HISTOIRE GRECQUE

TOME QUATRIÈME

LIVRE CINQUIÈME. — LA DOMINATION DE SPARTE EN GRÈCE (DE 404 A 379 AV. J.-C.).

CHAPITRE PREMIER. — ATHÈNES SOUS LES TRENTE.

 

 

§ III. — LA GUERRE CIVILE.

Ainsi les chefs des Trente aspiraient à transformer Athènes tout entière et croyaient, dans leur aveugle fanatisme, inaugurer une nouvelle histoire pour la cité, tandis que le sol où ils élevaient leur édifice artificiel oscillait déjà sous leurs pieds. Car, en premier lieu, les germes d'opposition n'étaient pas étouffés au sein du gouvernement ; ils percèrent de nouveau quand Critias et Chariclès[1], toujours plus audacieux, prirent les allures de véritables souverains, et qu'on ne put se dissimuler que l'ambition immodérée du premier ne poursuivît encore un but tout particulier. D'autre part, les Trente semblaient se bercer de cette illusion rassurante, que des mouvements dangereux ne pouvaient naître que sur l'agora d'Athènes. En ce qui concernait la population urbaine cantonnée au dehors, ils se fiaient au respect incontesté qu'inspirait Sparte, et, au pis-aller, aux troupes étrangères qu'ils avaient à leur solde, si bien que, complètement libres de tout autre souci, ils ne s'occupèrent que des affaires intérieures ; ils ne songeaient même pas à observer les démarches des exilés et à garnir les forts de la frontière, qui pouvaient leur servir de places d'armes.

Il advint donc qu'une révolution se prépara, non dans la ville dépeuplée et tenue sous la contrainte du despotisme, mais en dehors d'Athènes. Les nouvelles du régime des Trente avaient provoqué dans toute la Grèce la plus vive indignation, de telle sorte qu'Athènes, naguère encore si détestée de tout le monde, devint tout à coup l'objet de la sympathie universelle. Sparte, il est vrai, avait publié l'ordre rigoureux de n'accueillir nulle part les bannis : ses hérauts avaient enjoint aux villes grecques d'obtempérer à cette injonction et de livrer les réfugiés ; on menaçait les réfractaires d'une amende de cinq talents[2].

Mais c'était là une question dans laquelle, d'après les généreuses coutumes de la Grèce, les cités souffraient le moins une restriction de leur autonomie ; aussi l'on savait bien qu'il n'y avait pas à prendre trop au sérieux ces ordres menaçants. Bien que beaucoup d'États secondaires se prêtassent à ces exigences haineuses, dans d'autres les bandes de fugitifs qui dans leur dénuement cherchaient un asile, non seulement recevaient l'hospitalité des particuliers, comme à Chalcis, à Mégare, à Élis, mais étaient ouvertement placées sous la protection publique. C'est ce qui se passa à Argos et à Thèbes. Les Argiens eurent le noble courage de déclarer aux hérauts de Sparte qu'ils eussent à évacuer la ville avant le coucher du soleil, s'ils ne voulaient pas être considérés comme ennemis, et Thèbes frappa d'une peine les citoyens qui laisseraient emmener des réfugiés sans leur porter secours[3].

Thèbes devint le point de rassemblement le plus important, parce qu'en ce lieu se réunirent dès le début les Athéniens qui caressaient l'espoir d'un retour à main armée et qui trouvaient là un noyau composé de généraux éprouvés et de défenseurs des droits populaires. C'étaient entre autres Thrasybule, Anytos et Archinos. Anytos, fils d'Anthémion, était corroyeur comme Cléon, et comme lui un homme du peuple, rude, d'un extérieur grossier, et tout fier d'être resté étranger à tous les raffinements modernes et à toute éducation aristocratique. Il avait déjà revêtu plusieurs charges considérables et venait d'être impliqué dans un procès, comme ayant par négligence laissé prendre Pylos aux Spartiates. On l'avait acquitté, et même, disaient ses ennemis, à l'aide de la corruption, car c'était un homme opulent[4]. Thrasybule et Anytos furent, à l'unanimité des suffrages, reconnus comme les chefs des bannis : Thrasybule se voyait pour la seconde fois à la tête d'une troupe d'hommes qui, loin d'Athènes, se regardait comme la véritable Athènes, comme le noyau du peuple libre. La première fois, il se trouvait au milieu de la flotte ; à présent il n'avait autour de lui qu'une poignée de citoyens fugitifs, en pays étranger. Archinos, général émérite lui aussi, l'aidait en zélé compagnon à dresser et à exécuter les plans pour la délivrance de la patrie[5].

