HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE QUATRIÈME. — JUSQU’À LA FIN DE L’EXPÉDITION DE SICILE.

 

 

§ III. — LA GUERRE EN SICILE.

Le rappel d’Alcibiade exerça sur les progrès de l’entreprise l’influence la plus fâcheuse, car, peu après, il trouva l’occasion de se venger très cruellement des Athéniens. D’un coup d’œil sûr, il avait reconnu en effet l’importance qu’avait la ville de Messana (Zancle), grâce à sa position et à son port incomparable, dans toute guerre faite sur une grande échelle en territoire sicilien. Le détroit de Messine était la station la plus commode pour la flotte, qui de là pouvait atteindre tous les points de la côte, tenir sous sa dépendance les approvisionnements et surveiller les mouvements des villes italiennes voisines. C’était une position centrale ; Alcibia.de n’en pouvait trouver de meilleure pour la réalisation de ses projets. La population était d’origine ionienne, et même parmi les familles doriennes d’origine messénienne qu’Anaxilaos y avait établies, il ne manquait pas de sympathies pour la cause athénienne, d’autant plus que les Messaniens connaissaient assez, par leur propre expérience, la domination de Syracuse. Déjà on avait réussi à gagner un parti considérable, et tout était préparé pour qu’on pût se rendre maître, avec son assistance, de la ville et du port, ce qui eût eu une influence incalculable sur la marche ultérieure de l’entreprise. Mais la première chose que fit Alcibiade, ce fut d’instruire le parti syracusain à Messana des négociations commencées : les amis qu’Athènes avait dans la ville furent mis à mort, et les mesures les plus énergiques prises contre les attaques de la flotte.

D’ailleurs, l’éloignement d’Alcibiade provoqua dans l’armée un mécontentement profond. Il ébranla la confiance des troupes, surtout des Péloponnésiens qui, pendant leur séjour à Athènes, avaient déjà pu jeter un regard peu encourageant sur la situation de l’État. Tout dès lors marcha plus lentement, plus mollement ; il manquait la présence vivifiante de l’homme qui savait inspirer à son entourage cette conscience de sa force, cette certitude de la victoire qui le remplissait lui-même. La direction de toute l’entreprise tomba entre les mains d’un général dont on savait qu’il doutait du succès, et qui donnait tous les jours des preuves nouvelles de son peu de foi. On dut renoncer à un plan de campagne entrepris sur une vaste échelle et non sans succès ; on perdit ainsi un temps précieux, trois mois d’été. Car Nicias revenait, en somme, à son ancien plan, en agissant avec le plus de précaution possible, en se gardant bien de perdre de vue la cause primitive de la guerre, devenue pourtant assez indifférente en soi, en s’occupant tout d’abord, conformément à ses habitudes d’économie, de se procurer de l’argent. Il se rendit à Égeste en longeant la côte septentrionale. Il tenta en route de s’emparer d’Himère, dont la population mêlée lui permettait de compter sur un succès ; mais les Athéniens ne furent point admis et ne réussirent qu’à prendre la petite ville d’Hyccara, ennemie d’Égeste ; les habitants furent vendus comme esclaves. D’Égeste même, Nicias ne put tirer que trente talents ; et l’on arriva ainsi à la fin de l’été sans avoir rien fait. Les petits succès obtenus avaient été accompagnés de violences qui ne pouvaient qu’exaspérer les populations ; toutes les entreprises plus considérables, et en dernier lieu, l’attaque sur Hybla, située au pied de l’Etna du côté du sud, avaient échoué.

Tout cela changea les dispositions des villes siciliennes, de Syracuse surtout : on s’en aperçut bientôt. La terreur et l’abattement qu’avait produits d’abord la flotte ennemie étaient passés ; et, grâce à la mobilité d’esprit particulière aux Sicéliotes, la crainte fit place au mépris, l’angoisse à la témérité et à l’insolence. Des cavaliers syracusains vinrent au galop jusqu’aux portes du camp des Athéniens, et leur demandèrent comment ils se trouvaient dans leur île où, selon toute apparence, ils voulaient fixer leur demeure.

Nicias se trouvait dans la situation la plus pénible. Il fallait entreprendre quelque chose pour l’honneur des armes d’Athènes et pour prévenir le mécontentement des troupes ; il fallait attaquer Syracuse ; mais il n’osait s’en approcher, parce que la cavalerie ennemie faisait de tout débarquement une entreprise dangereuse. Il eut donc recours à des stratagèmes et à des feintes qui répondaient plutôt au caractère d’Alcibiade qu’à sa propre lactique.

Un partisan secret des Athéniens sut faire accroire aux Syracusains qu’ils pourraient prendre le camp mal gardé des Athéniens en l’attaquant avec toute leur cavalerie. Les Syracusains sortirent de la ville, mais en même temps Nicias entra de nuit dans le grand port de Syracuse, et, le lendemain matin, on fut surpris de le voir avec son armée dans le quartier de l’Olympiéon, on, avant le retour des cavaliers, il se retrancha au sud-est du temple, entre le marais qui entoure la Cyané et le port[1]. Mais bien que ce stratagème eût parfaitement réussi, que la première rencontre avec les Syracusains eût été favorable aux Athéniens et eût mis hors de doute leur supériorité militaire, l’entreprise n’eut aucun résultat. C’est à dessein que Nicias négligea l’occasion de s’emparer des trésors de l’Olympiéon : il craignait avant tout la colère des dieux ; il n’osait pas non plus se maintenir dans sa position à l’approche de l’hiver. Il acquit de nouveau la conviction que, sans cavalerie et sans de plus fortes sommes d’argent, le siège de Syracuse était impossible. La tentative de s’emparer de Messana avant l’hiver ne réussit pas non plus, bien que, après l’exécution des partisans d’Athènes, une partie de la population y eût pris les armes en faveur des Athéniens. Pendant treize jours, la flotte resta devant la ville déchirée par les factions ; puis, poussée par la tempête et le manque de vivres, elle dut abandonner ce beau port sans avoir réussi, pour prendre ses quartiers d’hiver en un lieu incommode, près de la ville de Naxos, à moitié chemin entre Catane et Messana.

La malheureuse tentative sur Messana valait une victoire pour Syracuse. Mais la bataille même que les Syracusains avaient livrée devant leur propre ville leur fut, bien que battus, plus utile que nuisible, car le stratagème que Nicias avait employé était à leurs yeux un aveu de sa faiblesse. Ils avaient aussi, à cette occasion, appris à connaître leurs côtés faibles, et, lorsqu’ils eurent vu l’ennemi devant leurs portes, ils devinrent plus vigilants, plus unis, plus actifs, et avant tout plus accessibles aux conseils de ceux que leur raison et leur expérience rendaient dignes de diriger les affaires de la cité. Le moment d’agir était donc revenu pour Hermocrate. Déjà vers le milieu de l’été, il avait prédit tout ce qui allait arriver ; il avait demandé avec instance qu’on fit des préparatifs sur terre et sur mer, qu’on cherchât à conclure des traités d’alliance au dehors, même avec Carthage, et qu’on réunit de nouveau, pour combattre l’ennemi commun, tous les États siciliens. Selon lui, le meilleur parti eût été d’aller au devant des Athéniens avec toute la flotte jusqu’au promontoire lapygien, pour les empêcher de pénétrer dans la mer de Sicile et prévenir ainsi, si faire se pouvait, la guerre avec tous ses désastres. Cet avis avait été combattu par Athénagoras, le chef du parti populaire. Car telle était à Syracuse l’opposition des partis que tout ce qui était proposé par l’un était, pour cette seule raison, combattu par l’autre. Les propositions d’Hermocrate n’avaient point de couleur politique, et pourtant ses adversaires l’attaquèrent avec la plus grande violence et affirmèrent qu’il jouait là le jeu accoutumé des riches et des grands, lesquels inquiétaient le peuple par des nouvelles fausses ou exagérées pour procurer à leur ambition impatiente l’occasion d’arriver à de hautes fonctions ou à des pouvoirs extraordinaires.

Lorsque la marche des événements eut donné tort aux chefs du parti populaire et les eut confondus aussi complètement qu’elle avait confirmé les prédictions d’Hermocrate, lorsque l’agression directe île Nicias eut fait voir clairement la nécessité d’une direction ferme des affaires, les Syracusains reconnurent la valeur de leur éminent concitoyen, qui en temps ordinaire se voyait refoulé et calomnié par de bruyants démagogues, mais qu’on était sans cesse obligé de remettre au gouvernail à l’approche d’une tempête. C’était, dans cette ville populeuse, le seul homme capable ; un homme d’État qui connaissait parfaitement la force et la faiblesse d’Athènes., un général vaillant et intelligent, un homme enfin qui jouissait de la confiance des autres villes. Sans Hermocrate, Syracuse eût répondu tout à fait au tableau qu’Alcibiade avait fait au peuple athénien des villes de Sicile, désunies et sans force. Hermocrate était, dans l’île entière, le plus dangereux ennemi des Athéniens. Comme auteur de la paix à Géla, il avait fait éprouver un premier échec à leur politique ; il les valait comme orateur et comme homme d’action ; il leur était supérieur parce qu’il défendait une bonne cause et agissait avec le courage que donne une conscience pure.

C’est à lui qu’on fut redevable des réformes les plus importantes dans l’armée. Les tendances démocratiques avaient fait instituer un collège de quinze chefs militaires ; il en fit réduire le nombre à trois, et leur fit conférer des pouvoirs plus étendus. On leur confia la mission d’exercer leurs concitoyens pendant les mois d’hiver, afin qu’ils fussent au niveau des Athéniens pour l’armement, la discipline et le maniement des armes ; le peuple, de son côté, s’engagea par serinent à laisser librement agir les généraux selon leur manière, afin que leurs ordres fussent, en cas de besoin, exécutés rapidement et en secret. C’est ainsi qu’à Syracuse, comme à Athènes, l’accroissement du pouvoir des généraux corrigea les vices de la constitution démocratique, et Hermocrate, qui fut nominé général avec Héraclide et Sicanos, eut une position que l’on pourrait comparer à celle de Périclès au commencement de la guerre d’Archidamos[2].

Sous sa direction, on songea avant tout à étendre et à compléter les fortifications de la ville. Syracuse était alors une cité triple ; il y avait file, Achradina et Tyché  ; au sud de Tyché, autour du temple d’Apollon, s’étendait le faubourg, non fortifié, de Téménite. On le fit entrer dans l’enceinte des fortifications de la ville en élevant des remparts vers le sud, le long des bords du haut plateau, et en le protégeant vers l’ouest par le prolongement du mur de Tyché. Un seul mur défendait maintenant tout le haut plateau habité contre les agressions du dehors, et rendait bien plus difficile à l’ennemi l’approche des parties intérieures de la ville. Pour protéger la côte, on construisit deux châteaux-forts en guise d’ouvrages avancés, l’un sur le rivage extérieur près de Mégara, l’autre sur les bords de la grande rade ; de cette station fortifiée, la cavalerie commandait la vallée de l’Ampos. On rendit inaccessible, en y enfonçant des pieux, tous les endroits qui, dans le voisinage de la ville, étaient propres à un débarquement[3].

