HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA GUERRE JUSQU’À LA PAIX DE NICIAS.

 

 

§ I. — ATHÈNES APRÈS LA MORT DE PÉRICLÈS.

Pendant toute la durée de la guerre, aucun événement n’eut des suites plus graves que la peste qui ravagea l’Attique et causa la mort de Périclès ; car, si la situation extérieure resta pendant quelque temps la même, Athènes était profondément changée à l’intérieur.

La perte d’hommes avait épuisé la ville. Les classes qui devaient le service militaire avaient à elles seules perdu 4.400 fantassins et 300 cavaliers. La bourgeoisie était frappée au cireur. Bien des familles qui avaient conservé les antiques traditions et les bonnes mœurs d’autrefois étaient éteintes ; le lien qui unissait le présent au temps d’Aristide et de Cimon était rompu. Les hommes mûrs qui survécurent au fléau restèrent les mêmes, il est vrai ; mais la génération qui grandissait ne leur ressemblait pas. Les pensées élevées et la foi dans l’avenir de la cité lui faisaient défaut. Mais les temps n’étaient pas faits pour calmer l’agitation des esprits et pour faire revivre l’esprit civique. Car la guerre, qui devenait de plus en plus violente, n’avait pas seulement divisé eu deux Camps ennemis l’ancienne Ligue des Hellènes ; elle divisait aussi chaque cité en deux partis irréconciliables. Toutes les communes en furent ébranlées, les passions excitées, et les instincts égoïstes déchainés. L’époque pour laquelle Hérodote avait écrit son histoire avait pris fin ; c’en était fait de cette génération qui confondait la grandeur d’Athènes avec la gloire de la Grèce entière. Ce que l’amour de la patrie commune avait suscité de force morale et de vertu cessa d’être compris, et les vertus nées du patriotisme s’éteignirent peu à peu[1].

C’est dans cette atmosphère que grandit la génération nouvelle. De là ces plaintes partout répandues sur la dépravation de la jeunesse, sur les fils de famille qui ont mal tourné. Périclès ne fut pas le seul parmi les grands hommes de l’Hellade à faire dans sa maison de semblables expériences ; les descendants de Thémistocle, d’Aristide, de Thucydide fils de Mélésias, étaient de tristes exemples de la démoralisation croissante, de même que les fils du grand sculpteur Polyclète, qui étaient venus se fixer à Athènes. On gaspillait dans des plaisirs faciles la fortune lentement amassée et prudemment administrée par les ancêtres ; les plus nobles familles de la ville déclinèrent et tombèrent dans le déshonneur. Tel fut le sort de cette illustre maison dans laquelle se transmettaient par privilège héréditaire les fonctions de héraut et de porte-flambeau aux mystères d’Éleusis, cette maison à laquelle appartenait Callias, le fier adversaire des Pisistratides, celui dont le petit-fils combattit à Marathon et fut ambassadeur à Suse[2]. L’héritier de celui-ci, Hipponicos, qui avait 600 esclaves travaillant dans les mines et qui éclipsait par son luxe et ses richesses tous ses contemporains, fut le dernier soutien de l’honneur de sa race ; car son fils, le troisième Callias, commença, bientôt après la mort de Périclès, à mener dans la maison paternelle la vie la plus dissolue, et dissipa en peu de temps son héritage avec des courtisanes, des sophistes et d’indignes flatteurs, de sorte que, bien qu’investi des fonctions sacerdotales les plus sacrées, il put être exposé sur la scène comique comme l’image d’Athènes dégénérée[3].

Enfin, tant d’hommes avaient péri qu’on renonça à appliquer dans leur sévérité d’autrefois les lois qui réglaient le droit de cité à Athènes. Périclès lui-même avait donné l’exemple du relâchement : il en résulta qu’une foule d’éléments étrangers pénétrèrent dans la bourgeoisie, et les relations de famille furent troublées davantage encore par l’adoption d’un grand nombre d’enfants illégitimes. En outre, les misères de la guerre et la maladie avaient fait perdre aux citoyens l’habitude de la gymnastique, qui avait si puissamment contribué à conserver la santé du corps et de l’esprit aux jeunes Athéniens. Les gymnases publics situés aux portes de ville étaient désertés, tandis que, du matin au soir, une foule bavarde se pressait de plus en plus nombreuse sur la place du marché. Car les habitants de l’Attique, que la guerre avait arrachés à leurs travaux, s’étaient habitués à mener en ville une vie oisive et facile ; les rapports entre la ville et la campagne étaient complètement modifiés.