Les Trente, dans l'intérêt de Sparte et de leur propre sûreté, ne s'étaient pas contentés de priver Athènes de ses murailles ; ils avaient abattu encore ou déclassé les postes fortifiés de la frontière[6]. Toute la contrée, comme les Spartiates l'avaient réclamé après les guerres médiques, devait rester un pays ouvert. Cette opération cependant n'avait pas été assez radicale, et c'est ainsi que les bannis réussirent à découvrir, sur la montagne qui sépare l'Attique de la Béotie, le Parnès, un lieu d'où ils pouvaient commencer leurs entreprises dans des circonstances particulièrement favorables. Sur la route qui mène en droite ligne d'Athènes à Thèbes, au pied de rochers perpendiculaires visibles d'Athènes, était situé le poste de Phylé, petite forteresse de 900 pieds de pourtour environ, qui barre entièrement le chemin resserré de la montagne, et, du haut de son sommet (2.000 pieds au-dessus de la mer), offre une libre vue de la plaine d'Athènes et du golfe Saronique jusqu'aux côtes du Péloponnèse. La montagne tombe à pic et n'est accessible que par son flanc oriental, où monte un étroit sentier ; plus bas se creusent des ravins boisés, sillonnés de torrents qui, en hiver, rendent la contrée encore plus impraticable ; mais au pied du massif s'étale le vaste dème d'Acharnes, dont les paysans étaient les plus robustes et les plus indépendants des habitants de l'Attique. La position était excellente pour concentrer les approvisionnements de la Béotie et les renforts des pays environnants.

En hiver les bannis, au nombre de soixante-dix, franchirent sans bruit la frontière. Ils occupèrent le fort abandonné, dont les murs étaient ou absolument intacts ou faciles à réparer. Quand la nouvelle en parvint à Athènes, on jugea que cette expédition d'aventuriers ne méritait pas la moindre attention ; mais, quand on apprit que la bande grossissait, on résolut d'intervenir avec vigueur pour mettre promptement fin à ce désordre. Les Trois-Mille, escortés des chevaliers, marchèrent sur la forteresse, qui était à trois milles et demi de la ville. Quelques cerveaux brûlés parmi les jeunes chevaliers tentèrent l'assaut des murailles ; cette tentative échoua, et il fallut se décider à un siège. La nuit suivante, il tomba une forte neige qui, dans ces ravins, s'entasse bien vite en monceaux. On chercha protection et abri, et le mauvais temps produisit un tel désarroi qu'à la fin on battit en retraite, retraite qui ressemblait à une fuite et qui fut accompagnée de pertes sensibles.

Il n'y avait plus moyen désormais de se dissimuler le danger. Les Trente se virent impliqués au dépourvu dans une guerre sérieuse, et, comme ils n'avaient pas la perspective de prendre Phylé, ils résolurent de dresser un camp entre Phylé et Acharnes pour observer l'ennemi, lui couper les vivres, et empêcher le soulèvement de s'étendre. Mais ce plan avorta complètement ; Thrasybule, dont la troupe était montée à sept cents hommes, fit une sortie de nuit, assaillit le camp au point du jour, quand l'armée dormait et que les valets étaient encore occupés au pansage des chevaux : cent vingt hoplites tombèrent ; les autres retournèrent chez eux dans une fuite désordonnée.

Cette défaite des chevaliers et des troupes assiégeantes produisit une telle impression que les Trente, qui quelques jours avant ne daignaient pas prendre garde à ce coup de main, tout à fait ébranlés maintenant dans le sentiment de leur sûreté, songèrent aux moyens de salut. Ils descendirent jusqu'à faire des ouvertures à Thrasybule ; ils lui offrirent une part d'autorité et le retour d'un certain nombre de proscrits ; mais ces offres, Thrasybule, qui avait regagné Phylé avec un riche butin, ne pouvait les accueillir : il réclama la pleine restauration de la Constitution et la restitution des biens enlevés. Il ne resta plus aux tyrans qu'à prendre dans la contrée une position aussi sûre que possible, d'où ils pourraient braver toute attaque. Ils ne trouvèrent pas qu'Athènes fût l'endroit convenable à ce dessein, parce que là, et plus encore au Pirée, la population était encore sujette à caution ; ils cherchaient une place forte tout au bord de la mer, et Éleusis leur parut particulièrement bien située. Elle permettait aux contingents lacédémoniens de leur porter plus facilement secours par terre et par mer, et leur laissait, comme dernier refuge, l'île voisine de Salamine. Mais, avant d'y installer leur quartier général, il fallait déblayer le terrain et épurer la population ; ce projet s'exécuta avec une brutalité qui montre que Critias s'obstinait à suivre, avec une fanatique opiniâtreté, la voie sanguinaire où il était entré.