Des ambassadeurs se rendirent ensuite dans le Péloponnèse afin d’obtenir le secours de Corinthe et, par elle, celui des Spartiates. On espérait pouvoir décider ces derniers à forcer les Athéniens de mettre fin à un armistice devenu lettre morte en renouvelant ouvertement les hostilités, à les obliger de rappeler leurs troupes, ou à les empêcher tout au moins d’envoyer du renfort. Enfin, en Sicile même, on chercha à s’opposer à l’accroissement de l’influence athénienne ; Hermocrate se chargea lui-même de la mission la plus difficile de ce genre, d’une ambassade à Camarilla, voisine de Syracuse, que les Athéniens, en rappelant une alliance plus ancienne conclue du temps de Lachès, voulaient attirer de leur côté.

Deux des meilleurs orateurs s’y disputèrent les suffrages des citoyens, placés tout à coup au milieu du conflit qui agitait le monde hellénique. D’un côté, les avertissements, la parole incisive du patriote sicilien ; de l’autre, le discours rassurant et séduisant d’Euphémos, l’envoyé d’Athènes. Hermocrate dévoila le système d’ambition insatiable qui avait amené la flotte athénienne en Sicile, et déclara coupable de haute trahison toute ville sicilienne qui, dans ces circonstances, resterait neutre ; il parla du secours que ne manquerait pas d’envoyer le Péloponnèse, et qui bientôt ferait prendre aux affaires une tournure nouvelle. Euphémos dit qu’il était insensé de prêter aux Athéniens l’intention de fonder un empire durable dans un île lointaine. Seulement ils ne pouvaient permettre qu’une puissance ennemie s’y étendit sans obstacle. C’est de Syracuse que les habitants de Camarilla avaient le plus à craindre, et non pas d’Athènes, à la distance où elle était. Il fallait aux Athéniens, dans leur voisinage immédiat, des alliés soumis et désarmés ; en Sicile, il les leur fallait aussi forts et aussi indépendants que possible. Les habitants de Camarina devaient donc y regarder à deux fois avant de laisser échapper l’occasion d’assurer leur indépendance, d’autant plus que cette occasion pourrait bien ne pas se représenter de sitôt. Hermocrate obtint au moins que la ville qui plus que toute autre devait se méfier de Syracuse ne se joignît pas aux Athéniens[4]. Gela et Agrigente restèrent également neutres.

C’est ainsi qu’on mit à profit les mois d’hiver. Syracuse se trouva enfin capable de résistance, tandis que les Athéniens restaient inactifs dans leur camp et se contentaient d’augmenter dans l’intérieur de File, soit par des négociations, soit par la force, le nombre de leurs adhérents, et de requérir d’avance chez leurs alliés d’ancienne date tout le matériel nécessaire pour un siège complet. Les Athéniens portèrent même leurs regards plus loin. Ils n’eurent point honte d’envoyer des ambassadeurs aux Carthaginois et aux Tyrrhéniens pour obtenir du secours, et c’est ainsi qu’au printemps de l’année 414 (Ol. XCI, 2), après qu'Hermocrate et ses collègues eurent pris le commandement suprême, la guerre recommença au milieu d’une inquiétude plus grande et plus générale que jamais. Car, de toutes les côtes de la Méditerranée, les cités grecques aussi bien que les Barbares du voisinage tenaient leurs regards fixés sur le rivage oriental de la Sicile, le théâtre de la guerre. Tous, plus ou moins directement, prenaient part à la lutte formidable qui allait s’engager.

Cependant, dans le camp athénien, l’impatience était arrivée à son comble. On savait que la force de résistance des Syracusains allait croissant de jour en jour, et néanmoins on dut se contenter, jusqu’à l’arrivée des renforts promis, de faire des incursions dans les champs des Syracusains. d’arrondir et de fortifier le petit territoire qu’on avait occupé au pied de l’Etna : mais là même, les Athéniens ne réussirent qu’imparfaitement car, des châteaux-forts qui les menaçaient du haut de la montagne, ils ne purent emporter ni Hybla, ni Inessa, malgré plusieurs attaques : ils ne prirent que Centoripæ[5].

Enfin arrivèrent d’Athènes les deux cent cinquante cavaliers auxquels on donna des chevaux en Sicile, un escadron d’archers à cheval, et trois cents talents d’argent pour la caisse militaire[6]. Comme, avec l’aide des alliés, on put faire monter l’effectif de la cavalerie au chiffre de 650 hommes, on se mit en marche contre Syracuse au commencement de l’été, avec toutes les forces dont on disposait. Maintenant, heureusement, on savait au moins ce qu’on voulait ; il ne pouvait plus être question de différents plans de campagne. Il s’agissait d’enlever Syracuse par un vigoureux effort ; pour cela, Lamachos avec son courage impétueux se trouvait très bien placé à côté de Nicias.

Les généraux savaient parfaitement ce qu’on avait fait et ce qu’on n’avait pas fait à Syracuse, grâce aux intelligences qu’ils s’étaient ménagées dans la place. Ils connaissaient les côtés faibles de la position qui, malgré tous ses avantages, avait le défaut d’être trop étendue et difficile à embrasser d’un coup d’œil. L’agrandissement de la ville dans toute autre direction étant impossible, la population sans cesse croissante s’était répandue peu à peu sur la terrasse élevée qui, sous la forme d’un plateau uni, s’étend si loin vers l’ouest qu’il n’y avait point à Syracuse. pour limiter le territoire de la ville, de ligne de démarcation naturelle, comme les Grecs cherchaient partout ailleurs à en établir. Toute la partie du plateau qui s’étendait en dehors de la ville s’appelait Épipolæ ; c’était l’angle occidental de la terrasse triangulaire qui, à partir d’Achradina, s’avance vers l’intérieur en forme de coin, et la pointe de ce grand triangle, qui aurait chi former le point extrême de l’enceinte de la ville, s’appelait Euryalos. Les Syracusains se rendaient compte du danger qui les menacerait si cette partie du territoire, avec ses points culminants qui dominaient la ville et les conduites d’eau qui l’alimentaient, tombait entre les mains de l’ennemi ; une première fois déjà le centre de la ville avait été forcé par une attaque dirigée de ce côté. Mais, comme il était impossible d’étendre les fortifications jusqu’à Euryalos, on se contenta d’en rendre l’accès aussi difficile que possible ; des troupes armées à la légère étaient d’ailleurs toutes prêtes à repousser toute attaque dirigée contre Épipolæ et à défendre les endroits menacés. Ce qui est inconcevable, c’est que les Syracusains paraissent n’avoir songé qu’au danger qui les menaçait du côté du port, tandis que, du côté opposé, les hauteurs d’Épipolæ. se trouvent plus près encore du rivage ; la mer forme là une baie en forme de demi-lune ouverte vers l’orient, mais protégée au nord par une presqu’île couverte de rochers du nom de Thapsos.

Ce fut donc une heureuse idée des généraux athéniens que de prendre cette baie pour base de leurs opérations.

Ils y débarquent à l’improviste, y font descendre des troupes non loin de Léon, au milieu de la haie, les lancent à l’assaut sur les hauteurs d’Épipolæ, qui n’étaient, en ligne droite, qu'à deux mille pas, et s’en emparent, pendant que les troupes syracusaines destinées à défendre ces hauteurs se trouvaient sous les armes au bord de l’Anapos, sous le commandement de Diomilos, un fugitif d’Andros. A la nouvelle de ce qui venait d’arriver, elles s’élancent à la rescousse ; mais, comme elles ont à gravir une pente de plus d’une demi-lieue, elles arrivent au sommet essoufflées et en désordre et sont repoussées avec de grandes pertes. Les Athéniens restent maîtres de la hauteur ; ils entourent d’un mur Labdalon, sur le bord septentrional d’Épipolæ, au-dessus de Léon, d’où l’on dominait les baies de Thapsos et de Mégara ; ils établissent leur quartier général à Labdalon ; en même temps, ils préparent pour leur flotte une station fortifiée près de la presqu’île de Thapsos, dont ils coupent l’isthme étroit par des retranchements, et ouvrent la voie de communication la plus directe entre le rivage et la hauteur[7].

Après avoir pris sur la hauteur une position inattaquable et s’être emparés du vaste territoire d’Épipolæ, des points culminants duquel ils pouvaient apercevoir toute la terrasse triangulaire, la ville et les faubourgs et la mer de chaque côté, ils commencèrent sans tarder à cerner la ville. Dans ce but, ils construisirent, au sud de Labdalon, au milieu de la terrasse, c’est-à-dire entre le bord septentrional et le bord méridional de cette dernière, et par conséquent aussi à égale distance du grand port et de la haie de Thapsos, en un endroit auquel ses figuiers avaient fait donner le nom de Syké, un château circulaire avec des ouvrages avancés considérables, afin d’avoir, plus près de la ville, une place d’armes qui devait être en même temps le centre du mur de circonvallation. Là, les Athéniens eurent l’occasion de montrer de la façon la plus brillante leur entrain et leur savoir-faire. Le fort s’élevait à vue de sorte que les Syracusains furent remplis d’étonnement et de consternation ; toutes leurs attaques furent repoussées ; et, avant qu’ils pussent s’y attendre, les Athéniens commencèrent à élever le premier mur latéral, qui partait du château circulaire dans la direction du nord-est, par-dessus la hauteur d’Épipolæ, et qui de ce côté devait s’étendre jusqu’à la mer extérieure. On l’entreprit en même temps par les deux extrémités. en y faisant travailler, d’une part, la garnison d’Épipolæ, de l’autre l’équipage des vaisseaux[8].

Les Syracusains changent alors de tactique. Ils renoncent à la lutte ouverte, trop favorable à l’ennemi, grâce à sa position et à son habitude des armes, et ils se décident à élever, eux aussi, des murs pour couper les lignes d’investissement des Athéniens et les empêcher ainsi de compléter le blocus. Ils abattent donc les oliviers du faubourg de Téménite et construisent, en s’efforçant d’imiter l’habileté des Athéniens, une muraille menée droit au travers des lacunes des retranchements ennemis. Les Athéniens les laissent tranquillement venir, puis, avec une habileté supérieure, ils détruisent les ouvrages que l’ennemi avait élevés avec tant de peine[9].