Les anciens Athéniens aimaient la vie des champs ; quiconque avait une petite propriété s’y sentait plus à l’aise et plus chez lui que dans les murs de la ville. Ils trouvaient en général leur installation à la campagne plus commode que les habitations de la ville, et beaucoup de citoyens ne venaient à Athènes que pour les fêtes. Tout cela avait changé. Les terres qu’on tenait des ancêtres et qu’on avait améliorées tous les ans avec une sage économie étaient dévastées avec toutes leurs plantations. Les propriétaires étaient dégoûtés à jamais de leurs habitudes et de leurs plaisirs d’autrefois. Car comment pouvait-on reprendre confiance dans l’avenir ? Le bienfaisant équilibre entre la vie des champs et celle de la ville cessa d’exister ; beaucoup de campagnards ne retournèrent plus à la charrue, mais restèrent en ville, où ils cherchaient oublier dans des jouissances variées et dans la surexcitation des luttes de partis les incommodités de l’existence ; il se forma ainsi à Athènes une foule mécontente et turbulente, une populace que l’ancienne Athènes n’avait pas connue. L’amour du travail, que Périclès vantait encore comme une des vertus les plus recommandables de ses concitoyens, s’affaiblit ; et, de la participation personnelle aux affaires, droit et devoir de chaque citoyen, on vit naître, au milieu de l’atmosphère malsaine d’une ville assiégée où tous les travaux importants avaient cessé, une oisiveté remuante et avide de nouveauté, un goût pour le bavardage et le désœuvrement que les ennemis de la démocratie purent considérer dès lors comme un des caractères distinctifs de l’Athénien.

Peu d’années firent ainsi de la bourgeoisie athénienne une foule inconsistante, obéissant au hasard à des impressions vagues, une foule oscillant entre la présomption et le découragement, entre l’incrédulité et une surexcitation superstitieuse. L’antique bon sens, qui avait résisté aux nouveau tés des sophistes, avait perdu son énergie ; la religion était partout abandonnée et remplacée par le doute, le goût de la raillerie et le mépris des dieux. Or, la religion étant aussi le fondement de la vie morale — car elle était chez les Grecs à un haut degré une religion de la conscience, comme le démontre l’idée de l’Érinys, qui jouait un si grand rôle chez les anciens Athéniens — la vie sociale se trouvait d’autant plus menacée par la diminution croissante du sentiment religieux.

D’autre part cependant, le sentiment du vide spirituel faisait rechercher les consolations religieuses : on ne se contentait plus des cérémonies du culte public ; on eut recours à des pratiques singulières, exhumées de traditions oubliées ou importées du dehors ; on se réunit pour célébrer des mystères privés, avec des pratiques expiatoires et des cérémonies nouvelles. Les relations maritimes avec les côtes d’Asie et de nombreuses immigrations avaient introduit des cultes étrangers, surtout ceux qui agissaient sur les sens au moyen de cérémonies capiteuses et d’une musique bruyante. Tel était le culte d’Adonis, importé de l’île de Cypre, celui du. dieu phrygien Sabazios, de la déesse thrace Bondis et de Cotytto. Des prêtres étrangers, qui fondèrent des associations religieuses, des devins venus du dehors acquirent la plus grande influence[4]. En vain la comédie attaqua-t-elle avec vigueur le mal qui envahissait le pays. Les antiques coutumes étaient partout ébranlées ; même le salut national χαΐρε (sois heureux !), usité dans toute l’Hellade, passa de mode et fut remplacé par des tournures plus recherchées[5].