Les tyrans convoquèrent pour une revue à Éleusis tous les hommes en état de porter les armes, sous le prétexte de se rendre un compte exact des forces de la ville et de l'île adjacente[7] : au jour marqué, ils s'y rendirent d'Athènes avec leur cavalerie. Les hommes enrôlés furent invités à comparaître l'un après l'autre sur le champ de manœuvres à Éleusis, et, après cette comparution, ceux que les agents de police désignaient comme suspects (ils étaient au nombre de trois cents[8]) reçurent l'ordre de se retirer par la porte de la ville qui menait au port ; mais en sortant ils se virent arrêtés par des postes de cavaliers disposés en cet endroit, garrottés, emmenés à Athènes et livrés aux Onze. Le jour suivant, le tribunal siégea à l'Odéon près de l'Ilissos ; les Trois-Mille y furent convoqués, car Critias voulait se les attacher plus solidement en les faisant complices de ses crimes ; il leur déclara sans détour que, l'oligarchie ayant été fondée pour leur bien autant que pour celui des Trente, ils devaient en partager non seulement les profits, mais aussi les périls. Sous les yeux des troupes lacédémoniennes, les Trois-Mille durent donner ouvertement leur suffrage, et c'est ainsi que les Éleusiniens et les Salaminiens entraînés dans la ville furent, sans enquête judiciaire, sur la simple requête de Critias, condamnés à mort en bloc comme criminels d'État et exécutés.

Tandis que les tyrans recouraient à de pareils moyens pour consolider leur puissance compromise, on vit leurs adversaires, encouragés par de nombreux renforts, sortir hardiment de leur recoin de montagnes et s'essayer aux mesures décisives, c'est-à-dire commencer à attaquer les principales places de la contrée. L'objectif le plus immédiat que se proposa Thrasybule fut le port même d'Athènes.

Le Pirée ne s'était pas dépeuplé comme la ville haute : au contraire, plus de cinq mille personnes d'Athènes s'y étaient réfugiées. La ruine systématiquement poursuivie du commerce maritime y avait excité le mécontentement au suprême degré, et les démocrates pouvaient compter y trouver plus d'adhérents que partout ailleurs. Les Trente y avaient fort mal pourvu à leurs intérêts ; il avaient, dans leur aveugle ardeur, détruit une partie du mur d'enceinte et cru anéantir par là l'importance du port ; mais, par cette démolition, ils avaient précisément ouvert le chemin à l'armée libératrice et lui avaient offert la possibilité de prendre pied sans combat dans le Pirée. Thrasybule se rendit compte de cette chance heureuse : cinq jours après la victoire d'Acharnes, il conduisit son millier d'hommes le long de la vallée du Céphise, en passant devant Athènes, et occupa le port. Ce contingent ne suffisait pas à garder les murs extérieurs : aussi, quand le lendemain matin s'avancèrent les forces réunies des Trente, Thrasybule se retira sur l'acropole de Munychie, où il trouvait une position des plus favorables. En effet, les rangées de maisons de la rue qui montait du marché d'Hippodamos à la colline empêchaient les assaillants de se déployer dans toute leur largeur ; ils étaient obligés de combattre comme dans un défilé, et la grande profondeur de leur colonne laissait à Thrasybule cet avantage, que les troupes légères disposées derrière ses hoplites pouvaient, de leur poste plus élevé, lancer leurs traits et leurs pierres dans la colonne longue et serrée des ennemis, tandis que les dernières files du corps en marche étaient absolument incapables de faire usage de leurs armes de trait.

Thrasybule attendit donc de pied ferme, après avoir donné à sa ligne de bataille dix hommes de profondeur, les ennemis en train de gravir la hauteur, et il encouragea les siens à l'action décisive en leur rappelant l'avantage de leur position, la justice de leur cause, et en leur promettant l'assistance des dieux qui, dans cette courte campagne, s'étaient déjà si clairement montrés leurs auxiliaires et leurs alliés. Puis il y eut un moment de silence solennel ; le devin qui, accompagnait l'armée avertit les guerriers que, s'ils voulaient rester innocents de cette guerre civile imminente, ils ne devaient pas attaquer avant qu'un des leurs ne fût blessé ou tué. Mais il annonça lui-même qu'il se croyait désigné par les dieux pour être la première victime ; puis, comme entraîné par son destin, il s'avança au premier rang et tomba. Alors commença autour du cadavre du devin un combat acharné. Des deux côtés on combattit avec une bravoure résolue ; chaque parti sentait que son existence même était en jeu. A la fin, les troupes des tyrans, malgré tous les efforts de Critias, fléchirent et furent refoulées sur le terrain en pente. Une fois leurs rangs rompus, elles furent poursuivies jusqu'en plaine ; Critias lui-même tomba dans la mêlée ; soixante-dix citoyens restèrent sur la place. On se contenta de leur enlever leurs armes, et les vainqueurs les livrèrent intacts, car Thrasybule leur avait recommandé, comme le plus sacré des devoirs, les plus grands ménagements et le soin d'éviter toute effusion de sang superflue. Il s'ensuivit même, lors des obsèques, un rapprochement inoffensif des deux partis, un accord dont profita Cléocritos, qui dans les Mystères exerçait les fonctions de héraut[9] et qui appartenait au parti patriote, pour exhorter à haute voix des deux côtés les citoyens à la concorde. Tous ceux qui en ce jour s'étaient rencontrés face à face en ennemis n'étaient-ils pas liés entre eux par les nœuds les plus saints ? Tous ces maux n'étaient-ils pas uniquement le fait des tyrans impies, qui avaient déchaîné sur la patrie le pillage et le meurtre, et qui, en huit mois, avaient fait périr plus de citoyens que les Péloponnésiens dans les dix cruelles années de la guerre de Décélie ? Aussi fallait-il les répudier, et le plus tôt serait le mieux[10].