Après avoir de ce côté vaincu toutes les difficultés et écarté tous les dangers, on jugea opportun de commencer, avant d’avoir terminé le premier mur latéral, la construction dit second, qui devait partir du château dans la direction du sud pour s’étendre jusqu’au rivage du grand port. Ce fut une tâche bien plus difficile que la première, parce qu’on était plus exposé aux attaques des citadins et qu’il fallait bâtir d’abord sur une pente rocheuse, puis sur un sol détrempé par un marécage. Avant que les Athéniens eussent poussé leurs travaux jusque-là, les Syracusains avaient coupé la ligne d’enceinte par un mur. Alors les Athéniens font entrer leur flotte dans le port en tournant Achradina et Ortygie, pour l’avoir sous la main, attaquent les ouvrages ennemis en jetant sur le marais une voie fabriquée avec de larges planches et des battants de portes, les détruisent et restent vainqueurs dans toutes les rencontres, malgré le courage désespéré des Syracusains. Bien que Lamachos eût péri dans ces combats et que Nicias restât malade dans le château circulaire, les succès des Athéniens furent si complets que l’achèvement de la ligne de circonvallation parut assurée, et par suite la prise prochaine de Syracuse ; car alors les secours du dehors, même s’il en fût arrivé encore, devaient être sans effet.

La nouvelle de cet état de choses se répandit en Sicile et en Italie. Les vivres et les renforts arrivèrent plus nombreux aux Athéniens ; les Tyrrhéniens même, qui voulaient avoir leur part à la ruine de leur ancienne ennemie, envoyèrent trois pentécontores, qui se joignirent à la flotte athénienne. Les Syracusains étaient découragés ; la disette se faisait sentir. Les conduites d’eau étaient pour la plupart entre les mains des Athéniens, qui s’en servaient pour eux et détournaient l’eau potable de la ville[10]. La population de Syracuse était peu faite pour supporter des privations ; déjà on commençait à parler impunément de reddition et de négociations avec Nicias[11]. Les démocrates profitèrent de la situation pour renverser Hermocrate ; on nomma de nouveaux généraux, et on se priva ainsi, au moment de la plus grande détresse, du dernier soutien qu’on avait. Le mécontentement, la méfiance, le désespoir, augmentèrent dans la ville ; sa perte semblait inévitable.

Déjà Hermocrate s’était retiré, et toutes les ressources que la ville pouvait trouver dans son sein étaient taries lorsque, au dernier moment, un secours inespéré vint du dehors. Grâce à Alcibiade, les affaires prirent une tournure nouvelle.

L’équipage de la Salaminienne, qui était venue lui signifier son rappel, avait reçu l’ordre de le ménager autant que possible, afin ale ne pas irriter les troupes. Il devait, pour ne pas paraître prisonnier, suivre sur son propre vaisseau celui de l’État. Il était donc assez naturel qu’il songeât à ne pas obéir du tout ; peut-être est-ce là ce que désiraient ses ennemis. Ils avaient, dans leur aveuglement, miné tout l’État, sans se soucier du tort qu’ils faisaient aux coupables et aux innocents pourvu que l’odieux démagogue disparût de la scène. La manière la plus sûre d’atteindre leur but était qu’il ne revînt point, car sa présence à Athènes pouvait avoir des suites incalculables. C’est ainsi que s’expliquent les instructions de la Salaminienne, rédigées sans doute sous l’influence de Pisandros par les membres de la commission d’enquête[12].

Alcibiade, de son côté, n’avait nulle envie d’aller risquer sa tète à Athènes. Sa conscience n’était pas nette, et il n’avait pas ses partisans autour de lui. Il eut bientôt pris une résolution. Il voulait se venger de l’astuce de ses ennemis, qui le surpassaient de beaucoup en méchanceté ; il voulait châtier la méprisable versatilité de la foule et prouver en même temps sa supériorité personnelle ; il voulait faire voir que la victoire le suivait dans le camp où il se rendait. Il semblait, du reste, que ce fût là le seul moyen d’arriver à ses fins, même dans sa ville natale. Il fallait qu’Athènes comprit combien il était terrible comme ennemi, pour s’abandonner ensuite d’autant plus complètement à lui dans sa détresse méritée. Il commença donc son œuvre criminelle en ne considérant que son propre intérêt et sans se demander s’il ne causait pas la ruine de sa patrie, si elle guérirait ou non des blessures qu’il lui portait. Il crut être assez fort pour faire dépendre de sa personne le sort des États de la Grèce.

De Thurii, où il avait échappé à l’équipage de la Salaminienne, Alcibiade se rendit dans le Péloponnèse et s’arrêta à Élis et à Argos. Là il reçut la nouvelle qu’à Athènes on l’avait condamné à mort. Exilé, mis au ban, dépouillé de tous ses biens, et, comme autrefois Thémistocle, poursuivi par des émissaires athéniens qui demandaient son extradition, il résolut de passer aux ennemis de sa patrie, à ceux chez lesquels il pouvait espérer trouver, mieux qu’ailleurs, la sécurité pour sa personne et l’occasion de se venger. Après s’être procuré un sauf-conduit, grâce à ses anciennes relations d’amitié avec Sparte, il arriva dans cette ville en hiver, à l’époque où l’expédition navale des Athéniens avait mis dans le plus grand émoi les États du Péloponnèse, et où les ambassadeurs syracusains arrivaient eux-mêmes de Corinthe à Sparte, énergiquement soutenus par les Corinthiens et demandant du secours[13]. Sparte se trouvait donc, comme dix-huit ans auparavant, en face d’une guerre, pressée comme alors par ses alliés, aussi irrésolue, aussi embarrassée. Les autorités de la ville étaient paralysées par l’aversion traditionnelle que leur inspiraient des entreprises de longue durée ; elles voulaient se contenter d’envoyer des ambassades.

Mais Alcibiade était là pour arracher les Spartiates à leur indolence, pour exciter leurs liassions et réveiller leur énergie. Grâce à l’admirable souplesse de son esprit, il eut bientôt écarté tous les obstacles qui pouvaient l’empêcher de devenir influent à Sparte. Il flatta le peuple et les personnes considérables de la ville ; il lit l’éloge des principes qui y étaient en honneur et se conforma au genre de vie qu’on y menait. Comme Thémistocle chez les Perses, Alcibiade se recommandait auprès des Spartiates des services qu’il leur avait rendus à Athènes, surtout an sujet des prisonniers de Pylos. Il n’avait rien négligé, disait-il, pour renouer les anciennes relations d’hospitalité entre les Spartiates et sa famille ; mais Sparte lui avait montré un dédain blessant en lui préférant Nicias, et s’était ainsi fait de lui un ennemi. Quant à ses tendances démocratiques, il n’avait fait qu’adhérer aux principes constitutionnels de sa patrie. Il n’avait pas besoin de dire combien peu il y tenait au fond ; aussi avait-il toujours résisté de toutes ses forces aux abus du gouvernement de la populace. C’est ainsi qu’il sut justifier vis-à-vis des Spartiates ses principes politiques aussi bien que sa conduite passée. Ses facultés extraordinaires les frappèrent d’étonnement ; ils jugèrent impossible qu’il se réconciliât jamais avec sa patrie, et ils lui accordèrent assez de confiance pour lui permettre de se présenter, en qualité d’orateur public et de conseiller de l’État, devant l’assemblée du peuple qui devait décider du succès de l’ambassade de Syracuse et de Corinthe.

Il dévoila alors tous lés plans du parti de la guerre, tels qu’à Athènes même il les avait soutenus par tous les moyens. Ce n’est pas Syracuse, dit-il, c’est Sparte qui est le véritable but de l’expédition actuelle. La prise imminente de Syracuse, si éloigné que soit le théâtre de la guerre, est un danger immédiat pour Sparte. C’est pour cela qu’il ne faut point tarder à envoyer, d’un côté, des troupes en Sicile et surtout un chef expérimenté, capable d’organiser la résistance des assiégés, et de l’autre, à attaquer directement Athènes pour ébranler la puissance de l’ennemi sur son propre territoire. Le meilleur moyen, pour atteindre ce but, c’est d’établir un camp fortifié en Attique. Il termina en offrant de remplir lui-même les fonctions, quelque dangereuses qu’elles fussent, que les Spartiates voudraient lui confier. Il était évident pour tout le monde qu’il était plus capable que personne de nuire aux Athéniens ; mais les Spartiates ne devaient pas non plus douter de sa bonne volonté. J'ai aimé ma patrie, dit-il sans hésiter, aussi longtemps que j’ai pu y vivre en toute sécurité et y agir comme citoyen. La méchanceté de mes ennemis a brisé tous les liens qui m’attachaient à elle, et maintenant je ne puis plus prouver mon amour du sol natal autrement qu’en cherchant par tous les moyens possibles à reconquérir ma patrie perdue. Ces paroles signifiaient nécessairement pour les Spartiates qu’il n’avait pas d’autre but que d’aller vaincre Athènes avec eux.

Le résultat immédiat de ce discours fut qu’on désigna, pour aller porter du secours aux assiégés, Gylippe, fils de Cléandridas, le général le plus capable que possédai Sparte depuis la mort de Brasidas. Le choix ne pouvait être plus heureux. C’était un de ces Spartiates de la vieille roche, qui avaient la conviction qu’un homme de leur trempe valait une armée. Né pour le commandement et slip de la victoire, il avait marché avec le temps ; il était actif, entreprenant et habile ; son père ayant vécu dans l’exil à Thurii, il connaissait bien les affaires des pays d’outre-mer, Gylippe ordonna aux trirèmes prêtes à Corinthe de se rendre à Asine[14]. Vers la fin de mai, il partit avec quatre vaisseaux ; en juin, il se trouvait à Leucade pour y attendre la flotte corinthienne. Les perspectives n’étaient pas brillantes, car, à mesure qu’il s’approchait du théâtre de la guerre, il recevait coup sur coup des nouvelles l’informant de la situation désespérée des Syracusains. Déjà on songeait à abandonner la Sicile à son sort ; on voulait seulement essayer de sauver l’Italie ; et, dans ce but, Gylippe résolut de prendre les devants avec ses quatre vaisseaux.

Il débarqua à Tarente et chercha à tirer parti de ses relations avec Thurii pour détacher cette ville des Athéniens et susciter en Italie une puissance hostile à Athènes. Mais les Thuriates restèrent fidèles aux Athéniens et se hâtèrent même de leur annoncer la nouvelle de l’arrivée de l’escadre péloponnésienne. Gylippe fut rejeté sur Tarente par une tempête et dut y attendre, pendant des semaines entières, que ses vaisseaux fussent remis en état[15].

Tel fut le piteux commencement de toute cette expédition. Mais bientôt tout changea de face. Car les Athéniens, qui se sentaient maîtres absolus sur mer : n’avaient rien fait pour garder l’accès de la mer de Sicile ; et l’on vit bien alors qu’ils avaient eu tort de ne pas s’emparer de Messana, la clef du détroit de Sicile, qui dès l’abord avait attiré l’attention d’Alcibiade. Il est vrai que Nicias, après le message des Thuriates, envoya quatre trirèmes à Rhégion ; mais il était trop tard. Car Gylippe avait reçu à Locres les premières nouvelles détaillées sur Syracuse, et, dès qu’il eut appris qu’elle n’était pas encore complètement cernée, il modifia ses plans. Trouvant le passage libre au détroit de Messana, il longea la côte septentrionale et débarqua sans obstacle à Himère, et, dès qu’il eut mis le pied sur le sol sicilien, la guerre prit une tournure toute nouvelle.