Ces changements dans les mœurs des citoyens d’Athènes se préparaient déjà du temps de Périclès, et les symptômes en étaient assez manifestes. Mais enfin, il était resté jusqu’aux derniers jours de sa maladie le centre de l’État ; le peuple était toujours revenu à lui et avait pu retrouver sa propre dignité en se subordonnant à l’influence personnelle du grand homme. La voix qui avait su gouverner la turbulente cité, au besoin contre son penchant, était muette désormais. Il n’y avait point d’autre autorité, ni aristocratie, ni classe de fonctionnaires, ni collège d’hommes d’État entendus, pour servir d’appui à la bourgeoisie athénienne. La foule avait retrouvé sa complète indépendance ; cet esprit d’opposition que les Athéniens manifestaient d’ordinaire vis-à-vis de leurs supérieurs pouvait se donner libre carrière, et, plus l’éloquence factice et l’habileté des sophistes étaient devenues communes à Athènes, plus le nombre de ceux qui tâchaient de se pousser et de se faire valoir comme orateurs et porte-voix de l’opinion était devenu grand. Mais comme personne, parmi cc grand nombre, n’était capable de conduire la foule à la façon de Périclès, on vit se produire nécessairement une nouvelle manière de conduire le. peuple, une nouvelle démagogie.

Périclès s’était tenu au-dessus de la foule. Il gouvernait en faisant appel à la générosité et à l’énergie dans l’âme de ses concitoyens ; il savait les élever au-dessus d’eux-mêmes par son sérieux et ses exigences morales ; ils avaient honte de faire voir devant lui leurs faiblesses et leurs basses convoitises. Ses successeurs durent employer d’autres moyens ; pour acquérir de l’influence, ils exploitèrent moins les côtés forts que les côtés faibles des masses populaires. Ils se firent aimer d’elles en les flattant et en cherchant à satisfaire leurs penchants dépravés. C’est ainsi que les démagogues, de conducteurs et de conseillers du peuple, devinrent ses serviteurs et ses flatteurs. Comme cette façon de diriger le peuple était à la portée de bien des gens, il y eut des compétiteurs qui se supplantèrent l’un l’autre ; les personnalités influentes se succédèrent avec rapidité, et c’est ainsi qu’une direction des affaires conséquente avec elle-même et agissant d’après des principes fixes devint impossible.

A ces nouvelles habitudes se trouve étroitement lié un autre changement important.

L’aristocratie athénienne, en tant que puissance dans l’État, n’existait plus depuis longtemps, et la noblesse ne jouissait d’aucun privilège dans la société civile. Cependant, on ne peut pas dire qu’elle eût perdu tonte influence sur la vie publique, et on n’a qu’à parcourir la liste des grands hommes qui, au Ve siècle, se sont le plus distingués dans les sciences et les arts, soit à Athènes soit en dehors d’Athènes, comme Héraclite, Anaxagore, Parménide, Pindare, Eschyle, Sophocle, Hérodote et Thucydide, pour se convaincre que les vieilles familles étaient restées plus fertiles que d’autres en talents éminents, et que l’aisance héréditaire, la culture supérieure et les tendances intellectuelles qui régnaient dans les grandes maisons bourgeoises, n’étaient pas sans contribuer à développer heureusement les talents naturels et à former des personnalités marquantes. Les politiques qui jusqu’alors s’étaient succédés clans le gouvernement appartenaient aussi à d’anciennes familles, et Périclès lui-même, tout en s’arrangeant de façon à asseoir sa supériorité sur d’autres privilèges que celui de la naissance, n’a jamais renié son origine et ses opinions aristocratiques.

Il n’en était plus ainsi désormais. On voyait pour la première fois des hommes de la basse classe se mettre en avant pour jouer un rôle politique, des hommes sortis de cette classe de marchands et d’artisans dont la fortune et l’instruction s’étaient si puissamment accrues. Mais les anciens préjugés n’en avaient pas pour cela disparu, et les partisans des anciennes traditions trouvaient toujours mauvais que des gens qui exerçaient un métier vulgaire, qui avaient grandi dans les ateliers et qui manquaient de cette éducation libérale que donnait la musique et la gymnastique, voulussent prendre la parole dans les assemblées du peuple et remplir les plus hautes fonctions de l’État. Mais les hommes de cette classe avaient sur les aristocrates un grand avantage, c’est qu’il leur était infiniment plus facile de manier la foule et de la mener ; ils étaient bien plus près de l’homme du commun, et ils ne se souciaient d’ailleurs nullement de l’arracher à ses idées et à ses opinions accoutumées ; aussi la foule venait-elle à eux confiante et disposée à l’indulgence ; elle aimait des chefs qui n’avaient pas la prétention d’être meilleurs qu’elle-même et devant lesquels on n’éprouvait pas ce pénible sentiment d’infériorité qu’inspirait Périclès. Si la bourgeoisie s’était profondément modifiée pendant la guerre, et si les chefs sortis de son sein essayaient de s’accommoder à ses mœurs et à ses caprices, la direction des affaires publiques devait nécessairement prendre aussi un caractère tout différent.

