces discours était un acte politique. Dédaignant fièrement tous les moyens ordinaires de persuasion, Démosthène se mettait courageusement en opposition avec les sentiments de la multitude comme avec les desseins des puissants. Il ne voulait être autre chose que la voix de la vérité, et ni hostilités, ni railleries, ni humiliations, pas même l'impuissance actuelle de ses efforts ne purent le détourner du culte de la vérité.

Mais ce qui ramenait toujours Démosthène à la lutte, ce n'était pas seulement d'une manière générale sa foi dans la vocation historique d'Athènes ; tout le système politique qui fait le fond des discours cités plus haut s'inspire de la situation présente et des dangers bien déterminés qui menaçaient la république au dedans et au dehors. Dans l'Archipel, l'inaction des Athéniens amenait de plus en plus le relâchement des liens d'autrefois ; les princes d'Halicarnasse dominaient la mer de Carie ; ils occupaient Chios[27], tandis que Lesbos était abandonnée à l'influence de la Perse[28].

Quelque humiliante que fût cette situation, il n'y avait cependant pas à craindre pour Athènes un danger pressant de ce côté. En revanche, l'année même où Démosthène croisait avec son vaisseau dans les eaux de la Thrace, Philippe était monté sur le trône de Macédoine. Dès les débuts de sa carrière politique, Démosthène avait reconnu en lui l'ennemi de sa patrie, et un ennemi qui n'aurait pas de cesse qu'il n'eût anéanti ce qui lui restait de puissance et d'indépendance. Les Athéniens ne pouvaient donc éviter la lutte pour ces biens suprêmes, et, de même que Thémistocle avait prévu la guerre avec les Perses et Périclès la guerre avec Sparte, Démosthène vit par avance la guerre avec Philippe, qui se faisait encore dans de lointaines régions, arriver jusqu'aux remparts d'Athènes : comme ces grands hommes, il crut que c'était pour lui un devoir civique de préparer la cité à une guerre inévitable. Mais la difficulté toute particulière de son rôle était qu'il n'avait pas seulement à montrer comment et avec quelles ressources cette guerre devait être faite, mais qu'il lui fallait transformer son peuple et lui inspirer les sentiments qui lui étaient nécessaires si Athènes ne voulait pas périr honteusement[29].

C'est pour cela que déjà, dans le discours contre Androtion, il combattait les lâches principes adoptés par le peuple et ses chefs ; c'est pour cela qu'il s'opposa aux déplorables lois financières de Leptine, et qu'il s'éleva avec indignation contre ceux qui par de faux bruits de guerre détournaient l'attention des véritables dangers ; c'est pour cela qu'il dénonça l'insuffisance de l'organisation de la flotte et qu'il insista dans ses discours pour Mégalopolis et pour Rhodes sur la nécessité où était Athènes de relever son prestige moral par une politique nationale : il comprenait que les anciens protégés de Thèbes, abandonnés par Athènes, chercheraient un appui en Macédoine. Dans le discours contre Aristocrate, la figure du Macédonien quitte pour la première fois l'arrière-plan et se détache en traits plus nets : Démosthène y met déjà ses concitoyens en garde contre la perfidie de ce roi auquel précédemment il n'avait fait attention que d'une manière générale.

Telles furent les escarmouches qui précédèrent la grande lutte : Démosthène y prit nettement position en se mettant avec autant de prudence que de fermeté en travers des desseins du parti dominant. Mais, l'année même où il parla pour les Rhodiens, même quelques mois auparavant, il s'attaqua à la question macédonienne elle-même et prononça sa première Philippique proprement dite.