Gylippe n’avait avec lui que sept cents combattants. Mais cette petite troupe, qui sur la côte italique mit pu être facilement détruite, s’accrut rapidement ; Géla, Sélinonte et l'intérieur de l'île lui fournirent plus de deux mille hommes de troupes, composées d’hoplites et d’infanterie légère ; il se procura en outre de la cavalerie. Il parut ainsi inopinément sur les derrières de la ville assiégée qui, animée d’une ardeur nouvelle à l’approche du secours que le Corinthien Gongylos lui avait annoncé, avait cessé de négocier avec l’ennemi. Pendant que les Athéniens mettaient la dernière main à l’extrémité du mur d’investissement, du côté du midi, Gylippe franchit les hauteurs d’Épipolæ, et, pénétrant par l’ouverture que laissait encore le mur septentrional, entra sans obstacle à Syracuse, qui se hâta de mettre à sa disposition toutes ses ressources et toutes ses forces[16].

Les Athéniens continuaient à se fier à leurs lignes de circonvallation, déjà presque terminées ; peut-être même espéraient-ils que l’accroissement de la garnison de Syracuse ne ferait qu’augmenter la détresse des assiégés. Mais ils s’aperçurent bientôt avec effroi qu’un nouvel esprit régnait dans la ville. Tout à coup une année, en ordre de bataille, s’avança vers leurs retranchements, et, tandis que, peu.de semaines auparavant, des ambassadeurs s’étaient présentés au camp pour traiter, ils virent arriver maintenant un héraut qui leur offrit un armistice si, dans l’espace de cinq jours, ils consentaient à quitter File avec leur flotte et leur armée. C’est ainsi que Gylippe cherchait à transformer la pusillanimité des Syracusains en une ardeur entretenue par la certitude de la victoire. Les deux partis belligérants changèrent de rôle. On força les Athéniens à se tenir sur la défensive, tandis que les Syracusains, par leurs attaques incessantes, imprimèrent à la lutte un caractère nouveau.

Dès le début, Gylippe remporta un succès décisif. Il partit de Tyché et s’avança, abrité par le bord septentrional du plateau, jusqu’au pied du Labdalon qui, comme nous l’avons vu, était situé tout près du bord. Il put ainsi s’approcher sans être aperçu par les Athéniens. Puis il s’élança à l’assaut et escalada les retranchements ; la garnison fut massacrée, et la place que les Athéniens avaient fortifiée tout d’abord, celle par où ils avaient si heureusement commencé le siège, passa aux mains des Syracusains. Ceux-ci avaient maintenant, à côté des Athéniens, une forte position à Épipolæ[17].

La surprise de Labdalon rendit beaucoup plus facile l’exécution de ce qui pressait le plus, c’est-à-dire la construction d’un mur en travers d’Épipolæ, vers Euryalos, pour empêcher l’achèvement de la ligne de circonvallation que les Athéniens avaient abandonnée à moitié terminée, parce qu’ils voulaient achever d’abord le mur méridional ; les matériaux étaient déjà à pied d’œuvre. Ce fut lit désormais le point central de la lutte ; il fallait conquérir le terrain sur lequel on voulait élever le unir. Dans la première rencontre, Gylippe est repoussé. Pour empêcher que le courage des troupes en fût ébranlé, il déclare qu’il a commis une faute, attendu que la cavalerie et les archers n’avaient pas pu agir avec efficacité entre les murailles. Il renouvelle l’attaque sur un terrain plus ouvert ; cette fois, les Athéniens sont battus ; ils se retirent, et, dans la nuit même, les assiégés coupent par un mur les lignes athéniennes[18]. Dès lors, le blocus de la ville, que les Athéniens avait presque terminé, devenait impossible. Ils n’avaient plus que le château circulaire, et le double mur qui le reliait avec le port. Déjà ils étaient plutôt assiégés qu’assiégeants ; sur terre, ils ne se battaient plus avec assurance, et Nicias se décida à prendre de nouvelles mesures : il songeait déjà plutôt à saliver son armée qu’à lui assurer la victoire. Son attention était surtout dirigée sur la flotte.

Les vaisseaux athéniens étaient restés jusqu’alors au fond du grand port, là où la double muraille louchait au rivage. Cette position avait l’inconvénient de les empêcher d’être tout prêts s’il y avait quelque chose à faire en avant du port. Or, la surveillance devenait d’autant plus nécessaire de ce côté que douze trirèmes corinthiennes étaient entrées dans le port, malgré les vaisseaux athéniens détachés pour en défendre l’accès. Leurs équipages avaient aidé d’une manière très efficace à la construction des murs qui s’élevaient sur Épipolæ, et que Gylippe, dans sa prévoyance intelligente, avait fait disposer de façon à interdire complètement aux Athéniens, au moyen d’une longue ligne de fortifications, l’accès de la partie septentrionale du plateau. On pouvait prévoir que, ces ouvrages une fois terminés et le côté de la terre complètement garanti, le port lui-même deviendrait le théâtre de la lutte. Nicias voulait donc avant tout être maître de l’entrée, et dans ce but il résolut de fortifier le promontoire rocheux de Plemmyrion, qui est situé en face d’Ortygie et qui commande au sud l’entrée du port. Il y transféra ses principaux magasins et la majeure partie de la flotte ; de là, il pouvait bloquer les lieux de débarquement des Syracusains et communiquer lui-même en toute sécurité avec la haute mer[19]. Mais ce nouveau quartier général avait aussi ses inconvénients : il manquait d’eau ; les troupes étaient obligées d’aller en chercher au loin et de s’exposer ainsi aux attaques de la cavalerie ennemie. Plus d’un profita de cette circonstance pour passer à l’ennemi ; car il y avait parmi les marins des hommes qu’on avait enrôlés de force et qui saisirent cette occasion pour s’affranchir. Il y avait aussi un grand nombre d’aventuriers qui étaient partis pour faire fortune et qui, voyant que l’expédition prenait une tournure sérieuse, voulaient se soustraire aux fatigues et aux dangers. Les hommes enrôlés en Sicile étaient ceux sur lesquels on pouvait le moins compter.

Les forces athéniennes diminuaient ainsi d’une façon inquiétante. pendant que des troupes nouvelles accouraient de toute part dans le camp ennemi. Car Gylippe lui-même, dès qu’on put se passer de lui à Syracuse, s’était mis à parcourir les villes siciliennes et avait soulevé toute la Sicile contre les Athéniens, à l’exception de quelques faibles alliés de ces derniers. On songea aussi à créer une flotte sicilienne, dont l’escadre du Péloponnèse fut le noyau. C’étaient des trirèmes nouvellement armées, montées par des équipages remplis d’ardeur guerrière, tandis que les vaisseaux athéniens, qu’on ne pouvait tirer sur le rivage, commençaient à pourrir et à faire eau ; on manquait d’endroits convenables pour réparer les avaries ; la discipline s’était relâchée, parce que les navires étaient en grande partie restés inactifs dans le port. Il était du reste impossible que les Athéniens, dans les circonstances présentes, fissent quoi que ce fût pour modifier la situation et inspirer aux troupes une nouvelle ardeur. Car on avait besoin de tant de monde pour garnir les vastes retranchements, devenus inutiles maintenant pour la plupart, qu’il ne restait plus de troupes pour tenter un coup de main contre les Syracusains et leurs ouvrages. La cavalerie ennemie, qui voltigeait autour du camp des Athéniens, leur enlevait, toute liberté d’action et les harcelait sans cesse ; enfin, chose inquiétante entre toutes, on voyait du haut de Plemmyrion les vaisseaux stationnés devant Ortygie s’exercer continuellement et se préparer à la lutte.

La situation devenait donc de jour en jour plus grave, et c’était sur Nicias que pesait toute la responsabilité ; sur lui qui était moins en état que personne de ranimer le courage des siens, puisqu’il voyait tout lui-même sous les couleurs les plus noires. Naturellement incapable de se mesurer avec un ennemi audacieux et infatigable, qui avait tous les avantages de l’attaque, il était tourmenté par l’idée que, si les choses allaient si mal, c’était bien un peu par sa faute ; il souffrait enfin d’une maladie de reins qui, par moments, l’empêchait d’exercer le commandement suprême. Dans ces circonstances, il cuit sans doute préféré, quant à lui, lever entièrement le siège, et le plus tôt possible ; niais il n’osait prendre sur lui la responsabilité d’une pareille mesure ; il ne possédait pas assez de fermeté et de désintéressement pour faire, sans songer à lui-même, ce qu’il croyait exigé par les circonstances. Il ne lui restait donc qu’à instruire en toute sincérité les Athéniens de ce qui se passait en Sicile, pour qu’ils prissent le parti ou de rappeler la flotte ou (l’en équiper une nouvelle aussi forte que la première pour recommencer la guerre à nouveaux frais. Il demandait à é Ire, dans tous les cas, déchargé de ses fonctions, lui demandaient de la vigueur physique et de la santé. Il exposa toutes ces raisons dans une longue lettre autographe, de peur que les envoyés ne fussent tentés, pour échapper an désagrément de donner de mauvaises nouvelles, de pallier le mal ou de le cacher[20].

La lettre arriva à Athènes vers le milieu de l’hiver, mais elle produisit un effet tout différent de celui sur lequel avait compté Nicias. Car, bien que les Athéniens fussent profondément émus à la lecture de ces tristes nouvelles, ils furent tous d’accord pour continuer la guerre. Il parait même qu’il n’y eut pas un mot de blâme contre le général, bien que l’on sût parfaitement que sa conduite n’était pas sans reproche. La confiance qu’il inspirait restait inébranlable, et tout ce qu’on fit pour accéder à ses désirs fut de lui donner deux collègues, Ménandros et Euthydémos. Le peuple athénien fit preuve de sentiments dignes des beaux temps de la république ; il était pré}, à tous les sacrifices pour sauver l’honneur de la cité et ne pas laisser à ses ennemis aux aguets l’occasion d’un triomphe.

Ce fut un hiver bien occupé que celui qui précéda la dix-neuvième année de la guerre. Toutes les forces dont disposaient encore les États grecs furent mises en mouvement des deux côtés. La guerre fut continuée en Sicile avec une ardeur croissante, et elle se ralluma dans la Grèce elle-même. Le temps était venu où les deux foyers d’hostilités formèrent eu se rejoignant un incendie qui embrasa à la fois toutes les parties du territoire hellénique, la mère-patrie et les colonies, l’Orient et l’Occident, de sorte que toutes les luttes antérieures ne parurent plus avoir été que les préludes de cette guerre nouvelle. Gal’ plus on employait sur terre et sur mer toutes les ressources dont on disposait, plus on sentait qu’une paix factice était dorénavant impossible et qu’il fallait en finir. Des levées furent faites dans tout le Péloponnèse, pour attaquer Athènes chez elle et en Sicile ; à Corinthe, on équipa une flotte nouvelle. Dix vaisseaux de guerre sous Eurymédon partirent immédiatement d’Athènes pour Syracuse avec de l’argent et des troupes, afin d’y ranimer le courage de l’armée[21], tandis que Démosthène fut chargé de faire pour le printemps prochain les préparatifs les plus complets. Il ne s’agissait plus seulement de Syracuse : une escadre spéciale de vingt vaisseaux devait se rendre à Naupacte pour y barrer la route de Sicile aux Corinthiens, et une seconde flotte de trente vaisseaux devait recommencer les hostilités sur les côtes du Péloponnèse.