Les assemblées devinrent plus nombreuses, plus bruyantes, plus turbulentes, les délibérations plus passionnées et plus tumultueuses, parce qu’il leur manquait la direction d’un esprit supérieur ; aussi la foule entière prit-elle une part plus immédiate aux débats et manifesta sans retenue ses sentiments du moment, sa faveur ou sa défaveur, son approbation ou son impatience. Cet état de choses mit si bien en lumière toutes les imperfections de la constitution athénienne que les plus intelligents parmi les citoyens, ceux qui voyaient dans le jugement la première. qualité de l’homme d’État, se dégoûtèrent des affaires publiques et méprisèrent de plus en plus le système démocratique tout entier. Un grand nombre de citoyens distingués par leur éducation et jouissant d’une situation indépendante s’abstenaient de paraître dans les assemblées du peuple, parce qu’ils dédaignaient les moyens qui seuls pouvaient leur assurer le succès ; renonçant à la politique active, ils se réfugièrent dans la vie contemplative, parce qu’ils se voyaient hors d’état de modifier la marche des choses ; et c’est ainsi que la crainte de remplir des fonctions publiques gagna de plus en plus les aristocrates auxquels Périclès déjà reprochait leur attitude hostile[6] à l’égard de la constitution athénienne. Plus d’un esprit, et des meilleurs, fut enlevé ainsi à la république, et le champ resta de plus en plus libre aux démagogues nouveaux.

Cependant, ces nouveaux chefs du peuple n’étaient pas également aptes à toutes les fonctions. En effet, s’ils manœuvraient avec talent et succès à la tribune, ils ne se sentaient en général ni la capacité ni le désir de commander des troupes. Il fallait pour cela une autre préparation et des qualités différentes ; et c’est pour cette raison que les fonctions militaires restèrent, la plupart du temps, entre les mains de membres de l’aristocratie, comme Nicias, Eurymédon, Lachès, Hippocrate, etc. Ce fut donc un des changements les plus importants de cette époque que, dorénavant, les fonctions de général furent distinctes de celles de démagogue. Autrefois, on eût eu de la peine à se figurer un politique qui ne se fût pas distingué en même temps sur les champs de bataille, et Périclès était le brillant modèle d’un chef également puissant dans les conseils et dans l’action, par la parole et par l’épée, sur la flotte comme sur le Pnyx. Maintenant, même ceux qui ne s’étaient pas fait une réputation sur le champ de bataille et n’avaient jamais risqué leur vie pouvaient parler devant le peuple de la façon de conduire une guerre, juger les hommes qui au dehors affrontaient les fatigues et les dangers, et les contraindre à rendre compte de leur conduite.

En outre, il fallait bien que les généraux cherchassent à maintenir une discipline sévère, et ils se rendaient par là odieux à une bourgeoisie de jour en jour plus préoccupée d’échapper à toute règle, d’autant plus que, pendant la guerre même, les citoyens de la classe la plus pauvre, les filètes, avaient été appelés à servir dans les rangs des hoplites[7]. Des froissements de toute espèce étaient donc inévitables, et les démagogues étaient en général tout prêts à prendre parti contre les généraux. Séparées, les deux fonctions publiques les plus importantes devinrent hostiles, et les malentendus entre généraux et orateurs devinrent pour Athènes le point de départ des plus grands malheurs[8]. L’office de stratège devint un vrai martyre, et les hommes les plus vaillants étaient découragés au moment d’agir ou arrêtés dans leurs succès par la perspective de devoir rendre compte de leurs campagnes à de lâches démagogues et à une foule capricieuse.