Cette question avait déjà figuré assez souvent à l'ordre du jour, mais les hommes d'État dirigeants avaient fait leur possible pour l'empêcher de se placer au premier plan : car l'influence d'Eubule prendrait nécessairement fin le jour où les citoyens se verraient forcés de suivre une politique énergique. Aussi était-on d'accord dans son entourage pour déguiser le sérieux de la situation, et pour éviter toutes les discussions irritantes. Les hommes d'État avaient pour complices sur ce point, tous les citoyens frivoles, qui craignaient d'être troublés dans leur vie commode ; ils y furent aidés avec ardeur par tous ceux qui entretenaient l'insouciance publique dans l'intérêt de Philippe. Car le roi avait déjà à Athènes ses hommes, qui le tenaient au courant de tout ce qui s'y passait : des gens sans caractère, des parvenus ambitieux, des traîtres que désignent déjà assez clairement les allusions semées dans le discours pour les Rhodiens. Ils gagnèrent le parti des laconistes en leur faisant accroire que Philippe humilierait les Thébains et mènerait à bonne fin la politique de restauration en faveur à Sparte. Aux efforts de ces agents venaient s'ajouter ceux du parti anticonstitutionnel, qui était très répandu et abhorrait toute émotion populaire et tout élan démocratique. Ceux qui partageaient les opinions d'Isocrate éprouvaient de la répulsion pour les esprits inquiets qui sonnaient sans cesse le tocsin et déclaraient la liberté en danger. Les esprits philosophiques étaient aussi ennemis de toute surexcitation patriotique ; c'était le cas non seulement chez ceux qui se tenaient par principe à l'écart des affaires de l'État, mais chez ceux aussi qui le servaient avec distinction, comme Phocion, l'homme de bien[30], qui avait vingt ans de plus que Démosthène, un homme qui avait conservé des mœurs austères au milieu d'une population efféminée, un Juste sachant manier la parole ainsi que l'épée, mais uniquement préoccupé des affaires du moment, sans vues larges et libres, sans enthousiasme pour l'honneur de la cité, sans confiance en ses concitoyens : malgré sa bravoure personnelle, il était partisan de la politique pacifique et un des plus fermes appuis du parti d'Eubule, qui aimait à le voir de préférence à tout autre dans le collège des généraux et poussait toujours avec ardeur à sa réélection[31].

C'était donc une coalition de forces très hétérogènes que Démosthène avait à combattre. L'amour du bien-être et des commodités, la trahison, l'esprit anti-démocratique, la pusillanimité, l'inintelligence, la myopie politique, la force de l'habitude, tout cela réuni faisait la force d'Eubule. Il savait tenir en ordre l'administration des finances, et réaliser tous les ans des économies qui profitaient aux citoyens indigents. Sa politique était regardée comme conforme aux circonstances, ou, pour mieux dire, comme la seule possible. Il ne venait à l'esprit de personne que ce système de gouvernement épuisait la moelle de l'État et que l'existence même de la patrie était en question ! C'est ce que Démosthène fut le premier et, pendant des années, le seul à reconnaître : il se tenait en sentinelle vigilante sur le rempart et faisait pénétrer peu à peu dans l'esprit de ses concitoyens, endormis dans les lâches illusions qu'ils se faisaient eux-mêmes, la lumière chaque jour plus crue de la vérité.

Il y avait déjà six ans qu'on avait commencé la guerre de Macédoine dans le but de tirer vengeance de l'affaire d'Amphipolis. Depuis ce temps, elle s'était traînée comme une maladie languissante. Athènes ne cessait de reculer, et au lieu d'aller châtier le roi dans ses possessions, comme on s'était proposé de le faire, on était tout heureux maintenant de n'être pas attaqué sur le sol de l'Attique. Des corsaires macédoniens n'avaient-ils pas pris et emmené le vaisseau sacré dans la baie de Marathon[32] !

Quelque peine que se donnassent les orateurs du parti d'Eubule pour maintenir les citoyens dans l'insouciance, les pensées n'en étaient pas moins occupées de Philippe on s'était longtemps efforcé de le mépriser, mais aujourd'hui l'image de l'homme inquiétant, insondable, qui faisait toujours du nouveau et de l'inattendu, hantait tous les cerveaux et les tenait dans une fiévreuse anxiété. Sur le marché et dans l'assemblée du peuple, il était question de lui. Celui qui pouvait raconter quelque histoire à son sujet, dire où il était, quel était son dessein du moment, quels aphorismes il avait émis, celui-là apportait aux citoyens la nouvelle la plus intéressante[33]. Si l'on apprenait un nouvel acte de violence, la colère éclatait comme une flamme soudaine ; on tonnait contre ce roi barbare qui osait, chose contraire à l'ordre du monde, chercher à dominer sur des Hellènes. On rendait des décrets menaçants et l'on prenait des résolutions énergiques ; mais les mesures ordonnées restaient inexécutées ou venaient trop tard, et toute cette effervescence faisait place à une poltronnerie achevée. On ne savait où frapper cet ennemi odieux ; on était sans plan de conduite vis-à-vis de son infatigable énergie : alors on retombait dans l'apathie et on laissait venir l'inévitable.