Mais Gylippe n’était pas resté non plus inactif pendant ces mêmes mois d’hiver ; dès qu’il eut vu les Athéniens décidés à continuer la lutte, il avait tout tenté pour détruire les forces de Nicias avant l’arrivée de la nouvelle armée, et peu s’en fallut que Démosthène, n’arriva t trop tard.

La guerre de Sicile rappelle, à bien des égards, les guerres antérieures. Celte fois encore, la position réciproque des deux armées n’était que la reproduction de ce qu’on avait vu ailleurs : Syracuse était victorieuse sur la terre ferme ; Athènes tenait le port et dominait sur mer. On ne pouvait donc prévoir aucune solution tant que les Syracusains ne prendraient pas la résolution énergique de se mesurer avec la flotte athénienne. Pour en inspirer le courage à ses concitoyens, Hermocrate, qui avait retrouvé son influence à côté de Gylippe, lit plus que tout autre. Il leur montra comment les Athéniens eux-mêmes avaient été contraints par la force des choses à abandonner la culture de leurs terres pour devenir un peuple de marins ; c’est ainsi qu’eux aussi, même au risque d’être d’abord battus, devaient lutter contre la flotte athénienne et reconquérir leur mer. Des marins corinthiens les instruisirent ; ils avaient du reste conservé une certaine habitude de manœuvrer sur mer qui datait de l’époque des tyrans, ainsi que des chantiers qui leur furent d’une grande  utilité. Car il est probable que Gélon avait déjà tiré parti, non seulement du grand port, mais aussi de la petite baie située sur le flanc extérieur de l’isthme d’Ortygie, et y avait établi un arsenal et des chantiers de construction.

La petite baie n’offre pas par elle-même beaucoup d’avantages ; elle est peu profonde el, ouverte vers t’Orient ; mais un double port avec plusieurs entrées est, pour toute ville maritime. une précieuse ressource, et, dans la circonstance présente, le petit port fut particulièrement utile à Syracuse, parce qu’il était protégé par la ville et attirait beaucoup moins l’attention des Athéniens. Mais on construisait et on s’exerçait aussi dans le grand port ; les Syracusains purent ainsi, avant l’arrivée de Démosthène, commencer à lutter ouvertement sur mer avec les Athéniens. Trente-cinq vaisseaux sortirent, un matin du grand port el quarante-cinq du petit pour attaquer en commun Plemmyrion. Les Athéniens étaient heureux de pouvoir enfin combattre en bataille rangée, et ils repoussèrent vivement dans le canal les vaisseaux ennemis, malgré leur supériorité numérique. Mais Gylippe n’avait pas fait dépendre de ce combat naval le succès de ses plans ; il ne formait qu’une partie de l’attaque. Lui-même, la nuit précédente, avait tourné secrètement avec un détachement le camp athénien situé sur l’Anapos et s’était approché, en partant de l’Olympiéon, du campement maritime des Athéniens. De grand matin et pendant que, comme il pouvait s’y attendre, l’attention de la garnison de Plemmyrion était absorbée par cette bataille navale inattendue, il escalada les retranchements du côté de la terre, et le campement, avec des quantités considérables d’argent et de provisions, tomba entre les mains des Syracusains[22].

Dès lors, la guerre entra dans une phase nouvelle. La victoire navale des Athéniens était devenue une défaite. Leur flotte dut reprendre son ancienne station au fond du port, et, comme l’entrée était aux mains de l’ennemi, leurs vaisseaux, pour gagner la haute mer, durent passer furtivement entre ceux de l’ennemi ou se frayer un passage de hante lutte. Les Syracusains, au contraire, se sentaient maîtres de leur port ; leur confiance s’accrut après qu’ils se furent mesurés, quoique sans succès, avec les vaisseaux ennemis. Ils croisèrent an large avec audace, enlevèrent des vaisseaux de transport athéniens, et détruisirent des approvisionnements que les Athéniens avaient sur la côte d’Italie ; dès lors, la nier extérieure n’appartenait plus à ces derniers.

Gylippe ne laissait jamais les Syracusains se reposer sur les succès obtenus. Chaque nouvelle expérience fut mise à profit pour inventer des méthodes d’attaque plus efficaces ; chaque victoire fut annoncée rapidement aux pays d’alentour pour exciter les villes encore inactives à prendre part au butin prochain. Agrigente, Géla et même Camarina envoyèrent du renfort. Il est vrai que les alliés d’Athènes en Sicile furent assez heureux pour en surprendre et en détruire nue partie ; ils retardèrent et paralysèrent ainsi le dernier coup qu’on se préparait à porter à la puissance de Nicias. Mais les Syracusains n’en livrèrent pas moins, avant l’arrivée de la nouvelle flotte, une bataille navale à laquelle ils s’étaient préparés en modifiant la construction de leurs vaisseaux. Le pilote corinthien Ariston avait en effet introduit une innovation inaugurée à Corinthe lors des derniers préparatifs, et qui semblait particulièrement propre à rendre plus forts et plus dangereux les vaisseaux siciliens dans le golfe étroit de Syracuse, où les Athéniens n’avaient pas assez de champ pour déployer leurs rapides manœuvres. Ariston raccourcit les proues des vaisseaux, les rendit plus solides et plus lourdes, et les garnit de-poutres en saillie d’une grande épaisseur et fortement appuyées sur la coque[23]. On pouvait ainsi, en courant droit à l’ennemi, briser, par un simple choc, les parois plus faibles de ses vaisseaux.

Nicias avait de bonnes raisons pour ne pas accepter une bataille navale ; mais ses nouveaux collègues étaient animés d’une ambition fort intempestive ; ils voulaient se couvrir de gloire avant l’arrivée de Démosthène. Il arriva ainsi que les Athéniens, au milieu des circonstances les plus défavorables, quittèrent leur station maritime et furent complètement battus tout près de cet endroit même ; l’enthousiasme fut complet d’un côté, le désespoir de l’autre ; car il ne fallait plus qu’une seconde attaque pour anéantir les restes des forces athéniennes[24].

Tout à coup parut une flotte nombreuse à l’entrée du port. C’était Démosthène, avec 73 trirèmes neuves, 5.000 hoplites et un grand nombre de troupes légères de toute espèce ; car il avait considérablement augmenté ses forces dans les îles ioniennes et sur la côte italique. Brillants et majestueux, les vaisseaux entrèrent sans résistance dans le port, aux sons retentissants des flûtes[25]. L’impression fut immense. Les Syracusains, immobiles de terreur, tremblaient devant la puissance d’une ville qui, attaquée sur son propre territoire, était capable d’envoyer sans cesse de nouvelles flottes et de recommencer la guerre avec une énergie nouvelle. Les Athéniens avaient reconquis leur supériorité sur terre et sur mer ; ils avaient un général entreprenant et se sentaient de nouveau sûrs de la victoire.

Démosthène se mit rapidement au courant de la situation. Il ne compta pas trop sur les avantages de sa position ; il trouva l’armée malade, et le terrain bas occupé par le quartier général, malsain ; avec l’automne, la saison humide allait venir. Il demanda donc qu’on se hâtât de profiter du moment. Les Athéniens, selon lui, devaient attaquer l’ennemi le plus tôt possible, d’assiégés redevenir assiégeants, et, s’ils échouaient, quitter ce port désastreux. Nicias ne fut pas de cet avis. Son découragement s’était changé en obstination ; la crainte que lui inspirait toute entreprise aventureuse l’emporta sur la voix de la raison. Il fit valoir ses relations avec. des partisans d’Athènes à Syracuse. La ville, disait-il, n’a plus d’argent ; on déteste Gylippe ; on n’a qu’à attendre, et l’ennemi reprendra ses négociations. C’étaient peut-être uniquement des illusions chimériques qui nourrissaient en lui de pareilles espérances.

Le plan de Démosthène fut adopté par le conseil des stratèges. Il était homme à exécuter le coup de main qui devait rendre aux Athéniens ces hauteurs d’Épipolæ d’où. dix-huit mois auparavant, ils avaient commencé le siège. Il partit le soir avec ses troupes des bords de l’Anapos, leur fit gravir les hauteurs, surprit la plus élevée des forteresses syracusaines, en massacra la garnison, et commença à démolir le mur que Gylippe avait fait construire en travers du plateau. Les Athéniens étaient redevenus maîtres des sommets d’on l’on dominait la ville ; sûrs du succès, ils se jetèrent en avant pour tirer le meilleur parti possible de leurs avantages. A ce montent, les troupes syracusaines, qui avaient pris l’éveil, sortirent de leurs retranchements et marchèrent à leur rencontre ; une lutte sanglante s’engagea dans l’obscurité sur les hauteurs désertes d’Épipolæ, lutte à laquelle les rangs serrés des auxiliaires de Syracuse, surtout des Béotiens, firent prendre peu à peu une tournure fâcheuse pour les Athéniens, fatigués et mal à l’aise sur un terrain qu’ils ne connaissaient pas. Le désordre se mit dans leurs rangs ; les chants de victoire entonnés en langue dorienne par les Corcyréens et les Argiens, leurs propres alliés, ne firent que l’augmenter ; ils se crurent attaqués par derrière, et, se dégageant d’une mêlée meurtrière, les troupes de Démosthène Finirent par descendre à la course et dans le plus grand désordre les pentes escarpées qu’elles avaient naguère escaladées. Les fuyards atteignirent, après avoir subi de grandes pertes, la plupart d’entre eux sans armes et dans un état pitoyable, le camp où Nicias attendait le résultat de l’entreprise[26].

Démosthène avait fait son possible pour rendre l’avantage aux Athéniens. L’assaut d’Épipolæ avait été bien préparé, et exécuté avec habileté et bravoure ; il avait, après un succès de courte durée, complètement échoué sans qu’il y eût de sa faute. Réitérer la tentative avec plus de bonheur était impossible. Personne n’était capable d’imaginer un autre moyen de rétablir le blocus de Syracuse. Démosthène, qui dès le début avait jugé la situation avec mie lucidité parfaite, ne pouvait donc avoir aucun doute quant au devoir des généraux qui, sur cette terre lointaine, devaient prendre soin des intérêts de leur cité et de son armée. Cette armée, il fallait l’emmener, tandis qu’on avait encore la liberté de se mouvoir et des forces égales à celles de l’ennemi. La retraite était encore possible, sans honte ni danger. On n’aurait pas l’air de fuir, mais seulement de changer le plan de la campagne, comme l’exigeaient le bon sens et les circonstances. On ne renonçait pas pour cela à l’expédition de Sicile. A Catane, on se trouverait mieux placé pour nuire aux Syracusains que dans leur propre port. A Catane ou à Thapsos, on pourrait prendre en toute liberté de nouvelles résolutions et attendre les ordres du peuple athénien. Mais il fallait sortir du port., et le plus tôt possible.