Les Athéniens ne manquaient pas de généraux capables. Phormion, fils d’Asopios, était encore dans la force de l’âge : clans la guerre contre Samos, il avait joué un rôle important à côté de Périclès, avait commandé devant Potidée, et avait enfin, dans le golfe de Grisa, remporté des victoires qui sont au nombre des plus brillantes dans l’histoire militaire de l’Attique. C’était un soldat de la vieille roche[9], bref en paroles, sévère et résolu, un modèle de tempérance et de mœurs irréprochables. Et pourtant on lui intenta un procès ; le tribunal populaire le condamna à une amende de 10.000 drachmes, que cet homme désintéressé et absolument sans fortune ne put payer ; il fut, en conséquence, dépouillé de ses honneurs et dignités civiques et se retira à la campagne[10]. Comme Phormion, d’autres généraux de valeur, qui ont commandé avec ou après lui les armées athéniennes, Xénophon, Lachès, Pythodoros, Pachès, Démosthène, Sophocle, Eurymédon, ont eu à soutenir contre les orateurs populaires des luttes semblables, et furent intimidés par eux ou empêchés par un danger sans cesse imminent de déployer toute leur énergie[11].

Dans le commandement des armées, Périclès pouvait être remplacé jusqu’à un certain point par des hommes formés à l’ancienne école ; cependant, là aussi il devint impossible d’opérer avec suite, d’après un plan de campagne bien arrêté, avantage qu’on n’avait pu obtenir qu’en confiant la dignité de stratège, pendant plusieurs années de suite, à un même homme. A la tribune, le contraste était bien plus frappant encore. Là, un certain Eucrate[12] se fit remarquer tout d’abord, homme lourd et grossier, qui parut sur la scène comique avec les sobriquets de sanglier ou d’ours de Mente (c’était le nom de son district), marchand d’étoupe et possesseur de moulins. Sa carrière d’orateur ne fut pas longue. Il fut supplanté par Lysiclès, un marchand de bestiaux enrichi[13]. Ce n’était pas un homme ordinaire ; ce qui le prouve, c’est qu’Aspasie l’épousa après la mort de Périclès, et qu’elle fit de lui, paraît-il, tin orateur distingué. Il est probable, par conséquent, qu’il a connu Aspasie du vivant. de Périclès et qu’il était des familiers de la maison[14]. Il paraît aussi qu’il chercha à réunir de nouveau dans sa personne les fonctions de général et celles de démagogue ; car, l’année qui suivit la mort de Périclès, il commandait en Carie et y perdit la vie[15].

Alors seulement surgirent les démagogues qui s’étaient fait connaître par leur opposition à Périclès, et, parmi eux, Cléon fut le premier dont l’influence fut assez durable pour que sa conduite, durant les années suivantes, mit enfin clans tout son jour le caractère de la démagogie nouvelle.

A Athènes même, le changement survenu dans la direction des affaires ne manqua pas de trouver des contradicteurs. Aussi bien, la distinction des rangs dans la société n’était point tout à fait effacée. Par leur naissance, leur fortune, leur éducation, bien des personnes se sentaient au-dessus de la foule qui s’abandonnait avec plaisir à ses nouveaux guides, et les cérémonies religieuses aussi bien que les fonctions militaires contribuaient à maintenir des tendances aristocratiques en pleine démocratie. Non seulement, en effet, les fonctions les plus sacrées du sacerdoce public étaient le privilège de certaines familles, qui en recevaient un éclat tout particulier, mais encore certains emplois religieux qui n’étaient qu’annuels — comme par exemple celui des Arrhéphores qui, comme représentantes du peuple en quelque sorte, desservaient sous la surveillance de la prêtresse le culte de la déesse Poliade sur l’acropole, ou celui des danseurs Oschophores ou porteurs de pampres, qui représentaient la jeunesse athénienne arrachée au monstre crétois par le roi Thésée — n’étaient jamais remplis que par des jeunes filles ou des jeunes garçons riches et de grande naissance. Alors comme autrefois, on conservait l’habitude de choisir les représentants de la ville à l’étranger dans les familles les plus distinguées. Enfin, à l’époque même où le service militaire était devenu en général moins honorable, celui de la cavalerie avait gagné en importance. La cavalerie était à Athènes la seule force permanente ; la manière dont on la recrutait en faisait une corporation qui devait nécessairement conserver un esprit de caste aristocratique. L’effectif de la cavalerie athénienne avait été porté à mille hommes avant la guerre, et il y a tout lieu de supposer que Périclès avait accordé sa faveur et prodigué sa sollicitude à un corps qu’il a fait représenter si brillamment au Parthénon, et qu’il destinait à servir de contrepoids à la multitude.

