HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA GUERRE JUSQU’À LA PAIX DE NICIAS.

 

 

§ II. — EXÉCUTIONS ET REPRÉSAILLES.

Tandis que les circonstances se modifiaient ainsi à l’intérieur, la guerre continuait avec une violence, croissante. Pendant les premières années, les puissances belligérantes n’avaient fait que tâtonner, en cherchant les moyens de se prendre corps à corps ; elles commençaient maintenant à tirer parti de leurs expériences et à se porter des coups plus sérieux. Les Péloponnésiens avaient déjà tenté de tenir tête sur mer aux Athéniens, et, comme sur terre il leur était impossible de forcer l’ennemi à se mesurer avec eux en rase campagne et de le vaincre suivant les règles de l’ancienne tactique lacédémonienne, ils avaient, contrairement à leur habitude, entrepris un siège régulier pour châtier les plus fidèles alliés d’Athènes, les Platéens, et s’emparer d’une forte place d’armes sur les derrières de l’ennemi. Les malheurs qu’Athènes avait éprouvés stimulaient l’énergie de ses ennemis, et des hommes comme Brasidas avaient eu déjà l’occasion de se signaler par leur capacité.

En même temps la participation à la guerre devenait de plus en plus générale. On se battait non seulement en Attique et en Béotie, mais encore en Acarnanie ; les peuplades du Nord, qui jusque-là n’avaient pris aucune part aux affaires de la Grèce, y furent mêlées alors pour la première fois ; leurs chefs pressentaient que les différends des villes grecques leur permettraient d’acquérir de l’influence et de faire du butin. C’est ainsi que des tribus épirotes des bords de l’Adriatique étaient descendues, conduites par leurs chefs, le long de la vallée de l’Achéloos pour secourir les Ambraciotes contre les Acarnaniens ; le roi des Odryses avait pris, avec une résolution dont on sentait déjà l’effet[1], le parti d’Athènes, tandis que le rusé Perdiccas restait aux aguets, prêt à tirer parti des circonstances, et ne se faisait aucun scrupule, bien qu’il fût l’allié des Athéniens, d’envoyer des renforts à leurs ennemis en Acarnanie. Les alliés des îles et de la côte d’Asie-Mineure étaient en pleine effervescence, et l’on connaissait les plans ambitieux de Pissuthnès, qui avait à sa solde des mercenaires arcadiens. En Grèce, les haines s’exaspéraient de jour en jour, soit entre les différentes républiques, soit entre les puissances belligérantes, et le désir de nuire à l’adversaire était devenu si fort qu’on ne se reposait même plus en hiver.

C’est ainsi que les Péloponnésiens, après les combats du golfe de Corinthe et pendant l’automne de la même année 429 (Ol. LXXXVII, 4), exécutèrent, sous la conduite de Cnémos et de Brasidas, un coup de main qui surpassait comme audace tout ce qu’ils avaient fait jusqu’alors. Les équipages de quarante vaisseaux furent débarqués près de Corinthe ; les matelots prirent chacun sa rame, son coussin et sa courroie, franchirent l’isthme par le travers, tirèrent en toute bide quarante vaisseaux des chantiers de Nisæ et poussèrent tout droit vers le Pirée, qu’on savait ouvert du côté de la mer. Les navires étaient en route ; tout était favorable ; mais les Péloponnésiens eurent peur de leur propre audace, et, au lieu de profiter du moment, ils débarquèrent à Salamine, prirent les trois vaisseaux qui s’y trouvaient et ravagèrent l'île. Des feux allumés en guise de signaux donnèrent l’alarme aux Athéniens : ils eurent un moment de terreur en se voyant tout à coup surpris dans leurs propres eaux ; mais ils en furent quittes pour la peur, et la leçon leur apprit qu’ils feraient bien de mieux garder leur port à l’avenir[2].

Au nord de la mer Égée, l’agitation belliqueuse commença aussi à l’entrée de l’hiver. Perdiccas n’avait pas tenu les promesses qu’il avait faites aux Odryses et aux Athéniens confédérés ; Sitalcès rassembla donc une armée de cent mille fantassins et de cinquante mille cavaliers pour entrer en Macédoine. Jusqu’aux Thermopyles, tout trembla devant l’armée barbare, composée des peuples les plus belliqueux (lu Nord, elles cime-mis d’Athènes crurent que c’était eux qu’on avait l’intention d’écraser. Sitalcès voulait avant tout placer sur le trône de Macédoine le prétendant Amyntas, et il comptait pour cela sur l’appui des Athéniens, qui lui avaient fait entreprendre toute cette campagne. Il envahit les villes de la Chalcidique avec des forces irrésistibles et s’avança jusqu’à l’Axios ; mais les vaisseaux athéniens ne partirent pas, et tout à coup les choses changèrent d’aspect. Le parti des adversaires d’Athènes, à la tête duquel était Seuthès, neveu de Sitalcès, l’emporta. Les intempéries de l’hiver commençaient à se faire sentir, et Perdiccas se hâta de profiter de ces circonstances pour faire des ouvertures de paix, qui furent aussitôt acceptées. Seuthès devint le gendre du roi ; la grande armée des Thraces se débanda, et alliance entre Athènes et le royaume des Odryses, dont on attendait de si beaux résultats, fut rompue pour toujours. Il est possible que la négligence ait été l’unique cause pour laquelle les vaisseaux athéniens n’arrivèrent pas à temps ; peut-être aussi ne s’était-on pas suffisamment entendu ; à moins qu’il ne faille admettre que le premier déploiement des forces de leur nouvel allié ait excité contre lui la jalousie des Athéniens et qu’ils l’aient abandonné à dessein. Dans tous les cas, on put constater ici ce manque d’énergie déployée à propos, qui devint si apparent après la mort de Périclès.

En Acarnanie enfin, l’hiver n’avait pas fait cesser les hostilités : Phormion, après que la flotte du Péloponnèse se fut séparée, débarqua à Astacos, chassa de diverses villes d’Acarnanie le parti ennemi d’Athènes, et voulut prendre Œniadæ, le principal siège de ce parti ; mais le débordement de l’Achéloos, qui entourait la ville à la façon d’un lac, rendit toute attaque impossible. Phormion s’en retourna donc à Naupacte, et, au printemps, il retourna de là à Athènes avec les vaisseaux enlevés à l’ennemi et les prisonniers.

A peine de retour, Phormion fut mis en accusation et condamné à une amende qu’il ne put payer[3] ; il mourut sans doute peu après ; car, lorsque les Acarnaniens viennent l’armée suivante à Athènes, ils demandent qu’on leur donne comme général un fils ou un parent de Phormion[4]. Asopios se rend en Acarnanie avec une escadre[5]. Après une attaque inutile contre Œniadæ, il entreprend une expédition contre Leucade et y périt dans un sanglant combat.

Durant cet été là (c’était celui de la quatrième année de la guerre) se produisit un événement qui se préparait depuis des années. Déjà avant le commencement de la guerre, les habitants de Lesbos, qui avec ceux de Chios étaient les seuls alliés d’Athènes restés libres, s’étaient mis en relation avec Sparte par l’intermédiaire de Mytilène, la plus grande des cinq villes de Lesbos.

Mytilène était située en face de la côte d’Asie-Mineure, sur une éminence qui fait saillie dans le détroit et se trouve flanquée de deux baies, l’une au nord, Maloëis, l’autre au sud ; cette dernière était le véritable port militaire. Les deux haies étaient jointes par un canal qui traversait la ville par le milieu. La beauté du site et la valeur stratégique de la position s’unissaient d’une façon tout exceptionnelle aux avantages des relations commerciales. L’aménagement de la ville et plus encore son histoire montrent que les citoyens aimaient à faire grand. Non contents de la richesse que procure un port fréquenté, ils avaient étendu leurs frontières au delà du territoire de leur ville, et tout d’abord, dans l’île même. Là, ils avaient successivement soumis Antissa, Érésos, Pyrrha, et réuni au leur les territoires de ces trois villes. Puis, comme Samos et Thasos, ils avaient su acquérir et :conserver des domaines considérables sur la terre ferme en face de leur île. Les établissements les plus importants de cette côte, notamment Assos et Gargaros, avaient été fondés jadis par des colons de Lesbos ; maintenant les Mityléniens cherchaient avec une ardeur passionnée à accroître leur puissance dans l’île et sur la terre ferme, et partout Athènes leur faisait obstacle.

Tous les contrastes qui tenaient en haleine le monde grec se faisaient sentir à Mytilène. Et d’abord, le pouvoir était entre les mains d’un petit nombre de familles nobles et riches ; c’étaient elles qui, grâce à leur énergie et à leur prudence, avaient fait la grandeur de la cité ; elles avaient défendu leurs privilèges contre lamasse des citoyens, et elles haïssaient pour cette raison la démocratique Athènes. C’est à contrecœur qu’elles lui donnaient leurs vaisseaux pour augmenter sa puissance : elles craignaient surtout qu’elle n’intervînt tôt ou tard pour renverser leur gouvernement. En second lieu, les villes du continent, anciennes colonies lesbiennes, étaient pour la plupart devenues tributaires d’Athènes. Il régnait depuis longtemps, à propos de cette région, entre Athènes et Lesbos une rivalité d’intérêts qui avait amené des luttes sanglantes déjà du temps des Pisistratides. Les précédents n’étaient point oubliés, et la puissance d’Athènes rendait naturellement plus irréalisable que jamais tout plan d’agrandissement sur la terre ferme. Mais une troisième question, bien plus brûlante encore, divisait les deux villes ; Mytilène se voyait entravée par les Athéniens jusque dans son île, dont elle aspirait à devenir maîtresse.

Il y avait des années que, voulant réunir tous les domaines de l’île en un seul et en faire un État collectif, elle en était empêchée par la résistance de Méthymne, la seconde ville de Lesbos. Celle-ci, située sur la côte septentrionale, en face de la Troade, avait un gouvernement démocratique et était la fidèle alliée d’Athènes, parce qu’elle voyait ;dans cette alliance la seule garantie durable de son indépendance.