On comprend a peine ce qu’on pouvait raisonnablement objecter à cette manière de voir. Eurymédon, qui était venu avec Démosthène, la partageait ; Nicias fut d’un avis contraire. C’était un homme qui agissait toujours par principes, et, comme il n’avait aucune confiance en lui-même et qu’il était incapable de prendre une décision, il voulait du moins agir aussi correctement que possible. S’il insistait pour qu’on restât, ce n’était pas qu’il eut plus de courage que ses collègues ; mais il était inquiet, et il redoutait le peuple. Dans ce recoin boueux du port, dans le voisinage de ce marais qui donnait la fièvre à ses soldats, de l’ennemi qui le pressait de toutes parts et que, faute de place, on ne pouvait même plus combattre, il se sentait encore plus à l’aise que devant l’assemblée tumultueuse du peuple, qu’il voyait en esprit le citant à sa barre et le sommant de dire pourquoi il avait levé le siège sans ordre. A Syracuse, il se sentait à son poste ; il pouvait y remplir simplement son devoir, quelque pénible qu’il fût ; à Athènes, il devait s’attendre à être accusé d’avoir trahi sa patrie, de s’être laissé corrompre, à voir juger toute l’entreprise sans la moindre équité ; il voyait d’avance la colère provoquée par l’insuccès retomber sur la tète des chefs, et il sentait bien sur qui on ferait peser la plus grande responsabilité. Il prétendait, pour se faire écouter, que les ressources de l’ennemi étaient épuisées, que ses auxiliaires se débanderaient bientôt, faute de solde ; et, soit qu’il se fit illusion, soit qu’il se laissât tromper, il continuait, après comme avant, à s’appuyer sur de secrètes intelligences qu’il avait avec un parti athénien à Syracuse. Les deux généraux qui dès le début lui avaient été adjoints comme collègues partageaient son avis : on resta. Démosthène et Eurymédon, sombres et mécontents, se résignèrent.

Des semaines entières se passèrent ; ce fut une perte de temps irréparable. Nicias recevait et envoyait des messages secrets ; c’était tout. L’armée et ses chefs se laissaient de plus en plus aller au découragement et à la tristesse ; les lièvres des marais étendaient leurs ravages. Ce fut alors que les explorateurs annoncèrent l’arrivée de nouveaux ennemis. Gylippe avait reçu à Sélinonte les Péloponnésiens qui, au printemps, avaient été jetés du cap Ténare sur les côtes de Libye, et qui avaient débarqué en Sicile sur des vaisseaux cyrénéens[27] ; il fit entrer à Syracuse ses anciens compagnons d’armes pour les conduire à la victoire. On était à la fin du mois d’août. Nicias lui-même dut céder enfin ; l’heure décisive était venue.

On prend des mesures à la bitte et en secret ; on fait annoncer à Catane l’arrivée de la flotte, et l’on contremande les approvisionnements qu’on en attend. C’est pendant la nuit du 27, une nuit de pleine lune, que le départ doit avoir lieu. Sur tous les vaisseaux les équipages, pleins d’inquiétude, font les derniers préparatifs. Tout à coup, vers neuf heures, le ciel s’obscurcit ; la lune perd son éclat : une terreur subite s’empare de toute la flotte[28]. Un tel phénomène en un pareil moment, n’était-ce pas un avertissement des dieux ? Ne commettait-on pas un sacrilège en le dédaignant ? Il n’y avait là personne qui eût assez de force d’aine pour calmer la multitude superstitieuse et relever son courage, comme Périclès l’avait fait en pareille circonstance. Aucun des généraux n’eût assez de présence d’esprit, aucun ne fut assez habile pour démontrer au peuple, par la science même des présages, que, pour les entreprises qu’il faut mener en secret, l’éclipse des astres est un signe favorable et qu’elle contribue au succès. Toute cette affaire, dont dépendait le sort de milliers d’hommes et le salut d’Athènes, tomba entre les mains de quelques misérables devins, qui exerçaient machinalement leur profession. Car, par malheur, on venait de perdre le plus capable de cette corporation, Stilbidès, qui avait souvent usé de son influence sur Nicias pour l’affranchir d’une vulgaire superstition. Les maîtres de l’art qu’on avait sous la main déclarèrent qu’il fallait attendre une révolution complète de la lune pour pouvoir partir sans scrupules. Attendre trois fois neuf jours, tandis que chaque heure pouvait amener la ruine ! Nicias était le plus timoré de tous. Il se croyait plus que jamais entre les mains des puissances occultes ; il ne s’occupait que de sacrifices expiatoires, jusqu’à ce qu’enfin la nécessité l’arrachât à ses sombres rêveries.

Les Syracusains étaient instruits de tout et ne songeaient plus qu’à empêcher les Athéniens de s’échapper. Gylippe prépara une attaque par terre et par mer. Les Athéniens avaient un plus grand nombre de vaisseaux, mais ils furent battus ; le reste de leur flotte fut refoulé de plus en plus tout au fond du port, et, sans l’imprévoyance avec laquelle fut conduite l’attaque par terre et la bravoure des Tyrrhéniens, la flotte eût été complètement détruite[29]. En se comptant après cette défaite, les Athéniens s’aperçoivent, avec une terreur nouvelle, que les Syracusains font tous leurs efforts pour fermer l’entrée du port en mettant à l’ancre au milieu du canal des vaisseaux, grands et petits, reliés par des chaînes[30]. Il n’était plus question maintenant d’attendre les phases de la lune. Il fallait sans délai engager une lutte à mort, si un seul de ces milliers d’hommes voulait revoir sa patrie. Tous les hommes furent rappelés des ouvrages en construction, et l’on équipa environ 110 vaisseaux, tant bons que mauvais ; on les garantit autant que possible contre les poutres des navires ennemis, et on les munit de grappins de fer pour rendre leur attaque plus efficace. On avait élevé à la hôte sur le rivage un retranchement pour y mettre en sûreté, en attendant, les malades et les outils ; Démosthène se dirigea ensuite vers l’entrée du port pour forcer le passage. Une fois encore on entendit résonner le man athénien ; le courage du désespoir animait les troupes. On réussit en effet à percer la ligue au centre et-à se rendre maître des vaisseaux les plus proches. Mais alors, les flottes ennemies se précipitent des deux côtés vers l’entrée. Bientôt les vaisseaux s’abordent. un à un dans une mêlée inextricable ; plus de deux cents navires sont aux prises, et tout le rivage d’alentour est couvert de troupes syracusaines ; le danger menace de tous côtés. La confusion et le tumulte étaient si grands qu’aucun commandant de navire ne pouvait avoir un but déterminé ; il n’était possible ni de se mouvoir librement ni d’embrasser l’ensemble du regard, ni de diriger les mouvements ; et, sans qu’on sût comment cela s’était fait, la flotte reprit le chemin du port et chercha un refuge auprès des retranchements élevés sur le rivage[31].

Mais les Syracusains aussi avaient cruellement souffert. Que pouvait-on faire, en définitive, sillon s’avancer encore le lendemain et chercher à se sauver par la seule voie qui restait ouverte ? On pouvait prévoir que la foule des vaisseaux serait moins grande et que les Athéniens jouiraient d’une plus grande liberté de mouvement ; il leur restait toujours plus de vaisseaux qu’à l’ennemi. Les généraux voulaient donc tenter la sortie. Mais voilà que les équipages refusent d’obéir. A tous les malheurs vint se joindre le seul qu’on n’eût pas éprouvé jusqu’alors, l’indiscipline et la révolte. Les Athéniens en étaient arrivés à ressentir une terreur invincible à l’idée de monter à bord de leurs vaisseaux : et pourtant, c’était là le seul moyen de salut. Ils demandaient une retraite par terre, qui n’offrait aucune chance de réussite. Et cette résolution désespérée, qu’on doit exécuter la nuit suivante, est elle-même retardée. Induit en erreur par des espérances trompeuses, on laisse encore passer une journée entière, jusqu’à ce que les Syracusains, que rien n’avait pu empêcher de célébrer leur triomphe, se fussent réveillés de leur ivresse et mis en marche pour occuper les environs.

Enfin le défilé commence ; un défilé de quarante mille hommes, semblable à l’émigration d’une ville. Chargés de bagages, ils s’éloignent de la cède pour :entrer dans un pays ennemi. sans en connaître les routes, sans but déterminé, sans provisions suffisantes, doutant du succès, tourmentés par la crainte. Les uns s’avancent dans un muet désespoir, indifférents à tout, les autres, en exhalant leur colère contre les hommes et les dieux. Car toutes les tristesses, toutes les misères que peut ressentir le cœur de l’homme pesaient de tout leur poids surf armée lorsqu’elle quitta ce lieu de malheur. Elle avait vu peu à peu ses vaisseaux devenir la proie des flammes ou tomber entre les mains de l’ennemi. Il fallut se séparer des morts qui gisaient aux alentours, sans pouvoir leur rendre les derniers honneurs : plus terribles encore étaient les adieux des blessés et des malades couchés sur la rive déserte et qui poursuivaient de leurs gémissements leurs parents ou leurs camarades de tente, ou qui s’attachaient à leurs vêtements et se faisaient traîner par eux jusqu’à ce qu’ils retombassent épuisés.

Les généraux firent leur devoir et se tirèrent d’affaire le mieux possible. Ils formèrent deux corps de troupes ; Nicias conduisait le premier, Démosthène l’arrière-garde ; les équipages, les outils et les machines furent placés au milieu, entre les deux corps d’armée, qui formaient chacun un carré oblong. Plus la détresse augmentait, et plus Nicias s’élevait à une grandeur d’âme vraiment héroïque, dont l’exemple ne resta pas sans effet. Avant le départ, il adressa aux troupes réunies une dernière et solennelle allocution pour leur inspirer du courage. Il leur fit voir la possibilité de prendre une forte position où ils pourraient se défendre avec avantage : il leur fit espérer le secours de tribus siciliennes amies ; il leur parla de la justice des dieux ; car, si autrefois ils avaient excité leur malveillance par leur gloire et leur puissance, ils pouvaient bien, dans les circonstances présentes, compter sur leur pitié ; les dieux pouvaient les relever de leur profonde humiliation. Il leur affirma que sa bonne conscience le consolait, et qu’il envisageait l’avenir, quelque sombre qu’il fia, avec fermeté. Il termina en disant que le succès dépendait de leur discipline, de leur constance et de leur courage.