L’opposition que faisaient ces cercles aristocratiques à la démocratie était de deux sortes. D’abord, les familles nobles comptaient toujours dans leur sein des adversaires systématiques de la constitution établie, qui ne voyaient de salut que dans une révolution radicale. Ceux-là ou se retiraient de la vie publique, animés d’une sourde colère, ou ils cherchaient à répandre leurs principes politiques par des associations secrètes et à se ménager l’occasion d’agir ouvertement. C’était là le parti révolutionnaire qui, aux jours de Marathon, de Platée et de Tanagra, s’était montré disposé à vendre la patrie aux ennemis pour pouvoir avec leur secours renverser la démocratie ; un parti qui, pour faire tomber Périclès, s’était uni à la populace et à ses chefs, et qui continuait toujours, sous le masque de la religion et sous prétexte d’inaugurer une politique élevée, à attaquer la constitution légalement établie. Les aristocrates voyaient sans déplaisir l’abus qu’on faisait de celle-ci, parce que le désordre de l’État favorisait leurs secrètes espérances.

Bien plus nombreux était le parti de ceux qui, sans être démocrates de naissance, ne pouvaient cependant se décider à passer dans le camp de l’oligarchie. Ils reconnaissaient la constitution comme existant de droit, tout en cherchant à en corriger les abus et à s’opposer à l’influence illimitée des nouveaux orateurs populaires. La position de ces hommes était extrêmement difficile, parce que leur tâche était avant tout d’empêcher, de modérer, de faire entendre la voix de la raison, tandis que les démagogues arrivaient les mains pleines d’audacieux projets, promettaient à la foule de brillants succès, et poursuivaient avec une ardeur passionnée certains buts qui répondaient à ses désirs. Plus la foule était gâtée par les nouveaux orateurs, plus il était difficile aux chefs du parti modéré d’acquérir de l’influence. Eux aussi se voyaient forcés de briguer la faveur de la foule ; constamment épiés par leurs ennemis, ils devaient éviter avec soin ce qui pouvait prêter au soupçon ; ils devaient faire parade de générosité, afficher leur dévouement an peuple, et tâcher d’atteindre leur but par toute sorte de détours[16]. Enfin il était naturel, étant donné l’état des choses, que ceux dont l’intention était de remédier aux inconvénients de la constitution n’eussent pas un programme assez arrêté pour donner une cohésion durable à un parti politique et lui imprimer un mouvement d’ensemble. Un grand nombre de leurs partisans, citoyens aisés et tranquilles, n’étaient point faits pour jouer un rôle actif dans un parti : ces hommes, comme Diodotos, fils d’Eucrate, bien que vaillants et pourvus d’un grand talent oratoire, ne prirent, autant que nous pouvons en juger par ce que nous savons de la politique intérieure d’Athènes, que d’une manière tout à fait transitoire une part active à la gestion des affaires publiques.

Plus la position de ce parti était difficile, plus, en conséquence, il importait qu’il fia bien dirigé. Le choix d’un chef n’était pas difficile, car, parmi les citoyens aisés et modérés, Nicias, fils de Nicératos était le plus en vue : après la mort de Périclès, tous ceux qu’inquiétait la tournure que prenaient les affaires se groupèrent autour de lui.