A tous ces sujets de discorde, nés de principes et de plans politiques, venait s’ajouter l’antique antagonisme de race, que la guerre actuelle faisait renaître en tous lieux. Sur le continent, c’étaient les Béotiens, et dans l’Archipel, les Lesbiens chez lesquels renaissait l’ancienne jalousie des Éoliens contre les Ioniens de l’Attique ; c’était un essai tenté simultanément de reconstituer une puissance indépendante sur l’ancien domaine de la race éolienne, en Asie et en Europe. Ces deux tentatives avaient entre elles un rapport intime. Les principes oligarchiques, qui régnaient à Thèbes comme à Mytilène, avaient amené le rapprochement des deux États, réveillé le sentiment d’une origine commune et poussé à une action politique commune. Les premiers efforts que Mytilène avait tentés, déjà avant la guerre du Péloponnèse, pour nouer des relations avec Sparte étant restés sans effet, les Thébains reprirent les négociations après le commencement de la guerre ; ils voyaient bien que la Ligue du Péloponnèse trouverait difficilement une alliée plus importante que Mytilène. Ils espéraient trouver maintenant Sparte mieux disposée et plus résolue, et, de leur côté, les habitants de Mytilène étaient décidés à faire le pas décisif. Leur intérêt leur défendait d’hésiter ; ils ne savaient pas combien de temps encore le gouvernement actuel pourrait tenir contre la démocratie ; ils croyaient n’avoir qu’à perdre et rien à gagner à attendre plus longtemps[6]

Les familles qui détenaient le pouvoir savaient combien Athènes avait souffert de la peste, combien son trésor était épuisé par le siège de Potidée, et comme ses flottes étaient occupées simultanément en divers endroits. L’audacieuse tentative des Spartiates, d’attaquer Athènes sur ses propres côtes, avait exalté le courage des habitants de Mytilène ; ils comptaient sur le mécontentement de l’Éolide et de l’Ionie ; ils se trouvaient aussi probablement en rapport avec Pissuthnès. Ils résolurent donc de préparer leur défection avec toute la prudence et toute l’énergie possibles. Ils construisirent de nouveaux vaisseaux, élevèrent des digues pour protéger leurs ports, remplirent leurs greniers et firent enrôler des archers scythes.

Cependant, quelle que fût la prudence avec laquelle ils procédèrent, il leur fut impossible de cacher leurs plans. La jalousie de Ténédos et de Méthymne et la division des partis dans la ville, oui la situation était très tendue, furent utiles aux Athéniens. Un citoyen de Mytilène, Doxandros, qui avait demandé pour ses deux fils la main de deux jeunes héritières de grande naissance et qui avait essuyé un refus insultant, se vengea des aristocrates en dénonçant leurs intentions aux Athéniens, avec qui il était en relations d’hospitalité[7]. On put voir combien étaient précieux pour Athènes ces proxènes qui étudiaient en secret et sans en être chargés officiellement les dispositions des villes alliées[8], et qui signalaient par des avis expédiés en temps utile à Athènes lés mouvements inquiétants. C’est ainsi que, tandis qu’Archidamos marchait pour la troisième fois contre l’Attique, c’est-à-dire au commencement du quatrième été de la guerre, on acquit à Athènes la certitude qu’une nouvelle et dangereuse guerre maritime était inévitable.

Après avoir longtemps hésité à croire les faits concernant les habitants de Mytilène, on essaya de détourner ceux-ci de leurs projets en leur envoyant des ambassadeurs, mais ce fut en vain ; il fallut agir. Un confisqua les vaisseaux lesbiens qui faisaient partie de la flotte, et quarante trirèmes partirent pour Lesbos sous le commandement de Cléippide. Mais on manquait de cette énergie dont Périclès avait fait preuve lors de la défection de Samos. Non seulement une première tentative, où l’on voulut profiter d’une fête d’Apollon célébrée dans un faubourg de Mytilène pour surprendre la ville, échoua, mais les autorités de la ville révoltée réussirent même, grâce à d’habiles pourparlers, à empêcher l’amiral athénien d’attaquer sans délai, de façon qu’ils purent employer le temps de l’armistice ainsi obtenu à terminer leurs préparatifs et à envoyer une ambassade à Sparte. Ce fut un bonheur pour les Athéniens que les Spartiates se soient alors montrés encore bien plus irrésolus qu’eux-mêmes. Car, au lieu d’agir sous leur propre responsabilité, sans perdre un moment, tandis que la ville menacée était accessible encore, ils invitèrent les ambassadeurs à se présenter à Olympie, où allait avoir lieu la grande fête dont la guerre avait fait une fête purement péloponnésienne, utilisée pour le règlement des affaires de la confédération.

A Olympie, les envoyés de Mytilène tinrent un langage qui fait honneur à leur courage et à leur virilité. Ils ne se plaignirent pas des mauvais traitements qui les forçaient à chercher du secours au dehors ; ils ne déclamèrent pas contre la tyrannie d’Athènes ; ils se contentèrent de déclarer que leur indépendance était plus apparente que réelle ; qu’elle n’offrait aucune sécurité et dépendait entièrement du bon plaisir d’Athènes ; que cet état de choses leur était insupportable ; qu’ils ne voulaient pas faire partie d’une confédération qui avait si profondément modifié son caractère primitif ; qu’ils n’entendaient pas être les instruments d’Athènes et consolider sa tyrannie égoïste. C’était le fier langage d’une aristocratie à laquelle l’idée de dépendre de la bourgeoisie athénienne était intolérable. Ils ne venaient pas les mains vides ; mais, comme naguère les Corcyréens l’avaient fait à Athènes, ils expliquèrent aux Péloponnésiens que leur alliance était pour Sparte infiniment précieuse, attendu qu’elle lui procurait, pour agir contre les Athéniens, une place d’armes des mieux situées, de l’argent et des vaisseaux ; qu’elle lui fournissait les moyens d’attaquer Athènes non pas en Attique seulement, le lieu du monde où il était moins aisé de l’entamer, mais aux endroits où elle avait le plus à craindre. L’invitation des Béotiens les avait décidés à faire défection plus tôt qu’ils ne le pensaient ; aussi la Ligue leur devait-elle le secours le plus prompt : le prestige de Sparte allait dépendre de l’énergie que l’on mettrait à exécuter cette mesure.

Le discours eut tout d’abord un plein succès. Mytilène fut acceptée comme membre de la Ligue péloponnésienne, et on lui promit de la secourir sans tarder. On résolut aussi de diriger sur-le-champ contre Athènes une nouvelle attaque par terre et par mer. Les Spartiates, en effet, reparurent bientôt à l’isthme avec leur armée et se préparèrent à transporter les trirèmes du port de Lechæon sur le rivage opposé. Mais les autres Péloponnésiens ne vinrent pas au rendez-vous ; ils étaient occupés à la moisson et ne témoignaient aucune envie d’entreprendre une seconde campagne au cours du même été. Les Athéniens, au contraire, comprirent parfaitement l’importance du moment. Il s’agissait pour eux maintenant de montrer que leur puissance était intacte et qu’ils étaient prêts à se mesurer partout avec leurs ennemis. Les Spartiates furent très étonnés de voir paraître près de l’isthme une flotte de 100 trirèmes, qui mit aussitôt à néant tous leurs projets ; ils apprirent en même temps qu’une autre flotte rançonnait la côte laconienne. C’étaient les 30 trirèmes d’Asopios, qui en prit 12 pour se rendre en Acarnanie et lit rebrousser chemin aux autres. Enfin, au lieu de rappeler ses vaisseaux de Mytilène, comme ses ennemis s’y attendaient, Athènes en augmenta le nombre.

Les Mytiléniens avaient, en attendant, mis le temps à profit pour fortifier leur île. Leur attaque contre Méthymne avait échoué, mais les villes sujettes furent remises en état de défense ; on était décidé à défendre toutes les places l’une après l’autre. Au commencement de l’automne, Pachès parut avec mille hoplites ; la ville insurgée fut entourée d’un mur du côté de la terre, et, lorsque l’hiver arriva, elle était bloquée sans espoir d’être secourue.

Dans l’intervalle, l’expédition contre Platée, entreprise pendant la troisième année de la guerre, pendant que la peste régnait à Athènes, avait pris une tournure tout autre que ne s’y attendaient les Spartiates. En effet, lorsqu’ils s’étaient présentés devant la petite ville avec toute l’armée fédérale, ils espéraient arriver au but par des négociations ; et, lorsque les Platéens se réclamèrent de l’inviolabilité de leur territoire, solennellement garantie, on leur fit une insidieuse réponse, à savoir, qu’on ne voulait autre chose que leur rendre l’entière indépendance à laquelle ils avaient droit ; qu’actuellement ils n’étaient ni libres, ni indépendants ; qu’ils n’avaient qu’à renoncer à l’alliance d’Athènes et à rester strictement neutres. Les Platéens répondirent que leur situation leur commandait de s’appuyer sur un État plus puissant ; que Sparte d’ailleurs leur avait expressément recommandé cette alliance avec Athènes dont à présent on leur faisait un crime. Abandonner les Athéniens, ce serait, en fin de compte, livrer la ville à ses ennemis les plus acharnés. Archidamos fit cesser ces pourparlers qui, pour tout Spartiate ayant conservé quelque sentiment d’honnêteté, devaient être assez pénibles ; if remontra aux Platéens combien leur situation était dangereuse à tous égards et leur proposa de s’expatrier en lui abandonnant le territoire de la ville pendant la durée de la guerre. On tiendrait un compte exact de leurs immeubles, et, après la guerre., on les leur rendrait avec le terrain lui-même, sans perte aucune[9].

On ne peut douter que cette proposition du roi ne fût faite de bonne foi. Elle était d’autant plus naturelle que les femmes, les enfants, et tout le peuple hormis quatre cents citoyens, s’étaient déjà réfugiés en Attique : Sparte voulait même s’engager à pourvoir à l’entretien des habitants pendant leur exil. On comprend facilement que les Platéens ne repoussèrent pas cette proposition sans réfléchir ; ils la soumirent à l’approbation des Athéniens. Les Athéniens la rejetèrent et promirent un secours efficace.