L’armée remonta la rive gauche de l’Anapos, qui roule ses eaux profondes à travers un terrain marécageux et couvert de roseaux. Dans cette vallée déjà, la lutte commença. Car les Syracusains voulaient retenir l’armée dans le voisinage, pour la détruire, s’il était possible, sous les murs même de Syracuse. Mais les Athéniens traversèrent de force le gué qui mène à l’intérieur, et leurs ennemis préférèrent dès lors ne plus les attaquer en bataille rangée ; ils les poursuivirent dans l’espoir de les détruire en attaquant sans cesse leurs flancs et leur arrière-garde. Les Athéniens avancèrent ce jour-là d’une lieue et bivouaquèrent pour la première fois au pied d’une colline. Le second jour, ils arrivèrent dans une plaine et s’y arrêtèrent après une courte marche, pour se procurer dans le voisinage de l’eau et des provisions ; ce qu’ils firent sans être inquiétés. En effet, l’ennemi, avant deviné que l’intention des Athéniens était de gagner les hauteurs près du mont Acra, où, avec l’aide des Sicules[32], ils espéraient trouver la route de Catane[33], les devança à la bide pour occuper et fortifier la gorge qui y menait. Les Athéniens, s’étant mis en marche le troisième jour, sont repoussés de la gorge et se voient forcés, après un rude combat, de regagner leur campement. Ils ne peuvent mime rester là, parce que la cavalerie ennemie leur coupe tout approvisionnement. Il faut donc qu’ils fassent tous leurs efforts pour enlever le défilé le jour suivant.

Ils se mettent en marche aux premières heures du jour : ils s’élancent à l’assaut avec une bravoure héroïque ; mais tous leurs efforts sont vains. De derrière les murs qui barrent les deux avenues du défilé et du haut de la colline située au milieu, ils sont criblés de flèches et de projectiles, sans pouvoir atteindre leurs adversaires. Des orages accompagnés de foules pluies éclatent ; et, bien qu’ils fussent très ordinaires dans cette saison, ils répandent une terreur nouvelle. Les Athéniens ne voyaient partout que présages de malheur. Il y eut encore un jour de lutte sans espoir qui ne leur valut que des pertes nouvelles et des blessures. A la tombée de la nuit, on se décide à abandonner la direction qu’on a suivie jusque-là, et, tandis que des feux de bivouac abusent l’ennemi, l’armée se met en marche vers le sud, vers la côte où les vallées permettaient d’espérer des positions plus avantageuses pour la défense et des routes plus faciles vers l’intérieur. Nicias parvient à maintenir l’ordre. A l’aube, il arrive près de la mer et gagne la route d’Héloros, qui de Syracuse conduit au promontoire méridional de la Sicile[34]. Il marche sans s’arrêter, sans attendre Démosthène. On considère déjà comme le pins grand des bonheurs de se voir délivré pour un moment des horreurs de la poursuite. Démosthène n’a pu marcher aussi vite. Vers midi, il est atteint et contraint de se battre de nouveau. Son petit corps d’armée, poussé l’épée dans les reins, marche au hasard ; enfin, l’ennemi le cerne et l’enferme dans un grand enclos, le Polyzélion, où les troupes, sans pouvoir se défendre, succombent en masse sous les projectiles. Il fallut céder à la nécessité. Six mille hommes se rendent à Gylippe, et Démosthène lui-même, dont on a retenu le bras au moment où il voulait se porter le coup fatal, tombe vivant entre ses mains.

Sur ces entrefaites. Nicias avait pris une forte position sur l’Erineos, non loin de la côte. Là il reçoit la nouvelle de ce qui est arrivé et la sommation de se rendre. Il promet la restitution des frais de la guerre si on le laisse se retirer librement. Ces conditions sont rejetées, et, le huitième jour, l’ennemi recommence sa terrible poursuite[35]. Nicias fait les plus grands efforts pour atteindre la plus rapprochée des vallées parallèles qui débouchent sur la côte, celle de l’Asinaros ; l’armée, remplie d’une fiévreuse anxiété, hâte le pas, et, à peine a-t-elle aperçu l’eau que tous, sans se soucier de l’ennemi qui déjà occupe la rive opposée, se précipitent en tumulte sur la pente glissante des talus, se blessant les uns les antres, se foulant aux pieds, s’écrasant pour arriver à l’eau et étancher la soif qui les dévorait. Les uns sont entraînés par le courant pendant qu’ils boivent, les autres y roulent blessés. Car, du haut de la rive opposée, les troupes siciliennes lancent des traits et des projectiles sur cette masse qui s’agite dans le lit de la rivière ; la cavalerie arrête les fuyards, et les Péloponnésiens descendent dans le ravin l’épée à la main pour atteindre leurs victimes ; l’eau bourbeuse se teint de sang et se fraye lentement sa voie entre des monceaux de cadavres.

A la vue de ce massacre et du désordre complet de ses troupes, Nicias dut renoncer à sauver une partie de son armée. Il se rendit à Gylippe, à condition qu’il arrêterait le carnage et épargnerait les survivants : quant à lui, il le traiterait comme il l’entendrait. Il n’y eut même pas de convention formelle. Beaucoup d’Athéniens furent massacrés sans pitié après qu’on se fut rendu ; d’autres furent pris isolément et devinrent esclaves dans les maisons des vainqueurs : enfin, un nombre assez considérable, grâce au désordre général, purent se sauver à Catane, les uns immédiatement, les autres un peu plus tard[36].

C’est ainsi qu’environ 7.000 hommes seulement furent conduits en triomphe à Syracuse, lorsque Gylippe revint de cette meurtrière chasse à l’homme. Les prisonniers furent enfermés en masse dans les carrières où, resserrés entre des rochers élevés et perpendiculaires, ils étaient exposés sans abri aux rayons brûlants du soleil et à la fraîcheur des nuits d’automne. Pour tenir. jusqu’à un certain point la parole donnée à Nicias, on leur accorda de la nourriture pour huit mois, de l’orge et de l’eau, mais la moitié à peine de ce qu’on donnait aux esclaves. Pour comble de misère, ils servaient de spectacle au peuple ; des groupes de curieux venaient contempler ces lamentables demeures. où les vivants traînaient leur triste existence entre les mourants et les morts[37]. Les Syracusains eux-mêmes ne purent tolérer ces horreurs dans leur voisinage. Au bout de soixante-dix jours, la terrible prison s’ouvrit ; un grand nombre de prisonniers furent vendus comme esclaves ; les Athéniens de naissance seuls et les Grecs de Sicile furent retenus. On aime à ajouter foi à la tradition consolante qui rapporte que les Athéniens qui se distinguaient par la culture de leur esprit furent traités avec plus douceur, qu’ils devinrent précepteurs dans les familles, et qu’ils surent améliorer leur sort et se rendre agréables à leurs maîtres en récitant les plus beaux passages d’Euripide[38].

Immédiatement après la dernière bataille, on avait publiquement jugé Nicias et Démosthène. Gylippe voulait qu’on les épargnât, pour pouvoir les conduire à Sparte. Il savait que la plus grande satisfaction qu’il pouvait procurer à ses concitoyens, c’était de leur livrer le vainqueur de Pylos. Mais il n’eut pas assez d’influence sur les Syracusains pour les décider à maîtriser leur haine sauvage. Les orateurs du peuple insultèrent même cet homme auquel la ville devait tout et empêchèrent aussi les modérés, comme Hermocrate, de se faire écouter. Mais ceux qui s’acharnaient le plus contre les deux chefs étaient les citoyens qui avaient eu avec Nicias des relations secrètes, et qui craignaient les révélations qu’il pouvait faire[39]. Les Corinthiens présents excitaient les passions, pour prévenir tout danger que les généraux athéniens pourraient leur susciter à l’avenir. La sentence de mort fut donc rendue et exécutée. C’est ce que rapportent Thucydide et Philistos, historien syracusain et témoin oculaire de ces événements. D’après Timée, Hermocrate fit avertir les prisonniers pendant les débats et leur fournit l’occasion de mettre eux-mêmes fin à leurs jours[40]. Leurs cadavres furent exposés à la porte de la ville, et l’on termina cette œuvre d’atroce vengeance en instituant à Syracuse une fête populaire, la fête des Asinaria, en souvenir du sang versé à flots dans le ravin de l’Asinaros[41].

L’expédition de Sicile se termina ainsi par une série d’événements que de nos jours encore on ne peut se représenter sans frissonner. Ce sont là des événements qui font oublier tout ce qui les a précédés, soit que l’on considère leur importance décisive, ou les étonnantes vicissitudes de la fortune, ou simplement le nombre des États qui y prirent part. Des contestations de frontière entre Égeste et Sélinonte avaient amené une guerre générale, à laquelle avaient pris part non seulement les deux grandes confédérations, mais toutes les villes de Sicile et les peuplades italiques des Messapiens, des Iapyges et des Tyrrhéniens ; la vieille rivalité entre Sparte et Athènes était devenue une guerre méditerranéenne, et les passions des partis avaient pris un caractère de violence tel qu’on ne songeait plus à remporter quelques victoires ou quelques avantages partiels, mais à anéantir son adversaire.

Quant à l’issue de la guerre, jamais pendant ses luttes intestines la Grèce n’avait rien vu de semblable. Depuis les guerres médiques, en effet, il n’était pas encore arrivé que l’une des parties belligérantes fût aussi complètement battue, l’autre aussi complètement victorieuse. La longue série de fautes et de malheurs qui causa la ruine des Athéniens, malgré leur opiniâtreté et leur admirable courage, date du commencement même de l’entreprise.

Ils équipent une armée et une flotte comme la Grèce n’en avait pas encore vu ; mais, tandis qu’ils songent à conquérir les pays lointains de l’ouest, ils sont dominés chez eux par un parti qui les trahit et se fait un jeu criminel de l’intérêt public. Ils se lancent dans une entreprise hasardeuse qui demandait un chef sans scrupules, déterminé, habile, et ils font du seul homme qui eût ces qualités un ennemi de la cité, acharné à la mine de son propre ouvrage ; ils confient la continuation de la guerre, à un général malade, timoré et agissant à contrecœur, et ils vont affronter un ennemi plus dangereux que tous les précédents, qui partageait pleinement la haine des Doriens contre Athènes et possédait en même temps une abondance de ressources et une élasticité d’esprit qu’on ne trouvait pas d’ordinaire dans les États doriens. Parmi toutes les villes ennemies, Syracuse était celle dont les habitants ressemblaient le plus aux Athéniens ; ils ne pouvaient donc être vaincus que par le plus brillant déploiement de l’énergie athénienne. Par malheur, tous les talents qui d’habitude donnaient la victoire aux généraux d’Athènes se trouvent du côté de l’ennemi ; et les Athéniens, dont toute la force consistait dans l’audace avec laquelle ils prenaient l’offensive, sont réduits à une lutte défensive, énervante et de jour en jour plus désespérée, qui détruisit peu à peu chez eux tous les éléments de succès, la sauté et le nombre des combattants, les ressources, la discipline et l’ardeur guerrière. Lorsqu’on eut perdu l’espoir de vaincre et qu’il fallut songer uniquement au salut, ce fut encore Nicias qui, par son obstination, lit avorter les plans de Démosthène, les seuls qui fussent raisonnables. C’était maintenant le général timide qui refusait de partir : et cet homme qui craignait sans cesse de manquer à ses devoirs envers les hommes et les dieux assuma sur sa tète la responsabilité des plus grandes fautes.