Peu s'en fallut qu'après ce discours le peuple de la ville ne se déclarât prêt à une réconciliation immédiate ; mais les membres du gouvernement réussirent à ramener à temps leurs troupes dans la ville, où ils firent ce qu'ils purent pour s'organiser à nouveau. Ils tentèrent de restaurer l'ancien gouvernement, mais en vain. Le terrain dans Athènes se dérobait sous leurs pas : l'opinion favorable à la constitution gagnait en force ; les ultras n'avaient plus leur chef ; ceux des Trente qui survivaient étaient désunis entre eux, et de même les Trois-Mille. Parmi ces derniers, en effet, on en comptait beaucoup qui ne voulaient pas entendre parler de concessions ; c'étaient ceux qui s'étaient le plus ardemment associés aux violences commises, et qui, ne se sentant point la conscience nette, redoutaient le plus un revirement complet dans la situation. On s'arrêta enfin à un moyen terme. Comme le nombre l'emportait de ceux qui aspiraient à rentrer dans la voie constitutionnelle, mais que la crainte de Sparte était encore assez forte pour qu'on ne tînt pas à-rompre tout d'un coup avec les institutions introduites par Lysandre ; comme d'ailleurs le corps politique à ce moment se composait en majeure partie d'adversaires de la démocratie, la retraite des Trente parut commandée par les circonstances : on installa une nouvelle commission des Dix, chargée, de concert avec les citoyens, de continuer à régir la cité[11] ; mais l'on répugnait à tout changement soudain. En conséquence, on prit les membres du gouvernement nouveau parmi les Trente, dont les plus modérés, comme Phidon et Ératosthène, étaient demeurés dans Athènes au sein du Sénat oligarchique et dans les sphères politiques de tendances analogues. Parmi les premiers, on choisit Phidon, dont on savait qu'avec Théramène il avait pris parti le plus énergiquement contre Critias ; Hippoclès, Epicharès et Rhinon étaient de la même nuance. C'étaient les oligarques modérés, écartés par la mort de Théramène, qu'on voulait à présent placer au gouvernail.

Ces mesures jetèrent les affaires athéniennes dans une confusion encore plus grande. Trois partis déchiraient à présent le pays. Ceux des Trente restés fidèles aux tendances de Critias se fortifièrent dans Éleusis, et leurs partisans, qui s'étaient secrètement engagés par écrit à les suivre, formèrent autour d'eux une nation à part[12]. Les Dix étaient entourés des hommes qui, demeurés dans la ville, s'étaient séparés par là de la cause des tyrans ; ils protégeaient la capitale et avaient leur place d'armes à l'Odéon. Les démocrates enfin tenaient leur quartier général à Munychie. Il n'y avait aucune chance de réconciliation, car on s'aperçut bientôt que les Dix n'avaient nulle envie de faire ce qu'eût fait probablement Théramène à leur place et ce que désirait la majorité des citoyens, c'est-à-dire, d'entrer en pourparlers avec Thrasybule. Loin de là, les Dix manifestaient fort nettement leur volonté de maintenir la constitution oligarchique ; ils voulaient s'arroger la plus grosse part possible de la puissance qu'avaient possédée les Trente, et la crainte qui régnait à Athènes d'une complète restauration de la démocratie, de nouveaux différends avec Sparte, de nouvelles souffrances engendrées par la guerre, cette crainte leur valut parmi les citoyens adhésion et appui.