Un jour du printemps de 351, alors que la question de la guerre de Macédoine était une fois de plus le sujet de la délibération, on vit tout à coup Démosthène paraître inopinément à la tribune, avant tous ceux qui avaient l'habitude de parler sur la question : il ne venait pas répéter les lieux communs ordinaires, mais rompre une fois pour toutes avec la manière dont on avait jusque-là traité cette affaire. Il n'y avait pas pour le moment de danger pressant ; il ne s'agissait pas d'improviser à la hâte un expédient. Aussi l'orateur put-il inviter ses concitoyens à fixer leur attention sur la question tout entière et à arrêter un plan pour l'avenir.

Votre situation, dit Démosthène à ses concitoyens, est certainement mauvaise, et vous avez toute raison d'être abattus. Mais si vos affaires sont en mauvais état, ce n'est au fond que parce que vous n'avez rien fait de ce qu'il fallait ; c'est une consolation que vous n'auriez pas si vous aviez fait votre devoir pour aboutir à un si piteux résultat[34]. Si vous changez, la fortune peut changer aussi : car la fortune suit toujours les braves, les vigilants, les énergiques. La puissance des Macédoniens, qui de faible qu'elle était est montée si haut, n'est pas après tout une puissance divine : elle est soumise à toutes les vicissitudes humaines ; elle est même fondée sur une base peu solide. Le plus terrible ennemi qui menace Athènes, ce n'est pas le roi de Macédoine, mais votre mollesse : si Philippe mourait aujourd'hui, elle vous en ferait un autre demain[35]. Vous voulez avoir Amphipolis, et vous êtes si peu préparés que, si la fortune vous offrait demain cette ville, vous ne seriez pas prêts à la recevoir[36]. Il faut donc créer des forces militaires en rapport avec nos propres moyens, des forces modestescar nous sommes trop faibles pour marcher contre le roi avec une armée de terre —, mais qui devront être toujours dehors, afin que l'on ne perde pas en préparatifs le temps de l'action. Votre manière d'entendre les armements ressemble tout à fait à celle dont le Barbare comprend le pugilat. Est-il frappé, il ne pense qu'au coup qu'il vient de recevoir ; le frappe-t-on ailleurs, il y porte aussitôt la main ; mais prévoir le coup, s'en préserver en lisant dans les yeux de l'adversaire son dessein, il ce est trop lourd et trop maladroit pour cela. Il vous faut donc créer un corps d'opération qui ait une station dans les mers du Nord, à Lemnos ou à Thasos, pour y faire la petite guerre, harceler l'ennemi, l'empêcher d'exercer ses lucratives rapines. Cette armée ne devra pas se composer de mercenaires d'une fidélité douteuse : qu'il y ait au moins sur 2.000 guerriers 500 citoyens, sur 200 cavaliers 50 Athéniens pour exercer la surveillance[37]. Là où vont des citoyens d'Athènes vont aussi les dieux de la cité. Pour cela, dix navires à marche rapide suffisent ; la dépense pour les vaisseaux, l'infanterie, la cavalerie, peut se monter à quelque quatre-vingt dix talents[38] : elle n'est pas au-dessus de vos moyens. Mais il importe surtout que, tout ce que l'on fera, on le fasse pour tout de bon et avec ordre. Si je vous demandais pourquoi vos Dionysies et vos Panathénées sont célébrées chaque année à la date régulière, vous me répondriez avec raison que tout est déterminé par la loi et que chacun sait d'avance où est sa place. Il ne faut donc pas abandonner vos affaires les plus importantes à l'arbitraire et au désordre[39].

La première Philippique fait époque dans l'histoire d'Athènes ; non pas qu'elle ait eu de grands résultats, mais enfin on avait un programme arrêté, applicable à l'affaire la plus importante de l'État, et une protestation généreuse contre le système de gouvernement existant. Démosthène est désormais l'adversaire déclaré d'Eubule ; s'il n'a pas encore autour de lui un parti — dès le début, ce n'est pas un parti qu'il voulait rallier autour de lui, mais le peuple —, ses paroles n'en ont pas moins jeté l'étincelle, et les citoyens se sentaient quand même saisis d'inquiétude lorsqu'ils entendaient sa voix leur crier : Pendant que vous êtes ici tranquilles, vous êtes cernés comme par le chasseur, qui resserre de plus en plus le gibier dans ses filets ! Le dissentiment politique a trouvé son expression : les partisans de la paix sont débusqués de leur sécurité ; ils s'agitent et désirent eux aussi qu'on fasse quelque chose pour échapper au reproche d'inaction absolue. Il s'offrit pour cela une occasion propice en Eubée.