Dès lors, les Platéens n’hésitèrent plus ; du haut des murs, ils déclarèrent à l’ennemi qu’ils seraient fidèles à Athènes, quoi qu’il advint, et se préparèrent à une résistance énergique. Archidamos, de son côté, fut forcé de prendre l’affaire au sérieux. Après avoir essayé, par de solennelles prières aux dieux et aux héros du pays, de tranquilliser sa conscience et de rejeter tous les torts sur les Platéens, il fit déboiser les pentes du Cithéron, au pied duquel la ville est bâtie, construire des palissades, et, à l’aide de ces palissades, élever une terrasse du haut de laquelle il voulait attaquer les défenseurs de l’enceinte. On voulait éviter à tout prix un siège long et coûteux, et les soldats travaillèrent jour et nuit au remblai. Au bout de soixante-dix jours, il fut terminé. Mais les Platéens, de leur côté, élevèrent leurs murs et leurs parapets, détruisirent au moyen de galeries souterraines les terrassements de l’ennemi, et construisirent un second mur derrière la partie du leur qui se trouvait le plus menacée, pour pouvoir se retrancher derrière cette seconde ligne. Ils surent aussi rendre inoffensifs les béliers en. en brisant la tête ou en détournant le choc au moyen de nœuds coulants. Enfin, les assiégeants eurent recours au feu ; ils remplirent de matières combustibles l’espace compris entre le mur et leurs retranchements, et allumèrent un incendie dont la flamme et la fumée menaçaient d’anéantir la ville entière et ses défenseurs ; mais, au moment du plus grand danger, une averse inattendue vint, dit-on, les sauver.

Alors Archidamos, qui, en vrai Spartiate, ne s’était décidé qu’avec peine à élever des bastions et à employer des machines de siège, dut renoncer à l’idée de vaincre par la force la petite troupe des citoyens de Platée ; on dut prendre le parti d’entourer toute la ville d’une ligne de circonvallation pour l’affamer. La situation escarpée de la ville rendait la tâche plus difficile, mais on ne recula pas devant l’effort ; la haine avait grandi pendant la lutte, et les Thébains firent ce qu’ils purent pour activer les travaux. On entoura la ville d’une double muraille, avec un fossé du côté de la ville assiégée et un autre vers le dehors ; de distance en distance les murs étaient garnis de tours régulièrement espacées ; l’intervalle qui séparait les deux murs, large de seize pieds, était couvert et formait comme un vaste corps de garde entourant la ville ennemie. Vers le milieu du mois de septembre, cet ouvrage gigantesque était terminé ; on put licencier la plus grande partie des troupes. Les Péloponnésiens et les Thébains se partagèrent la garde des murs d’enceinte ; chaque troupe avait sa place déterminée ; un corps de trois cents soldats servait de réserve pour les cas imprévus.

Depuis un an entier les Platéens enduraient leur prison, privés de toute communication avec le dehors, sans espoir d’être débloqués, et entourés d’ennemis qui avaient soif de leur sang. Les vivres commençaient à manquer ; aussi, les plus braves résolurent de risquer une sortie. Après s’être muni d’échelles de la hauteur des remparts ennemis, on profita d’une pluvieuse et froide nuit de décembre, à l’heure où l’on pouvait supposer que les hommes de garde étaient retirés dans les tours qui leur servaient de guérites.

Deux cent-vingt hommes quittent la ville ; ils sont armés à la légère ; le pied gauche seul est chaussé d’un soulier, pour être plus solide en cas d’attaque ; le pied droit est nu, pour traverser plus facilement la vase. Gardant entre eux une certaine distance, afin d’éviter tout bruit d’armes, ils franchissent le fossé, puis escaladent le mur en se passant de l’un à l’autre leurs boucliers ; ils tuent les gardiens des deux tours les plus voisines à gauche et à droite ; tout réussit sans bruit ; les Platéens sont maîtres d’une partie du mur avec deux tours qu’ils occupent ; la plupart sont arrivés heureusement en haut. A ce moment une tuile tombant du mur donne l’alarme à la garnison. Sept Platéens rebroussent chemin, parce qu’ils croient tout perdu. Mais, tandis que les ennemis ne savent à quoi s’en tenir et que personne parmi eux n’ose quitter son poste, les braves redescendent l’un après l’autre, par le mur extérieur.

A la fin, ceux qui ont gardé les tours quittent leur poste et arrivent sans encombre au fossé extérieur. Malheureusement, le fossé se trouve rempli d’eau et recouvert d’une légère couche de glace. Le passage en est retardé, et, avant que tous aient pu le franchir, des troupes accourent avec des torches ; c’est le corps volant des trois cents qui atteint les Platéens au bord du fossé. Mais les torches gênent les ennemis en les éblouissant, tandis qu’elles facilitent le combat aux Platéens. Un archer est seul fait prisonnier. Les autres passent l’eau et prennent le chemin de Thèbes, parce qu’ils supposent qu’on doit les poursuivre sur la route d’Athènes. Ce n’est qu’à Érythræ qu’ils tournent à droite vers la montagne et arrivent à Athènes le matin, au moment où leurs frères d’armes envoyaient des hérauts aux assiégeants pour leur demander les cadavres des leurs, qu’ils croyaient tous perdus[10]. Jamais le courage uni à la prudence et à la décision n’a été plus brillamment récompensé. Les assiégés en profitèrent aussi, car, devenus moins nombreux, ils purent faire durer leurs provisions plus longtemps.

C’est ainsi qu’au commencement de la cinquième année de la guerre l’attention se concentrait sur deux sièges ; les deux coûtaient aux assiégeants les plus grands sacrifices ; les assiégés des deux villes espéraient toujours qu’on leur accorderait le secours promis, et toujours en vain.

Cependant, la flotte péloponnésienne fut enfin équipée au printemps, et Alcidas cingla de Gytheion en pleine mer Égée avec quarante-deux voiles. C’était la première fois, depuis la fondation de la ligue maritime athénienne, que des vaisseaux de guerre péloponnésiens se montraient dans les eaux qu’Athènes considérait comme son domaine. Pour appuyer l’expédition maritime, l’armée de terre des Péloponnésiens entra en Attique, sous la conduite de Cléomène. Ce Cléomène était le tuteur de son neveu Pausanias, fils de Plistoanax, et succédait dans le commandement des troupes à Archidamos, mort peu auparavant, après un règne de quarante-deux ans.

Cette quatrième invasion fut particulièrement dommageable aux Athéniens, parce que l’ennemi essaya de se maintenir le plus longtemps possible en Attique, espérant y recevoir la nouvelle des succès d’Alcidas[11]. Mais bientôt on vit que ces espérances étaient absolument gratuites. Car l’amiral spartiate, inhabile et lâche, fit tout ce qu’il put pour manquer le but de son expédition. Il croisait timidement entre les Cyclades, tandis que Mytilène se trouvait dans la plus grande détresse. Elle ne pouvait attendre plus longtemps ; aussi, le Spartiate Sa4thos, qui quelques mois auparavant s’était glissé dans la ville pour annoncer un secours prochain, donna-t-il au gouvernement le conseil de tenter une sortie comme dernière chance de salut. Dans ce but, toutes les armures que possédait la ville furent distribuées, même aux citoyens des plus basses classes, qui dans cet État aristocratique n’avaient servi jusqu’alors que légèrement armés. Mais cela fut à peine fait que le peuple se déclara contre le gouvernement ; il exigea que tous les greniers à blé fussent ouverts et menaça d’entamer immédiatement des négociations avec les Athéniens. Il ne restait plus à l’aristocratie régnante que d’agir de concert avec le peuple et de commencer à traiter avec Pachès ; sans quoi, on les aurait livrés seuls, comme auteurs de la révolte. Pachès promit que personne ne serait ni enchaîné, ni réduit en esclavage, ni mis à mort avant qu’Athènes eût fait connaître sa décision. Malgré cela, les oligarques, à l’entrée des Athéniens, se tenaient assis, pleins d’anxiété, sur les marches des autels. Ils ne se sentaient guère plus en sûreté devant leurs concitoyens que devant les ennemis ; on les conduisit à Ténédos, où ils restèrent sous bonne garde[12].

Sept jours après la reddition de Mytilène, Alcidas vint jeter l’ancre en face de Lesbos, dans le voisinage d’Érythræ. Il avait manqué le but principal ; et néanmoins, c’était un fait extraordinaire que le stationnement d’une flotte péloponnésienne sur la côte d’Ionie. Puisqu’on était venu jusque-là, il fallait tâcher de faire ce à quoi on pouvait encore réussir. L’amiral ne manquait pas dans son entourage de conseillers qui comprenaient parfaitement l’importance du moment. L’Éléen Teutiaplos voulait qu’on surprît sans tarder les Athéniens à Mytilène, avant qu’ils pussent s’attendre à être attaqués. Des fugitifs ioniens et des Lesbiens vinrent trouver Alcidas sur la flotte et le supplièrent déprendre une mesure décisive. Il devait prendre position dans une ville d’Ionie ou dans la Kyme d’Éolie, et là, attirer à lui les mécontents, réaliser le programme politique de Sparte et proclamer la liberté des villes grecques en Ionie et en Éolide. Il n’y avait pas de flotte athénienne dans la région, et les esprits fermentaient partout. Les Perses s’empressaient d’exploiter l’irritation qui régnait contre Athènes et de rétablir leur domination sur certains points de la côte ; Colophon était retombée en leur pouvoir dès l’été de 450 (Ol. LXXXVII, 3), grâce à l’appui d’une partie des habitants, et on avait expulsé le parti athénien de Notion, port de Colophon. Pissuthnès, avec ses mercenaires arcadiens, y avait contribué ; c’était le même satrape qui déjà, dans la guerre contre Samos, avait montré son inimitié pour Athènes et son envie de se mêler des affaires grecques. Si donc le général spartiate s’était entendu avec lui, Athènes eût pu être gravement menacée.