Cependant la puissance du parti constitutionnel ne cessait de grandir. Au noyau de ce parti s'ajoutaient toutes sortes de gens d'un caractère assez suspect, des aventuriers qui comptaient profiter à temps de la révolution imminente pour acquérir une situation dans la société politique et faire oublier leur passé. Les chefs du parti n'osaient pas encore se montrer trop difficiles dans le recrutement de leurs compagnons ; ils accueillaient des non-citoyens dans leur camp, et ils lancèrent même une proclamation où ils promettaient à tous les étrangers qui prendraient part à la lutte l'isotélie, c'est-à-dire la condition des métèques privilégiés, jouissant à ce titre du droit de traiter directement avec l'État et de n'être pas taxés plus que les véritables citoyens[13]. Mais il leur vint des parties plus honnêtes de la population rurale, notamment d'Acharnes, un renfort considérable[14] ; ils reçurent assistance aussi de certains amis de la Constitution, qui ne pouvaient payer de leur personne ; ainsi un patriote, Lysias, fils de Céphalos, envoya de Mégare deux mille drachmes et deux cents boucliers, leva à ses frais une troupe de plus de trois cents hommes et négocia un emprunt de deux talents à Élis[15]. Des étrangers même se montrèrent dévoués à l'entreprise, comme par exemple le riche Thébain Isménias[16] ; c'est ainsi que Thrasybule réussit à mieux équiper ses hommes et à les rendre de jour en jour plus dangereux pour l'ennemi. Ils tournaient autour de la ville, où de jour en jour baissait la confiance et se faisait sentir le manque de subsistances[17] ; les maisons regorgeaient de monde, les chevaliers succombaient sous un accablant service de garde ; un assaut préparé du côté du nord-est suffit pour les épouvanter, et ce ne fut qu'en défonçant la route carrossable qui du Lycée menait en ville qu'on arrêta provisoirement cette menaçante attaque.

A ce moment, les Dix ne voulaient pas entendre à en accommodement, ni se prêter, conformément à la volonté et au mandat de la cité, à une négociation avec Thrasybule ; au contraire, ils se tournaient vers Sparte pour y annoncer la défection de la ville et réclamer du secours. Phidon lui-même se rendit à Sparte et employa toute son éloquence pour y entraîner les autorités dans une expédition contre les démocrates ; il attira leur attention sur la dangereuse alliance de Thrasybule avec la Béotie, et montra en perspective la possibilité pour les Thébains de devenir de cette manière maîtres de l'Attique et de former une puissance menaçante pour Sparte[18]. Ainsi le gouvernement d'Athènes suivait la même voie que les Trente à Éleusis, qui de même requéraient l'aide de Sparte.

Pour appuyer ces demandes de secours, Lysandre mit en œuvre toute son influence. Le renversement des Trente l'avait ému au plus haut point ; il voyait son principal ouvrage en ruines, son honneur atteint, tous ses plans compromis. Il courut lui-même à Sparte pour sauver sa politique, et parvint du moins à faire conclure à Phidon un emprunt de 100 talents à Sparte, pour enrôler des troupes contre Thrasybule, et à se faire envoyer lui-même à Athènes, sur la proposition de Phidon, comme commandant de ces troupes, afin d'y rétablir l'ordre en qualité d'harmoste. En même temps, il obtint que son frère Libys aurait mission de soutenir son entreprise comme amiral avec quarante vaisseaux. Il poussa toute l'affaire avec la plus énergique insistance : en peu de temps, Thrasybule fut bloqué du côté de la mer, et Lysandre avec mille hommes campait près d'Éleusis. La cause de la liberté sembla de nouveau perdue tout d'un coup : d'aucun côté ne s'offrait une chance de salut.

Le salut vint du côté d'où l'on pouvait le moins l'attendre, c'est-à-dire de Sparte.

Lysandre était odieux aux rois. Ils savaient qu'il travaillait à un bouleversement dans l'État, et surtout à un changement dans la succession au trône. Il s'y ajoutait le ressentiment, partagé par les citoyens bien pensants, du déshonneur qu'infligeaient au nom spartiate les abominables cruautés de Lysandre et de ses complices, la jalousie excitée par sa situation toujours prépondérante, l'indignation contre ses procédés arbitraires. Les mesures qu'il avait prises à Athènes ne résultaient pas d'un ordre officiel : tout ce changement de constitution qu'il y avait opéré, et dont les conséquences avaient révolté tous les Hellènes, ne reposait que sur une entente personnelle entre ]es chefs des partis en Attique et Lysandre. Ne s'ensuivrait-il pas pour lui un insupportable accroissement de puissance s'il réussissait pour la seconde fois, à la tête d'une armée de mercenaires, à ramener son parti au pouvoir dans Athènes et à régler de sa propre autorité les affaires de l'Attique ? Il avait auprès de lui son frère, devenu chef de la flotte et remplissant une charge que, par sa nature, on considérait comme une force hostile à la royauté : aussi avait-on réellement lieu d'appréhender que Lysandre n'eût le dessein de s'installer dans Athènes avec l'aide de son parti et d'y créer une puissance indépendante de Sparte.