Périclès avait fait de l'Eubée une portion de l'Attique. A partir du moment où cette union fut brisée, l'île n'avait plus retrouvé le repos. Elle n'était pas en état de devenir un tout homogène et indépendant. Les antiques inimitiés entre les différentes villes de l'île reparurent, et des influences extérieures vinrent encore augmenter cette fermentation intérieure. En effet, une île qui s'étend le long du continent depuis la Thessalie jusqu'à l'Attique ne pouvait rester étrangère aux agitations de ce continent. Les Athéniens ne pouvaient renoncer à l'Eubée, parce qu'elle était par ses productions naturelles le complément obligé de leur pays et qu'elle pouvait, si elle était entre les mains d'un ennemi, menacer leurs côtes d'une manière intolérable. Les Thébains la considéraient comme une dépendance naturelle de la Béotie ; et si les souverains du Nord voulaient dominer dans la Grèce centrale, ils devaient chercher avant tout à gagner de l'influence en Eubée.

Aussi la malheureuse île était-elle convoitée de tous les côtés : elle devint une arène où se rencontraient les ambitions des pays les plus divers : les dissensions intérieures furent entretenues par les États voisins, qui cherchaient à y établir leur influence en appuyant les différents chefs de partis. C'est ainsi que Jason de Phères avait installé à Oréos le tyran Néogène ; les Spartiates chassèrent ce Néogène[40] et mirent à sa place Alcétas. Ce dernier fut expulsé la même année (377) par un corps thébain[41], et toute l'île entra dans la confédération attico-béotienne.

C'était là à tous égards une situation des plus favorables, et les hommes d'État athéniens n'avaient qu'à jeter les yeux sur l'île pour comprendre qu'une politique rationnelle commandait impérieusement de garder avec Thèbes des relations de bon voisinage. En effet, dès que, vers l'époque de la bataille de Leuctres, les deux États se furent détachés l'un de l'autre, les dissensions éclatèrent de nouveau dans l'île, et dans toutes les villes le parti athénien et le parti thébain entrèrent en conflit. Ce dernier l'emporta : Thémison, le tyran d'Érétrie, fut cause de la défection des Oropiens[42], qui fut si sensible aux Athéniens, et toute l'Eubée se rangea sous les drapeaux de Thèbes jusqu'au jour où Timothée, par son heureuse campagne de 357, anéantit l'influence thébaine[43].

Mais on n'avait pas gagné par là une domination assurée. En effet, on ne pouvait compter sur les villes, à qui on avait rendu leur complète indépendance : elles retombèrent aux mains de tyrans qui gouvernèrent contrairement à la volonté des citoyens, et les luttes des partis donnèrent de nouveau lieu à des interventions étrangères. De la Thessalie, Philippe chercha à mettre la main sur l'île : il envoya aux républiques insulaires des lettres dans lesquelles il leur donnait à entendre combien il était absurde de chercher un appui auprès des Athéniens, qui ne pouvaient se protéger eux-mêmes[44] : il soutint Callias, le tyran de Chalcis, et excita la discorde dans les villes. Tout ceci se passait au moment où Démosthène prononça sa première Philippique ; peu de temps après, Plutarchos, qui régnait à Érétrie en maître absolu, demanda des secours à Athènes, parce qu'il ne pouvait se défendre contre le parti adverse, à la tête duquel se trouvait Clitarchos.

Plutarchos avait des relations influentes à Athènes, notamment avec la famille de Midias, un des partisans d'Eubule. Midias était un de ces riches Athéniens qui déployaient aux yeux de la multitude un faste éclatant : c'était un homme volontaire et orgueilleux qui, confiant en sa position sociale, se croyait tout permis. A sa suite, tout le parti d'Eubule prit fait et cause pour Plutarchos[45] ; il voulait montrer qu'il savait déployer de l'énergie au moment opportun ; il se promettait un facile succès, et comme pour des entreprises dans Pile voisine et indispensable on pouvait généralement compter sur l'approbation des citoyens, il réussit à exciter dans le peuple un grand élan belliqueux.