Nicias était le plus riche des Athéniens. Il avait de grandes propriétés dans le Laurion, où mille esclaves travaillaient pour lui dans les mines d’argent. Il possédait d’ailleurs cette haute culture intellectuelle que donnait Athènes ; il était au courant de la politique et savait manier la parole, bien qu’il ne fût pas né orateur : c’était, du reste, un homme d’une honorabilité irréprochable el d’une capacité reconnue, que la comédie elle-même traitait généralement avec respect[17]. Il avait commandé avec Périclès, et avait été plusieurs fois distingué et recommandé par lui. On ne pouvait confier la flotte à une main plus sure ; aussi fut-il stratège pendant cinq ans de suite après la mort de Périclès[18]. Il était généreux, à la manière de Cimon ; il orna la ville d’offrandes magnifiques, et, lorsque c’était son tour, il profitait des liturgies pour offrir au peuple les spectacles les plus extraordinaires. Il donnait largement aux pauvres, non pas seulement par bonté et par charité, mais aussi par prudence et par crainte. Il ne cherchait pas seulement à tenir en haleine le zèle de ses amis, mais aussi à gagner ceux qui ne l’aimaient pas et qui pouvaient lui nuire. On devinait l’intention ; mais le peuple ne s’en nichait pas, parce qu’il voyait par là combien le puissant Nicias attachait d’importance à l’opinion de la foule. Dans son rôle d’homme politique aussi, il recherchait une certaine apparence ; il évitait les relations de société, comme Périclès ; ses partisans s’efforçaient de le faire passer pour un travailleur infatigable et d’éloigner de sa porte les visiteurs importuns. Il était mesuré et solennel dans ses allures ; sans renier ses convictions, il n’aimait pas à se prononcer, parce qu’il était naturellement timide et qu’il craignait toujours de se compromettre en paroles ou en actes ; il n’avait pas le courage de payer de sa personne. Il était d’ailleurs sans ambition, et, s’il occupa une position éminente, ce sont les circonstances plutôt que ses désirs qui l’y poussèrent. Lorsqu’il y arriva, il était maladif et déjà d’un certain âge ; il ne put plus vaincre son irrésolution native ; même comme général, le plus fort de sa tactique consistait à éviter les accidents. Mais, plus il manquait personnellement d’audace et d’initiative, plus il cherchait autour de lui des points d’appui. Bien loin de tenir tète au peuple avec l’indépendance d’esprit d’un Périclès, et d’écraser l’influence de la superstition partout où elle se faisait sentir, il était lui-même soumis à un haut degré à cette influence ; l’aversion que lui inspirait la libre pensée moderne avait provoqué chez lui des tendances contraires ; c’est avec anxiété qu’il tenait compte des présages de toute espèce et des prophéties des devins : il avait toujours chez lui quelqu’un de ces personnages. De là, l’influence qu’exercèrent sur lui des hommes méprisables comme Diopithe[19]. Loyal dans ses convictions politiques et fidèle à la constitution, il était bien intentionné à l’égard du peuple[20] et ennemi de toute menée secrète. Il voulait que sa ville maintint sa dignité vis-à-vis de Sparte, mais il considérait la guerre comme un malheur et croyait possible une paix honorable.

On voit bien que Nicias n’avait pas assez de caractère pour vaincre les grandes difficultés contre lesquelles avait à lutter le parti des modérés. Mais les citoyens avaient conservé assez de jugement pour comprendre que, à côté des nouveaux démagogues, des hommes comme Nicias pouvaient leur être éminemment utiles ; ils sentaient le besoin de posséder des hommes qui inspirassent un respect involontaire ; c’est pourquoi ils ne cessèrent de lui accorder leur confiance et de l’estimer comme un fidèle conseiller. Il n’était pas facile, du reste, de lui disputer sa position, parce que personne ne réunissait au même degré les avantages du caractère, du mérite, de la naissance et de la fortune. L’argent, était à Athènes une puissance très sérieuse, et, malgré toute l’égalité démocratique, de vaillants généraux, comme Lamachos, ne purent jamais, faute d’argent, exercer une influence durable. Nicias lui-même considérait sa fortune comme la base de sa puissance et l’administrait avec la plus scrupuleuse exactitude ; il ne dédaignait aucun profit et louait ses esclaves à d’autres pour toucher leur salaire. C’est à cause de ses richesses qu’il était devenu chef de parti, et plus que jamais on remarquait à Athènes l’antagonisme entre les riches et les pauvres, car il était de l’intérêt de ceux qui avaient beaucoup à perdre de réagir contre un gouvernement d’aventures. Cette scission était une nouvelle cause d’envie et de méfiances : car, si le parti de Nicias s’opposait à des expéditions imprudentes, mile soupçonnait immédiatement de se prononcer contre une action énergique pour des motifs intéressés, parce que les charges de la guerre pesaient principalement sur ses membres. Les orateurs qui représentaient l’opinion des masses exploitaient ces soupçons et s’efforçaient d’accroître leur popularité en rendant odieux les riches.