Mais Alcidas n’écouta rien. Il longea timidement la côte et borna ses exploits à faire prendre et exécuter quelques Ioniens inoffensifs, jusqu’à ce que les oligarques samiens, que la dernière insurrection avait chassés de leur île et qui s’étaient établis à Anæa, lui eussent représenté que cette manière d’agir n’était pas le vrai moyen de se faire passer pour un libérateur de l’Hellade, Dès qu’il soupçonna que les Athéniens suivaient sa trace, ses courses sans objet se changèrent en fuite précipitée, de sorte qu’il repassa la mer en toute hôte pour rentrer chez lui. C’est ainsi que les Athéniens, sans avoir rien fait, se virent délivrés de tout danger, et purent se Servir sans plus tarder de leur flotte pour rétablir leur autorité en Asie-Mineure, La ville de Notion, dont les habitants divisés en parti perse et en parti athénien avaient vécu pendant quelque temps séparés par un mur, fut replacée, à l’aide de la ruse et de la force, sous la dépendance d’Athènes. Pachès enfin soumit sans peine Lesbos et envoya à Athènes, pour qu’ils y entendissent prononcer leur sentence, les aristocrates lesbiens ainsi que le Spartiate Salæthos, qu’on avait découvert dans une cachette.

Lorsque les malheureux furent débarqués au Pirée, les citoyens étaient dans une exaltation fiévreuse et le procès qui commença alors témoigne clairement du changement que les dernières années avaient amené dans la vie publique d’Athènes.

Les causes de cette irritation sont faciles à comprendre. Le siège de la ville révoltée avait imposé à Athènes des sacrifices extraordinaires ; il ne restait plus au Trésor épuisé que le fonds de réserve[13], et pour la première fois il fallut décréter un impôt sur le revenu, afin de trouver une somme de 200 talents pour pouvoir continuer le siège[14]. Cette mesure avait causé une grande surprise ; car au commencement de la guerre c’est surtout sur le Trésor qu’on avait fondé l’espoir de la victoire ; l’irritation contre les rebelles n’en était que plus grande. Les Athéniens avaient vu avec terreur la situation périlleuse de leur république. La Perse menaçait leurs alliés ; une flotte ennemie s’était montrée en Ionie, et c’était seulement grâce à la complète incapacité de son chef que la défection de Lesbos n’avait pas été suivie d’un soulèvement le long de la côte ionienne et éolienne. A cette inquiétude qu’inspiraient les possessions d’outre-mer venaient s’ajouter l’irritation causée par une nouvelle dévastation de l’Attique et le souci poignant que donnait Platée. Au milieu de cette surexcitation, produite par tant de causes, les Athéniens n’avaient pas de chef qui eût le pouvoir ou la volonté de les calmer ; leurs orateurs ne songeaient au contraire qu’à les entretenir dans ces sentiments et à accroître leur exaltation, surtout Cléon, qui avait alors plus d’influence que tout autre.

Le père de Cléon, Cléænetos, était manufacturier et entretenait une foule d’esclaves qui tannaient des peaux et travaillaient le cuir ; métier très florissant à Athènes, mais peu considéré. Le milieu dans lequel grandit Cléon n’était pas fait pour lui donner une éducation supérieure. Il avait l’air lourd et grossier, la voix rude, et menait grand bruit en parlant. Fier de sa force brutale, il se piquait de ne pas être autre chose qu’un homme du peuple ; il était l’adversaire né de tous ceux qui, en possession d’une culture intellectuelle supérieure, tenaient tête à la foule et la regardaient de haut. Il avait été l’ennemi de Périclès et s’était même ligué avec des hommes comme Diopithe et Thucydide contre les philosophes, amis de Périclès. Lorsque les Athéniens firent amende honorable à l’homme d’État qu’ils avaient offensé, ce fut un échec pour Cléon, qui pendant quelque temps se tint plus tranquille. Puis, il se mit de nouveau en évidence, et, quand il eut écarté Eucrate et que Lysiclès eut péri dans la vallée du Méandre, il put se considérer comme le citoyen le plus influent d’Athènes.

Parmi les moyens employés par Cléon pour se concilier à ce point la faveur du peuple, l’élévation du salaire des juges, décidée probablement sur sa proposition, avait été l’un des plus efficaces[15]. On peut admettre qu’elle était justifiée, jusqu’à un certain point, par le renchérissement des vivres qui doit s’être fait sentir depuis le commencement de la guerre ; dans tous les cas, cette institution du tribunal populaire avait changé complètement de nature. En effet, une rétribution de trois oboles ou d’une demi-drachme[16] était pour l’Athénien pauvre un gain séduisant ; il consentait volontiers, pour la toucher, à laisser là ses outils ; il courait au tribunal ; les hommes d’âge surtout, ceux qui étaient incapables de porter les armes, étaient enchantés de gagner aussi commodément leur vie ; parmi les campagnards même, plus d’un trouvait là une compensation pour la perte de sa récolte que la guerre lui avait enlevée. Il en résulta que les juges étaient presque tous des gens sans fortune. Ils passaient à siéger les meilleures heures de la journée, trouvant à ouïr les procès une occupation des plus agréables, pleins du sentiment de leur importance et du pouvoir que leur donnait sur la vie et la fortune de tant de milliers d’hommes leur position de membres des tribunaux d’Athènes. Après les séances, dont on calculait la longueur sur la patience probable des jurés, ceux-ci pouvaient, sans se préoccuper des soucis de l’existence, se reposer des fatigues de la vie publique en prenant, pour leurs trois oboles, leur bain et leur repas.

On comprend dès lors la reconnaissance qu’éprouvaient les Athéniens pour l’auteur de cette augmentation de salaire. Cléon était le héros du jour, le bienfaiteur du peuple, le patron révéré de la justice ; et plus la rage de siéger, dont Cratinos déjà s’était moqué, augmentait à Athènes, plus le pouvoir de Cléon grandissait. Car on avait depuis longtemps imaginé de faire des tribunaux les instruments des partis politiques, en intentant des procès criminels à des hommes éminents. Ce fut alors que le métier d’espion ou de sycophante devint florissant. Il se forma une classe particulière d’individus dont le métier consistait à inventer des chefs d’accusation et à tramer leurs concitoyens devant les tribunaux. Ces délations étaient surtout dirigées contre ceux qui se distinguaient par la richesse, la naissance ou le mérite, et par conséquent éveillaient le soupçon ; car les délateurs voulaient se faire passer pour d’ardents amis du peuple et pour de vigilants gardiens de la constitution. Or, plus les défauts de celle-ci devenaient apparents, plus les assemblées étaient bruyantes et tumultueuses, plus le parti des modérés se séparait de la foule, plus les gens instruits s’éloignaient des affaires publiques, et plus le peuple devenait soupçonneux, plus la crainte des trahisons et des menées anticonstitutionnelles devenait générale. On ne voyait partout que complots et conspirations, et les orateurs persuadaient au peuple de ne se lier à aucun fonctionnaire, à aucun fondé de pouvoir, à aucune commission, de tout traiter en pleine assemblée et de s’emparer de l’administration tout entière. Les sycophantes vivaient de cette méfiance et l’exploitaient pour se donner de l’importance. Des jeunes gens sans notoriété aucune. et qui en partie n’étaient même pas Athéniens de naissance, s’attaquaient sans pudeur aux vétérans des guerres persiques[17] ; on vit des généraux, qui plus d’une fois avaient risqué leur vie pour la république et avaient conduit ses vaisseaux à la victoire, être poursuivis dans leur vieillesse par d’infâmes accusateurs et condamnés par les tribunaux populaires. On ne s’adonnait, du reste, au métier de sycophante que dans l’espoir d’un lucre honteux ; où menaçait de citations en justice pour extorquer de l’argent, aussi bien des innocents que des coupables ; car, même parmi ceux qui se sentaient innocents, plus d’un craignait par-dessus tout un procès politique, parce qu’on ne se liait pas à l’équité de jurés qui souvent n’écoutaient que leurs passions et étaient la plupart du temps juges dans leur propre cause.

Cléon lui-même était passé maître dans l’arides sycophantes, et ce fut un des moyens les plus efficaces dont il se servit pour fonder sa puissance. Il vint à bout, par ce procédé, d’écarter tous ceux qui lui semblaient dangereux, d’éloigner de la tribune les orateurs du parti adverse et de les dégoûter des affaires publiques : son influence sur le peuple et son manque absolu de scrupules intimidaient tout le monde et répandaient autour de lui une si grande terreur que personne n’osait se mesurer avec lui. Le bien dont les Athéniens étaient lé plus jaloux, la parole libre, leur était enlevé de fait. Contre Cléon, les moyens honnêtes ne servaient de rien ; il fallait l’acheter avec de l’argent, et il sut employer son pouvoir pour acquérir une fortune considérable[18].

Le but que poursuivait Cléon dans l’Étal, et qu’il atteignit en effet par son talent d’orateur et de politique, était donc encore le gouvernement personnel, sans lequel la démocratie était impossible dans les temps difficiles[19]. Une fois son but atteint, il changea de manière à certains égards. Il cessa de fréquenter ses amis d’autrefois et acquit par là le droit de poursuivre avec d’autant plus de violence toutes les sociétés secrètes ayant des visées politiques. Sa politique à lui n’était point de celles qui ont besoin de pareils moyens pour prévaloir. Il ne poursuivait pas de plan à longue portée, pour la réalisation duquel l’union de tous les hommes du même parti eût été nécessaire ; il ne cherchait au contraire qu’à attacher toujours plus étroitement à sa personne la majorité de ses concitoyens et à exploiter dans ce but, le plus adroitement possible, le détail des questions du jour.

Étant donnée la situation que Cléon s’était faite vis-à-vis dit peuple, on pouvait prévoir qu’il se croirait appelé à défendre surtout les intérêts des classes inférieures, sous prétexte que jusque-là elles n’avaient pas joui de leurs droits. Mais on ne saurait prouver que telles aient été ses intentions. Si l’on peut parler d’une politique de Cléon, dans l’acception élevée du mot, elle consistait à rendre de plus en plus impossible la paix avec Sparte et à rendre de jour en jour plus irrémédiable la scission qui s’était produite entre les États de la Grèce. Mais une semblable politique exigeait avant tout d’un homme d’État qu’il augmentât en tous sens les forces de la république ; que, par une sage économie, il concentrât sous sa main les ressources servant à alimenter la guerre, et qu’il affermit les fondements de sa puissance. C’est pourtant ce dont Cléon ne se souciait guère ; il affaiblit Athènes eu augmentant au plus fort de la guerre le salaire des juges, de façon que la dépense se montait annuellement de ce chef à cent cinquante talents, tandis que la somme des revenus annuels de l’État ne s’élevait au début de la guerre qu’à mille talents[20]. Aussi fût-on obligé de chercher à augmenter par tous les moyens imaginables les revenus qu’on tirait des alliés. Or, ceci n’était possible qu’à l’aide du terrorisme le plus impitoyable, système qui, en apparence, ajoutait à la puissance de la cité, mais qui, en réalité, en ébranlait les fondements, et cela, à une époque où elle s’engageait de plus en plus dans les dangers d’une guerre désastreuse.