Mais Démosthène n'était pas de cet avis. Il eut la hardiesse de combattre tout seul cette entreprise, ce qui déchaîna contre lui une véritable fureur[46]. On n'épargna pas les invectives à l'homme opiniâtre et audacieux qui poussait constamment les Athéniens à l'action, qui hier encore voulait envoyer leurs flottes dans les parages lointains de Rhodes, et qui s'opposait maintenant à une expédition, uniquement parce qu'elle n'avait pas été proposée par lui. Démosthène n'était pas un de ces bruyants agitateurs qui applaudissent à tous les bruits de guerre. A son ardente impatience il joignait la réflexion : rien ne pouvait lui être plus désagréable que de voir les ressources de sa patrie prodiguées pour un motif indigne. Comment pouvait-il approuver une entreprise qui avait pour but dé soutenir un tyran en lutte avec ses concitoyens ? Les Athéniens ne devaient prendre les armes que dans un intérêt national et pour la liberté des Hellènes. Il voyait du reste que la guerre actuelle était le fruit d'intrigues et de conventions personnelles, et il prévoyait que, vu l'attitude suspecte des alliés-, les Athéniens feraient de grands sacrifices sans en retirer ni gloire ni puissance.

Sa parole resta sans effet. A la fin de février[47], les Athéniens partirent sous la conduite de Phocion, citoyens et mercenaires, à pied et à cheval ; Démosthène lui-même en était[48]. Les cavaliers marchèrent en avant et prirent position à Argoura au nord de Chalcis, sans doute pour empêcher les Macédoniens d'amener des secours. Les autres troupes franchirent le canal au passage le plus voisin (Porthmos), et, le chemin qui longeait le rivage étant barré, selon toute vraisemblance, ils prirent la direction des montagnes pour arriver à Érétrie. Parvenus à Tamynæ, ils se virent tout à coup attaqués dans un défilé par les ennemis plus au courant qu'eux de la configuration des lieux[49]. On vit alors que toute l'Eubée était en armes contre les Athéniens ; même les tyrans de Chalcis s'étaient joints à Clitarchos[50]. Phocion se trouva dans la situation la plus périlleuse : trahi par ses alliés, il se retrancha sur une colline, et ne put qu'à grand'peine se défendre contre des forces supérieures[51].

Athènes reçut les nouvelles les plus terrifiantes, qui provoquèrent un élan général de dévouement patriotique[52]. De riches citoyens donnèrent à l'État des vaisseaux de guerre ; tout ce qu'il y avait de troupes partit pour débloquer Phocion, dont les communications avec la mer étaient coupées, et, pour obvier au manque de fonds, Apollodoros proposa de verser à la caisse militaire tous les reliquats des revenus de l'année.

Cependant Phocion réussit à s'ouvrir un passage par un combat très honorable[53] et à revenir heureusement à Athènes au milieu de l'été : mais la garnison qu'il avait laissée dans la citadelle de Zarétra[54], à l'endroit le plus étroit de l'île, afin de garder pied en Eubée au moins sur un point, fut, grâce à la trahison de Plutarchos, faite prisonnière par les ennemis[55]. Il fallut la racheter au prix de 50 talents[56] : toute l'Eubée était perdue, et tant de sacrifices, qui avaient complètement épuisé le Trésor de l'État, n'avaient abouti qu'à une honteuse défaite et à une profonde humiliation.

Cette malheureuse expédition[57] eut encore d'autres conséquences graves, pour Athènes aussi bien que pour Démosthène. Apollodoros, le fils du riche banquier Pasion, n'avait pas su se faire à Athènes une situation considérée. Il était allé une fois en Sicile comme triérarque, au temps où Denys s'immisçait dans les affaires helléniques, dans le but d'établir entre lui et Athènes des rapports amicaux (368 : Ol. CIII, 4). Depuis il avait dissipé sa fortune et s'était fait une fâcheuse réputation à cause d'une quantité de procès qu'il avait engagés pour se procurer de l'argent[58].