Les deux rois étaient d'accord pour apprécier ainsi la situation politique, parce qu'ils se voyaient menacés dans leurs intérêts communs. Ils avaient profité de la longue absence de Lysandre pour s'entendre entre eux et avec leurs adhérents. A l'automne 404, il était entré au collège des éphores des hommes qui partageaient leurs vues ; et à peine Lysandre avait-il, par l'emploi de toute son influence, fait triompher encore une fois ses plans dans leurs points essentiels, à peine était-il en route pour Athènes avec une armée que les rois mirent tout en jeu pour déjouer ses projets.

Le véritable acteur dans cette intrigue fut le roi Pausanias, fils de Plistoanax, de la race des Agiades.

Il est impossible de ne pas reconnaître à cette maison une humeur radicalement opposée à l'esprit de Lysandre, humeur douce et pacifique et qui répugnait aux grossières violences comme au despotisme soldatesque de Sparte. Un petit nombre seulement de Spartiates partageaient ces principes ; aussi les Agiades, amis de la paix, furent-ils fréquemment attaqués et combattus, et ne se trouvèrent que rarement en état d'exercer une influence déterminante sur la politique extérieure[19].

Cette fois-ci, par contre, ils y réussirent, et même en un moment décisif pour toute l'histoire du peuple grec. Des cinq éphores, Pausanias en gagne trois à ses vues : il ne fallait plus abandonner à Lysandre, qui ne poursuivait que les visées de sa propre ambition, les affaires de l'Attique, mais l'envoyer, lui, Pausanias, à sa suite, pour les régler dans l'intérêt de l'État[20]. Ce dernier entra donc en Attique avec une armée péloponnésienne : avant d'avoir pu prendre un arrangement quelconque, Lysandre dut se subordonner au roi en personne et perdit, à l'instant où il allait déployer toute sa puissance aux yeux de ses amis et de ses ennemis, tout son prestige.

Pausanias était maintenant la seule autorité : c'est de lui qu'on avait à attendre la cessation des troubles, et sa tente devint le rendez-vous de tous ceux qui croyaient pouvoir exercer quelque influence sur la solution à intervenir. C'est ainsi que Diognétos, frère de Nicias, profita des anciennes relations de sa famille avec Sparte pour faire des représentations au roi et l'éclairer sur les procédés des tyrans comme sur les sentiments de la population[21]. Pausanias, dès le début, n'avait d'autre dessein que de terminer les différends à l'amiable. En conséquence, il rangea son armée en vue de la ville, pour séparer les factions ennemies ; lui-même, dans le voisinage du port, commandait l'aile droite. Après avoir en premier lieu amené une suspension des hostilités, il fit bientôt connaître que son intention n'était point d'agir dans l'intérêt des Trente, ni de poursuivre une réaction sanglante dans le sens de leurs idées. Aussi avait-il refusé les présents d'hospitalité qu'on lui offrait d'Éleusis.

Ensuite il s'adressa aux Athéniens du Pirée, qu'au point de vue spartiate il était bien obligé pourtant de considérer comme des rebelles ; il les invita à se disperser et à remettre entre ses mains le sort de leur patrie. La sommation n'ayant trouvé aucun accueil, il se disposa à cerner toute la presqu'île. Il explora les lieux dans ce but[22], et, au milieu de cette opération, il se vit engagé malgré lui dans une rencontre : il fut même forcé de poursuivre les adversaires qui l'avaient attaqué jusque sur les hauteurs de Munychie. Là commença une action plus sérieuse, où un certain nombre de ses guerriers trouvèrent la mort. Les Péloponnésiens furent refoulés, mais ils se reformèrent sur une hauteur voisine, et de là, considérablement renforcés, entreprirent une nouvelle charge, qui atteignit pleinement le succès espéré et releva l'honneur des armes spartiates. Il tomba cent cinquante hommes des troupes de Thrasybule.

Toutefois, ce fut un bonheur pour la cause des patriotes que la bataille finît ainsi et que Pausanias n'eût pas été contraint de déployer toutes ses forces. Il jugeait avoir assez fait pour montrer aux démocrates qu'il prenait son rôle au sérieux, et pour se permettre le rôle de médiateur. Il donna à entendre sous main aux deux partis — et il reconnaissait ainsi les adhérents de Thrasybule comme constituant légalement une fraction du peuple — dans quel sens il attendait d'eux des propositions pour le rétablissement de la paix générale. Des deux côtés on était las de la guerre civile, et dans la ville la situation était tellement détendue que les citoyens, de leur propre autorité, exprimèrent ouvertement leur désir de se réconcilier avec les démocrates et leur espoir de rester en paix avec les Lacédémoniens après la réconciliation ; quant à leurs gouvernants, les Dix, ils s'obstinaient à se déclarer les seuls vrais amis de Sparte, et, pour le prouver par des actes, ils se disaient tout prêts à livrer la ville aux Spartiates, condition à laquelle, en ce qui concernait le Pirée, les démocrates ne pouvaient guère souscrire. Il existait donc, abstraction faite d'Éleusis, trois partis en Attique, et, sur l'avis du roi, trois ambassades partirent pour Sparte : l'une envoyée du Pirée, une autre par la bourgeoisie urbaine, et la troisième par les Dix. Pausanias ne se dissimulait pas la responsabilité qu'il assumait, ni à combien d'interprétations fâcheuses chacune de ces démarches pouvait donner lieu ; aussi s'en remit-il pour tout à la décision des pouvoirs publics de Sparte ; mais, pour l'essentiel, il atteignit pleinement son but ; car, comme on sentait à Sparte l'impossibilité de se rendre compte de cette situation singulière, on expédia quinze plénipotentiaires, chargés d'arranger les choses de concert avec Pausanias.