Cléon ne pouvait se faire illusion sur la situation ; mais il était bien loin d’en montrer les dangers à ses concitoyens afin de leur demander d’autant plus d’efforts et d’esprit de sacrifice, comme c’eut été le devoir d’un directeur politique consciencieux ; il donnait au contraire aux masses une idée fausse de la puissance de l’État ; il les engageait à s’en approprier les revenus et à jouir des avantages de leur pouvoir illimité. II entretenait leur ardeur belliqueuse en leur représentant comme certaine la victoire sur leurs adversaires, et en leur faisant entrevoir du même coup de nouveaux avantages et des jouissances nouvelles. On mit en circulation des oracles qui prédisaient la soumission de tout le Péloponnèse et, pour les juges, un salaire de cinq oboles que les Athéniens tireraient un jour de l’Arcadie[21]. C’était là la politique de Cléon, et, pour l’appliquer, il n’avait pas besoin d’être appuyé par des coteries politiques, attendu que la foule la trouvait fort à son goût.

Mais, si Cléon renonçait à ses liaisons d’autrefois, c’est en partie aussi parce qu’il voulait se présenter devant le peuple plus sûr de lui-même et de sa force, et qu’il tenait à faire voir la distance qui le séparait maintenant de ceux qui naguère luttaient avec lui contre Périclès et avaient été ses égaux dans l’opposition. Lui-même avait remarqué chez Périclès bien des traits de caractère qu’il imitait à sa façon. Il est vrai qu’à la tribune il était en tout point l’opposé de son devancier. Tandis que Périclès se présentait devant le peuple avec le calme le plus imperturbable et conservait jusque dans le feu du discours un ton égal et une attitude parfaitement tranquille, au point de ne pas déranger un pli de son manteau, on voyait Cléon s’agiter avec violence en débitant ses discours et gesticuler des deux bras ; il rejetait son manteau tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et lançait de toute sa force sa voix retentissante. Périclès était pour ses concitoyens un modèle de calme, parce qu’il demandait dans les débats publics l’examen le plus réfléchi ; Cléon n’était jamais plus à l’aise que quand le peuple était en proie à une agitation fiévreuse ; il employait alors tous les moyens d’entretenir et d’accroître la passion. Périclès ne perdait jamais de vue la question posée ; l’habileté de Cléon consistait à se faire valoir lui-même en insultant ses adversaires. Périclès cherchait à convaincre par des preuves et à écarter l’influence d’impulsions non raisonnées ; Cléon exploitait la crédulité des masses pour les surexciter par des nouvelles émouvantes, surtout par des prédictions, des oracles apocryphes, etc. Plus la foule était passionnée, et plus il était sûr de la gouverner, plus il se sentait son représentant naturel, plus sa voix dominait, avec l’accent du triomphe, la foule tumultueuse. Néanmoins, Cléon était assez prudent pour ne pas négliger les moyens dont il avait lui-même constaté l’efficacité par l’exemple de Périclès ; il faisait preuve d’un talent extraordinaire en n’agissant pas toujours comme un esclave rusé qui sait dominer un maître capricieux ; loin de toujours flatter les passions du peuple, il lui disait de temps à autre de dures vérités et savait, selon les circonstances, imiter avec bonheur le ton de l’éloquence de Périclès. L’affaire de Mytilène lui offrit pour cela une occasion des plus favorables.

Lorsqu’on amena les prisonniers, un seul sentiment dominait la foule, la soif de la vengeance ; toute considération raisonnable était écartée. L’objet de la plus grande fureur était Salœthos. Personne n’osait faire appel en sa faveur à la clémence ou à la raison, bien que ce Spartiate de grande famille eût pu être très utile si on l’avait retenu comme otage ; il avait même fait entrevoir le salut des Platéens si on lui faisait grâce de la vie. Il fut immédiatement mis à mort. Le sort des habitants de Mytilène fut débattu par les Athéniens et diverses propositions mises en avant. Les uns firent entendre des paroles de clémence ; les autres demandaient qu’on mît à mort tous les habitants de l’île capables de porter les armes et que les autres fussent vendus comme esclaves. Parmi les premiers était Diodotos, fils d’Eucrate : c’était l’organe du parti modéré qui voulait qu’on fit une distinction entre les coupables et les innocents.

Ne savait-on pas, en effet, qu’à Mytilène le parti du gouvernement avait seul poussé à la révolte, que la majorité de la population n’y avait pris aucune part et qu’elle avait même, dès qu’elle se vit armée, forcé le gouvernement à traiter avec Athènes ? On pouvait croire que cette considération ne serait pas sans effet même sur une population surexcitée par la passion, et qu'elle la guiderait dans ses décisions. Ce fut le contraire qui eut lieu. Cléon avait donné pour mot d’ordre qu’on devait appliquer la loi martiale dans toute sa rigueur une autre révolte de ce genre pourrait ruiner la domination d’Athènes et tous les avantages qu’elle procurait à ses habitants. Il fallait faire un exemple terrible et ne point admettre de distinction parmi les révoltés[22]. Cette résolution fut votée, et l’on dépêcha immédiatement une trirème qui était au Pirée prête à faire voile, pour qu’elle transmit à Pachès des ordres en conséquence.

Mais à peine les citoyens se furent-ils séparés qu’un revirement se fit sentir dans l’opinion publique. tien des gens, qui n’avaient pas été assez courageux ni assez forts pour écouter la voix de leur conscience au milieu du tumulte de l’assemblée, devinrent accessibles à des considérations plus réfléchies et furent effrayés d’avoir pris part à un acte aussi monstrueux. Les chefs de la minorité mirent à profit ces sentiments : les Mytiléniens présents à Allènes comme ambassadeurs unirent leurs efforts aux leurs, et, sur leurs instances, les prytanes se décidèrent à convoquer le lendemain une assemblée, bien qu’il fuit contraire aux principes du droit publie d’Athènes de remettre sine seconde fois aux voix une question vidée par un décret du peuple. Cette deuxième délibération était un assaut livré à la toute-puissance de Iléon il dut employer toute la force de son éloquence pour maintenir la première décision, et en même temps il profila de l’occasion pour se poser en défenseur de la loi, pour représenter comme un signe de faiblesse et d’irrésolution l’abandon de son opinion et appeler séducteurs du peuple ceux qui prétendaient avoir plus de lumières que les autres.

On voyait une fois de plus, disait-il, ce qu’il avait dit si souvent, à savoir, qu’une démocratie est incapable de gouverner d’autres États, car rien n’est plus insensé que de vouloir appliquer aux rapports avec l’étranger la cordialité qui convient aux relations entre concitoyens. Il faut avoir le courage de renoncer à de douces illusions. L’empire de l’Archipel repose sur la force ; ceux qu’on appelle des alliés ne sont que des ennemis aux aguets, et c’est peine perdue que de vouloir se les attacher par la douceur, par l’indulgence ; enfin, le pis qu’on puisse faire, c’est de montrer de la faiblesse et de l’indécision. Les lois, dans leur sagesse, défendent de reprendre les débats terminés ; mais qu’importent aux Athéniens l’usage et les lois ? Ils se croient pour cela trop intelligents et trop instruits. Cependant, les choses n’en iraient que mieux s’ils étaient moins intelligents et plus fidèles aux lois ; des lois défectueuses auxquelles on obéit valent mieux que les meilleures que l’on n’applique pas. Je suis toujours le même, dit-il ensuite, en s’appropriant évidemment une tournure qui dans la bouche de Périclès avait :été souvent d’un puissant effet, mais vous, Athéniens, vous vous laissez sans cesse induire en erreur, après avoir reconnu la vérité ; c’est que vous écoutez des discours comme si vous étiez au théâtre ; ce n’est pas la situation qui vous occupe, mais l’art de l’orateur. Les habitants de Mytilène ont, sans raison aucune, commencé la révolte la plus dangereuse et mis tout en œuvre pour anéantir votre cité. Il est juste qu’ils soient écrasés a leur tour. Une clémence débonnaire aura pour suite de nouvelles défections, de nouvelles pertes d’hommes et d’argent ; et vos rusés ennemis, s’ils doivent vaincre, vous récompenseront mal de votre indulgence.

Ces paroles habilement calculées, qui en apparence réprimandaient le peuple, mais flattaient en réalité son désir de vengeance et sa haine, furent combattues avec une fermeté virile par Diodotos, le même qui, dans la première assemblée, avait parlé contre Cléon. Ce n’est pas avec des tournures empruntées à l’éloquence de Périclès, mais dans l’esprit même de cette éloquence, qu’il montra la parole sensée devenant le salut de l’État, et qu’il désigna comme les pires ennemis de la république ceux qui. polissaient le peuple à des actions irréfléchies, ceux qui redoutaient pour leurs conseils un examen approfondi et qui avaient recours à d’audacieuses calomnies pour chasser de la tribune leurs adversaires politiques. Diodotos ne veut pas défendre les révoltés de Mytilène ; il ne veut pas exciter l’émotion ; l’affaire ne doit pas être traitée comme un procès ordinaire, mais comme une question politique, à laquelle la haine et la passion doivent rester étrangères. Selon lui, il ne s’agissait pas d’un fait isolé, mais de la politique de l’État en général et de ce qui devait être profitable pour l’avenir. Le terrorisme de Cléon était déraisonnable et impolitique. Une sévérité sans mesure n’empêcherait pas de nouvelles défections, mais rendrait la résistance plus désespérée, la répression plus coûteuse ; et la ruine des alliés, dont la fortune était la base de. la puissance athénienne, n’en serait que plus complète. Par la haine et la passion, on perdrait partout les sympathies du parti athénien ; la justice et la générosité étaient le seul moyen de prévenir de nouvelles défections[23].