C'était un homme frivole et peu sûr, dont le patriotisme était plus nuisible qu'utile à la république : car sa vanité le poussait à l'exagération jusque dans ses prestations publiques, et il gâtait les marins en leur rendant la vie trop douce sur ses navires. Néanmoins sa proposition au Conseil faisait honneur à son intelligence comme à sa bonne volonté et à son courage. Ses collègues avaient voté pour elle : elle avait été portée à l'assemblée du peuple et acceptée. Tout était parfaitement régulier. La situation justifiait la proposition. Du reste, Apollodoros avait procédé avec beaucoup de prudence, car il avait demandé aux citoyens de décider d'abord si les reliquats devaient être versés à la caisse de la guerre ou à celle des fêtes : l'auteur s'en rapportait à eux, tout en souhaitant qu'ils prissent le premier parti. Mais, comme pendant la délibération on reçut de meilleures nouvelles du théâtre de la guerre, un certain Stéphanos déposa sur-le-champ contre Apollodoros une accusation d'illégalité et, grâce à toutes sortes d'intrigues, il réussit à le faire condamner[59].

Stéphanos, comme il est facile de le deviner, avait été poussé à cette démarche par Eubule[60]. Après ce premier succès, Eubule parut en personne et proposa une loi, d'après laquelle quiconque oserait à l'avenir demander que l'on employât l'argent des fêtes à des dépenses de guerre serait puni de mort[61]. On eût dit, d'après la teneur de cette loi, qu'Apollodoros avait proposé, une innovation dangereuse dont il fallait préserver l'État à l'avenir, tandis qu'en réalité il avait réussi à faire triompher la stricte légalité contre un abus enraciné. Or cet abus, de par Eubule, devenait l'état régulier et légal, et par là l'intérêt de l'État était lésé bien davantage que par la défaite qu'on avait essuyée. La conséquence de cette guerre malheureuse ne fut donc pas que le parti qui l'avait provoquée contre l'avis des citoyens réfléchis perdit par là de son influence, comme le voulait l'équité : mais, par une audace inouïe, ce parti fit de cette défaite pour lui-même un triomphe qui lui permit de mettre le comble au terrorisme, de supprimer la liberté de parler, le seul bien qui restât aux Athéniens, et de consolider plus que jamais le fatal système de gouvernement suivi jusque-là

Mais Démosthène n'eut pas à souffrir seulement de la déplorable tournure que prenaient les affaires de la république ; il fut personnellement entraîné dans la lutte. La fureur des partis s'était exaltée : Démosthène était pour le parti d'Eubule un objet de scandale, et Midias tout particulièrement, pour des motifs politiques et personnels, se donna la tache de le poursuivre de toutes manières, de le déshonorer et de détruire pour toujours sa considération parmi les citoyens. En conséquence, lorsque Démosthène eut accepté volontairement de faire les frais du chœur que sa tribu devait fournir pour les Dionysies de ce même printemps qui vit l'expédition d'Eubée, Midias mit tout en mouvement pour lui enlever l'honneur de sa patriotique libéralité, et il se laissa emporter par la passion et la haine jusqu'à lui donner publiquement un soufflet le jour même de la fête[62]. Il atteignit son but, qui était d'enlever à Démosthène les honneurs du prix, mais il s'exposa en même temps à un danger personnel. Les citoyens rassemblés dans l'enclos sacré, le lendemain de la fête, reconnurent le bien-fondé de la plainte du chorège maltraité, et furent unanimes à condamner l'insolence brutale de son ennemi.

Cette lutte personnelle fut poursuivie avec acharnement pendant toute la durée de la guerre d'Eubée. On essaya de tous les moyens pour détourner Démosthène de sa poursuite : on voulut le rendre responsable de l'issue de l'expédition ; on opposa à sa plainte contre Midias les plus graves accusations : on voulut le faire passer pour un déserteur[63] ; on lui reprocha d'avoir trempé dans un meurtre commis par Aristarchos, un de ses amis[64]. Toute la séquelle d'Eubule se ligua pour le perdre. Toutes leurs attaques contre l'honorabilité de Démosthène furent vaines, mais elles eurent pourtant ce résultat, que l'orateur, après avoir obtenu des citoyens une réparation complète au point de vue de l'honneur, renonça enfin à sa poursuite contre Midias et donna les mains à un compromis.