Du reste, l’issue de la guerre ne dépendit pas uniquement de certaines personnes et de certains événements ; Athènes entière expia sa légèreté et son inconséquence. Elle expia la fausse politique qu’elle avait suivie lors du dernier ostracisme, ses demi-mesures, son irrésolution ; elle s’était abandonnée aux illusions séduisantes de la plus audacieuse politique de conquête, sans pouvoir se décider a prendre les mesures qui seules eussent été capables de lui assurer le succès. Elle obéissait à Alcibiade sans lui accorder sa confiance ; elle rompit avec la politique d’autrefois sans vouloir abandonner les hommes qui la représentaient ; le peuple voulait unir des choses incompatibles et, dans son caprice de despote, forcer ses généraux à exécuter ses ordres même malgré eux.

L’infidélité aux principes posés par Périclès était donc la première ganse de toute cette série d’infortunes. Il avait assuré à sa patrie une puissance inattaquable et lui en avait garanti la durée, à condition qu’elle se contentât de conserver ce qu’elle avait acquis et qu’elle ne risquât pas inutilement le salut de l’État en suivant une politique agressive et aventureuse. Maintenant, on faisait tout le contraire. On se lançait dans une entreprise qui, de toute façon, devait ruiner l’État. En cas de réussite, tout le profit devait nécessairement être pour ceux qui avaient nourri les rêves ambitieux des Athéniens en vue de s’élever eux-mêmes au-dessus des lois et de la constitution. Conquérant de Syracuse, maître de la Sicile et de ses trésors, chef d’une armée qu’il pouvait s’attacher par un riche butin, Alcibiade eût renversé la démocratie et enlevé ses droits et son pouvoir à un peuple incapable de gouverner un empire méditerranéen. En cas d’insuccès, au contraire, ce n’est pas un échec partiel seulement qu’on avait à déplorer ; les fondements même de l’édifice social étaient ébranlés. Car les blessures dont d’autres États eussent pu guérir, Athènes était incapable de les endurer, parce que, pour conserver seulement sa puissance, il lui fallait tenir sans cesse toutes ses forces en activité et ses ressources au complet. En outre, tandis qu’on voit d’ordinaire le malheur d’autres États exciter la sympathie et leur procurer de nouveaux alliés qui empêchent le parti vainqueur de profiter jusqu’au bout de sa victoire, il n’en fut pas ainsi pour Athènes. Son malheur n’eut. d’autre résultat que d’unir contre elle tous ses ennemis, les anciens et les nouveaux, les ennemis déclarés et ceux que jusqu’alors elle avait tenus en respect ; et, en face de cette coalition formidable, Athènes se trouvait sans force et absolument isolée. L’expédition de Sicile n’est donc pas un épisode de la grande guerre ; elle en est la conclusion : c’est la sentence vouant au châtiment la ville de Périclès, châtiment tel qu’elle ne put jamais s’en relever et reconquérir son ancienne grandeur.

Quant aux villes siciliennes, l’issue de la campagne ne leur porta pas non plus bonheur. Les vieilles discordes se réveillèrent. Les Égestains, après l’anéantissement de la puissance athénienne, se voyant livrés sans défense à leurs orgueilleux ennemis, appelèrent les Carthaginois. En 409 (Ol. XCII, 3), Hannibal, le petit-fils d’Hamilcar, débarqua sur’ la côte de Sicile pour venger la défaite d’Himère, et bientôt un grand nombre de villes grecques les plus florissantes, Sélinonte, Himère et Agrigente, ne furent plus qu’un monceau de ruines[42].

 

 

 



[1] THUCYDIDE, VI, 63. HOLM, Geschichte Siciliens, II, p. 26. 383.

[2] THUCYDIDE, VI, 72-73.

[3] THUCYDIDE, VI. 75, I. Syracuse avait deux ports. Dans le grand, celui du sud, où entrèrent les Athéniens, se trouvaient les παλαιοί νεώς οικοι (THUC., VII, 25) qui furent conservés même après qu’on eut installé l’arsenal (THUC., VII, 22) dans le petit port, situé entre Ortygie et Achradina. Il n’y avait que le port de guerre, compris dans le grand poli, qui eût besoin d’être protégé par des palissades (HOLM, op. cit., II, p. 382).

[4] La délibération est tout au long dans Thucydide. Discours d'Hermocrate (VI, 76-79) : réplique d’Euphémos (VI, 80-87).

[5] THUCYDIDE, VI, 94. Sur ces châteaux de l’Etna, voyez SCHUBRING, Zeitschrift für allgemeine Erdkunde, XVII, p. 451.

[6] Les envois d'argent sont datés de la huitième prytanie de Ol. XCI, 2 (C. I. ATTIC., I, n. 183, lig. 13-16, avec les restitutions de Kirchhoff.) Cf. THUCYDIDE, VI, 94.

[7] THUCYDIDE, VI, 197. HOLM, Geschichte Siciliens, II, p. 31. Sur Labdalon, Syké et Léon, voyez SCHUBRING, Die Bewässerung von Syrakus (in Philologus, XXII, p. 629-632).

[8] Sur le mur de circonvallation élevé par les Athéniens, voyez HOLM, op. cit., II, p. 358 sqq.

[9] Sur la première contre-approche édifiée par les Syracusains, probablement au sud du Κύκλος, voyez HOLM, op. cit., II, p. 389 : la deuxième également au sud, mais plus près de la mer.

[10] THUCYDIDE, VI, 100. Cf. SCHUBRING, ibid., p. 629. C’est pour cette raison que plus tard les aqueducs furent complètement enfermés dans le mur d’enceinte (SCHUBRING, ibid., p. 630).

[11] THUCYDIDE, VI, 103.

[12] GROTE (X, p. 180, trad. Sadous) admet également que la fuite d’Alcibiade était souhaitée de ses ennemis.

[13] Sur le séjour et l’activité déployée par Alcibiade à Sparte, voyez HERTZBERG, Alkibiades, p. 220-251.

[14] THUCYDIDE, VI, 93.

[15] THUCYDIDE, VI, 104.

[16] THUCYDIDE, VII, 1-2. HOLM, op. cit., II, p. 38 sqq.

[17] THUCYDIDE, VII, 3.

[18] Sur cette troisième contre-approche, voyez HOLM, op. cit., II, p. 392 sqq.

[19] THUCYDIDE, VII, 4- 6. PLUTARQUE, Nicias, 19.

[20] THUCYDIDE, VII, 15.

[21] Eurymédon part avec 120 talents pour la Sicile (THUCYDIDE, VII, 16) et revient ensuite au-devant de Démosthène jusqu’à la côte d’Acarnanie (THUC., VII, 31).

[22] THUCYDIDE, VII, 21-25.

[23] Sur ces έπωτίδες (THUCYDIDE, VII, 36), voyez GRASER, De re navali veterum, p. 28. Philologus, 1871, p. 35, et l’ouvrage récent de A. CARTAULT, La Trière athénienne, Paris, 1880.

[24] THUCYDIDE, VII, 37-41.

[25] THUCYDIDE, VII, 12.

[26] THUCYDIDE, VII, 43-44.

[27] THUCYDIDE, VII, 50. COX (II. p. 613) entend par là, contre l’opinion de NIEBUHR (Vorles. über alte Geschichte, II, p. 130), que les Péloponnésiens ont été jetés sur les côtes de Libye.

[28] THUCYDIDE, VII, 50. DIODORE, XIII, 12. PLUTARQUE, Nicias, 23.

[29] Eurymédon périt dans cette bataille (THUCYDIDE, VII, 52).

[30] THUCYDIDE, VII, 56. 59.

[31] THUCYDIDE, VII, 61-71.

[32] On avait d’abord en vue les Sicules de Mesogæa (Minoa Palique) : plus tard, on reporta ses espérances sur ceux qui habitaient à quelque distance dans une direction divergente (Motyke, Hybla, Heræa).

[33] Sur la retraite des Athéniens, voyez LEAKE, Transactions of the Royal Society of Literature, Sec. Series, III, p. 320 sqq. HOLM, Geschichte Siciliens, II, p. 307 sqq. Holm conteste que les Athéniens aient dirigé leur retraite vers la cite orientale, et il lit dans l’expression de Diodore (XIII, 93) une interprétation erronée des paroles de Thucydide (VII,  80). Classen est du même avis. Mais il m’est impossible d'imaginer, pour mon compte, que les Athéniens aient pu avoir un autre objectif que Catane. Ils furent obligés de faire un détour parce qu’Épipolæ, occupée par les Syracusains, interceptait pour eux le chemin direct qui suit la cite. Ils suivirent donc l’ancienne route dans la direction d’Acræ, avec l’intention de tourner à droite devant Acræ. Il n’y a pas si longtemps que l’ancienne route passait par Cava di Culatrello : c’est à l’extrémité occidentale de cette gorge que se trouve Bibbio près du Monte Grosso.

[34] Il y eut un engagement au passage du Kakyparis, aujourd’hui Fiume di Cassibile (THUCYDIDE, VII, 80).

[35] Les huit jours comptés par Plutarque (Nicias, 27) sont exacts, quoi qu’en dise GROTE (X, p. 338, 2, trad. Sadous).

[36] LYSIAS, Orat., XX, § 24.

[37] Sur les Latomies, voyez CICÉRON, In Verr., II, 5, 27. HOLM, Geschichte Siciliens, I, p. 127.

[38] EUSÈBE, Contr. Marcion., p. 29 éd. Gaisford.

[39] Qu’il y ait eu à Syracuse des gens avec lesquels Nicias avait des intelligences, Thucydide (VII, 86) le dit : cependant il ne s’ensuit pas qu’ils fussent de bonne foi.

[40] En ce qui concerne la fin de Nicias et de Démosthène, Timée est en désaccord avec Thucydide (VII, 86) et avec Philistos (ap. PLUTARQUE, 28). Il est bien permis de penser que Timée a fait de son mieux pour montrer sous le jour le plus avantageux possible les Syracusains, et en particulier Hermocrate.

[41] On dit que la fête des Asinaria s’est conservée jusqu’à nos jours (SMITH, Dict. of Grec. and Rom. Geography, I, p. 240).

[42] DIODORE, XIII, 54. HOLM, Geschichte Siciliens, II, p. 89 sqq.