Enfin, au milieu d’une agitation immense, on vota par mains levées ; une faible majorité décida en faveur de Diodotos. Cette fois, le parti modéré avait vaincu le terrorisme du démagogue et empêché les Athéniens de se déshonorer en chargeant leur conscience d’un massacre effroyable. Mais il fallait faire en sorte que la nouvelle décision ne restât pas sans effet pour les condamnés. Le danger était grand ; le vaisseau porteur de la sentence de mort avait une avance de 24 heures. On lit ce qu’on put ; les envoyés de Mytilène munirent de provisions l’équipage du second navire, lui promirent de grandes récompenses et obtinrent qu’on ramât sans discontinuer jusqu’à Lesbos. Le temps était favorable ; l’équipage du premier vaisseau s’était, heureusement, moins pressé : le message de grâce arriva à temps pour sauver la vie à des milliers de Mytiléniens innocents.

Malgré cela, la guerre eut encore un dénouement assez sanglant ; car il y eut plus de mille individus exécutés sur la proposition de Cléon. C’était tout l'effectif de cette classe restreinte qui avait gouverné la ville ; c’était l’anéantissement total de l’aristocratie[24]. L’île fut traitée en pays conquis : on lui prit ses vaisseaux de guerre ; on rasa les forteresses ; on confisqua toutes les terres des villes insulaires, à l’exception de celles de Méthymne qui conserva son indépendance et sa flotte, et on en fit trois mille lots, dont trois cents furent consacrés aux dieux et le reste distribués à des citoyens d’Athènes. Toutefois, les anciens possesseurs restèrent sur leur sol et payèrent aux nouveaux propriétaires pour chaque lot un fermage annuel de deux mines (195 fr.). Une partie des Athéniens ainsi pourvus resta dans l’île en guise de garnison ; le plus grand nombre retourna à Athènes et y toucha la rente de ses possessions d’outre-mer. Un certain nombre de villes de la côte de Troade, de ce qu’on appelait l’Aktè, qui avaient été sous la dépendance de Mytilène et lui avaient payé tribut, entrèrent dans la Ligue athénienne à titre de villes indépendantes et versèrent le montant de leur tribut à Athènes[25].

Les Péloponnésiens n’avaient pour se consoler du malheur de Mytilène, et de la honte dont il les avait couverts, que l’espoir de la reddition prochaine de Platée.

Deux cents Platéens et vingt-cinq Athéniens étaient restés dans la ville, et ils s’y maintinrent jusque dans le courant de l’été. A ce moment, les vivres étaient épuisés et aucun secours n’était à prévoir. On se demande pourquoi les Athéniens ne firent rien pour sauver ces malheureux, qui n’avaient repoussé les propositions avantageuses d’Archidamos que parce que leurs alliés leur avaient promis du secours : car enfin, Athènes avait une armée de terre de treize mille hoplites ; elle pouvait faire chaque année mie incursion en Mégaride ; devait-il lui être impossible, sinon de défendre la ville, du moins d’en sauver les habitants ?

Cette inaction des Athéniens ne s’explique que par le fait que, de plus en plus absorbés pas leurs intérêts maritimes, ils avaient perdu l’habitude d’agir avec quelque décision sur la terre ferme. Ils n’avaient pas d'armée de terre permanente : par conséquent, il fallait pour chaque expédition que l’opinion publique fût favorable et qu’il y eût nécessité urgente ; or, les considérations morales, comme celles qui auraient dû prévaloir ici, avaient de moins en moins de poids dans la démocratie athénienne. A cela s’ajoutaient les fâcheuses expériences qu’on avait faites durant les campagnes en Béotie ; de leur côté, les Thébains avaient sans doute fait leur possible pour empêcher qu’on ne portât des secours aux assiégés et pour être sûrs de tenir leurs victimes. Enfin, les Athéniens ont bien pu se persuader qu’après la reddition de la ville ils trouveraient bien vite l’occasion de délivrer des mains des Spartiates les braves Platéens. Pouvait-on supposer, en effet, que les Platéens seraient traités autrement que comme prisonniers de guerre ? Ce qu’on ne saurait expliquer ni excuser, c’est qu’en punissant les habitants de Mytilène et surtout Salæthos, on ne se soit nullement préoccupé du sort des Platéens qui, pendant quatre-vingt-treize ans, étaient restés, avec une fidélité sans exemple au milieu des circonstances les plus difficiles, des membres dévoués de la Ligue athénienne.

En attendant, les ennemis, qui n’attendaient que la reddition de la ville pour assouvir leur soif de vengeance, avaient durant ce long singe formé des plans tout différents de ce que l’on pouvait supposer même pendant ces temps de guerre, et ces plans allaient se réaliser.

En attaquant les murailles de la ville, les assiégeants s’étaient aperçus que la garnison, épuisée par la famine, serait incapable de résistance ; mais ils se gardèrent d’entrer de force ; ils envoyèrent un héraut aux assiégés pour les sommer de se rendre ; car, même alors, on voulait que la ville eût l’air de s’être ralliée librement à la cause du Péloponnèse ! On voulait, en effet, s’assurer la possession de Platée, même dans le cas où des conventions futures stipuleraient la rétrocession des villes prises par la force des armes. Après avoir reçu la promesse la plus solennelle que personne ne serait traité contrairement à la justice, la ville se rendit. En effet, on institua un tribunal composé de cinq Spartiates, venus exprès de Sparte ; parmi eux était Aristoménidas, duquel nous savons qu’il était du parti des Thébains. Sans doute il en était de même des autres ; car le procès tout entier ne fut qu’une insulte faite à tous les principes du droit, une indigne comédie dans laquelle, après une entente peptide entre Thèbes et Sparte, on se joua de la vie des malheureux prisonniers. Au lieu de leur faire subir un interrogatoire régulier, on se contenta de leur demander si, pendant la guerre, ils avaient rendu un service quelconque aux Péloponnésiens et à leurs alliés : c’était la question bien connue dont les Spartiates étaient coutumiers  ; elle reposait sur ce principe inventé par eux que quiconque est contre Sparte doit être considéré comme traître à la patrie.

Cette manière de poser la question dut enlever toute illusion aux Platéens. Ils eurent cependant recours une dernière fois à la persuasion. Lacon, dont le nom seul rappelait les alliances de famille nouées entre Sparte et Platée dès le temps de Pausanias, et Astymachos prirent la parole. Ils purent non seulement faire valoir les services que leur ville avait rendus à la patrie tout entière, mais encore rappeler le renfort qu’ils avaient amené aux. Spartiates contre les pilotes ; c’était Sparte elle-même qui les avait invités à s’allier à Athènes ; les hostilités avec Thèbes, c’étaient les Thébains qui les avaient provoquées en les attaquant pendant la paix, et même au moment des fêtes. Ils rappelèrent aux Spartiates les tombeaux de leurs pères qui reposaient dans la terre de Platée et qu’on honorait chaque année par des offrandes recueillies sur son sol. Ces rites sacrés seraient détruits et les tombeaux des héros profanés, si les alliés des Mèdes devenaient les maîtres du territoire de Platée. Sparte se devait à elle-même de conserver parmi les Hellènes sa bonne renommée. Ils rappelèrent enfin la promesse solennelle qu’on venait de leur faire, en ajoutant que si, au lieu de les juger selon les traités, on voulait les livrer à la vengeance de leurs ennemis, ils préféraient se renfermer dans leurs murailles pour s’y laisser mourir de faim.

Jamais juste cause ne fut défendue plus dignement, et, bien que la sentence fût prononcée longtemps avant ce simulacre de procès, les Thébains n’en craignirent pas moins l’impression produite par le discours des Platéens. Puisque donc, contrairement à ce qui avait était convenu, on avait donné la parole à leurs ennemis, ils la demandèrent à leur tour et chargèrent un des leurs de prouver la nullité des prétentions et des accusations de leurs adversaires. Ils lui firent dire que l’attaque contre Platée avait eu lieu à l’instigation des principaux citoyens de la ville, et qu’elle n’avait eu d’autre but que de ramener par la douceur une cité égarée ; que l’état normal était la subordination de Platée à la capitale du pays ; que Thèbes était la métropole de Platée (c’était encore le droit colonial qu’on faisait valoir) et que, par conséquent, sa séparation était une défection ; que, par leur alliance contre nature. avec une ville étrangère, les Platéens s’étaient rendus dépendants d’Athènes ; que ce n’était donc pas à eux qu’appartenait le mérite de leur attitude pendant les guerres médiques, et qu’il serait tout aussi injuste de rendre la Thèbes actuelle responsable de sa conduite d’alors. Il ne fallait pas revenir sur ces choses et les rôles maintenant étaient intervertis. Car, ajoutaient-ils, depuis qu’Athènes a remplacé la Perse comme ennemie de la liberté des Grecs, les Platéens se sont faits les complices des Athéniens dans leurs entreprises injustes sur Égine et d’autres États grecs. C’est donc malgré eux qu’ils ont fait le bien et librement qu’ils ont fait le mal, tandis que les Thébains se sont imposé les plus grands sacrifices pour résister à la politique de conquête des Athéniens et ont restauré à Coronée l’indépendance de la Grèce centrale. C’est ce que Sparte, la gardienne du droit, saura reconnaître ; et, sans se laisser toucher par de beaux discours, sans faiblir, elle accordera aux uns l’éloge mérité, elle infligera aux autres un juste châtiment.

Ce discours est particulièrement remarquable en ce qu’il ne reconnaît pas des droits égaux aux deux partis belligérants ; la théorie militaire des Péloponnésiens se trouve ici rigoureusement appliquée : toute adhésion libre au parti athénien est une révolte contre l’Hellade et doit être punie comme une trahison. Lai fidélité à l’alliance d’Athènes n’est considérée que comme une complicité de ses crimes.