 

 

 



[1] Sur Artaxerxès Ochos qui restaura encore une fois avec une impitoyable énergie l'autorité des Achéménides, voyez PLUTARQUE, Artax., 26. 30. DIODORE, XVII, 5. Mausole avait déjà travaillé pour lui. Cf. SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 413.

[2] DEMOSTH., De Symmor., §§ 1. 2. 35 sqq.

[3] LYSIAS, Orat., XVI, § 13, XI, § 7.

[4] Sur l'état de la marine athénienne, voyez KIRCHHOFF, Rede vom trierarch. Kranze (Abhandl. der Berl. Akad., 1865).

[5] Les 6.000 talents (DEMOSTH., De Symm., § 19), sont le capital imposable de tous les censitaires (BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 728) : l'avoir du peuple entier dépassait de beaucoup le quintuple de cette somme, sans compter le domaine non imposable de l'État (BÖCKH, ibid., p. 642). Il est difficile de dire d'après quel principe Euripide arrivait à son chiffre de 20.000 talents.

[6] DEMOSTH., De Symmor., § 16-18.

[7] Comme, depuis le début de la querelle survenue à propos d'Amphipolis, il y avait à Athènes des partisans — et des partisans actifs — de la Macédoine, il est certain que ceux-ci travaillaient à exciter l'ardeur belliqueuse des Athéniens ; car rien n'eût fait plus de plaisir à Philippe qu'une guerre médique dans laquelle il n'aurait eu qu'à intervenir. C'est pour cela que Denys d'Halicarnasse (Rhet., VIII, 7) appelle le discours περί συμμορίων la première philippique. L'intention de Démosthène est du reste bien claire : τ τος μολογουμνως χθρος χοντες τρους ζητομεν, λλ παρασκευασμεθα μν πρς ατος, μυνομεθα δ κκενον (Ochos), ν μς δικεν πιχειρ ; — Παρασκευζεσθαι μν πρς τος πρχοντας χθρος κελεω, μνεσθαι δ κα βασιλα κα πντας, ν δικεν πιχειρσι, τατ τ ατ δυνμει φημ δεν, ρχειν δ μηδενς μτε λγου μτ' ργου δκου, τ δ' ργ' μν πως ξια τν προγνων σται σκοπεν, μ τος π το βματος λγους (DEMOSTH., De Symmor., §§ 11. 41).

[8] DEMOSTH., De Megalopolit., § 4. Cf. § 25.

[9] PAUSANIAS, IV, 28, 2. — DEMOSTH., De Megalopolit., § 9.

[10] DEMOSTH., De Megalopolit., § 16 sqq.

[11] Ouvertures au sujet d'Oropos (DEMOSTH., ibid., § 18).

[12] DEMOSTH., De Megalopolit., §§ 5. 9. 31.

[13] DIODORE, XVI, 39. PAUSANIAS, VIII, 27, 9.

[14] Thasos et Sciathos (DEMOSTH., Philipp. I, § 32) : Ténédos et Proconnésos (Pro Coron., § 302).

[15] POLYÆN., IV. 2, 22. DEMOSTH., In Aristocrat., § 183.

[16] DIODORE, XVI, 34.

[17] DEMOSTH., In Aristocrat., § 91.

[18] DEMOSTH., ibid., § 5.

[19] DEMOSTH., ibid., § 138 sqq.

[20] DEMOSTH., ibid., §§ 170-194.

[21] THEOPOMP., fragm. 109.

[22] Cos et Rhodes sous la domination d'Artémise (DEMOSTH., De Rhod. libert., § 27). Rhodes avait le régime oligarchique (Ibid., § 14 sqq.).

[23] Pline (XXXVI, 30 et 47) place la mort de Mausole en 351 (Ol. CVII, 2) : Diodore (XVI, 36) en 353 (Ol. CVI, 4). Artémise lui succède et règne jusqu'en 349.

[24] DEMOSTH., De Rhod. libert., § 2. Cf., § 4.

[25] DEMOSTH., ibid., § 9-10.

[26] DEMOSTH., ibid., § 28. Cf. § 25 sqq.

[27] SCHOL. DEMOSTH., In Timocr., Argum. I [A. R. ap. Dindorf, IX, 729].

[28] DEMOSTH., De Rhod. libert., § 19. SAUPPE, Inscr. Lesb., 6.

[29] Démosthène revient souvent sur la nécessité de prévoir la guerre (DEMOSTH., De Rhod. libert., § 24). — In Aristocrat., § 109. Cf., § 121 etc.