Les négociations traînèrent pendant des mois, et ce délai eut du moins cet avantage que, dans l'intervalle, il devenait de jour en jour plus impossible de recommencer les hostilités et d'appliquer à Athènes le régime de la force, en opposition avec l'opinion populaire, qui trouvait le temps de se former plus nette et plus ferme. Comme Pausanias dominait les partis et ne poursuivait d'autre fin que d'assurer la paix et de réparer selon ses moyens tout ce qui avait été commis d'injustices au nom de sa patrie, son influence et les conseils de Thrasybule firent enfin aboutir, entre les Athéniens et les hommes du Pirée, respectivement représentés par des députations, un traité dont les deux partis se proclamèrent satisfaits. On stipula que les bannis, sans souffrir aucun préjudice, rentreraient dans leurs possessions ; que les personnes demeurées dans la ville ne seraient exposées à aucune vengeance ; que le passé serait pardonné et oublié : il n'y avait qu'une exception, et elle frappait les individus qui avaient été nommés fonctionnaires sous l'autorité de Lysandre, c'est-à-dire les Trente eux-mêmes, leurs instruments les plus zélés, les Onze, et, en troisième lieu, les Dix qui avaient administré le Pirée comme autorité subalterne[23]. Ainsi le régime oligarchique, qui s'était appuyé sur Sparte, ne fut regardé de Sparte elle-même que comme une interruption illégitime du droit public d'Athènes. Une clause additionnelle portait un certain adoucissement : les personnes exclues de l'amnistie étaient libres de rester si elles étaient prêtes à rendre compte de leur gestion devant la communauté des citoyens[24]. Ce traité de réconciliation une fois accepté, un accord fut vraisemblablement conclu avec Sparte, réglant les rapports d'Athènes avec cette dernière, en ce sens qu'Athènes s'engageait à maintenir dans leurs traits essentiels les conventions de la paix de Lysandre[25] ; ensuite on licencia les troupes mercenaires, et Pausanias, avec son armée et la garnison lacédémonienne, repassa l'isthme.

Il avait atteint pleinement ce qu'il considérait comme le but principal : le second triomphe que Lysandre allait célébrer à Athènes et qu'il croyait déjà tenir dans ses mains, ce triomphe avait avorté avec tous les plans qui s'y rattachaient. Mais ce que le roi en personne avait réalisé et disposé était une œuvre essentiellement incomplète, une demi-mesure. Car la destitution pure et simple des tyrans, leur expulsion par les armes, il n'avait pas osé la tenter : pour les cités soumises à un gouvernement analogue, l'exemple eût été trop compromettant. Il s'était borné à empêcher la restauration violente du régime, et à mettre fin à la scission entre Athènes et le Pirée ; quant aux Trente, il les avait laissés tranquilles à Éleusis. Ce lieu était devenu pour l'Attique un deuxième centre, car les citoyens qui ne se sentaient pas sûrs dans Athènes à cause de leur conduite passée, ou que tout cet accord mécontentait, gardaient la liberté de se rendre à Éleusis[26]. Aussi la paix ne régnait même pas extérieurement dans le pays ; on avait laissé aux Athéniens eux-mêmes le soin de régler définitivement leurs affaires.

 

 

 



[1] Οί περί Χαρικλέα, c'est-à-dire les ultras et les meneurs des Trente (comme l'avaient été sous les Quatre-Cents les compagnons de Phrynichos). ARISTOTE, Polit., p. 205, 2.

[2] DIODORE, XIV, 6.

[3] PLUTARQUE, Lysand., 27. DÉMOSTHÈNE, Orat., XV, § 22.

[4] Anytos (SCHOL. PLAT., Apol., 18), arrêté par la tempête au cap Malée avec son escadre et mis en accusation après la prise de Pylos (DIODOR., XIII, 64), donne le premier exemple de corruption tentée sur le jury (ARIST. ap. HARPOCRAT., s. v. δεκάζων).