 

 

 



[1] Cf. la glorification du temps passé dans Aristophane (Equit., 565 sqq.).

[2] Cf. STEIN ad Herod., VI, 121.

[3] Sur les nombreux exemples de fils dégénérés, cf. PLAT., Protag., p. 319 (avec les notes de Sauppe) et 328 : BERGK, Reliq. Com. Att., 351. BÖCKH, Staatshaush., I, p. 631. ED. JAHN, Plat. Laches, p. XXII. XXVIII. Sur la φορά έν τοΐς γένεσιν, considérée d’une manière générale, cf. ARIST., Rhet., II, 15.

[4] Sur les cultes étrangers et leur influence à partir du commencement de la guerre du Péloponnèse, voyez P. FOUCART, Des associations religieuses chez les Grecs, p. 56 sqq.

[5] ARISTOPHANE, Plutus, 322.

[6] THUCYDIDE, II, 40. Cf. ibid., 63 et BERNAYS ap. Hermes, VI, p. 129.

[7] Il n’y avait pas encore de thètes parmi les hoplites au temps où furent représentés les Δαιταλεΐς d’Aristophane. Il est question clans un discours d’Antiphon contre Philinos, discours prononcé vers 412, d’un projet de loi d’après lequel tous les thètes seraient enrôlés dans les hoplites (HARPOCRAT., s. v. Θήτες). Lysias (In Phormis., § 4) montre que, dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse, leur incorporation à l’armée régulière était passée en habitude. Cf. USENER, Jahrbb. f. Philol., 1873, p. 162.

[8] Sur la stratégie et la démagogie, voyez GILBERT, Beiträge zur inneren Geschichte Athens, 1877, p. 1 sqq.

[9] Phocion vanté, au même titre que Myronide, comme représentant des généraux de la vieille école, ap. ARISTOPH., Lysistrata, 801 sqq. Cf. GILBERT, Beiträge, p. 105.

[10] ANDROT., ap, SCHOL. ARISTOPH., Pac., 347. Cf. BÖCKH, Staatshaushaltung (I, p. 515, et Appendice, p. V).

[11] Sur les procès des généraux, voyez KÖHLER, Del.-attischer Bund, p. 145.

[12] Cet Eucrate est identique avec le stratège envoyé en Macédoine en 432 (Ol. LXXXVII, 1), d’après le C. I. ATTIC., IV, n. 179.

[13] ARISTOPH., Equit., 129 sqq. SCHOL., ibid. Les expressions d’Aristophane ne prouvent pas que Eucrate, Lysiclès, ou même Cléon, aient exercé les fonctions officielles de Trésorier : leur action, même quand elle porte sur les finances, s’explique suffisamment par leur qualité de démagogues. Cf. BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 224.

[14] PLUTARQUE, Pericl., 24. HARPOCRAT., s. v. Άσπασία. Faut-il admettre des relations entre Lysiclès et Aspasie avant la mort de Périclès ? Dans le cas contraire, il faut rejeter ce que l’on raconte de l’éducation de Lysiclès par Aspasie. D’après COBET (Prosopogr. Xenoph., p. 81), toute cette histoire est invention d’Æschine le Socratique (sur le dialogue d’Æschine : Άσπασία, voyez C. F. HERMANN, De Æschine Socratico, p. 16 sqq.). SAUPPE (Quellen Plutarchs, p. 13) y voit une invention des comiques.

[15] THUCYD., III, 19.

[16] Sur la situation des σώφρονες, voyez THUCYDIDE, III, 43.

[17] Cf. C. FR. HERMANN, De persona Niciæ apud Aristophanem, 1835. SCHMIDT, De vita Niciæ (ap. Joachimsth, Gymnas.-progr., 1847), p. 10 sqq.

[18] De 427 à 423 puis, probablement aussi en 422, et en 421, lors de la conclusion du traité de paix.

[19] Sur Diopithe, cf. HERMANN, op. cit., p. 25. MEINEKE, Com. Att., I, p. 87. DROYSEN, Rhein. Mus., N. F., III, 180. ROSCHER, Klio, p. 216.

[20] ARISTOT. ap. PLUT., Nicias, 2.