[30] Phocion ό χρηστός (DIODORE, XVII, 15) — cognomine Bonus appellatus (CORN. NEP., Phocion, 1).

[31] Sur Phocion, voyez l'ouvrage récent de J. BERNAYS, Phokion und seine neueren Beurtheiler, Berlin, 1881.

[32] DEMOSTH., Philipp. I, § 34. PHILOCHOR., Atth., VI (fragm. 130 a). ANDROTION, Atth., VI, ap. HARPOCRAT., s. v. ίερά τριήρης. La capture de la Paralos avait eu lieu peu de temps avant la première Philippique.

[33] DEMOSTH., Philipp. I, §§ 10. 48. 49.

[34] DEMOSTH., Philipp. I, § 2. Cf. l'énumération des négligences commises dans les expéditions antérieures, § 35-46).

[35] Ibid., § 11.

[36] Ibid., § 12.

[37] DEMOSTH., ibid., § 21 sqq.

[38] Environ 248.530 fr.

[39] Le détail des mesures proposées par Démosthène va du § 16 au § 32.

[40] DIODORE, XV, 30.

[41] XENOPH., Hellen., V, 4, 57.

[42] DIODORE, XV, 76.

[43] DEMOSTH., De reb. Cherson., § 75.

[44] DEMOSTH., Philipp. I, § 37. Cf. SCHOL., ibid.

[45] DEMOSTH., In Midiam, § 110. 200.

[46] DEMOSTH., De pac., § 5.

[47] Avant le 12 Anthestérion (DEMOSTH., In Bœot., § 16).

[48] DEMOSTH., In Midiam, § 133.

[49] PLUTARQUE, Phocion, 12. — ÆSCHIN., In Ctesiph., § 87.

[50] D'après les nouvelles scolies d'Eschine (In Ctesiph., § 87), ce n'est pas Taurosthène, comme le dit Eschine, mais Clitarchos qui a appelé à lui des mercenaires phocidiens de l'armée de Phalæcos. Cf. F. SCHULTZ (Jahrbb. für Philol., 1866, p. 314), se fonde là-dessus pour corriger le passage d'Eschine.

[51] Sur l'expédition d'Eubée en 350 (Ol. CVII, 2), voyez le récit d'Eschine (In Ctesiph., § 86-88), qui présente les choses sous un jour défavorable à Démosthène et à ses amis.

[52] DEMOSTH., In Midiam, § 161.

[53] PLUTARQUE, Phocion, 13. ÆSCHIN., In Ctesiph., § 88.

[54] PLUTARQUE, Phocion.

[55] SCHOL. DEMOSTH., De pac., § 5.

[56] Environ 294.700 fr.

[57] Malgré la victoire de Phocion, Démosthène l'appelle πόλεμος άδοξος καί δαπανηρός (De pac., § 5).

[58] Après la mort de son père (370), Apollodoros avait été envoyé comme hiérarque en Sicile (368), et il avait fait sur les côtes de Thrace une autre triérarchie (362) qui lui avait occasionné de grandes dépenses ([DEMOSTH.,] In Polycl.). Impliqué dans une foule de procès (DEMOSTH., In Phormion., § 54), il avait dissipé son patrimoine (la part dont il avait hérité en 368-7) lorsqu'il se lança dans les affaires politiques (DEMOSTH., In Neær. § 4). Cf. LORTZING, De orationibus quas Demosthenes pro Apollodoro scripsisse fertur, 1863. D'après HORNBOSTEL (Ueber die von Demosth. in Sach. Apollodor's verfassten Gerichtsreden, p. 40), Apollodoros n'était que l'organe de Démosthène, opinion que conteste Lortzing.

[59] DEMOSTH., In Neær., § 5.

[60] Cf. SCHÄFER, Demosthenes, III, 2, p. 180.

[61] SCHOL. DEMOSTH., I, 1.

[62] DEMOSTH., In Midiam, § 1. 55. 74 sqq. Sur ce discours de Démosthène περί τοΰ κονδύλου, voyez SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 85 sqq.

[63] L'accusation fut portée par Euctémon (ÆSCHIN., De falsa leg., § 148).

[64] L'accusateur était Midias lui-même (DEMOSTH., In Midiam, § 111).