La harangue des Thébains effaça l’impression que le premier discours avait produite. Les Spartiates n’étaient pas disposés à repousser une manière d’envisager les rapports entre les États qui leur était si favorable et dont ils avaient eux-mêmes posé les principes. Ils se chargèrent de la responsabilité du crime que Thèbes, dans sa soif de vengeance, leur faisait commettre. Toute la procédure se réduisit à la première question : les accusés peuvent-ils prouver qu’ils ont rendu quelque service à Sparte et à ses alliés ? et, comme aucun d’eux ne le put, les deux cents Platéens et les vingt-cinq Athéniens furent mis à mort l’un après l’autre sous les yeux de leurs ennemis. Les femmes devinrent esclaves. La ville et son territoire furent livrés aux Thébains, qui y établirent provisoirement de leurs partisans venus de Mégare ou appartenant à l’ancienne population de Platée. Plus tard, on détruisit toute la ville à l’exception des sanctuaires, et les voyageurs passant par là ne trouvaient plus d’autre abri dans ce désert qu’une auberge attenante au temple de Héra[26].

Pendant ce temps, la flotte spartiate, fuyant devant les croisières athéniennes, avait été rejetée jusqu’en Crète et ne s’était ralliée que peu à peu sur les côtes du Péloponnèse, on une nouvelle destination l’attendait. Les Spartiates voulaient profiter des préparatifs qu’ils avaient faits et du moment l’attention était absorbée par les événements d’Asie-Mineure pour se jeter rapidement sur la côte opposée où, pour l’instant, il n’y avait pas de force ennemie, à l’exception d’une escadre de douze vaisseaux de guerre stationnés à Naupacte.

Dans ce but, on adjoignit Brasidas à l’incapable amiral. C’était lui, sans doute, qui avait décidé les autorités spartiates à prendre cette résolution et qui, dans ce but, s’était entendu avec les Corinthiens. Ces derniers, dans tout le Péloponnèse, poursuivaient seuls avec énergie et prudence une politique invariable et savaient profiter de tous les avantages. Ils avaient encore, depuis la guerre d’Épidamne, deux cent cinquante prisonniers notables de Corcyre, et, bien loin de les sacrifiera une brutale vengeance, à la manière des Spartiates et des Thébains, ils avaient tout fait pour les gagner, pour les exciter contre Athènes et pour les convaincre que Corcyre et le Péloponnèse avaient des intérêts communs. Dès qu’ils se furent assurés que les prisonniers leur serviraient, dans leur patrie, d’instruments politiques, ils les avaient renvoyés sains et saufs. En même temps, ils avaient informé Sparte d’une révolution probable à Corcyre et les avaient instamment priés d’appuyer le mouvement avec leur flotte.

A Corcyre, dans ces derniers temps et grâce à l’alliance athénienne, le parti démocratique était arrivé au pouvoir ; les prisonniers relaxés, appartenant aux familles de riches capitalistes qui avaient été jusque-là la classe dirigeante, n’en agirent qu’avec plus de zèle, car les intérêts du Péloponnèse se confondaient avec leurs propres intérêts de caste. Ils allaient de maison en maison pour gagner leurs concitoyens : l’excitation fut bientôt des plus vives ; toute la ville se mit en émoi ; partout, dans les rues et sur les places publiques, s’engageaient des discussions politiques ; et, lorsque l’on vit arriver en même temps deux trirèmes, l’une de Corinthe et l’autre d’Athènes, portant l’une et l’autre des ambassadeurs de leurs cités respectives, on décida en leur présence qu’on respecterait, il est vrai, les traités conclus avec Athènes, mais qu’on renouerait des relations amicales avec le Péloponnèse. Il est à croire que le sort de Mytilène avait répandu une vive terreur, et que Corcyre désirait, en conséquence, s’assurer une situation aussi dépendante que possible entre les deux partis belligérants. C’était là toutefois une demi-mesure, inexécutable en pratique et qui ne pouvait satisfaire les partisans de Corinthe. Ceux-ci durent par conséquent employer des moyens plus énergiques pour renverser le parti qui détenait le pouvoir.

A la tête de ce dernier se trouvait Pithias, le proxène d’Athènes. Il était membre du Conseil et l’homme politique le plus influent. On l’accusa donc d’être en relations avec les Athéniens et de vouloir traîtreusement leur livrer l’ile ; niais Pithias sut se laver de tout soupçon. Bien plus, il attaqua à son tour cinq des plus riches citoyens, les chefs de l’opposition, en les accusant d’avoir fait couper des échalas dans les bois sacrés pour leurs vignobles. Ils furent condamnés, et même certaines facilités qu’ils avaient demandées pour payer leur amende leur furent refusées. C’était une défaite pour le parti tout entier, et Pithias résolut d’en profiter pour remplacer, avant sa sortie du Conseil, par une alliance formelle avec Athènes les traités en vigueur jusqu’alors. Ses adversaires eurent recours à la force. Le poignard à la main, ils envahirent la salle du Conseil, tuèrent Pithias avec un grand nombre de ses collègues, puis se présentèrent devant le peuple et justifièrent leur conduite en prétendant qu’elle était nécessaire pour préserver Corcyre d’une servitude imminente. L’ancienne politique de neutralité devait être remise en vigueur, et, les vaisseaux étrangers ne devaient être acceptés dans le port qu’isolément ; en même temps, le nouveau gouvernement envoya des messagers à Athènes pour présenter les événements sous le jour le plus favorable[27].

Mais ce gouvernement terroriste des aristocrates, qui se sentaient soutenus par la présence de la trirème corinthienne ; fut de courte durée ; il n’arrivaient ni à pallier leur crime ni à le faire oublier. Toute la ville se partagea en deux camps. Les aristocrates occupèrent le marché ; autour duquel se trouvaient leurs maisons et leurs magasins, ainsi que le port, situé en face de la terre ferme d’où ils attendaient du secours ; le peuple s’empara de la citadelle et de l’autre port, Les deux partis enrôlaient des esclaves ; mais ces derniers s’attachaient de préférence au parti du peuple. Le parti contraire prit à sa solde des mercenaires de l’Épire ; les femmes même, emportées par une rage fanatique, prirent part à la lutte qui éclata au sein de la ville. La foule se rua sur le marché, et les aristocrates, pour se défendre, mirent le feu à toutes les maisons d’alentour. Une grande quantité de marchandises devint la proie des flammes, et, lorsque le peuple eut le dessus, les Corinthiens poussèrent au large et les mercenaires se retirèrent.

A leur place parut Nicostratos, avec ses douze trirèmes et cinq cents Messéniens de Naupacte. Il obtient une trêve à la guerre civile ; les dix fauteurs de la révolution, qui déjà avaient fui, sont condamnés à mort, et Corcyre rentre dans l’alliance athénienne.

Pour affermir le gouvernement démocratique, Nicostratos se déclare prêt à laisser à Corcyre cinq de ses vaisseaux et à les remplacer par cinq appartenant à l’île. On ne choisit pour les monter que des citoyens connus comme ennemis d’Athènes. Ils refusent de partir, car ils croient qu’on veut les livrer à la vengeance des Athéniens. Ils se réfugient d’un sanctuaire à l’autre. La fureur du peuple s’accroit chaque jour, et ce n’est que grâce à l’intervention des Athéniens qu’on évite un nouveau massacre[28].

Au milieu de toutes ces terreurs, on voit enfin paraître la flotte d’Alcidas et de Brasidas, qui devait, d’après le plan des Corinthiens, coopérer à la chute du gouvernement de Corcyre. Effrayés, les citoyens se précipitent en toute hâte vers les vaisseaux : mais, sans préparatifs suffisants, sans plan arrêté, sourds aux conseils des Athéniens, ils vont, avec quelques navires détachés au fur et à mesure, au-devant de l’ennemi. Il en résulta qu’ils furent battus : ils perdirent treize vaisseaux, et les autres ne furent sauvés que grâce à l’intrépidité calme de Nicostratos, que les Spartiates ne purent entamer malgré leur supériorité numérique. Toute la ville était dans l’angoisse ; le danger était grand dans le cas où Alcidas aurait le courage de suivre le conseil de Brasidas et d’attaquer la ville. Mais l’amiral se contenta d’opérer un débarquement complètement inutile dans la partie méridionale de l’Île et laissa passer ainsi le moment décisif ; car, la nuit suivante, on vit des signaux annonçant une flotte considérable. C’était Eurymédon, fils de Thouclès, qui, à la première nouvelle des événements de Corcyre, était parti d’Athènes avec soixante vaisseaux. Alcidas ne songea plus qu’à s’échapper, et sa retraite précipitée décida du sort de Corcyre[29].

La terreur qu’avaient éprouvée les citoyens se changea en une soif irrésistible de vengeance. On persuada é cinquante des aristocrates réfugiés dans Héræon de venir se présenter à une commission d’enquête : ils furent immédiatement exécutés. Ceux qui étaient restés sur le sol consacré se tuèrent les uns les autres. Pendant sept jours, les passions déchaînées des partis firent rage dans l’île, et semblèrent s’exaspérer davantage à mesure que le sang coulait : la brutalité naturelle aux insulaires se montra dans tout son jour. Un grand nombre d’esclaves affranchis prirent part au massacre, et leur intervention contribua à provoquer des scènes d’horreur telles que la Grèce n’en avait jamais vu. Toutes les mauvaises passions firent explosion à la fois. Sous prétexte de manœuvres antidémocratiques, tous ceux qu’on voulut mettre au rang des suspects furent assassinés. Des débiteurs se débarrassèrent ainsi de leurs créanciers, des enfants portèrent la main sur leurs parents ; les liens du sang ne comptaient plus ; les choses saintes cessaient d’inspirer du respect. Et pourtant, la victoire du parti démocratique ne fut pas complète. Cinq cents hommes résolus du parti contraire se retranchèrent sur la terre ferme et coupèrent tout approvisionnement à la ville ; ils retournèrent même plus tard dans l’île, brûlèrent leurs vaisseaux et s’établirent sur la hauteur d’Istone, d’où ils rançonnaient le pays plat.

C’est ainsi que, tout comme l’expédition envoyée à Mytilène, cette entreprise des Péloponnésiens contre Corcyre, préparée avec tant de ruse par Corinthe, avait complètement échoué. Dans les deux cas, on n’avait pas su profiter du moment favorable ; dans les deux cas, on n’avait récolté que la honte ; on avait plongé dans le malheur et à peu près conduit à sa perte totale le parti qui avait mis son espoir dans le secours des Spartiates. Sur terre, après six campagnes et malgré les pertes cruelles que la peste avait fait éprouver à Athènes, on n’avait obtenu que la ruine de la petite ville de Platée. L’estime et la confiance qu’inspiraient les Spartiates étaient allées en diminuant : ils n’avaient tenu aucune de leurs promesses, et tous leurs efforts avaient échoué.