[5] Archinos, peut-être un fils de Myronide, était μετά γε τούς θεούς αίτιώτατος τής καθόδου τώ δήμω (DÉMOSTH., Orat., XXIV, § 135. Cf. SIEVERS, p. 107).

[6] LYSIAS, Orat., XII, § 40. Phylé était cependant restée un χωρίον ίσχυρόν (XÉNOPHON, Hellen., II, 1, 2), ainsi qu'Éleusis.

[7] Xénophon (Hellen., II, 14, 8) ne parle que de l'épuration opérée à Éleusis ; d'autres ajoutent : et à Salamine (LYSIAS, Orat., XII, § 52. XIII, § 44. DIODORE, XIV, 32).

[8] Trois cents hommes ne constituent pas, à coup sûr, la totalité des citoyens en état de porter les armes. Il faut donc qu'il se soit fait sur la place d'Éleusis un triage des suspects et des non suspects, ou que ces derniers fussent déjà sortis avant les autres. SCHEIBE (op. cit.) adopte, lui aussi, la première hypothèse ; mais il l'oublie plus loin et parle d'une revue des cavaliers (p. 111). D'après GROTE (XII, p. 70, trad. Sadous), on aurait entraîné en prison tous les citoyens présents.

[9] XÉNOPHON, Hellen., II, 4, 20.

[10] Dans Justin (V, 10) on prête à Thrasybule un langage analogue.

[11] DIODORE, XIV, 33. HARPOCR. s. v. SUIDAS, s. v. δέκα. LYSIAS, Orat., XII, § 55.

[12] Même après la mort de Critias, d'Hippomachos, de Théramène, et la retraite d'Ératosthène et de Phidon, les tyrans conservèrent à Éleusis leur nom officiel des Trente. On appelait leurs partisans οί Έλευσινάδε άπογραψάμενοι (LYSIAS, Orat., XXV, § 9). Cf. GROSSER in Fleckeisens Jahrhücher, 1869, p. 204.

[13] XÉNOPHON, Hellen., II, 4, 25.

[14] LYSIAS, Orat., XXXI, § 16.

[15] Vit. X, Orat., p. 835.

[16] JUSTIN., V, 9.

[17] XÉNOPHON, Memorab., II, 7, 2.

[18] LYSIAS, Orat., XII, § 58. XÉNOPHON, Hellen., II, 4, 28. PLUTARQUE, Lysand., 21.

[19] Parmi les Agiades, Léonidas fait preuve d'un patriotisme vraiment hellénique : Plistoanax évite la guerre avec Athènes (THUCYD., I, 114) : Pausanias en fait autant. Son successeur Agésipolis est l'adversaire décidé d'une politique violente et exclusivement spartiate ; Cléombrote de même. Aussi ne trouvons-nous guère que des Proclides à la tète des armées en Attique. (SIEVERS, op. cit., p. 382).

[20] XÉNOPHON, Hellen., II, 4, 29.

[21] LYSIAS, Orat., XVIII, § 10.

[22] Pausanias poussa une reconnaissance vers le κωρός λιμήν (XÉNOPHON, Hellen., II, 4, 31). C'est peut-être, comme je l'ai supposé dans ma dissertation De portubus Athenarum, p. 34, la partie du Pirée la plus avancée du côté de l'intérieur, la partie séparée par le mur d'enceinte de l'emporion proprement dit, celle qu'Ulrichs appelle Άλαί. C'est de ce point en effet qu'il fallait mener sur Phalère un mur pour isoler la presqu'île.

[23] XÉNOPHON, Hellen., II, 4, 38. Cf. GROSSER, Amnestie des Jahres, 403, Minden 1868, p. 39, 1.

[24] On distingue entre la réconciliation et l'amnistie depuis l'étude de HINRICHS, De Theramenis Critiæ et Thrasybuli rebus et ingenio, Hamburg, 1830. Grosser distingue dans l'œuvre de réconciliation trois actes successifs : 1° συνθήκαι, convention conclue entre ceux έξ άστεως et ceux έκ Πειραιώς. — 2° οί όρκοι, ratification par serment dudit traité. — 3° οί όρκοι καί αί συνθήκαι οΰσαι τοΐς Έλευσινόθεν (LYSIAS, Orat., VI, § 45), c'est-à-dire l'amnistie étendue même aux exceptions et complète.

[25] LYSIAS, Orat., VI, § 38. ISOCRATE, Orat., XVIII, § 29. XÉNOPHON, Hellen., II, 4, 36.

[26] XÉNOPHON, Hellen., I, 4, 28. D'après GROSSER (op. cit., p. 10), ce n'est point là une clause de la convention, mais un fait que l'historien y ajoute. C'est en ce sens que Diodore emploie l'expression συνεχρησαν (DIODORE, XIV, 33). On ne trouve pas non plus dans Andocide (I, § 90) de convention de cette espèce.