La guerre avait cependant produit un résultat, et celui-là était incontestable : c’était la démoralisation du peuple hellénique, démoralisation qui gagnait avec une rapidité effrayante. Tout ce que la nature humaine contient de mal, tout ce que la religion, la conscience et la raison avaient réprimé jusqu’alors, se dévoila sans retenue ni pudeur. En effet, comme les anciens ignoraient les lois générales de l’humanité, leur conduite morale dépendait surtout des obligations contractées envers l’État et leurs concitoyens. Un sentiment de confraternité unissait tous ceux qui avaient une langue, des mœurs et une religion communes ; et tout Hellène avait droit d’être traité en ami par un compatriote. Une fois ce lien brisé, toute la moralité du peuple fut comme minée ; on ne se sentait plus retenu par rien. La haine qui avait provoqué la lutte s’était accrue d’une façon effrayante par le fait de la lutte même. La pieuse horreur qu’on éprouvait autrefois de verser le sang d’un hellène n’existait plus. Même sans égard au gain et sans en espérer quelque utilité, on sacrifiait les prisonniers à une vengeance implacable ; la colère même des Athéniens contre leurs alliés infidèles n’a rien que d’humain et le repentir qui la suivit de si près est sympathique, si on compare leur conduite à celle des Spartiates qui, durant leur course peu glorieuse le long des côtes d’Asie-Mineure, tuèrent des habitants inoffensifs, vouèrent à une destruction longuement préméditée tout ce qui restait d’une cité grecque, et essayèrent même de pallier sous les formes hypocrites de la légalité et de la religion leur odieux parjure.

Tommies ces atrocités ne firent qu’accroître la haine des partis, et la profonde scission qui divisait la nation entière se répétait dans chaque cité. Car, quelque favorable que fût au début de la guerre la situation des Spartiates, ils n’avaient aucunement réussi à gagner les sympathies des Hellènes ; dans chaque cité ayant quelque vitalité politique, on voyait deux partis, tenant l’un pour Lacédémone et l’autre pour Athènes, se contrecarrer avec une animosité croissante : et cette opposition n’était pas purement politique ; elle s’augmentait de la haine, de la jalousie, de l’envie déjà existantes ; elle absorbait toutes les passions égoïstes, tout le mécontentement qui naît du mauvais état des affaires domestiques ; les grands et les hommes du peuple, les pauvres et les riches formaient deux camps ennemis ; la scission devenait plus profonde de jour en jour dans la famille et dans l’État, et les partis formés par des intérêts si divers et si mal définis se laissaient emporter par la haine au point d’oublier le bien général pour ne songer qu’à l’intérêt de leur coterie. Le patriotisme dépérissait ; et, comme les vertus des Hellènes avaient leur racine dans la vie en commun au sein de la cité, le caractère de la nation entière s’altéra profondément, d’autant plus que la famille et la religion n’étaient pas en état d’arrêter la dissolution des liens sociaux. On lâcha le frein aux passions, et le critérium de la moralité changea peu à peu du tout au tout. Les vertus nationales furent dédaignées ; on insultait ce qu’on admirait naguère. L’amour de la paix et la prudence étaient qualifiés de faiblesse et de stupidité ; la modération, de lâcheté et de paresse d’esprit ; la réflexion, d’égoïsme ; les scrupules, de simplicité ; la haine aveugle, de courage viril. On n’appréciait les hommes que par leurs succès ; c’est pourquoi la violation de la foi jurée et la duplicité étaient approuvées, si elles servaient les intérêts de parti. On permettait à l’ambition d’employer tous les moyens, et la communauté des opinions politiques était considérée comme un lien plus fort que ceux du sang, que les droits d’une longue amitié et de la reconnaissance.

Les événements de Corcyre étaient un exemple effrayant de l’ébranlement de la vie sociale. Les symptômes de la maladie qui avait attaqué la vitalité de la nation, et qui s’était propagée de ville en ville comme une épidémie, s’y étaient montrés pour la première fois dans toute leur force, et les penseurs contemporains constataient avec effroi qu’une révolution allait s’opérer dans l’histoire nationale. Hérodote laissa là son œuvre[30], en voyant les espérances qui la lui avaient fait entreprendre si peu réalisées. L’esprit plus viril de Thucydide a résisté à ces tristes expériences et n’a point reculé devant ces observations pathologiques dans lesquelles allait se résumer de plus en plus l’histoire de l’époque[31].

 

 

 



[1] THUCYDIDE, II, 95-101. DIODORE, XII, 49 sqq.

[2] THUCYDIDE, II, 93-94. DIODORE, XII, 49.

[3] L’atimie infligée à Phormion a été levée par l’expédient auquel on eut de nouveau recours, cent ans plus tard, pour Démosthène (SCHÄFER, Demosthenes und seine Zeit, III, p. 337), par l’érection d’un autel. Ce qui reste discutable, c’est la question de savoir si, lorsque l’atimie fut rapportée, Phormion était encore en vie, ou si, comme l’admet VON WILAMOWITZ (Obss. critic. in com. græc., p. 33), l’incapacité légale s’est transmise à son fils.

[4] Dans Thucydide (III, 7) les Acarnaniens demandent qu'on leur donnât un fils ou un parent de Phormion : d’après Androtion (ap. SCHOL. ARISTOPH., Pac., 347), c’est Phormion lui-même qu’ils réclament.

[5] Phormion, revenant d’Acarnanie, n’est arrivé à Athènes que tout à fait à la fin de l’hiver 429/8 (THUC., II, 102) ; et Asopios est déjà en train de contourner le Péloponnèse avec ses vaisseaux (THUC., III, 15, 16).

[6] Cf. W. HERBST, Der Abfall Mytilene's, Köhl, 1861.

[7] THUCYDIDE, III, 2.

[8] ARIST., Pol., p. 1804. SAUPPE, De proxenia ap. Ind. lect., 1877-1878, p. 8.

[9] THUCYDIDE, II, 72.

[10] THUCYDIDE, III, 20-21. DIODORE, XII, 56.

[11] THUCYDIDE, III, 26.

[12] THUCYDIDE, III, 27-28.

[13] Avec le siège de Potidée, les grandes expéditions exécutées avec la flotte, les escadres stationnées à demeure par suite des hostilités (THUCYD., III, 17), et l’entretien des troupes mises sur le pied de guerre en Attique même, les Athéniens ont, en trois ans, de 431 à 428, complètement dépensé — sauf réserve des 1000 talents mis à part (THUC., II, 24) — les 6000 talents qui se trouvaient encore sur l’acropole au commencement de Ol. LXXXVII, 2, c’est-à-dire au milieu de l’année 431. En comptant l’apport annuel des tributs payés par les alliés, KIRCHHOFF (Zur Gesch. d. athen. Staatschatzes, p. 30) évalue les dépenses faites à Athènes pour couvrir les frais des trois premières années de la guerre à 7400 talents au moins, soit 2466 2/3 talents (14.533.687 fr.) par an, en moyenne.

[14] La première είσφορά qui fut levée alors n’a été qu’un expédient destiné à parer aux nécessités du moment (THUCYD., III, 19. BÖCHK, Staatshaushaltung, I, p. 618).

[15] Sur l’époque et l’effet de l’augmentation de la solde héliastique par Cléon (ARISTOPH., Equit., 800), voyez MEIER-SCHÖMANN, Att. Prozess, p. 136. BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 324.

[16] Environ 0 fr. 48.

[17] Procès du vétéran Thucydide (ARISTOPH., Acharn., 702 sqq.). Cf. SAUPPE, De causis magnitud. iisdem et labis Athen., p. 22. DROYSEN ad Aristoph. Acharn., 702.

[18] Cf. MEIER, Opusc. Academ., I, 192.

[19] Cléon est le successeur de Périclès, en ce sens que lui aussi a ambitionné et obtenu un pouvoir personnel : mais il y a de l’un à l’autre, au point de vue politique et moral, une grande distance. Cette différence, que l’on a cherché de nos jours à atténuer ou à supprimer, se trouve mise en relief, et fort justement, par WALLICHS, Thukydides und Kleon (Flensburger Programm, 1860).

[20] C’est-à-dire environ 884.000 fr. sur un revenu de 5.894.000 fr.

[21] ARISTOPHANE, Equit., 797. SCHOL., ibid.

[22] Cléon justifiait la rigueur de la mesure par ce principe que tout peuple est responsable de son gouvernement (THUCYD.,  III, 37 sqq.).

[23] THUCYDIDE, III, 43-48. Nous ne connaissons le noble Diodotos que par ce discours, impérissable monument élevé par Thucydide à sa mémoire. Cf. WALLICHS, op. cit., p. 7 sqq.

[24] Sur les χίλιοι de Mytilène, cf. HERBST, op. cit., p. 13.

[25] THUCYDIDE, III, 50. Il y avait une raison pour que Lesbos elle-même ne fût pas soumise au tribut ; c’est que tout le territoire de à l’exception de Méthymne, fut réparti entre les clérouques athéniens : même le passage d’Antiphon (De nece Herod., § 77) ne doit pas s’entendre d’un tribut. Cf. KIRCHHOFF, Ueber die Tributpflichtigkeit der attischen Kleruchen., p. 29. Les άκταίαι πόλεις étaient, d’après la liste d’estimation de 425 (Ol. LXXXVIII, 4), Antandros, Rhœteion et Nésos.

[26] THUCYDIDE, III, 52-68.

[27] THUCYDIDE, III, 70-71.

[28] THUCYDIDE, III, p. 75.

[29] THUCYDIDE, III, 80.

[30] C’est vers ce temps, après la fin de 428, que Hérodote a cessé de travailler à son livre (KIRCHHOFF, Entstehungszeit des Herodot. Geschichtswerks, p. 27).

[31] Voyez le tableau tracé par Thucydide de la démoralisation causée par les luttes des partis (THUCYD., III, 82-84).